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7/16/2019 Braudel, La dynamique du capitalisme.pdf http://slidepdf.com/reader/full/braudel-la-dynamique-du-capitalismepdf 1/61 Du m ême: au t e ur dans la collc:ction Champs La Dynamique du capilalisme. G r a m m a i r ~ dn cit;ilisa rion.s. Ecrits sur l ' histoire. Écriusurl'hiuoir~, II . L' l dentitldela France. lA M Uîterranh. L'espac e et l'histoire. lA M Uiterranée. Les hommes et l'hbitage. Le Modèle italien. F e rn a nd Braude l La dynamique du capitalisme Fl am m a ri o n

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Du même: au teur

dans la collc:ction Champs

La Dynamique du capilalisme.

G r a m m a i r ~ dn cit;ilisa rion.s.

Ecrits sur l 'histoire.

É c r i u s u r l ' h i u o i r ~ , II .L'ldentitldela France.

lA MUîterranh. L'espace et l'histoire.

lA MUiterranée. Les hommes et l'hbitage.

Le Modèle italien.

Fernand Braudel

La dynamiquedu capitalisme

Fl ammarion

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C Les &litions Arthaud, Pllris, 1985.

ISDN : 2-08-08 1192-4

C e pet it volume rep roduit le tex te de troisconférences que j'ai (ailes à l' Uni versité deJohn s Hopkins, aux Etats-Unis, en 1976. Le

tex te en a été traduit en anglais, sous le tit reAftertlwughts on Material CivWzation andCapitalism ; puis en italien : La Dinam cade l Cap italismo . La présente éd it ion

n 'apporte aucun e correc tion au texte in itialqui, le lec teur doit en être averti, est an téri eur à la publica tion du livre Civilisat ionmatériel le, Économie el Capicalisme, en1979, chez Armand Colin . Cet ouvrage étantalors presque entièremen t rédigé, i l m'avaité té demandé de le présenter dans ses trèsgrandes lignes

F. B.

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CHAPITRE PREMIER

EN REPENSANT A LA VIE MATÉRIELLEET A LA VIE ÉCONOMIQUE

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J'ai commencé à penser â Civilisation maté·

rielle, tconomie er Capiralisme, ce long etambitieux ouvrage, i l y a bien deS années,en 1950. Le -sujet m'avait alors été proposé,ou plutôt amicalement imposé, par Lucien

Febvre, qui venait de mettre sur pied unecollection d'histoire générale, «Destins duMonde», celle même dont i l m'a fallu assu·mer la continuation difficile après la mortde son directeur, en 1956. Lucien Febvre seproposait, quant â lui, d'écrire Pensées ·et

croyances d'Occident, du xve au xvme siècle,un livre qui devait accompagner et complé·ter le mien, lui faire pendant, et qui, mal·heureusement, ne paraîtra jamais. Mon

ouvrage a été une fois pour toutes privé decet acc·ompagnement.

Pourtant, même limité en gros audomaine de l'économie, ce livre m'aura posébeaucoup de problèmes, en raison del'énorme masse documentaire à saisir, enraison des controverses que soulève son

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sujet ~ l'économie, en sol, cela n'existe évidemment pas -, en raison des difficultésque suscite, sans fin, une historiographie en

c o n . s t a n ~ e évolmion p u i ~ u ' e l l e s'incorporeobhgatouement, bien qu'assez lentement de

bon ou de mauvais gré, les autres sciences de l'homme. Cette historiographie engésine, jamais la même d'une année àl'a utre, nous ne la suivons qu'en courantet en bousculant nos travaux habituels, ennous adaptant, vaille que vaille, â des exigences et à .des sollicitations, jamais les

m ê ! f i ~ S . Je n'ai, quant à moi, que trop depla1s1r â écouter ce chant des sirènes. Et lesannées passent. On désespère alors d'arriver

au pori. J'aurai consacré Vingt-cinq années àl'histoire de la Méditerranée et presque vingtâ la Civilisation matérielle. C'est sans doutetrop, beaucoup trop.

L'histoire dite économique , en train

seulement de se construire, se heurte â despréjugés : elle n'est pas l'histoire noble.L'histoire noble, c'est le navire que construi

s a i ~ L u c i e ~ Febvre : non pas Jakob Fugger,mais Martm Luther, mais François Rabelais.Noble ou non noble, ou moins noble qu 'uneautre, l'histoire économique n 'en pose pas

moins tous les problèmes inhérents à notremétier : elle es t l'histoire entière des hommes, regardée d'un certain point de vue. Ellees t à la fois l'histoire de ceux que l'on considère comme les grands acteurs, un Jacques

Cœur , un john Law; l'histoire des grandsévénements, l 'histoire de la conjoncture etdes crises, et enfin l 'histoire massive etstructurale évoluant lentement au fi l de lalongue durée. Et c'est bien là notre difficulté car, s'agissant de quatre siècles etde l'ensemble du monde, comment organiser une pareille somme de faits et d'explications? Il fallait bien choisi r. J'ai choisi, pourma part, les équilibres et déséquilibres pro

fonds du long terme. Ce qui me parait primordial dans l 'économie pré-industrielle, ene.ffet, c'es t la coexistence des rigidités, inerties et pesanteurs d'une économie encoreélémentaire avec les mouvement limités etminoritaires, mais vifs, mais puissantsd'une croissance moderne. D'un cOté , d e ~paysans dans leurs villages qui vivent defaçon presque autonome, quasi en autar

cie; de l'autre, une économie de marché etun capitalisme en expansion, qui font tached ' ~ u i l e , fabriquent peu à peu, préfigurentdéJà le monde même où nous vivons. Doncdeux Univers au moins, deux genres devie étrangers et dont les masses respectivess'expliquent cependant l'une par l'autre.

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J'ai voulu commencer par le s inerties, àpremière vue un e histoire obscure, hors dela conscience claire des hommes, en ce jeulà bien plus agis qu'acteurs. C'est ce qu'es

saie d'expliquer tant bien que mal le pre

mier volume de mon ouvrage, que j'avaispensé intituler, en 1967, dans sa premièreéd ition · Le Possible er l'Impossible : leshommes face à leur vie quotidienne, que j'aipar la suite changé pour Les Structures du

quotidien. Mais peu importe le titre! L'objetde la recherche est aussi clair que possible

si cette quête se révèle aléatoire, pleine delacunes, de pièges et de méprises possibles.En effet, tous les mots mis en avant -inconscient, quotidienneté, structures, profondeur- sont par eux-mêmes obscurs. Et i lne peut s'agir, en l'occurrence, de l'incons

cient de la psychanalyse, bien que celui-cisoit aussi en cause, bien qu'il y ai t à découvr ir peut-être un inconscient collectif dontla réalité a tourmenté si fort Karl Gustavjung. Mais i l est rare que ce très grand sujet

soit abordé autrement que par ses très pet it s

côtés. I l attend encore son historien.j'en suis resté, pour ma part, à des critères concrets. C'est du quotidien que je suis

parti, de ce qui, dans la vie, nous prend encharge sans même que nous le sachions :l 'habi tude- mieux, la routine -, mille geste s qui f1eurissent, s'achèvent d'eux-mêmes

et vis-à-vis desquels nul n'a à prendre dedécision, qui ;se passent , au vrai, hors denotre pleine conscience. Je crois l'humaniré plus qu'à moitié ensevelie dans le quotidien. D'innombrables gestes hérités, accu

mulés pêle-mêle, répétés infiniment jusqu'ànous, nous aident à vivre, nous -emprisonnen t, décident pour nous à longu_ur d 'existence. -Ce sont des incitations, des pulsions,des modèles, des façons ou des obligationsd'agir qui remontent parfois, et plus souventqu'on ne le suppose, ·au fin fond des âges.Très ancien et toujours vivant, .un passémultiséculaire débouche sur le temps présent comme l 'Amazone projette dans l'Atlantique J'énorme masse de ses eaux troubles.

C'est tout cela que j'ai essayé de saisi r sous le nom commode - mais inexactcomme tous les mots de trop large significalion - de vie matérielle. Bien entendu, cen'est qu'une partie de la vie active .des hommes, aussi foncièrement inventeurs que routiniers. Mais, au début, je le répète, je ne mesuis pas préoccupé de préciser les limites ou

la natu re de cette vie plutôt sub ie qu'agie.j'ai voulu voir et faire voir cette masse généralement mal aperçue d'histoire médiocre

ment vécue, y plonger, me familiariser avecelle.

Ensuite, ensuite seulement, i l seraittemps d'en sortir. L'impression profonde,

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immédiate à la suite de cette pêche sousmarine, c'est que nous sommes dans deseaux très anciennes, au milieu d'une histoire qui, en quelque sorte, n'aurait pasd'age, que nous retrouverions aussi biendeux ou trois siècles ou dix siècles plus tOtet que parfois, un moment, i l nous est donnéd'aperceyoir encore aujourd'hui de nos propres yeux. Cette vie matérielle telle que je lacomprends, c'est ce que !'-humanité au coursde son histoire antérieure a incorporé profondément à sa propre vie, comme dans lesentrailles mêmes des hommes, pour qui telles expériences ou intoxications de jadis

sont devenues nécessités du quotidien,banalités . Et nul ne les observe avec attention.

I ITel est le fi l conducteur de mon pre-

mier livre ; son but : une exploralion. Seschapitres se présentent d'eux-mêmes , rienqu'en énonçant leurs titres, comme l'énu-

mération de forces obscures qui travaillentet poussent en avant l 'ensemble de la viematérielle et, au-delà ou au-dessus, l'histoire entière des hommes.

Premier chapitre 41 Le Nombre deshommeS». C'est la puissance biologique parexcellence qui pousse l'homme, comme tous

les êt res vivants, à se reproduire ; le « ropisme du printemps •, disait Georges Lefebvre. Mais i l est d 'autres tropismes, d'autresdéterminismes. Cette matière· humaine enperpétuel mouvement commande, sans que

les individus en prennent conscience, unebonne part des destins d'ensembles desvivants. Tour à toUr, ceux-ci, dans tellesou telles conditions générales, sont ou tropnombreux, ou pas assez nombreux, le jeudémographique tend à l'équilibre, mais celuici s'atteint rarement A partir de 1450, enEurope, le nombre des hommes croit avecrapidité, c 'est qu 'i l faut compenser, qu ' il est

possible alors de compenser, les énormespertes du siècle précédent, au lendemain dela Peste Noire. Il y a eu récupération jusqu 'au prochain reflux. Successifs, commeattendus d'avance aux yeux des historiens,flux et reflux dessinent, révèlent des règlestendancielles, des règles de longue durée quiresteront en place jusqu'au xvnf siècle. Auxvme siècle seulement, il y aura eu éclatement des frontières de l'impossible, dépas·

sement d'un plafond jusque-là infranchissable. Depuis lors, le nombre des hommes n'acessé d'augmenter, i l n'y a plus eu de coupd 'a rrêt, de renversement du mouvement.Peut-il surgir demain un tel renversement?

En tout cas, . jusqu'au xvnf siècle, lesystème vivant est enfermé dans un cercle

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presque intangible. La circonférence est.-elleatteinte, i l y a presque aussitôt rétraction ,recu l. Les façons et occasions de rétablirl 'équilibre ne manq ue nt pas pénuries,disett es, famines, dures conditions de la viede tous les jours, guerres, enfin et surtou t lesmaladies en long cortège. Aujourd'hui , ellesson t encore à l'œuvre; h ier, elles étaien t desfléaux d 'apocalypse : la peste aux épidémiesrégulières qui ne quittera l'Europe qu'auxvme siècle; le typhus qui , avec l' hi ver, bloquera Napoléon et son armée au cœur dela Russie; la typhol"de et la variole qui sontendémiques ; la tuberculose, tôt présente

dans les campagnes et qui , au XXe siècle,submerge les villes e t devient le mal roman tique par exce llence; enfin, les maladiesvénériennes, Ja syphilis qui renaîl ou,mieux, explose par combinaison d'espècesmicrobiennes, après la découverte de l'Amérique. Les déficiences de l'hygiène, la mauvaise qualité de l 'eau potable fo nt le reste.

Comment l 'homme, dès sa naissancefragil e, échapperait-il à toutes ces agressions? La mortalité infantile est énorme,comme da ns cer tains pays sous-développés

d 'aujourd'hui , ou d'h ier ; l 'é tat san itairegénéra l précaire. Nous possédons des cen·tai nes de comptes rendus d 'a utopsies dès leXV Ie siècle. Il s son t hallucinants. La

tion des déform a tions, des détériorations des

corps ct de la peau, l 'anormale populationde parasites logés dans les poumons et lesentrailles stupéfieraient un médecind 'aujourd ' hui. Donc, jusqu'à des tempsrécents, une réalité biologique malsaine

domine implacablement l 'h is toire des hommes. Il faut y penser lorsqu 'on se demande :combien sont-Us? De quoi souffrent-ils ?Peuve nt-il s conjurer leurs maux?

Autres ques tions posées par les chapitres suivants: que mangent-ils? Que boiventils? Comment s'habillent-ils? Comment selogent-ils? Questions i.ncongrues , qui exi

gent presque un voyage de découverte, car,vous le savez, 1 homme ne mange, ni ne boitdans les livres d'histoire traditionnelle. Ona bi en dit, i l y a longtemps pourtant : 1( Der

MensclJ isr was er issr » («l'homme est cequ'il mange »), mais peut-être était-ce surtout pour Je plaisir du jeu de mots que permet la langue allemande. Pourtant, je necrois pas qu ' il faille reléguer dans l'anecdo

tique l'apparition de tant de produits ali·

mentaires, du sucre, du café, du thé àl 'alcooL Ils sont en fait , chaque fois, d ' inter

minables, d'importants flux d'histoire. Etl'on ne saurait exagérer, en tout cas, l 'importance des céréales, plantes dominantes del 'a limentation a ncienne. Le blé, le riz, lemars, sont le résultat de choix très anciens

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et d'innombrables expériences successives,qui par l'effet de • dérives » multiséculai·res (selon le mot de Pierre Gourou, le plusgrand des géographes français) sont ~ e v e n usdes choix de civilisation. Le blé, qm dévorela terre, qui exige que celle·ci se reposerégulièrement, i m i ? l i q u ~ , perm,et. ' é l ~ v a g e :pourrions· nous tmagmer l htstO!re del'Europe sans ses animaux domestiques, ses-charrues, ses attelages, ses cha rrois? Le riznaît d'une sorte de jardinage, d'une cu ltureintense où l'homme ne laisse pas de placeaux animaux. Le mars es t certes le plus o ~mode, le plus facile â obtenir des mets quoti

diens: i l ménage des loisirs, d'où les corvéespaysannes et les énormes m ~ m . u m e n t s amérindiens. Une force de travatl memployée aété confisquée par la société. Et nous pourrions discuter aussi sur les rations et lescalories qu 'elles représentent, sur !t;s i ~ s u f -fisances ct les changements de la u a t r a ~vers les âges. Ce sont là des propos auss1passionnants, n'est-il pas vrai, que. le des·tin de l'Empire de Charles Quint ou que lessplendeurs fugaces et discutables de ce quel'on appelle la primauté française au tempsde Louis XIV ? Et, certes, des propos lourdsde conséquences : l'histoire des dopantsanciens, l'alcool, le tabac, la façon fulgu·rante dont le tabac, en parti culier, a gagnéle monde, en a fait le tour, n'est--ce pas un

avertissement pour les dopants autrementdangereux d'aujoUrd'hui?

Des constatations analogues s'imposentau sujet des technjques. Merveilleuse his·

taire, en vérité, et qui colle au travail deshommes et â leurs très lents progrès dansleur lutte quotidienne contre le milieu extérieur et contre eux·mêmes. Tout est technique depuis toujours, l 'effort violent, maisaussi l'effort patient et _monotone des hom·me s modelant une pierre, un morceau debois'ou de fer pour en faire un outil ou unearme. N'est-ce pas là une activité au rasdu sol, conservatrice par essence, le!lte à se

transformer, et que la science (qm es t sasuperstructure tardive) recouvre lentement,quand elle la recouvre? Les grandes concenrrations économiques appellent les concen·tralions de moyer.s techniques et le développement de la t e c h ~ o l o g i e ; a!nsi 1 Arsenalde Venise au xve stècle, amst la Hollandeau xviie siècle, ainsi l'Angleterre au xvme.chaque fois la science, si balbutiante sou-elle, sera au rendez-vous. Elle y est conduite

de force .Depuis toujours, toutes les tech niques,

tous les éléments de la science, s'échangent,voyagent à travers le monde, i l y a diffu·sion incessante. Mais ce qui se diffuse, mal,ce sont les associations, les groupements detechniques : le gouvernail d'é tambot, plus

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la cOque construite à clin, plus l'artillerie

à bord des navires, plus la navigation hauturière - de même le capitalisme, sommed'artifices, de procédés, d'habitudes, de performances. Est-ce la navigation hauturière,est-ce le capitalisme qui ont créé la suprématie de l 'Europe, du simple fait qu ' il s ne sesont pas diffusés par masses entières?

Mais, me demanderez-vous, pourquoi

vos deux derniers chapitres sont-ils consacrés à la monnaie et aux villes? J'ai vouluen débarr asser le volume suivant, c'es t vrai.Mais cette raison, évidemment, n'est pas, neserait pas suffisante à elle seule. La vérité ,

c 'es t que monnaies et villes plongent à lafois dans la quotidienneté immémorable etdans la modernité la plus récente. La monnaie est une trés vieille invention, sij'entends par là tout moyen qui accélèrel'échange. Et, sans échange, pas de société.Quant aux villes , e lles existent dès la Préhistoire. Ce sont 1<1 de s structures multiséculaires de la vie la pl us ordinaire. Maisce sont aussi des multiplicateurs, capablesde s 'adapter au changement, de l'aider puissamment. On pourrait dire que les vil les,que la monnaie ont fabri_qué la modern ité,mais aussi, selon la .règle de réciprocitéchére à Georges Gurvitch, que la modernité,la masse en mouvement de la vie des ho mmes, a poussé en avant l 'expansion de la

monnaie, a construit la tyrannie grandissante des villes. Villes et monnaies sont àla ·fois de s m o t ~ u s et des indicateurs; ellesprovoquent, elles sign alent le changement.Elles en son t aussi la conséquence.

