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Monsieur Alain Boureau Droit naturel et abstraction judiciaire. Hypothèses sur la nature du droit médiéval In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 57e année, N. 6, 2002. pp. 1463-1488. Citer ce document / Cite this document : Boureau Alain. Droit naturel et abstraction judiciaire. Hypothèses sur la nature du droit médiéval. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 57e année, N. 6, 2002. pp. 1463-1488. doi : 10.3406/ahess.2002.280120 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120

Boureau Abstracción judiciaria

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Análisis del nacimiento de la abstracción judicial a los largo de la Edad Media

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Monsieur Alain Boureau

Droit naturel et abstraction judiciaire. Hypothèses sur la naturedu droit médiévalIn: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 57e année, N. 6, 2002. pp. 1463-1488.

Citer ce document / Cite this document :

Boureau Alain. Droit naturel et abstraction judiciaire. Hypothèses sur la nature du droit médiéval. In: Annales. Histoire, SciencesSociales. 57e année, N. 6, 2002. pp. 1463-1488.

doi : 10.3406/ahess.2002.280120

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_2002_num_57_6_280120

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RésuméL'opposition entre droit naturel et droit positif, qui peut être considérée comme l'une des façonsd'affirmer la distinction entre le fait et le droit, essentielle à l'activité juridique, a été construite enOccident médiéval au XIIe siècle. À l'encontre d'une historiographie qui célèbre le naturalisme du droitmédiéval, on souligne que c'est le droit positif qui constitue le terme marqué de l'opposition, comme lemontre une étude précise de la formation lexicale et conceptuelle de l'opposition, autour de PierreAbélard et de Thierry de Chartres. Cette positivitě repose sur deux fondements : l'idée d'undépassement de la nature déchue par une grâce distribuée après coup et la distinction progressiveentre éthique et droit. A l'inverse de l'éthique, qui privilégie l'intention, le droit ne peut s'établir que surdes faits.La lutte contre l'hérésie, bloquée par les ambivalences de l'intention, accentue encore le recours auxfaits. Le cantonnement du droit naturel se comprend au sein du processus d'abstraction juridique, quiformalise et objective les situations de conflit ou de transgression. C'est précisément un consensusautour de l'artifice juridique qui assure l'autonomie nouvelle du droit et le développement d'un Juscommune et d'une Common Law au Moyen Âge.

AbstractNatural law and the judicial abstraction. Some hypotheses on the nature of medieval law.

The opposition between natural law and positive law, which is crucial to maintaining the distinctionbetween fact and law that underpins any juridical action, was first constructed in the medieval Westduring the 12th century. Against a historiography that celebrates the naturalism of medieval law, thisarticle demonstrates that it is precisely positive law which constitutes the marked term in the opposition"natural" versus "positive" law. It does so through a close study of the lexical and conceptual formationof this opposition in the work of Pierre Abélard and Thierry de Chartres. The positive nature of positivelaw rests on two bases: the idea of overcoming our fallen nature through a kind of Grace distributedafter the fact, and the increasingly developed distinction between ethics and law. Unlike ethics, whichprivileges intent, law can be based solely on facts. The struggle against heresy, which was blocked bythe ambivalences surrounding the question of intent, underscored the need for recourse to hard facts.The limitations of natural law revealed themselves at the heart of the process of juridical abstraction,which formalized and objectivized situations of conflict or transgression. For it was precisely theconsensus that arose around the judicial artifice that guaranteed a new autonomy to law and allowedthe development of both Jus commune and of the Common Law in the Middle Ages.

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Droit naturel

et abstraction judiciaire

Hypothèses sur la nature du droit médiéval

Alain Boureau

L'action juridique, doctrinale ou pratique, consiste à distinguer le fait du droit, l'être (sein) du devoir-être (so/kn), selon les termes de Hans Kelsen1. C'est sur ce point qu'achoppent les multiples tentatives de dialogue entre les disciplines juridiques et les sciences sociales. Les historiens et les sociologues postulent l'immanence de toutes les actions humaines, y compris celles des juristes et des juges. Au plus près des objets du droit, l'anthropologie juridique et l'histoire sociale de la justice intègrent l'action judiciaire au sein des processus sociaux et ne concèdent rien à l'autonomie de la construction normative. Cette permanence de l'incompatibilité des approches semble s'éroder depuis quelque temps, mais souvent de façon trompeuse : il arrive en effet que des juristes se transforment en historiens ou, plus rarement, que des historiens deviennent historiens du droit, sans que la pertinence de la question de l'opposition entre le fait et le droit s'efface réellement.

Pourtant, pour l'historien, le tracé de cette distinction doit être considéré comme un objet historique à part entière et non comme une simple frontière entre les disciplines. Pour illustrer cette revendication, nous allons considérer un événement remarquable, l'invention de l'opposition entre droit naturel et droit positif, qui constitue l'une des occurrences possibles de la distinction du fait et du droit, puisque le propre du droit positif est de rejeter la réception immédiate des faits et d'imposer leur qualification formelle au sein de systèmes d'interprétation. Or, cette invention, du moins lexicale, a eu lieu au début du XIIe siècle, au moment

1 - Hans Kelsen, Théorie générale des normes (trad, par Olivier Beaud et Fabrice Malkani), Paris, PUF, [1979] 1996.

Annales HSS, novembre-décembre 2002, n°6, pp. 1463-1488.

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même où se développait ce que l'on nomme traditionnellement la « Renaissance du droit». Et cette « Renaissance » ne se limita nullement aux retrouvailles avec le droit romain, puisque, de façon concomitante et largement autonome, se créa en Angleterre la Common law et que, même en Italie, l'extraordinaire croissance des recours aux juristes et aux juges a pu, en certains lieux, se faire sans le droit romain2. À l'encontre d'un assez large consensus, nous voudrions montrer que, dans le couple droit naturel/droit positif, c'est ce dernier qui constituait le terme marqué de l'opposition. En effet, on a généralement considéré soit que la nouvelle étiquette générique de « droit positif» ne relevait que d'un simple baptême classi- fïcatoire, soit qu'elle servait à mettre en valeur son opposé, le droit naturel, désormais installé au cœur de la réflexion sur la justice. Notre hypothèse, au contraire, serait que l'invention du terme renverrait à un processus essentiel du Moyen Âge central, que nous proposons d'appeler « abstraction judiciaire », et qui consiste à rechercher des modèles abstraits et formels d'équivalence entre des réalités empiriques incommensurables. Ce moment de l'abstraction ne marque pas nécessairement le début d'une longue « modernisation », mais correspond à des besoins et des aspirations historiquement circonscrits.

Ce mouvement a généralement été sous-estimé, parce que le « naturalisme » médiéval a beaucoup fasciné nos contemporains. Les réticences historiennes envers la formalité et l'hermétisme du droit se lèvent devant le caractère partagé et par définition informel du droit naturel. Celui-ci, selon des formulations anciennes, est inscrit dans le cœur des hommes, sans nécessiter d'apprentissage. Sous divers points de vue, nostalgiques ou évolutionnistes, on a souvent interrogé la naturalité de la norme médiévale, précisément en y projetant une neutralisation de l'opposition entre le fait et le droit.

Le Moyen Âge et les utopies jusnaturalistes

En premier lieu, le juridisme médiéval a été convoqué par un débat contemporain sur le caractère subjectif ou objectif du droit naturel, actualisé par le retour de la question des droits de l'homme. Dans la formulation actuelle du jusnaturalisme, la substance des droits naturels ne renvoie pas à une normativité, à un devoir-être, mais à un fait, qui relève de la description. Certes, il s'agit d'un fait humain, dont la naturalité peut être cachée ou dissimulée, et c'est le rôle du politique que d'opérer une reconnaissance de ce fait primordial, en procédant à une « déclaration » des droits de l'homme, qui l'emporte sur toute constitution ou toute codification. Le mot «déclaration», en 1789, s'entend non pas dans le sens d'une énonciation créative, mais en son sens ancien, commun dans l'exégèse biblique, de «mise au clair», d'explicitation de l'implicite. Les choix normatifs doivent s'accommoder des données naturelles, reconnues et mesurées par l'énoncé des

2 - Voir la remarquable démonstration de Chris Wickham, Legge, pratiche e conflitti. Tribu- nali e risoluzione délie dispute nella Toscana del xn secolo (édité par Antonio C. Sennis), Rome, Viella, 2000.

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UN POSITIVISME MÉDIÉVAL

droits naturels. La « nature » du droit naturel est constituée par le fait même d'être né humain: la nátura de la théologie médiévale désigne à la fois l'essence d'un être et l'événement de la naissance. C'est ce qui explique que la nature naturante a pu passer d'une assignation religieuse à une imputation humaniste, sans aucun hiatus. Le fait humain peut donc rendre compte des caractéristiques essentielles des droits naturels (ou droits de l'homme): ces droits sont naturels (puisqu'ils découlent d'un fait objectif: un être humain est né), individuels (toute naissance est singulière), subjectifs (ils sont attachés à cet individu et demeurent inaliénables) et actifs (chacun peut les revendiquer). Dans la mesure même où ils sont imprescriptibles, non négociables et hors cadre, ils ne relèvent pas d'une normativité, qui repose sur un vouloir et produit une transaction. Bien entendu, la « déclaration » des droits n'échappe pas à l'historicité, et si le fait humain, comme tout fait, peut faire l'objet d'une description sous la forme d'une liste finie de caractéristiques, celle-ci varie dans son extension et sa compréhension. Gilles de Rome, dans son Regimen principům (1278), ouvrage fondateur de la science politique en Europe occidentale3, fournit une liste dont les trois premiers termes viennent d'Aristote (survie individuelle procurée par l'alimentation et le vêtement, survie de l'espèce par la reproduction, défense des biens et des personnes). Chez Aristote, cette exigence était fondée sur une célèbre définition de l'homme comme « animal politique» ou social. La condition d'être animé («animal») impliquait les deux premières exigences, la différence spécifique « politique » induisait la troisième. Gilles de Rome ajoutait une quatrième exigence, celle du langage et de la communication, rattachée elle aussi à la différence spécifique du politique ou du social. Cet ajout fort intéressant contenait, in nuce, de futures déclarations sur le droit de libre expression, mais il relevait bien de la description de ce sans quoi l'individu ne correspond plus à ses données naturelles. Le processus déclaratif a porté sur les modes de fonctionnement de ces traits factuels : il n'est ni achevé, ni universel. Les débats récents sur la santé ou les retraites montrent que telle ou telle conséquence du principe de survie individuelle peut être assignée soit à l'irréductible factualité humaine soit à la construction négociable de normes.

