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LES MÉMOIRES DE LA MÉDITERRANÉE

Braudel - Les Mémoires de la Méditerranée b

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LES MÉMOIRES DE LA MÉDITERRANÉE

FERNAND BRAUDEL

LES MÉMOIRES

DE LA MÉDITERRANÉE

PRÉHISTOIRE ET ANTIQUITÉ

Édition établie par ROSELYNE DE AYALA et PAULE BRAUDEL

Préface et Notes de JEAN GUILAINE, professeur au Collège de France

et PIERRE ROUILLARD, directeur de recherche au C.N.R.S.

Éditions de Fallois P A R I S

© Editions de Fallois, 1998 22, rue La Boetie, 75008 Paris

ISBN 2-87706-304-6

SOMMAIRE

Avant-propos de l'éditeur ....................................... 9

Préface, par Jean Guilaine et Pierre Rouillard ....... 11

Avertissement ........................................................ 17

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE I. VOIR LA MER ....................................... 21

CHAPITRE II. LA LONGUE MARCHE JUSQU'A LA CIVILISATION 35

CHAPITRE III. L A DOUBLE NAISSANCE DE LA MER... 69

CHAPITRE IV. DES SIECLES D'UNITE : LES MERS DU LEVANT DE 2500 A 1200 ................... 121 CHAPITRE V. TOUT CHANGE DU xne AU vnie SIECLE 187

DEUXIÈME PARTIE CHAPITRE VI. LES COLONISATIONS OU LA DECOUVERTE

D'UNE AMERIQUE : x«-vie SIECLE ............................ 207

CHAPITRE VII. L E MIRACLE GREC........................... 259

CHAPITRE VIII. ROME DEVIENT

LA MEDITERRANEE PLUS QU'ENTIERE ..................... 305

ATLAS CARTOGRAPHIQUE ....................................... 351

INDEX ...................................................................... 371

AVANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR

Ce livre a une histoire. Au début de l'année 1968, un émissaire envoyé de Genève par Albert Skira sonnait à la porte de Fernand Braudel. Il était chargé de le persuader d'écrire, pour une collection de grands albums sur le passé de la Méditerranée, non seulement les volumes qui allaient de soi — sur les xvie et xviie siècles, cadres familiers de ses recherches — mais aussi le premier de la série, celui des origines, de la Préhistoire de la mer, de son Antiquité. Surpris d'abord mais aussitôt tenté, Fernand Braudel fut vite passionné par tout ce qu'avait de neuf pour lui une Préhistoire déjà en pleine révolution à cette époque. Il écrivit donc ce volume presque d'un trait avec un vif plaisir.

Mais, en 1970, la santé d'Albert Skira était déjà compromise. Et peut-être est-ce l'explication, en 1971-1972, d'un certain attentisme ainsi que d'hésitations sur les choix iconographiques. En tout cas, après la mort de l'éditeur en 1973, la coûteuse collection à peine ébauchée fut définitivement abandonnée. Fernand Braudel, de son côté, était alors trop absorbé par l'écriture du deuxième volume de Civilisation matérielle, économie et capitalisme, pour se soucier de reprendre et d'infléchir la présentation d'un ouvrage projeté dans un cadre d'ensemble. Sans compter, tâche supplémentaire, l'appareil de cartes et d'illustrations dont il fallait l'accompagner. Il négligea donc, puis oublia à peu près son manuscrit.

Cependant, aujourd'hui, plus de dix ans après la mort de l'auteur, ce texte posait problème. Ceux qui en connaissaient l'existence s'inquiétaient de son sort. Décider de le publier tel quel était pourtant devenu difficile car, depuis 1970, l'archéologie avait poursuivi de fructueuses découvertes et le carbone 14 avait continué à bouleverser bien des chronologies. Mais le concours d'un scientifique qui remettrait à jour ce texte écrit librement pour un grand public était tout aussi difficile à envisager. Qu'en faire ? La décision fut remise à qui pouvait, de par ses travaux bien connus, en juger en pleine connaissance de cause, à Jean Guilaine. Il n'hésita pas : séduit par un certain ton de l'ouvrage, il se dit partisan pour sa part, de le publier sans y toucher, l'important à ses yeux étant de n'en casser ni le fil ni le mouvement. La solution du problème serait de signaler au lecteur, par des notes très précises, tout ce qui, ici ou là, avait changé telles datations ou interprétations depuis l'écriture du livre et/ou de suggérer quelques ouvrages faisant état des dernières recherches. Encore fallait-il qu'un spécialiste averti veuille d'une pareille tâche. Jean Guilaine proposa de s'en charger lui-même pour la période préhistorique qui correspond à son propre domaine de recherches. Pierre Rouillard, avec deux collègues1, accepta de prendre la suite à partir du premier millénaire avant Jésus-Christ. Qu'ils soient l'un et l'autre très chaleu-reusement remerciés de cette générosité.

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Le texte que nous publions est donc celui, non modifié, du manuscrit qu'avaient reçu les éditions Skira en 1969 et que l'auteur avait récupéré quelques années plus tard. Les notes de Jean Guilaine et Pierre Rouiïlard (distinguées par les initiales dont chacune est signée) sont toutes placées visiblement en bas de page de façon à se lire en même temps que le texte. La préface, comme de juste, est signée Jean Guilaine et Pierre Rouillard. On trouvera à la fin de l'ouvrage un atlas cartographique (pp. 351-370) qui reprend l'ensemble des noms mentionnés et permet de les situer géographiquement. Ces cartes sont généralement nécessaires à l'intelligence du texte ; nous avons cependant renoncé à les y incorporer dans la mesure où elles concernent plusieurs chapitres à la fois. Un index des termes historiques et géographiques achève le volume.

PRÉFACE

Voici un champ — la Préhistoire et le monde antique — sur lequel nous n'attendions pas Fernand Braudel, même si c'est la Méditerranée, son terrain de prédilection, qui sert de décor à l'expérience. Mais quand on se fait le chantre des permanences et des déterminismes géographiques, comment échapper à la tentation des origines, à l'émergence d'une trame historique dont on a traqué, des décennies durant, tout à la fois les structures de fond et l'infime détail ?

« Ne dites pas que la Préhistoire n'est pas l'Histoire », avait prévenu Braudel dans L'Identité de la France. L'archéologue du Néolithique ou de la Protohistoire souscrira sans réserve à cette affirmation. Il pourrait ajouter : « Ne dites pas que l'écriture fait l'Histoire. » Il faut avoir fouillé, analysé, questionné les premières civilisations agraires, métallurgiques puis urbaines du Néolithique, du Chalcolithique et de l'âge

1. Françoise Gaultier, conservateur en chef au Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du Musée du Louvre, a relu les pages consacrées aux Étrusques, et Jean-Louis Huot, professeur à l'Université de Paris I, celles consacrées à

du Bronze, la plupart sans écriture, pour savoir qu'on peut en brosser l'histoire, y détecter la fabrication de l'identité, le jeu social, la compétition des élites, les mutations économiques, l'existence au quotidien. Où se trouve la différence entre les familles royales enterrées à Ur, en Chaldée, et celles inhumées à Alaça Hôyuk, en Anatolie, vers 2500 avant notre ère ? Les premières seraient « historiques », les secondes « préhistoriques » ? Vaine démarcation. D'où cette inlassable quête à vouloir remonter, autant que faire se peut, à l'ère des genèses et des primes éclosions. En ce sens, l'historien ne saurait faire l'économie des plus anciennes civilisations sédentaires. Car c'est en ces temps-là que tout se joue, que se mettent en place les sociétés hiérarchisées, le poids de quelques villes précoces, les espaces géoculturels, les traditions religieuses, en bref la progressive transition des populations aux peuples.

Certains pourront s'étonner devant ce nouveau défi de Braudel. Mais situons-le dans son œuvre. En entraînant en 1969 son lecteur dans toute la Méditerranée et ce dans sa pleine épaisseur historique, de la Préhistoire à l'accomplissement de la conquête romaine, il ne satisfait pas là le seul goût du voyage — pourtant bien présent —, mais il nous fait partager sa certitude qu' « il n'y a d'histoire compréhensible vraiment qu'étendue largement à travers le temps entier des hommes ». Temps long et géographie, car cette dernière est immédiatement présente dans la mise en situation de chaque grande réalisation culturelle et politique, des premiers moments de vie en Mésopotamie, en Egypte, jusqu'à la civilisation étrusque, dans cette Toscane qui est sans doute la région préférée de Fernand Braudel. Rédigée au moment où s'élaborait Civilisation matérielle, économie et capitalisme, deux ans après l'édition (en 1967) de Civilisation matérielle et capitalisme, cette Méditerranée préhistorique et antique témoigne avec force d'un changement d'échelle. Fernand Braudel sort de l'étude économique pour envisager les basculements successifs et les articulations des civilisations qui ont bordé et fait la Méditerranée : son exploration ne se compte dès lors plus en siècles mais en millénaires, un accomplissement ultime de la longue durée que l'on retrouve dans L'Identité de la France.

Cet essai nous semble, dès lors, pour notre part, salutaire. On peut même y voir une excellente contre-épreuve dans la mesure où l'historien des grands espaces et des longues durées apporte sa vision et son métier au protohistorien souvent englué dans ses particularismes et ses interrogations spécifiques. L'ouvrage pourra donc livrer des clés, ouvrir des pistes, susciter des réponses. Certains en seront effarouchés : ne risque-t-on pas de projeter le xvie siècle, affairiste et mercantile, sur un monde antique bien différent ? Si Braudel s'y hasarde souvent — en rapprochant le cosmopolitisme des ports orientaux au IIe millénaire (avant !) ou l'ouverture commerciale d'une cité grecque archaïque de l'effervescence des villes de la Renaissance, en comparant les querelles d'Athènes, de Sparte ou de Thèbes avec la compétition entre les cités italiennes « modernes », en considérant à l'époque des colonisations le bassin occidental comme un Far West rêvé des migrants égéens, en évoquant Carthage « l'américaine » —, il n'est pas dupe de son jeu. Il connaît trop bien les îles, les plaines, les montagnes, les hommes et le temps pour n'avancer que des hypothèses plausibles et présenter comme de simples interrogations les spéculations moins assurées. Dès lors, on lui saura gré de tracer des parallèles, de souligner des analogies, de poser des questions pertinentes que le spécialiste fuit, car il n'a pas les moyens d'y répondre, et préfère taire. Les analyses des grands blocs, celles des ruptures profondes ou encore celles des grands basculements vers l'est jusqu'aux conquêtes d'Alexandre et même jusqu'à celles de Rome (même si celle-ci se tourne d'abord vers l'Occident), constituent autant de repères. Parmi les articulations clés de l'histoire, il en est une que Braudel a su présenter en une notion particulièrement forte, « l'économie-monde » ; il sut nous convaincre de sa validité pour le XVI

E siècle mais n'y a pas eu recours pour certains moments de l'Antiquité.

Gageons que Braudel aurait été — sans doute agréablement — surpris du « bon usage » de ce concept tel qu'il est fait par un de nos collègues qui étudie l'âge du Fer dans la perspective de l'Europe entière.

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LES MEMOIRES DE LA MEDITERRANEE

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Cet ouvrage n'est pas récent. Il fut écrit en 1969 puis laissé sous le coude. Vers la fin des années soixante, l'impact du radio-carbone n'avait pas encore modifié en profondeur certaines chronologies ; les données sur le Proche-Orient néolithique et chalcolithique, éparses, n'autorisaient pas les généralisations d'aujourd'hui ; le mégalithisme occidental demeurait, pour beaucoup, un processus diffusé dans le même créneau que la métallurgie ; les migrations, celle des Peuples de la Mer, celle des Etrusques ou encore celle des Cimbres et Teutons, prenaient une envergure démesurée ou tenaient une place qu'elles n'ont jamais eue.

Universitaire de son temps, Fernand Braudel l'est aussi, quand il situe chez les hommes du lointain Orient le départ de toutes choses ou quand il présente le dernier millénaire traversé par trois peuples, le Phénicien, l'Étrusque, le Grec, à l'exclusion des autres, partenaires eux aussi de la Méditerranée : le Ligure, le Celte, l'Ibère. L'étudiant de la fin des années soixante se remémore alors les enseignements qu'il a reçus : rien sur les Phéniciens (sauf leur invention de l'écriture et la pratique du tophet dans la Carthage punique), quelques leçons sur les Étrusques (et le « mystère » qu'ils constituent, ce « mystère » qui taraude aussi Braudel), la Grèce avec deux volets privilégiés, la colonisation et l'Athènes classique. La vision de Fernand Braudel se situe entre (ou au-delà de...) ce quotidien universitaire et ce qui serait (à défaut d'être toujours) une formation prenant en compte toutes les facettes des civilisations méditerranéennes. Mais si l'on veut

PREFACE

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bien dépasser l'accumulation toujours renouvelée des matériaux archéologiques et se placer dans la perspective des problèmes de fond, on s'apercevra vite de la permanence des questions essentielles, celles-ci survivant régulièrement aux plus belles découvertes. Et ce sont ces questions-là, au-delà des précisions du temps ou de l'éclat des trouvailles les plus exaltantes, que l'auteur a voulu poser, en leur suggérant parfois les réponses qu'autorisait son expérience.

Par ailleurs on rencontrera ici un Braudel fasciné par les conquêtes des paysans néolithiques, par l'Orient fécond dans le domaine des sciences et des arts, par les infatigables navigateurs et marchands phéniciens, par ces immenses acquis que constituent l'écriture, la philosophie ionienne ou le droit romain. L'historien des temps modernes est à l'affût de toutes les étapes qu'il présente comme autant de révolutions, celle, permanente, du commerce, celle de l'alphabet phénicien, liée au négoce et à sa pratique qu'il facilite ; une autre mutation qualifiée de révolutionnaire est le fonctionnement d'Athènes tel qu'il se met en place à la fin de l'archaïsme, une autre encore, l'émergence de la République romaine. Dans le même temps, il propose, en filigrane, une autre lecture de l'histoire, démythifiant un peu ces deux géants que sont la Grèce et Rome, perçus en habiles récupérateurs des longues gestations qui les ont précédés. Mieux, on le soupçonne d'avoir un faible pour ceux que le bulldozer romain a laminés : les Étrusques et les Puniques. En ce sens, une écriture nouvelle est parfois nécessaire pour rééquilibrer l'apport des vaincus, pour nuancer sinon contester certaines attributions glorieuses, sachant qu'on ne prête qu'aux riches et aux forts. N'a-t-on pas ainsi trop accordé à la Grèce, en particulier dans la sphère des arts ou des techniques pour lesquels l'Orient avait déjà initié les percées décisives ?

S'agissant des événements, on retrouvera, non sans délectation, un Braudel s'interrogeant sur leur portée, sur la réalité de leur influence dans l'évolution des grands ensembles géopolitiques, sur le sens à donner à certaines défaites — la vision des battus — surestimées par les historiens. On sera sensible à sa conception de blocs stables résistant aux épreuves malgré l'écume des tiraillements périodiques : philosophie braudélienne de l'histoire pour laquelle le poids des masses s'accorde avec la trajectoire du temps, avec en contrepoint la forte conviction, dès la Préhistoire, d'« un humain déjà métissé, mélangé ».

Le Professeur n'est jamais loin, blotti derrière le savant fort de ses convictions, quand, tel un agrégatif qui s'oriente mal dans ses premiers travaux, il fustige Alexandre trop préoccupé du seul Orient (une faute impardonnable pour un homme bercé dans le bassin occidental) ou quand il réprimande Rome de s'être égarée au-delà des confins méditerranéens.

Enfin, et ce n'est pas le moindre mérite de l'ouvrage, nous voici face à l'écrivain Braudel, ce conteur magique qui sait jouer du document, lui poser les questions qui font mouche, faire vivre le détail en lui donnant une dimension insoupçonnée, rapprocher des situations en apparence éclatées, recoudre des éléments disparates, et, plus encore, rebondir sur des anachronismes percutants.

En ce sens ce livre est tonique. Il n'est pas le fruit d'un étranger au monde préhistorique et antique mais d'un vieil amoureux de la Méditerranée qui en dévoile pour nous les balbutiements enrichis d'un savoir encyclopédique. Des pages qui, à travers des peintures de mégalithes, de pyramides, de temples grecs ou de basiliques se découpant dans une lumière d'azur, nous renvoient l'image d'un passé éternellement présent.

Jean Guilaine Pierre Rouillard

AVERTISSEMENT

Comme le lecteur le sait peut-être, je suis un spécialiste de la Méditerranée du XVIE

siècle. Par curiosité et même nécessité, j'ai prospecté tout son passé, j'ai lu à peu près tout ce que j'ai rencontré de valable sur la mer ancienne ou moderne. Tout compte fait, cependant, mes recherches personnelles ne couvrent vraiment que la période 1450-1650.

Alors pourquoi avoir accepté imprudemment la demande d'Albert Skira d'écrire, dans une collection sur le passé de la Méditerranée, le premier volume, extérieur assurément aux limites familières de mes enquêtes ?

Se dépayser, sans quitter vraiment sa maison, est une tentation, une joie qui ressortit au goût des voyages. Peut-être y ai-je cédé, une fois de plus, par péché de curiosité, et aussi parce que j'ai toujours pensé qu'il n'y a d'histoire, compréhensible vraiment, qu'étendue largement à travers le temps entier des hommes ? Qu'il est juste de confronter ses idées et ses explications à des paysages historiques inhabituels ? Le présent ouvrage, destiné à un grand public cultivé, m'offrait l'occasion d'entreprendre, pour mon compte personnel, un voyage fantastique à travers la très longue durée. J'ai saisi l'occasion.

C'est avec un immense plaisir au demeurant que j'ai suivi les découvertes, les hypothèses, les disputes vives d'une archéologie et d'une histoire de l'Antiquité renouvelées de fond en comble depuis un demi-siècle — non sans avoir le sentiment d'être ramené naturellement et assez souvent aux temps historiques et aux problèmes que je connais pour y avoir consacré ma vie entière. Car tout se tient, sans se répéter bien sûr, à travers le long et brillant passé de la Méditerranée.

F. B.

28 juillet 1969

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER VOIR LA MER Sur l'immense passé de la Méditerranée, le plus beau des témoignages est celui de

la mer elle-même. Il faut le dire, le redire. Il faut la voir, la revoir. Bien sûr, elle n'explique pas tout, à elle seule, d'un passé compliqué, construit par les hommes avec plus ou moins de logique, de caprice ou d'aberrance. Mais elle resitue patiemment les expériences du passé, leur redonne les prémices de la vie, les place sous un ciel, dans un paysage que nous pouvons voir de nos propres yeux, analogues à ceux de jadis. Un moment d'attention ou d'illusion : tout semble revivre.

Un trait ancien du globe terrestre

Alors, est-il important de redonner son âge, très respectable, à la mer vivante, éternellement jeune sous nos yeux, « toujours prête à servir » ? Qu'importe, pensera le voyageur, qu'importe que la Méditerranée, insignifiante fracture de l'écorce terrestre que l'avion franchit avec une vitesse dédaigneuse (une heure de Marseille à Alger, un quart d'heure de Palerme à Tunis et le reste à l'avenant), soit un trait archaïque de la géologie du globe ! Qu'importe que la mer Intérieure soit fabuleusement plus vieille que la plus vieille des histoires humaines qu'elle aura portées ! Et pourtant, la mer n'est pleinement compréhensible que dans les longues perspectives de son histoire géologique, elle leur doit sa forme, son architecture, les réalités de base de sa vie, celle d'hier comme celle d'aujourd'hui, ou de demain. Alors ouvrons le dossier 1

Dès l'époque primaire, à des millions et des millions d'années du temps présent, à une distance chronologique qui défie l'imagination, un large anneau maritime (la Téthys des géologues) va des Antilles au Pacifique. Il coupe en deux, dans le sens des parallèles, ce qui sera, bien plus tard, la masse de l'Ancien Monde. La Méditerranée actuelle est la masse résiduelle des eaux de la Téthys, qui remonte presque aux origines du globe.

C'est aux dépens de cette très ancienne Méditerranée, bien plus étendue que l'actuelle, que se sont construits les plissements violents et répétés de l'époque tertiaire. Toutes ces montagnes, de la cordillère Bétique au Rif, à l'Atlas, aux Alpes, à l'Apennin, aux Balkans, au Taurus, au Caucase, sont sorties de la mer ancienne. Elles ont mordu sur son espace, repris à leur profit les sédiments déposés dans le creux énorme de la mer — ses sables, ses argiles, ses grès, ses calcaires souvent d'une épaisseur prodigieuse, même ses roches profondes primitives. Les montagnes qui enserrent, étranglent, barricadent, compartimentent la longue rivière marine, sont la chair et les os de la Téthys ancestrale. L'eau de la mer partout a laissé trace de son lent travail : près du Caire, les calcaires sédimentaires « d'un grain si fin et d'un blanc laiteux, qui permettront au ciseau du sculpteur de donner la sensation du volume en se jouant sur des profondeurs de quelques millimètres seulement », les grandes

plaques de calcaire corallien dont sont faits les temples mégalithiques de Malte, la pierre de Ségovie que l'on mouille pour la travailler avec plus de facilité, les calcaires des Latomies, ces énormes carrières de Syracuse, les pierres d'Istrie à Venise, et tant d'autres roches de Grèce, de Sicile ou d'Italie, sont tous issus de la mer.

Volcans et tremblements de terre

Finalement, la série des fosses méditerranéennes n'ayant pas été comblée, la mer reste un sillon puissamment déprimé, creusé souvent comme à l'emporte-pièce, avec des profondeurs qui valent ou même dépassent les dénivellations des montagnes méditerranéennes les plus orgueilleuses. Une fosse de 4 600 m se creuse près du cap Matapan, de quoi noyer à l'aise la plus haute cime de Grèce, les 2 985 m du mont Olympe. Marins ou terrestres, ces reliefs ne sont pas tout à fait consolidés. Des réseaux de failles longues sont partout visibles, certaines se continuant jusqu'à la mer Rouge. C'est une cassure double au moins qui ouvre, entre Méditerranée et Océan, la route étroite des Colonnes d'Hercule.

