18
1 La triade espace / temps / homme dans les routes de la soie, d’après F. Braudel Palmyre comme exemple Nous voulons, à partir des œuvres de Braudel (La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II ; Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle ; L’identité de la France ; et Grammaire des civilisations) expliquer le rôle de l’espace géographique, de l’homme et celui du temps au cours de l’histoire, afin de découvrir l’incarnation de ce rôle dans l’exemple de Palmyre en tant qu’un des passages nécessaires pour la route de la soie pendant des siècles. L’espace géographique et l’homme Commençons par le rôle de l’espace géographique vis-à-vis de l’homme : Braudel définit, par exemple, la civilisation en pensant qu’elle ne pourrait jamais exister sans la capacité à occuper un terrain : « Parler de civilisation, ce sera parler d’espaces, de terres, de reliefs, de climats, de végétations, d’espèces animales, d’avantages donnés ou acquis » 1 . Braudel explique également que « chaque civilisation est liée à un espace aux limites à peu près stables ; d’où, pour chacune d’elles, une géographie particulière, la sienne, qui implique un lot de possibilités, de contraintes données, certaines quasi permanentes, jamais les mêmes d’une civilisation à l’autre » 2 . Il est reconnu que les historiens ne séparent pas le mot civilisation de l’intervention humaine et de l’historicité de son travail accumulé à travers les siècles ; mais, il est en même temps évident, selon Braudel, que sans avoir une terre définie, sans que l’homme ait des montagnes qui se présentent comme une ceinture de murs vis-à-vis des voisins, et enfin sans posséder des routes maritimes et terrestres par lesquelles les hommes arrivent à communiquer socialement et économiquement avec d’autres sociétés, les historiens manquent de vraies bases afin de parler de l’existence réelle d’une civilisation 3 . Suite à cette définition, nous percevons certains caractères qui distinguent l’espace géographique dans les œuvres de Braudel : l’espace n’impose pas seulement des pistes obligatoires aux hommes, mais il les rend prisonniers de ces pistes ; pour le dire différemment, cet être (l’Homme) devient le prisonnier de certaines possibilités offertes déjà 1 F. Braudel, Grammaire des civilisations, éd. Arthaud-Flammarion, Paris, 1987, p. 41. 2 Ibid., p. 42. 3 Dans un autre texte, Braudel affirme que « une civilisation, c’est tout d’abord un espace (…) un logement ». Cf. F. Braudel, « L'histoire à la croisée des chemins », in Les ambitions de l’histoire, éd. De Fallois, Paris, 1997, p. 291.

L’espace géographique et l’hommeresearch.uni-leipzig.de/.../Maher_Aktthiar_Les_routes_de_la_soie.pdf · De là, la vision épistémologique de Braudel sur l’espace met en évidence

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1

La triade espace / temps / homme dans les routes de la soie, d’après F. Braudel

Palmyre comme exemple

Nous voulons, à partir des œuvres de Braudel (La Méditerranée et le monde

méditerranéen à l’époque de Philippe II ; Civilisation matérielle, économie et capitalisme

XVe-XVIIIe siècle ; L’identité de la France ; et Grammaire des civilisations) expliquer le rôle

de l’espace géographique, de l’homme et celui du temps au cours de l’histoire, afin de

découvrir l’incarnation de ce rôle dans l’exemple de Palmyre en tant qu’un des passages

nécessaires pour la route de la soie pendant des siècles.

L’espace géographique et l’homme

Commençons par le rôle de l’espace géographique vis-à-vis de l’homme : Braudel

définit, par exemple, la civilisation en pensant qu’elle ne pourrait jamais exister sans la

capacité à occuper un terrain : « Parler de civilisation, ce sera parler d’espaces, de terres, de

reliefs, de climats, de végétations, d’espèces animales, d’avantages donnés ou acquis »1.

Braudel explique également que « chaque civilisation est liée à un espace aux limites à peu

près stables ; d’où, pour chacune d’elles, une géographie particulière, la sienne, qui implique

un lot de possibilités, de contraintes données, certaines quasi permanentes, jamais les mêmes

d’une civilisation à l’autre »2. Il est reconnu que les historiens ne séparent pas le mot

civilisation de l’intervention humaine et de l’historicité de son travail accumulé à travers les

siècles ; mais, il est en même temps évident, selon Braudel, que sans avoir une terre définie,

sans que l’homme ait des montagnes qui se présentent comme une ceinture de murs vis-à-vis

des voisins, et enfin sans posséder des routes maritimes et terrestres par lesquelles les hommes

arrivent à communiquer socialement et économiquement avec d’autres sociétés, les historiens

manquent de vraies bases afin de parler de l’existence réelle d’une civilisation3.

Suite à cette définition, nous percevons certains caractères qui distinguent l’espace

géographique dans les œuvres de Braudel : l’espace n’impose pas seulement des pistes

obligatoires aux hommes, mais il les rend prisonniers de ces pistes ; pour le dire

différemment, cet être (l’Homme) devient le prisonnier de certaines possibilités offertes déjà

1 F. Braudel, Grammaire des civilisations, éd. Arthaud-Flammarion, Paris, 1987, p. 41.

2 Ibid., p. 42.

3 Dans un autre texte, Braudel affirme que « une civilisation, c’est tout d’abord un espace (…) un logement ».

Cf. F. Braudel, « L'histoire à la croisée des chemins », in Les ambitions de l’histoire, éd. De Fallois, Paris, 1997,

p. 291.