La « factualisation » du droit par le recours à la nature de l'homme ou à celle des choses suppose qu'une instance deliberative soit définie et reconnue. De façon traditionnelle, cette définition est assignée au jusnaturalisme classique développé en Europe entre le XVIe siècle et la fin du XIXe siècle. Mais l'attrait de la solution naturaliste a souvent induit un élargissement considérable de la période de pertinence d'un droit naturel. De fait, le terme « droit naturel » (jus naturak) se trouve chez Cicéron, qui, dans le De inventione, l'oppose à la coutume et au droit écrit. Les Institutes de Justinien distinguaient droit naturel, droit civil et droit des gens, et, bien avant la redécouverte du droit romain, ces termes étaient connus en Occident par l'intermédiaire d'Isidore de Seville ; s'y ajoutaient les commentaires divers des juristes de l'Empire : pour Ulpien, le droit naturel est ce qui est commun à

3-Voir Alain Boureau, «Le prince médiéval et la science politique», in R. Halévi (dir.), Le savoir du prince, du Moyen Age aux Lumières, Paris, Fayard, 2002, pp. 25-50. I ft о Э

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tous les êtres animés, pour Gaïus, ce sont les préceptes communs à toutes les nations, et, selon Paul, le droit naturel se confond avec le juste et l'équitable. Le christianisme, dans son universalisme proclamé, aurait joué un rôle dans cette légitimation de la nature; dans l'Epître aux Romains, saint Paul n'avait-il pas posé que « les nations qui n'ont pas la loi font naturellement ce qui relève de la loi » (Rom 2, 12)?

La question de la superposition de l'enseignement évangélique et de l'affirmation d'un droit naturel a suscité sur le droit naturel au Moyen Âge un vif débat qui a opposé le juriste Michel Villey au médiéviste Brian Tierney. Au terme d'une longue série d'articles importants, rassemblés et synthétisés en 19974, B. Tierney a affirmé avec force que la déclaration de droits naturels subjectifs s'est effectuée à la fin du XIIe siècle chez les premiers glossateurs du Décret de Gratien, notamment chez Rufin, vers 1160, qui définit ainsi le droit naturel: «Le droit naturel est une puissance (vis) logée par la nature en chaque créature humaine en vue de faire le bien et d'éviter son contraire5. » On peut opposer à B. Tierney que ce type de définition, copié dans le De inventione de Cicéron, dote l'individu de capacités morales individuelles et naturelles sans donner lieu à la reconnaissance de droits actifs. Mais un article antérieur de B. Tierney6, rapidement résumé dans l'ouvrage de 1997, offrait une parade, en analysant une question quodlibétique d'Henri de Gand portant, dans les années 1280, sur le droit qu'avait un condamné à mort de s'échapper si la porte de sa prison se trouvait par mégarde ouverte. La réponse positive d'Henri de Gand posait le principe d'un droit naturel individuel, subjectif et actif à la survie, sans que le droit du juge à condamner et le droit du bourreau à exécuter soient abolis ni suspendus. Cette occurrence importait grandement à B. Tierney, car la question du condamné à mort, casus extrême, a servi largement à l'élaboration du jusnaturalisme de l'époque moderne, notamment chez Althusius, Grotius et Puffendorf. Par l'intermédiaire du théologien Jacques Almain qui, au début du XVIe siècle, avait utilisé l'argumentation d'Henri de Gand, s'effaçait la coupure de la Renaissance, chère à la science politique qui fait naître le jusnaturalisme avec Althusius.

Le cas du condamné permettait à B. Tierney d'établir l'historicité de la construction des droits naturels subjectifs sur plusieurs fronts : à l 'encontre de la science politique, et notamment de Leo Strauss, il montrait que la question du droit à la vie, implicite dans le Criton de Platon, recevait une argumentation explicite issue d'une attention à la personne liée à une théologie chrétienne de la création. B. Tierney pouvait donc insister sur le tournant du XIIe siècle, moment où l'Église, après la réforme grégorienne, se dotait d'un droit propre et établissait

4 - Brian Tierney, The Idea of Natural Rights. Studies in Natural Rights, Natural Law and Church Law, 1150-1625, Atlanta, Scholars Press, 1997. 5 - Heinrich Singer, Die Summa Decretorum des Magister Rufinus, Paderborn, F. Schô- ning, 1902, p. 6, cité par B. TlERNEY, The Idea of Natural Rights..., op. cit., p. 62. 6 - Brian Tierney, « Natural Rights in the Thirteenth Century. A Quaestio of Henry of Ghent », Speculum, 67, 1992, pp. 58-68.

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s l'autonomie supérieure des leçons de l'Evangile. Sur un deuxième front, il s'opposait à Michel Villey, en montrant que, quarante ans avant Ockham, le principe ou le langage des droits était bien présent dans la doctrine chrétienne. En effet, pour M. Villey7, Ockham, pris comme fondateur d'un désastreux individualisme négateur des valeurs sociales, aurait effectivement créé le langage des droits naturels subjectifs, en trahissant le jusnaturalisme de Thomas d'Aquin, attaché à la naturalité de la société chrétienne. L'arrière-plan idéologique de ce débat apparaît clairement: d'un côté, le catholique libéral Tierney réitérait le message qu'il avait déjà délivré dans ses grands livres sur le conciliarisme et sur l'infaillibilité pontificale8 : l'enseignement de l'Évangile incite à la libération de l'individu et les atours autoritaires de l'Église ne furent que des elaborations pontificales circonstancielles ; de l'autre, le catholique traditionaliste Villey9 affirmait que la modernité individualiste avait égaré le sens de la communauté chrétienne.

Naturaliser et moraliser le droit?

La position de M. Villey, qui distinguait le droit (comme art du juste) de la loi, pouvait concorder avec une deuxième tendance à naturaliser le droit médiéval que l'on trouve chez des auteurs influents. Ainsi, Paolo Grossi, prestigieux juriste et historien au jus commune médiéval, s'attaque-t-il à la distinction du fait et du droit, en affirmant que l'ordre juridique du Moyen Age procède des choses mêmes, de la « nature des choses10 ». En cela, il est l'héritier de l'institutionnalisme juridique de l'école d'Hauriou11, en France, ou de Santi Romano, en Italie. Pour Maurice Hauriou, ce sont les institutions qui engendrent les normes et non l'inverse. La séduction de ce modèle d'autochtonie de la norme, largement fondée sur l'imprécision de la notion d'institution, est fort ambivalente: d'un côté, elle séduit les historiens du social en soumettant la normativité à la créativité collective, de l'autre, elle conduit facilement à une fétichisation de la naturalité du sol ou du peuple, seuls et authentiques auteurs des règles. C'est cette pente que descendit Otto Brunner12 dans les années 1930; sa volonté d'enraciner la réalité des relations

7 -Pour le dernier état du jusnaturalisme chrétien de MICHEL Villey, voir Questions de saint Thomas sur le droit et la politique, Paris, PUF, 1987. 8 - Pour saisir les enjeux contemporains de la recherche à la fois rigoureuse et engagée de B. Tierney, voir les réponses qu'il a données aux critiques ecclésiologiques qu'il reçut, notamment au Vatican, dans le post-scriptum de la seconde édition de ses Origins of Papal Infallibility, 1150-1350, Leyde, Brill, [1972] 1988, pp. 299-327. 9 - Pour une évaluation comprehensive de la position de M. Villey, voir Jean-Baptiste Donnier, « Une pensée du droit naturel en dialogue : le P. André-Vincent et Michel Villey», Droits, 30, 1999, pp. 127-138. 10 -Paolo Grossi, L'ordine giuridico medievale, Bari, Laterza, 1995. 11 - Maurice Hauriou, Aux sources du droit. Le pouvoir, Г ordre et la liberté, Paris, Bloud et Gay, 1933 (reproduit par le Centre de philosophie politique et juridique, Université de Caen, 1986). 12 - Otto Brunner, Land und Herrschaft. Grundfragen der territorialen Verfassungsgeschichte Siidostdeutsclands im Mittelalter, Briinn-Munich-Vienne, Rohrer, [1939] 1943. I 46 7

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seigneuriales dans une légitimité « vôlkisch13», issue de la race et de la terre, le conduisit pourtant, en 1939, à des analyses brillantes de la «faide», ou rétorsion légitime, vue comme forme d'action apparemment irrationnelle, gouvernée par une logique implicite et collective14. Land und Herrschaft, sous ce point de vue, peut être considéré, malgré son arrière-plan politique15, comme un des premiers ouvrages d'anthropologie juridique.

Plus récemment, du côté de l'histoire sociale des pratiques juridiques, Simona Cerutti montre, à partir des archives du tribunal de commerce à Turin au début du XVIIIe siècle, que, durant une courte période, la justice consulaire s'inspira de la procédure sommaire du droit canonique médiéval en se référant à un principe d'équité et en privilégiant la nature des choses et la réalité des actions plus que la qualité des personnes16. En ce sens, l'historienne va plus loin que Michael Sonenscher17 qui avait analysé le rôle joué dans les confrontations sociales par des revendications faites au nom du droit naturel, selon un recours rapporté à la diffusion capillaire d'un jusnaturalisme clairement défini depuis le XVIIe siècle et revendiqué par les artisans anglais du XVIIIe siècle. La mise en place institutionnelle du droit naturel tient alors à deux généalogies distinctes : celle d'une juridiction simplifiée, soucieuse d'équité et d'évidence, reviendrait au droit canonique médiéval, et celle d'une exaltation de la singularité profonde des faits, affirmée à l'encontre des régularités catégorielles du droit savant, dériverait de la science empirique de l'âge moderne. La dignité du fait et celle des personnes se conjugueraient dans l'usage de la procédure sommaire.

À l'encontre de ces diverses naturalisations du droit médiéval, nous allons donc tenter de montrer que la nouveauté de la construction de cette discipline tient au contraire à son travail d'artifice. En décrochant le droit positif médiéval de ces investissements plus tardifs, qui relèvent de la longue durée, de la certitude religieuse ou de la nostalgie, nous n'entendons pas refermer la spécificité médiévale. Bien au contraire, il nous paraît que les processus de longue durée qui s'ouvrent alors conduisent à un trait essentiel de la modernité, la séparation de l'éthique et du droit. Il s'agira ici d'établir quatre points: 1) la notion de droit positif, en

1 3 - Gadi Algazi, dans Herrengewalt und Gewalt der Herren im spâten Mittelalter: Herrschaft, Gegensetigkeit und Sprachgebrauch, Francfort-New York, Campus Verlag, 1996, a présenté une critique fort aiguë des analyses et des biais idéologiques de O. Brunner. 14 - Cette logique collective, strictement locale, ne saurait se confondre avec une occurrence du droit naturel, notion vivement condamnée par O. Brunner, selon des arguments fort proches de ceux de Cari Schmitt (voir note ci-dessous). 15 - L'adhésion de O. Brunner au nazisme est claire, et son institutionnalisme « vôlkisch » est proche de celui de C. Schmitt. Voir Carl Schmitt, Les trois types de pensée juridique (trad, et présentation par Dominique Séglard), Paris, PUF, [1934] 1995. 16- Voir l'article de Simona Cerutti dans le présent numéro, ainsi que « Fatti et fatti giudiziari. Il Consolato di commercio di Torino nel Settecento », Quaderni Storici, 100-2, 1999, pp. 413-445. 17 -Michael Sonenscher, Work and Wages. Natural Law, Politics and the Eighteenth-

" Century French Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.

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opposition avec l'éthique, procède d'une véritable élaboration ; 2) c'est dans le droit positif qu'est accentuée l'attention au fait singulier, irréductible, mais nécessaire au jugement; 3) cette singularité du fait nécessite la mise en place d'une procédure d'enquête contradictoire ; 4) l'ensemble de ce processus d'abstraction judiciaire fait l'objet d'un large accord dans les sociétés médiévales.