Tout cela laisse à prévoir une géologie tourmentée, une orogénie pas encore apaisée aujourd'hui, des tremblements de terre fréquents, souvent meurtriers, des sources thermales (en Toscane, déjà connues des Étrusques), des terrains volcaniques largement étendus, des volcans anciens ou en activité, pour le moins capables de se réveiller. Les Cyclopes, fabricants des foudres, maniant leurs énormes soufflets en cuir de taureau, ont été jadis les forgerons fabuleux de l'Etna, bien avant qu'Empédocle, le philosophe, ne se précipitât dans son cratère — lequel ne rejeta, dit-on, que l'une de ses sandales. « Que de fois, s'écrie Virgile, nous avons vu l'Etna bouillonnant déborder..., rouler des globes de feu et des roches en fusion ! » Le Vésuve, quant à lui, a bel et bien assassiné Pompéi et Herculanum, en 79 après J.-C., et nous l'avons encore vu, avant 1943, narguer Naples avec son panache de fumée. Toutes les nuits, au milieu de l'archipel des Lipari, entre Sicile et Italie, le Stromboli reste de service : il éclaire de ses projections incandescentes la mer avoisinante. Tremblements de terre, éruptions ont marqué, sans fin, le passé et menacent le présent des pays méditerranéens. Une des plus anciennes peintures murales (murales, non pas rupestres), dans un temple de Çatal Hôyuk en Anatolie (vers 6200 avant J.-C.), représente une éruption volcanique, celle, sans doute, du proche Hasan Dag.

Nous aurons l'occasion de parler des convulsions « plutoniennes » du sol de l'ancienne Crète minoenne et, notamment, de la fantastique explosion de l'île proche de Théra (aujourd'hui Santorin), vers 1470-1450 avant J.-C. La moitié de l'île a alors éclaté, provoquant un énorme raz de marée et des pluies apocalyptiques de cendres. Aujourd'hui, l'île étrange de Santorin est un demi-cratère qui émerge à peine de l'eau. Si l'on en croit un archéologue, Claude A. Schaeffer, tremblements de terre et secousses sismiques ont également joué leur rôle dans la destruction brutale et inopinée de toutes les villes hittites d'Asie Mineure, au début du XII

E siècle avant J.-C.

; la nature, non les hommes, serait responsable d'un cataclysme encore énigmatique aux yeux des historiens.

Les montagnes omniprésentes

L'espace méditerranéen est dévoré par les montagnes. Les voilà, jusqu'aux rivages, abusives, pressées les unes contre les autres, ossature et toile de fond inévitables des paysages. Elles gênent la circulation, torturent les routes, limitent l'espace réservé aux

campagnes heureuses, aux villes, au blé, à la vigne, même aux oliviers, l'altitude arrivant toujours à avoir raison de l'activité des hommes. Autant qu'à la mer libératrice, mais longtemps pleine de dangers et peu ou pas utilisée, les hommes de la Méditerranée ont été acculés à la montagne où seule d'ordinaire (les exceptions confirmant la règle) une vie primitive a pu se loger et, Dieu sait comment, se maintenir. La Méditerranée des plaines, faute de place, se réduit le plus souvent à quelques rubans, à quelques poignées de terre cultivée. Au-delà, les sentiers rapides commencent, durs au pied des hommes et des bêtes.

Qui pis est, la plaine, surtout de bonnes dimensions, sera souvent le domaine des eaux divagantes. Il faudra la conquérir sur les marais hostiles. La fortune des Étrusques a tenu, pour une part, à l'art d'assainir les bas pays à demi inondés. Forcé-ment, plus la plaine est étendue, plus le travail s'avère difficile, ingrat, tardif. La plaine du Pô démesurée, où se ruent les fleuves sauvages descendus des Alpes et des Apennins, a été un no man's land durant presque toute l'époque préhistorique. L'homme ne s'y installera guère qu'à partir des cités sur pilotis des terramare, vers le XV

E siècle avant J.-C.

En gros, la vie aura poussé plus spontanément dans les hauts pays, utilisables tels qu'ils étaient, que dans les rez-de-chaussée de Méditerranée. Accessibles seulement à l'homme encadré dans des sociétés obéissantes, les plaines à amender naissent du coude à coude et de son efficacité. Elles sont à l'opposé des hauts pays perchés, pauvres, libres, avec lesquels elles dialoguent nécessairement, non sans crainte. La plaine se sent, se veut supérieure ; elle mange à sa faim, et des nourritures choisies ; toutefois, elle reste une proie, avec ses villes, ses richesses, ses terroirs fertiles, ses chemins ouverts. Télémaque n'a que condescendance pour les montagnards du Péloponnèse, mangeurs de glands. Logiquement, la Campanie ou l'Apulie vivent dans la terreur des paysans des Abruzzes, bergers qui déferlent avec leurs troupeaux vers les plaines tièdes, à la veille de chaque hiver. Après tout, les Campaniens préféreront le barbare romain à ce barbare d'en haut. Le service que Rome rend à l'Italie du Sud, au me siècle, c'est de réduire à l'obéissance et à l'ordre le massif sauvage et redouté des Abruzzes.

Banal, le drame des descentes montagnardes est de toutes les époques, de toutes les régions de la mer. La vie oppose de façon monotone les gens d'en haut, mangeurs de glands ou de châtaignes, chasseurs de bêtes sauvages, vendeurs de peaux, de cuirs, de jeunes têtes de bétail, prêts toujours à lever le pied et à émigrer — et les gens d'en bas, attachés au sol, asservis les uns, superbes les autres, maîtres des terres, des leviers de commande, des armées, des cités, des bateaux qui courent les mers. C'est le dialogue, pas encore effacé de nos jours, entre la neige et le froid des hauteurs austères et les bas pays où fleurissent les orangers et les civilisations.

Au vrai, rien ne se pose de la même façon aux derniers étages ou aux rez-de-chaussée. Ici progresser, là essayer de vivre. Même les récoltes, à quelques heures de marche, n'acceptent pas le même calendrier. Le blé, qui s'efforce à monter aussi haut que possible, mûrit deux mois plus tard dans les terres hautes qu'au niveau de la mer. Alors les accidents météorologiques ne peuvent avoir la même signification pour les récoltes selon l'altitude. Une pluie tardive d'avril ou de mai est une bénédiction en montagne, une catastrophe en plaine où le blé presque mûr risque de rouiller et de pourrir. Ces remarques valent aussi bien pour la Crète minoenne que pour la Syrie du xvii e siècle après J.-C. ou l'Algérie d'aujourd'hui.

Le Sahara et l'Atlantique

Exception à la règle, la montagne est absente sur l'un des rivages de la Méditerranée, le très long littoral, inhabituellement plat, quasi aveugle, qui touche au Sahara et se déroule sur des milliers de kilomètres, du Sahel tunisien et de l'île ronde de Djerba (l'île odysséenne des Lotophages) jusqu'au delta du Nil et à l'eau douce et boueuse que le grand fleuve projette assez loin au milieu de la mer — ou mieux encore jusqu'aux montagnes du Liban qui donnent aux villes phéniciennes, à l'étroit sur leurs îles ou leurs terrasses marines, leur allure typiquement, merveilleusement méditerranéenne. De l'avion, dans la simplicité brutale que prennent les paysages vus de haut, le vaste plan d'eau marine et le Sahara, bord contre bord, affrontent leurs immensités vides, l'une bleue, l'autre d'un blanc virant au jaune, à l'ocre ou à l'orange.

Au vrai, le désert intervient brutalement dans la vie physique et humaine de la mer. Humainement, il lance chaque été, vers les pays côtiers, ses nomades dévastateurs, hommes, femmes, enfants, bêtes que la halte rassemble dans les camps de tentes noires tissées de poils de chèvre (ou plus tard de chameau). Ce sont là des voisins gênants, à l'occasion pillards. Avec l'humanité montagnarde, suspendue au-dessus des civilisations fragiles, les peuples nomades sont l'autre danger perpétuel. Toute civilisation victorieuse près de la mer Intérieure se définira obligatoirement comme une façon d'utiliser et de contenir le montagnard ou le nomade, de biaiser avec l'un ou l'autre, voire de les tenir tous deux à distance.

Malgré son immensité, le désert n'absorbe jamais entièrement les peuples qui l'habitent, il les rejette à intervalles réguliers vers ses rivages, sur ses sahels. Il n'entraîne aussi que peu d'hommes au long des pistes caravanières qui le franchissent, sortes de navigations lentes qui s'enfoncent à travers les solitudes pierreuses et sableuses de l'Afrique et de l'Asie, océan infiniment plus vaste que la mer Intérieure. Les lignes de caravanes, cependant, ont créé à la longue de fantastiques liaisons en direction du pays des Noirs, vers le Sénégal, le Niger et leurs orpailleurs primitifs, vers les grandes civilisations, vers la mer Rouge, le golfe Persique, l'océan Indien, vers les merveilles précoces de la céramique, du métal, des bijoux, des parfums, vers les remèdes miraculeux, vers les épices et les nourritures étranges.

C'est physiquement aussi que le désert envahit la mer Intérieure. Chaque été, l'air sec et brûlant du Sahara enveloppe l'étendue entière de la mer et en dépasse hardiment les limites vers le nord. Il crée au-dessus de la Méditerranée « ces deux de gloire », d'une limpidité étrange, ces nuits chargées d'étoiles qu'on ne trouve nulle part ailleurs dans une telle perfection. Les vents dominants du nord-est, d'avril à septembre, les vents étésiens des Grecs, n'apportent aucun apaisement, aucune humi-dité réelle à la fournaise saharienne. Le ciel d'été ne se voile que lorsque, pour quelques jours, se déchaînent ou le khamsin, ou le sirocco, le plumbeus Auster d'Horace, lourd comme le plomb — ces vents du sud chargés de sable, parfois porteurs très au loin de ces pluies de sang qui font réfléchir les sages et trembler les simples.

Six mois de sécheresse à subir dans l'attente d'une goutte d'eau, c'est beaucoup pour les plantes, les animaux, les hommes. La forêt, végétation spontanée sur les montagnes de Méditerranée, n'y subsistera que si l'homme n'y touche guère, n'y ouvre pas ses routes, n'y allume pas trop de feux pour y creuser la place de ses champs, n'y installe pas ses moutons ou ses chèvres, n'y abat pas trop de bois pour se chauffer ou construire ses navires. Les forêts malmenées se dégradent vite, les maquis et garrigues, aux rocailles multiples, aux plantes et arbustes odoriférants sont les formes décadentes de ces empires végétaux, toujours admirés en Méditerranée comme une richesse rare. Carthage, souffrant d'être africaine, ira chercher en Sardaigne le bois de ses navires. La Mésopotamie et l'Egypte étaient logées à pire enseigne.

Le désert ne s'efface que lorsque intervient l'océan Atlantique. Dès octobre, rarement plus tôt, souvent plus tard, les dépressions océaniques gonflées d'humidité

commencent leurs voyages processionnaires, d'ouest en est. Dès que l'une d'elles franchit le détroit de Gibraltar, ou d'un bond passe du golfe de Gascogne au golfe du Lion, elle court vers l'Est en tourbillonnant sur elle-même, déchaîne les vents qui, de toutes les directions, foncent sur elle et la poussent plus avant encore vers l'Orient. La mer s'assombrit, ses eaux prennent les tonalités ardoisées de la Baltique, ou bien, fouettées par les cyclones, elles s'ensevelissent sous une poussière d'écume. Et les tempêtes se déchaînent. Et les pluies, parfois la neige, de tomber : les rivières à sec depuis des mois se gonflent ; les villes disparaissent certains jours sous un rideau d'eau torrentielle et de nuages bas, c'est le ciel dramatique de Tolède dans les tableaux du Greco. C'est la saison « aux noires pluies », imbribus atris, qui dérobent la lumière du soleil. Les inondations sont fréquentes, brutales, à travers les plaines du Roussillon ou dans la Mitidja, en Toscane ou en Espagne, dans la campagne de Salonique, et parfois ces distributions absurdes d'eau franchissent le désert, submergent les rues de La Mecque, transforment en torrents d'eau et de boue les pistes du Nord saharien. A Aïn-Sefra dans le Sud oranais, Isabelle Eberhard, l'exilée russe envoûtée par le désert, périssait en 1904, emportée par une crue inopinée de l'oued.

Mais l'hiver méditerranéen a ses douceurs ; la neige est rare dans les plaines basses ; des journées de soleil clair surgissent, sans que souffle forcément le mistral ou la bora ; la mer elle-même a des calmes inattendus et les navires à rames peuvent se risquer au large un instant ; enfin, cette saison des tempêtes est aussi le temps des pluies bénéfiques. Les paysans d'Aristophane peuvent se réjouir, bavarder, boire, ne plus rien faire pendant que Zeus, à grands coups d'eau, « féconde la terre ». Il fait froid, alors empilons les bûches sur le feu et buvons, c'est le conseil d'Alcée, le vieux poète de la grecque Mytilène. Et il y a toujours assez de temps pour les quelques besognes de l'hiver : broyer des grains de blé, ou les torréfier pour qu'ils se conservent, faire cuire et réduire le vin doux, tailler des épieux, couper dans la forêt un bois courbe de chêne vert pour en faire l'âge de sa charrue, piéger les oiseaux migrateurs, tresser une corbeille, pousser son bourricot jusqu'au marché de la ville...

Le vrai travail ne redémarre qu'avec les dernières ondées du printemps, quand reparaît l'hirondelle saluée par la très vieille chanson de l'île de Rhodes :

Hirondelle, hirondelle Tu amènes le printemps

Hirondelle au ventre blanc Hirondelle au dos noir...

Mais c'est un printemps bref qui s'épuise presque dès la poussée des jacinthes et des lys des sables, des fleurs microscopiques des oliviers. Alors commencent à nouveau « les mois traînants de l'été », avec leurs interminables labeurs. Et le calendrier agricole très chargé ne s'interrompra plus jusqu'à l'automne, jusqu'au moment, dit Hésiode, où « la voix de la grue lance du haut des nuages son appel » qui annonce les semailles et « la venue de l'hiver pluvieux ».

A la merci d'une panne

J'ai bien entendu simplifié le mécanisme climatique en Méditerranée. Il n'est certes pas ce parfait moteur rustique à deux temps, il subit d'autres influences. Mais l'essentiel sera dit si l'on ajoute que ce moteur peut se dérégler, la pluie arriver trop tôt ou trop tard, trop abondante ou insuffisante, « l'hiver prendre des allures de printemps », les vents capricieux apporter, au moment inopportun, la sécheresse ou

l'excès d'eau ou la gelée de printemps qui brûle la fleur du blé et le bourgeon de la vigne, ou le coup de sirocco qui dessèche le grain en lait avant qu'il ait mûri. Les paysanneries de Méditerranée ont toujours redouté ces surprises qui peuvent tout détruire en un instant, aussi vite que les « nuées pestiférées » de sauterelles, fréquentes elles aussi. En Kabylie, chaque fois que les « portes de l'année s'ouvrent [c'est-à-dire aux équinoxes et aux solstices] », on dit que c'est l'annonce d'une nouvelle saison « avec sa fortune : pain d'orge ou famine ».

Le seul vrai remède serait-il l'irrigation artificielle, la solution qu'ont adoptée les premières civilisations au long des fleuves, du Nil, de l'Euphrate, de l'Indus ? En principe oui. Encore faut-il que cette irrigation, pour tel ou tel motif, devienne nécessaire. Car il s'agit de solutions de luxe et qui exigent d'énormes efforts. Limitées dans l'espace, elles n'ont mis que quelques pays à l'abri. Ne pas oublier les cours d'eau

Le livre de Claudio Vita-Finzi, The Mediterranean Valleys (1969), rappelle opportunément que les événements les plus spectaculaires — éruptions volcaniques, tremblements de terre, changements de climat — ne sont pas seuls en lice dans une géographie rétrospective. Les cours d'eau ont leur rôle, même les rivières, souvent à sec, des bords de Méditerranée.

Leur rôle est double : transporteurs d'eau, de troubles ou de limons, ils construisent l'essentiel des plaines arables où s'acharnera le travail des hommes ; outils d'érosion, ils s'attaquent à leur vallée même, s'ouvrent un chemin à travers leurs propres alluvions et les déplacent à nouveau. Platon imagine que les eaux ont emporté « les parties grasses et molles » de la terre en Attique : « Il ne reste plus que la carcasse nue. »

Le mérite de C. Vita-Finzi, ce n'est pas d'avoir distingué ces deux labeurs séculaires, mais d'en avoir « historisé » les phases, suggérant une sorte d'histoire humaine des cours d'eau qui rejoignent la mer Intérieure. Histoire passionnante, difficile, car l'eau qui coule se mêle à tous les phénomènes de la nature et, plus qu'on ne saurait le dire a priori, au destin particulier des hommes.

Avec le Paléolithique s'initie une longue période de sédimentation à laquelle se rattachent des nappes d'alluvions anciennes, des terres puissamment rougies par l'oxyde de fer : c'est la période par excellence où, de 30000 à 10000 avant J.-C., le Nil, bien plus abondant qu'à l'époque pharaonique, aura accumulé ses masses limoneuses les plus considérables. Le Néolithique, première période de l'agriculture, coïncide fâcheusement avec une érosion destructrice des sols arables. Celle-ci dure encore sous l'Empire romain qui y remédiera vaille que vaille, en multipliant à travers l'Afrique du Nord, de la Cyrénaïque au Maroc, les digues, les barrages, les terrasses de soutènement. Arrêtée, contrariée un instant, l'érosion reprit ses droits avec la fin de l'Empire ; l'eau casse alors digues et barrages. Et la terre végétale part avec elle. Le Moyen Âge, en Méditerranée et ailleurs, sera plus favorisé, les cours d'eau se gonflent, redeviennent des sources d'accumulation limoneuse. Pour des géographes arabes des XI

E, XIIE et XIII

E siècles, le Chélif, avec ses inondations régulières, ou le

Sous, sont comparables au Nil. On a souri de ces exagérations, mais les fleuves d'aujourd'hui ne sont plus ceux d'hier. C'est vers le XVI

E siècle que le sablier se

renverserait. L'érosion recommence son œuvre, les cours d'eau s'enfoncent dans leurs alluvions anciennes (celles-ci épaisses parfois d'une quarantaine de mètres) et jettent vers la mer sables et limons ; les deltas s'agrandissent, mais leurs terres fertiles ne sont pas faciles à saisir. Contre cette érosion généralisée des sols qui se poursuit jusqu'au temps présent, il y a, semble-t-il, peu d'espoir de trouver un remède efficace.

L'alternance de la sédimentation et du creusement s'explique tout à la fois par les changements du niveau de la mer, les variations du climat (plus d'eau signifie une force accrue de l'érosion), l'action de l'homme qui intervient dans la composition du tapis végétal et modifie les conditions du ruissellement : dès le Paléolithique à cause des incendies de forêt qu'il provoque (5 000 m3 de cendres sur un site algérien de l'époque capsienne) ; à partir du Néolithique en raison de son agriculture sur brûlis et de ses troupeaux.

Voilà ouvertes de nouvelles perspectives. Elles obligent à réexaminer de vieilles explications. Si la Campagne romaine se dépeuple et se détériore, vers le rve siècle après J.-C., la faute en est, autant qu'aux hommes négligents, au ruissellement accru qui jette vers les régions basses les graviers et l'eau malsaine. De même, quand la malaria s'y affirme, virulente, avec le XVI

E siècle, c'est que l'eau investit le bas pays, le

submerge, ne le libère plus ensuite, obligeant l'homme à lutter pied à pied contre elle ou à fuir.

Tout ceci peut expliquer, par surcroît, la stabilité et la valeur exceptionnelle en Méditerranée des cultures de versants, au-dessus de l'eau des vallées, sur le penchant des collines où se réunissent très tôt le blé, l'olivier, la vigne, le figuier...

Des facilités limitées

Résumons-nous : nous avons trop tendance à croire à la douceur, à la facilité spontanée de la vie méditerranéenne. C'est se laisser tromper par le charme du paysage. La terre arable est rare, les montagnes arides ou peu fertiles omniprésentes (« beaucoup d'os, pas assez de viande », disait un géographe) ; l'eau des pluies est mal répartie : elle abonde quand la végétation se repose en hiver, disparaît quand la poussée des plantes l'exigerait. Il faudra que le blé, comme les autres plantes annuelles, se hâte de mûrir. La peine des hommes ne sera pas adoucie par le climat : tous les travaux se font au gros des chaleurs, pour une récolte trop souvent maigre. « Sème nu, laboure nu, moissonne nu », c'est-à-dire au moment où il fait trop chaud pour se vêtir, c'est le conseil d'Hésiode. Nudus ara, sere nudus, répète Virgile. Et si le grain manque au bout de l'année, ajoute-t-il, « alors secoue le chêne dans les forêts, pour secourir ta faim »...

Ajoutons que l'eau de mer, toujours tiède, au voisinage de 13° dans son énorme masse (d'où les adoucissements du climat d'hiver), est biologiquement très pauvre. Le naturaliste qui connaît l'Atlantique et « assiste en Méditerranée à la relève du chalut ou de la drague » est stupéfait de n'y point voir « le grouillement de vie qui caractérise les riches fonds océaniques » ; peu de coquillages, peu de poissons, et en majorité de petite taille. Sans doute est-il des pêcheries renommées, la lagune de Commachio, le lac de Bizerte, la rivière marine du Bosphore et, sur l'Hellespont, « les passes d'Abydos riches en huîtres » ; il y a les bancs de thons qu'on pourchasse, chaque année, au large des côtes de Sicile, d'Afrique du Nord, de Provence, d'Andalousie... Au total, malgré tout, une maigre provende : les frutti di mare sont exquis, mais mesurés. Mille raisons expliquent ce désastre : les côtes abruptes dépourvues de bas-fonds — or les bas-fonds assurent la vie des alevins ; la pauvreté du plancton végétal et animal, aussi catastrophique que dans la mer des Sargasses où les eaux de surface ont, de ce fait, les mêmes transparences bleues qu'en Méditerranée ; enfin l'interminable passé si compliqué de la mer, responsable de fréquentes

variations brutales de salinité et de température : les faunes locales en ont été déci-mées, les unes après les autres.

C'est son étroite ouverture sur l'océan qui sauve la Méditerranée. Imaginons qu'une digue ferme le détroit de Gibraltar : la Méditerranée se transformerait en un lac saumâtre d'où toute vie disparaîtrait. Au contraire, beaucoup plus largement ouverte sur l'Atlantique qu'elle ne l'est, elle serait revigorée, animée par le va-et-vient des marées, envahie par le pullulement des faunes océaniques ; l'eau en surface se troublerait, la tiédeur exceptionnelle des hivers s'évanouirait. Alors ? résignez-vous à manger en Méditerranée le poisson congelé de l'océan, il y arrive régulièrement. Et à Venise, demandez la faveur d'une orata aiferri qui n'aura pas été pêchée dans la lagune, mais dans les eaux libres de l'Adriatique, par les beaux chalutiers aux voiles peintes de Chioggia.