III

C'est dire qu ' il n'est pas facile de cerner l 'immense royaume de l 'habituel, duroutinier, «ce grand absent de l 'histoire». Enréalité, l'habituel envahit l 'ensemble de lavie des hommes, s'y diffuse comme l'ombredu soir remplit un paysage. Mais ce tte

ombre, ce manque de mémoire et de lucidité, adme ttent â la fois de s zones mo1nséc lairées et des zones plus éclairées qued 'autres. Entre ombre et lumière, entre routine et décision consciente, la limite seraitimportante â marquer. Reconnue, elle permettrait de distinguer ce qui est à droite dece qui es t â gauche de 1observateur ou,mieux, au-dessous et au-dessus de lu i.

Im aginez donc l 'énorme et multiplenappe que représentent, pour une régiondonnée , tous le s marchés élémenta iresqu 'elle possède, soit une nuée de points,pour des débits souvent médiocres. Par cesbouches multiples commence ce que nousappelons l 'économie d'échange, tendueentre la production , énorme domaine, et la

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consommation, é norme domaine également .Aux siècles d'Ancien Rég ime, en tre 1400 e t1800, i l s 'agit là encore d'u ne très imparfaiteéconomie d' éc hange. Sans doute, pa r ses origines, se pe rd-e lle dans la nu it des temps,

mais elle n'arrive pas à joindre toute laproduc tion à toute la consommation, un eénorme part de la production se perdantdans l 'au toconsomm ation, de la famille oudu village, n 'entrant pas dans le ci rcuitdu marché.

Cette imperfection dûment considérée,il reste que l' économie de marché es t en progrès , qu 'e lle re lie suffisamme nt de bourgs e tde villes pour commencer déjà à organise rla production, à orienter et commander laconsom mation. Il y faud ra des siècles, sansdoute, mais entre ces deux univers -la production où tout naît, la consommation oùtout se dé truit - , elle es t la liaison, lemoreur , la zone étroite mais vive d'où jaill issent les incitations, les forces vives, les nouveautés, les initiatives, les prises mu lt iplesde conscience, ·les croissances et même le

progrès. J'aime , sans la partager tout à fa it,la remarque de Carl Brinkmann , pour quil'h istoire économique se résume à l' h istoirede l'économie de marché, suivie de ses origines jusqu'à sa fin éventuelle .

Au ssi ai-je bien longuement observé,déc r it, fait reviv re les marchés élémentaires

à ma po rtée. Ils marquent une fron tière,une lim ite basse de l'économie . Tou t ce qu ires te en de hors du ma rché n 'a qu 'un e valeurd'usage , tout ce qui en franchi t la po rteé troite acquiert une valeur d'échange. Selon

qu ' il est d 'un côté ou de l 'autre du marché é lémentaire, l'individu, !' ..- agent », est oun'est pas inclus dans l 'échange, dans ce quej'ai appelé la vie économique pour l' opposer à la vie matériel le; pour le dis tingueraussi - mais cette discussion se ra pour plustard - du capital isme.

L'a rtisa n it inéran t, qui va de bourg enbourg offri r se s pauvres se rvices de rempail

leur

de chaises

ou deramoneur de

chemi nées, b ien que très médiocre consommateur,appar tient cependant au monde du marché ;i l doit lu i demander sa nourriture quoti dienne. S'il a conservé des liens avec sa cam-pagne natale et qu 'au moment de la moissonou de la vendange i l regagne son vil lage poury redevenir paysan, i l enjambe alors la frontiè re du marché, mais dans l 'autre se ns. Le

paysan, qu i lui-mê me commercialise réguliè

re me nt une part de sa récolte et achète régulièrement des outils, des vêtements, fait déjifpartie du marché. Ce lu i qui ne vient aubourg que pour vendre quelques menuesmarchandises, des œufs, un e volaille, pourobtenir les quelques pièces de monnaienécessq.ires-au paiement de ses im pôts ou à

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l 'achat d 'un soc de charrue, celui-là toucheseulement à la limite du marché. Il restedans l 'énorm e masse de l'autoconsommation. Le colporteur, qui vend dans les rues etles campagnes des marchandises par menues

quantités, est du cô té de la vie d 'échanges ,du côté du calcul, du doit.et avoir, si modestes que so ien t et ses échanges et ses calculs.Le boutiquier es t, lui, ca rrément, un agentde l' économie de marché. Ou i l vend ce qu'ilfabrique, et c 'e st un artisan boutiquier ; ou i lvend ce que d 'autres ont produit , i l es t dèslors à l'é tage des marchands. La boutique ,toujours ouverte, à l 'avantage d 'o ffrir unéchange continu, alors que le marché se

tient un ou deux jours par semaine. Plusencore, la boutique, c 'est l' échange assortidu crédit , car le boutiquier reço it sa marchandise à crédit, i l la vend à crédit. Ici,toute une séquence de dettes et de créancesse tenden t à travers l 'échange.

Au-dessus des marchés et des agentsélémentaires de l'éc hange, les foires et lesBourses (celles-ci ouvertes tous les jours,

ce lles- là se_ tenant à da tes fixe s, pendantquelques jours, et revenant su r place à delongs in tervalles) jouent un rôle supérieur.Même si les foir es, comme c'est générale

ment le cas, sont ouvertes aux petits vendeurs ct aux médiocres marchands, ellessont, comme les Bourses, ·dominées par les

gros marchands , ceux que l'on appellerabientôt les négociants et qui ne s'occupentguère du commerce de détail.

Dans les premiers chapitres duvolume II de mon ouvrage, intitulé Les

jeux de J'échange, j'ai longuement décrit cesdi vers éléments de l 'économie de marché,en essayant de voir les choses d'aussi prèsque possible. J'V ai pris peut-être trop deplaisir, )et mon lecteur me trouvera sansdoute un peu long . Mais n 'est-il pas bonque l 'histoire soit d'abord une desc ription ,simp le observation, classement sans tropd'idées préalables? Voir, faire voir, c'es t lamoitié de notre tâche. Voir, s i possible denos propres yeux . Car je puis vous assurerque rien n 'e st plus facile en Europe, je nedis pas aux États-Unis, que de voi r encore ceque peut être un marché dans la rue d'uneville, ou une boutique de jadis, ou un colporteur prompt à vous raconter ses voyage_s ,ou un e foire , ou une Bourse. Allez au Brésil ,dans l 'a rrière-pays de Bahia, ou en Kabylie,ou en Afrique Noire, et vous retrouverez des

marchés archaïques vivant encore sous nosyeux . Et puis, si l 'on veut b ien les lire, i ly a mille documents pour nous parler des

éc hanges d'hier, archives des villes, registres de notaires, papiers de police et tant derécits de voyageurs, pour ne pas parler des

peintres .

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Prenons l'exemp le de Venise. En se pro·menan t dans la v il1 e si miraculeuse·ment intacte, après avoir nâné dans lesarchives et dans les musées, on peut presq ue tout reconstituer des spec tacles d 'hier.A Venise, pas de foires , ou plu s de foires demarchandises : la Sensa, foire de l'Ascen s ion, es t une fête, avec des baraques de mar chands su r la place Saint-Marc, des mas

ques, de la musique et le spectacle rituel desépousailles du doge et de la mer, à la hau

de San Niccolo. Quelques marchés set1ennent su r la plac.e Sa int -Marc , notammentdes marc hés de bijoux précieux et de four

rures non moins précieuses. Mais, hierco mme aujourd'hui , le grand spectab le mar

chand es t celui de la p lace de Ria lto, enface du pont et du Fondaco dei Tedeschiaujourd'hui la poste centrale de Venise. V e r ~1530, l' Aré tin , qui avait sa maison sur le

Canal Grande, s'amusait à regarder lesbateaux chargés de fruits et de montagnes demelons, venant des îles de la lagune vers ce• de Ve nise, car la double place deRi3 ltO , R1alto Nuovo et Ria lto Vecchio, c'es tle ec ventre • et le centre act if de rous leséchanges, de toutes les affaires, petites etgrandes. A deux pas des étalages bruyants dela d ~ u b l p lace, voici les gros négoc iants de

la VIlle, d ~ n s _leur Loggia, construite en 1455 ,on pourrait dtre dans leur Bourse , d iscutant

chaque matin discrètement de leurs affairesdes assurances ma ritimes, des frets, a c h etan t, vendant , signant des con trats en t re euxou avec des marchands é trangers . A deuxpas, les banchieri sont là, dans leurs étroi

tes boutiques, pr êts à régler ces transac tions sur-le-champ, par des viremen ts decompte à compte. Tout prés aussi, là où ilsse trouvent encore a ujourd'hui , I 'H erberia,le marché aux légumes , la Pescheria , ma rché au poisson e t, un . peu plus loin dansl 'ancienn e Ca Qua rini , les Beccarie, les boucheries , au voisi nage de l 'église de s bouchers, San Matteo, se ulemenT dé truite à la

findu sièc

le .Nous se rions un peu plus dépaysés da nsle vacarme de la bourse d 'Amsterdamdisons au X V I I s iècle, mais un agenr dchange d'aujourd'hui, qui se serait amusé àlire l 'é tonnant livre de josé de la VegaC o n f u ~ i ô n de confu siones (1688), s'y e c o n

n a ~ t r a n s a ~ s peine, j'imagine, dans le jeudéjà comp hqué et sophi st iqué des actionsque l'on vend et revend sa ns les posséder,

se lon les procédés Lrés modernes de ventesà terme ou à prime. Un voyage à Londres,dans café s cé lébres de Change Alley ,ré vélerait les mêmes roueries et les mêmesacrobaties.

Mais arrêtons ces énumérations. Nousavons , en simp lifiant, distingué deux reg is-

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rres de l'économie de marché : un registre

inférieur, les marchés, les boutiques, le s colporteurs; un registre supérieur, les foires etles Bourses. Première question : en quoi cesoutils de l 'échange peuvent-ils nous aider à

expliquer, en gros, les vicissitudes de 1économie européenne d'Ancien Régime, entrexve et XVIIIe siècle? Seconde question : enquoi, par ressemblance ou par contraste,

peuvent-ils éclairer, pour nous, les mécanismes de l'économie non européenne, dont oncommence seulement à connaître quelquechose? Ce sont les deux questions auxquelles nous voudrions répondre, en conclusionde la présente conférence.

IV

Tout d'abord, l'évolution de l'Occident,au cours de ces quatre siècles: XV

0, XVI0

, xvueet xvme.

Le xve siècle, surtout après 1450, voitune reprise générale de l'économie , au béné

fice des villes, qui, favorisées par la montéedes prix «industriels» alors que les prix agricoles stagnent ou baissent, démarrent plusvire que les campagnes. Aucune erreur possible : à ce moment-là, le rôle moteur estcelui des boutiques d'artisans ou, mieuxencore, des marchés urbains. Ce sont ces

marchés qui dictent leur loi. La reprise semarque ainsi au plancher de la vie économique.

Au siècle suivant, quand la machinerelancée se complique du fait mëme de sa

vitesse recouvrée (le X I I I siècle et le Xlye,avant la Peste Noire, avaient été des époquesde franche accéléraüon) et du fait de l'élargissement de l 'économie atlantique, le mou

vement moteur se situe à la hauteur desfoires internationales : foires d 'Anvers, deBerg-op-Zoom, de Francfort, de Medina delCampo, de Lyon, un instant cenrre de l'Occident, plus encore par . la suite des foiresdites de «Besançon », celles-ci ex trêmement

sophistiquées, réduites aux trafics del'argent et du crédit et instrument, pendantune quarantaine d'années au moins, de 1579

â 1621, de la domination des Génois, maîtresin contestés des mouvements monétairesin ternationaux. Raymond de Roover, peuenclin, vu sa prudence innée, aux généra li sat ions, n 'hésitait pas à caractériser lexvie siècle comme l'apogée des trés grandes

foires. L'essor de ce siècle si actif, ce serait,en dernière analyse, l 'exubérance d'un dernier étage, d'une superstructure et , du coup,la prolifération de cette superstructure quegonflent alors les arrivées de métaux pré

cieux d'Amérique et , plus encore, unsystème de changes et rechanges qui fait cir-

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cUler rapidement une masse de papier et decrédit. Ce chef·d'œuvre fragile des banquiersgénois s'effondrera avec les années 1620,pour mille raisons à la fois .

La vie active du xv1f siècle, dégagée des

sortilèges de )a Méditerranée, se développeà travers le vaste champ de l'océan Atlantique. On a souvent décrit ce siècle commeune époque de recul ou de stagnation économique. Il faudrait sans doute nuancer. Carsi l'élan du XVIe siècle es t indéniablementcoupé, en Ttalie et ailleurs, la montée fantastique d'Amsterdam n'est tout de même passous le signe du marasme économique. En

tout cas, sur ce point, les historiens sonttous d'accord l 'a c tivité qui persistes'appuie sur un retour décisif à la marchandise, à un échange de base en somme, le toutau bénéfice de la Hollande, de ses flottes,de la Bourse d'Amsterdam. En même temps,la foire cède le pas aux Bourses, aux places marchandes qui sont â la foire ce quela boutique ordinaire es t au marché urbain,c'est-à-dire un flux continu se substituant à

des rencontres intermittentes. C'est lâ unehistoire ultra-connue, classique. Mais laBourse n 'est pas seule en cause. Les splendeurs d'Amsterdam risquent de nous cacherdes réussites plus ordinaires. Le xv1f siècle,en fait, c'est aussi l'épanouissement massifdes boutiques, un autre triomphe du con-

tinu. Elles se multiplient à travers l'Europeoù elles créent des réseaux serrés de redistribution. C'est Lope de Vega (1607) qui ditde la Madrid du siècle d 'Or que « todo se bavuelto tiendas • («tout s'y est transformé

en boutiques-).Au xvme siècle, siècle d'accélération

économique générale, tous les outils del'échange sont logiquement en service : lesBourses amplifient leurs activités, Londresimite et essaie de supplanter Amsterdam quirend alors à se spécialiser comme la grandeplace d'emprunts internationaux, Genève etGênes participent à ces jeux dangereux,

Paris s'anime et commence à se mettre audiapason, l'argent et le crédit courent ainside plus en plus librement d'une place àl' au tre. Dans cette ambiance, il est naturelque les foires soient perdantes : faites pouracrlver les échanges traditionnels parl' octroi d'avantages fiscaux entre autres,elles perdent leur raison d'être en périoded'échanges et de crédit faciles. Toutefois, sielles commencent à décliner là où la vie se

précipite, elles s'épanouissent et se maintiennent là où s'a ttardent des économiesencore traditionnelles. Aussi bien, énumérerles foires actives du xvme siècle, c'est signaler les régions marginales de l'économieeuropéenne : en France, la zone des foiresde Beaucaire; en Italie, la région des Alpes

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(BO lzano) ou le Mezzogiorno, plus encoreles Balkans, la Pologne, la Russie et, versl'ouest, au-de là de l'Atlantique, le NouveauMonde.

Inutile de le dire, en cette période deconsommation et d'échange accrus, les marchés urbains élémen taires et les boutiquessont plus animés que jamais. Celles-ci negagnent-elles pas alors les vi llages? Mêmeles colporteurs décuplen t leurs activités.Enfin se développe ce que l 'histo riographieanglaise appelle le private market, par opposition au public market, celui-ci surveillépar les autorités urbaines sourcilleuses,

ce lu i-là hors de ces co ntrôles. Ce privatemarket qu i, bien avant le xvme siècle, a commencé à organiser dans toute l'Angle terreles achats directs, souvent an ticipés, auxproducteurs, l 'achat aux paysans, hors dumarché, de la laine, du blé, des toiles, etc.,c'est la mise en place, contre la réglementation traditionne lle du marché, de chaî nescommercia les autonomes, fort longues,

libres de leurs mouvements et qui d'ailleursprofitent sans scrupules de cette liberté.Elles se sont imposées par leur efficacité, àla faveur des gros ravitaUlemen ts nécessaires à l'armée ou aux gra ndes capitales. Le«ventre • de Londres, le «ventre • de Parisont été en somme révolutionnaires. Bref, le

xvme siècle aura tout développé en Europe ,y compris le • contre-marché».

Tom cela vérité d'Europe. Nous n'avonsparlé que d'elle jusqu'à présent . Non quenous voulions tout ramener à sa vie particu

lière par une vision eu rocentriste trop commode . Mais, simplement , parce que lemétier d'historien s'est développé en Europeet que c'est à leur propre passé que seson.t attachés les historiens . Depuis quelques décennies, un renversement s'est produit; les sources dOcumentaires, dansl 'Inde, au japon, en Turquie, sont systématiquement exploitées et nous commençonsà connatrre l 'histoire de ces pays autrementque par les rapports des voyageurs ou lesli vres des historiens d'Europe. Nous ensavons assez déjà pour nous poser cettequestion : si les rouages de l' échange quenous venons de décrire, pour l'Europe seule,existent hors d'Europe - et Us existen t enChine , dans l 'Inde, à travers l' Is lam , aujapon - peut-on les utiliser pour un essaid'analyse comparalive? Le but serait, si pos

sible, de situer en gros la non-Europe parrapport à l 'Europe elle-même, de voir si lefo ssé grandissant qui va se creuser entreelles au xtx• siècle était déjà visible avantla Révolution industrielle, si l'Europe é tait,ou non, en avance par rapport au restedu monde.