2

par l’espace géographique. Lisons ce que Braudel écrit sur le poids de l’espace vis-à-vis de

l’homme. Au XVIe siècle le voyageur « cherche à tourner l’obstacle, à circuler au rez-de-

chaussée (…) Il doit toujours cependant, à un moment ou à un autre, suivre certains couloirs

(…) Le voyageur, hier, restait surtout le prisonnier des plaines, des jardins, des rives

éblouissantes, de la vie abondante de la mer »4. Ainsi, Braudel écrit clairement que « les

ripostes de l’homme ne cessent, à la fois, de le libérer du milieu qui l’entoure et de l’asservir

aux solutions qu’il a imaginées. Il quitte un déterminisme pour retomber dans un autre »5.

Nous pouvons dire que l’espace hospitalier met en évidence des règles en accueillant des

hommes, et pour être les bienvenus, ces derniers doivent les respecter. De même, quand un

groupe humain choisit une zone géographique pour l’exploiter, il se soumet aux contraintes

qui sont quasiment stables, comme par exemple une série de montagnes et une succession de

phénomènes climatiques. En revanche, il tente lentement de franchir les obstacles modifiables

pour pouvoir voyager en faisant des échanges commerciaux et culturels.

Il y a donc des essais humains incessants pour trouver des solutions aux contraintes imposées

par le milieu géographique. Cette idée de Braudel démontre bien le mécanisme par lequel

l’histoire des civilisations se fait. Comme l’être humain tente historiquement de se libérer

d’un déterminisme spatial qui lui pose des limites, il cherche donc des issues pour détruire

telle ou telle de ses limites, et quand il y réussit, il tombe dans un autre déterminisme se

présentant comme une solution qui dure des siècles, avant que l’accord institutionnel

l’abandonne.

Dans ce contexte une question se pose : à partir de ces déterminismes spatiaux,

l’homme a-t-il un rôle dans l’histoire ? Nous avons trouvé la réponse de Braudel dans les

deux textes suivants : « mouvement et immobilité s’accompagnent, s’expliquent l’un par

l’autre »6 et « La Méditerranée, avec son vide créateur, la liberté étonnante de ses routes d’eau

(…) avec ses terres diverses et semblables, ses villes issues du mouvement, ses humanités

complémentaires, est une œuvre reprise sans cesse par les hommes, mais à partir d’un plan

obligatoire, d’une nature peu généreuse, souvent sauvage et qui impose ses hostilités et

contraintes de très longue durée »7. La Méditerranée est donc une zone fixée naturellement, et

sa fixité empêche les mouvements humains. En revanche, le mouvement des hommes réussit

4 F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. 1, la part du milieu, 2

e éd.

A. Colin, Paris, 1966, p. 26. 5 F. Braudel, Grammaire des civilisations, op. cit., p. 43.

6 F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. 2, destins collectifs et

mouvements d'ensemble, op. cit, p. 96. 7 Ibid., p. 516.

3

au cours des siècles à trouver des issues dans cette permanence géographique. De plus, un

mouvement collectif dans la Méditerranée permet aux habitants de naviguer et de construire

des villes avec des routes qui les aident à ouvrir des portes aux voisins pour des échanges

culturels et économiques. Le mouvement collectif méditerranéen au XVIe siècle pouvait, par

exemple et selon Braudel, franchir des obstacles tout à fait franchissables, et il était aussi libre

dans un cadre limité, que Braudel appelle la limite du possible. L’homme est libre de

transporter ses produits par bateau ou par n’importe tel transport, mais il ne doit pas dépasser

un certain poids. De là, la vision épistémologique de Braudel sur l’espace met en évidence

une des explications par rapport au mécanisme de l’histoire humaine, à savoir, au milieu

d’une négation géographique résistante, le mouvement humain progresse lentement en créant

son temps historique.

En réfléchissant à la notion de l’espace géographique chez Braudel nous déduisons

qu’elle n’est pas compréhensible sans prendre en compte l’action de l’homme et ses capacités

à créer son temps, et l’inverse est valable. Braudel l’explique en parlant de l’histoire des

civilisations comme « une histoire des hommes dans leurs rapports serrés avec la terre qui les

porte et les nourrit ; c’est un dialogue qui ne cesse de se répéter »8, et il présente la civilisation

de l’Islam « (…) l’Islam ne serait rien sans les routes (…) Les routes sont sa richesse, sa

raison d’être, sa civilisation »9. Il convient de constater que nous ne pouvons comprendre le

concept du possible chez Braudel qu'en prenant en compte le rapport fort entre l'homme et son

milieu géographique. De même, les possibilités sont, selon Braudel, permises par l'espace et il

faudrait que l'homme les saisisse et travaille selon leurs pistes pour progresser dans sa vie.

L'homme peut donc construire une nouvelle ville, ou arrive à traverser les mers et les déserts

quand les possibilités géographiques et climatiques de l'espace le lui permettent. L’espace, en

tant qu’appui géographique portant l’être humain et assurant sa continuité par des ressources

naturelles, impose à l’homme une sorte de dialogue et lui en interdit d’autres. A ce propos,

Braudel montre l’exemple de l’Islam qui est né et s’est étendu géographiquement entre le

VIIIe et le XII

e siècle grâce à l’exploitation des couloirs existant dans le désert. Sans ces

couloirs, l’Islam ne trouverait pas ses vraies raisons d’être, car les chaînes des caravanes

étaient les seuls moyens pour entrer en contact avec le monde extérieur. L’Islam a donc établi

un dialogue avec les éventualités de l’espace et il en a profité pour réussir son expansion.

Autrement dit, la civilisation islamique s’est affirmée pendant quatre siècles, selon Braudel,

8 F. Braudel, « Positions de l'histoire en 1950 », in Ecrits sur l’histoire, éd. Flammarion, Paris, 1969, p. 24.

9 F. Braudel, Grammaire des civilisations, op. cit., p. 94.

4

parce qu’elle a bénéficié de la limite du possible proposée par l’espace et qu’elle ne s’est pas

opposée aux obstacles infranchissables.