Mais la richesse de la mer elle-même ?, dira-t-on. Et toutes les images de surgir d'une Méditerranée semée d'îles, aux côtes échancrées par d'innombrables rades, pépinières de marins, invitation aux voyages et aux échanges... Or la mer n'a pas toujours été, entre les terres et les hommes, ce « lien naturel » si souvent décrit. Il y a fallu un très long apprentissage. Presque aussi démuni en face de la mer que nous le sommes restés, si longtemps, vis-à-vis de l'espace aérien, l'homme primitif ne s'est pas hasardé sur les vagues de la Méditerranée avant les XIIe-XI e millénaires (une hypothèse) ou les VIe-Ve millénaires (une certitude) — merveilleux record au demeurant. Mais commencer un apprentissage, ce n'est pas, aussitôt, atteindre la maîtrise. C'est seulement avec le IIIe millénaire — et encore — que la marine devient un outil véritable, au IIe que les échanges s'avèrent efficaces, au Ier qu'une navigation s'affirme au-delà de Gibraltar, sur les routes sans fin de la mer Ténébreuse.

Ainsi, tentées très tôt, les « navigations sauvages » ne sont devenues des navigations civilisées, régulières, sinon sûres, que fort tard. Encore ces liaisons maritimes relativement denses ne mettent-elles en cause que certains rivages, certaines villes. Elles ont privilégié des espaces marins étroits, étendus au mieux à l'une des mers particulières entre quoi se divise la Méditerranée et qui sont autant d'économies à demi closes. « Qui double le cap Malée, dit un proverbe grec, doit oublier sa patrie. »

Le seuil de Sicile

L'univers méditerranéen a donc vécu longtemps divisé en espaces autonomes, mal soudés ensemble. Le monde d'aujourd'hui est bien plus uni dans ses diverses parties que la Méditerranée du temps de Périclès. Vérité qu'il ne faut jamais perdre de vue, même au temps tranquille et monochrome, en apparence, de la domination romaine. Le pluriel toujours l'emporte sur le singulier : il y a dix, vingt, cent Méditerranées et chacune d'elles se divise à son tour. Vivre ainsi un instant de la vie réelle des pêcheurs d'hier et d'aujourd'hui, c'est apprendre que tout change d'un point de la côte à l'autre, d'un fond à l'autre, d'un banc de sable à un lit rocheux. Mais sur terre c'est la même chanson ; on est toujours en Méditerranée, bien sûr ; le climat de Cadix évoque celui de Beyrouth, la rivière provençale ressemble à la côte Sud de la Crimée, la végétation du mont des Oliviers, près de Jérusalem, s'accommoderait d'être en Sicile — oui, mais ce n'est ni la même manière de travailler la terre, ni tout à fait les mêmes outils, ni la même façon d'échalasser ou palisser la vigne, ni les mêmes vins, ni les mêmes oliviers, ni les mêmes figuiers, ni les mêmes lauriers, ni les mêmes maisons, ni les mêmes costumes. Qui n'a pas vu Raguse en février, lors de la fête de la Saint-Biaise, transformée par les musiques et la danse, envahie par les femmes et les

hommes de la montagne, ne peut imaginer la dualité foncière du pays dalmate. Ces différences, la géographie ne les a souvent qu'esquissées ; le passé, fabricant acharné de particularismes, a tout accentué, laissant partout ses couleurs délectables.

En outre, de grands contrastes brisent l'image une de la mer : le Nord n'est pas, ne peut pas être le Sud ; plus encore l'Ouest n'est pas l'Est. La Méditerranée s'allonge trop selon les parallèles et le seuil de la Sicile la casse en deux plus encore qu'il n'en réunit les morceaux.

De la côte méridionale de la Sicile aux rivages bas d'Afrique, la mer Intérieure n'offre que des fonds faiblement immergés ; elle semble se soulever] un effort supplémentaire et une digue la barrerait du Nord au Sud. Ces faibles profondeurs marines sont signalées par des îles qui se relaient de la Sicile jusqu'aux côtes à corail et à éponges de la Tunisie : Malte, Gozo, Pantelleria, Lampédouse, Zembra, les Kerkennah, Djerba... J'ai gardé le souvenir de voyages aériens entre Tunisie et Sicile, entre Grèce et Italie. L'hydravion volait bas en ces temps-là : on distinguait jusqu'à l'ourlet des salines de Trapani à l'ouest de la Sicile, jusqu'à l'ombre portée par les barques sur le fond de la mer au bord des côtes, jusqu'aux veines d'eau plus bleue qui révèlent les courants de surface ; on voyait, ô miracle, au même instant Corfou et le golfe de Tarente ! C'est sur cette carte aérienne fantastique, faite de souvenirs remis bout à bout, que m'apparaît toujours la charnière des deux Méditerranées. La grande histoire s'y est inscrite avec prédilection. Mais pouvait-elle procéder autrement ? Nord contre Sud, c'est Rome contre Carthage ; Est contre Ouest, c'est l'Orient contre l'Occident, l'Islam à l'assaut de la Chrétienté. Si toutes les batailles de jadis se rassemblaient, d'un coup, toutes ensemble, une immense ligne de combat se déroule-rait de Corfou à Actium, à Lépante, à Malte, à Zama, à Djerba...

L'histoire a montré dix fois pour une que les deux bassins de la mer Intérieure — Est et Ouest, Levant et Ponant — ont tendance à vivre sur eux-mêmes, s'ils échangent, le moment venu, bateaux, marchandises, hommes et même croyances. La mer finalement les a toujours obligés à vivre ensemble, mais ce sont des frères ennemis, opposés en tout. Le ciel même et les couleurs diffèrent de part et d'autre du seuil de Sicile : l'Est est plus clair j sur la mer plus violette que bleue, noire comme le vin, disait Homère, les Cyclades sont des taches d'un orange lumineux, Rhodes une masse noire, Chypre un bloc de bleu intense. Ainsi les ai-je vues, un après-midi, en volant d'Athènes à Beyrouth. Critiquons le progrès, mais pour voir la Méditerranée, conseillons d'entrée de jeu un voyage aérien par quelque journée claire, sur un avion qui, pas trop loin du sol et de la mer, volerait sans trop de hâte...

La Méditerranée au cœur du Vieux Monde

Si vaste que soit la Méditerranée à la mesure des vitesses de jadis, elle ne s'est jamais enfermée dans sa propre histoire. Elle en a rapidement transgressé les limites : à l'Ouest vers l'océan Atlantique ; à l'Est à travers le Proche-Orient qui la fascinera des siècles durant ; au Midi vers ses marches désertiques, bien au-delà de la limite des palmeraies compactes ; au Nord, vers les interminables steppes eurasiatiques qui touchent à la mer Noire ; au Nord encore, vers l'Europe forestière lente à s'éveiller, bien au-delà de la limite traditionnelle et comme sacro-sainte de l'olivier. Le dernier olivier dépassé, la vie et l'histoire de la Méditerranée ne s'arrêtent pas pour faire plaisir au géographe, au botaniste ou à l'historien.

C'est même le trait majeur du destin du Mare Internum que d'être inclus dans le plus vaste ensemble de terres émergées qui soit au monde : le grandiose, le « gigantesque continent unitaire », européo-afro-asiatique, sorte de planète à lui seul,

où tout a circulé précocement. Les hommes ont trouvé à travers ces trois continents soudés la grande scène de leur histoire universelle. Là se sont accomplis leurs échanges décisifs.

Et, comme ce poids humain roule interminablement jusqu'à la mer Intérieure, s'arrête régulièrement sur ses bords, il n'est pas étonnant que la Méditerranée ait été si tôt un des centres vivants de l'univers, et qu'elle ait rayonné, à son tour, à travers ces continents massifs qui sont, pour elle, une zone de résonance. L'histoire de la Méditerranée est à l'écoute de l'histoire universelle, mais sa propre musique se fait entendre au loin. Ces flux et reflux sont l'essentiel d'un passé sous le double signe du mouvement : il y a ce que la Méditerranée donne ; il y a ce qu'elle reçoit, les « cadeaux » échangés pouvant, en l'occurrence, être aussi bien des calamités que des bienfaits. Tout se mêle et la brillante apparition des premières civilisations, en Méditerranée, s'explique déjà, nous allons le voir, comme une confluence.

CHAPITRE II

LA LONGUE MARCHE JUSQU'À LA CIVILISATION

S'orienter à travers l'espace familier de la Méditerranée exige peu d'efforts. Que nous fermions les yeux, les souvenirs accourent : nous sommes à Venise, en Provence, en Sicile, à Malte, à Istanbul. S'orienter à travers la totalité du temps vécu de cette même Méditerranée représente une tout autre difficulté. À la recherche du temps perdu, c'est un fil interminable qu'il faut dérouler à rebours, et, à mesure que l'on va vers le passé lointain, il devient de moins en moins saisissable.

Faut-il, dans ce voyage, s'arrêter au seuil du IIIe millénaire? Alors viennent d'apparaître, dans le Proche-Orient, les premières civilisations déjà denses, avec leurs champs, leurs animaux domestiques, leurs villages groupés, leurs villes, leurs dieux, leurs princes, leurs prêtres, leurs scribes, leurs bateaux, leur commerce... Nous retrouverions là, sans surprise, des civilisations classiques, qu'on place au début, aujourd'hui encore, de toute éducation historique. En Egypte, en Mésopotamie, nous sommes presque chez nous. Mais leur reconnaître cette valeur de point de départ, n'est-ce pas une illusion ?

Sans doute s'agit-il là d'un énorme virage. La grande césure, ce n'est pas avant et après la chute de Rome, comme le pensaient les historiens illustres d'hier, Fustel de Coulanges, Ferdinand Lot, Henri Pirenne, mais avant et après l'agriculture et l'écriture. Là se trouve la grande ligne de partage des eaux du monde : « Préhistoire » d'un côté, de l'autre « histoire » au sens traditionnel et trop étroit du terme. Oui, mais, contrairement à ce que l'on pensait hier, agriculture et écriture sont loin d'apparaître au même moment.

On sait depuis les dernières découvertes archéologiques que les premières agricultures, les premières domestications d'animaux sauvages, les premières prises de conscience de l'homme en face de son destin, les premiers artisanats de la

céramique et du cuivre, les premières villes, les premiers échanges maritimes ne commencent ni à Sumer, ni avec Ménès-Narmer, le légendaire premier pharaon d'Egypte, mais deux, trois ou quatre millénaires plus tôt, en Asie Mineure, en Palestine, en Irak. Alors osera-t-on dire encore : L'histoire commence à Sumer, titre d'un beau livre d'ailleurs, paru en 1958 ? Sumer n'est pas sortie du néant. Et comme l'on commence à connaître un peu mieux ce qui s'est passé des siècles et des millénaires avant Sumer, le désir d'y aller voir devient impérieux.

I

PREMIERS OUTILS, PREMIERS HOMMES : LE PALÉOLITHIQUE INFÉRIEUR

Nous suivrons donc les conseils d'Alfred Weber, sociologue que tourmentait si fort la connaissance de l'histoire. Dès 1935, il affirmait la nécessité, pour savoir au juste ce qu'est et d'où vient l'homme, de partir franchement de la Préhistoire, prise en son entier. Mais reconnaissons les difficultés du voyage. Dans le monde sans fin qui précède l'écriture, pas d'Hérodote pour nous raconter l'Egypte de son temps, pas de textes hiéroglyphiques ou cunéiformes que l'érudit puisse déchiffrer pour nous. Dès que les hommes parlent et transcrivent leurs paroles, il y a une chance de les comprendre. Sans aucun document écrit, comment imaginer leur vie, leurs légendes, leurs religions ?

Le seul vrai recours, on le sait, c'est l'archéologie, science à part qui se complique encore lorsqu'il s'agit d'archéologie préhistorique, l'adjectif ajoutant une science à une autre, des incertitudes à d'autres incertitudes. C.W. Ceram, vulgarisateur de talent, voit dans les archéologues des détectives, en quête non de cadavres et de criminels, mais de squelettes, de tessons de céramique, de vestiges d'outils. Des détectives qui ne découvrent jamais la vérité entière. Mais ils reconstituent patiemment des fragments, bâtissent des explications d'ensemble quand ils ont le goût de généraliser, ce qui est dangereux toujours. Des fouilles nouvelles peuvent, d'un coup, renverser un édifice très raisonnable.

Tout chantier de fouilles livre une succession de niveaux archéologiques d'âge différent, chacun avec ses vestiges humains. L'idéal est de pousser la fouille jusqu'au sol vierge, jusqu'à la première occupation du site. Quinze mètres, c'est ainsi en Crète, à Cnossos, la distance entre le VIIe millénaire — début du Néolithique et, semble-t-il, de l'occupation humaine de l'île — et l'époque actuelle. Toute fouille propose donc une chronologie : ceci antérieur à cela, et ainsi de suite. Le difficile est évidemment de raccorder cette chronologie particulière à celles d'autres chantiers, d'atteindre à cette insaisissable chronologie absolue, préoccupation de tous les archéologues.

Pour cela plusieurs méthodes, la plus sensationnelle étant la datation au carbone 14, imaginée par le chimiste américain William F. Libby en 1946 : elle permet de remonter à plus de 60 000 années du temps actuel. Les végétaux, les animaux, les hommes, en effet, ont incorporé au cours de leur existence une certaine quantité de carbone radioactif et leurs restes perdent progressivement leur radioactivité. Cette déperdition mesurable est une sorte d'horloge rétrospective, avec ses erreurs

possibles, ses aberrances qui se signalent souvent d'elles-mêmes et ses étonnantes réponses, qui se vérifient d'autant mieux qu'elles en recoupent d'autres. L'ennui, c'est que ces datations n'ont pas été faites pour tous les chantiers et les résultats des fouilles en cours tardent à être publiés. L'actualité archéologique est ainsi en constant bouleversement. Mais Sherlock Holmes n'est-il pas lui-même obligé, parfois, de renoncer à toutes ses hypothèses et de repartir à zéro ?

L'homme et les origines mêmes de la vie sur terre

Dès ses débuts, l'homme s'est répandu à la surface entière du Vieux Monde. Le destin initial de la Méditerranée se confond ainsi, pour l'essentiel, avec l'histoire de l'homme à travers cet énorme espace, à partir de ses origines les plus lointaines. Une histoire lente, très lente, dont les étapes chronologiques ne se mesurent plus par millénaires — ce serait dérisoire — mais par dizaines, ou centaines de millénaires. Ces dimensions d'un temps inhumain, fabuleux, sont peu compréhensibles à première réflexion.

Il y a eu probablement « trois paliers dans l'évolution de l'homme à partir de ses ancêtres sous-hominiens : le palier australopithèque, le palier pithécanthrope et le palier hominien ». Et le Pithécanthrope, distribué dans tout l'Ancien Monde, est souvent appelé homo erectus : c'est déjà faire remonter jusqu'à lui l'émergence de l'homme. Mais au nom de quel critère ? Où commence l'homme ? On a dit longtemps avec la possession de l'outil. Or l'Australopithèque (qui recouvre l'Afrique) savait déjà fabriquer des outils-galets et s'en servir, il y a peut-être trois millions d'années. Ceci nous ramène au début du quaternaire. En deçà, les hominidés du Miocène et du Pliocène, ancêtres des Australopithèques, prennent place dans une chaîne de primates et comme ces êtres, à leur tour, se rattachent à d'autres espèces, l'homme, dans cette évolution sans fin, n'est plus qu'un accident, infiniment précieux, il est vrai, par ses suites, mais tard venu, minuscule à l'échelle de la vie sur notre planète. Un préhistorien en donne cette idée simple : imaginons toute l'évolution biologique des êtres terrestres enfermée dans le cycle d'une seule année solaire : la vie apparaissant sur terre le 1er janvier, les premières formes préhominiennes se situeraient le 31 décembre vers 17 h 30 de l'après-midi; l'homme de Neandertal surgirait vers 23 h 40 ; toute la vie de Yhomo sapiens, de l'âge de pierre jusqu'à nous, se logerait dans les minutes restantes.

Un passé obscur aux divisions chronologiques très inégales

L'homme ne nous intéressera, ici, qu'embarqué déjà dans son destin d'homme, converti à la marche bipède de l’homo erectus, donc ayant la libre disposition de ses mains, luttant grâce à son intelligence et à ses outils contre les hostilités conjuguées du milieu naturel. Son outillage, obtenu à partir de pierres brutes, taillées ou éclatées, beaucoup plus tard polies, est presque l'unique moyen, pour nous, de suivre le cheminement d'un lent progrès technique, avec ses étapes reconnaissables, très largement espacées les unes des autres.

Nous voilà devant l'immense horizon d'un million d'années au bas mot1. Comment se situer au milieu de ce temps surabondant ? Il y a dans l'histoire traditionnelle une Antiquité, un Moyen Âge, des Temps modernes. Une tripartition analogue se

1. On dirait plutôt aujourd'hui d'un à deux, voire trois millions d'années. Les plus anciens outils taillés (en Afrique) sont datés de 2,5 millions d'années. (JG.)

distingue dans la Préhistoire : le Paléolithique (la pierre ancienne), le Mésolithique (la pierre moyenne), le Néolithique (la pierre nouvelle). Mais ces trois âges sont d'une longueur fabuleusement inégale. Le Paléolithique va, en gros, d'un million d'années au moins1 à 10000 ou 8000 avant notre ère. Dans les 4 ou 5 millénaires qui suivent, se succèdent, selon une chronologie qui varie fortement de région à région, les étapes décisives du Mésolithique et du Néolithique, jusqu'à l'âge du Bronze qui est aussi, en gros, celui de l'écriture. Cette disproportion des durées est capitale à retenir. Le Paléolithique n'en finit pas de dérouler ses temps morts, ou pour le moins dormants : 99 % de la vie des hommes lui reviennent.

L'habitude s'est prise, logiquement, de distinguer des périodes dans cet interminable Paléolithique : ancien, moyen, supérieur. Là encore la différence des durées est fantastique : en arrondissant les chiffres, 1 million d'années à l'inférieur, 40 0002 au moyen, moins de 30 000 au supérieur. Rien ne dit mieux l'apparition tardive du progrès. Au début, c'est la monotonie du vide que régit la seule très lente évolution des espèces ; ensuite le temps s'anime, se peuple de progrès, presque d'événements, à partir surtout de l'apparition importante de l'homme de Neandertal, vers 100 000, puis de Y homo sapiens, peut-être aussi ancien que lui, mais qui se répand largement vers 30 000.

Toutefois, c'est l'outillage lui-même et ses perfectionnements successifs qui fournissent les distinctions chronologiques habituelles. Et, à ce propos, il faut s'habituer à une terminologie étrange pour le profane, sans logique préétablie, ces différences d'outillage ayant été baptisées d'après les sites de fouilles où se sont faites les premières découvertes caractéristiques. La France, par ses dépôts, non moins par ses préhistoriens, ayant joué un rôle pionnier dans la mise en place de la science préhistorique, ces sites sont souvent français : Abbeville, Saint-Acheul, Levai-lois, La Gravette, Solutré, La Madeleine — mais aussi bien anglais (Clacton on the Sea) ou, pour désigner certains particularismes, nord-africains, palestiniens, etc. Il ne s'agit pas, ici, d'énumérer cette très longue nomenclature qu'un tableau reprend plus clairement en annexe, mais d'en comprendre le sens symbolique. On aimerait mieux, certes, une typologie systématique, reconstituée après coup. Mais était-ce possible ? Ce serait renoncer à tout un langage scientifique utilisé sans interruption depuis plus d'un siècle.

L'interminable Paléolithique

Pour le Paléolithique inférieur et le moyen, que beaucoup de spécialistes d'ailleurs

se refusent à séparer l'un de l'autre, passés les innombrables siècles où a régné le galet cassé, à biseau simple ou double (la Peeble Culture des auteurs anglo-saxons), on parlera donc d'Abbevillien, d'Acheuléen, de Clactonien, de Levalloisien ou de Moustérien. Chaque fois, il s'agit d'une technique nouvelle de la pierre : coups-de-poing bifaces obtenus en taillant des deux côtés un gros silex, afin de l'amincir et de le doter d'une pointe triangulaire coupante, hachereaux taillés selon le même procédé,

1. Il y a lieu de faire remonter le Paléolithique à plus de deux millions d'années. Q.G.)

2. Aujourd'hui, le Paléolithique moyen débute vers 200 000 ans, et se termine vers 35 000 avant notre ère. Sa durée était estimée à 40 000 ans lorsque F. Braudel écrivait ces lignes. Q.G.)

mais se terminant par une ligne tranchante au lieu d'une pointe, puis tous les instruments utilisant des éclats. Avec le Moustérien-Levalloisien, qui correspond à une phase importante du Paléolithique moyen, une technique plus fine a permis de détacher non plus de gros éclats, mais des écailles minces. Les bifaces, « outils à tout faire », prennent des formes plus régulières, fonctionnelles. La taille perfectionne les éclats par petites retouches habiles, qui aiguisent leurs bords et en font des outils spécialisés. C'est tout un art qui va bientôt permettre à l'homme de Neandertal, contemporain du Paléolithique moyen, d'emmancher sur un support de bois un outil de pierre, de s'armer plus efficacement contre les bêtes sauvages en fixant une pointe de silex au bout d'un épieu.

Mais cette conquête annonciatrice des progrès décisifs du Paléolithique supérieur — on a dit quelquefois, à la suite de l'abbé Breuil, le Leptolithique, l'âge de la pierre légère — a été tardive. Longtemps, son outillage grossier a fait de l'homme un prédateur peu efficace, chasseur mal armé qui doit se rabattre sur les animaux lents ou jeunes, gibier lui-même à l'occasion pour les fauves qui le surpassent en force et en vitesse. Pratiquant la pêche, le ramassage, la cueillette, il vit en nomade, par groupes minuscules se déplaçant fréquemment de terrain de chasse en terrain de chasse, exposé aux aléas de la faim, car il ne dispose guère de réserves, rencontrant seulement de temps à autre d'autres groupes humains avec qui se battre ou échanger quelques objets.

Le temps aidant, ces poignées d'humains franchissent des distances énormes. Aussi bien, sans qu'on puisse en reconnaître le cheminement même approximatif, tout se transporte à des distances fabuleuses et, en premier lieu, l'outillage lui-même, avec ses techniques aisément reconnaissables. Une même « civilisation », ou mieux un même procédé de taille de la pierre se rencontre tout autour de la Méditerranée, à des périodes à peu près concordantes, au moins aux stades primitifs du Paléolithique inférieur : l'outillage est de type abbevillien ou acheuléen en Afrique du Nord comme en Espagne, en Syrie comme dans les Balkans. Ensuite, à partir surtout du Paléolithique supérieur, il y aura, ici ou là, des originalités, des avances à l'allumage ou de francs retards. Le Maghreb occidental, à la fin du Paléolithique et au début du Néolithique, semble être déjà un traînard, bien que les spécialistes ne soient pas tous de cet avis-là.