Généalogie du couple droit naturel/droit positif

Un moment capital, dans l'histoire du droit, est celui de l'invention du couple droit naturel/droit positif, qu'il faut analyser en utilisant et complétant les travaux récents de John Marenbon18 et d'Irène Rosier-Catach19, qui en ont tracé l'histoire lexicale et conceptuelle, à la suite d'une note ancienne et pionnière du grand canoniste Stefan Kuttner20.

Dans les années 1120 à 1130 (c'est-à-dire peu avant la rédaction du Décret de Gratien), trois auteurs importants, non juristes, Pierre Abélard, Hugues de Saint- Victor et Thierry de Chartres, énoncent cette opposition, sans qu'il soit possible de repérer une chronologie relative plus fine. Ensuite, à partir des années 1160, le couple notionnel passe dans l'univers des juristes, par l'intermédiaire des commentateurs du Décret. Parallèlement, et à une date voisine, le mot « positif» redouble le mot « donné » pour distinguer les signes naturels des signes institués.

L'adjectif positivus n'existe pas en latin classique. Son premier emploi connu se trouve déjà en opposition avec naturalis chez Aulu-Gelle, grammairien du IIe siècle, ou du moins dans le lemme qui résume le chapitre IV du dixième livre des Nuits attiques : « Comment Publius Nigidius a montré avec grande subtilité que les mots ne sont pas positifs (positiva), mais naturels »21. Certes, ce lemme peut être tardif, mais le chapitre lui-même oppose une production des noms par nature et par « arrangement fortuit » (positu fortuite) ; cette question renvoie bien sûr au problème classique de l'origine conventionnelle du langage, explicite depuis le Théétète de Platon. Aulu-Gelle cite, en grec, l'opposition phusis /thesis. En ce cas, le positus est la traduction littérale de thesis. Plus loin, Aulu-Gelle oppose naturalia à arbitraria. Au début du IVe siècle, un second emploi du couple lexical, sans aucun rapport avec le précédent, se trouve dans le prologue du commentaire rédigé par

18 -John Marenbon, « Abelard's Concept of Law», in A. Zimmermann et A. Speer (éds), Mensch und Natur im Mittelalter, Berlin-New York, De Gruyter, « Miscellanea Medievalia», 1992, t. 2, pp. 609-621, puis The Philosophy of Peter Abelard, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 327. Et, dernièrement, son introduction à l'édition des Collationes, Oxford, Clarendon Press, 2001, pp. lxxvi-lxxix. 19 -Je remercie vivement Irène Rosier-Catach de m'avoir communiqué les chapitres de son grand livre sur les sacrements et les signes, à paraître en 2003. 20 - Stefan Kuttner, « Sur les origines du terme droit positif», Revue historique française du droit français et étranger, 4e série, XV, 1936, pp. 728-740. 21 -John C. Rolfe (éd.), Noctes atticae, Londres-Cambridge, The Loeb Classical Library, 1927, 1. 1, pp. 228-229.

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le chrétien Calcidius sur le Timée de Platon, qui met en regard la «justice naturelle », vouée aux lois de l'univers, objet du Timée, à la «justice positive », traitant des affaires humaines, objet de La République22, attribuée à Socrate. Le mot « justice » a un sens fort large et semble désigner un principe d'harmonie ou d'équilibre. Si la «justice positive » est celle « dont usent les hommes », la justice naturelle se présente comme celle « dont use le genre divin envers lui-même dans ce qui ressemble à une ville commune et à une république de ce monde sensible». De même que les dix livres de La République ne traitent que peu de la justice au sens étroit, mais bien de la constitution générale de la cité humaine, de même le Tintée offre l'image d'une organisation d'ensemble de l'univers. Le sens quelque peu erratique de l'opposition naturel/positif se serait donc perdu parmi les inventions lexicales sans lendemain si le XIIe siècle ne s'était passionnément attaché à Calcidius, seul traducteur et commentateur connu de Platon.

I. Rosier-Catach a découvert l'occurrence suivante chez Boèce (début du VIe siècle), du plus haut intérêt car, dans son commentaire au Péri Hermeneias d'Aris- tote, Boèce associe l'opposition nátura /positio dans le domaine du langage, où il distingue, à la suite d'Aristote, les expressions vocales (voces) qui signifient naturellement ou par nature (naturaliter, nátura) de celles qui signifient « par position » (secundum positionem, positione) ou « à plaisir » (ad placitum), et dans le domaine des normes ; en effet, « si l'on parle du juste et du bon, comme quand on parle du droit de la cité ou de l'injustice de la cité, les passions sont en effet différentes [chez les uns et les autres] puisque le droit de la cité (jus civile) et le bon de la cité se définissent par institution (positione), non par nature23 ». Cette comparaison entre l'institution des signes et celle des lois peut sans doute s'expliquer par la familiarité que le gendre de Cassiodore, fonctionnaire romain des rois ostrogoths, pouvait avoir avec la construction de lois neuves à partir des vestiges du droit romain24. Il est remarquable qu'aucun de ces emplois ne passe dans le Corpus Juris Civilis de Justinien, au milieu du VIe siècle25.

Un autre emploi, prosodique et phonologique, se trouve chez le moine carolingien Loup de Ferriëres. Dans une lettre à Eginhard, datée de 836, il pose à son illustre correspondant diverses questions sur des sujets difficiles. L'une de ces questions porte sur la prononciation, longue ou courte, de certaines voyelles latines.

22 - Calcidius, Timaeus a Cakidio translatus commentarioque instructus (éd. par Jan Hendrik Waszink), Londres-Leyde, E. J. Brill, « Plato Latinus-V », 1962, p. 59, 1. 19-20. 23 - BoÈCE, Commentarii in librum Aristotelis Péri Ermeneias (éd. par Karl Meiser), Pars posterior, Leipzig, 1880, pp. 41-42 : « Et si de iusto ac bono ita loquitur, ut de eo quod ciuile ius aut ciuilis iniuria dicitur, recte non eaedem sunt passiones animae quo- niam ciuile ius et ciuile bonum positione est, non nátura. Naturale uero bonum atque iustum apud omnes gentes idem est. » 24 -Voir la lettre de Cassiodore, Variae, IX, 18, 19, où il compare un édit d'Atalaric à la loi des Douze tables. 25 - Sur la façon dont le droit romain intègre le droit naturel à l'intérieur de l'artifïcialité juridique, voir Yan Thomas, « Imago naturae. Note sur l'institutionnalité de la nature à Rome », dans Théologie et droit dans la science politique de Г Etat moderne, Rome, École française de Rome, 1991, pp. 201-227.

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UN POSITIVISME MÉDIÉVAL

En ce monde qui a perdu la phonologie latine, Loup doit se raccrocher à l'écrit et notamment aux règles de prosodie, mais en confondant la question de la place de l'accent dans un vers, déterminée par une position de la syllabe dans le vers et celle de la quantité réelle des voyelles : « Dans la prononciation des mots comme aratrum, salubris et autres semblables, qui semblent avoir la pénultième accentuée non seulement par position (positione), mais aussi par nature (nátura), il y a une grande incertitude, sur laquelle je peine encore, je l'avoue : doit-on s'en tenir à la nature ?26 » Comme chez Boèce, c'est le contact perdu avec l'origine qui induit, au-delà des techniques prosodiques, cette interrogation sur la nature et la convention. Le sens prosodique de « position » (place dans une suite) se trouvait dans des chapitres prosodiques de Quintilien ou de Donat, mais le court-circuit culturel, qui met en rapport la pure formalité combinatoire de la prosodie avec la nature de la langue, tient à la situation historique. La lettre de Loup a un autre intérêt : à la page suivante, il présente à Eginhard ses excuses pour n'avoir pas renvoyé un manuscrit d'Aulu-Gelle, conservé par son propre abbé, le grand savant Hrabán Maur. Or, on Га vu, la première invention du couple se trouvait chez Aulu-Gelle.

Droit naturel et droit positif au xne siècle

La série disparate des emplois du couple positif/naturel subit une cristallisation intense dans les années 1130, pour des raisons complexes que l'on va tenter d'explorer. Le caractère problématique de la notion de « nature » au XIIe siècle joue un rôle essentiel, comme l'a montré un article célèbre du père Chenu27. Devant une large homonymie lexicale et conceptuelle, on peut distinguer trois sens principaux du mot :

La Nature, selon une interprétation néo-platonicienne transmise par Calci- dius, est divine et perpétuelle. C'est probablement la lecture de ce dernier qui a induit la première construction du couple positif/naturel au XIIe siècle, dans la Theologta christiana de Pierre Abélard, vers 1 130-1 13828: «Quand les philosophes nous exhortent à nous soucier du bien commun dans une cité, ils font juste usage de la justice naturelle pour instituer la justice positive, c'est-à-dire celle qu'ils instituent en l'imposant et en l'établissant pour des groupes de citoyens. » En un second sens, plus augustinien29, la nature créée se soumet à la grâce infusée. La loi divine ne saurait donc être limitée à un droit naturel, sans cesse modifié par l'intervention gracieuse de Dieu. Le droit naturel n'est plus qu'un vestige,

26 - Loup de Ferrières, Correspondance (éd. et trad, par Léon Levillain), Paris, Les Belles Lettres, 1. 1, 1964, p. 48. 27 -Père Marie-Dominique Chenu, «La nature et l'homme. La Renaissance du XIIe siècle », reproduit dans Id., La théologie au XIIe siècle, Paris, Vrin, 1976, pp. 19-51. 28 - Theologia christiana, II, 52, publiée dans Éloi Marie Buytaert (éd.), Pétri Abaelardi opera theologica, II, Turnhout, Brepols, 1969, p. 753. 29 -Voir Klaus Demmer, lus caritatis, Rome, Libreria éditrice dell'Università grego-

• 1 L 7 1 riana, « Analecta Gregoriana-118 », 1961. 1 1 / i

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constamment recouvert par un droit divin positif, c'est-à-dire par les ajouts et transformations développés dans l'histoire (ex tempore). En outre, la nature humaine, qui pourrait fonder le droit naturel, est devenue inaccessible, puisqu'il s'agit d'une nature déchue, effacée par le péché d'Adam qui a affecté l'ensemble du genre humain. La nature humaine, telle qu'elle se manifeste dans le temps présent, a subi la variation de l'histoire. En troisième lieu, la « nature » est celle de chaque substance créée, livrée par le fait même de sa production en ce monde. C'est selon cette signification qu'il faut comprendre la définition de Rufin donnée plus haut, qui établit en toute créature humaine la présence nécessaire de la capacité de juger et de distinguer le bien du mal, dont elle est dotée par naissance et par infusion de l'âme rationnelle. Le droit naturel désigne alors une pure capacité éthique ou éthico-religieuse. Cette interprétation peut d'ailleurs neutraliser le sens juridique de l'opposition «naturel/positif»; ainsi, dans le Didascalicon d'Hugues de Saint- Victor, ce sont deux occurrences de la «justice », prise au sens de vertu et non d'institution, qui portent cette opposition. Dans son tableau des arts, Hugues combine les mots de Calcidius sur les deux justices avec une remarque de saint Augustin30 sur le tournant moral donné par Socrate à la philosophie : « L'inventeur de l'éthique fut Socrate qui lui consacra vingt-quatre livres inspirés par la justice positive. Puis son disciple, Platon, rédigea les nombreux livres de la République, suivant les deux justices, c'est-à-dire la naturelle et la positive31. » Plus loin, en examinant les divers sens de l'Ecriture, il note qu'en la tropologie (le sens moral de l'Écriture), « se trouve la justice naturelle, origine de la discipline de nos mœurs, c'est-à-dire de la justice positive32 ».