Citons d’autres caractères de l’espace géographique : il figure comme une structure

soutenant et empêchant à la fois les hommes, les îles révèlent ces deux dimensions de

l’espace, car elles prennent passivement la forme d’un milieu isolé pour les habitants. Par

contre, elles permettent positivement des échanges culturels avec d’autres sociétés en étant

une aire de repos pour les marins. Braudel insiste donc sur l’idée suivante : du moment que

les îles sont à l’étroit, que leurs ressources naturelles sont limitées et que les habitants vivent à

la merci du climat (un caractère d’empêchement), elles se présentent, grâce à leur site

géographique, comme une des étapes par lesquelles une grande partie de l’histoire des villes

méditerranéennes a été écrite (un caractère d’encouragement); à cet égard il écrit : « La

grande histoire, en effet, aboutit souvent aux îles. Il serait peut-être plus juste de dire qu’elle

s’en sert »10

.

Les avantages géographiques des îles s’expriment donc par leurs sites se trouvant sur le

chemin des puissantes routes maritimes. Ce privilège d’une localisation géographique a

soutenu pendant des siècles de grandes villes faisant du commerce au loin. Mais les insulaires

n’ont pas les moyens d’en profiter parce que ni la superficie spatiale ni l’isolement ne les

amènent à jouer un rôle central dans le marché mondial. En fait, selon Braudel, les riches sont

venus profiter de leurs terres, et les insulaires des îles (Chypre, Sicile, Madère) les ont

accueillis à bras ouverts. Mais il était dommage que cette exploitation ait été la négation du

besoin local, pour répondre à l’exigence du commerce international.

Par ailleurs, et comme nous le voyons, le rôle de l’espace géographique ne nie pas

celui de l’homme, car quand Braudel pense que l’espace a un caractère soutenant l’homme, il

veut dire que l’homme a la capacité d’en profiter. Braudel explique, par exemple, comment

les civilisations agricoles tentent de maintenir certaines plantes, il conclut que cela était

possible car : « La nature et l’homme ont travaillé d’accord »11

. En outre, la Méditerranée en

tant qu’élément géographique quasiment stable n’offre, selon Braudel, que des voies qui

permettent aux hommes de créer des circonstances communicationnelles (sociales et

économiques) grâce auxquelles la continuité des villes méditerranéennes serait possible. C’est

10

F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. 1, la part du milieu, op.

cit.,., p. 141. 11

F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. 1, la part du milieu, op.

cit., p. 216.

5

pourquoi Braudel assure que la Méditerranée a pris son identité sociale et économique grâce

aux mouvements des hommes et grâce au réseau économique reliant les grandes villes

méditerranéennes. Lisons ce que Braudel écrit à ce propos : « L’important est de voir ce qu’un

tel réseau implique de rapprochements, d’histoire cohérente, à quel point le mouvement des

bateaux, des bêtes de somme, des voitures, des gens eux-mêmes, rend la Méditerranée une et,

d’un certain point de vue, uniforme malgré les résistances locales. L’ensemble de la

Méditerranée est cet espace – mouvement »12

.

Les deux citations de Braudel "la nature et l’homme ont travaillé d’accord" et

"l’ensemble de la Méditerranée est cet espace-mouvement" peuvent, peut-être, aller à

l’encontre de notre tentative de souligner la valorisation des efforts humains chez Braudel, car

nous observons la priorité de l’espace par rapport aux mouvements humains. Mais il nous faut

toujours distinguer entre les deux dimensions de l’espace (obstacle et soutien) pour bien saisir

le rôle efficace de l’homme. La priorité concomitantes de l’espace dans ces phrases signifie que

la terre cultivable et la Méditerranée créent, selon Braudel, les pages déjà lignées sur

lesquelles l’homme a la possibilité d’écrire son histoire en pratiquant des activités agricoles,

industrielles et commerciales13

.

Par conséquent, Braudel ne parle pas du meilleur des mondes possibles, mais comme

il aborde l’espace en tant que structure qui exige une limite du possible, nous pouvons saisir

ce monde braudélien et le rôle de l’homme à partir de ce terme : la nécessité géographique

oriente la sagesse des groupes sociaux vers le choix le plus raisonnable à l’échelle d’une

époque historique. Ainsi, la place de l’homme chez Braudel nous amène à dire que le

comportement collectif résout ses problèmes en choisissant nécessairement une solution qui

lui apparaît provisoirement la meilleure. L’homme a inventé par exemple des moyens de

transports, mais en suivant obligatoirement certains couloirs. C’est pourquoi la volonté

humaine, qui réussit à réaliser un progrès semble à la fois déterminée et libre : déterminée par

des structures sur lesquelles Braudel insiste « la géographie, le relief, la difficulté des chemins

portent la responsabilité d’empêchements permanents »14

; et libre parce que l’homme est

responsable de développer et de protéger son milieu physique, « en Méditerranée, le sol meurt

12

Ibid., p. 254. 13

Voici ce que Braudel écrit à ce sujet : « la première réalité d’une civilisation, c’est l’espace qui lui impose sa

poussée végétale et, avec rigueur parfois, ses limites. Les civilisations sont (…) des espaces qui contraignent

l’homme, et sans fin sont travaillés par lui ». Cf. F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à

l’époque de Philippe II, t. 2, destins collectifs et mouvements d'ensemble, op.cit., p. 109. 14

F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. 1, la part du milieu, op.

cit., p. 351.