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Première constatation : partout des mar-chés sont en place, même dans les sociétés àpeine ébauchées, en Afrique Noire . d ~ n s lescivil isations am érindiennes . A foruon, dansles sociétés très denses, évoluées, qui sont

littéralement criblées de marchés élémentaires. Un petit effort, ces marchés sont devantnos yeux, encore vivants ou fac iles .à reconstitue r. En pays d' Islam , le s vi lles ontdépouillé à peu près les villages de leursmarchés. Tout comme, en Europe, elles lesont avalés. Les plus larges de ces marchéss'étalent aux portes monumentales des c i t é s ~en des espaces qui ne son t en somm e m

campagne, ni ville, oü le ci tadin d'un cOté,

le paysan de l 'autre, se rencontrent en terrain neutre. Dans la ville même, aux rues etplaces étroites, des marchés de quartierven t à se glisser : le clien t y trouve le pamfra is du jour, quelques marchandises e t, contrairement à l 'usage ordina ire de l'Europe,beaucoup de plats cuisinés : boulettes de

~ ~ ~ ~ ~ ~ - ~ ~ g ~ : n ~ r ! r ~ ~ ~ ~ e ~ ~ : ~ ~ àla fois marchés, rassemblemen ts de boutiques et halles à l 'européenne, ce sont lesfondouks, lef. bazars, ain si le Besestan

d'Istanbul.Dans l'Inde, notons une particularité :

pas un village qu i ne possède son marché,en raison de la nécessité d'y transformer,

par l 'intervention du marchand banyan, lesredevances, livrées en nature par la communauté villageoise, en redevances en argent,soit pour le Grand Moghol, soit pour les se i-gneurs de sa suite . Faut-il voir dans ce tte

nébuleuse de marchés villageois une imperfection, dans l'Inde, de la sa isie urbaine?Ou bien, au con traire, imaginer que les marchands banyans pratiquent une sorte de pri-va re marker, en saisissant la production à la

source, dans le village même ?L'o rganisa tion la plus étonnante, à

l'étage des marchés élémentai.,rcs , c'est assurémen t cen e de la Chine, â tel point que soncas relève d'une géographie exacte, quasi

mathématique. Soit un bourg, ou une petiteville. Marquez un point sur une feu ille blanche. Autour de ce point se disposent de six àdix villages, à une distance telle que le paysan peut, dans la journée, aller au bourget en revenir. Cet ensemble géométrique-un point au centre et dix po in ts autour del u i - c'est ce que nous appellerions un canton, la zone de rayonnemen t d'un ma.rc.hè

de bourg. Pratiquement ce marché se diviseselon les rues et les places du bourg, ils'accroche aux boutiques des revendeurs,des usuriers, des écrivains pub lics, des marchands de menues denrées, des maisons dethé et de saké. W. Skinner a raison, c'estdans cet espace cantonal que se s itue la

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matrice de la Chine paysanne, non pas dansle vil1age. Vous accepterez aussi sa ns diffi -culté que les bourgs tournent, quant à eux,autour d'une ville qu ' il s enveloppent à distance convenable er ravitaillent, et par

IaqueJie ils sont liés aux trafics lointains etaux marchandises qui ne sont pas produitessur pl ace. Que le tout soit un système, c'estce que dit clairement le fait que le ca lendrierdes marchés des divers bourgs et de la villesont fixés de façon à ne pas se chevaucher.D'un marché à l 'autre, d' un bourg à l 'autre,circulent sans arrêt colporteurs et artisans,car, en Chine, la boutique de l 'artisan es t

ambulante et c'es t su r le marché que vouslouerez ses services, si bien que le forgeronou le barbier se rendront pour leu r travail àvotre domicile. Bref, la masse chinoise es ttraversée, animée par des chaînes de marchés réguliers , liés les uns aux autres et tousétroitement surveil1és.

Les boutiques, le s colporteurs, so n t éga-lement très nombreux, ils pullulent; maisle s foires et les Bourses, rouages supérieurs,

font défaut. Il y a bien quelques foires, maismarginales, aux frontières de la Mongolie,ou à Canton, pour les marchands étrangers,façon aussi de les surveiller.

Alors, de deux choses l'une : ou bien legouve rnement es t hostile à ces formes supé-rieures de l'échange, ou bien la ci rculation

capillaire des marchés élémentaires suffit àl'économie chinoise : le s artères et les vei-nes ne lui seraient pas nécessaires . Pourl 'une ou l 'autre de ces raisons, ou pour lesdeux à la fois, l 'échange en Chine es t en

somme écrêté, arasé, et nous verrons dansune autre conférence que cela a eu sa grandeimportance pour le non-développement ducapitalisme chinois.

Les étages supérieurs de 1 échange sont

, mieux dessinés au japon , où: les réseaux degrands marchands sont parfaitement organi

s ~ s . Mieux dessinés aussi dans l 'Insulinde,vieux carrefour marchand, qui a se s foires

régulières, ses Bourses, si vous entendez parlà comme da.ns l 'Europe des xv"'-XVI11 siè<:les,e t mêm e plus tard, les réunions quotidien-nes des gros marchands d 'une place donnée. Ainsi à Bantam, dans l ' ile de java, long-temps la ville la plus active de l'ile, mêmeaprès .la fondation de Batavia en 1619, le snégociants se réunissent tous les jours su rune des places de la ville, à l 'heure où lemarché s'y achève.

L'Inde est par excellence le pays de s foi-res, vastes réunions marchandes et religieu-ses à la fois, car elles se font le plus souventsur des lieux de pèlerinage. Toute la pénin

sule est remuée par ces réunions gigantesques . Admirons leur omniprésence et leurimportance; n 'étaient-elles pa s cependant le

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sigrie d ' un e économie traditionnelle, d'unecertaine façon tournée vers le passé? Parcontre, dans le monde islamique, quoiqueles foires aient existé, elles n'étaient niaussi nombreuses ni aussi larges que celles

de l'Inde: Des exceptions telles que les foi res de La Mecque ne font que confirmer larègle. En effet; les villes musulm anes, surdé

veloppées et surdynamiques, possédaient lesmécanismes et le s instruments des é tagessupérieurs de l'échange. Des billets à ordre ycirculaie nt aussi couramment qu 'en In de etallaient de pair avec l'utiliSation directe del'argent comptant . Tout un réseau de crédit

reliait les villes musulmanes à l 'ExtrêmeOrient. Un voyageur anglais, de retour des

Indes, en 1759, et sur le point de passer deBasra à Constantinople, ne voulant pas laisse r son argent en dépôt à l'East lndia Company, à Surat, versait 2000 piastres en espé·ces à un banquier de Basra, qui lui donnaun e lettre rédigée en « ingua franca » pourun banquier d'Alep. Il aurait dü , théoriquement, en retirer un profit, mais ne gagna pas

autant qu' il en avait l 'e spoir. Nul ne gagneà tous les coups.

En résumé, si on la compare aux écono

mies du reste du monde, 1'économie euro

péenne semble avoir dO son développementplus avancé à la supériorité de ses instru ments et de se s institutions : les Bourses

et les diverses formes du crédit. Mais, sansexception aucune, tous le s mécanismes etartifices de l 'é change se retrouvent endehors de l 'Europe, développés et utilisés àdes degrés divers, et l'on peut y discerner

une hiérarchie : à l 'étage presque supérieur,le Japon; peut-être l'Insulinde, et l'Islam;sûrement l'Inde, avec son réseau de créditdéveloppé par ses marchands banyans , sapratique des prêts d'argent aux entrepriseshasardées, ses assurances maritimes ; àl 'é tage au-dessous, habituée à vivre sur e lle·même, la Chine; et fina lement, juste au-dessous d'elle, des milliers d'économies encore

primitives.Le fait d'établir un classement entre leséconomies du monde n 'est pas sans signification . Je garderai à l 'esprit cette hi érarchiedans le chapitre suivant, quand je tenteraid'évaluer les positions occupées par l 'économie de marché et le capitalisme. En effet,cette mise en ordre à 1a verticale permettraà l'analyse de porter ses fruits. Au·dessus dela masse énorme de la vie matérielle de tous

les jours, l'économie de marché a tendu se sfilets et maintenu en vie se s divers réseaux.Et ce fut, d'habitude, au-dessus de l'éco nomie de marché proprement dite, qu'aprospéré le capitalisme. On pourrait dire quel 'économie du monde entier est visible surune vraie carte en relief.

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CHAPITRE DEUXIÈME

LES JEUX DE L' tCHANGE

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Dan s ma précédente conférence, j'ai m a rqué la place caractérislique, du XV

11 auxvme siècle, d'un énorm e secteur d'autocon·somma tion qu i, pour l 'essentie l, res te tout àfait é t ran ger à l 'écon omie d 'échange.L' Europe, même la plus développée, es t

trouée , jusqu 'a u xvm" siècle et même au ·de là, de zones qui participent peu à lavie généra le et, dans leur isolement, s'obsti·nent à mener leur propre existence, presque

e ntièrement fermée sur elle·même.je voudrais aujourd'hui aborder ce qui

re lève proprement de l'échange et que nousdésignerons à la fois comme l'économiede marché et comme le capitalisme. Cette

double appella tion indique que nous enten·dons distinguer l 'un de l'au tre ces deux sec·teurs qui, à nos yeux, ne se confonde nt pas.Répétons toutefois que . ces deux groupesd'activité - économie ·de marché et capita·Iisme - sont, jusqu 'au XV lll8 siècle, m inori ·taî res, que la masse des ac tions des hommes

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reste contCnue, engloutie dans l'immensedomaine de la vje matér jelle. Si l'économiede marché es t en extension, si elle couvre

déjà de trés vastes surfaces et cannait dessuccès spectaculaires, elle manque encore,assez souvent, d 'épaisseu r. Quant aux réali

tés d 'Ancien Régime que j'appelle, à tortou à raison, capitaHsme, elles relèvent d'uné tage brillant , sophistiqué, mais étroit, qu ine saisit pas l'ensemble de la vie économique et ne crée pas, l 'exception confirmant la

règle, de • mode de production • qui lu i seraitpropre et tendrait , de lui-même, â se.géfoiérali se r. Il s'en faut même que ce capitalismequ'on di t d'ordinaire marchand saisisse,manœuvre dans son ensemble l'économiede marché , bien que celle-ci soit sa condition préalable indispensable. Et, cependant,le rôle national, international, mondial, ducapitalisme est déjà évident.

L'économie de marché , dont je vous ai

déjà parlé dans le premier chapitre, seprésente à nous sans trop d'ambigurté. Leshistoriens lui ont accordé, en vérité, uneplace princière. Tous la privilégient. Parcomparaison, la production et la consommation sont des continems encore mal pros-

44

pectés par une recherche quantitative quin 'e n es t qu'à ses débuts. On ne comprend

pas ces univers avec facilité . L'économ ie demarché , au contraire, ne cesse de faire parlerd 'elle. Elle remplit des pages et des pages

de documents d'archives - archives urbai

nes, archives privées de familles marchandes, papiers de justice et de police, délibérations des chambres de commerce, registresde notaires .. Alors, comment ne pas la repérer et ne pas s'intéresser à eUe? Elle occupecontinüment la scène .

Le danger, c'est évidemment de ne voirqu'elle, de la décrire avec un luxe de détailsqui suggère une présence envahissante,

insistante , alors qu'elle n'est qu 'unfragment d'un vaste ensemble, de par sanature même qui la réduit à un rôle de liaison entre la production et la consommationet du fait qu'avant le XIXe siècle, elle es tune simple couche plus ou moins épaisse etrésistante, parfois trés mince, entre l'océande la vie quotidienne qui la sous-tend et les

processus du capitalisme qui, une fois su rdeux, la manœuvrent d'en haut.

Peu d 'historiens ont le sentiment netde cette limitation qui , la restreignant, définit l 'économie de marché et signale son vrairôle. Witold Kula es t du nombre de ces quelques-uns qui ne s 'en laissent pas trop imposer par le mouvement des prix du marché,

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ses hauts, ses bas, ses crises, ses corrélations lointaines et ses tendances à l'unisson - c'est-à-dire tout ce qui rend palpable l'augmentation régulière du volumedes échanges. Pour reprendre une de sesimages, il importe de regarder toujours au

fond du puits, jusqu'à la masse profonde del'eau, de la vie matérielle que les prix dumarché touchent, mais ne pénètrent etn'entraînent pas toujours. Aussi bien toutehistoire économique qui ne serait pas àdoub le registre - à savoir la sortie du puitset le puits en profondeur- risque d 'ê tre terriblement incomplète.

Cela dit, i l reste évident qu'entre xv• et

xvm• siècle, la zone de cette vie rapide qu'estl 'économie de marché n'a cessé de s'élargir.Le signe qui l 'annonce et le prouve, c'est, àtravers l'espace, la variation en chaîne desprix des marchés. Ces prix bougent dans lemonde entier, en Europe selon d'innombrables observations, au Japon et en Chine,dans l'Inde et à travers les pays d 'I slam(ainsi dans l'Empire turc), en Amérique, làoù le métal précieux joue un rôle précoce -c'est-à-dire en Nouvelle-Espagne, au Brésil,au Pérou. Et tous ces prix se correspondentbien ou mal, se suivent avec des décalagesplus ou moins accentués, décalages à peinesensibles à travers l'Europe entière où leséconomies s'accrochen t de près les unes aux

4<

autres, mais qui, par contre, retarderaientd 'une vingtaine d'années au moins, par rap-

Ï a ~ ~ ; ~ ~ ~ ~ ~ r ; i : C ~ e c : t q ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ r ~ ~ ~ ~ ~ ~ de

Bref, bien ou mal, une certaine économie relie entre eux les différents marchés

du monde, une économie qui n'entraîne derrière elle que quelques marchandises exceptionnelles, mais aussi les métaux préc ieux,voyageurs privilégiés, qui font déjà le tourdu monde. Les piéces de huit espagnoles,frappées avec le métàl blanc d'Amérique,traversent l a Méditerranée, traversentl'Empire tu rc et la Pe rse, atteignent l' Inde etla Chine. A partir de 1572, par le relais de

Man il le, le métal blanc américain traverseaussi le Pacifique et, en fin de voyage, parvient une fois de p lu s à la Chine, par cettevoie nouvelle.

Ces liaisons, ces chaînes, ces trafics,ces transports essentiels, comment n'attire·raient-ils pas les regards des historiens? Cesspectacles les fascinent comme ils ont fasciné les contemporains. Même les premierséconomistes, qu 'é tudient-il s, en fait, si ce

n 'e st l'offre et la demande sur le marché?Les vil les so urcilleuses, leur politique éco·nomique, qu'est-elle, sinon la surveillancede leurs marchés, de leur approvisionnement, de leurs prix? Et le Prince, dés qu 'unepolitique économique se dessine dans ses

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ac tes , n 'e s t-ce pas à propos du marché national, du pavillon na tional qu 'il fau t défend re,de l'indu strie nationale liée au marché intérieur et au marché ex térieur, et qu'il importede promouvoir? C'est dans cette zone étroiteet sensibl e du marché qu ' il est poss ible

et logique d'agi r. Elle répercute les mesuresprises, comm e la pratique le montre tous lesjours. Si b ien qu 'on a fini par croire, à tortou à raison , que les ~ h a n g e s ont, en eu_x-

mêm es, un rôle décisif, équilibrant, qu ' Ilségalisent pa r la concurrence les dénivellations, ajustent l'offre et la demande, que lemarché est un dieu caché et bé névole, «lamain invisible • d'Adam Smith, le marchéautorégulateu r du X1xe sièc le, la c lef de voüte

de l'économie , si l 'on s'en tient au laissezfaire, laissez passer.

11 y a là une part de vérité, une partde mauvaise foi, mais aussi d 'illusion . Peuton oublier co mbien de foi s le marché a ététourné ou faussé, le prix arbit rairement fix épar le s monopoles de fai t ou de droit ? Etsurtout , en admenant les vertus concurrentielles du marché («le premier ordinateurmis au service des hommes»), i1 import e de

s ignaler au moins que le marché, entre produ ction e t consommation , n 'es t qu 'une liaison imparfaite, ne serait-ce que dans lamesure où elle reste parrjelJe. Soulignons cedernier mot : partielle. En fait , je cro is au x

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vertus et â l 'importance d 'une économie dema rché, mais je ne crois pas à son règnee x c h ~ s i f N'empêche que, jusqu'à des tempsrelativement proches de nous, les économistes ne raisonnaient qu'à partir de se s schéma_s et de se s leçons. Pour Turgot, la c ircu

lation , c'est bel et bien l 'e nsemble de la vieéconom ique. De mê me David Ricardo, beauco up plus tard, ne voil que le fleuve étroit,

: ~ ~ i s v t ~ l u ~ e J ~ ~ o e n ~ T ~ ~ u ~ ~ t ~ : ~ ~ ~ ~ n ~ ~ ~les économistes, instruits par l'expérience,ne défendent plus les vertus automatiquesdu laissez faire, le mythe ne s'est pas encoreeffacé dans l'opinion pUblique et les discussions po litiques d 'aujourd 'hui .

I IFinalem ent, si j 'a i jeté le mot capita

lisme dans le débat , â propos d 'un e époque où. on ne lui cannait pa s toujours droitde cité, c'est avant tout parce que j'avaisbesoin d'un mot autre que celu i d 'économjede marché pour désigner des activités qu i

s'avèrent différentes. Mon intention n'étaitce rtes pa s d'introduire le loup dans la b e r g erie. Je savais b i en - tant les historiens l'ontrépété déjà e t â bon escie nt - que cc motde combat est ambigu, terriblement cha rgé

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d'actualité et , virtuellement, d'anachronism-e. Si, contre toute prudence, je lui aiouvert la porte, c'est pour de multiples raisons.

Tout d'abord, en tre xve et xvme siècles,certains processus réclament une appella

tion particulière. Lorsqu'on les observe deprès, les ranger, sans plus, dans l'économiede marché ordinaire serait presque absurde.Le mot qui vient alors spontanément àl'esprit est bien celui de capitalisme. Agacé,vous le chassez par la porte, i l rentre presque aussitôt par la fenêtre. Car vous ne lu itrouvez pas de remplaçant adéquat, er c'estsymptomatique. Comme di[ un économiste

américain, la meilleure raison de se servirdu mot capitalisme, si décrié qu ' il soit, c'estaprès tout qu'on n 'en a pas trouvé d'autrepour le remplacer. Sans doute a-t-il l'inconvénient de traîner après lui d'innombrablesquerelles et discussions. Mais ces querelles,les bonnes, les moins bonnes et les oiseuses, i l est en vérité impossible de le s éviter,d 'agir et de discuter comme si elles n'existaient pas. Inconvénient pire, le mot est

chargé des sens que lu i donne la vied'aujourd'hui.

Car capitalisme, dans so n usage large,date du début même du xxe siècle. J'en verrais le lancement véritable, avec un peud'arbitraire, dans la parution, en 1902, du

sn

livre bien connu de Werner Sombart, Der

moderne Kapitalismus. Ce mot, pratiquement, Marx l'aura ignoré. Nous voilà donc,et directement, menacé du pire des péchés,celui d'anachronisme. Pas de capitalismeavant la Révolution industrielle , criait un

jour un encore jeune historien : «Le capital,oui; le capitalisme, non!»

Pourtant, i l n'y a jamais entre passé,même passé loinrain, et temps présent derupture totale, de discontinuité absolue ou,si l'on préfère, de non-contamination, Lesexpériences du passé ne cessent de se prolonger dans la vie présente, de la grossir. Aussi beaucoup d'historiens, et non des

moindres, s'aperçoivent-ils aujourd'hui quela _Révolution industrielle s'annonce longtemps avant le XVIIIe siècle. Peut-être lameilleure raison de s'en persuader est-elle lespectacle de certains pays sous-développésd'aujourd'hui qui tentent et, le modèle de

la réussite soi-disant sous leurs yeux, ratentleur Révolution industrielle. Bref, cette dialectique sans fin remise en cause - passé,présent; présent, passé - risque d'être tout

simplemenr le cœur, la raison d'être del'histoire e l 1 e ~ m ê m e .