Ces deux dernières interprétations du mot « nature » et, donc, du couple droit naturel/droit positif apparaissent clairement dans les Collationes (ouvrage plus connu sous le titre de Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien), rédigé par Pierre Abélard vers 1130. L'auteur, dans ce traité, imagine une situation où trois personnages, représentant la sagesse païenne, le judaïsme et le christianisme, prennent le narrateur comme juge (judex) de leur débat, qui porte sur la nécessité ou l'inutilité de la loi telle qu'elle a été édictée dans les deux Testaments. Comme dans le Sic et non d 'Abélard, la parole est laissée aux opinions contradictoires ; le juge-narrateur se contente de la distribuer. Le philosophe, qui s'appuie uniquement sur la « loi naturelle », soutient que l'adjonction d'une loi écrite construit un fardeau sans nécessité. La loi naturelle se réduit aux préceptes de l'éthique et les lois de l'Écriture n'y ajoutent que des signes inutiles33. Plus avant dans la discussion, le philosophe aborde la question des vertus fondamentales qui construisent la vie morale, dont la première est celle de justice. C'est là qu'il élabore la notion de justice positive :

ЪЪ- Cité de Dieu, VIII, 3. 31 -Hugues de Saint- Victor, L'art de lire. Didascalicon, III, 2 (trad, par Michel Lemoine), Paris, Le Cerf, 1991, p. 129. 32-Iâid.,WÏ, 5, p. 221. 33 - « Lex vero naturalis in scientia morum, quam ethicam dicimus, in solis consistit

1 A 7 ? 1 ч ' L documentis moralibus. »

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Le droit naturel, c'est ce que la raison qui réside naturellement en tous persuade d'accomplir en acte et qui demeure en tous : honorer Dieu, aimer ses parents, punir les mauvais. Le respect de ces principes est nécessaire à tous, en sorte qu 'aucun mérite ne suffit en l'absence de ces principes. L'objet de la justice positive, instituée par les hommes afin de protéger plus sûrement et de développer ce qui est utile et convenable, repose sur la seule coutume ou sur l'autorité de l'écrit: il s'agit, par exemple, des peines de rétorsion ou des décisions des juges quant à l'examen des accusations : ainsi, chez certains, existe la procédure des combats judiciaires ou des fers rougis au feu ; chez d'autres, la fin de tout litige est le serment et tout le débat est entouré de témoignages34 \

Pour le philosophe d'Abélard, le droit naturel est formé de principes moraux qui doivent, dans la pratique sociale, recevoir une application concrète, une procédure (l'exemple le plus développé étant celui des modes de preuve). Ce qu'il nomme «droit naturel» relève de l'individu et la «justice positive» de la collectivité: « C'est pourquoi il se produit que nous devons observer, aussi bien les droits naturels (jura naturalia) que les institutions de ceux avec qui nous devons vivre et dont nous venons de parler35. » Le droit naturel, converti en préceptes (les jura), relève de la morale individuelle, la «justice positive», de la pratique juridique. Autrement dit, c'est bien la distinction entre la morale et le droit qui commence à s'effectuer en ce début du XIIe siècle. Au XIIIe siècle, la distinction s'élargit au politique, et Albert le Grand, commentant la Politique d'Aristote, distinguait trois domaines, dont le dernier regroupait le droit et la science du gouvernement : Aris- tote « nous a livré trois sciences sur les conduites humaines : la science morale, la science économique et la science politique, c'est-à-dire celle qui institue la loi (politicam vel legis positivam)36 ».

Certes, il est difficile d'assigner à Abélard la portée complète des propos du philosophe, qui n'est qu'une des parties dans ce débat où le juge se tait. Néanmoins, il faut souligner la cohérence de l'analyse du philosophe avec certains points essentiels de la doctrine d'Abélard. Son fameux opuscule connu sous le nom ďEthique (ou de Connais-toi toi-même) établissait, sur un autre front, l'autonomie relative de l'éthique en montrant que la faute ne se confond pas nécessairement

34 - « Naturale quidem jus est quod opere complendum esse ipsa quae omnibus naturali- ter inest ratio, persuadet, et idcirco apud omnes permanet, ut Deum colère, parentes amare, perversos punire, et quorumcunque observantia omnibus est necessaria, ut nulla unquam sine illis merita sufficiant. Positivae autem justitiae illud est, quod ab hominibus institutům, ad utilitatem scilicet vel honestatem tutius muniendam vel amplificandam, aut sola consuetudine aut scripti nititur auctoritate, utpote poenae vindictarum vel in examinandis accusationibus sententiae judiciorum, cum apud alios ritus sit duellorum vel igniti ferri ; apud alios autem omnis controversiae finis sit juratum, et testibus omnis discussio circumferatur » (Collationes, texte éd. et trad, par John Marenbon et Giovanni Orlandi, Oxford, Clarendon Press, 2001, pp. 144-146). 35 - Ibid. : « Unde fit ut cum quibuscunque vivendum est nobis eorum quoque instituta, quae diximus, sicut et naturalia jura teneamus. » 36 - Albert Magni Super Ethica. Commentum et quaestiones, dans Albert Magni Opera Omnia, t. XIV, Pars I-III, éd. par Wilhelm Kubel, Munster, Aschendorff, 1968, 1972 et 1987; Super Ethica, 2b.

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avec le péché. Plus généralement, la validité du droit naturel, comme lieu d'une éthique orientée vers une bonne justice positive reposait sur des certitudes largement partagées au XIIe siècle. La position de Thomas d'Aquin, en dépit d'une souplesse qui a permis une infinité d'interprétations, n'était guère différente : pour lui, le droit naturel est rapporté au «juste », antérieur aux lois humaines37. Ъа. justifia /ega/is, forme appliquée de la vertu aristotélicienne de justice, suffisait à assurer le bon fonctionnement de la justice particulière, justice positive, dont les excès ou les insuffisances pouvaient être modérées par la vertu d'équité ou ďepikeia.

Au moment même où Abélard rédigeait ses Collationes, Thierry de Chartres, dans ses commentaires sur le De inventione de Cicéron et sur la Rhétorique à Herren- nius, donnait une définition plus précise du droit positif. La rhétorique latine, comme le montrent les travaux en cours de Charles de Miramon, a constitué un des lieux essentiels de formulation du droit, et notamment du droit canonique. Dès le XIe siècle, bien loin de Bologne, à Laon, les commentaires de Manegold, d'Anselme de Laon et de Guillaume de Champeaux38, le maître de Pierre Abélard, tirèrent des considérations de Cicéron sur l'éloquence judiciaire les premiers éléments de réflexion juridique avant même que le Corpus de Justinien soit réellement connu. Thierry de Chartres, une génération après Guillaume de Champeaux, avait une connaissance certaine du droit romain. À sa mort, il légua à Notre-Dame de Chartres un Corpus complet de droit {Institutions, Novelles et Digeste^), possession encore rare et bien étonnante chez un non-juriste.

Dans son commentaire de la Rhétorique à Herennius, Thierry introduit une distinction nette entre le droit naturel et le droit positif: « Parfois cette constitution [de l'utile et de l'honnête] procède de la nature et on parle de loi naturelle, ou de droit naturel, ou de justice naturelle. Et les parties en sont la religion, la piété, la grâce, la vengeance, l'obéissance, la vérité, car c'est naturellement que nous voulons exercer ces vertus40. » Cette liste des vertus naturelles constitutives de la vertu

37 - La bibliographie sur le sujet est immense et contradictoire. Une des positions les plus rigoureuses est celle de Jean-François Courtine, Nature et empire de la loi. Études suaréziennes, Paris, Vrin/Éditions de l'EHESS, 1999, pp. 118-126. Chez Thomas, le juste est envisagé ex nátura rei, c'est-à-dire en rapport précis avec un cas précis. Serait-ce l'origine du mythe d'un droit naturel émané de la « nature des choses » (ex nátura rerum) chez Paolo Grossi ? En ce cas, l'erreur d'interprétation serait importante. 38 - Voir Michael Dickey, « Some Commentaries on the De inventione and Ad Herrenium of the 11th and early 12th Centuries», Medieval and Renaissance Studies, 6, 1968, pp. 1- 41, et Karin Margareta Fredborg, «The Commentaries on Cicero's De inventione and Rhetorica ad Herrenium by William of Champeaux », Cahiers de l'Institut du Moyen Âge grec et latin, 17, 1976, pp. 1-39. 39 - Texte publié dans le Cartulaire de Notre-Dame de Chartres (éd. par Edouard de Lépinois et Lucien Martet), Chartres, Société archéologique d'Eure-et-Loir, 1865, 3, 206, cité par Karin Margareta Fredborg dans l'introduction de son édition de Thierry de Chartres, The Latin Rhetorical Commentaries, Toronto, The Medieval Pontifical Institute, 1988, p. 4. 40 -Thierry de Chartres, The Latin..., op. cit., pp. 275-276: «Quandoque vero fit illa constitutio a nátura, et dicitur lex naturalis vel ius naturale vel iustitia. Et habet partes: religionem, pietatem, gratiam, vindicationem, observantiam, veritatem, quia naturaliter

J_* volumus ista exercere. »

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englobante de justice provient directement du De inventione de Cicéron (2, 22, 66). Par opposition, « cette constitution procède aussi de l'institution des hommes et on parle de droit positif ou de loi positive. On parle de droit positif tantôt pour le droit des gens, tantôt pour le droit civil. Le droit des gens est le droit commun à toutes les nations, comme le droit des guerres, le droit d'affranchissement, de vente, d'achat. Le droit civil est le droit d'une seule cité, comme le droit des Athéniens, etc.41. » Ensuite, Thierry divise le droit civil en droit écrit ou droit légal (jus légale) et en coutume ou droit coutumier (jus consuetudinarium), dérivé soit de l'ancienneté soit de l'usage. Ce droit coutumier se divise à son tour en « chose jugée » (judicatum) ou précédent, en principe de rétorsion (par), « nommé droit du talion » (jus talionis), et en pacte. Le pacte permet de relier la coutume au droit civil, selon une évolution des mœurs des nations : en effet, chez les « sauvages » (rustici), le pacte l'emporte sur la loi. Un pacte, quand il est constitué par le peuple, devient un « plébiscite » ; quand il l'est par le sénat, il s'agit d'un « décret » et, sous l'autorité des juges, il se transforme en loi.