6

quand il n’est plus protégé par les cultures (…) C’est miracle quand il est conservé ou

reconstitué par le travail paysan »15

. Au fond de cette responsabilité, l’homme est donc libre

parce qu’il a la capacité de choisir quelle action convenable pourrait l’amener théoriquement à

survivre et à faire son chemin en préparant l’avenir pour les générations suivantes.

Le temps : la longue durée

Il est évident que nous pouvons déduire de ces rapports espace/homme une temporalité,

voire une pluri-temporalité. Braudel parle, par exemple, de trois temps, le temps individuel lié

à la politique et aux événements qui se caractérisent par un temps court. Puis, le temps

économique et social qui est mesuré en dizaine, vingtaine ou cinquantaine d’années. Enfin, le

temps long qui est le fondement le plus essentiel dans les textes braudéliens. Nous voulons,

ici, parler du temps long, ou de la longue durée en posant la question suivante : sur quelles

bases cette durée s’établit-elle ?

Braudel pense que la durabilité est un des éléments qui façonnent l’existence d’une

civilisation et il affirme que les civilisations « traversent le temps, elles triomphent de la

durée. Tandis que tourne le film de l’histoire, elles restent sur place, imperturbables ».

Braudel ajoute : « Immobiles dans l’espace et dans le temps – ou quasi immobiles. Cette

immobilité enracine les civilisations dans un passé beaucoup plus ancien encore qu’il n’y

paraît à première vue, et cette longue durée s’incorpore forcément à leur nature »16

. Un autre

texte de Braudel qui confirme l’idée d’un rapport fort entre la longue durée et l’immobilité

géographique : « les civilisations sont des réalités de très, très longue durée (…) [et] elles sont

solidement accrochées à leur espace géographique »17

. Il découle de ce point de vue

braudélien que la civilisation se définit comme une nature durable parce que sa naissance est

conditionnée par l’occupation d’un espace géographique, qui contient des ressources

naturelles et des données climatiques lui permettant de survivre longtemps. De plus, une

civilisation est, selon Braudel, quasi immobile, et cette sorte d’immobilité vient de l’endroit

géographique qui la porte et de la tendance des hommes à garder cet endroit qui est la source

de leur existence et l’avenir de leurs générations. La longue durée provient donc de la

continuité des structures spatiales et mentales d’une civilisation.

15

Ibid., p. 222. 16

F. Braudel, « L’histoire », in La Méditerranée, sous la dir. de F. Braudel, éd. Arts et métiers graphiques, Paris,

1986,., p. 144-145. 17

Ibid., p. 153.

7

La longue durée se dégage aussi, selon Braudel, de l’histoire des grandes villes qui sont

enracinées dans son espace géographique. Voici ce que Braudel écrit à propos de Venise : «

Miracle, surprise au moins : à Venise le temps ne s’écoule pas comme ailleurs. La ville est par

magie hors de la durée. Nous vieillissons, mais rien en elle n’ose, semble-t-il, bouger et

vieillir »18

. En outre, Braudel affirme : « Evidemment tout ne se déplace pas en un jour, la

géographie crée des obstacles et des avantages permanents, difficiles à tourner »19

.

La longue durée figure comme un obstacle au moment où l’homme lutte contre les

empêchements géographiques, ou quand il tente de profiter des dons proposés par la nature.

Cette dernière offre les plaines comme zones cultivables, mais pour que l’homme en profite, il

doit devenir l’ouvrier de l’histoire pendant des siècles. Cette longue durée ne se dégage pas

seulement de la résistance de la nature vis-à-vis de l’homme, mais, nous pouvons également

l’appréhender dans les transports, limités par leurs vitesses, et par la limite du possible que

l’homme ne peut pas franchir pendant des siècles. C’est pourquoi Braudel indique que la

longue durée se dégage des structures mentales qui soutiennent et empêchent en même temps

le progrès des hommes : « La société, c’est-à-dire une histoire lente, sourde, compliquée ; une

mémoire qui répète obstinément les solutions connues, acquises, qui écarte la difficulté et le

danger de rêver à autre chose. Toute invention qui frappe à la porte doit attendre des années

ou même des siècles pour être introduite dans la vie réelle »20

.21

.

D’ailleurs, Braudel attire notre attention sur une situation difficile à résoudre au XVIe

siècle, à savoir l’incertitude et la lenteur des voyages ; il pense que la révolution moderne des

transports a, non seulement, réussi à augmenter les vitesses mais également supprimé «

l’incertitude que les éléments imposaient jadis. Le mauvais temps ne signifie aujourd’hui

qu’un peu plus ou moins d’inconfort. Sauf accident, il n’influe plus sur les horaires. Au XVIe

siècle, tous les horaires en dépendent. L’irrégularité est la règle sans surprise »22

. Cette

situation incertaine que les gens vivaient au XVIe siècle, à cause de la lenteur des transports

vis-à-vis du climat et d’une nature en colère, ne se borne pas seulement à ce siècle, car

18

F. Braudel, Venise, in « La Méditerranée », op. cit., p. 391. 19

F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. I, op. cit., p. 189. 20

F. Braudel, civilisation matérielle, économie et capitalisme XV-XVIII siècle, t. I, les structures du quotidien :

le possible et l’impossible, éd. A. Colin, Paris, 1979, p. 293. 21

« C’est quand rien ne va plus, quand la société se heurte au plafond du possible que le recours à la technique

[ou à la nouvelle technique] s’impose de lui-même, que l’intérêt s’éveille pour les mille et une inventions

latentes entre lesquelles il faudra reconnaître la meilleure, celle qui va rompre les obstacles, ouvrir un avenir

différent. Car il y a, toujours présentes, des centaines d’innovations possibles, endormies en somme et qu’il

devient urgent, un beau jour, de réveiller. F. Braudel,Civilisation matérielle, économie et capitalisme XV-XVIII

siècle, t. I, op. cit., p. 382. 22

F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. 1, la part du milieu, op.

cit., p. 331.