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I II

Vous ne disciplinerez, vous ne définirezle mot capitalisme, pour le mettre auseul service de l'explication historique, quesi vous l'encadrez sérieusement entre lesdeux mots qui le sous-tendent et lui d o m ~ e n tson sens : capital et capiealiste. Le capllal,réalité tangible, masse de moyens a isémentidentifiables, sans fin à l 'œuvre; le capita-liste, l'homme qui préside ou essaie d ~ présider à l'insertion du capital dans l'meessant processus de production à quoi lessociétés sont toutes condamnées ; le capita-lisme, c'est, en gros (mais en .gros seulement), la façon dont es t condmt, pour des

fins peu altruistes d'ordinaire, ce jeu conslant d'insertion.

Le mot-clef, c'est le capital. Celui-ci,dans les études des économistes, a pris lesens appuyé de bien capital; i l ne désigne

pas seulement les a<:c_umulations ~ _ a r g e n t ,mais les résultats ut1hsables et utthsés detout travail antérieurement accompli : unemaison es t un capital; du blé engrangé, u ~capital; un navire, une route sont capttaux. Mais un bien capital ne ménte sonnom que s'il participe au processus renouvelé de la production : l'argent d'un trésor

inemployé n'est plus un c a p i t a ~ , de r:nêmeune forêt inexploitée, etc. Cela dit, est-Il une

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seule société, à notre connaissance, qui n'aitaccumulé, qui n'accumule des biens capitaux , qui ne les utilise régulièrement pourson travail et qui, par le travail, ne les

reconstitue, et ne les fasse fructifier? Le village le plus modeste d'Occident, au xv" siècle, a ses chemins, ses champs épierrés, ses

terres mises en culture, ses forêts organisées, ses haies vives, ses vergers, ses rouesde moulins, ses réserves de grains... Descalculs faits pour les économies d'AncienRégime donnent, entre le produit brut d'uneannée de travail et la masse des biens capitaux (ce que ne:us appelons, en français, lepatrimoine), un rapport de 1 à 3 ou 4,le même, en somme, que celui qu'acceptait

Keynes pour l'économie des sociétés actuelles. Chaque société aurait ainsi, derrièreelle, l'équivalent de trois ou quatre annéesde travail accumulé, mis en réserve, dontelle se servirait pour mener à bien sa production, le patrimoine n'étant d'ailleurs quepartiellement mobilisé à cette fin, jamaisévidemment à 100 %.

Mais laissons ces problèmes. Vous les

connaissez aussi bien que moi. je ne voussuis redevable, en fait, que d'une seuleexplication : comment puis-je valablementdistinguer le capitalisme de l'économie demarché? Et réciproquement? ~

3 ~ - ~ ' ?·--! _.... f\\\'\1,

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Bien e nt endu, vous ne vous attendez:pa s,. de ma part, à une disrînction péremptoi re, du genre : l 'e au d 'un côté, l ' huileau-dessus d 'e lle? La réalité économique neporte jamais sur des corps simples. Mai_s

vous accep terez:, sa ns trop de diffi culté, qu 't lpuisse y avoir au moins deu x form es d'économie dite de marché ( A , 8), discernabfesavec un peu d 'attention, ne se ra it -ce quepar les rapport s humain s, économiques etsociaux qu 'e lles ins tau rent .

Dans la premiè re ca tégorie ( A ), je ve r-se rai s volontiers les échanges qu otidiens dumarché, les trafics locaux ou â faible distance : ainsi, le blé, le bois qu i s' acheminentvers la vil le proche; et même les commerces

c\ plus large rayon , lorsqu 'ils son t é g u l i eprévisibles, routiniers, ouverts aux pentscomme aux grands marchands : ainsi l'ache minement des grains de la Baltique à partirde Dantzig jusqu 'à Amsterdam, au XV IIe s iècle; ainsi du Sud vers le Nord de l'Europe,le commerce de l 'huile ou du vin- je penseà ces «n on es)) de cha riots allemands venantchercher, chaque année, le vin blanc de

l' Istrie.De ces éc hanges sa ns surpr ise, «trans

parent s ,., dont c hac un cannait à l'a vance lestenants et les aboutissant s et don t on peu tsupputer â peu près les bénéfi ces toujours

mes urés , le marc h é d 'un bourg s 'offre

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comme un bon exemple. JI réunit avant toutdes producteurs -paysans, paysannes, artisa ns - et des clien ts, les uns du bourg lu imême, les autres des villages voisins. Toutau plu s y a-t-il, de temps à autre, deux outrois marchands , c'es t-à-dire, en tre le client

e t le producteur , l ' in termédia ire, le troiS_ième .homme. Et ce marchand peut, à

! , c ~ ~ : s ! ~ ~ · ~ :;!r ; : ~ h ! ~ ~ ~ ~ ~ ~ n ~ ~s tockage; même un petit revendeur peut,contre les règlements , aller au devant desp a y ~ n s à l 'entrée du· bourg, ache ter à prixrédmt leurs denrées et les proposer ensuitelui-même aux acheteurs : c'es t une fraudeélém entaire, présen te autour de tous les

~ ~ ~ l ~ i s ~ " : e ~ f c c ~ ~ = t : ~ d ~ o ~ t ~ ~ i ~ : ; ~ ~ ~ : ;les prix. Ainsi, même dans le bourg idéalque nous imag in ons, avec son commerceréglemen té, loyal, transparent - «l 'œil dansl'œil, la ma in dans la main ·», comme di tla langue allemande - , l 'échange se lon laca tégorie B, fuyant la transparence et lecont rôle, n 'e st pas abso lument absent. Demême , le co mmerce régulier qui anime les

grands convo is de blé de la Baltique est uncommerce rransparen t : les courbes de prixau départ, à Dantzig, et à l'arrivée, à Amsterdam , so nt synchrones et la ma rge de bénéfice es t à la fois sûre et modérée. Mais

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qu'une famine se déclenche en Méditerranée,. vers 1590 par exemple, nous verronsdes marchands internationaux, représentant

de gros clients, détourner de leur route h a b ~ -tuelle des vaisseaux entiers dont la cargaison, transportée à Livourne, ou à G ê n e s ~aura triplé ou quadruplé de prix. Là ausst

l 'économie A peut céder le pas à l 'économie B.

Dès qu 'on s 'élève dans la hiérarchie deséchanges, c'est le second type d 'économie

qui prédomine et dessine sous nos yeux _une«sphère de circulation» évidemment d1ffé·rente. Les historiens anglais ont signalé, àpartir du xve sièc le, l'importance grandis

sante, à cOté du marché public tradilionnel

- le publicmarket -

, de ce qu :ils~ p t i : ; e ~

le private market, le marché pnvé; Je diraisvolontiers, pour accentuer la différence, leconrre-marché. Ne cherche-t-il pas, en effet,à se débarrasser des règles du marché traditionnel, souvent paralysantes à l 'excès? Desmarchands itinérants, ramasseurs, collec

teurs de marchandises, rejoignen t les producteurs chez eux. Au paysan , il s achètentdirectement la laine, le chanvre, les ani

maux sur pied , les cuirs, l'orge ou le blé, lesvolailles , etc. Ou, même , il s lui achètent cesproduits à l'avance, la laine avant la tontedes moutons, le blé alors qu'il es t en herb_e.Un simple billet signé à l'auberge du VJI-

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lage ou à la ferme même scelle le contrat.Ensu ite , il s achem ineront leurs achats, parvOi tu res, bêtes de somme ou barques, versles grandes villes ou les ports exportateurs.De tels exemple s se retrouvent dans lemonde entier, autour de Paris, commeautour de Londres, à Ségovie pour les laines,autour de Naples pour le blé, dans les Pouilles pour l' huile, dans l'Insulinde pour le poivre .. Lorsqu'il ne se rend pas dans l 'exploitation agr icole elle-même, le marchand it i·nérant donne ses rendez-vous au bord dumarché, en marge de la place où celui-ci sedéroule, ou bien, le plus so uvent , i l tient sesassises dans une auberge : les auberges son tles relais du roulage, le s officines du trans·

port. Que ce type d 'échange substitue auxconditions normales du marché collec tif destransactions individuelles dont les termesvarient arbitrairement selon la situation res·pective des intéressés, c'est ce que prouventsans ambiguïté le s procès nombreux qu 'en·gendre en Angleterre l'interprétation despetits billets signés par le s vendeurs . Il es tévident qu'il s 'agit d 'échanges inégaux où la

concurrence - loi essen tielle de l'économie

dite de marché - a peu de place, où lemarchand dispose de deux avantages : i l arompu les relations entre le producteur etcelui à qui es t destiné finalement la marchandise (seul i l connaît les conditions du

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marché aux deux bouts de la chaîne etdonc le bénéfice escomptable) et i l disPosed 'argent comptant, c'est son argument principaL Ainsi, de longues chaînes marchandesse tendent entre production et consomma-tion , c'est assurément leur efficacité qui

a Imposées, en particulier pour le ravitaillement des grandes vil les, et qui a incitéles. aut or ités à fermer les yeux, pour lemoms tl re lâche r leur contrôle.

Or, plus ces chatnes s'allongent, pluselles échappent aux régies et aux contrôles habituels, plus le processus capitalis teémerge clairement . Il émerge de façon éclatante dans le commerce au loin, le Fern-

handel où les historiens allemands ne sont

pas les se uls à voir le superlatif de lavie d 'échange. Le Fe rnhandel es t, par excel-

~ ~ ~ ~ = ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ a ~ ~ e ~ i l ~ ~ i n : ~ ; ; ~ tt'abri des su rveil lances ordinaires ou lu i permettent de les _tourner ; i l agira, le caséchéant, de la co te de Coromandel ou desrivages du Bengale à Amsterdam, d 'Amsterdam tl tel magasin de revente en Perse ou enChine, ou au Japon. Dans cette vaste zone

opérat ionnelle, i l a la possibilité de chois ire t i l choisit ce qui maximise ses profi ts :c o m m e r ~ e des Antilles ne donne plus que

~ ~ ~ l ! S i ~ s ~ ~ ~ t ~ ! ? c ~ ~ ~ ~ ~ ~ = ~ ; ~ ~ ~ e n ~ ~

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Inde ou le co mmerce à la Chin e garantit des

bénéfices doubles. JI suffi t de changer sonfusil d'épau le.

De ces gros bénéfices dériven t des accumu lations de capitaux cons idérab lesd 'a utant p lus que le commerce au loinpartage entre quelques mains se ulemenl .

~ ~ y c ~ C . U ~ ! , s ieuicJ:;: ;s;e ~ ~ ~ m u e ~ ~ e ~ ~ ~ ~tude de parties prenan tes. Par exemple, auXV Ie siècle, le commerce intérieur du Portu gal, vu dans sa ma sse et dans toute sa valeurmonétaire supposée, es t de loin supérieur aucommerce du poivre, des épices et des drogues. Mais ce commerce in térieur est souvent sous Je signe du troc .... de la valeur

d'usage. Le commerce des épices est dans ledroit fil de l'économie monétaire. Et seuls degros négocian ts le pratiquent et concentrent

ses bénéfices anormaux entre leurs mains .Le même raisonn ement vaudrait pourl'Angleterre au temps de Defoe.

Ce n 'est pas par hasard si, dans tous lesp ~ y s du monde, un groupe de gros négoc tants se détache nettement de la masse des

m a r c h a n ~ s , et si ce groupe est d 'une part

très étron et, d'autre part, toujours lié -en tre autres activités - au commerce auloin . Le phénomène es t visible en Allemagne dés le XIV   siècle à Paris dès le xnfdans les villes d' Ita lie dès le xue et p e u t

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plus tôt. Le tayir, en Is lam, dès avant l'apparition des premiers négociants d 'Occiden t,es t u"n importateur-exportateur qui. de samaison (déjà le commerce fixe) , dirigeagen ts et commissionnaires. I l n'a rien decommun avec le hawanU, le boutiquier dusoukh. Dans l'Inde, à Agra, encore une

énorme vil le, vers 1640, un voyageur noteque l 'o n désigne sous le nom de sogador(c ce lu i que nous appellerions chez nous,en Espagne, un mercader , mais ce rtainss'ornent du nom particulier de katari, titrele plus éminent entre ceux qui professent ,en ces pays-là, l'art mercantile et qui signifie marchand richissime et de gran d crédit ,.,En Occident , le vocabulaire signale des différences analogues. Le cnégocianh , c'es t lekarari français; le mot apparal t au xvn" siècle . En Italie, la distance est énorme entre lemercante a taglio et le negOz iantc ; de mêm een Angleterre, entre le tradesman et le mer-chant qui, dans les ports anglais, s'occupeavant tout d'exportation et de commerce aulo in ; en Allemagne, entre les Krli -mer d 'une part et, de l 'a utre, le Kaufmann ou

le Kautherr.

Que ces capitalistes, en Islam comme enChrétienté, soien t les amis du prince , desall iés ou des exploiteurs de l 'État , esti l besoin de le dire? Très tOt, depuis toujours, ils dépassent les limites «na tionales»,

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s 'entendent avec les marchands des placesétrangères. Ils ont mille moyens de fausserJe jeu en leu r faveur , par le maniement ducrédit , par le jeu fructueux des bonnescontre les mauva ises monnaies, les bon nesmonnaies d 'argent et d 'o r allant vers lesgrosses transactions, vers le Capital , les

mauvaises, de cu ivre, vers les petits sa laireset paiements qu otidiens, donc vers le Travail . Ils on t la supériorité de l ' information ,de l'intelligence, de la Culture. Et il s saisisse nt autour d'eux ce qui est bon à prendrela terre, les immeubles, les rentes .. Qu'ilsaient à leur di sposiüon des monopoles ou

simplement la puissarice nécessaire poureffacer neuf fois sur dix la concurrence, quien douterait ? Écrivant à l'un de ses comparses de Bordeaux, un marchand hollandaislui recommandait de teni r secre ts leurs projets; autrement, ajoutait-il, «il en serait de

cette affaire comme de tant d'autres où, dèsqu'il y a de la concurrence, i l n 'y a plusd'eau à boire »! Enfin, c'est par la massede leurs capitaux que les capitalistes sont àmême de préserver leur privilège et de seréserver les grandes affaires internationales

du temps. D'une part pa rce qu 'à ce n e époque de transports très len ts le grand commerce impose de longs délais au rou lementdes capitaux i l fa ut des mois, parfoisdes années, pour que les sommes investies

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reviennent, grossies de leu rs bénéfices.D'autre part, parce que, généralement, legrarid marchand n'utilise pas seulement sescapitaux : i l recourt au crédit, à l'argent desautres. Enfin , les capitaux se déplacent. Dèsla fin du XIVe siècle, les archives de Francesco di Marco Datini, marchand de Prato

prés de Florence, nous signalen t les va-e t-vient de lettres de change en tre les villesd' Ita lie et les points chauds du capitalismeeuropéen : Barcelon·e, Montpellier, Avignon,Paris, Londres, Bruges... Mais ce sont là desjeux aussi étrangers au commun des mortelsque le sont , aujourd'hui, les délibérationsultra-secrètes de la Banque des Règ lementsInternationaux, à Bâle.

Ainsi le monde de la marchandise ou del'échange se trouve-t-il strictement hiérarchisé, depuis les métiers les plus humbles- crocheteurs, débardeurs, colporteurs, voituriers, matelots - , jusqu 'aux caissiers,boutiquiers, courtiers aux noms divers, usuriers, jusqu'a ux négociants enfin . La chose àpremière vue surprenante, c'est que la spécialisation, la division du travail, qui ne

fait que s'accentuer rapidemenl au fur et àmesure des progrès de l'économie de marché, affecte toute cette société marchande,sauf à son sommer, ce lui des négociantscapitalistes. Ainsi le processus de marcel-

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lement des fonctions, cet te modernisation,s'est manifes tée d'abord et seulement à labase : les métiers, les boutiquiers, voire lescolporteurs, se spécialisent. Non pas le hautde la pyramide, car, jusqu'au xrx"' siècle, lemarchand de haut vol n'est, pour ainsi dire,jamais limité à une seule activité : i l es t

marchand, bien sO r, mais jamais dans uneseule branche, et i l es t tout aussi bien, selonles occasions, armateur, assureur, prêteur,emp runteu r, financier, banquier, ou mêmeent repreneur industriel ou exploitant agricole. A Barcelone, au xvm"' siècle, le boutiquier détaillant, le botiguer, est toujours spécialisé : i l vend ou des toiles, ou des draps,ou des épices .. S'enrichit-il suffisammen t

pour deveni r, un jour, négociant,i l

passeaussitôt de la spécialisa tion à la non-spécialisation. Désormais, toute bonne affaire à saportée sera de sa compétence.

Cette anoma lie a été souvent remarquée,mais l 'explica tion ordinaire ne peut guèrenous satisfaire : le marchand, nous dit-on,divise ses activités en tre divers secteurs,pour limiter ses risques : i l perdra surla cochenille, i l gagnera sur les épices ; i lratera un e transaction marchande, mais i lgagnera en jouant sur les changes ou en prêtant de l'argent à un paysan pour se constituer une rente ... Bref, i l suivrait le conse il du proverbe français qui recommande de

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«ne pas mettre tous ses œufs dans le mêmepanier ».