En tout cas, le traitement des petits éclats, les microlithes qui développent en Europe, à la fin du Paléolithique et plus encore au Mésolithique, l'usage d'une multitude d'outils minuscules adaptés chacun à sa tâche, se retrouvent partout, de l'Ecosse aux côtes du cap de Bonne-Espérance, de l'Atlantique aux monts Vindhya dans l'Inde et jusqu'au désert de Mongolie, sur des surfaces sans commune mesure avec notre Méditerranée. Le goût de la parure — colliers, bracelets de coquillages, l'ocre dont les corps sont peints — se révèle très vif, lié sans doute à des croyances magiques. Indéniablement, des éléments de parure voyagent sur d'énormes distances, de l'ambre nordique se retrouve dans les Pyrénées.

Finalement, à un moment ou à un autre, toutes les régions accessibles sur le pourtour de la mer auront vu passer des troupes menues de ces chasseurs primitifs. Presque partout, celles-ci ont laissé des traces de leur séjour ou de leur passage. La Corse et la Sardaigne, continent unique longtemps perdu dans la mer, auraient attendu pour être peuplées l'arrivée tardive de navigateurs qui y ont abordé vers le IIIe millénaire1. Mais ce n'est là, si la chose est exacte, qu'une exception qui confirme la règle. Il y a vingt ou trente ans, on croyait que les immigrants qui avaient inauguré la « révolution néolithique » sur le continent grec s'étaient installés, eux aussi, sur une

1. Ce n'est pas exact. On sait aujourd'hui que le peuplement de la Sardaigne remonte au XIIIe millénaire, celui de la Corse au IXe. Mais l'existence de populations nettement plus anciennes sur ces îles semble désormais possible (outillages « paléolithiques » de Sardaigne, foyer de la grotte de la Coscia en Corse

terre vierge de toute occupation humaine. L'abbé Breuil était sceptique : « Cherchez et vous trouverez », assurait-il. Et depuis que des fouilles systématiques ont été entreprises en Grèce, des sites paléolithiques ont été reconnus les uns après les autres. Les chasseurs du premier âge de la pierre n'ont pas laissé de vastes pays en dehors de leurs prises. Seule la mer pouvait les arrêter.

Cette diffusion généralisée est fille, en définitive, d'un temps démesurément long, s'entassant sur lui-même durant des centaines de millénaires. La première civilisation de la pierre a eu largement le temps de faire le tour du Vieux Monde, de se propager par nappes identiques. C'est quand les progrès commenceront à se précipiter (relativement) avec la fin du Paléolithique et surtout le Néolithique, que les vrais décalages commenceront à dessiner des zones privilégiées, à créer des différences de niveau. Mais celles-ci, comme toujours, provoqueront des échanges plus vifs sous le signe de la compensation, soit une nouvelle accélération du progrès.

Le climat, un chef d'orchestre ?

Dans ce passé au ralenti, un seul acteur violent, pour le moins dominateur, capable de tout remettre en cause : le climat. Il ne cesse de changer, pour des raisons qui nous échappent (nous y reviendrons) ; il bouleverse tout, dès le début du Villafranchien par quoi débute le Quaternaire. C'est un des drames majeurs de ces millénaires lointains. La géologie permet de le saisir, presque de cartographier ses effets, mais n'oublions pas, là encore, que ces formidables oscillations sont filles d'un temps très long, qui accumule les changements avant de les faire éclater au grand jour.

De ces dérèglements généraux, le signe le plus spectaculaire a été l'accumulation, à quatre reprises, d'énormes masses de glace au nord du Vieux Monde et de l'Amérique, de glaciers géants analogues à ceux qui recouvrent aujourd'hui le Groenland ou l'Antarctique, leur masse atteignant jusqu'à deux et trois kilomètres d'épaisseur. Les avancées et reculs de ces glaciers monstrueux — de ces inlandsis — sont traumatisants. Qu'ils progressent, ils rejettent vers le sud, vers la mer Intérieure, la limite méridionale des masses froides et des « fronts » d'air polaire. Alors la mer connaît des températures qui ont pu être assez rigoureuses. En même temps, l'air froid du nord repousse vers les chemins de la mer Intérieure la presque totalité des dépressions cycloniques originaires de l'Atlantique. Le froid accru s'accompagne donc, en Méditerranée, de pluies prolongées et abondantes. À ce jeu-là, la mer aura connu plusieurs « périodes pluviales » froides, alternant, quand la glace recule vers le nord, avec des périodes relativement chaudes et sèches. Des cours d'eau au débit abondant, des gelées qui font éclater les pierres des régions élevées — tout ce passé s'est enregistré dans les énormes masses d'alluvions anciennes des temps paléolithiques.

Cette explication générale ne suffit sans doute pas à rendre compte de toutes les variations climatiques, puisque le Sahara a connu, lui aussi, des périodes alternées de sécheresse et d'humidité qui ne concordent pas exactement, dans leur chronologie, avec celles de la Méditerranée. Les spécialistes appellent à la rescousse un autre système des vents, des températures et des pluies, centré sur l'Afrique équatoriale et nord tropicale, un système de moussons qui lui aussi se déplacerait vers le nord ou vers le sud. Son influence humidifiante aurait poussé une pointe vers le nord au temps

du troisième interglaciaire, créant le Sahara « des Tchads et des hippopotames » ; puis une nouvelle pointe, à la fin des glaciations, qui expliquerait la mise en place étonnante du Néolithique saharien, avec ses bergers (noirs sans doute), ses merveilleux dessins rupestres (girafes, lions, éléphants, gazelles) et ses créations agricoles inattendues, petites Égyptes éphémères au bord des fleuves du désert (L. Balout).

La tentation est grande, forcément, de lier à ces crises climatiques la vie changeante des hommes, des bêtes et des plantes, la disparition ou l'évolution des espèces vivantes. Toutefois soyons prudents : ces crises, si vives en Europe où elles ont sûrement précipité l'évolution humaine, ont été quasiment absentes en d'autres régions. Certes, les plantes, les animaux, les hommes ont souffert de ces colères climatiques, toujours de longue durée. Mais l'homme a une « tendance à l'insoumission » et tous les êtres vivants réagissent, s'adaptent souvent tout en narguant les contraintes, voire déménagent et le tour est joué. Les changements de la faune ne fournissent donc pas toujours sur les pulsions climatiques des indications irrécusables.

Étonnons-nous cependant de voir des rennes en Europe occidentale bien avant la dernière et forte glaciation de Würm (les imaginer dans le Bassin Parisien ou sur les plateaux de Castille reste tout de même une surprise) ; ou de rencontrer, personnage de choix, le mammouth dit « à l’œil coquin » de la grotte de Rouffignac, dans le Périgord. Autres surprises : retrouver à Romanelli, près de Lecce, dans le talon de la botte italienne, les restes d'oiseaux du Grand Nord et d'un Grand Pingouin. Ou, à l'inverse, s'habituer à la présence d'un hippopotame dans les Marais Pontins. Il est vrai que 1' « hippopotame laineux », espèce aujourd'hui disparue, était adapté au froid ! L'histoire des éléphants (atlantique, africain, asiatique...), avec leurs espèces si différentes correspondant à telles ou telles catégories climatiques, est un exemple des possibilités d'adaptation de tout être vivant. La présence d'éléphants antiques à Délos prouve que l'île fit en un temps partie du continent. En Sicile, en Sardaigne, en Crète, à Chypre, à Malte, des restes d'éléphants nains parlent de la dégénérescence d'espèces anciennes, littéralement piégées lors des formations insulaires. En 1960, des fouilles dans les sablières de Larissa, en Thessalie, mettaient au jour « des ossements de mammouth et d'hippopotame, ainsi que des outils en silex et en os du type levalloiso-moustérien ». Mais, pour de tels exemples, nous n'avons que l'embarras du choix : en 1940, étaient découvertes dans le Gard les peintures de la caverne de La Baume-Latrone (sans doute aurignacienne) ; une fresque d'éléphants et un rhinocéros y sont schématisés de façon presque burlesque.

Il arrive cependant que la vie animale fournisse un témoignage à peu près sans détour sur les accidents climatiques du passé. Au mont Carmel, en Palestine, les fouilleurs ont pu suivre les succès alternés de la gazelle, que favorisent la sécheresse et le soleil, contre le daim, « adapté à la vie forestière », au climat humide et tempéré des périodes pluviales. Une courbe amusante de cette lutte a été dressée à partir des restes superposés de ces animaux, comptabilisés dans chaque couche archéologique. Selon les oscillations du climat, les espèces, fidèles à leur nature, se réfugient plus au nord, ou plus au sud, vers la chaleur, la sécheresse ou la pluie fraîche. Mais la Méditerranée interpose, devant ces émigrants involontaires, l'épaisseur permanente de sa masse. Quand les glaces progressent, les « espèces froides » se heurtent vers le sud à cette barrière. Les glaces se retirent-elles, les « espèces chaudes » ne gagneront pas aisément rivages et pays du Nord. C'est seulement à travers le vaste continent africain, plus encore à travers le continent eurasiatique, surface solide continue, que

des migrations à très large rayon ont pu conduire à des luttes libres entre espèces et à des mélanges inattendus. C'est l'un — entre autres — des avantages du Proche-Orient continental.

Resterait à mettre en cause les végétaux et leurs associations, témoins plus sûrs, moins déconcertants, bien que compliqués eux aussi. Mais les très passionnantes recherches de paléobotanique en sont à leurs débuts. Il faut attendre : en ce domaine, bien des surprises sont possibles. Fleuves et rivages

A la surface du globe, l'eau sous ses diverses formes, liquide, solide ou gazeuse, est une masse constante. Il y a donc un lien entre les quantités d'eau retenues par les glaciers et le niveau général des mers : celui-ci baisse avec les progrès de la glace, remonte avec sa fusion. Il s'agit de différences atteignant une dizaine de mètres, au plus une centaine. Elles entraînent néanmoins, sur l'ensemble du globe, des changements importants de rivages qu'on a pu fixer avec une certaine précision. Ainsi l'Adriatique, autrefois exondée, prolongeait vers le sud la plaine du Pô jusqu'à Ancône ; le golfe du Lion, asséché, a été rattaché à la terre proche ; la Corse et la Sardaigne ont constitué un petit continent insulaire, voire une péninsule ; l'isthme de Suez a été plusieurs fois, vu sa faible altitude (15 m), submergé par les eaux, l'Afrique devenait une île ; la mer Egée, durant tout le Paléolithique, fut un continent (l'Asie Mineure se soudant à la Grèce) et la mer Noire un lac, qu'un chenal étroit reliait à la Caspienne ; mais le détroit de Gibraltar aux eaux relativement profondes ne s'est jamais trouvé à sec, semble-t-il. Il est peu probable aussi que l'actuelle Tunisie ait été soudée à la Sicile, mais celle-ci l'a été à l'Italie proche. Ces remarques expliquent l'occupation ancienne de certaines îles et aussi certaines aber-rances de la faune ou de la flore. Au-dessus du niveau actuel de la Méditerranée, d'anciennes plages marines marquent les hauts niveaux et rivages de jadis. Tous les clochers à mi-pente de la rivière génoise, sorte d'amphithéâtre sur la mer, indiquent de loin la ligne des anciennes plages, où les villages sont installés comme sur un balcon.

Enfin, les changements du niveau des mers ont, chaque fois, réanimé l'érosion des cours d'eau. Ceux-ci se sont enfoncés à travers leurs propres alluvions ; des terrasses anciennes marquent en conséquence les versants de leurs vallées. Ces accidents fréquents ont joué leur rôle dans l'établissement des sites choisis par l'homme préhistorique. Et ce sont là des accidents que les géologues réussissent à dater, chance supplémentaire d'établir une chronologie valable. Une révolution géologique ?

C'est Alfred Weber qui a lancé, à propos des cataclysmes de la Préhistoire, le mot de révolution géologique. Expression discutable : si le milieu géographique a terriblement varié au cours des époques préhistoriques, les hommes de l'Aurignacien ou du Solutréen ont-ils jamais pu avoir l'impression d'une instabilité des données physiques du milieu dans lequel ils vivaient, de saison en saison, d'année en année ? Les oscillations climatiques s'étalent, en fait, sur des siècles et des siècles, selon un rythme de très longue haleine. Sont-elles dues à des perturbations locales ou plutôt à des perturbations générales ? À des variations de l'intensité des radiations d'origine solaire, comme le pensent beaucoup de spécialistes ? Ou, comme on l'avançait hier et comme on n'ose plus l'affirmer aujourd'hui — l'explication étant trop belle —, à un déplacement de l'axe des pôles ? Le pôle nord, d'abord situé dans l'actuel Groenland,

se serait déplacé, lentement, voire aussi par à-coups, jusqu'à sa position actuelle, ce qui aurait avantagé l'Amérique du Nord et l'Europe, mais surpris la Sibérie. Le pôle Nord se serait rapproché d'elle, cadeau discutable assurément. La disparition des mammouths sibériens, curieusement conservés dans les glaces et dont l'ivoire était exploité par vin commerce encore actif au xvne siècle après J.-C., en serait un témoignage.

Rien de tout cela n'est bien établi. Mais on rêvera à propos de ces révolutions cosmiques qui restent à expliquer. D'énormes événements, à vrai dire, et qui, pour une fois, auront changé la face du monde.

n LE FEU, L'ART ET LA MAGIE

Dans un univers où les êtres vivants, à longueur de millénaires, sont le jouet des

forces aveugles de la nature, où tant d'espèces animales s'éliminent les unes les autres, l'homme prend peu à peu sa place particulière : il surmonte les hostilités d'un déterminisme accablant pour lui a priori ; il conserve ses acquisitions, les « capitalise », les met en mémoire et du coup perfectionne ses outils. Biologiquement aussi, l'espèce humaine évolue. Test impressionnant : le volume de son cerveau s'accroît régulièrement. Le « progrès » a commencé, de tous les côtés à la fois, à pas de tortue bien sûr, mais il ne devait plus s'arrêter. Et le Paléolithique supérieur verra un étonnant épanouissement.

L'homme de Neandertal, puis /l'homo sapiens

Pendant le Paléolithique moyen, à partir de 100 000 ans1 avant notre ère environ, l'Europe entière et les pourtours de la Méditerranée ont été occupés par l'homme dit de Neandertal. Les biologistes ne le voient plus, aujourd'hui, comme une brute épaisse. Malgré ses lourdes mâchoires, son front bas et fuyant, sa démarche encore légèrement courbée, il est assez proche de son vainqueur, l'homo sapiens, peut-être même l'une de ses sous-espèces : ne dit-on pas aujourd'hui, mais cela changerait bien des données, qu'il serait un métis issu du Pithécanthrope et de l'homo sapiens2 ! En tout état de cause, c'est lui le responsable des perfectionnements de la taille des silex, au cours du Levalloisien, grâce à une technique de l'éclat qui parvient à en déterminer d'avance la forme, en calculant l'angle de frappe. Quelques retouches suffisent ensuite pour parachever l'outil. Les associations du bois et de la pierre apparaissent et, pour la première fois, l'humanité pratique l'inhumation des morts, ce qui implique des rites, une capacité de réflexion sur l'au-delà et la survie, une prise de conscience qui, pour beaucoup de préhistoriens, est la vraie naissance de l'homme. Certes l'homme de Neandertal n'a pas encore franchi le pas, décisif pour un peuple de chasseurs, qui conduirait aux armes de jet ; il n'a pas non plus découvert l'expression artistique, ni le langage, dit-on, mais qui le sait ? En tout cas, c'est lui, selon toute probabilité, qui invente l'allumage artificiel du feu. Jusque-là, recueillie au hasard des incendies naturels, la flamme devait être conservée précieusement. Le feu produit à volonté, «

fabriqué », quelle arme, quel « moyen de production » ! Quelle sécurité ! La plus grande révolution avant l'agriculture.

Les Néandertaliens disparaissent cependant vers les années 40000, lors des secousses violentes qui accompagnent la dernière et vigoureuse offensive du froid, durant la glaciation dite de Würm. Leur faiblesse découle-t-elle de ce qu'ils seraient

une erreur de la nature, « un cul-de-sac évolutif », ou tient-elle à leur petit nombre ? Vingt mille individus, dit un spécialiste, pour l'espace français d'aujourd'hui (chiffre évidemment non garanti, mais, calculé sur le nombre des établissements reconnus, il traduit plus qu'une simple impression). À leur place, se mêlant à eux, les éliminant — peut-être brutalement, mais ce n'est pas sûr —, une autre population s'installe, prend la relève sur la vaste scène du monde. C'est l'homo sapiens, autant dire nous-mêmes, avec les différences raciales qui nous distinguent aujourd'hui encore. Donc un humain déjà métissé, mélangé, « le chien de la rue », disait Marcelin Boule. Alors vive le mélange des races et la bâtardise s'ils conduisent, comme il semble, à l'intelligence ! Les spécialistes croyaient reconnaître dans la seule France un Blanc, l'homme de Cro-Magnon (Dordogne) ; un Esquimoïde, l'homme de Laugerie (Chancelade), encore en Dordogne ; et un Négroïde, à Grimaldi, près de Menton. « Tous, ils restent, écrit R.-L. Nougier, proches de nous. Les Guanches des Canaries sont de vrais Cro-Magnon, et nombre de paysans de Dordogne ou de Charente, de haute taille, dolichocéphales, en conservent des caractères. Les groupements esquimoïdes descendent des hommes magdaléniens de Chancelade et les lointains et résiduels Bochimans et Hottentots d'Afrique australe ont des affinités avec les hommes de [la grotte de] Grimaldi. » Voilà qui semblera ou trop beau ou trop clair. Mais le beau livre de S. Coon sur L'Origine des races affirme, sans hésitation, que toutes les races du monde actuel étaient déjà présentes avant la dernière évolution qui a produit l'homo sapiens. Quant à celui-ci, remonte-t-il très loin en arrière, comme le laisse à penser un colloque de l'Unesco (septembre 1969), à 100 000 ans avant le Christ et déjà pareil à nous-mêmes, ne nous en déplaise ? Les préhistoriens s'amusent, eux aussi, et l'un d'eux, F. Bordes, nous affirme que l’homo sapiens d'il y a 100 000 ans, «habillé comme nous, ne ferait retourner personne dans la rue ». Croyons-le sur parole !

Bref, très ancien ou non, en Europe et en Méditerranée, l’homo sapiens apparaît simultanément partout et avec lui — mais cette fois les décalages sont importants de région à région — s'affirme une accélération évidente des progrès, de l'Aurignacien au Gravettien, puis au Solutréen et au Magdalénien. La gamme des objets usuels s'enrichit avec la production de lames fines de pierre et la multiplication, à un rythme accéléré, de types spécialisés d'outillage : couteaux, burins, becs de perroquet, racloirs busqués, etc. L'innovation consiste à interposer, entre le percuteur et le noyau de silex à débiter, un « ciseau » en matière moins dure que la pierre, généralement en bois. Les éclats peuvent prendre la forme de longues lames effilées et légères. En même temps, les anciens bifaces, amincis déjà par les Néandertaliens, deviennent des croissants ou des « feuilles de laurier », légères et coupantes : cette taille fine fournit d'admirables pointes d'armes, d'autant plus précieuses que l'invention du propulseur, tige terminée par un cran sur lequel s'appuie la base de la sagaie, va faire de celle-ci

1. Disons aujourd'hui : 200 000 ans. (J.G.) 2. Neandertal est aujourd'hui considéré comme un

sapiens. On parle donc d'homo sapiens neandertalis pour le différencier d'homo sapiens sapiens qui finira par l'éliminer lors de la transition paléolithique moyen/paléolithique supérieur. (J-G.)

un vrai projectile, une arme à distance. Cet engin date du Magdalénien. A la fin du Paléolithique, il cède la place à l'arc, une invention qui fait date, elle accompagnera le chasseur et le guerrier pendant les millénaires à venir.

Enfin, pour la première fois, sont travaillés, au burin de silex, la corne, l'os, l'ivoire, matériaux faciles à fendre, à découper, façonner, polir. Us deviennent pointes d'armes, harpons, poinçons, bâtons percés, alênes, hameçons, aiguilles à chas, qui apparaissent en abondance à partir des dépôts solutréens.

L'art naît ailleurs qu'en Méditerranée

Et ces objets commencent à s'orner de traits, de sculptures, de gravures. L'art apparaît pour la première fois dans l'histoire des hommes et sous des formes multiples. Merveilleuse rencontre !

Cet art paléolithique intéresse l'Europe jusqu'à l'Oural. Il touche la Méditerranée occidentale, peu ou pas l'orientale. Une seule exception : les gravures et l'art mobilier découverts dans les grottes et abris sous roche de Belbasi, dans l'Anatolie méridio-nale. Ainsi ce Proche-Orient où, quelques millénaires plus tard, surgiront les premières agricultures, puis les premières villes et sociétés denses et une foule de civilisations et cultures originales, vigoureusement créatrices en matière d'art et de technique, ne participe pas à plein à la première découverte paléolithique de l'expression artistique. On retrouve sur ses rives et sur les rives nord-africaines de la Méditerranée toutes les innovations du Paléolithique supérieur en matière d'outillage, parfois même (ainsi en Syrie, Palestine ou Cyrénaïque) avec une avance possible sur les sites de la France, révélée par le carbone 14. En revanche, en dehors de Belbasi, aucune trace insistante de ce premier langage de l'art. Les peintures rupestres du Sahara et de Libye sont beaucoup plus tardives, donc hors de ce débat.

Ce premier art paléolithique s'affirme même étranger par ses origines à la Méditerranée. La culture dite gravettienne a pris naissance, selon toute probabilité, en Europe centrale et en Russie et s'est répandue de là sur la France, l'Espagne et l'Italie (en un temps où l'Adriatique, en partie traversable à pied sec, soudait plus largement

l'Italie à la masse balkanique). C'est de cette époque que datent les étonnantes statuettes féminines, ou de pierre, ou d'argile, ou d'ivoire de mammouth, qu'on trouve en Russie du Sud ou en Sibérie, à Modène ou à Vintimille, en Autriche, en Moravie,

en Dordogne. On en connaît plus d'une soixantaine, presque toujours de parenté évidente : les seins pesants, les cuisses massives, les larges flancs toujours féconds de

ces « Vénus », assurément mal dénommées, évoquent sans ambiguïté des symboles de fécondité, de prospérité et, à l'avance, les déesses mères qui régneront sur toutes

les cultures agricoles néolithiques, du Proche-Orient au Portugal, de la Sibérie à l'Atlantique et ailleurs dans le monde.