8

Braudel ajoute : « En langage de moyenne, on pourrait conclure, en gros, que lorsqu’il s’agit

de traverser la Méditerranée dans le sens des méridiens, il faut compter une ou deux

semaines ; et qu’il doit être question de deux à trois mois quand on entreprend de la traverser

dans sa longueur. Ajoutons que ces dimensions resteront les mêmes au XVIIe siècle, et plus

tard encore »23

.

Palmyre et la route de la soie

Ces trois éléments capitaux existant dans les études historiques de Braudel, nous

voulons les souligner en jetant un coup d’œil sur Palmyre en tant qu’une des stations

nécessaires pour le trafic caravanier sur la route de la soie, pendant certains siècles. Nous

tentons de répondre aux questions suivantes : comment Palmyre est-elle apparue comme le

passage nécessaire pour le trafic caravanier sur la route de la soie ? Quels sont les éléments

géographiques qui ont conduit Palmyre à conserver cette puissance commerciale pendant des

siècles ? Une oasis dans le désert représente-t-elle un lieu du repos, comme les îles dans la

mer ? Comment les habitants du Palmyre ont-ils profité des possibilités de leur oasis, et évité

certaines limites infranchissables dans le désert en réussissant à attirer les différents

marchands de la route de la soie ?

Nous touchons, tout d’abord, le rôle important de l’espace géographique quand nous savons

que Palmyre est resté un petit village jusqu’à la première moitié du Ier

siècle av. J. C., mais

comme il est situé, géographiquement, dans une zone intermédiaire et un carrefour entre, d’un

côté les marchés irakiens, ceux de Perse, d’Inde, et les pays du golfe, et de l’autre côté les

marchés de Syrie et d’Égypte sur la Méditerranée, Palmyre s’est transformé en lieu du

rencontre pour la plupart des caravanes commerciales. Il l’était surtout entre la première

moitié du Ier

siècle av. J. C. et le IIIème

siècle. A cette époque Palmyre s’appelait la chef des

caravanes, ou la chef du marché. Et pour plus de précision, nous ajoutons qu’en 106 ap. J.C,

et après avoir affaibli la puissance commerciale de Pétra par l'empire romain, Palmyre est

apparu comme le maître du commerce international entre d’un côté : l’Égypte, l’Arabie et

l’Europe, et de l’autre côté : la Perse, l’Inde et la Chine. De plus, pendant le IIème

siècle, les

activités commerciales de Palmyre se sont étendues de l’Extrême-Orient (l’Inde et la Chine)

jusqu’à plusieurs ports de la Méditerranée. Ainsi, la route terrestre de la soie partait de la

23

Ibid., p. 332.

9

Chine jusqu’à Rome, en passant par le Turkestan, l’Afghanistan, l’Inde, le Pakistan, la Perse,

la Mésopotamie, et le Levant24

.

http://www.dagimages.fr/route.html

La carte montre qu'il s'agit d'un réseau de routes, traversant les déserts, les steppes et les montagnes afin de relier

la Chine, détentrice du secret de fabrication de la soie, à la Méditerranée orientale. Trajet principal, d’Est en

Ouest : Chine, Xi’an (province du Shaanxi), province du Xinjiang, Kirghizstan, Tadjikistan, Ouzbékistan,

Turkménistan, Iran, Irak, Syrie, Turquie, Europe.

Et pour ce voyage il fallait passer par Palmyre,25

une des stations nécessaires, pour les

raisons dévoilées dans les lignes suivantes.

Premièrement, nous constatons comment cet espace a offert aux hommes de Palmyre un site

donnant plusieurs possibilités pour recevoir, organiser, et faire passer le trafic caravanier ;

entre autres possibilités, les couloirs obligatoires à travers le désert ; ensuite le fait d’être un

lieu reliant la Méditerranée aux rivières, et aux autres routes terrestres lointaines. De plus, les

conditions climatiques, qui sont dures à supporter, obligent les voyageurs à chercher un peu

de repos dans les zones intermédiaires avant d’arriver à leur destination.

Deuxièmement, nous découvrons des éléments développés par l’homme, qui tente, depuis

toujours, de profiter des possibilités offertes par l’espace géographique. Le passage par

Palmyre était, par exemple, une nécessité vitale pour le voyageur, et cela s’explique par la

sécurité, le besoin de faire une halte, et de trouver de la nourriture. Il fallait également que les

24

En ce qui concerne les produits : Palmyre recevait de l’Arabie les perles, les encens, et les gemmes ; de l’Irak

des vêtements ; des villes méditerranéennes les verreries, l’argent et l’or ; du Liban et de Damas l’alcool ; et du

Cachemire et du Turkestan chinois les épices, la soie, et les fourrures.

25 Une des pistes commerciales qui passaient par Palmyre est la suivante : les commerçants de la Chine

transportaient leurs marchandises sur des bateaux jusqu’à une île qui s’appelle Taprobane, appartenant à l’île de

Ceylan ; puis les marchandises étaient apportées à Bossar en Golfe arabe, pour les transférer par le Chatt- el

Arabe jusqu’au Tigre et l’Euphrate. Et en traversant Palmyre, on arrive à la Méditerranée, ensuite vers Rome.

10

chameaux puissent se ressourcer pour pouvoir continuer le voyage ; et les caravanes

cherchaient à acheter des équipements nécessaires pour poursuivre leurs voyages vers soit

l’Euphrate, soit vers les ports de la Méditerranée. Nous percevons ici que le rôle de l’homme

est visible et indiscutable, c’est lui, grâce à son intelligence et son pouvoir de saisir sa limite

du possible et de ne pas tenter de franchir des limites infranchissables, qui a réussi à créer des

règles pour sécuriser son territoire, à organiser les voies pour les trafics des caravanes, et à

exploiter les ressources naturelles de la terre, pour répondre aux besoins des voyageurs.