En fait, je pense :- que le marchand ne se spécialise pasparce qu 'aucune branche à sa portée n'estsuffisamment nourrie pour absorber touteson activité. On croit trop souvent que le

capitalisme d 'hier était menu, faute de capi·taux, qu ' il lui a fallu longtemps accumulerpour s 'épanouir. Pourtant, les correspondan·ces marchandes ou les mémoires des chambres de commerce nous montrent assez souvent des capitaux cherchant inutilement às'investir. Alors le capitaliste sera tentépar l'acquisition de la terre, valeur refuge,valeur sociale, mais parfois aussi de la terreexploitable de façon moderne er source derevenus substantiels, ainsi en Angleterre, enVénétie, ailleurs. Ou bien i l se laissera ten·ter par des spéculations immobilières urbaines. Ou encore par des incursions, prudentesmais répétées, dans le domaine de l'industrie, ainsi par les spéculations minières(xve·XVIe siècles) . Mais i l es t significatif

que, sauf exception, i l ne s'intéresse pas ausystème de production , et se contente, par

le système du travail à domicile, du put-ting out, de contrôler la production artisanale pour mieux s'en assurer la commercialisation . En face de l 'arrisa n et du systèmedu puuing out , les manufactures ne repré-

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senteront jusqu'au XIXe siècle qu'une trèspetite partie de la production ;- que si le grand marchand change si souvent d'activité, c'est que le grand profitchange sans cesse de secteur. Le capitalismees t d'essence conjoncturelle. Aujourd'huiencore, une de ses grandes forces es t sa faci

lité d'adaptation et de reconversion;- qu 'une seule spécialisation a eu, parfois,tendance à se manifester dans la vie marchande le commerce de l'argent. Maisson succès n 'a jamais été de longue durée,comme si l'édifice économique ne pouvaitnourrir suffisamment cette pointe haute de

l'économie. La banque florentine, un instantéclatante, s 'effondre avec les Bardi et lesPeruzzi au XIV

8 siècle; puis avec les Médicisau xve. A partir de 1579, les foires génoises de Plaisance deviennent le clearing depresque tous les paiements européens, maisl'aventure extraordinaire des banquiersgénois durera moins d'un d e m i s i è c l e , jusqu'en 1621. Au XVIIe siècle, Amsterdamdominera brillamment à son tour les circuitsdu crédit européen, et l'expérience se s o l ~dera cene fois aussi par un échec, au s i è ~cie suivant. Il n 'y aura de réussite du capitalisme financier qu 'au XJXe siècle, au-delàdes années 1830-1860 , quand là banque saisira tout, l ' industrie plus la marchandise, etque l 'économie en général aura acquis assez

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de vigueur pour soutenir définitivement

cette construction.·Je me résume : deux type s_ d ' é c h ~ n g e ;

l'un terre à terre, concurrentiel, ~ U I . s q u etransparent ; l'autre s u p ~ r i e u r , sophiStiqué,dominant. Ce ne sont m les mêmes mécanismes, ni les mêmes agents qui régissent

ces deux types d'activité, et ce n'est pas n sle premier, mais dans le second ~ u e se Slt';.ela sphère du capita lisme. Je ne me !=!" tlpuisse y avoir, rusé et cruel, 1.!-n c a ~ 1 t a h s m evillageois en gros sabots ; Lénme, d après ceque m'a di t le P r o f e s s ~ u r Daline, .rte. Moscou, soutenai t même qu en pays soc1ahste _aliberté une fois rendue à un marché de village pourrait r e c o n s ~ i t u e r l'arbre entier ~ ~capitalisme. Je ne . ~ pas, non p l ~ s , 9uy ai t un microcapttahsme des b o u t ~ q u ~ e r s ,Gerschenkron pense que le vrat capitahsme

est sorti de là. Le rapport de forces, à la basedu cap italisme, peut s ' e s q u i s ~ e r et _se retrol!-·ver à tous les étages de la vie sociale. Matsenfin c'est en haut de la société que le premier a p i t a l i s m e sc déploie , affirme sa force,se révèle à nos yeux. Et c'es t à la hauteur desBardi des Jacques Cœur, des Jakob Fugger,

de s J ~ h n Law ou des Necker qu'il faut all_erle chercher, qu 'on a chance de le d é c o u v n ~

Si d'ordinaire on ne distingue pas capt·

talism e et économie de marché, c'est quel 'un et l'autre ont progressé du même pas ,

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du Moyen Age à nos jours, et que l'ona souvent présenté le capitalisme comme lemoteur ou l'épanouissement du progrès économique . En réalité, tout es t porté sur le dosénorme de la vie matérielle : se gonfle-t-elle,tout va de l'avant; l'économie de marché segonfle elle-même rapidement à ses dépens,

étend ses liaisons. Or, de celte extension, lecapital isme es t toujours bénéficiaire. Je necrois pas que Josef Schumpeter ai t raison defaire de l'entrepreneur le deus ex machina.

je crois obstinément que c'es t le mouvementd'ensemble qui est déterminant et que toutcapitalisme est â la mesure, en premier lieu,des économies qui lu i sont sous-jacentes.

IV

Privilège du petit nombre, le capitalisme es t impensable sa ns la complicitéactive de la société. Il es t forcêment uneréalité de l 'o rdre social, même une réalitéde l'ordre politique, même un e réalité decivilisation. Car i l faut que, d'une certainemanière, la société tout entière en accepte

plus ou moins consciemment les valeurs.Mais ce n'est pas toujours le cas.

Toute société dense se décompose enplusieurs «ensembles» : l'économique, lepolitique, le culturel, le social hiérarchique.

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L'économique ne se comprendra qu'en liaison .avec les autres «ensembles», s'y disper-sant mais aussi ouvrant se s portes aux voisins. Il y a action, interaction. Cette formepart icu lière et partie lle de l 'économiquequ 'e st le capitalisme ne s'ex pliquera pleine-ment qu 'à la lumière de ces voisinages et de

ces empiètements; i l achèvera d'y · prendreson vrai visage.

Ainsi l'État moderne, qui n'a pas fait lecapitalisme mais en a hé rité, tantôt le favorise e t tantôt le défavorise ; tantôt i l le laisses'étendre, tantôt i l en brise les ressorts.Le capi talisme ne triomphe que lorsqu ' ils' ident ifie avec l'État, qu ' il es t l'État . Danssa première grande phase, dans les vil les

États d 'Italie, à Venise, à Gênes, à Florence,c'est l 'é li te de l'argent qui tient le pouvoir.En Hollande, au xvne sièc le, l 'aristocratiedes Régents gouverne dans l'intérêt et mêmese lon les directives des hommes d'affaires,négociants ou bailleurs de fonds. En Angleterre, la révolu tion de 1688 marque pareille-ment un avènement des affaires à la hollan-dai se. La France est en retard de plus d 'unsiècle: c'est avec la révolution de juillet , en1830, que la bourgeoisie d'affahes s'instaJieenfin confor_tablemenr a u gouvernement.

Ainsi l 'Etat est favorable ou hostile aumonde de l 'a rgent selon son propre équilibreet sa propre force de rés is tance . Il en va de

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même de la culture et de la religion. En prin-cipe, la religion , force traditionnelle, dit nonaux nouveautés du marché, de l 'argent, dela spéculation, de l 'usure. Mais il y a de saccommodements avec l 'Église. Celle-ci necesse de dire non, elle finit par dire oui auxexigences impérieuses du siècle. Pour parler

bref, elle accepte un aggiornamenro, onaurait dit hier un modernisme. AugustinRenaudet rappelait que saint Thomasd'Aquin (1225 · 1274 ) avait formulé le premiermodernisme appe lé à réussir. Mais si la religion, et donc la culture, a levé assez tôt sesobstacles, e lle a maintenu une forte opposition de principe , en particulie r en ce quiconcerne le prêt à in térêt, condamné commeusure. On a même pu soutenir, un peu vitei l est vrai, que ces scrupules n 'ont été levésque par la Réforme et que c'es t la raison profonde de l 'ascension capitaliste des pays duNo.rd de l'Europe. Pour Max Weber, le capi·tahsme, au sens moderne du mot, aurait éténi plus ni moins un e création du protestan-tisme ou, mieux, du puritanisme:

Tous les historiens son t opposés à cettethèse subtile , bien qu ' il s n 'arrivent pas â

s'en débarrasser ~ n e fois pour toutes ; ellene cesse de resurgu devant eux. Er pourtanre lle es t manifestement fausse. Les pays duNord n'ont fait que prendre la place occupéelongtemps er brillamment avant eux par les

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vieux cen tres capitalistes de la Méditerranée.Ils .n'ont rien in venté, n i dan s la technique,n i dans le maniement des affaires. Amsterdam copie Veni se, comme Londres copieraAmsterdam , comme New York copiera Londres. Ce qu i est en jeu, chaque fois, c'es t ledéplacement du centre de grav ité de l'éco

nomie mondiale , pour des raisons économi·ques, et qui ne touchent pas à la nature propre ou secrète du capitalisme. Ce glisse ment définitif, à l'extrême fin du XVIe siècle,de la Méditerranée aux mers du Nord, es t letriomphe d'un pays neuf sur un vieux pays.Et c!est a ussi un vas te change me ntd'éche lle. A la faveur de la mo nt ée nouvelletle l'AtlantiQue, i l y a élargissemen t de l'économie en général, de s éc hanges, du stockmonétaire, et , là encore, c'est le progrès vifde l 'économie de marché qui, fidéle au rendez-vous d'Amsterdam, portera sur so n dosles constructions amplifiées du capitalism e.

Finalement, l'erreur de Max Weber me

parait dériver essentiellement, au départ,d'un e exagération du cOle du capitalismecomme promoteur du monde moderne.

Mais le problème essentie l n'es t pas là.

Le vrai sort du capitalisme s'est joué, eneffet, face aux hiérarch ies sociales.

Toute société évolu ée admet plusieurshié rarchies, disons plusieurs escaliers permettant de quitter le rez-de-chaussée où

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végète le peuple massif de ba s e - le Grund-volk de We rn er Sombart hiérarchie re ligieuse , hi érarch ie po litique, hiérarchie militaire, hi érarchi es diverses de l' a rgent. De

l 'une à l'au tre, selon les sièc les et selon leslieux, i l y a des opposi tions, ou des compromis, ou des alli anceS; parfois, i l y a même

confus ion. Au xm• siècle, à Rome, la hi érarchie politique et la hi érarchie re ligieuse seconfondent, mais, autour de la ville, la terrecr les troupea ux créent un e classe de grandsse igneurs dangereux, cependant que les banquiers de la Curie - des Siennois - montent déjà très haut. A Florence, à la fin duXIVe s ièc le , l 'ancienne nob lesse féoda le et lanouvelle grande bourgeoisie marchande nefont p lu s qu'un, dans une é li te de l 'argent,laquelle s'empare aussi, et logiquement, dupouvoir politique. Dans d'aurres contextessociaux, au contraire, une h iéra rchi e politique peut écraser les autres : c'est le cas de laCh ine des Ming et de s Mandchous. C'est lecas , mais de façon moins nette et con tinue,de la France mona rchique d'Ancien Régime,qui longtemps ne laisse aux marchands,même riches, qu 'un rôle sans prestige et

pousse en première ligne la h iérarchie décis ive de la noblesse. Dans la France deLouis XIII, le chemin de la puissance , c'es tde se rapprocher du roi et de la Cour. Le premier pas de la vraie carrière de Richelieu,

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titulaire de l 'évêché crotté de Luçon, a é té dedeveni r l 'aumônier de la reine mère, MariedEi Médic is, d'arriver ainsi jusqu'à la Cour etde s'introduire dans le ce rcle étroil de s gouvernants.

Autant de sociétés, autant de cheminspour l 'a mbition des individus. Autant de

types de réussites. En Occident, bien que lessuccès d' individus isolés ne so ient pas rares ,l 'hi s toire répète sans fin la même leçon,à savoir que les réussites individuelles doivent presque toujours s'inscri re à l 'acti f defamilles vigilantes, attentives, ac harnées àgrossir peu à peu leur fortune et le urinfluence. Leur ambition es t assortie depatience, elle s 'é tale da ns la longue durée.Alors, faut-il chanter les gloires et les mérites des ' longues • familles, des lignages?C'est mettre en vedette , pour l'Occident, ceque nous appelons en gros, d'un terme quis'est imposé tardivement , l'histoire de labourgeoisie, porteuse du processus capita-

~ ~ i : s ~ r ~ ~ ~ r ~ C : i ~ ~ r a u ~ ~ ~ ~ i ~ ~ ~ : ~ ~ a d ~ i ~ ~ ~ ~ta1isme. Celui-ci, en effet, pour asseo ir safortune et sa pu issance, s 'appuie successi

veme nt ou simultanémen t sur le commerce,su r l'usure, sur le commerce au lo in, surl' «office • admin istrati f et sur la terre, valeursûre et qu i, en outre, et plus qu'on ne lepens e, confère un évident pres tige vis-à-vis

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de la société e lle-même. Si vous êtes attentifs à ces longues chaînes familiales, àl' accumulation le nte des patrimoines e t deshonneurs, le passage, e n Europe, du régimeféodal au régime capitaliste devient p resquecompréhens ib le. Le régime féodal , c'est, aubénéfic e de famill es seigneuriales, une

forme durable du partage de la richesse foncière, cette richesse de b a s e - soir un ordrestable dan s sa texture. La b o u r g e o i s i eà longueur de s iècles, aura parasi té ce n eclasse privilégiée, vivant près d 'e lle, con tree l1e, profitant de ses erreurs, de son luxe,de son oisiveté, de son imprévoyance, pours 'emparer de ses biens - souvent grâce àl' usure - , se glissant finalemen t dans se s

rang s el alors s'y perdant. Mais d'autresbourgeois son t là pour remonte r à l'assaut,pour recommencer la même lutte . Parasitisme en somme de longue durée : la bourgeoisie n 'e n finil pas de détruire la classedominante pour s'en nourrir. Mais sa montée a été lente , patiente, l 'ambition reportéesans fin sur les enfants et petits-enfants.

Ainsi de su it e.Une société de ce type, dérivant d'une

société féodale, féodale elle-même e nco re âdemi, est un e société où la propriété, les pri

vilèges sociaux, sont re lativement â l'abri,où les familles peuvent en jouir dans unerelati ve tranquillité, la propriété étant, se

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vou lan t, sacre-sainte, où chacun reste engros à sa place. Or i l faut ces eaux sociales calmes ou relativement ca lmes pour que

' a c c u m u ~ a t i o n s'opèl=e, pour qu e poussentet se mamt1ennent les lignages, pour que,l 'économie monétaire aidant, le capitalisme

e n f i ~ émerge. Il détruit, ce faisant , certains

bastwns de la haute société, mais pour enreconstruire d'autres à son profit aussi so li-

-des, aussi durables. 'Ces longues gestations de fortunes fami

liales, aboutissant un beau jour à des réussites spectaculaires, nous sont si familières,dans le passé ou dans le temps présent, qu'ilnous es t difficile de nous rendre comptequ ' il s'agit là, en fait , d'une ca ractéristiqueessentielle des sociétés d'Occident. Nous nel'apercevons, au vrai, qu 'en nous dépaysant,

en r e g ~ r d a n t Je spectacle différent qu'offrentles soctètés hors de l'Europe. Dans ces sociétés-là, ce que nous appelons, ou pouvonsappeler, le capitalisme rencontre en généraldes obstacles sociaux peu faciles ou impossibles à franchir. Ce sont ces obstacles quinous mettent, par contraste, su r la voied'une explication générale.

Nous lai sserons de cOté la société japonaise, où le processus est en gros le mêmeq.u'en Europe : une société féodale s'y déténore lentement, une société capitalis te fi nitpar s'en dégager; le japon étant le pays où

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les dynasties marchandes ont eu la plus longue durée : cenaines, nées au xv 11 tt siècle, prospèrent encore aujourd'hui. Mais lessociétés occidentale et japonaise sont lesseuls exemples que puisse retenir l 'histoirecomparavive de sociétés passant presqued'elles-mêmes de l'ordre féodal à l 'o rdre de

g ~ n t . Ailleurs, les positions respectivesde l 'Etat, du privilège du rang et du privilègede l ' ~ r g e n t son t trés différentes, et c'est deces différences que nous chercherons à tirerun enseignement.

Soit la Chine et J!Islam. En Chin e less tatistiques imparfaites qui s'offrent à ~ o u slaissent l 'impression que la mobilité socialeà la verticale y es t plus grande qu'en Europe.Non. que le nombre des privilégiés y soitrelatlvemem p lus grand, mais la société yest beaucoup moins stable. La porte ouvertela hiérarchie ouverte, c'est celle des c o n ~cours des mandarins. Bien que ces concoursne soient pas toujours passés dans un con

~ x t e d'hon_nêteté absolue, il s sont en prin-

f ~ ~ ~ ~ f ~ ~ C : ~ ~ / ~ ! ! c ~ ~ = i ~ ~ : s " ; ~ i ~ ~ ~ t ~ ~ a : é~ ~ ~ f e ~ e ~ e s

0e ~ ~ ~ ~ ~ ~ é : u i d ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ · ~ c c ~ ~aux hautes fonctions du mandarinat sont,

en ~ a i r des redistributions des cartes du jeus o c ~ a l , un constan t New Deal. Mais ceuxqui parviennent ainsi au sommet n'y sont

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jamais qu'à titre précaire, à titre viager si rentes foncières, sont distribuées par l'État ,

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l 'o n veut. Et les fortunes qu'ils amassentsouvent à ces occasions servent peu à fonderce qu 'on appellerait , en Europe, un e grandefamille . D'a illeurs, les familles trop riches ettrop puissantes sont, par principe , suspectesà l 'État, qui est seul possesseur en droit de

la ter re, seul habilité à lever l ' impôt sur lepaysan et qui surve ill e de très près les entrepr ises minières , industrielles ou marchandes. L'État chinois, malgré les complicitéslocales de marchands et de mandarins corrompus, a sans fin été hostile à l 'épanouissement d'un capitalisme qui , chaque foisqu'il pousse à la faveur des circonstances,est finalement ramené dans l'ordre par unÉtat en quelque sorte to talitaire (le mot

é tant débarrassé de son sens péjoratifactuel). Il n'y a de vrai capi talisme chinoisqu'en dehors de la Chine - en Insulindepar exemple, où le marchand chinois agit etrègne en toute liberté.

Dans les vastes pays d'Islam, surtoutavant le xvme siècle, la possession de la terreest provisoire car, là aussi, elle appartient endroit au Prince. Les historiens diraient, dans

le langage de l'Europe d'Ancien Régime,qu'il y a des bénéfices (c'est-à-dire des biensattribués à titre viager) , non pas des fiefsfamiliaux. En d 'autres termes , le s seigneuries , c'est-à-dire des terres , des villages, des

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comme le fa isait jadis l'État carolingien, etdispon ibles à nouveau chaque fois qu 'enmeurt le bénéficiaire. C'est pour le Princeune façon de payer et de s'assurer le s services de so ldats et de cavaliers. Le seigneurm eurt-il, sa seigneurie et tous ses biens

reviennent au Sultan d 'Is tanbul, ou auGrand Moghol de Delhi. Disons que cesgrands princes, tant que dure leur autorité,peuvent changer de société dominante, declasse é litaire com me de chemise , et ils nes'e n privent pas. Le sommet de la sociétése renouvelle donc très souvent, les famillesn'ont pa s la possibilité de s'incruster. Uneréce nte é tude su r Le Caire au XVIIIe sièclenous signa le que les grands marchands ne

réussisse nt guère à se maintenir en place audelà d'une seu le génération. La socié té politique les dévore. Si, en Inde, la vie marchande est plus solide, c'est qu'elle se déve·loppe en dehors de la société instable dusommet, dans les cadres protecteurs des castes de marchands et de banquiers.