Ce passage semble simplement redistribuer les sources de droits évoquées par la tradition rhétorique romaine42, en subsumant les sources externes sous le droit coutumier, puis en rassemblant les droits coutumier et civil sous l'étiquette nouvelle de droit positif. Pourtant, les effets de cette classification sont importants : des sources considérées comme voisines du droit naturel ou de l'équité passent dans le droit positif; ainsi le par, nommé aussi, chez les rhéteurs latins, source ex bono et aequo (dérivée du bon et du juste, non loin de Yepikeia d'Aristote), perd son caractère d'équité morale pour être réduit à la loi du talion. Le pacte devint une propédeutique historique à la loi. Autrement dit, il se pourrait que le texte de Thierry participe de cette attaque générale contre la coutume que l'on voit à l'œuvre dans la réflexion canonique et pastorale avant même les célèbres pages d'ouverture du Décret de Gratien43. Par ailleurs, dans la Rhétorique à Herennius, Thierry pouvait trouver que l'équité était la source d'un droit nouveau (jus novum). Or, précisément, la constitution du droit canonique se plaça sous cet étendard. L'invention du droit positif aurait donc à voir avec l'autonomie nouvelle du droit canonique, avant Gratien. Enfin, il faut noter que Thierry de Chartres qui, habituellement, commente ses sources au plus près du texte, fait ici un écart: ces considérations sur le droit positif sont insérées dans un passage de la Rhétorique à

A\-Ibid., p. 276: «Fit quoque constitutio illa ex institutione hominum et dicitur ius positivům vel lex. lus vero positivům aliud dicitur ius gentium, aliud civile. lus gentium et ius commune omnibus gentibus, ut ius bellorum, ius manumissionis, venditionis, emptionis. lus autem civile est ius unius civitatis, ut ius Atheniensium, etc. » II est intéressant que Thierry de Chartres donne l'exemple d'Athènes, et non de Rome comme lieu de production du droit civil. 42 - Voir Maurice Pallasse, Cicéron et les sources de droits, Paris, Sirey, s. d. 43 - Sur une critique de la coutume particulièrement nette de Honorius Augustodunen- sis, dans son traité Sur la consommation des volailles, vers 1125, voir Alain Boureau, La loi du royaume. Les moines, le droit et la construction de la nation anglaise, XIe -XIIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2001, pp. 200-205. 1475

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Herennius qui concerne le genre délibératif, sans aucun rapport avec les divisions du droit.

Un autre passage de Thierry de Chartres, dans son commentaire du De inven- tione de Cicéron, précise encore le contexte de cette invention. Cicéron, au premier livre de son traité, expose les cinq genres de causes que rencontre l'invention rhétorique. Ces causes entraînent la formulation d'une question, nommée ici «constitution». Les constitutions sont de quatre types: la constitution conjecturale, qui porte sur l'existence du fait; la constitution définitoire, qui porte sur le nom du fait, la constitution générale, qui formalise la qualification de l'affaire; enfin, la constitution translative est liée à la procédure. La constitution générale est divisée par Cicéron en constitution de jugement44, « où l'on cherche la nature de l'équitable et du juste ou la modalité de la récompense ou du châtiment», et constitution d'affaire, « en laquelle on considère ce qu'il en est du droit selon l'usage et l'équité civils, à quel soin, selon nous, doivent s'employer les jurisconsultes » (1, 10, 14). Clairement, chez Cicéron, il s'agit de deux stades de la qualification d'une affaire: l'un, général et moral; l'autre, pratique et juridique. Chez Thierry, en revanche, il s'agit de deux domaines distincts : la constitution de jugement s'occupe du passé, la constitution d'affaire, du présent et du futur. La première relève de la raison (ratio), la seconde du raisonnement déductif (ratiocinatio) : « Cette constitution d'affaire, on la nomme laborieuse, du fait qu'en elle on parvient par le raisonnement, à partir de ce qui a été écrit de façon générale ou de ce qui est tenu pour coutumier, à ce qui n'a pas été écrit et, en y parvenant, on forme de nouveaux droits (nova jura) à partir de l'équité du droit précédent [...]. Mais dans la constitution d'affaire, comme on fait porter le doute sur le passé, on ne dispute pas sur ce qu'il faut faire en raisonnant à partir du droit positif (ex iure positivo)45. » Le sens du terme «positif» est donné par Thierry quand il mentionne que la « considération de ce qu'il convient de faire relève de la construction du juste (positio justi) ; mais la construction du juste porte non pas sur ce qui est déjà juste, mais sur ce qui est décrété comme devant être désormais tenu pour juste ». Cette phrase donne une précieuse indication de source : le terme positio pourrait venir de Boèce, auteur commenté par ailleurs par Thierry de Chartres46.

44 - L'opposition entre constitutio judicicialis et constitutio negotialis est difficile à traduire. Je ne suis pas Guy Achard, éditeur et traducteur du De inventione (pour la « Collection des universités de France », Paris, Les Belles Lettres, 1994) qui oppose (p. 69) « constitution équitable» et «constitution légale». Je préfère rester plus près de la lettre en parlant de « constitution de jugement » et de « constitution d'affaire ». 45 -Thierry de Chartres, The Latin..., op. cit., p. 92 : « Haec autem constitutio negotialis vocatur quasi laboriosa, eo quod in ea ex eo quod generaliter scriptum est aut in consuetudine generaliter tenetur, ad spéciale quod non est scriptum ratiocinando perve- nitur, et perveniendo nova jura ex aequitate praecedentis juris formantur [...]. In juridi- ciali vero, quia sed praeterito dubitatur, idcirco non ex positivo jure ratiocinando qualiter aliquid faciendum sit certatur. » 46 - Malheureusement, on ne connaît de Thierry de Chartres que les commentaires sur les Opuscula sacra (Nikola us Haring (éd.), Commentaries on Boethius by Thierry of Chartres ans His School, Toronto, The Medieval Pontifical Institute, 1971) et sur YArithmetica de

1476 Boèce.

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UN POSITIVISME MÉDIÉVAL

En termes anachroniques, on pourrait dire que, chez Thierry de Chartres, la constitution juridicielle relève de la philosophie du droit et de l'éthique, et la constitution d'affaire de la production du droit et des décrets. Une illustration précise de ce point est fournie par le commentaire sur le De inventione, rédigé par Pierre Hélie, disciple de Thierry de Chartres, vers 1138. Pierre reprend de près le texte de son maître et, sur ce point, l'illustre d'un exemple tiré de l'actualité, au moment où s'achevait le schisme du pape Anaclet II (1130-1138): «Si, de nos jours, venait en débat la question de savoir si les prêtres ordonnés par Pierleoni doivent être à nouveau ordonnés, il s'agirait d'une constitution d'affaire, puisqu'il faudrait former un nouveau droit. En effet, sur ce genre d'affaires, aucun droit n'a encore été constitué47. » Précisément, dès 1139, le concile de Latran II légiféra sur ce point, et le texte entra dans le droit canonique. L'invention du droit positif correspond bien à une conquête du rationalisme constructiviste médiéval, en liaison avec l'autonomisation de l'éthique et la construction du droit canonique, un droit divin et positif.

Les positivismes médiévaux

Chez Pierre Abélard, on avait repéré deux « positivismes » distincts qui, l'un et l'autre, minent l'existence indépendante d'un droit naturel. D'un côté, l'idée d'un droit divin positif, c'est-à-dire d'une distribution temporelle de règles et aides divines, graduellement adaptées à la condition nouvelle de l'homme, est évoquée par le philosophe quand il décrit le « droit positif» : « Les pontifes romains aussi et les synodes établissent chaque jour de nouveaux décrets ou consentent à de nouvelles dispenses, par lesquelles vous déclarez licite ce qui était auparavant illicite, ou vice versa ; comme si Dieu avait institué en leur pouvoir ou accordé à leurs permissions de construire comme bon ou mauvais ce qui n'était pas tel auparavant et comme si leur autorité pouvait l'emporter sur notre loi48. » Depuis Hugues de Saint- Victor et son traité sur les sacrements, rédigé, lui aussi, dans les années ИЗО, la question du droit naturel est étroitement liée à celle de l'historicité des sacrements, qu'évoquait le philosophe des Collationes et qu'Abélard reprend à son

47 - « Ut si veniret nunc in controversiam an ordinati a Petro Leonis essent ad ordines promovendi negotialis est constitutio, quoniam de novo jure formando. De hujusmodi enim re nullum jus constitutum fuit adhuc » (texte inédit déchiffré par Karin Fredborg sur le manuscrit Cambridge, Pembroke College, MS 85, section 3, f. 85va, et reproduit dans sa préface à Thierry de Chartres, The Latin..., op. cit., p. 11, n. 53). 48 - « Romani quoque pontifices vel synodales conventus, quotidie nova condunt décréta, vel dispensationes aliquas indulgent, quibus licita prius jam illicita, vel e converso fieri autumatis, quasi in eorum potestate Deus posuerit vel permissionibus, ut bona vel mala esse faciant, quae prius non erant et legi nostrae possit eorum auctoritas praejudicare » {Ibid., pp. 150-151). Il faut relever un sens annexe de « positif» qui pourrait être tiré de cette citation : est positif le droit qui est placé par Dieu entre les mains du prince (« quasi in eorum potestate Deus posuerit »). I «t / /

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compte dans le reste de son œuvre : « Ces lois que vous appelez divines, c'est-à- dire l'Ancien et le Nouveau Testament, livrent certains préceptes que vous appelez moraux, comme d'aimer Dieu ou son prochain, ne pas commettre d'adultère, de vol, ni d'homicide; elles livrent aussi des préceptes qui relèvent de la justice positive et qui ont été adaptés par certains au fil du temps, comme la circoncision pour les juifs et le baptême pour vous ; elles comportent aussi de nombreux préceptes que vous appelez symboliques49. » Une formulation chrétienne, parmi beaucoup d'autres, se trouve dans les Dialogues d'Anselme de Havelberg, rédigés vers 1160, et présente l'intérêt de désigner la construction de la loi nouvelle comme « abstraction » :

Et une Eglise nouvelle fut assemblée par la grâce du Saint-Esprit ; cette Eglise rénovée, recrutée ď abord parmi les juifs, puis parmi les gentils, abandonnait progressivement les rites soit des juifs, soit des gentils, conservait toutefois certaines particularités de la nature et de la Loi, qui, abstraites (abstracta) et tirées soit de la loi de la nature, soit de la loi écrite, n'étaient pas et ne sont pas contraires à la foi chrétienne50.

C'est en effet l'établissement de la loi écrite dictée à Moïse qui confirme les premiers sacrements, et son abolition partielle ou sa suspension par le Christ qui transforment le nombre et la nature des sacrements. La théologie scolastique, depuis le début du XIIe siècle51, distingue trois temps dans l'histoire de l'humanité, celui de la nature (nature originaire, puis nature déchue), celui de la Loi et celui de la grâce. Le tri à effectuer dans les commandements, prescriptions et conseils porte à la fois sur les rites et les normes, dont certaines sont jugées permanentes, selon des appréciations sans cesse discutées, au sein de la longue série scolastique des traités sur les sacrements ou sur la « cessation de la loi ».