Peut-être sommes-nous là en présence d'un témoignage essentiel. À partir de l'Aurignacien, l'homme qui achève de se faire, est-ce le prototype religieux fondamental de l'humanité ? Je suivrais volontiers dans cet ordre d'idées le point de vue synthétisant de Jean Przyluski (1950) ; ce qui se définit alors c'est, au-delà d'une période immense où l'instinct de vie a régné seul, le premier stade — la magie rituelle — d'une vie religieuse qui mettra beaucoup de temps à se transcender. L'art lui-même est né de cette magie. Il est rare qu'au Paléolithique la représentation humaine semble tentée pour elle-même, et non pour son symbolisme rituel. Quelques exceptions cependant : en Moravie, cinq centimètres de pierre taillée, apparemment selon une

technique d'éclat, et qui composent miraculeusement un torse puissant — il fait songer à Maillol —, ou bien en France un minuscule visage d'ivoire, émouvant comme un portrait inachevé (Brassempouy), évoquent de beaux modèles humains, au lieu des habituelles déesses stéatopyges. Mais, après tout, pourquoi l'art primitif ne serait-il que magique ? Pourquoi exclure que l'idée de la beauté pure ait hanté, un jour, quelque sculpteur de l'âge de la pierre ?

Hâtons-nous d'ajouter que de telles réflexions ne viennent à l'esprit que devant quelques cas aberrants. Certainement pas, et quelle que soit la satisfaction esthétique qu'elles nous procurent, devant les peintures pariétales qui font la gloire du Paléolithique supérieur. Longtemps, on avait cru cet art confiné à la France et à l'Espagne. Mais des découvertes récentes — en Italie continentale et dans l'île de Levanzo (une des Égates) d'une part, dans la caverne de Kapovaia (Oural méridional) d'autre part — impliquent, à peu près, la même zone que celle des Vénus du Gravettien.

La France et l'Espagne n'en restent pas moins (mais pour quelles raisons ?) les centres incontestés d'un art qui a vécu en gros (on discute sur sa chronologie) de l'Aurignacien à la fin du Magdalénien (30000-8000 avant notre ère). Un art presque uniquement animalier, à la fois fantastique et réaliste, d'une telle maîtrise de dessin et de mouvement que les premières découvertes à Altamira, il y a moins d'un siècle, et leur attribution par un archéologue espagnol à des chasseurs de l'âge de la Pierre avaient fait crier à la supercherie. Depuis lors, toute une série de cavernes, dans la région franco-cantabrique, d'Altamira à Lascaux ou à Font-de-Gaume en Dordogne, ont révélé une multitude de gravures, de sculptures en ronde-bosse, de fresques immenses, toutes d'une parenté indéniable. Elles sont aujourd'hui datées avec une certaine sûreté, inventoriées ; on connaît leur thématique — assez monotone —, leur technique. Cependant, leur langage reste énigmatique. Pourquoi, au plus profond d'un système de grottes dont seules les plus externes (ou l'entrée) ont été habitées et pendant une partie seulement de l'année, donc dans un cadre réservé certainement à des activités rituelles intermittentes, « au sein de ténèbres qu'éclaire à peine une lampe à huile faite d'une pierre et d'une mèche de mousse », dans des antres jadis occupés ou réoccupés par des hyènes ou des ours — pourquoi cette profusion de toutes sortes d'animaux, rhinocéros, bisons, rennes, chevaux, bouquetins, antilopes Saïga, taureaux, cerfs, éléphants, mammouths, représentés aux aguets, en pleine course, ou blessés, avec un sens saisissant du mouvement ? Que ces figures qui, presque jamais, ne se regroupent en composition réaliste, qui ont parfois été superposées les unes aux autres sur une même paroi au cours des âges, aient leur place dans un rituel magique, c'est quasi certain. L'image, en elle-même, est « préhension ». Toute vie primitive est incantation, magie, dialogue angoissé avec les forces surnaturelles. Des signes géométriques nombreux et sans doute symboliques ornent aussi les murs et certains rapprochements avec les pratiques de quelques peuples primitifs qui survivent aujourd'hui ont suggéré d'autres interprétations systématiques, ingénieuses. En fait, nous sommes encore à la recherche de ce que fut réellement l'encadrement social, sexuel, rituel de ces images dont la fabuleuse beauté ne correspondit certainement pas à une recherche esthétique (au sens où nous l'entendrions) chez nos lointains ancêtres. Plus qu'une quête du beau, elles obéissent à l'enchantement d'une magie incantatoire et nécessaire. L'art mobilier

Pourtant, un peu plus tôt, un peu plus tard, à partir de l'époque gravettienne, l'art a envahi la vie de tous les jours. Les outils quotidiens de pierre, de corne ou d'os s'ornent de sculptures ou de gravures, dessins en hachures ou en pointillés, entrelacs plus savants, figures réalistes d'animaux, chevaux, bouquetins, bisons, oiseaux, poissons, ours, rhinocéros, rennes... Devant tel « bâton percé » ou telle « baguette » aux volutes minutieuses, profondément évidées, devant ce bouquetin bondissant ou cette tête de cheval sculptée qui forme le crochet d'un propulseur, on ne peut s'empêcher de songer à ces innombrables outils de bois, d'un usage quotidien, si amoureusement façonnés, polis, peints, gravés ou sculptés par l'art paysan de notre Moyen Âge. Faut-il croire qu'un autre souci que le plaisir de fabriquer un bel objet guidait toujours le travail de certains artisans ? Il est permis d'hésiter. l’homo ludens a dû être de tous les temps.

Pour tirer le tout au clair, les témoignages manquent, et définitivement, sur l'encadrement culturel de ces grands chasseurs des grottes ornées, sur leurs croyances, leurs cérémonies, leurs danses, leurs chants, non moins sur les cuirs peints et les tatouages corporels que suggèrent quelques débris et les dépôts d'ocre et autres colorants, présents déjà dans les gisements néandertaliens.

L'art du Levant espagnol

En tout cas, c'est un autre art, un autre langage qui se découvrent dans la seconde grande zone d'art préhistorique, dite du Levante espagnol, en fait divisée en trois groupes essentiels : le littoral de Catalogne ; la région côtière de Valence-Albacete ; les terres de Cuenca-Teruel. Les peintures s'y trouvent généralement sous des abris rocheux, en plein air, non plus dans des cavernes. C'est une sorte de libération, a-t-on dit. Sans doute ces images ont-elles eu, elles aussi, un sens ou un but magique, mais l'esprit, le style en sont très différents. Plus rien de la majesté des bêtes puissantes et lourdes de Lascaux dans ces petits tableaux qui représentent des hommes et des animaux au rythme de leur vie quotidienne, des chasseurs poursuivant en pleine course leur gibier, la charge d'une bête blessée, des mêlées de guerriers tirant de l'arc, une nuée paisible d'oiseaux, un groupe de

ART PARIETAL DANS LE BASSIN MEDITERRANEEN

En haut: Trois images de chasseurs de l'art pariétal du Levant, Espagne (de gauche à droite : Cueva del Garroso, d'après M. Almagro ; Els Secans, d'après Vallespi ; Cueva Remigia délia Gasulla, d'après Porcar).

Ci-dessus : Chasse aux cerfs, Cueva de los Caballos (Arana, Espagne), d'après Hernández Pacheco. danseurs, des femmes occupées à la cueillette des plantes ou ramassant du miel au milieu d'un essaim d'abeilles, en haut d'une falaise... Ce que ce style perd en vigueur, il le regagne en vivacité et en mouvement. Son charme est dans la prestesse du geste suggéré avec sûreté par les silhouettes monochromes, stylisées jusqu'au schématisme — les plus tardives parfois réduites à un simple trait. Le réalisme des gestes et des scènes contraste avec le style quasi abstrait du dessin.

L'art du Levant espagnol appartient franchement à la Méditerranée, mais il est plus tardif que celui de Lascaux ou d'Altamira. Peut-être même date-t-il franchement du Mésolithique. Et de toute façon, il ne concerne qu'un tout petit secteur de l'immense Méditerranée. Cette constatation est en soi un problème. Pourquoi, à l'heure où naît le premier art des hommes, la Méditerranée est-elle silencieuse en quelque sorte ? S'occuperait-elle d'autre chose ? Vivrait-elle autrement ? Le miracle y serait-il, en Orient, le développement décisif des langages parlés ? On le soupçonne (F. Bourdier). Mais, sur l'origine du langage, nous en sommes réduits à notre imagination, ou à des comparaisons. La dernière tribu découverte en Amazonie non seulement ne pratique pas l'agriculture primitive des autres tribus indiennes (ce sont des chasseurs de l'âge de la Pierre), mais elle ne parle aucun dialecte connu. A un enquêteur qui a vécu auprès d'eux (1969), leurs onomatopées, leurs grognements qui n'ont rien d'un langage articulé ont paru exprimer des sensations, des émotions, non certes des concepts. Mais laissons ces hypothèses invérifiables.

Le Mésolithique, une décadence en Occident ?

La plénitude solutréenne et magdalénienne de l'Occident vient-elle des avantages que lui donnèrent longtemps les troupeaux de rennes et d'autres herbivores (antilopes Saïga, chevaux, bisons) qui vivaient sur les vastes espaces nus balayés par les vents violents, en avant des énormes glaciers ? L'homme parasitait cette vie animale largement offerte. Il lui suffisait de s'attacher à l'un de ces troupeaux, de le suivre dans ses déplacements saisonniers, pour se procurer non seulement sa nourriture, mais des peaux pour se vêtir et construire des abris, des cornes, des tendons, des os pour ses outils et ses armes. C'est déjà l'animal au service de l'homme. Et celui-ci, libéré, se découvre avec quelques loisirs de nouveaux besoins : il peint, il sculpte, il grave, il s'habille avec plus de soin puisqu'il invente l'aiguille pour coudre ses vêtements. À côté des cavernes — et qu'alors il aménage —, il construit même finalement des huttes au sol dallé coloré d'ocre, comme celles dont on a retrouvé les traces à Arcy-sur-Cure, par exemple.

La fin de la dernière période glaciaire, le recul du froid auraient porté un coup à cette facilité relative, à l'équilibre ancien qu'elle impliquait. Ce recul a provoqué d'innombrables inondations, la formation de nouveaux lacs, de nouveaux fleuves, de nouvelles mers — la Manche, l'Adriatique septentrionale par exemple — et la prodigieuse poussée d'un manteau forestier épais a restreint les domaines de l'herbe ; les rennes et les autres herbivores reculent vers le nord et c'est pour l'homme le retour à une chasse à l'affût, hasardeuse, de gibier forestier comme le cerf, le sanglier et quelques autres. Bref le triomphe du bouleau, du chêne, du saule, du pin, qui fait des pâturages la peau de chagrin de l'Europe du Nord, aurait défavorisé les magnifiques artistes de l'art pariétal. Un apogée serait passé et peut-être le climat aurait-il sa part pour expliquer cet art « enfermé entre deux énigmes, celle de sa création, celle de sa disparition ».

On a souvent parlé de « civilisation du renne » pour souligner cet avantage offert, puis refusé par la nature. Mais, contre le mot et l'idée qu'il suggère d'une « décadence » mésolithique en Occident, plusieurs préhistoriens se sont élevés avec vigueur1. Ils soulignent, non sans raison, que le renne n'est pas omniprésent au Paléolithique supérieur. Près de Nemours (Seine-et-Marne), les Magdaléniens du plateau gréseux de Beauregard sont des mangeurs de chevaux et c'est un énorme cimetière de chevaux qu'on retrouve aussi à Solutré, près de Mâcon. Dans telle grotte ariégeoise, le gibier

1. Cette thèse s'est encore renforcée ces derniers temps : on n'évoque plus la pénurie ou le misérabilisme mésolithique : au contraire, le développement de la forêt et son exploitation ont permis la constitution de cultures « progressives ».

favori a été le bouquetin pyrénéen. En Styrie, on mangeait l'ours, les restes de cinquante mille animaux ont été dénombrés sur un seul site. Et puis la forêt n'a pas signifié que des désavantages. L'Helix Nemoralis, l'escargot des bois, s'y multiplie et c'est une provende abondante si l'on en juge par les accumulations impressionnantes de nombreuses escargotières. L'homme s'est retourné vers les ressources qu'offrent l'eau douce et l'eau salée ; il devient pêcheur autant que chasseur.

D'ailleurs la technique mésolithique ne parle certes pas de décadence. L'arc se développe ; d'ingénieux perfectionnements de l'outillage microlithique, des hameçons, des pointes de flèches, témoignent d'une grande habileté artisanale. Enfin, dans les plaines du Nord de l'Europe, de l'Est de l'Angleterre à la Russie, de nombreux objets décorés, de charmantes statuettes d'ambre, un abondant matériel de bois, de corne ou d'os, des vestiges de huttes, de filets, de vanneries, de pirogues de bois évoquent une culture vigoureuse, dite maglemosienne d'après un site danois.

Ces plaidoyers réhabilitent à bon droit les chasseurs et pêcheurs du Mésolithique européen. Mais la question n'est peut-être pas là. Le Mésolithique, s'il n'est pas un recul dans l'absolu (et c'est d'ailleurs discutable pour certaines régions), en est peut-être un sur la voie de l'évolution la plus importante : l'élevage et l'agriculture. La première domestication des animaux, telle qu'elle se réalisera dans le Proche-Orient néolithique ou chez les peuples bergers des zones désertiques et des steppes asiatiques, est toujours née lentement : elle prend la suite de relations continues de peuples chasseurs avec des troupeaux déterminés. Cette sorte de symbiose entre un groupe humain et un groupe animal a, semble-t-il, disparu en Europe occidentale en même temps que les grands troupeaux de rennes et d'herbivores de l'âge glaciaire. Même si l'on retrouve plus tard, au VIP millénaire, des troupeaux de chèvres et de moutons près des rives méditerranéennes, en Provence, il y a tout de même eu brisure et sans doute retard. Au contraire, la révolution climatique n'a rien interrompu dans le Proche-Orient où la faune et la flore sauvages se prêtaient plus encore à un asservissement. Ainsi a débuté la grande aventure de la Méditerranée orientale.

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LA REVANCHE DE LA MEDITERRANEE : LA PREMIÈRE CIVILISATION AGRAIRE

Vers 8000, au moment où s'achève le Magdalénien franco-cantabrique, de vrais villages existent déjà vers l'est, à l'autre bout de la Méditerranée. L'homme est en train d'y devenir le « connaisseur des secrets qui font germer le blé et obéir l'animal », l'élevage et l'agriculture se substituent peu à peu à la chasse et à la cueillette des fruits sauvages. Du coup, l'homme s'enracine, ses villages ne bougent plus et s'élèvent sur leurs propres débris, formant aujourd'hui les collines artificielles bien connues des archéologues, les tells d'Asie, les magoulas de Thessa-lie, les toumbas de Macédoine, les hôyùk de Turquie. Est-ce une révolution, la seule qui mériterait ce nom avant la révolution industrielle, toute récente, lancée à partir de l'Angleterre du xvme siècle après J.-C., et sur les eaux de laquelle nous naviguons, aujourd'hui encore ? Gordon

Childe, le premier, a parlé d'une révolution néolithique sans laquelle l'homo sapiens, malgré son intelligence, serait demeuré comme ses prédécesseurs un « animal rare », donc désarmé.

L'expression a provoqué bien des protestations. Peut-être est-ce un simple malentendu sur les mots ? Une révolution, c'est une cassure, un souffle nouveau qui relègue dans l'ombre une vie archaïque. Or un homme nouveau, un paysage nouveau, un système social nouveau, une économie nouvelle surgissent au Néolithique, en quelques régions minuscules du globe. De ce point de vue, oui, il s'est agi d'une révolution. Mais est-il besoin d'ajouter que le mot « révolution » sent à plein nez son vocabulaire proprement historique, qu'il évoque un fait rapide, brutal, dramatique ? Or la « révolution néolithique », comme toute Préhistoire authentique, est une révolution au ralenti, dans ses prémices, sa fixation, son extension. Ses étapes se comptent par millénaires, non pas encore par siècles. Enfin, il ne faudrait pas l'imaginer comme une recette miraculeuse découverte une fois pour toutes dans l'Asie antérieure et transmise ensuite, de proche en proche, à travers le monde. Il reste possible que la recette, complète ou non, ait été inventée en divers points du globe, indépendamment les uns des autres. Il y a peut-être eu, comme le pensait Emile Werth à partir de diverses graminées sauvages et espèces animales, plusieurs centres autonomes d'invention et de diffusion.

Un autre élément d'ambiguïté s'introduit si l'on voit dans cette « révolution » particulière la naissance de la civilisation. La civilisation, elle aussi phénomène d'invraisemblable durée, commence, en vérité, avec le premier groupement humain, si démuni soit-il, du simple fait qu'il s'agit déjà d'un groupe et qu'il a quelque chose à transmettre. Elle s'affirme ou s'accuse dès que sont perceptibles des croyances, des attitudes élémentaires vis-à-vis de la mort et des forces du monde extérieur. Pour se développer et rayonner, elle exige l'agriculture qui enracine les sociétés, des villages et des villes (elles surtout), l'écriture, ciment de toute société dense. Bref, elle ne « naît » pas à telle date et en tel lieu.

Cela dit, en ce qui concerne l'Europe et la Méditerranée, c'est au Proche-Orient que les premiers pas de la civilisation agricole sont décelables, dans quelques îlots privilégiés à travers un vaste territoire, inerte ou indifférent. Seuls ces îlots vont nous intéresser.

Des fouilles révolutionnaires : le Croissant fertile et l'Asie Mineure

Ce problème des origines est l'enjeu de fouilles qu'il faut bien qualifier de révolutionnaires. Ce que nous savons, ce que nous saurons demain, dépend de sondages poussés aussi profondément que possible, souvent jusqu'à une vingtaine de mètres, pour retrouver le sol vierge sous-jacent. Impossible, en effet, de situer les mutations décisives sans reconstituer la succession entière des couches, sans tout lire de cette lente progression, sans la replacer finalement dans une chronologie aussi précise que possible : l'apparition des pilons, des mortiers, des couteaux longs (en os avec des petits silex encastrés en guise de lame), des faucilles, des silos, des fosses à grains, des débris d'animaux (sont-ils sauvages, sont-ils domestiqués ?), autant d'éléments décisifs, à critiquer toujours de près. La faucille, à elle seule, n'indique pas si les céréales sont sauvages et systématiquement récoltées, ou bien déjà cultivées ; les traces de céréales, lorsqu'on peut en reconnaître l'espèce, sont plus explicites sur

ce point. Les doutes et les erreurs restent évidemment possibles : tel chien identifié un peu rapidement, à Jéricho, devient après analyse un loup, et c'est tout de même, aux origines de la domestication, un détail qui compte.

Toutefois, un réseau de recherches, conduites avec l'aide systématique du carbone 14, a permis d'établir une série de datations dont l'échelle se révèle concordante, ou logiquement discordante. En gros le Mésolithique commencerait vers 10000, le Protonéolithique (sans céramique), vers 9000 ; le Néolithique à céramique, dès le VII e millénaire — avec bien entendu des variations selon les lieux. La découverte la plus significative, et de beaucoup, reste celle d'un premier Néolithique dépourvu de céramique, alors que celle-ci fut longtemps considérée, avec la pierre polie, comme le signe structurel, indispensable du Néolithique. Faut-il s'en étonner ? Le divorce de la poterie et de l'agriculture élémentaire ne se retrouve-t-il pas encore, de nos jours, chez quelques peuples primitifs ? Ainsi, dans le Brésil central, certaines tribus ignorent la poterie, alors que « toutes pratiquent l'agriculture sur brûlis où quelques groupes sont passés maîtres » (C. Lévi-Strauss).

L'autre découverte plus importante encore, c'est que la civilisation première — c'est-à-dire tout à la fois les plantes cultivées, les animaux domestiques, les maisons, les premiers villages et villes, un certain art, des cultes organisés avec leurs sanctuaires — débute bien dans le Proche-Orient, mais non pas, comme on le croyait hier, dans les grandes vallées fluviales d'Egypte ou de Mésopotamie. Pour le moment [1970], une vingtaine d'épingles situent sur une carte les champs de fouilles décisifs des deux ou trois dernières décennies. Là se situent les novations. Sûrement ces sondages sont encore incomplets, mais déjà ils ont un sens.

Trois zones sont privilégiées : les vallées et versants occidentaux du Zagros, en bordure de la Mésopotamie ; la large frange méridionale de l'Anatolie ; la région syro-palestino-libanaise. Dans l'ensemble, il s'agit de régions assez élevées, humides (plus de 200 mm de pluie aujourd'hui), situées pour la plupart dans cet arc de cercle, à la bordure nord du vaste désert de Syrie, qu'on appelle souvent le Croissant fertile. La fertilité, en l'occurrence, tient aux hauts reliefs de cette zone qui arrêtent les pluies des dépressions hivernales et se transforment en châteaux d'eau pour les régions qui les bordent, en contrebas. Les sources, les rivières, les torrents dévalant de la montagne expliquent, à peu de distance du vaste désert de Syrie, la présence de forêts et d'une certaine végétation naturelle qui fournira à l'agriculture néolithique ses plantes cultivables. Toutefois ce schéma est à compléter pour qu'il recouvre la zone entière des premières cultures agricoles.

Supposez que le Croissant fertile soit représenté par un demi-cercle tracé grossièrement de la mer Morte (ou de la mer Rouge) jusqu'au golfe Persique : il convient, au sommet même de ce demi-cercle, de tracer une tangente en direction de l'ouest. Le coup de pinceau devra être assez épais pour mettre en cause tout le pan méridional de l'Anatolie, entre Çatal Hôyûk et Hacilar vers le nord et, vers le sud, les stations de Kizilkaya et Beldibi, à deux pas de la Méditerranée. Les développements néolithiques ont été particulièrement précoces et brillants dans ce rameau anatolien que l'on aura longtemps considéré, à tort, comme la frontière vide et barbare du Croissant fertile. Vers 5000, à la suite d'invasions sans doute, cette première civilisation anatolienne disparaîtra en effet, sans avoir mis sa marque sur le développement culturel du Proche-Orient. Par contre, au VIe millénaire, la culture néolithique qui s'installe en Grèce a de fortes affinités avec celle d'Hacilar, son outillage, ses types de céramique. L'influence anatolienne est indéniable, si l'on peut hésiter sur la façon dont elle aura été transmise.