Cela dit , vous voyez mieux la thèse queje soutiens, assez simple, vraisemblable : i ly a des cond i tions sociales à la poussée et àla réussite du capitalisme. Celui-ci exige unecertaine tranquillité de l'ordre social , ainsiqu 'une certaine neutralité, ou faibless e, oucomplaisance, de l 'État. Et, en Occident

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même , il y a des degrés à cette comptai· capitalistes n'ont pas supprimé, hélas, les

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~ a n c e : c'est pour des raisons largementsociales er incrustées dans son passé que laFrance a toujours été un pays moins favorable au capitalisme que, disons, l'Angleterre.

Je crois que cette vue ne soulève pas

d'objection sé rieuse. Par contre, un nouveauproblème se propose de lui-même. Le capitalisme a besoin d'une hiérarchie. Mais qu 'estce qu' une hiéra rchie en soi, aux yeux d'unhis torien qui voit défiler devant lu i des centaines et des centaines de sociétés qui tou-

tes ont leurs hiérarchies? Qui toutes abou·tissent, au sommet, à une poignée de pri·vilégiés et de responsables. Vérité d'hier,dans la Venise du xm• siècle, dans l'Europed'Ancien Régime, dans la France de Monsieur Thiers ou dans celle de 1936 où les slo·gans populaires dénonçaient le pouvoir des«deux cents familles». Mais aussi au Japon,en Chine, en Turquie, en Inde. Et véritéencore aujourd' hui ; même aux États-Unis, lecapitalisme n'inven te pas les hiérarchies, i lles utilise, de même qu'il n'a pas inventé lemarché, ou la consommation . Il es t, dans

la longue perspective de l'hi stoire, le visi·teur du soir. Il arrive quand tout es t déjàen place. Autrement di t, le problème en soide la hiérarchie le dépasse, le transcende,le commande â l'avance. Et les sociétés non

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hiérarchies.Tout cela ouvre la porte à de longues

discussions que j'ai, sans conclure, essayéde présenter dans mon livre. Car c'est assurément le problème clef, le problème desproblèmes. Faut-il casser la hiérarchie, ladépendance d' un homme vis-à-vis d'unautre homme? Oui, di t Jean-Pau l Sartre, en1968 . Mais es t-ce vraiment possible ?

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CHAPITRE TROISIÈME

LE TEMPS DU MONDE

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D ans mes deux chapitres précédents, lespièces du puzzle vous on t été présentées soitisolées, soit r e g r o u ~ s dans un ordre arbitraire, pour les besoins de l'explication. Ils 'agit maintenant de reçonstruire le puzzle.C'est le but du troisième et dernier volumede mon ouvrage, qui s'intitule : Le Tempsdu

monde.Le

titre suggère, â lui seul, monambition : lier le capitalisme, son évolutionet ses moyens, â une histoire générale dumonde.

Une histoire, c'est-â-dire une successionchronologique de formes, d'expériences.L'ensemble du monde, c'est-à-dire, entrexv• et xvm' siècles, cene unité qui se dessineet fait sentir progressivement son poids surla vie entière des hommes, sur toutes les so-

ciétés, économies et civilisations du monde.Or ce monde s 'affirme sous le signe de l' inégalité. L'image actuelle - ·pays nantis d'uncôté, pays sous-développés de l'autre - es tvraie déjà, mutatis mutandis, entre xve et

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xvme siècles. Certes, de Jacques Cœur à Jean pris en son entier, le • marché de tout l'un i

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Bodin, à Adam Smith et à Keynes, le s paysnantis et les pays pauvres ne so nt pasrestés immuablement les mêmes; la roue atourné. Mais, dans sa loi, le monde n 'a guère

changé: i l continue à se partage r, struc tu rel-lement, entre privilégiés et non privilégiés.

Il y a une sorte de société mondiale, aussihiérarch isée qu'une société ordinaire et quies t comme son image agrandie, mais reconnaissable. Microcosme et macrocosme, c'estfina lemen t la même texture. Pourquoi?C'es t ce que j'essaierai de di re, mais je -nesuis pas sO.r d 'y parvenir. L'h is torien voitpl us commodémen t les comment que lespourquoi, et mieux les conséquences que lesorigines des grands problèmes. Raison deplus, bien e nt endu, pour qu ' il se passionnedavantage encore pour la découverte de cesorigines qui , s i régulièrement, lu i échappentet le narguent.

Un e fois de plus, i l y a intérêt à fixer le

vocabulaire. Il nous faudra, en effet, utili ser deux expressions : économie mondialeet économie-monde, la seconde plus importante encore que la première. Par économie mondiale s'e ntend l 'économie du monde

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vers », comme disait déjà Sismondi. Par économie-monde, mot que j'ai forgé à partir dumot allemand de Welrwirtschaft, j'entendsl 'é conomie d 'une portion seulement denotre planète, dans la mesure où e lle formeun tout économique. J'ai écrit, i l y a long

temps, que la Méditerranée du xvie siècleétait une Weltwirtschaft à elle seule, uneéconomie-monde, on dirait aussi bien, enallemand ein Welt für sich, un mondeen soi.

Une économie-monde peut se définircomme un e triple réalité :- Ell e occupe un espace géographiquedo nné ; e lle a donc des limites qui l'expli quent et qui varient, bien qu 'avec un e certaine lenteur. Il y a même forcément, detemps à autre, mais à longs intervalles,des ruptures. Ainsi à la suite des GrandesDécouvertes de la fin du xve siècle. Ainsi en1689, quand la Russie, par la grâce de Pierrele Grand, s'ouvre à l'économie européenne.Imaginons aujourd 'hui une franche, totalee t définitive ouvertu re des économies de laChin e et d 1u.R. S. S. : il y aurait alors rup

ture des bmnes de l 'e space occidental telqu 'il ex is te ac tuellemen t. '- Ut,:e économie- monde accepte toujours

~ ~ ~ ~ = ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ r e ~ ~ e E ~ ! ~ ~ : f e : ~ ~ j ~ ~ ~ d v ~ ~ ~

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une capitale, entendez une capitale écono l'Enfer. Et la raison suffisante en est, bel et

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miq).le (aux Etats-Unis, New York, non pasWashington). D'ailleurs, i l peut exister, defaçon même prolongée, deux centres à lafois, dans une même économie-monde

Rome et Alexandrie au temps d 'Auguste,d'Antoine et de Cléopâtre, Venise et Gênes

au temps de la guerre de Chioggia(1378·1381), Londres et Amsterdam, auxvnt" siècle, avant l'élimination défin itive dela Hollande. Car l 'un des deux centres finittoujours par être éliminé. En 1929, le centre

du monde, avec un peu d'hés itation, estpassé ainsi , sans ambigulté, de Londres àNew York.- Toute économie-monde se parmge enzones successives. Le cœur, c'est-à-dire larégion qu i s'étend au tou r du cen tre : les Provinces-Unies (mais pas toutes les ProvincesUnies) quand Amsterdam domine le mondeau XVn

8 siècle; l'Angleterre (mais pas toutel'Angleterre) quand Londres, à partir desannées 1780, a définitivement supplantéAmsterdam . Puis viennent des zonesintermédiaires, autour du pivot central.Enfin, très larges, des marges qui, dans

la division du tr avail qui ca ractérise l'économie-monde, se trouvent subordonnées etdépendantes, plus que participantes. Dansces zones périphériques, la vie des hom

mes évoque souvent le Purgatoire, ou même

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bien, leur situation géographique.Ces remarques trop rapides appelle

raient évidemment des commentaires et des

justifications. Vous les trouverez dans letroisième volume de mon ouvrage, maisvous pouvez en prendre une mesure exacte

dans le livre d 'lmmanuel Wallerstein, TheModern World-System, paru en 1974 auxÉtats-Unis et publié en France sous le titreLe Système du monde du xv" siècle à nosjours (Flammar ion). Que je ne sois pas toujours d 'accord avec l'auteur sur tel ou telpoint, voire sur un e ou de ux lignes générales, importe peu. Nos po in ts de vue, pourl 'essentiel, sont identiques, même si, pourImmanuel Wallerstein, i l n 'y a d'autre économie-monde que ce lle de l 'Europe, fondéeà partir du xvie siècle seulement, tandis quepour moi, bien avant d'avoir été connupar l 'homme d'Europe dans sa totalité, dèsle Moyen Age et dès même l'Antiquité, lemonde a été divisé en zones économ iquesplus ou moins centralisées, plus ou moinscohérentes, c'es t-à-dire en plusieurs économies-mondes qui coexistent.

Ces économies coexistantes qui n 'ontentre elles que des échanges extrêmementlimités se partagent l 'e space peuplé de laplanète de part et d'autre d 'assez vastesrégions limitrophes que le comm erce a, en

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général, peu d'avantages à traverser, à quel transparent où, pour chaque époque donnée,

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ques exceptions près. Jusqu'à Pierre leGiand, la Russie est, en soi, une de ceséconomies-mondes, pour l 'essentiel vivantd'elle-même et sur elle-même. L'immenseEmpire tu rc, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle,es t, lui aussi, une de ces économies-mondes.

Par contre, l'Empire de Charles Quint ou dePhilippe II n'en es t pas une, malgré sonimmensité : i l est inclus dès sa naissancedans le vaste filet de l'économie ancienne e!vivace constituée à partir de l'Europe. Car,dès avant 1492, avant le voyage de Christophe Colomb, l'Europe, plus la Méditerranée, avec ses antennes en direction del'Extrême-Orient , est, elle aussi, une économie-monde, centrée alors sur les gloiresde Venise. Elle s'élargira avec les GrandesDécouvertes, s'annexera l'Atlantique, sesîles et ses rivages, puis l'intérieur, lent à sai·sir, du continent américain; elle multiplieraaussi ses liens avec les éconorp.ies-mondes,encore autonomes, que constituent alorsl'Inde, l'Insulinde et la Chine. En mêmetemps, en Europe même , son centre de gravité se déplacera, du sud au nord, à Anvers

puis à Amsterdam, et non pas, remarquez-le,vers les centres de l'Empire hispanique ouportugais, Séville et Lisbonne.

Ainsi i l es t possible de placer, sur lacarte et l'histoire du monde, un calque

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un trait de crayon délimite grossièrementles économies-mondes en place. Comme ceséconomies changent lentement, nous avonstout loisir pour les étudier, les voir vivre eten soupeser le poids. Lentes à se déformer,e lles signalent une histoire profonde du

monde. Cette histoire profonde, nousqu erons seule ment , car notre problème,c'est uniquement de montrer en quoi leséconom ies-mondes successives, bâties surl'Europe à partir de p a n s i européenne,expliquent , ou non, les jeux du capitalismee t sa propre expansion. Nous dirions volontiers à l 'avance que ces économies-mondestypiques ont été les matrices du capitalisme

européen,puis

mondial.C'est

en toutcas

l'explication vers laquelle je vais m 'acheminer, assez prudemment, assez lentementaussi.

I lUne hi stoire profonde. Nous ne la

découvrons pas, nous la mettons seulement

en lumière. Lucien Febvre eût di t : «Nous luidonnons sa dignité. • Et c'est beaucoup déjà .Vous vous en persuaderez si j 'insiste sucees·sivement sur les changements de centre,les décentrages des économies-mondes, puis

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sur la division de toute économie-monde en forts la traversent, les faibles y succombent.

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zones concentriques.

Chaque fois qu ' il y a décentrage, unrecentrage s'opère, comme si une économiemonde ne pouvait vivre sans un centre degravité, sans un pOle. Mais ces décentrages

recentrages sont rares, et d'autant plusImportants. Dans le cas de l'Europe et deszones qu 'elle s'annexe, un cent rage s'estopéré vers les années 1380, au bénéfice dev.enise. Vers 1500, i l y a une saute brusque et

g 1 g ~ n t e s q u de Venise à Anvers, puis, vers1550-1560, un retour à la Méditerranée, maisen faveur de Gênes, cette fois ; enfin, ve rs1590-1610, un transfert à Amsterdam, où lecentre économique de la zone européenne sestabilisera pour presque deux siècles. Entre1780 et 1815, i l se déplacera vers Londres. En1929, il traverse l'Atlantique et se situe àNew York.

. Jt:. l'horloge du monde européen, l'heuref a t t d 1 q ~ e aura ainsi sonné cinq fois et, chaque fOJs, ces déplacements se sont réalisésau cours de luttes, de heurts, de crises économiques fortes. D'ordinaire, c'est même le

mauvais temps économique qui finitd'abattre le centre ancien, déjà menacé etco nfirme l'émergence du nouveau. Tout ~ e l aé v i d e m ~ c n s<:'ns régularité mathématique :une cnse ms1stante es t une épreuve, les

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Le centre.ne craque donc pas à chaque coup.Au contraire, les crises du xvue siècle on t leplus souvent tourné au bénéfice d'Amsterdam. Aujourd'hui, nous vivons, depuis quelques arfQ.ées, une crise mondiale quis'annonce fo rte et durable. Si New York suc

combait à l 'épreuve - ce que je ne croispas du tout - , le monde devrait trouver ouinventer un centre nouveau; si les ÉtatsUn.is ~ s i s e n t , comme tout le laisse à préVOlT, tls peuvent sortir plus forts del'épreuve, car les autres économies risquentde souffrir bien plus qu'eux de la conjoncture hostile que nous traversons.

En tout cas, centrage, décentrage, recentrage semblent liés, d 'ordinaire, à des crises

prolongées de l'économie générale. C'estdonc au travers de ces crises qu'il faut, sansdoute, aborder l'étude difficile de ces mécanismes d'ensemble par quoi l'histoire générale se retourne. Un exemple, regardé d'unpeu prés, nous dispensera d'un trop long

~ ~ ~ ~ ~ J ~ t i i ~ ~ e : ~ ~ r ~ ~ ~ ~ n ~ ~ : ~ a ~ ~ 1 ~ , ~ ~ ~ =consolidation du centre du monde à Anvers

la Méditerranée entière a pris sar e v a n c h ~

durant la seconde moitié du xvie siècle. Le~ é t a l blanc qui, arrivant par grandes quanUlés des mines d'Amérique , passaü jusquelà par priorité d 'Espagne en Flandre par

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l 'A tlantique, a pris, à partir de 1568 , le che le monde méditerranéen, à partir des années

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min de la mer Intérieure , et Gênes en es t

deVenu le centre redistributeur. La Mêditerranêe connut alors une sorte de Renaissanceéconomique, depuis le détroit de Gibraltarjusqu'aux mers du Levant. Mais ce « siècle des Génois», comme on a appelé cette

période, dure peu. La situation se détérioreet les foires génoises de Plaisance, quiavaient été, pendant presque un demi-siècle

le grand centre de clearing des affaires européennes, perdent leur rôle majeur dès avant1621. La Méditerranée redevient, comme i létait assez logique après les Grandes Découvertes, un espace secondaire, ce qu'elle restera longtemps par la suite.

Cette décadence de la Méditerranée, un

siècle après Christophe Colomb, donc auterme d'un énorme et étonnant r ~ p i t , es tl'un des problèmes cruciaux so ulevés par legros livre que j'ai publié, i l y a longtemps,sur l'espace méditerranéen. Quelle date assigner à ce reflux? 1610, 1620, 1650? Surtout,

quel processus mettre en cause? Cetteseconde question, la plus importante , a é téréso lue de façon brillante, et exacte à mon

sens, dans un article de Richard T. Rapp(The Journal of Economie History, 1975). Undes plus beaux articles, dirais-je vo lontiers,qu'il m 'a it été donné de li re depuis bienlongtemps. Ce qui nous est prouvé, c'est qu e

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1570, a é té harce lé, bousculé, pillé par lesnav ires et les marchands nordiques et quece ux-ci n 'on t pas co nstruit leur première for-tune grâce aux Compagnies des Indes et auxaventures sur les sept mers du monde. Ilsse sont rués su r les richesses en place de la

mer Intérieure et les ont saisies par lous le smoyens, les meilleurs et les pires . Ils ontinondé la Méditerranée de produits à bo nmarché, souvent de la camelote, mais im i

tant sciemment les tex tiles excellents duSud, 1'ornant même des sceaux vénitiensuniversellement renommés afin de la vendre

sous ce label sur le s marchés ordinairesde Venise. Du coup, l 'i ndustrie méditerra·néenne perdait à la fois sa clientèle et sarépu tat ion . Imaginez ce qui se passerait si ,pendant ving t, trente ou quarante ans, despays neufs avaient la possibilité de mettre

en co upe rég lée les marchés extérieurs oumême intérieurs des ~ t a t s - U n i s en y ven

dant leurs produits sous l'étiquette : madein USA.

Bref, le tr iomphe des No rdiques n'auraitpas tenu à une meilleure conception des

affai res ni au jeu naru rel de la co ncurrenceindustrielle (bien qu 'il s aient été certainement avantagés par des sala ires inférieurs,ni au fait de leur passage à la Réforme). Leurpolitique a été simplement de prendre la

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place des anciens gagnants, la violence étant là aussi, d'ordinaire, et la science fondamen

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de la partie. Faut-il dire que cette règledeineure? Le partage violent du monde, lorsde la première guerre mondiale, dénoncépar Lénine, est moins nouveau qu'il ne lecroyait. Et n'est-il pas encore une réalité dumonde actuel? Ceux qui sont au centre, ou

près du centre, ont tous les droits sur lesautres.

Et cela pose la seconde question annoncée : la partition de toute économie-mondeen zones concentriques, de moins en moinsfavorisées à mesure que l 'on s'éloigne de sonpô le triomphant.

La splendeur, la richesse, le bonheur devivre, se rassemblent au centre de l'écono

mie-monde, en son cœ ur. C'est là que lesoleil de l'histoire fait briller les plus vivescouleurs, là que se manifestent les hautsprix, les hauts salaires, la banque, les marchandises n o y a l e s ~ . les industries profitables, les agricultures capitalistes; là que sesituent le point de départ et le point d'arrivée des longs trafics, l'afflux des métauxprécieux, des monnaies fortes et des ti tres

de crédit. Toute une modernité économiqueen avance s'y loge : le voyageur le remarquequi voit Venise au xye siècle, ou Amsterdamau xvue, ou Londres au XVIIIe, ou New Yorkaujourd'hui. Les techniques de pointe sont

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tale, les accompagnant, est avec elles. Les«libertés • s'y logent, qui ne sont pas entièrement des mythes er pas entièrement desréalités. Songez â ce que l'on a appelé laliberté de la vie à Venise, ou les libertés enHollande, ou les libertés en Angleterre!