Il y a un vrai dialogue qui s’est réalisé entre l’homme et l’espace géographique qui le porte ;

un dialogue qui montre comment l’homme travaille harmonieusement avec les possibilités

offertes par son milieu, et comment ses tentatives pour franchir les obstacles sont incessantes.

Un dialogue est indispensable car le désert de Palmyre possède une géographie particulière

qui implique des contraintes et des possibilités ; et c’est aux hommes de travailler sous la

limite du possible pour pouvoir exploiter ces possibilités. Le trafic caravanier connaissant

mieux les couloirs accessibles, il évite ainsi les obstacles, les distances deviennent moins

longues et moins dures, et les caravanes gagnent du temps.

Une photo qui montre le désert de Palmyre avec ses routes qui la pénètrent. Référence Everyday Life in Palmyra

Dans ce contexte, une question se pose : quels sont les éléments géographiques et

climatiques qui formulent une structure soutenant et freinant l’homme qui voyage en passant

par Palmyre ?

Les reliefs variés dans Palmyre sont visibles : il y avait, et il y a toujours les étendues

sableuses, les steppes, les oasis, et les montagnes enneigées pendant l’hiver. Il y avait

également des sources permanentes, qui étaient un des éléments importants pour la création

de l’histoire de cette zone ; sans ces sources données par la nature, Palmyre n’aurait jamais pu

11

jouer un rôle capital dans l’aventure de la route de la soie. Donc, grâce à cette variété de

reliefs naturels, l’homme a trouvé, à cette époque, les couloirs permis par les déserts,

l’herbage pour ses animaux, et l’eau grâce à la pluie et à la neige. Il a saisi ces ressources

après avoir travaillé longuement pour bien les exploiter ; elles étaient des éléments donnés à

acquérir au moment où l’homme se battait pour les avoir. Autrement dit, ces éléments naturels

d’origine n’attirent les caravanes que dans le cas où ils sont exploitées et organisées par

l’homme et pour l’homme.

L’étendue sableuse dans le désert est un obstacle pour le voyageur, et l’espace vaste du désert

représente un ralentissement pour la vitesse du trafic caravanier ; la chaleur est insupportable

pendant l’été, il pleut de novembre jusqu'en mai, et la neige est rare. Ces éléments-là

représentent un frein pour le progrès social, économique et culturel des hommes, mais ils

impliquent, en même temps, des possibilités à exploiter si l’homme travaille sans cesse en

respectant les limites du possible. C’est pourquoi il a domestiqué les chameaux pour le

transport ; il a mis des guides et des signalisations pour conduire les caravanes aux bonnes

voies ; il a construit des endroits pour garder l’eau de la pluie, et il a créé des lois pour

organiser la vie sociale et commerciale dans, et autour de Palmyre. Donc, nous apercevons

que l’homme de Palmyre s’est trouvé prisonnier d’obstacles géographiques et climatiques,

mais il était libre de tourner ces obstacles et d’en résoudre d’autres sous le plafond de ses

possibilités.

Cette photo montre l’oasis de Palmyre avec ses limites, et les montages enneigées. Référence Everyday Life in

Palmyra

Ainsi, l’espace géographique apparaît comme une structure soutenant et freinant l’homme

dans l’exemple d’oasis de Palmyre : une oasis dans le désert ressemble aux îles perdues dans

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la mer, elle est étroite, limitée par rapport aux ressources naturelles, et les habitants étaient

forcés de cultiver certaine plantes comme les dattiers, les grenades et les figuiers. Donc, les

choix étaient limités, mais son site géographique avait donné à Palmyre l’avantage de se

trouver dans une zone intermédiaire où les voyageurs étaient obligés de transiter, et

d’effectuer des échanges commerciaux et culturels.

Nous voyons des points communs entre les mers et les déserts ; Braudel pense que :

mouvement et immobilité s’accompagnent, ils créent ensemble ce que nous appelons la

Méditerranée, car sans le savoir humain de naviguer en fabriquant des bateaux et des outils

qui aident à bien connaître les chemins maritimes, la mer reste un milieu géographique pur,

fixe et presque mort au regard des hommes. Le désert se caractérise par la même image, il

surgit comme une fixité naturelle mais c’est l’homme qui souffle la vie dans ses pistes

terrestres. C’est l’homme qui crée un espace mouvementé et animé, mais comment ?

En fait, nous ne pouvons comprendre le rôle de Palmyre dans la route de la soie sans prendre,

d’abord, en compte le duel espace/homme : l’homme crée des lois pour organiser les chemins

du trafic caravanier, et invente les solutions pour faciliter le voyage en dépassant les obstacles

montagneux et désertiques. Une des solutions d’assurer la sécurité, s’est concrétisée par le

guide. C’est une structure se composant des éléments naturels et humains : les caravanes

avaient besoin d’un guide et des signalisations fabriquées par l’homme pour bien connaître les

pistes à suivre, et pour savoir dans quelles stations intermédiaires il faudrait s’arrêter. En

outre, la fonction d’un guide était très importante pour garantir la disponibilité de l’eau et de

la nourriture pour les animaux. Le guide est considéré comme l’élément le plus important

pour un voyage dans le désert, pour éviter les pertes de temps, la sécurité par rapport aux vols

et cambriolages. Il s’appuyait sur sa mémoire, sur des signalisations naturelles, et sur des

balises ou des bornes qui marquent et indiquent les bonnes pistes sur la route. Cette situation

nous rappelle ce que Braudel a dit à propos de la civilisation de l’Islam : « l’Islam ne serait

rien sans les routes, les routes sont sa richesse, sa raison d’être, sa civilisation ». De même,

Palmyre sans ces routes travaillées et organisées par l’homme ne serait rien, ces pistes dans le

désert sont sa raison d’être.