Toutes ces localisations ont un sens. Les zones où les villages ont pris naissance correspondent, en effet, à l'habitat originel de troupeaux sauvages de moutons et chèvres, bovins et porcins ; elles correspondent aussi, entre 600 et 900 m d'altitude, à l'habitat de plusieurs graminées sauvages : l'engrain, des Balkans à l'Iran ; l'orge, de l'Anatolie à la Perse, de la Transcaucasie à la Palestine et à l'Arabie, l'épeautre étant présente dans toutes ces zones à la fois. Ajoutons les pois, les lentilles, les vesces. Après avoir longtemps cueilli les graines sur les collines, les femmes en ont commencé la culture ; les chasseurs ont glissé peu à peu à la domestication et à l'élevage.

Quelques sondages

Pour toucher du doigt ces débuts décisifs et cependant hésitants, dont aucun ne débouchera localement sur la grande civilisation, rien ne remplace les détails concrets des champs de fouilles. A chacun correspond une « culture », ou mieux une succession d'expériences qui ne sont jamais exactement les mêmes. Trois exemples présentés rapidement nous mèneront dans le Zagros Qarmo) ; très en contrebas des pentes du mont Carmel (Jéricho) ; en Anatolie (Çatal Hôyuk). La difficulté ? relier entre elles ces histoires différentes et cependant analogues, leur reconnaître une commune chronologie.

A Jarmo, en bordure d'un oued profond, l'Adhaïm (affluent du Tigre entre quelques autres venus des montagnes qui bordent son cours moyen à l'Est), la pioche des fouilleurs a atteint le Néolithique non céramique (VII e millénaire). En profondeur, il n'y a pas moins de onze niveaux, antérieurs à la céramique. Tout cela concerne un village médiocre (20 à 25 maisons, peut-être 150 habitants). Les premières huttes sont faites d'argile séchée au soleil, les toits de roseaux ; puis apparaissent des foyers, des fourneaux, des cheminées. Des peaux, des vanneries imperméabilisées au bitume, des vases de pierre servent de récipients. Des restes d'engrain proche encore de la plante sauvage, d'épeautre. d'orge à deux rangs, de pois et de lentilles, prouvent sans ambiguïté une agriculture déjà développée. Des moulins à bras, des faucilles, des broyeurs, un outillage lithique surabondant en silex et en obsidienne (importée d'Anatolie) se retrouvent à côté de déesses-mères rudimentaires, modelées en argile crue. Les morts sont enterrés en dehors des villages. Quand débute la céramique, vers 6000, les fondations de pierre des maisons ont déjà fait leur apparition. Toutefois, seule la chèvre est domestiquée et peut-être le chien. La chasse du porc, du mouton et du bœuf sauvages continue à assurer l'essentiel de l'alimentation carnée.

Le deuxième voyage nous conduit à Jéricho et aux fouilles importantes de 1954. Tout n'est pas clair dans l'histoire de ce site exceptionnel qui a bouleversé hier tant d'idées anciennes. Nul n'imaginait, en effet, une ville1 de plus de deux mille habitants, à l'aube de la Préhistoire. Or l'agglomération existe très tôt. Le niveau le plus ancien, où l'on croit reconnaître un sanctuaire, est daté, par le carbone 14, de 9500 environ. À cette époque, le village de Jéricho et tous ceux qui se succéderont sur ce site, au cours du IXe millénaire, ne se distinguent pas des autres établissements palestiniens de la culture dite natoufienne, Eynan par exemple, au bord du lac Huleh. Cette culture étrange, dont on connaît mal l'origine, installée dans des grottes et sur des terrasses aménagées, ou dans de vrais villages aux huttes rondes, a livré un abondant matériel lithique et d'intéressantes sculptures, les plus anciennes du Proche-Orient. Elle

semble s'orienter vers le Néolithique, avec la consommation abondante de céréales (sans domestication animale toutefois) et l'usage de mortiers, fosses à grains, etc. Mais elle stagne ou disparaît franchement sur la plupart de ses sites primitifs. La vallée du Jourdain et Jéricho en particulier font exception et recueillent l'héritage.

Au VIII e millénaire, la culture des céréales est probablement en place. Est-ce la raison du développement brusque, explosif de Jéricho ? En ce point situé au-dessous du niveau général des mers (à moins 200 m), en bordure de la mer Morte, les condi-tions d'une agriculture prospère, avec irrigation possible, ne sont pas meilleures, après tout, qu'ailleurs en Palestine. Cependant, l'agglomération est devenue une ville, avec de belles maisons rondes, en brique crue sur fondations de pierre ; quelques-unes ont plusieurs pièces. Elle s'entoure de prodigieux fossés et remparts (dont une très grosse tour), elle possède des citernes, des silos à grains, tous signes d'une évidente

cohérence citadine. L'explication, c'est peut-être l'exploitation du sel, du soufre et du précieux bitume de la mer Morte, bref une vie commerciale aux débuts précoces puisque, au IXe millénaire, dans le village ancien, l'obsidienne d'Anatolie avait déjà fait son apparition. S'y ajoutent maintenant de la néphrite et d'autres roches volcaniques d'Anatolie, des turquoises du Sinaï, des cauris (coquillages) de la mer Rouge.

Voilà qui conduit à penser qu'à côté d'une révolution agricole il y a eu, lors de ces premiers démarrages de la « civilisation », une révolution de la circulation ; elle aussi plonge dans le passé beaucoup plus profondément qu'on ne le pensait hier. Ces contacts lointains n'avaient peut-être pas que des avantages, d'ailleurs, puisque la ville, après vingt-deux niveaux de construction et un millénaire de vie prospère (mais peu assurée si l'on en juge par les remparts à nouveau élargis), est abandonnée au début du VIIe millénaire. Presque aussitôt, la voilà réoccupée, mais par d'autres hommes qui saisissent en même temps la vallée entière du Jourdain et tout indique qu'ils venaient de la Syrie du Nord ou d'Anatolie. La tradition natoufienne disparaît alors totalement ; les maisons de la nouvelle ville sont rectangulaires, avec des sols plâtrés à la mode syrienne. L'économie reste protonéolithique et le restera pendant dix ou quinze siècles encore, la seule innovation réelle étant la domestication de la chèvre et du chien. Le Néolithique à céramique s'installera, finalement, à Jéricho, au VIe millénaire, apporté sans doute par un peuple semi-nomade, après une nouvelle période d'abandon de la ville que signale une forte lacune stratigraphique. Curieuse-ment l'arrivée de la céramique correspondra, pour Jéricho, la Palestine et le Liban, à un appauvrissement culturel appelé à durer longtemps, jusque vers le IVe millénaire.

Le voyage de Çatal Hôyuk, en Anatolie, pourrait nous retenir bien plus longtemps encore car les fouilles de 1962-1964 y ont révélé, au contact d'une couche protonéolithique, ce qui fut, sans doute, le Néolithique à céramique le plus précoce de toute l'Asie antérieure. Çatal Hôyuk est une vraie ville1 dont on n'a malheu-

1. Il convient d'être prudent sur le mot « ville » : les gros villages néolithiques ne sont pas forcément des villes avec tout ce que ce terme recouvre : administration et centralisation, artisans spécialisés souvent groupés en quartiers, monuments de prestige et d'identité, etc. Le chiffre de deux mille habitants n'est pas assuré. (].G.)

1. Comme pour Jéricho (voir supra), le terme ville est contestable. 0.G.)

ÇATAL HOYUK

Ci-dessus : un quartier de Çatal Hôyuk : les habitations mitoyennes sont groupées en petit nombre autour de plusieurs sanctuaires. Du côté de la campagne, les murs formaient un front continu qui protégeait le village contre les rôdeurs. L'absence quasi totale de portes laisse supposer que l'on circulait au niveau des terrasses plutôt qu'au niveau du sol (dessin de Laure Nollet).

En haut : intérieur d'un sanctuaire : on y voit la déesse accouchant d'un taureau, des banquettes, des cornes dressées ainsi que l'échelle qui permet de gagner la terrasse supérieure (dessin d'après J. Mellaart).

LES MEMOIRES DE LA MEDITERRANEE

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reusement prospecté qu'un quartier, dit des prêtres (un demi-hectare sur les quinze délimités pour le chantier). Douze niveaux ont été identifiés entre 6500 et 5650 avant J.-C. Apparaissent tout d'abord des maisons de brique crue, rectangulaires, comportant seulement un rez-de-chaussée, un trou dans le toit pour la fumée, des petites « fenêtres » haut placées pour le passage de la lumière. L'entrée se fait par une ouverture dans le toit plat que l'on atteint par une échelle (on trouve encore un type de maison de ce genre dans l'Anatolie d'aujourd'hui ou même en Arménie). Pas de portes, pas de vraies rues. Parfois des cours intérieures communes à plusieurs maisons sur lesquelles s'ouvrent les minuscules fenêtres. Ou bien leur étagement sur la pente du tell permet à des maisons toutes contiguës d'ouvrir chacune leurs fenêtres au ras du toit voisin. Pour y pénétrer, on passe de toit en toit, avec de courtes échelles. Le croquis de la page précédente expliquera mieux que des mots cet étrange mode de circulation. La ville tournait ainsi vers l'extérieur des murs aveugles et continus, faciles à défendre, les fenêtres étant pour les archers autant de meurtrières.

Que les habitants de cette grosse ville soient venus de la montagne voisine (où se trouvent les plantes primitives) pour s'établir dans la haute plaine fertile de Konya implique une intéressante histoire préalable, sur laquelle nous ne savons malheu-reusement rien. Les regrets sont d'autant plus vifs que c'est là qu'on pourrait saisir vraiment le passage d'un Mésolithique préalable à la « révolution » néolithique.

À Çatal Hôyûk, en effet, l'agriculture atteint un haut degré d'organisation. Autour de la ville, l'exploitation des champs, peut-être collective, porte sur le blé (trois espèces), l'orge sans barbe, des lentilles, des pois, des vesces, des pistachiers, des amandiers, de nombreux cerisiers. On fabrique de l'huile, on brasse sans doute la bière. Sont domestiqués des moutons et peut-être des bovinsx, chassés avec acharnement le bœuf sauvage, le cerf commun, l'onagre, le daim, le sanglier, plus encore le léopard. Mais la plus importante source de revenus de la ville est probablement le commerce, ne l'oublions pas.

A proximité de deux volcans en activité, Çatal Hôyûk a exercé une sorte de monopole sur le commerce de l'obsidienne avec l'Ouest de l'Anatolie, Chypre et le Levant. Elle acquiert, en

1. On pense que les bovins de Çatal Hôyûk seraient alors plutôt en cours de

domestication. La chronologie de l'émergence des bovins domestiques au Proche-Orient demeure un sujet de débat. Q.G.) échange, le beau silex de Syrie, quantité de coquillages de la Méditerranée, toutes sortes de pierres, albâtre, marbre, calcaire noir, et, venant des montagnes plus proches, de l'ocre, du cinabre, du cuivre natif et même du minerai de cuivre. Tout cela alimente un artisanat déjà raffiné : tel ce poignard rituel à lame de silex, au manche d'os sculpté dont les spirales représentent un serpent enroulé sur lui-même. Il est du début du VIe millénaire. Mais, bien avant cette date, tous les menus objets qui accompagnent les morts, les innombrables javelots, lances et pointes de flèches, les miroirs d'obsidienne polie, les colliers de perles finement perforées, taillées dans la pierre brune, l'apatite bleue ou les coquillages, les pendentifs d'obsidienne ou de cuivre, les perles de métal (cuivre et plomb), des récipients d'os, de bois, de corne, des tissus d'une grande finesse, probablement de laine, ramènent la pensée à un artisanat spécialisé. Enfin la céramique, encore grossière au VIIe millénaire, s'affine progressivement, céramique rouge ou sombre puis lissée, chamois, et alors mouchetée de couleurs. Au stade final que les fouilles n'ont pas découvert encore sur place, mais qu'on connaît à Hacilar, apparaît la poterie peinte, rouge sur fond crème, ou blanc sur rouge (milieu du VIe millénaire).

Mais c'est l'art sacré qui fait l'intérêt exceptionnel de Çatal Hôyuk. Un matériel particulièrement riche a été retrouvé dans les niveaux successifs des divers sanctuaires, de nombreuses sculptures, de pierre, d'albâtre, de marbre, de terre cuite,

LES MEMOIRES DE LA MEDITERRANEE

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des reliefs, des peintures aussi, étendues au pinceau sur un revêtement de plâtre fin, les premières que l'on connaisse sur des murs construits de main d'homme. La déesse de la fécondité, divinité essentielle des cultes néolithiques, y apparaît sous mille formes, jeune fille, femme enceinte aux formes lourdes qui rappellent les Vénus paléolithiques, ou accouchant d'un taureau. C'est-à-dire du symbole du dieu mâle, généralement représenté par une seule tête de taureau ou par une rangée de cornes, rarement sous une apparence anthropomorphe.

La religion paléolithique affleure avec toute son ancienne imagerie : fresques murales et reliefs représentant des animaux, taureaux, béliers, vaches, daims, sangliers, léopards (animal sacré de la déesse) ; motifs de mains, peintes ou tracées en réserve comme dans l'art pariétal hispano-français et qui couvrent tout un panneau, dans tel sanctuaire, associées à des seins de femme et à des têtes de taureaux ; scènes de chasse, danseurs vêtus de peaux de léopards, rites funéraires où interviennent des prêtres déguisés en vautours... Les morts, en effet, étaient livrés aux oiseaux de proie pour être décharnés. Puis leurs squelettes étaient enveloppés de leurs vêtements et, avec leurs biens de ce monde, enterrés dans la maison même où ils avaient vécu, sous l'une des plates-formes surélevées qui se trouvent dans chaque habitation, ces larges bancs de maçonnerie où s'asseoir, travailler et même dormir, conçus comme ceux des vieilles maisons chinoises... C'est toujours sous le banc principal de la maison, à la place d'honneur, que sont enterrées les femmes, signe d'une société où règnent les mères, les prêtresses et les déesses.

Il me semble que cet art sacré de Çatal Höyük, moins beau et puissant que celui des chasseurs magdaléniens, mais encadré dans une évolution continue, éclairé par elle, offre peut-être le dossier le plus capable de nous livrer un jour, par comparaison, avec des connaissances précises sur les religions néolithiques du Proche-Orient, une explication plausible des énigmes antérieures que posent les cultes paléolithiques occidentaux.

IV POUR CONCLURE

Les novations du Néolithique se sont produites, jusqu'à plus ample informé, en des points minuscules, éloignés les uns des autres mais qui plus ou moins rayonnent. Peut-on dire que ces points se disposent comme un cordon de poudre qui aurait pris feu et communiqué au loin l'incendie ? Cette image ne convient certes pas à la lente propagation de l'agriculture et de l'élevage. La « néolithisation » ne voyagera qu'à petits pas à partir de ses foyers orientaux. Et elle ne sera pas accueillie partout : des régions entières de la Méditerranée et de l'Europe resteront longtemps à la traîne. Dans le Proche-Orient lui-même, il faudra vingt ou trente siècles encore pour atteindre aux grandes civilisations de Mésopotamie et d'Egypte.

Mais ce qui m'enchante dans ces premiers microcosmes, en particulier à Çatal Hôyuk, c'est que leur évolution arrive déjà à des évidences urbaines. Ce ne sont pas, quoi qu'on en ait dit, d'énormes villages, nés seulement de l'agriculture, de l'élevage et de la sédentarisation. Une division interne du travail s'y ébauche et un commerce

48 LES MEMOIRES DE LA MEDITERRANEE

au loin, décisif à mon avis, affirme sa présence, pour ne pas parler de l'organisation sociale que représente toute

LA LONGUE MARCHE JUSQU'A LA CIVILISATION

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vie religieuse soumise à des rites stricts : chaque sanctuaire de Çatal Hôyuk est le centre d'un quartier distinct. Sans doute, ces villes n'ont pas duré : l'expérience, à un certain point, a été frappée mortellement. Mais elle s'était amorcée, préfiguration de l'avenir. Dès ce moment-là, les jeux étaient faits. Çatal Hôyuk et Hacilar disparaîtront purement et simplement ; Jéricho sombrera dans la médiocrité ; Jarmo ne durera que quelques siècles et ne sera jamais qu'un hameau. Mais la primauté des mers, des terres, des hommes du Levant est fixée déjà pour les millénaires à venir, victoire géographique, spatiale, la plus durable de toutes. C'est là que, malgré les accidents locaux, la civilisation s'allumera, établira ses premières supériorités. La Méditerranée, dès lors, va de plus en plus se tourner vers ces lumières. Ce sera, pour elle, un tropisme de longue durée.

La mer se trouve ainsi connaître, dès l'aube de sa protohistoire, ces déséquilibres, ces moteurs qui rythmeront sa vie entière. Contrastes Nord-Sud, dont nous avons déjà parlé, contrastes Est-Ouest qui se sont très vite présentés comme des décalages, puis des conflits vivants de civilisations.

CHAPITRE m LA DOUBLE NAISSANCE DE LA MER

La révolution néolithique telle que nous l'avons définie — champs, plantes, animaux, poterie, tissage, villages et bientôt villes — gagne, entre Ve et IIIe millénaire, une vaste partie des espaces de la Méditerranée. Pour celle-ci, c'est une chance que cette première extension qui aboutit aux grandes civilisations des IVe et III e millénaires se soit réalisée sur ses bords mêmes, ou à proximité. Ces changements se sont accompagnés d'une révolution des transports par voies de terre et d'eau. Les côtes et les fleuves ont été peu à peu conquis par la navigation entre le très lointain Xe millénaire (borne obscure) et le second.

Des sociétés de plus en plus denses et compliquées développent ainsi leurs entreprises, tandis que la mer se peuple de bateaux de plus en plus nombreux. Cette double histoire, qui après tout n'en fait qu'une, a donné pour la première fois un visage à la Méditerranée de l'histoire.

I

LA MÉSOPOTAMIE ET L'EGYPTE COMMENCENT À VIVRE

L'eau salée est en retard sur les miracles de l'eau douce des fleuves. C'est la domestication du Nil, du Tigre, de l'Euphrate qui est responsable de l'Egypte et de la Mésopotamie, ces monstres économiques, culturels et déjà politiques avant même le III e millénaire. Ce sont pourtant des espaces minuscules : la Haute-Égypte, c'est 12 000 km2, la Basse-Égypte 11 000; la Mésopotamie, mesurée dans ses jardins fertiles, 20 à 25 000 km2 de terres irrigables. Mais sur ces superficies modiques s'est accompli un rassemblement inédit d'hommes et de moyens. Et c'est autour de l'axe Egypte-Mésopotamie que, des siècles durant, le Proche-Orient et ses mers actives vont tourner, se constituant en un univers fragile, mais peu à peu cohérent. Comparer pour comprendre

'La civilisation, sous ses premières formes massives, commence donc en même temps ou presque, en Mésopotamie et en Egypte, au IVe millénaire. Mille ans plus tard environ (ce qui, à cette époque d'évolution lente, semblera à peine long), elle apparaît aussi sur les bords lointains de l'Indus et sans doute en Chine. Le phénomène ne surgit pas dans un même moment de l'histoire du monde, comme si la civilisation « avait été dans l'air », s'offrant à tous. Mais, d'un cas à l'autre, l'histoire, pour l'essen-tiel, se recommence.

Ces civilisations naissent au long de fleuves qu'il a fallu discipliner pour que se mette en place, avec l'irrigation artificielle, la saisie de terres limoneuses, faciles à cultiver, d'une fertilité spontanément renouvelée. Le résultat est à la mesure de la peine : la naissance, à la fois, d'une force globale sans égale et d'une sujétion évidente

des individus. Ces disciplines ne peuvent s'édifier qu'avec des réseaux de villes qui naissent des surplus agricoles de campagnes proches. Or ces villes existent au début pour elles seules ; leur action égoïste joue à courte distance. Ce sont des guêpes volontiers agressives qu'il a fallu mater, réduire à l'obéissance pour les incorporer à une ruche d'abeilles. En gros, l'opération réussie en Egypte ne le sera pas, le sera mal, en Mésopotamie. C'est un trait distinctif de leurs histoires respectives.

Il a fallu, en outre, pour que le dialogue inégal villes-campagnes fût assuré, une certaine modernité des liens économiques, une certaine division du travail, une obéissance sociale fondée sur une religion exigeante, une royauté de droit divin. Tout cela, la religion, la royauté, le prince, la ville, le canal d'irrigation, l'écriture sans quoi aucun ordre ne peut être transmis au loin, aucune comptabilité mise en mémoire, tout cela a dû être construit à neuf.

Le reste se déduit normalement. Ces sociétés urbaines ont eu des besoins impérieux : sel, bois de construction, pierre (même la plus ordinaire). Puis, comme toute société qui se sophistique et se perfectionne, elles s'en sont créé de nouveaux qui deviennent bientôt nécessaires : l'or, l'argent, le cuivre, l'étain (indispensable pour le coulage du bronze), l'huile, le vin, les pierres précieuses, l'ivoire, les bois rares... Ces biens, la société riche ira les chercher au loin. Bref, l'éventail des trafics s'ouvre tôt, largement. Il y a ainsi rupture de cercles économiques qui, autrement, auraient pu se fermer sur eux-mêmes. Des activités routières s'organisent : caravanes d'ânes de bât, voitures (le lourd chariot à quatre roues apparaît en Mésopotamie au IVe millénaire, bien que peu maniable), navires de charge marchant à la voile ou à la rame.

La Mésopotamie démarre la première : est-ce important ?