Ce niveau de l'existence baisse d'un tonquand on gagne les pays intermédiaires,ces voisins, ces concurrents, ces émulesdu centre. Là, peu de paysans libres, peud'hommes libres, des échanges imparfaits,des organisations bancaires et financièresincomplètes, tenues souvent du dehors, desindustries relativement traditionnelles. Sibelle que semble la France au xvnf' siècle, son niveau de vie ne se compare pas à

celui de l'Angleterre. John Bull, csurnourrh,mangeur de viande, es t chaussé de souliers;et le Français Jacques Bonhomme, malingre,mangeur de pain, hâve, vieilli avant l'âge,marche en sabots.

Mais comme on es t loin de la Francelorsqu'on aborde les régions marginales!Vers 1650, pour prendre un repère, le centredu monde, c'est la minuscule Hollande ou,

mieux Amsterdam . Les zones intermédiaires, les zones secondes, sont le reste del'Europe très active, c'est-à-dire les pays dela Baltique, de la mer du Nord, l'Angleterre,l'Allemagne du Rhin et de l'Elbe, la France,

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le Portugal, l'Espagne, l'Italie au nord de ci dépend des besoins du centre qui lu i dicte

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RQme. Les régions marginales sont, au nord,

l ' tcosse, l' Ir lande, la Scandinavie, toutel 'Europe â l'es t d ' une ligne HambourgVenise, J'Italie au sud de Rome (Naples,la Sicile); enfin, au-delà de l' Atlantiqu e,l 'Amérique européanisée, marge par excel

lence . Si vous exceptez le Canada et les colonies anglaises d'Amérique à leurs débuts, le

Nouveau Monde est, en son entier, sous lesigne de l 'esclavage. De même, la marge del 'Europe centrale , jusqu'à la Pologne et au

delà, c'est la zone du second servage, c'est-à·dire d'un se rvage qui, après avoir à peu prèsdisparu comme e n Occident , y a été rétablia u XV Ie siècle.

Bref, l 'économie-monde européenne, en

1650, c'es t la juxtaposition, la coexistence desociétés qui vont de la société déjà capitaliste, la hollandaise, aux sociétés serviles et

esc lavagis tes, tout au ba s de l 'échelle. Cettesimu ltanéité, ce synchronisme reposent tousles problèmes à la fois. En fait, le capi

talisme vi t de cet étagemem régulier : les

zones ex ternes nourrissent les zones médiane s, e t surtou t les centrales. Et qu 'est-ce

que le centre, sinon la pointe dominante, lasupersrrucrure capi taliste de l'ensemb le de

la construction ? Comme i l y a réciprocitédes perspectives, si le centre dépend desapprovisionnements de la périphérie, celle-

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sa loi. C'est tout de même l 'Europe occidentale qui a transfér é et comme réi nventél 'esc lavage à l'antique dans le cadre du Nouveau Monde et qui, par les exigences de sonéconomie, a • induit ,. le second servage dansl'Europe de l'Esr. D'où le poids de l 'affir

mation d'Immanuel Wallerstein : le capitalisme es t une création de l'inégalité dumonde; i l lui faut, pour se développer , lesconnivences de l'économie internationale.

I l est fils de l 'organisation autoritaire d'unespace de toute évidence démesuré. I ln 'aurait pas poussé u s ~ i dru dans un espaceéconomique borné. 11 n 'a urait peut-être pa spoussé du tout sans le recours au travai1ancillaire d'autrui.

Cette thèse une autre explicationque l'habituel modèle successif: esclavage,servage, capitalisme. Elle met en avant unesimultanéité, un synchronisme trop singulier pour ne pa s être de grande portée. Maiselle n'explique pas tout, elle ne peut pastout expliquer. Ne se rait-ce que su r un pointque je crois essentiel pour les origines ducapitalisme moderne, je veux dire ce qui se

passe au-delà de s frontières de l 'économiemonde européenne.En effet, jusqu'à la fin du xvme siècle et

l'apparition d'une véritable économie mondiale, l'Asie a con nu de son côté des écono-

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mies-mondes so lideme n t organisées etplo itées : je pense à Chine, au Japon, au

des centres qu i les on t créées et an imées

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ex labloc Inde-Insulinde, à l'Is lam. Il es t de règ lede dire, et i l es t exact d 'a illeurs de dire, queles relations entre ces économies-là e t ce llesde l 'Europe sont superficielles, qu'elles neconcernent que quelques marchandises de

lu xe - poivres, ép ices et soie en particulier- échangées contre des espèces monétaireset que le tout compte peu au regard des masses économiques en présence. Sans doute ,mais ces échanges resserré s et soi-disantsuperficiels sont ceux que se réserve, de ellaque côté, l e grand capital et ce la non plu sn 'e s t pas , ne peut pas, être un hasard. )'enar rive même à penser que toute économie-monde se manipule souvent du dehors. La

grande histoire de l'Europe le dit avec insistance et personne ne pense qu 'elle a tortde mettre en ex ergue l'arri vée de Vasco deGama à Calicut en 1498, la relâche du Hollandais Cornelius Houtman à Bantam, lagrande vill e de Java, en 1595 , la victoire deRobert Clive à Plassey, en 1757, qui liv re leBengale à l'Ang leterre. Le destin a des bot tes de sept lieues. Il frappe de loin .

IIIJe vous ai dé jà parlé, en Europe, d 'un e

succession d'économies-mondes à propos

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tour à tour. Il est à noter que , jusque vers1750, ces centres dominateurs ont toujoursété des villes, de s ttats-villes. Car on peutbien dire d'Amsterdam, qui domine lemonde de l'économie encore au milieu dux v m ~ ' ~ siècle, qu'elle a été la dern iè re des

cités-États, des poleis de l 'histoire. Les Provinces -Uni es , derrière elle, n 'exercentqu 'une ombre de gouvernement. Amsterdamrègne seule, phare lumineux qui se voitdu monde entier, depuis la mer de s Antille s comme des côtes du Japon. Au contraire,vers le milieu du siècle de s Lumières, corn·menee un e ère différente. Londres, ·nouvellesouveraine, n 'e st pas un Êtat·ville , c'est lacapita le des îles Britanniques qui lui appor

tent la force irrésistible d'un marché national.Donc, deux phases les créations et

domin a tions urbaines; les créations etdominations «nationales». Tout cela à voirtrès vit e, non seulement parce que vous êtesau courant de ces raits connus, non seulement parce que j'en ai déjà parlé , maisaussi parce que seul compte, â mes yeux,l 'ensemble de ces faits connus, car c'es t au

regard de ce t ensemble que le problème ducapitalisme se pose et . s'éclaire de façonassez neuve.

L'Europe aura successivement, jusqu'en1750, tourné autour de villes essentielles,

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transformées par leur rôle même en mons sa royauté c ulturelle. Mais il es t bien évi

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tr es sacrés : Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam. Toutefois, aucune ville de cet ordrelà ne domine encore la vie économique , auXIIIe siècle. Non que l'Europe ne so it pas

une économie-monde s truc turée, organisée. La Méditerranée, conquise un temps

par l 'Islam , s'est rouverte au Chrétien, et lecommerce du Le vant offre à l'Occident cetteantenne lointaine et prestigieuse sans quoii l n'y a sans doute pas d'économ ie-mondedigne de ce nom. Deux régions pi lotes sesont nettement individualisées : l 'Italie ausud, les Pays-Bas au nord. Et le cen tre degravité de l 'ensemble s'es t stabilisé entreces deux zones, à mi -c hemin , dans les foiresde Champagne et de Brie, ces foires qui sontdes villes artificielles ajou tées à une presque grande vi l le - Troyes - et à trois vil lessecondes : Provins, Bar-sur-Aube, Lagny.

Ce serait beaucoup trop dire que cecentre de gravité se si tue dans le vide ,d'autant qu ' il n'est pas trop éloigné de Paris,a lors une grande place marchande dans toutl 'éclat de la monarchie de Saint Lou is et durayonnement exceptionnel de son Univer

s it é . Giuseppe Toffanin , historien del'humanisme, ne s'y est pas trompé dansson li vre au titre ca ractéristique : 11 Seco/o

senza Roma, en tendez le xur" siècle , pendantlequel Rome a perdu, au bénéfice de Paris,

100

dent que l 'éclat de Paris, en ce temps-là, aquelque chose à voir avec les foires bruyan

et a_ctives de Champagne, rendez-vousmtemat1onal presque continu. Les draps etles toiles du Nord, des Pays-Bas au senslarge - vaste nébuleuse d'ateliers familiaux

qui travaillent la laine, le chanvre, le lin ,des bords de la Marne au Zuyderzee _s'échangent contre le poivre, les épices etl 'a rgent des marchands et prêteurs italiens.Ces éc hanges res trein ts de produits de luxe

suffisent cependan t à meure en bran le uné norme appareil, de commerce, d 'industries,de_ transports et de crédit, et à faire de cesfOires Je centre économique de l' Europe dutemps.

Le déclin des foires de Champagne sem ~ r q u e , ~ v e c la fin du XIIIe sièc le, pour desraisons dtverses : la réalisation d 'une liai·son maritime directe en tre la Méditerranéeet Bruges dès 1297 - la mer l 'emporte sur laterre ;. la mise en valeur de la voie nord-s1,1d

VIlles allemandes, par le Simplon et leSamt·Gothard ; l ' industrialisation enfin desvilles italiennes : elles se contentaient de

tein?re les draps écrus du Nord, elles lesfabnquent désormais , et l 'Arce della lana àFlorence pre nd son essor. Mais, sur tout

crise économique grave qui a c c o m p a g n ~btentôt la tragédie de la Peste Noire, au

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Xlv" siècle, va jouer son rôle habituel : l'Ital i e ~ le partenaire le plus puissant des échan

quer, et qui sont liées à la guerre desEspagnols aux Pays-Bas, donneront le poste

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ges de Champagne, sortira de l'épreuvetriomphante. Elle est devenue, ou redevenue, le centre indéniable de la vie européenne. Elle va prendre à son compte tousles échanges entre NOrd et Sud et , là encore,

les marchandises qui lu i arrivent d'ExtrêmeOrient par le golfe Persique, la mer Rouge, etles caravanes du Levant lu i ouvrent a prioritous les marchés d'Europe.

Au vrai, la primauté italienne se divisera longtemps entre quatre villes puissantes, Venise, Milan, Florence et Gênes. Cen'est qu'après la défaite de Gênes, en 1381,que commence le long règne, pas toujours

tranquille, de Venise. Il durera cependantplus d'un siècle, aussi longtemps que Veniserégnera sur le s places du Levant, et serale redistributeur prinCipal, pour l'Europeentière qui se presse ·chez elle, des produitsrecherchés de l'Extrême-Orient. Au XVIe siècle, Anvers supplante la ville de Saint Marc:c'est qu'elle es t devenue l'entrepôt du poivreque le Portugal importe en quantité par la

voie de l'Atlantique et, en conséquence,le porr de l'Escaut est devenu un énorme

centre, maître des trafics de l'Atlantique etde l 'Europe du Nord. Ensuite, diverses raisons politiques qu'il serait trop long d'expli-

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dominant à Gênes. La fortune de la ville deSaint Georges ne se fonde pas, quant à elle,sur le commerce du Levant, mais sur celuidu Nouveau Monde, sur le commerce deSéville et sur les flots de métal blanc des

mines américaines, dont elle devient leredistributeur européen. · Enfin, Amsterdammet tout un chacun d'accord ·: sa longue prépondérance - plus d'un siècle et demi -,exercée de la Bal tique au Levant et auxMoluques, dépend pOur l'essentiel de samainmise incontestée sur les marchandisesdu Nord d'une part et d'autre part sur les«épices fines», cannelle, clou de girofle,etc., dont elle a saisi assez rapidement tou

tes le s sources en Extrême-Orient. Ces quasimonopoles lu i permettent de jouer à peuprès partout à sa guise.

Mais laissons ces viUes-empires pour. arriver rapidement au gros problème des

marchés ·nationaux et des économies natio

nales.Un e économie nationaJe, c'est un espace

poli tique transformé par 1 Etat, en raison deSnécessités et innovations de la vie matérielle, en un espace économique cohéreD.t,unifié, dont les activités peuvent se porterensemble dans une même dire<:tion. Seule

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l 'Angleterre a ura réa1isé précocement cetexplo it. On parle à son suje t de r è v o l u t i ~ : m s :

liaisons in térieures difficiles et, pour finir ,un centrage impar fait. Un pays trop vaste

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agricole, po1itique, financière, industnelle.Il faut ajouter à cette li ste, en lui donnantle nom que l 'on voudra, la révo lution qui acréé son marché na tional. Otto Hintze, critiQuant Sombart , a été l'un des premiers à

soulig ner l' imponance de ceue transformation , qui tient à l 'abondance rela tive, dansun te rritoire assez étroit, de s moyens detranspor t, Je cabotage maritime s 'ajoutant auréseau serré des rivières et ca naux et auxnom b reuses voitures et bêt.es de so mme. Parl 'intermédiaire de Londres, les provincesanglaises échangent leurs produits et le sexportent, d'autant que l'espace ang lais s'estlibéré très tôt de ses douanes et péages

in térieurs. Enfin, l 'Angleter re a réalisé sonunion avec l 'Écosse en 170"/, avec l 'Irlandeen 1801.

L'exploit, pense rez-vous, avai t déjà étéréalisé par les Provinces·Unies, mais leurterritoire étai t minuscule, incapable mêmede nourrir sa popul ation. Cc marché in té-rieur ne compte guère dans les calculs descapi

ta listes

hollanda

is, ent

ièrement tournés

vers le marché extérieur. Quan t à la France,elle a trouvé devant e lle trop d 'obstacles :so n retard économique, son immensité rela·live, son reven u pro capire trop faib le, ses

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donc, à la mesure des transports du temps ,trop divers, trop inorganisé. Edward Fox,dans un livre qui a fait beaucoup de brui t ,n 'a pas eu de peine à montrer qu 'il y avaitau moins deux Frances, l'une maritime,

vivan te, soupl e, prise de plein fouet pa rl'essor économique du xvme siècle, maisqu i es t peu liée avec l'arrière-pays, tous sesregards étant tournés vers le monde ex té·rie ur , ct J'a utre continen tale, terrienne, conservatrice, habituée aux hor izons locaux,inconsciente des avantages économiquesd'u n capitalisme internittional. Et c'es t cetteseconde France qui a eu régulièrement dansles mains Je pouvoir politique. D'autant quele cen tre gouvern ementa l du pays, Paris, àl' intérieur des terres, n'est même pas lacapitale économique de la France ; ce rôle aété tenu longtemps par Lyon, depuis l 'é tablissement de se s foires en 1461. Un glissement s'est ébauché à la fin du xv( siècle enfaveur de Paris, mais i.l n 'a pas eu desui te. Ce n 'est qu'après 1709 et la (( banqueroute» de Samuel Bernard que Paris devient

le centre économique du marché français etque ce lui-ci, après la réorganisation de laBourse de Paris, en . t724 , comm ence à jouerson rôle. Mais i l est tard, et le moteur, bienq u' il s'e mballe à l 'époque de Louis XV J,

105

n 'a rrive pas â animer, à subjuguer,l 'ensemble de l 'espace français.

mieux qu'aucun autre pays d'Europe. La vic toire anglaise su r la France, lente à s'affir

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L'Angleterre a eu un destin autrementsimple. Il n'y a eu qu'un centre , Londres,centre économique et politique dès Jexve siècle et qui, se formant vite, modèle enmême temps le marché anglais à sa con

venance, c'es t-à-dire à la convenance desgrands marchands du cru.D'a u tre part , son in s ularité a aidé

A n g ~ _ r r e à se séparer d'autrui , à se dégager de lm gérence du capitalisme é tranger.C'es t chose faite vis-à-vis d'Anvers, grâce àThomas Gresham , en 1558, avec la créationdu Stock Exchange. C'es t chose faite avec lesHanséatcs, lors de la fermeture du Stahlhofen 1597, e t de l 'abrogation des privi lèges ctéses anciens hô tes. C'est chose faite vis-à-v isd'Amsterdam, dès le prem ier Acte de Navigation, en 1651. A ce tte époque, Amsterdam domine l'essentiel du commerce européen. Mais l'Angleterre avait vis-à-vis d'e lleun moyen de pression : les voiliers hollandais on t en effet constamment besoin, étantdonné le régime des vents , de relacher dan sles J?O rl s ang lais. C'est sans doute ce qui

expltque que la Hollande ail accep té del 'Angleterre des mesures protec tionnistesqu 'e lle n 'accepta de personne d'autre. Entout cas, l'Angleterre a su protéger son marché national et son industrie naissan te

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mer, précoce à s'amorcer (à mon avis dèstra ité d ' Utrecht en 1713), éc late au grand

J O ~ r dès 1786 (le traité d 'Eden), devienttn omphale en 1815 .

Avec l 'avènemenr de Londres, une pageest

tournée de

l 'hi

stoireéconomique de

l'Europe et du monde, car la mise en placede la prépondérance économique de J'Anglete rre, prépondérance qui s'étend aussi auleadership politique, marque la fin d'une èremultiséculaire, celle des économies à condui te urbain e et non moins ce lle d 'économies-mondes qui, malgré l 'é lan et les con

voitise;; de l 'Europe, auraient été incapablesde tenu du dedans le reste de l'univers. Ce

que réussit l'Angleterre aux dépens d'Amsterdam, ce n'es t pa s se ulement la reprise desexploits passés, c'est leur dépassement.

Cette conquête de l 'univers a été difficile, coupée d'incidents et de drames maisla prépondérance anglaise s 'est mainl.enue,a surmonté les obstacles. Pour la premièrefo is, l'économie mondiale européenne, bousculanr les autres, va prétendre dominerl'économie mondiale e t s ' identifier avec elleà travers un un ivers où tout obstac le s' effacera devant l'Anglais, lui d'abord maisaussi devant l'Européen. Cela j u s q u ' ~ n 1914 .André Siegfried, qui, né en 1875, avait vingt-

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cinq ans au début de notre siècle, se rappelait avec délices, beaucoup plus tard , dans

gé né rale du capitalism e, s i riche déjà encoups de th éâ tre.

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un · monde hérissé de frontières , qu ' il avaitfait alors le tour du monde ayant en tout etpour tout, comme pièce d'identité, une cartede visite! Mirac le de la pax britannica, dont,évidemment, un cenain nombre d'hommespayaient le prix .