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Nous voyons les montagnes et les collines pouvant servir de signalisations pour les caravaniers. Référence

Everyday Life in Palmyra

Concernant les signalisations naturelles aidant à bien repérer les pistes de chaque

voyage, il y a les montagnes et les collines. Montrons quelques exemples : les montagnes

(Araabe, Cabade, Dahik, Douhik) ; les collines (Al Fri, Dcouh, Shih Al Kaoum). Donc, les

sommets des montagnes étaient considérés comme des indices sur lesquels les guides

s’appuyaient pour arriver à leur destination. Et dans le cas où la nature ne propose pas ces

indices, c’est l’homme qui les crée. Il construit des balises ou bornes en pierre, signalisations

pour les guides. Et le mot balise en arabe صوة signifie guidage ou pilotage. Les balises sont

construites sur de hautes collines par des chefs de tribus, ou par des personnes riches, ou par

l’autorité responsable des marchés et le trafic caravanier. Et nous lisons, par exemple,

sur certaines dalles de pierre gravées que cette balise était construite par telle personne pour

bien orienter de voyageurs. Si les signes naturels sont des possibilités offertes par l’espace, les

balises ou les bornes sont le fruit du travail humain. Mais comme nous l’avons vu, les balises

sont construites en pierre et non pas en bois ; ça veut dire que la nécessité géographique et

climatique dans le désert oriente la sagesse de l’homme pour choisir raisonnablement la

meilleure solution possible et disponible selon les critères de son époque.

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Mohamade Ali Madoune, Interactions culturelles sur la route de la soie : Palmyre, éd. Damas, 1995, p. 60.

Le rôle de l’espace géographique est bien clair à propos de la route de la soie, mais

celui de l’homme semble aussi indiscutable. Le guide conduit la caravane en s’appuyant,

d’abord, sur les indices (les montagnes, les collines, et les étoiles) qui sont disponibles dans

l’espace, puis sur sa connaissance et sa mémoire. L’espace montre ses preuves de résistance

aux hommes, et il impose dans le désert des conditions géographiques et climatiques presque

insupportables ; et l’homme apporte ses preuves propres grâce auxquelles il tente de résoudre

la dureté de ces conditions pour progresser, et pour trouver des solutions aux obstacles autour

de lui. C’est un vrai dialogue qui se fait entre l’espace et l’homme au cours des années. Donc,

la présence de ce guide montre la capacité de l’homme à traverser l’espace le plus large, et à

réduire le temps du voyage. Par contre son absence a des inconvénients, soit elle allonge la

durée du voyage, soit on risque de perdre toutes les marchandises apportées par la caravane.

Dans ce contexte, nous touchons le troisième élément (le temps) qui représente un des

pôles capitaux dans la pensée de Braudel : l’espace géographique impose des obstacles

résistants, et pour que l’homme trouve les meilleures solutions possibles il travaille sur un

long temps, de sorte que Braudel l’appelle l’ouvrier de l’histoire. En fait, la longue durée

produit des structures spatiales qui sont modifiables, mais qui sont aussi liées à la limite du

possible. Pour mieux dire, l’homme ne peut les modifier qu’en travaillant selon ses capacités

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physiques et mentales qui, à leur tour, sont déterminées par le plafond de sa période

historique.

Nous remarquons la présence de la longue durée en étudiant les transports des marchandises

sur la route de la soie passant par le désert de Palmyre. Ce désert s’appelait les Mafasate, qui

signifie que celui qui réussit à le traverser, est gagnant. Cette négation qui provient de

l’espace incite l’homme à chercher toujours les moyens nécessaires pour effacer sa négation

en humanisant son milieu géographique. Mais pour le faire, il passe un long temps en

travaillant sans cesse. Prenons un exemple : pour conduire le trafic caravanier aux bons

endroits en pénétrant dans le désert, le guide dépend d’une expérience accumulée, de sa

mémoire, et des paroles dites par des personnes précédentes, de sorte que les guides citaient

ces paroles qui sont héritées d’une génération à une autre pendant des siècles (il y a des

paroles qui sont devenues des poèmes). Alors, l’homme a inventé les guides, les balises ou les

bornes, et les signalisations pour traverser le désert de Palmyre, mais il fallait être patient.

De plus, l’idée des dieux tutélaires du trafic caravanier a longtemps été présente à Palmyre :

le plus important était le dieu des caravanes Al Sahi, ou Al shahi ; et il y avait le dieu Arsou

(l’étoile du soir), et le dieu Azizou (l’étoile du matin) = Vénus. Les caravaniers surveillaient

toujours les dalles de pierre gravées pour que les dieux protègent leurs caravanes et leurs

marchandises.

Le rapport espace/temps/homme se voit aussi dans les moyens de transport qui

permettent de traverser le désert de Palmyre, à savoir les chameaux. Il est bien d’évoquer un

texte de Braudel dans lequel il écrit que « la vie très pénible des Bédouins à travers les déserts

et semi-déserts d’Arabie n’est possible que grâce à l’élevage du chameau. Sobre, capable de

résister à la soif, il permet les longs voyages d’un pâturage à l’autre. Pour les rezzous (pillages

de bétail) et la guerre, il assure le transport du fourrage, des outres d’eau, du grain »26

. Les

possibilités offerte par l’espace géographique désertique, l’homme, grâce à son intelligence,

en profite en servant de cet animal comme moyen de transport : il constitue des réserves

énergétiques, pleines de matières grasses ; il peut boire jusqu'à 135 litres d'eau en 10

minutes et mange rapidement pendant le temps passé dans une oasis pour prendre un peu de

repos ; de plus il est capable de supporter des charges de plus de cent kilos. Donc, pas de route

de la soie, pas d'échanges de marchandises rares, pas de sel sans les caravanes qui se

croisèrent pendant des siècles de la mer de Chine à l'Atlantique.