La quasi-unanimité des spécialistes autorise à parler d'une priorité mésopotamienne. La première, avant l'Egypte, «l'île fluviale » entre le Tigre et l'Euphrate connaît l'araire, la roue, l'écriture, plus tard la monnaie. Au plus lointain des âges, à la veille du IIIe millénaire, l'Egypte aurait emprunté à sa rivale lointaine les cylindres-sceaux, les murs de briques à redans et à niches, une série de thèmes artistiques, notamment celui de monstres héraldiques, des mots aussi importants que Mr, la houe, et peut-être le mot clef de Maat (justice, vérité), la forme de ses bateaux, disait-on aussi hier (on en est moins sûr aujourd'hui). Mais ces tests, en soi discutables, ne tranchent pas le débat. Il y a eu des civilisations plus emprunteuses que d'autres sans être, pour autant, inférieures ou moins précoces. Un vase de pierre sculpté en creux, datant de la fin du IVe millénaire, découvert par Keith Seele, un vase gerzéen de la même époque, au British Muséum, représentent des bateaux du Nil aussi anciens que ceux présentés sur les sceaux-cylindres de Mésopotamie, avec la même forme, et probablement une voile plus évoluée. Un spécialiste remarque, à juste titre, qu'il serait insolite qu'une Egypte, en contact direct avec la Mésopotamie du IVe et du IIIe millénaires, ne lui ait pas emprunté la roue et la voiture connues à Sumer, et qu'elle n'adoptera qu'au IIe millénaire, quand les Hyksos envahiront le Delta avec leurs chars et leurs chevaux. Etudiant la suite des relations culturelles et marchandes au Moyen-Orient, ce même spécialiste conclut que les deux civilisations n'ont jamais sans doute eu de rapports importants que par des intermédiaires, en l'occurrence les villes relais de la côte syro-libanaise.

Il reste que le développement de la civilisation nilotique, vers 3000, présente les allures et les symptômes d'une « mutation brusque ». À défaut d'une « invasion

massive d'Asiatiques déferlant sur l'Egypte », certains l'attribueraient à « l'infiltration de petits groupes d'immigrants et... d'artisans», à une sorte d'« influence catalysatrice sur le royaume nilotique en voie de formation », au moment où se réalise d'un coup l'unité politique, avec les premiers Pharaons. Peut-être. Et même une autre hypothèse, qui attribue ces infiltrations à des Mésopotamiens qui auraient « contourné par mer la péninsule Arabique », vers 3200, n'a rien en soi d'impossible. Toutefois, si une influence asiatique a été si vive et déterminante, n'est-il pas surprenant que la culture égyptienne révèle, dès ses premiers pas, un style propre, original, et dont elle ne se départira pour ainsi dire jamais plus ? La voilà aussitôt «monolithique, singulière,... n'acceptant pas le dialogue ». La palette de Narmer, un des exemples les plus caractéristiques de l'emprunt d'un thème indubitablement mésopotamien (deux animaux fantastiques aux longs cous entrelacés), n'a de mésopotamien que le thème, et présente déjà, dans l'expression formelle, les traits et conventions qui domineront l'art égyptien durant trois millénaires. Le bras que brandit Ménès-Narmer victorieux pour saisir son ennemi terrassé, c'est encore le geste de Toutmosis III, quinze siècles plus tard, dans le temple du dieu Amon à Karnak...

Une filiation de la civilisation égyptienne est donc douteuse, une priorité mésopotamienne restant probable. Mais pourquoi une civilisation a-t-elle précédé l'autre ? et pourquoi là précisément ? L'explication sera toute simple si nous mettons l'accent sur la situation géographique réciproque de la Mésopotamie et de la zone étroite qui a connu les premiers progrès néolithiques.

Il y a évidemment Mésopotamie et Mésopotamie. L'irrigation artificielle et ses miracles s'établiront sur l'espace de la Basse-Mésopotamie, et à partir du Ve millénaire seulement. La Mésopotamie du Nord est une zone sèche du côté de l'Euphrate, plus numide heureusement à mesure que l'on se rapproche, vers l'est, des filets d'eau et des sources des montagnes d'Arménie et des bords du Zagros. Pays de collines et de bas plateaux, elle est, en fait, une partie de ce que nous avons décrit comme le Croissant fertile. Or, la propagation de l'agriculture et de l'élevage, à partir de ses premiers et très anciens points d'origine, a fini par recouvrir toute la zone entre Syrie du Nord et plateau iranien, prenant ainsi en écharpe la Haute-Mésopotamie elle-même. Celle-ci n'a pas eu besoin d'aller chercher au loin les premiers rudiments de la civilisation. L'expérience s'est déroulée aussi chez elle.

C'est donc dans le Nord que se sont développées les premières civilisations mésopotamiennes, connues par leurs très belles céramiques peintes : Hassuna (vers 6000), suivie par Samarra (vers 5500) et Halaf (vers 5000). Le schéma, vu de près, en est assez compliqué et les origines diverses : ainsi la culture d'Halaf ne dérive pas des deux groupes précédents et se superpose, dans certaines zones, à l'influence encore vivante de Samarra. Ce que l'on aperçoit clairement, chaque fois, c'est l'existence d'une zone d'échanges, matérialisée, avant tout, par l'aire de dispersion d'une céramique caractéristique. On constate ainsi que les céramiques d'Hassuna et de Samarra sont cantonnées à l'Irak du Nord, que l'aire de diffusion d'Halaf s'est beau-coup plus largement étendue, entre l'Euphrate et le Grand Zab, un affluent du Tigre. C'est sur ses confins iraniens, à Arpachiya en particulier, que son art de la céramique s'est développé avec le plus de perfection et c'est, sans doute, sur ses confins syriens — où elle rencontre à la fois le souvenir de Samarra et de fortes traditions métallurgiques locales, à proximité des centres de l'Amuq et de Mersin — qu'Halaf développe l'usage du cuivre.

Ces éclats successifs s'expliquent assez bien et, au fond, se ressemblent. Il en va tout autrement quand se met en place la colonisation de la Mésopotamie du Sud dont

on a relevé les premières traces sur le site méridional d'Eridu, à la veille du Ve millénaire, puis à El Obeid et Uruk. L'ampleur sans précédent de l'opération mobilise beaucoup d'hommes, sans doute des surplus de population des différents centres de Mésopotamie, villes ou villages surpeuplés que quittent des pionniers. Une forte immigration s'y ajoute, décisive, celle des Sumériens eux-mêmes qui donnent leur nom — Sumer — à la basse vallée exondée. On ne sait malheureusement rien ou presque rien de ce peuple rigoriste, intelligent, qui va poser les fortes assises de la civilisation classique des deux fleuves. Sa langue même, son écriture qu'on a déchiffrée, ne livrent pas le secret de ses origines. On le disait hier originaire du Turkestan, voire de l'Indus. Ce sont peut-être simplement des agriculteurs venus de l'Est iranien, de la région de la future Persépolis. Leurs premières céramiques suggèrent quelques influences du Nord mésopotamien, de Samarra et d'Halaf. Mais rapidement cette civilisation méridionale se développe sur sa propre lancée, à la faveur d'un nouveau type d'agriculture, créateur d'un mode de vie révolutionnaire.

En fait, les Sumériens s'étaient installés sur des terres sauvages, inhospitalières. Riches, sans doute, faites de limons faciles à remuer et à ensemencer, donnant des rendements fabuleux (pour un grain planté plus de quatre-vingts récoltés, dit la Bible), mais elles sont à conquérir sur les eaux stagnantes, sur d'immenses fourrés de joncs et de roseaux où pullulent le gibier d'eau, le poisson, les bêtes sauvages. Le climat est torride, les pluies rares, les crues des fleuves aussi catastrophiques que la sécheresse. Dans un lit surélevé par leurs propres dépôts, ils coulent au-dessus de la plaine, entre des levées naturelles qu'ils ont créées eux-mêmes mais qui ne suffisent pas à contenir leurs débordements irréguliers, souvent violents, quand fondent les neiges d'Arménie. L'eau divague alors à travers la plaine, chaque dépression devient un marécage. Pour éviter que leurs plantations ne soient emportées par l'inondation, les premiers colons ont dû renforcer les digues naturelles, creuser des canaux pour dériver vers des bassins les eaux en excès, ensuite utiliser ces réservoirs pour arroser les plantes desséchées par l'été. Mais tout cela a demandé un travail acharné, toujours à recommencer sous un ciel de fournaise, outre de multiples conquêtes techniques, ne serait-ce que pour le creusement des canaux en surplomb, avec leurs déverses, et pour étendre, de plus en plus loin des rives du fleuve, le système des rigoles d'irrigation. Les dieux ont dû s'en mêler : n'est-ce pas le dieu-poisson d'Eridu, Enki, qui a révélé aux humains les secrets de cette maîtrise des eaux ?

L'eau domptée, la Basse-Mésopotamie devint le « jardin d'Éden », où les hommes se rassemblent de plus en plus nombreux, où abondent les céréales, les arbres fruitiers, le sésame (longtemps dans le Proche-Orient la source d'huile essentielle) et, merveille des merveilles, le palmier dattier.

Du coup, le centre de gravité de la Mésopotamie bascule vers le Midi. La civilisation venait du Nord, elle ne proviendra plus dès lors que du Sud et tous les centres fragiles et précoces de jadis vont s'effacer, balayés par le reflux de cette civilisation massive de la basse vallée, victorieuse et naturellement agressive.

r En Egypte, des problèmes analogues

L'Egypte, elle non plus, n'a pas trouvé dans son grand fleuve un allié parfait. Elle a dû sinon le conquérir, du moins l'aménager, le problème étant d'augmenter la zone de terre cultivable que couvrait et découvrait l'inondation naturelle du Nil. La situation

n'est donc pas identique à celle de l'Euphrate. L'Egypte n'est pas, ne sera jamais (et réciproquement) la Mésopotamie.

Et tout d'abord parce que, dès le début, elle est modelée par un désert dont l'aridité l'enveloppe, la séquestre. C'est la sécheresse progressive du climat qui, en accentuant la poussée des sables du Sahara, dès les VIIe et VIe millénaires, a fabriqué l'Egypte. Des populations mêlées (brachycéphales, dolichocéphales, négroïdes, méditerranéennes, plus quelques échantillons de la race de Cro-Magnon) se sont précipitées du sud, de l'est, de l'ouest, non sans se bousculer à l'occasion. Elles se sont réfugiées près de l'eau indispensable à la vie. Ainsi débutent les districts ou cantons indépendants de la première Egypte, les futurs nomes.

Là encore l'eau ne sera pas aussitôt disciplinée. Si le Nil s'est appauvri avec la sécheresse accrue, s'il a même perdu certains de ses affluents, il n'en reste pas moins un monstre de la nature, une puissance de déluge. Il a, comme les fleuves mésopotamiens, exhaussé son lit et construit, de part et d'autre de ses rives, des bourrelets de terre molle par-dessus lesquels il déborde chaque année, laissant derrière lui, quand il regagne son lit, des étangs et des marécages. Dans chaque dépression, l'eau s'infiltre, stagne. Le lac du Fayoum constitue, avant d'être « bonifié », un énorme marécage tapissé d'herbes aquatiques. Plus encore, la zone riche par excellence du delta du Nil, en voie continuelle de construction, est un dédale de lagunes, d'îles basses amphibies, de bayous, paradis des bêtes sauvages, refuge tout au long du passé égyptien d'hommes en quête de liberté. Sur les magnifiques bas-reliefs qui ornent les tombes de Saqqarah (vers 2500 avant J.-C.), les chasseurs glissent sur leurs barques plates au milieu d'un foisonnement animal (poissons, crocodiles, hippopotames, et tout un peuple d'oiseaux aquatiques tournoyant, ibis, hérons, canards, martins-pêcheurs). Hommes et bêtes se glissent entre les hauts murs des fourrés de papyrus dont les tiges cannelées, immenses, innombrables, forment le fond régulier des scènes de chasse dans le Delta. Sur leurs larges ombelles les oiseaux posent leurs nids. Mille ans plus tard, le cadre est le même sur les fresques vivement colorées de la XVIIIe dynastie : mêmes chasses, mêmes fourrés impénétrables, mêmes barques légères de papyrus aux tiges liées en faisceaux épais, mêmes oiseaux aux ailes déployées, mêmes hippopotames redoutables, enfouis au creux du marais. Par-delà ces images, retrouvons la nature sauvage de l'Egypte primitive, ses hostilités à l'égard de l'homme.

Mais, à la différence de l'Euphrate ou du Tigre, la crue régulière du Nil, en gros entre le solstice d'été et l'équinoxe d'automne, permet un calendrier agricole prévisible. Cette crue apporte tout, l'eau, le limon noir, et elle est circonscrite par la nature elle-même à la seule vallée du fleuve, bordée de part et d'autre par les reliefs désertiques, la chaîne Arabique à l'est, la Libyque à l'ouest. En Egypte donc, il ne s'agit pas, comme en Mésopotamie, d'empêcher, de maîtriser l'inondation, mais seule-ment de la diriger.

Le travail cependant prodigieux des hommes a consisté à combler les dépressions marécageuses, à renforcer les berges-digues, à barrer la vallée de digues transversales, d'un désert à l'autre. Le double ruban des cultures de chaque rive est ainsi divisé en bassins successifs, délimités par des digues. Le moment venu, les berges sont ouvertes, puis refermées quand les bassins sont couverts d'eau limoneuse, sur un à deux mètres d'épaisseur. Ils restent submergés pendant un mois au moins, et l'eau sera évacuée ensuite par gravité, de bassin en bassin. Ainsi, sauf l'immense travail des digues qu'il ne faudrait pas sous-estimer, tout se fait comme de soi-même ; d'un seul coup l'eau arrose, fertilise, prépare la récolte. Les premières « machines »

inventées pour l'irrigation artificielle apparaîtront tardivement en Egypte : le chadouf, peut-être importé de Mésopotamie où il était connu au IIIe millénaire, vers 1500 ; la noria, qui viendra avec les Perses au VI

E siècle ; la vis d'Archimède, cadeau des

Grecs, vers 200 avant J.-C. L'Egypte s'est longtemps passée de ces perfectionne-ments, le Nil aménagé y suffisait.

Les textes de Mésopotamie révèlent un travail autrement compliqué. L'irrigation est plus artificielle cent fois qu'aux bords du Nil. Il faut constamment surveiller les niveaux, « ouvrir » tel canal, « brancher » l'eau, l'évacuer vers les marécages ou les bassins si elle arrive en excès, irriguer dans un sens, puis dans l'autre, lutter sans cesse contre la poussée maléfique des roseaux, de l'herbe et de la boue qui obstruent les rigoles, labourer le cas échéant pour faire pénétrer l'eau dans la terre (« faire sortir les bœufs pour arroser le sol »). Des lettres donnant les ordres nécessaires, ou rendant compte des travaux accomplis, prodiguent les images vives. Concluons, avec Maurice Vieyra (1961) : « Egypte : don du Nil ; Mésopotamie : œuvre des hommes. »

D'autres progrès : la poterie au tour

La victoire sur l'eau s'accompagne d'autres victoires, d'autres progrès. Commençons par les plus simples.

L'invention du tour du potier ainsi, en Basse-Mésopotamie, avec la première moitié du IVe millénaire. Chose curieuse, cette première poterie tournée semble tout à coup dédaigneuse de beauté : elle est toute simple, unie, beige ou jaune clair (deux ou trois siècles plus tard seulement on l'enrichira d'engobes rouges ou violets, toujours unis). C'est le style dit d'Uruk qui, vers 3400, se substitue sur les mêmes sites aux décors simples mais délicats de la céramique ancienne d'Eridu et d'El Obeid, ou à la belle poterie de la Susiane proche, si inventive. Puis cette production pauvre et sans grand charme envahit la Mésopotamie entière où les grandes traditions de la poterie peinte disparaîtront d'une façon presque définitive.

N'est-ce pas logique après tout ? Uruk est déjà une ville énorme, pour l'époque s'entend (peut-être 20 000 habitants) ; elle est en relations avec d'autres villes importantes sur le fleuve et elle vient d'accéder, avec le tour, à la poterie « industrielle », produite en abondance, confiée, sans doute, à une main-d'œuvre moins fine que celle de jadis. Cette céramique sans décor se répand partout par énormes quantités, aussi bien dans le Sud que dans le Nord de la Mésopotamie, l'effort portant seulement sur une diversification des formes. C'est l'avènement du « fonctionnel ». En cette seconde moitié du IVe millénaire, l'invention, l'imagination, le goût se perpétuent chez les potiers de l'Iran voisin, parfois dans des villages dont la relative pauvreté étonne, non dans les grandes villes de Mésopotamie, à la pointe du progrès. Et, chaque fois que l'on retrouve, sur le territoire mésopotamien, une production locale où le potier renoue avec l'art du peintre, c'est comme par hasard dans des régions directement en contact avec l'Iran. Ainsi la poterie rouge et noire de l'époque de Djemdet Nasr (vers 3200), liée à cette « céramique écarlate » de la vallée de la Diyala qu'on retrouve aussi bien sur des sites iraniens que, vers 2800 encore, dans les villes mésopotamiennes (telles que Mussian) proches de la Diyala. Ainsi le style dit Ninivite V qui se répand, vers 3000, dans la région qui sera plus tard l'Assyrie, au débouché des cols menant vers l'Azerbaïdjan.

En Egypte, on assiste à une concurrence amusante de la pierre et de l'argile. Pendant tout le IVe millénaire et au-delà, la poterie faite à la main avait affiné

progressivement ses procédés de cuisson, ses couleurs, ses décors. Simultanément, les récipients de pierre polie, qui exigent tant d'heures de travail, deviennent un luxe rare, bien que la technique des outils de silex soit alors d'une précision et d'une sûreté magnifiques (voyez la parfaite régularité de la lame du couteau de Gebel el-Arak, taillée selon le procédé de l'ondulation). Mais, avec la dernière période du Prédynastique, à peu près au moment où la Mésopotamie se met à utiliser avec régularité le tour du potier, c'est un foret de pierre, actionné par une manivelle, que l'Egypte invente. Il permet d'évider rapidement, avec beaucoup moins de peine, un bloc de pierre et c'est alors que s'instaure la plus belle époque des coupes et vases de pierre égyptiens, dans des matériaux divers plus beaux les uns que les autres. Concurremment, à partir de 3200, le style de la céramique se détériore, le décor disparaît, la forme devient utilitaire. Le tour, dont l'usage ne se généralise pas avant 2600, bien que son apparition ait été plus précoce, provoquera une recrudescence de la fabrication de la poterie, sans toutefois lui rendre sa noblesse. Des formes spécia-lisées, stéréotypées, s'imposent selon la destination du récipient. En général, aucun décor. Si, d'occasion, une pièce d'apparat s'orne de quelque polychromie, il s'agit d'une peinture fragile, appliquée après cuisson et que l'eau suffirait à effacer. Ce qu'on appelle la faïence égyptienne, si célèbre au Moyen Empire et qui courra les mers, est un émail vitrifié, cuit au four sur un support de pierre ou de poudre de pierre agglomérée et, généralement, moulée. La pauvreté de la poterie, en Egypte, explique la vogue énorme qu'y eurent les céramiques crétoises et mycéniennes d'importation, à partir du XV

E siècle.

L'agriculture et l'élevage progressent

D'autres progrès, plus importants, touchent à l'agriculture et à l'élevage. Impossible de juger, en ce domaine, ce qui revient à l'intervention des premiers agriculteurs des collines, ou aux inventeurs des larges cultures de plaine. Ce qui est sûr, c'est l'amélioration constante des espèces de céréales, des arbres fruitiers, de l'olivier, de la vigne, du palmier. Les domestications animales se multiplient. En Mésopotamie, héritées du Néolithique ou plus récentes, celles du chien, du mouton, de la chèvre, du porc, du bœuf, de l'onagre puis de l'âne (non autochtone), enfin du cheval et du chameau, importés l'un des steppes nordiques, l'autre d'Arabie ; d'où leurs noms d'« âne du Nord » et « âne du Sud ».

L'Egypte a domestiqué ou recueilli les mêmes espèces, ou des espèces voisines, plus quelques autres que lui proposait la faune de l'Afrique. Elle s'est plu à multiplier les expériences, certaines aberrantes : le pélican, le guépard, le héron, la grue, l'antilope, l'hyène, la gazelle ; d'autres appelées à réussir, une fois pour toutes : le chat, l'oie du Nil dont on voit les troupeaux sur tant de bas-reliefs du IIIe millénaire, le pigeon, la poule (celle-ci apparaît vers 1500 avant J.-C. seulement et les Annales de Toutmosis III parlent de cet oiseau extraordinaire qui pond à n'importe quel moment de l'année).

Plus encore que le succès, au IIIe millénaire, de l'âne de bât (venu d'Afrique, par l'Egypte), le pas décisif, en Mésopotamie, c'est l'attelage du bœuf à la voiture et à la charrue. Sorte de houe traînée par un attelage, la charrue ou mieux l'araire s'identifie

en Mésopotamie sur des sceaux du IVe millénaire, mais il n'est pas exclu que des araires de bois à pointe de métal et même de silex aient existé beaucoup plus tôt,

même dans le Croissant fertile. En Egypte, où l'araire apparaît au IVe millénaire, le

grain est semé à la volée, le labourage ou le pied des bêtes l'enterre ; au IIe millénaire, en Mésopotamie, une sorte de versoir sera fixé au mancheron de la charrue : le grain

tombe dans le sillon qui s'ouvre, un hersage postérieur le recouvre. Faut-il parler de révolution de l'araire ? Ce serait tentant. Il en résulte une

accélération, une extension des cultures, même sur des terres médiocres, une facilité plus grande à cultiver un même terroir en y pratiquant la jachère courte. La jachère longue, productrice d'arbres ou d'arbustes, est justiciable du feu. Celui-ci ne détruirait pas l'herbe qui couvre la jachère courte. Il faut l'araire pour désherber. Ces progrès furent suivis d'une augmentation de bouches à nourrir, à moins que celle-ci n'ait précédé, exigé la nouvelle technique.

Autre conséquence : les femmes avaient régné jusque-là sur les champs et jardins de céréales, tout y dépendant de leur travail à la houe et de leurs soins. L'homme était resté chasseur, puis éleveur. Mais voilà qu'il s'empare de la charrue, qu'il la conduit. Du coup, la société passerait du matriarcat au patriarcat ; du règne omniprésent, obsédant des déesses-mères, des cultes immémoriaux de la fécondité assurés par des prêtresses dans les communautés néolithiques, aux dieux et aux prêtres qui domine-ront à Sumer et à Babylone. Bel exemple de déterminisme si la chose était exacte ! Toutefois la déesse-mère gardera un rôle important, même après l'apparition de la charrue, et elle régnera longtemps encore, dans les religions de l'Egée notamment, en Crète et plus tard en Grèce. Nul doute qu'en ces domaines, l'évolution n'ait été trop compliquée et lente pour s'enfermer dans une formule, quelle qu'elle soit. Le gros élevage (âne, bœuf, puis cheval et chameau) a mis des siècles à s'installer. Le travail des métaux, travail noble, réservé aux hommes, fera lui aussi basculer la société et ses croyances vers le pôle masculin, « d'une reine comme la Terre Mère, écrit Jean Przyluski, à un roi comme Jupiter». Mais là encore il y faudra des siècles de connivence sociale. Dans le mythe babylonien, le dieu solaire Mardouk doit tuer le terrible dragon féminin, Tiamat, pour créer de son corps le ciel et la terre. Mais la déesse Inanna était encore à Sumer la reine de la fertilité, celle à qui l'on portait en offrande tous les fruits de la terre (vase de Warka).