IV

La Révolution industrie lle anglaise,dont i l nous reste à parler, a été, pour laprépondérance de l'tle, un bain de jouvence,un nouveau bail avec la puissance. Mais necraignez rien : je ne vais pas me lance r

à corps perdu dans ce t énorme problè med 'histoire qui, en vérité , arrive jusqu'à nous,nous assiège. L'industrie est toujours autourde nous, toujours révolutionnaire et menaçante. Rassurez-vous :je n 'a i à vous exposerque les débuts de ce t énorme mouvement et

~ r i i T : n r ~ ~ ~ : r ~ ~ = ~ s ~ e o ~ ~ e j ~ t ~ = ~ t d ~ ! s htoriens angle-saxons, eux tout d 'abord et lesautres. D'ailleurs, mon problème est restreint : je veux marquer dans quelle mesurel 'industrialisation anglaise rejoint les sché·mas et modèles que j'ai dessinés et dansquelle mesure elle s ' in tègre à l 'h istoire

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Précisons bien que le mot révolu tion es tici, comme toujours , employé à contresens .Un e révolution, selon l 'é tymologie, c'est lemouve me nt d 'une ro ue, d'un astre quitourne, un mouvement rapide dès qu'ilco mm ence, on sa it qu ' il es t appe lé à finirassez vite. Or, la Révolution industrie lle aété, pa r excelle nce, un mouvemen t len t et, àses débuts, peu décelab le. Adam Smith lu imême a vécu au milieu des premiers signesde cette Révolution sans s'e n rendre compte.

Que la Révolution a it été très len te,donc difficile, donc corriplexe, le temps présent ne J'exp lique-t-il pas? Sous nos yeuxune partie du Tiers Monde s'industriaHse,mais avec une peine inouie et d' innombrables éc hecs et des lenteurs qui semblent apriori anorma les. Une fois, c'est le secteuragricole qui n 'a pas suivi la modernisa tion ;ou la main -d'œuvre qualifiée a fait défaut ;ou la demande du marché in térieur s'estrévélée insuffisanle; un e au tre fois, les capitalistes du cru ont préféré aux inves tissements locaux des placements extérieurs,pl us sûrs et plus profitables; ou l 'État s'est

révélé gaspilleur ou prévaricateur; ou latechnique importée es t inadap tée, ou elle sepaie trop che r et pèae sur les prix de revient;ou les importations nécessaires ne se corn-

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pensent pas par des exportations : le marché.international, pour te l ou tel motif, s'est

avant la le ttre, après avoir séduit le capital,se ron t rapidement victimes de la loi des

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révélé hostile, et son hostilité a eu le derniermot . Or tous ces avatars se produisen t alorsque la Révolution n'est plus à inventer, que

les modèles sont à la disposition de tout le ·monde. Tout devrait donc a priori être facile.Et rien ne marche aisément.

En fait, la situation de tous ces pays nerappel le+elle pas plutôt ce qui s 'est passéavant l 'expérience anglaise , c'es t-à-direl 'échec de tant de révolutions anciennes vir-tuellement possibles sur le plan technique?L'Égypte ptolémaïque cannait la force de lavapeur d'eau , mais s'en amuse seulement.Le monde romain dispose d'un gros acquistech nique et technologique qui, plus d 'une

fois, aura traversé, sans qu'on le remarqueles siècles du haut Moyen Age, pour revivreaux XIIe et XIIIe siècles. En ces siècles de

renaissance, l'Europe augmente fantas tique-ment ses sources d'énergie en multipliantles moulins à eau, que Rome avait connus,et les moulins à vent : c'est déjà une Révo-lution industr ielle. 11 semble que la Chineait découvert au x1ve siècle la fonte au coke,mais cette Révolution virtuelle n'eut aucune

suite. Au xvt• siècle, tout un système delevage, d,e pompage, d'épuisement de l 'eaus'i nstalle dan s les mines profondes, mais

ces premières fabriques modernes, usines

110

rendements décroissa nts . Au xvtf siècle,l 'usage du charbon de terre s'élargit enAngle terre, et John U. Nef a eu raison deparler, à ce propos, d'une première Révo-lution anglaise, mais un e Révolution inca-

pabl

ede s'étendre et d'entraîner de

largesbouleversements. Quant à la France , lessignes d'un progrès industriel y sont netsau xvm• siècle, les inven tions techniques se

succèdent et la science fondamentale y es t·au moins au ssi brillante qu'outre·Manche .Mais enfin , c'est en Angleterre que les pasdécisifs sont franchis . Tout y aura marchéde so i, comme naturellement, et c'est leproblème passionnant que pose la première

Révolution industrielle du monde, la plusgrosse cassure de l 'histoire moderne. Maispourquoi l'Angleterre?

Les historiens anglais ont tellement étu-dié ces problèmes que 1 historien étranger seperd facilement au milieu de querelles qu 'i lcomprend chacune à part, mais dont l 'addi-tion ne simplifie guère l'explication. La

seule chose sûre, c'est que les explications

faciles et traditionnelles ont été écartées. Latendance es t, de plus en plus, de considérerla Révo lution industrielle comm e un phé-nomène d'ensemble, et un phénomène lent ,

111

qui implique par suite des origines l o i n t a ines et profondes.

ce soudain emballement de la production,pas de blocage, pas de pannes. Alors, n'est

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Si l 'o n se reporte aux croissances d i f f i ~ciles et chaotiques dont je parlais i l y a uninstant, dans les zones mal développées dumonde d'aujourd'hui , le plus étonnant n'est

i l pas que le boom de la Révolution machiniste anglaise, de la première production de

masse, ait pu se développer à la fin duxvme siècle er au-delà du XTXe siècle comme

une fantastique croissance nationale sans

que, nulle parr, le mo1eur grippe, sans que,nulle part, se produisent de goulets d'étranglement? Les campagnes anglaises se sontvidées de leurs hommes tout en maintenantleur capacité de production; les nouveauxindustriels om trouvé la main-d'œuvre, q u a ~li fiée et non qualifiée, qu'il leur fallait ; lemarché intérieur a continué à se d é v e l o p ~per malgré la hausse des prix; la techniquea suivi, proposant régulièrement ses serviceslorsqu'il en était besoin; les marchés exté-rieurs se sont ouverts en chaine, l'un aprèsl'autre. Et même les profits décroissants, latrès forte chute, par exemple, des bénéficesde l ' industrie du coron après le premier boom,n'ont pas provoqué de crise : les énormes ca-

pitaux accumulés se sont portés ailleurs etle s chemins de fer ont succédé au coton.

En somme, tous les secteurs de l'économie anglaise ont répondu aux ex igences de

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ce pas foute l'économie nationale qui es t àmettre en cause? D'ailleurs, en Angleterre,la Révolution du coton a surgi du sol, de lavie ordinaire. Les découvertes sont le plussouvent faites par de s artisans. Les industriels sont assez souvent d'humble origine.

Les capitaux investis, faciles à emprunter,ont été de faible volume, au début. Ce n 'e stpas la richesse acquise, ce n'est pas Londreset son capitalisme marchand et financier quiont provoqué l 'étonnante mutation. Londresne prendra le contrôle de l'industrie qu'audelà des années 1830. Ainsi l'on voit admirablement, et sur un exemple large, que c'estla force , la vie de 1économie de marché et

même de l' économie à la .base, de la petiteindustrie novatrice et, non moins, du f o n c ~tionnement global de la production et deséchanges qui portent sur leurs dos ce qui

sera bientôt le capitalisme di t industriel.

Celui-ci n'a pu grandir, prendre forme etforce qu'à la mesure de l'économie sousjacente.

Toutefois, la Révolution anglaisen'aurait certainement pas été ce qu 'elle fut

sans les circonstances qui firent alors del'Angleterre, pratiquement, la maîtresseincontestée du vaste monde. La Révolution

française et les guerres napoléoniennes, on

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le sait, y ont largement contribué. Et si leboom du coton s'est largemen t, longuement,

de vous convaincre maintenant en vous confiant, pour achever mes explications, ce

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mîs .en place, c'est que le moteur a été, sans

cesse, relancé par. l 'ouverture .de n ; a r c h ~ snouveaux : l'Aménque portugaise, 1 Aménque espagnole, l' Empire tu rc, les Indes .. Le

monde a été le complice efficace, sans levouloir, de la Révolution a n g l ~ i s ..

De sorte que la discussiOn s1 ace.rbeentre ceux qui n'acceptent qu'un e explication interne du capitalisme et de la Ré volution industrielle par une transformation (surplace) des structures socio-économiques , etceux qui ne veu len t voir q u : u n . e x p l i ~ a t . i o nex terne (au vrai, l 'exploitatiOn 1mpénahstedu monde), cette discussion me para.ît sansobjet. N'e xploite pas le monde qm veut.

Il y faut une puissance l a b l lenteme.ntmûrie. Mais i l es t certam que cette p m ~ -sance si elle se forme par un lent travailsur ehe-même, se renforce par l 'exploitation d'autrui et, au cours de ce double processus la dis tance qui la sépare des autres

a u g ~ e n t e . Les deux explications (internee t ex terne) so nt donc in ex tricablement

mêlées.

Me voilà arrivé au moment de conclure.je ne suis pas sür, chemin faisant, de vousavoir convaincus. Mais je doute plus encore

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que je pense du monde et du capitalismed'aujourd 'hui , à la lumière et du monde etdu capitalisme d'hier, tels que je les vois ettels que j'ai essayé de vous les décrire. Maisne faut-il pas que l'explication historiqueaille jusqu 'au temps présent? Qu'elle se justifie par cette rencontre?

Certes, le capitalisme d'aujourd'hui achangé de taille et de proportions, fantastiquement. Il s'est mis à la mesure des échanges de base et des moyens, eux aussi fantastiquement agrandis. Mais, mutatis mutan-

dis, je doute que la nature du capitalisme aitchangé de fond en co mble.

Trois preuves viennent â mon appui :

- Le capitalisme reste fondé sur uneexploitation des ressources et des possibilités internationales, autrement dit i l existeaux dimensions du monde, pour le moins i ltend vers le monde entier. Sa grosse affaireprésente : reconstituer cet universalisme .- Il s'appuie toujours, obstinément, sur desmonopoles de droit ou de fait , malgré lesviolences déchaînées à ce propos contre lui.L'organisation, comme l'on dit aujourd'hui,continue à tourner le marché .Mais on a tortde considérer que c'est là un -fait vraiment

nouveau.- Plus ençore, malgré ce que l 'on di t

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·d'ordinaire, le capitalisme ne recouvre pastoute l'économie, roure la société au travail ;

Je me confirme ainsi dans mon opinion, à laquelle je me sui s personnellement

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i l ne tes enferme jamais l 'une et l 'autre dansun système, le sien, et qui serait parfait : latripartition dont je vous ai parlé - vie maté-rielle, économie de marché, économie capi ·talistc (celle-ci avec d'énormes adjonctions)

- conse rve une étonnante valeur présen tede discr imination et d 'explica tion . Il suffit , pour s'en convaincre, de connaître dudedans quelques activités présentes, caractéristiques, situées à ces différents étages. Aurez-de-chaussée, même en Europe, où i l y aencore tant d'autoconsommations, de servi·ces que la comptabilité nationale n' intègrepas, tan t d 'échoppes artisanales. A l 'é tagemoyen, so it l 'exemple d' un confectionneur

d ' habillement : i l est soumis, dans sa proet l 'écoulement de sa production, à

la s tricte et même féroce loi de la concur-re nce; un moment d' in an ention ou de faiblesse de sa part , et c'es t la débâcle. Mais jepourrais, au dernier étage, vous citer, entreautres, deux énormes firmes que je connais ,so i-disant concurrentes - et seules concurrentes sur le marché eu ropéen, l'un e fran

çais

e, l'autre allemande.Or i l

leur est

parfaitement indifférent que les commandes aillen t à J' une ou à l 'autre, car i l y a fusion deleurs in térêts, quelle que soit la voie adoptéeà ce t effe t.

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lentemen t ralli é, à savoi r que le capitalismedérive par exce lle nce des activités économiques au somme t ou qu i tendent vers leso mmet. En conséquence, ce Capitalisme dehaut vol none sur la double épaisseur sousjacente de la vie matérielle et de l'économiecohérente de marché, i l représente la zonedu haut profiL j'ai fait ainsi de lui un super-latif. Vous pouvez me le reprocher, mais jene suis pas seul de cet avis-là. Dans sa brochure, éc ri te en 1916 , L'Impérialisme, stadesuprème du capitan sm e, Lénine affirme pardeux fois : «Le capita lisme , c'est la production marchande à so n plus haut degré dedéveloppemen t ; des dizaines de millie rs de

grandes entrep rises sont tout, des millionsde petites ne sont r i e n . Mais cette vérit éévidente de 191 7, c'es t une une trèsvieille vérité.

Le défaut des études des journa1istes,des économistes, des sociologues, c'es t tropso uvent de ne pas teni r compte des dimensions e t des perspectives historiques. Beauco up d' hi s tori ens ne fo nt-ils pas d 'aill eursla même chose, comm e si la période qu'ils

é tud ien t exista it en soi, étaH un commencement et une fin? Lénine , qui es t un espritpe rsp icace, écri t ainsi dans la même bro·chure de 191 7 : «Ce qui ca ractérisait l'ancien

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capitalisme, où régnait la libre concurrence,c'étail l 'exportation des marchandises. Cequi caractérise le capitalisme actuel, où

de marché. A ceux qui, en Occident, s'attaquent aux méfaits du capitalisme, les hommes politiques et les économistes répondent

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règnent les monopoles, c'est l'exportationdes capitaux.» Ces affirmations sont plusque discutables : le capitalisme a toujoursété monopoliste, et marchandises et capi

taux n'ont pas cessé de voyager simultané

ment, les capitaux et le crédit ayant toujoursété le plus sür moyen d'atteindre et de forcerun marché extérieur. Bien avant le xx "' siècle, l'exportation des capitaux a été un e

réalité quotidienne, pour Florence dès lexm"' siècle, pour Augsbourg, Anvers et Gênesau XVIe. Au XVIIIe siècle, les capitaux courent

l' Europe et le monde. Tous le s moyens, procédés et ruses de l'argent ne naissent pas

en 1900 ou en 1914, ai -je besoin de le dire?Le capitalisme les connaît toutes et , hiercomme aujourd'hui, sa caractéristique et saforce sont de pouvoir passer d'une ruse àune autre, d'une forme d'action à une autre,de changer dix fois ses batteries selon lescircons tances de la conjoncture et, ce faisant, de rester assez fidèle, assez semblableà lui-même.

Ce que je regrette pour ma part, non en

tant qu'historien, mais en tant qu'homme demon temps, c'est que, dans le monde capitaliste comme dans le monde socialiste, onrefuse de distinguer capitalisme et économie

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que c'est là un moindre mal , l'envers obligatoire de la libre entreprise et de l'écOnomie de marché. Je n'en crois rien. A ceuxqui , se lon un mouvement sensible mêmeen U. R. S. S., .s'inquiè tent de la lourdeurde l' économie socialiste et voudraient luiménager plus de «spontanéité» (je traduirais : plus de liberté), la réponse est quec'est là un moindre mal, l'envers obligé dela destruction du fléau capitaliste. Je n'encrois rien no n plus. Mais la société qui seraitpour moi idéale est-elle possible? Je nepense pa s en tout cas qu'elle ait beaucoupde partisans à travers le monde!

C'est sur cette affirmation générale quej'a rrêterais volontiers mes explications si jen'avais une dernière confidence d'historienà vous faire.

L'histoire es t toujours à recommencer,elle est toujours se faisant, se dépassant. Sonsort n'est autre que c.elui de toutes les sciences de l 'homme. Je ne crois donc pas queles livres d'histoire que nous écrivons soientvalables pour des décennies et des décen

nies . IJ n'y a pas de livre écrit un e fois pourtoutes, et nous le savons tous.

Mon interprétation du capitalisme et de1économie se fonde sur une large fréquen-

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tation d 'archives et de très nombreuses lectures, mais finalement sur des chiffres pasassez nombreux, pas assez liés les uns aux

dérer un ouvrage pionni er d'histoire, celuide René Baehrel sur la Provence des xvtfet xviiie siècles , essayer d 'établir des corré

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autres - sur du qualitatif plus que sur duquantitatif. Les monographies qui donnentdes courbes de production, des taux de profit , des taux d 'épargne, qui dressent. desbilans sérieux d'entreprises, ne serait-cequ'une estimation approchée de l'usure ducapital fixe sont rarissimes. J'ai che rché envain, auprès de collègues et d ' a ~ i s , des renseignements plus précis dans ces diversdomaines. Mais pour de maigres succès.

Or, c'est dans cette direction, â monsens, qu'il peut y avoir un e voie de sortiehors des explications où je me suis enfermé,faute de mieux. Diviser pour mieux com

prendre, diviser entre trois plans ou troisétapes, c'est mutiler, forcer la réalité économique et sociale autrement c o m p ~ e x e . _A_uvrai, c'est l 'ensemble qu'il faudrait s a t s ~ rpour comprendre en m ême temps les ratsons du changement des taux de croissanceapparu en même tem ps que le ~ a c h i n i s m ~ .Une histoire totalisante, globahsante seraitpossible si, dans le domaine de l'économiedu passé, nous réussissions à inco rporer les

méthodes modernes d'une certaine compta-bilité nationale, d'une certaine macro-économie. Suivre le mouvement du revenu national, du re venu national pro capite, reconsi-

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lations entre «budget e t re venu nationah,essayer de mesurer l 'écar t, différent se lonles 'époques, entre produit brut et produitnet, se lon les conseils de Simon Kuznets,dont les hypo thèses à ce sujet me parais-

sent capi ta les pour une compréhension de lacroissan ce moderne - telles sont les tâchesque je proposerais volontiers à ,de jeunes

historiens. J'ai , dans mes livres, ouvert detemps à autre une fenêtre sur ces paysagesque l 'o n devine seulement, mais un e fenêtrene saurait suffire. Une enquête sinon co llective, du moins coordonn ée , se rait indispensa ble.

Ce qui ne veut pas dire, bien entendu,que cette histoire de demain sera l ' h istoireéconomique ne va rietur. La comptabilité économique, au mieux, c'est un e étude du flux,des variations du revenu national, non pasla mesure de la masse des patrimoines,

des fortunes nationales. Or ce tte masse, elleaussi accessib le, doit être é tudiée. Il y auratoujours, pour les his toriens et pour toutesles autres sciences de l'homme , e t pou r toutes les sciences objectives, une Amériqueà découvrir.

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TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE l'REMI ER

En repensant a la vie matériellee t a la vie économique ...

CHAPITRE DEUXIÈME

Les jeux de l'échange ..

CHAPITRE TROISIÈMELe temps du monde .. .

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