Un deuxième positivisme, plus strictement juridique, dérive de la distinction entre éthique et droit que nous avons déjà évoquée. L'autonomie de l'éthique réside dans la fameuse « morale de l'intention » développée par Abélard, reprise tout au long du XIIe siècle jusqu'aux temps de l'école parisienne et de Pierre le Chantre. Le point de vue radical d'Abélard, qui heurta beaucoup ses contemporains, rabat l'action morale sur son caractère volontaire, indépendamment de l'action {opus, operatio et même factum). La morale de l'intention relativise la notion

49 - Ibid. : « Ipsae quoque leges quas divinas dicitis, Vêtus scilicet ас Novum Testamentům, quaedam naturalia tradunt praecepta, quae moralia dicitis, ut diligere Deum vel proximum, non adulterari, non furari, non homicidam fieri, quaedam vero quasi positivae justitiae sint, quae quibusdam ex tempore šunt accommodata, ut circumcisio Judaeis et baptismus vobis et pleraque alia quorum fïguralia vocatis praecepta. » 50 - Anselme de Havelberg, Dialogues (éd. et trad, par Gaston Salet), Paris, Le Cerf, « Sources chrétiennes-118 », 1966, pp. 66-67 (traduction modifiée par nous). 51 - Voir Dom O. Lottin, Le droit naturel chez saint Thomas et ses prédécesseurs, Louvain, Ephemerides theologicas Lovanienses, 1924. Pour une évocation plus ancienne, voir une lettre de Gerbert d'Aurillac adressée à l'évêque Wilderod en 995, qui a, en outre, l'intérêt d'offrir une anticipation du couple droit naturel/droit positif: loi par nature/loi par autorité (GERBERT D'Aurillac, Correspondance (éd. par Pierre Riche et Jean-Pierre Callu), t. II, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 593).

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UN POSITIVISME MÉDIÉVAL

de fait, en neutralisant l'événement. Jean est tué. Paul l'a tué. Ceci est un événement. La théologie morale de l'intention affirme que cet événement ne signifie rien en lui-même, avant qu'il ne soit qualifié selon l'intention de Paul, qui construit l'événement comme meurtre (il a voulu et prémédité cet acte, par l'effet d'une vieille haine), comme coups et blessures portés sans intention de meurtre (à la suite d'une rixe, par exemple), comme accident (Paul, au cours d'une chasse, visait un gibier) ou bien comme acte méritoire (Paul a débarrassé la chrétienté d'un persécuteur, sur le modèle de Judith tuant Holopherne). L'événement « mort de Jean », vidé de sa signification intrinsèque, devient un fait indifférent, un résidu irréductible de réalité. La transparence de la conscience et l'évidence des interprétations relativise la force des faits.

Si le péché et la faute morale relèvent exclusivement du jugement divin et de la conscience individuelle de chaque être humain, en revanche la justice humaine ne peut atteindre les consciences et doit s'en tenir aux actes, aux faits : « Faut-il s'étonner que si une faute a précédé, l'exécution de l'acte qui suit la faute augmente la sanction auprès des hommes en cette vie, alors qu'elle ne l'augmente pas auprès de Dieu dans la vie future ? En effet, les hommes ne peuvent pas juger des choses cachées, mais seulement des choses manifestes ; nous ne punissons pas tant les fautes que les actes, et non pas tant pour le tort qu'ils portent à l'âme, que pour le tort possible envers les autres; nous nous efforçons de tirer vengeance davantage pour prévenir des dommages publics que pour corriger des dommages individuels52. » Le droit naturel ne relève donc nullement de la justice des hommes, nécessairement positive, en ce sens qu'elle construit des faits sans pouvoir atteindre les fautes. Le droit, en son sens strict, relève de la communauté, l'éthique des individus dans leur rapport à Dieu.

On peut parler de positivisme juridique, dans le sens assez précis d'une qualification judiciaire des actions, distincte du jugement moral. La nécessité de cette construction qualifiante fut accrue par la saisie judiciaire de certains péchés relevant de la conscience individuelle. En effet, au cours du XIIIe siècle, se produisit une réaction progressive contre la morale de l'intention, qui tendit à faire passer certains péchés, mais surtout celui d'hérésie, dans le domaine des torts publics. L'hérésie fut construite en fait, tournant capital dans l'histoire du christianisme qui, pendant plus de dix siècles, avait fermement établi que l'hérésie impliquait le consentement individuel. Ce phénomène se rattache à un vaste mouvement de rédaction des textes normatifs et à la constitution du droit comme science de plus en plus indépendante de la théologie morale. Le fait fut pensé comme un résidu nécessaire à l'indépendance transcendante du droit, que la caste des juristes tentait d'extraire des contingences et des compromissions des affaires courantes. Mais l'attachement à la factualité tenait aussi à une réaction de l'Église contre les entreprises hérétiques appuyées sur une pratique du secret et de la double entente. Le sanctuaire de l'intériorité pouvait apparaître comme une cache de malfaiteurs.

52 - Pierre Abélard, Scito te ipsum (éd. par Rainer M. ligner), Turnhout, Brepols, 2001, pp. 26 et 28.

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Les poursuites contre les cathares et les béguins le montrent clairement : les inquisiteurs mirent au point des techniques de repérage de la dissimulation. Cette évolution tendait donc à remplacer le fait indifférent des morales de l'intention par le fait qualifiant des tribunaux d'enquête. Est-ce à dire qu'au tribunal toute excuse quant à la circonstance de l'action était rejetée ? Certes pas, mais les circonstances furent elles-mêmes objectivées. On en donnera deux exemples : la notion d'irresponsabilité, accordée à des classes repérables d'individus (les fous, les enfants, les somnambules) fut définie au début du XIVe siècle par une décrétale de Clément V, Si furiosus52 . Par ailleurs, dans la procédure inquisitoire, l'enquête préalable sur la réputation (fama) des individus suspects déléguait à une communauté extérieure l'évaluation des motifs, avant que l'enquête en vérité ne mette en corrélation cette évaluation avec des faits précis. Certes, l&fama fut largement induite par les poursuites elles-mêmes, mais les juges tenaient à son caractère objectif et mesurable. Dans les procès inquisitoires, en canonisation comme en matière criminelle ou hérétique, les juges ou commissaires demandent fréquemment aux témoins de définir le sens du mot fama, son lieu d'origine, son extension. Certains vont même jusqu'à demander au témoin d'évaluer quantitativement le nombre minimal d'opinions ou de murmures nécessaires pour constituer une réputation.

Ce positivisme qui s'attache à la construction incertaine, mais nécessaire, des faits peut se rattacher au relativisme méthodique de Pierre Abélard, manifeste dans le Sic et non. La vérité, y compris la vérité révélée, subit les déformations constantes de sa transmission. Le principe de la construction de la vérité par enquête contradictoire, commun à la procédure inquisitoire et à la recherche scolas- tique, était posé dès la préface de l'ouvrage. Au cours du XIIIe siècle, ce doute méthodique fut relayé par la découverte de Y Ethique d'Aristote, qui insistait sur l'irréductibilité de la connaissance morale à la connaissance scientifique. Les conduites humaines sont des faits singuliers, qui échappent aux lois54, comme le

53 - Voir Alain Boureau, « La redécouverte de l'autonomie du corps : l'émergence du somnambule (xille-xive siècle) », Micro/ogus, I, 1993, pp. 27-42. 54 - II ne nous semble pas que l'on puisse aisément mettre en regard la factualité juridique et la factualité scientifique ou technique, du simple fait que la première demeure intentionnelle. Cependant, si l'on est sensible à ces correspondances, on peut relever qu'un certain développement de la factualité scientifique s'observait précisément en ces dernières années du XIIIe siècle, notamment du côté des ingénieurs comme le célèbre Pierre de Maricourt qui décrivait et expérimentait les propriétés de l'aimant en vue de l'amélioration de la boussole. Un grand penseur comme Roger Bacon, ami de Maricourt, réussissait à conjoindre, dans son œuvre, la théologie, l'optique et l'alchimie en traquant des faits par l'observation et l'expérimentation. La catégorie fourre-tout des « merveilles » (mirabilia) commençait à s'étioler au profit d'une extension simultanée des phénomènes miraculeux et des phénomènes naturels. Enfin, une physique non aristotélicienne, raisonnant sur des cas limites, relevant d'une factualité réelle, mais rare, se mettait en place. Les « faits baconiens », chers à l'historienne des sciences Lorraine Daston (« Baconian Facts, Academic Civility and the Prehistory of Objectivity », in A. Megill (dir.), Rethinking Objectivity, Durham-Londres, Duke University Press, 1994, pp. 37-63), pourraient aussi bien être rapportés à Roger Bacon, qu'à son homonyme

' Francis. Sur toutes ces questions, je me permets de renvoyer au chapitre 8 de mon

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rappelle, en 1278, Gilles de Rome au début de son Regimen principům : « La matière morale ne peut faire l'objet d'un examen subtil, mais elle relève des affaires singulières qui, comme cela est montré au deuxième livre des Ethiques, comportent une grande incertitude en raison de leur variabilité55. » En 1320, Jacques de Concots, dominicain membre de la commission chargée par Jean XXII d'enquêter sur la possibilité de définir des « faits » hérétiques, étendait cette remarque au droit : « La matière dont s'occupe le droit est constituée par les actes variés et incertains des hommes qui n'offrent prise à aucune connaissance certaine, hors de la connaissance divine, en raison de leur nombre indéfini et de leur variabilité56. »

L'enquête et le fait

Sur le plan des poursuites judiciaires, la notion de fait tendit à s'imposer quand, à partir des années 1230, la recherche des hérétiques, au sein de populations largement complices, prit un caractère massif et exigea des critères plus larges et des méthodes plus efficaces que l'interrogatoire individuel. Un mandement de l'archevêque de Tarragone fut rédigé en mai 124257 avec l'aide du dominicain Raymond de Penyafort, le grand juriste qui devint aussi maître général de l'ordre des Prêcheurs afin « que l'on procède plus clairement quant au fait d'hérésie » (circa factum heresis). Certes, le mot factum a encore ici le sens d'imputation judiciaire qu'il avait dans le droit romain, mais le détail du mandement montre bien qu'il importait désormais de considérer des actes qui ne relevaient pas directement de la croyance. Le texte, en effet, distingue sept classes de population reliées à l'hérésie58. Or, seule la première est nommée hérétique, parce qu'elle professe des croyances en perdurant dans l'erreur. La seconde catégorie, les « croyants » (credentes), est assimilée aux hérétiques (il faut sans doute comprendre qu'ils sont mis à part avant l'avertissement salutaire qui les transforme, en cas de refus d'abjurer, en hérétiques proprement dits). Ensuite viennent les « suspects » d'hérésie. Seuls des actions et

ouvrage Théologie, science et censure au XIIIe siècle. Le cas de Jean Peckham, Paris, Les Belles Lettres, 1999. 55 -Gilles de Rome, De regimine principům, Jérôme Samaritanio (éd.), Rome, 1607, p. 3. On le voit, l'idée d'une singularité irréductible des faits humains ne doit rien à Francis Bacon. 56 - « Materia circa quam immoratur juris consideratio sunt actus particulares hominum varii et incerti qui nulli subsunt certitudinali cognitioni prêter quam divine, turn propter eorum infïnitatem, turn propter eorum variabilitatem » (Biblioteca Apostolica Vaticana, MS Borghese 348, f. 14v). Nous préparons l'édition de la totalité de ce manuscrit. 57 - Publié par José Rius Serra dans Sancti Raymundi de Penyafort opera omnia, t. II, Diplomatario (documentos, Vida antigua, Cronicas, Processes antiguos), Barcelone, Universi- dad de Barcelona, 1954, pp. 74-82. 58 - Cette typologie fut reprise par le pape Alexandre IV une dizaine d'années plus tard et éditée par Boniface VIII dans le Sexte (livre 5, tit. 2, cap. 2, 6, 11, Corpus Juris canotiici, éd. Friedberg, II, col. 1069, 1071, 1073). Voir aussi le traité Doctrina de modo procedendi erga hereticos (vers 1280), dans Edmond Martène et Ursin Durand, Thesaurus novus anecdotum, t. 5, Paris, 1717, col. 1797, et la Practica inquisitionis heretice prauitatis de Bernard Gui (éd. par Célestin Douais, Paris, 1886), pp. 226-232.