26

F. Braudel, Grammaire des civilisations, op. cit., p. 84.

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Par contre, comme les bateaux sur la mer, nous ne pouvons parler des avantages du chameau

en tant que transport dans le désert, que si les conditions géographiques et climatiques sont

convenables pour voyager. Le désert ressemble à la mer, où la navigation - pour faire le

commerce ou la guerre - est difficile pendant l’hiver. Ainsi, le chef de caravane prend toujours

- et avant son départ - en compte les conditions suivantes : les différentes zones de la terre ; le

choix du jour ou de la nuit ; les saisons ; les conditions de sécurité ; et l’expérience des

guides. Par conséquent, même si l’importance des chameaux pour le trafic caravanier est

semblable à celle de l’or et de la soie, son fonctionnement dépend de l’extériorité spatiale, et

des conditions climatiques. Ainsi, nous saisissons à quel point la longue durée s’impose aux

activités humaines quand nous savons que la vitesse du chameau est limitée entre 37-45 km

par jour. Cela nous rappelle un autre texte de Braudel : « Une caravane se déplace, telle une

armée, avec son chef, son état-major, ses règles strictes, ses étapes obligées, ses précautions

rituelles contre les nomades pillards, avec lesquels il est sage d’avoir des accords »27

.

Si nous prenons en compte le nombre d’éléments qui participent au voyage de la caravane,

des pistes obligatoires à suivre, des règles strictes de sécurité, des lois politiques et sociales à

respecter, et l’imagination humaine, alors nous constatons bien le rapport

espace/temps/homme, un rapport qui aide à bien comprendre l’exemple de Palmyre en tant

qu’une des stations dans la route de la soie.

Par ailleurs, si le site géographique intermédiaire entre la Chine et l'empire romain

avait conduit Palmyre à participer, effectivement, au commerce de la route de la soie,

l’homme a travaillé aussi longtemps pour développer ce commerce : il a fait de Palmyre une

ville de caravanes. Il a construit les rues et les marchés de façon qu’ils puissent recevoir les

caravanes, et faciliter le passage des chameaux. Par exemple, les grandes rues n’étaient pas

pavées - comme la rue qui donne à la porte de Damas, ou celle qui donne à la porte

occidentale dernière le théâtre - pour une raison importante c’est que les pavés sont néfastes

pour les chameaux, et surtout pendant l’été. De plus, les portes, les boutiques et les arcs

étaient construits pour permettre aux chameaux de passer avec les marchandises.

27

Ibid., p. 96.

17

Photo montrant comment les arcs étaient construits pour permettre aux chameaux de passer avec les

marchandises. Référence Everyday Life in Palmyra.

Par conséquent, la triade braudélienne espace / temps / homme dans la route de la soie

est claire à propos de l’exemple de Palmyre, chaque élément a un rôle ; mais les trois font

ensemble l’histoire d’une ville ou d’une civilisation. Cette triade apparaît bien dans l’image

suivante : l’homme à l’époque de Palmyre s’est libéré des contraintes géographiques et

climatiques en développant le trafic caravanier sur la route de la soie ; il a travaillé longtemps

pour résoudre les problèmes issus des obstacles qui l’entouraient. Il était libre parce qu’il a

réussi à créer des lois organisant le trafic des marchandises ; il a sécurisé certaines routes ; et

il s’est occupé des oasis et de la ville de Palmyre pour pouvoir recevoir les caravanes, et

ensuite permettre leur départ. Par contre, cette liberté était réduite quand les saisons ou les

conditions climatiques ne permettaient pas d’effectuer des échanges commerciaux. Et s’il

s’est libéré de certaines contraintes spatiales, l’homme est retombé sur d’autres obstacles que

la limite du possible impose pendant des siècles. La pauvreté de la nature dans le désert, ses

expériences, ses outils, ses moyens de transport, et ses règles sociales et économiques étaient

tous liés aux critères d’une époque historique bien définie.

18

Le désert (l’espace géographique) et le puits (le travail de l’homme).

Bibliographie :

Braudel Fernand :

- Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle, t. I, les structures du

quotidien : le possible et l’impossible, éd. A. Colin, Paris, 1979, 544 p.

- Ecrits sur l’histoire, éd. Flammarion, Paris, 1969

- Grammaire des civilisations, éd. Flammarion, Paris, 1987.

- Les ambitions de l’histoire, éd. De Fallois, Paris, 1997.

- La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. 1, la part du milieu,

2e éd. A. Colin, Paris, 1966.

- La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. 2, destins collectifs

et mouvements d'ensemble, 2e éd., A. Colin, Paris, 1966.

- La Méditerranée, sous la dir. de F. Braudel, éd. Arts et métiers graphiques, Paris, 1986.

Références secondaires :

Tate, Georges, Palmyre, la Venise du désert : nous trouvons son article sur le site suivant :

http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/palmyre_la_venise_du_desert.asp.

Références en langue arabe :

-Mohamade Ali Madoune, Interactions culturelles sur la route de la soie : Palmyre, éd.

Damas, 1995.

-Bachar Mohamade Klif, Approche intellectuelle-historique sur la spiritualité et les

caractéristiques de la civilisation de l'Orient ancien : exemple de Palmyre, Damas.