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des faits construisent cette qualification: écouter la prédication ou les conférences des hérétiques (en ce cas, il s'agit ďinsabbatici, hérétiques difficiles à identifier et qui sont cités en compagnie des Pauvres de Lyon et des Vaudois), s'agenouiller en leur compagnie. Un élément de croyance peut pourtant être ajouté : les suspects croient que les hérétiques en question sont de « bons hommes ». Suivant la répétition des actes, la suspicion sera simple, véhémente ou très véhémente. Viennent ensuite les complices passifs : les « non-dénonciateurs » (celatores), qui s'abstiennent de révéler la présence publique d'hérétiques, les « dissimulateurs » (occultatores), « qui ont fait pacte de ne rien révéler » (fecerunt pactum de non revelando), les « hôtes » (receptatores), qui reçoivent chez eux, au moins deux fois, des hérétiques ou des réunions d'hérétiques, les « défenseurs (defensores), qui prennent le parti des hérétiques par la parole ou par le fait (verbo vel facto) », soit par le discours, soit par une aide matérielle59. Ces quatre dernières catégories sont rassemblées sous la qualification de « soutiens » (fautores) de l'hérésie. Les délits liés aux hérésies sont, pour Raymond, susceptibles de degrés (magis vel minus), alors que l'hérésie proprement dite implique une structure strictement binaire, où le vrai s'oppose à l'erreur. Là encore, c'est le droit qui construit le fait : par opposition au ministère du confesseur qui, inforo conscientiae, traite le continuum des fautes et manquements, la tâche de l'inquisiteur in jure consiste à réduire à la pureté binaire de l'incrimination une foule de circonstances et d'action floues. Plus tard dans le siècle, la notion de « présomption de droit » accrut encore cette tendance. Mais l'hésitation est encore grande : le quatrième point de la consultation porte sur la qualification comme hérétique de celui qui embrasse un hérétique, qui prie en sa compagnie ou le cache : « Doit-il être jugé comme croyant en l'erreur de l'hérétique ? » La réponse est négative. Pourtant, plus loin, le texte suggère que les ossements de ceux qui ont soutenu l'hérésie doivent être exhumés, parce que « le soutien (fautoria) est la suite et le complément de l'hérésie». Quelques années plus tôt, en 1235, dans un des premiers textes consacrés aux règles de l'Inquisition, Raymond de Penyafort considérait que ceux qui hébergeaient des hérétiques (en l'occurrence des Vaudois) devaient être jugés comme hérétiques, parce qu'ils croyaient que l'Église se trompait en poursuivant les hérétiques60.

On le voit, la tentation était grande, depuis les débuts de l'Inquisition, de construire des faits hérétiques. Lorsque, le 14 juin 1303, Guillaume de Plaisians présente au Louvre ses accusations contre le pape Boniface VIII, il lui reproche d'avoir extorqué à des prêtres la révélation de secrets confiés en confession pour les divulguer et les utiliser. Il conclut cet article en disant : « En raison de cela il semble avoir été hérétique quant au sacrement de pénitence (propter quod in sacra- mento penitentie hereticare videtur). » C'est donc bien un acte, manifesté par le verbe actif « hérétiquer » qui passe pour manifestation d'hérésie. Comme le note Jean Coste dans son édition du «procès», le cardinal Pietro Colonna, qui connaissait

59 -Bien avant la création de l'Inquisition, le troisième concile de Latran (1179) avait frappé d'anathème et privé de sépulture les defensores et receptatores d'hérétiques {Décré- tales, livre 5, tit. 7, cap. 8, éd. Friedberg, II, col. 1780). 60 - Ibid., pp. 29-32.

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mieux le droit canonique, avait ajouté dans la rédaction d'un article analogue : « Le même Boniface proclamait de façon doctrinale (dogmatizabat) qu'il avait le droit d'agir ainsi61. »

En 1308-1309, l'auteur d'une nouvelle série d'articles d'accusation contre la mémoire de Boniface, que Jean Coste attribue à Nogaret62, introduisit une distinction alors inédite, qui fut reprise cinquante ans plus tard par Nicolas Eymerich63, entre les articles hérétiques, les erreurs relatives à un point de fait déjà condamné (facti damnati errores) et les opinions. Mais la simple mention de cette distinction, sans application précise, ne permet pas de considérer que la notion de « fait hérétique » se développait véritablement. Les juges délégués au procès de Bernard Délicieux, en 1319, franchirent ce pas, du moins dans leur acte d'accusation du 23 octobre 1319 : ils ouvraient leur accusation en déclarant, sur un ton très législatif, mais sans aucune allégation de droit, que tout homme, seigneur, puissant ou juge qui oserait libérer les prisonniers de l'Inquisition, refuser d'exécuter ses mandats, empêcher la sentence ou le procès, ou s'opposer de quelque façon à la poursuite des hérétiques, « encourt ipso facto une sentence d'excommunication et s'il l'encourt avec une volonté résolue pendant un an, est alors condamné comme hérétique64 ».

La procédure sommaire

Dans ce cadre de l'enquête contradictoire, à la fin du XIIIe siècle, la procédure sommaire, loin de supporter une expression du droit naturel, complétait le processus de construction des faits, au cœur du positivisme juridique étendu à la poursuite de l'hérésie. Les commissions spéciales du pape dérivaient, en un sens, de la justice déléguée des pontifes, instaurée depuis le XIIe siècle, mais elles prirent une importance particulière sous le pontificat de Jean XXII. L'importance des faits démoniaques le conduisit à lever beaucoup de garanties judiciaires et gracieuses65 et à confier les affaires de complot avec soupçons magiques ou démonologiques à des commissions pontificales qui se réclamaient de la procédure sommaire. La notion de procédure sommaire s'est lentement développée depuis la fin du XIIe siècle dans le droit canonique66. Il s'agissait de formaliser les efforts des

61 -Texte édité par Jean Coste, Boniface VIII en procès. Articles d'accusation et dépositions de témoins (1303-1311). Edition critique, introduction et notes, Rome, L'Erma di Bretschneider, 1995, p. 153. 62 -Nogaret, originaire de Saint-Félix-de-Caraman, haut-lieu cathare, petit-fils d'un ministre hérétique, avait certainement une bonne connaissance de la persécution de l'hérésie, en dépit de sa formation de civiliste. 63 - Directorium inquisitorum, Venise, 1595, seconde partie, question 2. 64 - Processus Bernardi Deliciosi: The Trial ofFr. Bernard Délicieux, 3 September-8 December 1319 (éd. par Alan Friedlander), Philadelphie, American Philosophical Society, 1996, p. 180. 65 -Ainsi, le pape décida de suspendre le droit d'asile dans les églises au détriment des hérétiques (Lettre au roi de France Philippe VI, en 1328, publiée par Jean-Marie Vidal, Bullaire de l'Inquisition française, Paris, 1913, n° 79, pp. 130-131). 66 - Charles Lefèbvre, « Les origines romaines de la procédure sommaire aux XIIe et XIIIe siècles », Ephemerides Juris Canonici, 12, 1956, pp. 149-197. ' ^ ° ̂

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décennies précédentes en matière d'arbitrage ou de compromis internes à l'Église, en réaction aux excès de juridisme qui avaient été dénoncés par saint Bernard dans son retentissant traité De considerations . La procédure trouva lentement sa forme à partir d'éléments épars dans le droit romain, par agglomération de clausules indépendantes : si les parties étaient d'accord, la cognitio summaria (traduite dans nos textes par l'adverbe summarie ou simpliciter) impliquait d'alléger les charges de preuves ; on pouvait se contenter de preuves « semi-pleines » (un simple serment, un témoin ou un document unique), et la phase proprement procédurale d'un procès, la rédaction d'un « livret » (libellas) et le débat de la litis contestatio (qui établissait les rôles judiciaires et les enjeux du procès) devenaient facultatifs. La mention d'une procédure de piano, qui renvoyait à l'inutilité de siéger formellement en tribunal insistait davantage sur la rapidité et l'absence de formes externe. Enfin, les clausules sine strepitu judiciorum (sans le vacarme des procès) et sine figura judicii (sans la forme du procès) complétaient cette simplification en insistant sur la suppression des avocats et des formes bruyantes d'opposition et de recours.

À l'époque de Jean XXII, cette formalisation de l'arbitrage ecclésiastique venait à peine de s'achever, par la publication de deux décrétales de Clément V : Dispendiosam, rédigée vers 1304-1305, et Saepe, rédigée en 1314. Dispendiosam67 déclarait de façon fort brève que la procédure sommaire pouvait s'appliquer, non seulement aux cas déjà prévus par le droit canonique du XIIIe siècle quant aux affaires propres de l'Église («élections, demandes et provisions, attributions de dignités, de fonctions, de charges, de canonicats, de prébendes et autres bénéfices ecclésiastiques » et contentieux sur les dîmes), mais aussi aux questions de mariage et d'usure. Cette extension était considérable et aboutissait à fournir la possibilité de la procédure sommaire pour la quasi-totalité des affaires évoquées par l'Église. Seules les successions n'étaient pas mentionnées, mais elles interféraient nécessairement avec les causes matrimoniales. La décrétale Saepe68 détaillait plus longuement les particularités de la procédure sommaire et résumait soigneusement les traits assemblés depuis près d'un siècle. Dans cette formulation, contemporaine des usages de la procédure sommaire en matière d'hérésie, il s'agit plutôt d'un avatar de l'arbitrage69. Autrement dit, la procédure sommaire avait, techniquement, une neutralité qui ne la prédisposait nullement à une orientation «naturaliste».

L'usage parallèle de la procédure sommaire en matière de poursuite de l'hérésie ne se laisse pas facilement déchiffrer, car la filiation par rapport à la doctrine de l'arbitrage y perd tout sens. Le seul point commun des deux usages tient au rôle essentiel du juge, chargé à la fois de la procédure, de l'instruction et de la décision. Pourtant, ce n'est pas avant la décrétale Statuta quedam, promulguée par Boniface VIII dans son Liber Sextus en 1296-1298, que la procédure sommaire est accordée explicitement à la procédure inquisitoriale : « En collationnant certains

67 -Ed. Friedberg, II, col. 1143. 68 -Ibid., col. 1200. 69 - Luciano Martone, Arbiter-Arbitrator. Forme di justizia privata neWeta del diritto communei, Naples, Jovene, 1981.

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statuts de nos prédécesseurs d'heureuse mémoire, Innocent, Alexandre et Clément, et en interprétant et ajoutant certains points, nous accordons que dans les affaires d'Inquisition sur la perversion hérétique, il puisse être procédé de façon simple et informelle, sans vacarme ni apparence des avocats et des jugements (procedi possit simpliciter et de piano, et absque advocatorum ac judiciorum strepitu et figura). » La suite de la décrétale justifie le secret sur les noms des témoins ou accusateurs, pour raison de sécurité.

Dans les grandes affaires de poursuite des adorateurs de démons ou de magiciens, Jean XXII préféra constamment la procédure sommaire à la procédure inqui- sitoriale pure. On peut concéder à Simona Cerutti que cette préférence tient à un souci de la vérité du fait, mais non pas du fait évident et naturel. La procédure inquisitoriale, en effet, fondée sur l'aveu, était davantage un processus pénitentiel qu'une procédure d'établissement de la vérité. L'aveu arrêtait l'enquête et enclenchait la réparation pénitentielle. Le rapport de la procédure sommaire avec la recherche d'une vérité nécessaire et singulière apparaît clairement dans une lettre du pape Jean XXII, fort inquiet des mystères surnaturels et notamment de la possibilité de transport extraordinaire des personnes, qui annonce peut-être un des aspects les plus spectaculaires du sabbat, le vol des démoniaques dans les airs. Le 3 mars 1325, Jean XXII s'adressa à l'évêque de Paris pour lui demander ce qui ressemble à une enquête de police, évoquée dans les termes mêmes de la procédure sommaire : le curé de la paroisse des Saints-Innocents à Paris, un soir, avait disparu de sa chambre fermée au verrou, de l'intérieur. Le pape demandait une enquête « summarie, simpliciter ac sine strepitu et figura judicii », afin de savoir « où ledit recteur était allé, ou avait été emporté, ou transporté » (dictus rector iverit, vel asportatus aut translates fuerit70).

L'abstraction judiciaire

Le cantonnement du droit naturel ne saurait cependant être réduit à une pression vigoureuse de l'Église, mais a aussi correspondu à un accord général, à partir du XIIe siècle, en faveur du positivisme juridique que nous préférons appeler abstraction judiciaire: il s'agirait d'un mouvement généralisé en vue de formaliser les situations complexes et infiniment diverses qui donnent lieu à des conflits. Ce moment de l'abstraction judiciaire doit sans doute se comprendre en rapport avec la véritable concurrence des offres de système juridiques, issue de la réforme grégorienne, productrice d'une idée de norme chrétienne, et avec l'inadéquation entre les règles de la domination féodale et les codifications anciennes.

La marque la plus certaine de ce tournant se trouve dans le développement simultané de l'établissement de procédures judiciaires explicites, qui fut à l'origine de cette renaissance (ou naissance) du droit en Europe. Du côté anglais, dans la

70 - Lettres secrètes et curiales du pape Jean XXII (1316-1334) relatives à la France (éd. par Auguste Coulon et Suzanne Clémencet), fasc. 8, Paris, De Boccard, 1965, n° 2395, p. 47.

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Common law, c'est le writ royal, formule procédurale correspondant à une situation type de plaignant qui porta l'abstraction judiciaire71. Du côté du droit continental, le droit romain offrait son ancienne formalité de procédure et notamment une liste limitée d'« actions », contrebalancée par une liste d'« exceptions ». Dans les deux cas, il s'agissait de transformer le continu amorphe du réel en une série limitée discrète de positions de droit pour construire la spécificité de la loi chrétienne sur la procédure, sur les exceptions, sur la loi « adjective » (opposée à la loi « substantive »). Mais, dans le droit romain, la procédure ne fut jamais traitée comme un tout, comme une matière à part. Et ce n'est qu'au XIIe siècle, au moment de la «Renaissance du droit», que des traités complets, les Ordines judiciarii, furent consacrés à la procédure. C'était probablement une conséquence des conflits de normes entre lois séculières et lois religieuses : les formes de procédures fournissaient des lignes de direction pour faire appliquer les privilèges de l'Église. En outre, la loi divine était censée reposer sur des critères différents de ceux de la loi civile. La charité (caritas) était opposée à la sévérité et à la rigor juris ■; l'accent était donc mis davantage sur les « exceptions » que sur les « actions ». A la fin du XIIe siècle, le canoniste Etienne de Tournai disait que la procédure avait commencé au paradis, quand Adam avait brandi une exception contre le jugement de Dieu en invoquant le fait qu'il avait été trompé par Eve et par le diable72. Il ne s'agit pas là de simples fantaisies de juristes. Dans les années 1290, le dominicain Jacques de Voragine manifesta, dans l'un de ses sermons modèles (destinés à être largement utilisés par ses confrères prédicateurs), l'importance de ce thème de l'usage de la procédure ordinaire, avec ses exceptions et ses infirmations de l'évidence immédiate au profit de la charité. Un sermon sur Noël montre que l'incarnation du Christ « résolut et pacifia » neuf questions et discordes. La cinquième discorde s'était élevée entre le diable et l'homme. Le Christ incarné joue alors le rôle du bon avocat qui sait user des ressources protectrices de la procédure ordinaire :

Le diable produisit en effet quatre allégations contre Г homme. La première était celle d'un contrat authentique : « Chaque jour où vous mangerez de ce fruit, vous mourrez de mort. » Cette allégation fut repoussée par notre avocat qui annula le contrat en disant: « Vous ne mourrez jamais. » Deuxièmement, il alléguait la prescription, car il avait eu possession de Г homme pendant des milliers d'années, mais il fut contré en raison de Г interruption121 , parce que la raison avait souvent récusé cette possession et que Dieu lui avait souvent envoyé ses prophètes. Troisièmement, il alléguait l'acte d'achat, car il disait avoir acheté Г homme pour le prix de la consommation du fruit; mais il fut contré parce qu'il avait

71 - Sur ce point, je me permets de renvoyer à A. Boureau, La loi du royaume..., op. cit. 72 - Voir Eltjo J. H. Schrage, « Judex bonus vir dicitur. On the Role of Holy Scriptures in Medieval Writings on the Law of Procedure », English Legal History Review, 13, 1992, pp. 128-146. 73 - La prescription acquisitive attribue un bien à son possesseur de fait au bout d'un certain temps à condition qu'il n'y ait pas eu d'interruption dans cette possession, et

^ ° " qu'une partie lésée n'ait pas émis de protestation quant à sa légitimité.

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trompé Г acheteur au-delà de la moitié du juste prix74. Quatrièmement, il alléguait le caractère propre du péché, qui est de tirer vers le bas, en raison de son poids, mais il fut contré car la peine du Christ pesa davantage que tous les péchés1* .

Cet éloge précis et informé de la procédure, chez un non-juriste, doit nous inciter à penser la procédure ordinaire et la formalisation du droit autrement que comme un système imposé par les institutions dominantes, qui ne laisseraient que le droit naturel comme espace d'activité sociale créatrice76.

Nous parlons d'abstraction judiciaire, plutôt que juridique, afin d'insister sur le fait que l'abstraction n'est pas une codification, une simple table de correspondance entre les faits et leur qualification, mais un processus dynamique, qui ne se trouve pas dans des textes ou des doctrines, mais au terme d'un effort de schématisation, qui peut être rapporté à deux mouvements parallèles d'abstraction propres au Moyen Age central, l'abstraction monétaire77, qui construisit une chaîne d'équivalences entre valeurs et conduisit à la création de la monnaie fiduciaire, et l'abstraction scolastique, qui transforma les données et mystères de la foi en objets de science relevant de la théologie, de la philosophie et de la logique. Dans les trois cas, un système de conversion de la réalité empirique en unités discrètes s'organise et se dynamise autour d'un élément à signification multiple, une « case vide», qui serait la «valeur» dans l'abstraction monétaire, la «substance» dans l'abstraction théologique et le « droit naturel » dans l'abstraction judiciaire. Le droit naturel, universel et singulier, mille fois interprété, trouverait donc ici sa fonction juridique, comme improbable recours, sans effet, mais non sans force.

On en trouve un exemple dans la grande lutte des franciscains Spirituels pour le statut de très haute pauvreté, à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle. À la suite de Pierre de Jean Olivi, les Spirituels en venaient à rejeter totalement l'usage du droit et en particulier du droit de propriété. En s'appuyant sur la bulle Exiit qui seminat de Nicolas III (1279), ils prétendaient se nourrir et survivre exclusivement par une mendicité qui ne supposait aucun droit, pas même un simple droit d'usage sur la nourriture ou le vêtement. La plus haute pauvreté impliquait de rester dans les limites d'un pur droit naturel qui empêchait de laisser mourir de faim son prochain. Dans la bulle Cum inter nonnullos (12 novembre 1323), le pape Jean XXII leur opposa qu'en imaginant que le Christ et les apôtres pratiquaient un usage «de fait», sans aucune appropriation juridique, ils construisaient une fiction qui ne trouvait aucun répondant, aucune vérification dans la « nature des choses »

74- Voir John Baldwin, The Medieval Theories of the Just Price. Romanists, Canonists and Theologians in the xuth and XHlth centuries, Philadelphie, Transactions of the American Philosophical Society, Nouvelle série, vol. 49, 1959. 75 -Jacques DE Voragine, Sermones de sanctis (éd. par R. Clutius), Paris, 1631, p. 30. 76 -J'ai tenté la démonstration concrète de ce point en observant les usages créatifs du droit dans la pratique d'un moine anglais du début du XIIIe siècle dans La loi du royaume..., op. cit., chap. 6. 77 -Cette notion d'abstraction monétaire a été mise au point par Sylvain Piron, «Temps, mesure et monnaie», in M.PÉRÈS (dir.), La rationalisation du temps au XIIIe siècle. Musique et mentalités, Grâne, Créaphis, 1998, pp. 48-63. 1 4 H /

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ALAIN BOUREAU

(nátura rerum), où la consommation des biens repose soit sur un droit, soit sur un délit. Leur usage du mot « fait » renversait l'ordre naturel du monde. Les franciscains devenaient hérétiques en rejetant les faits évangéliques et en reconstruisant les leurs propres, grâce à leur idéologie forte et à l'identité collective qu'ils créaient78. Ce droit naturel, réduit à l'usage de fait des biens de survie, ne recevait aucune élaboration en ce monde, mais il devait se comprendre comme la projection, ou le vestige sur terre, de la relation juridique qui, chez Pierre de Jean Olivi, décrivait le caractère volontaire et personnel du lien entre le fidèle et Dieu. Le débat entre le pape et les franciscains montrait, à sa façon, que la distinction du fait et du droit était, en ce monde, un véritable objet historique.

Alain Boureau EHESS-CRH

78 - « L'affirmation selon laquelle le Christ et les apôtres n'ont rien possédé ni en commun, ni individuellement, nous jugeons par un édit perpétuel et en suivant l'avis de nos frères que, quand elle est répétée avec obstination, elle doit être tenue pour erronée et hérétique, car, comme elle contredit expressément l'Écriture sacrée, qui en plusieurs lieux affirme qu'ils ont eu quelque possession, elle implique que cette Ecriture sacrée, par laquelle sont prouvés les articles de la foi orthodoxe, contient ouvertement, sur ce sujet, le germe du mensonge et que, en tant que telle, elle évacue toute confiance en l'Écriture et rend la foi catholique douteuse et incertaine en supprimant sa force probatoire. » Cum inter nonnullos, Jacqueline Tarrant, Extravagantes Iohannïs XXII

° {Monumenta iuris canonici, Series В : Corpus collectionum, 6), Vatican, 1983.