Le tissage

Pour le tissage, est-ce la routine, est-ce le progrès qui l'emporte ? Sans doute l'un et l'autre. Le tissage est une très vieille technique. Nous le rencontrons à Çatal Hôyuk ou à Jarmo, dès le VIe millénaire. Probablement remonte-t-il plus haut encore. Sa technique est très proche de la vannerie, connue dès le Paléolithique. On est en droit de supposer que, dès ce moment-là, le tissage a pu apparaître chaque fois que se présentait la matière première adéquate.

Donc nul étonnement si, en Anatolie et dans le Croissant fertile, des tissus de laine apparaissent dans les tombes contemporaines de la domestication du mouton et de la chèvre; si, en Egypte, le tissage du lin remonte au moins au VIe millénaire, largement antérieur aux premières dynasties. Le coton est à exclure : employé en première ligne par les vieilles civilisations de l'Indus, il ne gagnera la Mésopotamie qu'au Ier millénaire, au temps de Sennachérib, et ne sera présent, en Egypte, que sous forme d'indiennes importées, aux couleurs vives. Le poil de chèvre n'est guère utilisé que pour la confection des sacs ou des rênes d'attelage. Lin et laine restent les deux textiles essentiels depuis toujours. L'Egypte se limite pratiquement au premier, la Mésopotamie utilise l'un et l'autre, et discute de leurs mérites respectifs.

Assez tôt au demeurant, filage et tissage auront développé toutes leurs possibilités. Un fragment de tissu de lin égyptien, datant de 3000 environ, compte, au centimètre carré, soixante-quatre fils pour la chaîne, quarante-huit pour la trame : qui pourrait faire mieux ? D'ailleurs les techniques ne bougent guère, quel que soit l'âge des documents iconographiques que nous possédons. Filer la laine ou le lin oblige, à partir d'une masse ou de laine ou de lin brut, à dégager de cette filasse, posée à même le sol ou dans un récipient, les fils que tordra le fuseau. A quelque vingt siècles d'intervalle, ces fileuses de la Diyala maniant le fuseau sur les flancs d'un vase, ou cette femme de Suse occupée à la même tâche, assise sur un tabouret, ont exactement les mêmes gestes. Les Egyptiennes filent toujours debout, ou même juchées sur un socle de bois, de façon à augmenter la distance qui sépare la filasse des doigts de la fileuse et à donner au fuseau plus de jeu.

La nouveauté, en ces débuts de l'Egypte et de la Mésopotamie, c'est la montée brusque de la production. Même aux bords du Nil où la nudité des corps est fréquente, la consommation ne cesse de croître au fur et à mesure que le costume devient signe de différenciation sociale. A partir du Nouvel Empire, le pagne masculin — costume traditionnel qui restera toujours dans l'art égyptien celui des dieux et des Pharaons — n'est plus porté que par les hommes du peuple. Les gens de qualité ont plusieurs pagnes et tuniques superposés, souvent plissés ; les femmes ne se contentent plus du long fourreau étroit de jadis, elles le recouvrent d'amples robes de lin de couleur, aux fines transparences (jusque-là hommes et femmes n'étaient vêtus que de lin blanc). Les momies réclament aussi d'énormes métrages d'étoffes. Enfin les lins égyptiens sont célèbres à l'étranger et largement exportés. Ce commerce extérieur est un monopole royal.

En Mésopotamie également les étoffes, de laine surtout, ont constitué dès le IIIe millénaire un des articles essentiels des exportations et à Ur déjà, des ateliers étaient entretenus dans les temples, centres alors du pouvoir. Plus tard, c'est le palais royal qui sera l'organisateur de cet artisanat toujours actif.

Rien ne montre à quel point le tissage, métier modeste, presque toujours réservé aux femmes ou aux misérables prisonniers de guerre, implique, en fait, l'organisation de la société et de l'économie entières.

Le bois, matériau décisif

La place énorme que prend le bois dans l'économie égyptienne et mésopotamienne ne peut surprendre. D'une part, son usage est multiple, quotidien, comme il l'est partout ailleurs dans le monde, comme il le sera en Europe jusqu'au XIX

E siècle après

J.-C. et au-delà. D'autre part, les terres limoneuses, qui possèdent tant d'avantages, sont complètement dépourvues de ce matériau de base. On peut compter, dit un assyriologue, les espèces d'arbres utiles de Mésopotamie sur les doigts d'une seule main. Et que peut-on faire, pratiquement, à partir du saule ou du tronc fibreux du palmier ? En Egypte, seuls le sycomore et l'acacia donnent du bois dur. Par la suite, de nouvelles essences s'y implanteront, avec le Nouvel Empire : pin, if, limonier, hêtre, sans pallier pour autant la pénurie congénitale. Pour les poutres, les portes, les colonnes, les meubles, les navires, les outils et instruments des métiers, les sarcophages, les sculptures, l'Egypte et la Mésopotamie, depuis les premiers temps de leur existence, ont dû recourir à l'importation.

L'une et l'autre connaissent, convoitent les forêts de cèdres et autres résineux de l'Amanus et du Liban. La légende mésopotamienne fait déjà de «la montagne de cèdres... la demeure des dieux » ; « l'ombre y est belle et réconfortante » pour Gilgamesh, le héros fabuleux, et les grands troncs glissent dans l'eau des rivières « comme des serpents géants », quand Gudéa, le roi-prêtre de Lagash, les fait tomber sous sa grande hache pour construire les temples de sa ville. Pareillement émerveillé, ce voyageur égyptien du XIV

E siècle avant notre ère décrit le ciel, au-dessus de la forêt

libanaise, « tout obscurci [tant y] florissent les cyprès, les chênes et les cèdres ». Autant de raisons pour que des flottilles de voiliers naviguent entre Byblos et le Delta, ou remontent le long de la côte syrienne vers les ports du Nord, transportant derrière eux à la traîne le bois qui sera ensuite acheminé, vaille que vaille, par un difficile voyage de terre, en direction des villes mésopotamiennes.

Le bois est ainsi à l'origine des premières grandes relations de l'Egypte avec la Syrie, des expéditions du pharaon Sahura et des « entrepreneurs » d'Éléphantine vers Byblos. Sargon a conduit, vers la Méditerranée, une guerre du bois. Étrange promotion d'un matériau d'ordinaire discret quand il s'agit des chapitres de la grande histoire. Mais on ne discute pas avec les nécessités quotidiennes posées de façon aussi dramatiques. Il faut bien que le bois arrive en Egypte où nous apercevons tant d'artisans à l'œuvre maniant l'herminette, le marteau ou les chevilles, en attendant les clous de cuivre... Le bois entraîne une rupture obligatoire de l'isolement économique et, par cette brèche, bien d'autres échanges trouveront leur chemin. Songeons à la Chine du Nord, limoneuse, nue comme la main, obligée d'aller chercher son bois vers le Sud ou l'Extrême-Sud. Les mêmes causes entraînent parfois les mêmes effets.

Le cuivre et le bronze

Avec les métaux s'atteint une ligne de partage significative : on laisse en principe derrière soi l'époque de la pierre. Mais, en fait, rien ne change du jour au lendemain.

Les métaux, le cuivre natif et même le fer des météorites ont été très tôt travaillés comme des pierres, au ciseau et au marteau. Mais la naissance de la métallurgie, c'est l'utilisation du four, la réussite des fusions. Elle commence au Ve millénaire avec la fusion du cuivre, en Iran et en Cilicie sûrement, sans doute aussi dans la plaine de l'Amuq et plus au Nord, vers Diyarbakir, « le pays du cuivre ». Sa réussite a dû dépendre en partie de la qualité des minerais, souvent mêlés d'arsenic dans ces régions. Or le cuivre fondu, s'il est pur, ne se moule pas aisément. Sa métallurgie sera transformée du jour où on lui ajoutera systématiquement de l'étain — là encore d'une façon empirique en saupoudrant de cassitérite (oxyde d'étain), mêlée de charbon de bois, le cuivre en fusion. Cet excellent alliage — le bronze — apparaît en Mésopotamie vers 2800, en Egypte vers 2000.

Trop rare et trop cher, le bronze, qui donne son nom à un âge entier de l'histoire des hommes, reste longtemps un luxe. Seuls quelques outils, les parures et les armes des puissants seront métalliques, le commun des mortels en demeure à l'âge de Pierre. A Sumer, on arrachait encore la laine des moutons au lieu de la tondre. Les Égyptiens se servirent longtemps de couteaux de pierre, de même que les cités prestigieuses de l'Indus où les lames retrouvées sont en silex noir.

Pour travailler les métaux (y compris l'or et l'argent), les artisans ont été très tôt spécialisés. Les uns traitent le minerai, les autres le métal qu'on affine par martelage, concassage, fusions successives. En Mésopotamie, ont été retrouvés des fourneaux

d'argile à tuyère, le souffleur (ou peut-être le soufflet) permettant d'activer la combustion du charbon de bois mêlé au minerai ; ont été conservés aussi des moules, parfois en grès, où se coulait le métal en fusion.

Sans aucun doute, les premiers forgerons du cuivre ou du bronze ont exercé un métier de luxe, à part, avec ses règles propres, ses recettes, ses traditions, ses ouvriers indépendants ou itinérants qui, comme dans l'Afrique Noire d'aujourd'hui, allaient vendre leurs produits ou les fabriquer à la demande. C'est à des artisans itinérants de ce genre qu'on attribue ainsi les étranges objets de métal découverts sur les bords de la mer Noire, dans la grotte de Nahal Mishmar, datant de 30001 environ : armes, sceptres, couronnes, massues de cuivre, au dessin compliqué, à la technique parfaite, en avance certainement sur celles de la Mésopotamie d'alors. Le cuivre y est forte-ment mêlé d'arsenic. Gordon Childe voit dans la métallurgie la « première science internationale » de ces siècles lointains. D'où la parenté curieuse, à des distances énormes parfois, des objets de cuivre ou de bronze.

Autre aspect « international » de la métallurgie, les matières premières, sous forme

de minerais ou de métal brut, doivent s'acquérir au loin. Ainsi la Mésopotamie va chercher le cuivre en Cappadoce, ou dans les montagnes du Taurus, ou à partir du relais des îles Bahreïn (qui reçoivent le métal ou le minerai de l'Oman). L'étain proviendra de l'Iran, l'argent du Taurus. La quête du métal comme celle du bois a donc obligé les villes de Mésopotamie à entretenir un commerce au loin, essentiel dans la formation d'une société diversifiée, avec ses artisans, ses transporteurs et déjà une classe de marchands et de bailleurs de fonds. L'Egypte a dû chercher son cuivre dans le Sinaï, son or en Nubie. Mais, plus éloignée que la Mésopotamie des centres créateurs et des ouvriers ambulants de la première métallurgie, elle sera lente à en adopter les techniques. L'Ancien Empire connaît, sans doute, de magnifiques pièces d'orfèvrerie, aussi belles à leur façon que les coupes et gobelets d'or à Ur, si simples et purs de ligne. Mais le travail du bronze, en Egypte, aura tardé, si nos datations sont exactes, jusqu'à la fin du IIIe millénaire.

Les écritures, les numérations

L'écriture est d'abord une technique, un moyen de mettre en mémoire, de communiquer, de commander, d'ordonner au loin. Les sociétés à large rayon, les empires sont fils de l'écriture. Celle-ci apparaît partout en même temps qu'eux, et selon des processus analogues.

Au début, le pictogramme, sorte de proto-écriture encore malhabile, est un simple dessin mnémotechnique, le contour simplifié d'un objet. Plusieurs sens sont possibles : « Quand nous voyons... une tête de bœuf, s'agit-il de l'animal lui-même, ou d'un de ses produits, ou de ses cornes ou de ce que l'on peut fabriquer avec elles ? » Le sens n'était clair que pour les utilisateurs du moment. Car le pictogramme n'adhère pas avec précision à un mot donné, distingué de ses voisins une fois pour toutes. Chez des peuples primitifs, aujourd'hui encore, de telles « écritures » existent. Seconde étape, l'idéogramme, figure stylisée qui désigne, mais de façon fixe, un seul et même objet.

1. La date actuellement retenue est aux alentours de 4000 avant notre ère. (J.G.)

Dernière étape, le phonogramme qui traduit et exprime les sons de la langue, les phonèmes.

Mais cette description est une simplification. En fait, l'idéogramme n'est pas éliminé totalement par le phonogramme, dont l'apparition signale une précision grandissante de récriture, et non un système qui se substituerait au précédent. Ainsi en égyptien la houe, mer, est représentée par trois traits stylisés, mais ils désignent aussi le son mer, c'est-à-dire le mot canal et le verbe aimer. « Dans le premier cas, employé pour signifier houe, c'est encore un idéogramme, dans le second c'est un phonogramme. »

A Sumer, à la fin du IIIe millénaire, lorsque apparaît l'écriture dite cunéiforme que le stylet du scribe, un roseau taillé, inscrit en creux sur les tablettes d'argile molle, cette écriture combine idéogrammes et phonogrammes : elle est devenue capable de transcrire tous les sons du sumérien et, malgré un certain nombre de difficultés qui persisteront jusqu'à l'invention révolutionnaire de l'alphabet, vers le milieu du IIe millénaire, l'écriture cunéiforme sera utilisée pour transcrire les phonèmes de bien d'autres langages (akkadien, élamite, cassite, hittite).

Par une évolution assez semblable, l'Egypte est passée de l'écriture hiéroglyphique à l'écriture hiératique, puis démotique, cette dernière beaucoup plus cursive et simplifiée. Mais, en ce point chronologique de nos explications, c'est la plus ancienne qui nous intéresse le plus. Son nom (hiéroglyphe, écriture sacrée) vient des Grecs qui, apercevant ces signes sur les murs des temples, leur ont attribué une valeur religieuse. Sculptés en relief ou en creux, incrustés en pâte de verre, gravés par l'orfèvre sur un objet précieux, peints sur le mur d'une tombe ou sur un modeste papyrus, les hiéroglyphes, bien que reconnaissables au premier coup d'œil, sont à interpréter avec une certaine liberté.

La palette de Narmer, le pharaon en qui l'on veut voir le légendaire Menés (vers 3200), est le premier document égyptien écrit que nous possédions. Le lecteur s'amusera à lire, dans le coin supérieur gauche, le pictogramme de la victoire d'Horus (le dieu faucon, mais c'est aussi le pharaon lui-même) sur un homme enchaîné et qui représente, à double titre, l'Egypte du Nord : il est barbu par opposition aux Égyptiens glabres du Haut-Nil ; les plantes aquatiques qui se déploient au-dessus de lui désignent le Nord marécageux. Rébus que l'on traduit : « Le dieu Horus a vaincu l'ennemi du Nord » ; ou bien : « Le dieu Horus a vaincu cinq mille ennemis du Nord », cinq fleurs de lotus représentant bel et bien le chiffre cinq mille !

Détail technique important, un papier souple à base de moelle de papyrus a été utilisé, en Egypte, dès les premières dynasties : il permet l'emploi du caíame et l'écriture rapide, à l'encre rouge

LA PALETTE DE NARMER

Elle provient de Hiérakonpolis et relate la victoire d'Horus (cf. pp. 72, 85, 87, 90-91). Schiste, hauteur : 64 cm, Musée du Caire (dessins de Laure Nollet).

LA DOUBLE NAISSANCE DE LA MER

64

ou noire. Cette ingénieuse invention a pour nous son côté fâcheux : alors que les lourdes tablettes d'argile mésopotamienne, entassées dans les « archives » des palais, ont été retrouvées en grand nombre, les fragiles papyrus sont rarement parvenus jusqu'à nous. Pour quelques mètres conservés dans nos musées, des kilomètres et des kilomètres (pratiquement toutes les archives publiques) ont disparu.

Mais, plus que ces détails, importe la place première de l'écriture dans ces sociétés en formation. Elle s'affirme comme un moyen de tenir en main la société. A Sumer, la majorité des tablettes archaïques ne sont que des inventaires et des pièces comptables, des listes de rations distribuées avec l'indication des bénéficiaires. Même réalité et même déconvenue : le linéaire B, cette écriture mycéno-crétoise enfin déchiffrée, en 1953, n'a guère livré jusqu'ici que des comptes de palais. Mais c'est à ce niveau premier que s'enracine et fructifie l'écriture, invention de serviteurs zélés de l'Etat ou du Prince. Ensuite viendront ses autres offices et services.

Les chiffres ont eu leur place dans le premier langage écrit. La numération égyptienne hiéroglyphique est de conception simple. A base strictement décimale, les seuls chiffres qu'elle utilise correspondent à l'unité, à la dizaine, à la centaine, au millier, etc. : « une fleur de lotus pour 1 000, un index pour 10 000, un têtard pour 100 000, un dieu levant les bras vers le ciel pour un million ». On juxtapose simplement les chiffres dont les valeurs additionnées donneront le nombre qu'on veut exprimer. Ainsi le chiffre 10 000 s'écrit avec un seul signe, mais 9 999 en réclame 36 : 9 fois le chiffre mille, 9 fois le chiffre cent, 9 fois le chiffre 10, 9 fois l'unité. La numération hiératique simplifiera ce système en abrégeant les répétitions de symboles. Mais l'arithmétique égyptienne et son système de fractions resteront primitifs, comparés au système des Babyloniens, quant à eux remarquables calculateurs.

A première vue, pourtant, la numération babylonienne, héritage sumérien, semble inutilement compliquée : étant de base 60, elle utilise 59 signes distincts pour écrire les 59 premiers chiffres ! Mais pour les nombres supérieurs à 60, la position du chiffre dans l'écriture change sa valeur. Chaque chiffre se trouve avoir ainsi deux valeurs, la sienne propre et sa valeur de position, comme c'est le cas dans notre propre numération. Enfin le système fractionnaire babylonien, tel qu'il existait déjà au temps d'Hammurabi (1792-1750), était fort bien conçu et de maniement rapide.

Ces premiers systèmes d'écriture et de numération demandaient des années d'apprentissage. L'art d'écrire et de compter était donc réservé à une élite de gens privilégiés et doués. À Ugarit, sur la côte syrienne, dont nous aurons l'occasion de dire la grandeur et l'activité, un scribe doit connaître le sumérien (quelque chose comme le latin pour nous), l'akkadien qui sera au IIe millénaire la langue des rapports internationaux et des textes juridiques et notariés, et une troisième écriture, dès qu'entrera en jeu le cunéiforme alphabétique d'Ugarit même. C'est toute une science dont les arcanes se transmettent de maître à élève. L'un des exercices classiques consistera à copier et sans doute traduire dans plusieurs langues cette prière au dieu des scribes : « Au jeune élève assis devant toi, ne te montre pas, dans ta grandeur, indifférent. Dans l'art d'écrire, n'importe quel secret révèle-lui. Numération, calcul de compte, n'importe quelle solution révèle-lui. L'écriture secrète, révèle-lui donc. » Cette supplique date d'une époque tardive (XIII

E siècle). Elle n'en est que plus

révélatrice : on ne devient pas « technocrate », scribe ou lettré sans dressage. C'est le prix à payer pour d'énormes privilèges. L'Egypte, la Mésopotamie ont eu leurs mandarins.

65 LES MEMOIRES DE LA MEDITERRANEE

Les villes dans tout cela ?

Les villes jouent un rôle décisif, bien qu'ambigu, dans la civilisation nouvelle. Elles sont filles du nombre, mais elles créent aussi le nombre ; elles provoquent les échanges, mais elles sont aussi provoquées par eux] elles sont des outils au service des grandes formations politiques, mais elles sont aussi à leur propre service. A la base, les conditions de vie semblent toujours les mêmes : des campagnes dépendantes, un temple, un palais, des artisans (tisserands, forgerons, orfèvres), des scribes, des transporteurs, des marchands. Qu'un mur enveloppe l'agglomération et la voilà, pour des siècles peut-être, enracinée, en tout cas distincte des campagnes voisines, supérieure à celles-ci. Toutes ces conditions de base accompagnent, mais ne fixent pas, à elles seules, un destin.

Le destin d'une ville, en effet, dépend d'un double équilibre des activités et des échanges ; l'équilibre qu'elle fabrique de ses propres mains, pour le plus grand intérêt de son petit monde clos ; l'équilibre que tente de lui imposer du dehors un monde plus grand qu'elle-même, créé par des forces économiques et non moins politiques. En Egypte, les villes ne semblent pas avoir connu, sauf dans les temps prédynastiques, un destin autonome — et ces temps prédynastiques furent modestes. Que sait-on de Hiérakonpolis, la ville du dieu faucon, ou de la curieuse Héliopolis dont ce sera l'industrie que de fabriquer les grands mythes, les grandes explications de la religion égyptienne ? Très tôt, l'autorité omniprésente du pharaon tiendra en main les cités égyptiennes, et d'autant mieux que la prospérité générale sera plus grande. Peut-être y a-t-il là un trait majeur que nous distinguons mal, une sorte d'inachèvement de la vie urbaine sur les bords du Nil ? Comme si les villes s'accrochaient difficilement à des sites mal dessinés et qui se valent, comme si de grosses capitales attiraient à elles toute la sève urbaine du pays et l'épuisaient.

En tout cas, quand, pour des raisons qui surgissent du dedans même de l'Egypte, l'Ancien Empire se décompose, il est frappant que le pays se brise en nomes, en districts ruraux, qu'il se « féodalise », comme le répètent souvent les historiens et que, dans cette décomposition, les villes ne jouent pas les premiers rôles, mais les princes, les temples, les prêtres.

La réalité mésopotamienne ne comporte pas ce demi-silence, cet effacement urbain, tout au contraire. Sumer, c'est, sur un espace réduit, des villes vivaces qui poussent dru et sont, économiquement, très liées (par force d'ailleurs ; les routes proches ou lointaines doivent rester libres), mais qui se disputent le pouvoir, poussent en avant leurs dieux : Ur, Uruk, Lagash, Eridu, Kish, Mari, Nippur, cette ville sainte à l'instar de l'égyptienne Héliopolis. Et chacune reprendrait à son compte la ferveur citadine avec laquelle Uruk est présentée au lecteur, au début de l'épopée de Gilgamesh, le fondateur légendaire de la ville : « Regarde-la encore aujourd'hui : le mur extérieur qui porte la corniche, il brille de l'éclat du cuivre ; et le mur intérieur, il n'a pas son pareil. Touche le seuil, il est ancien... Monte sur la muraille d'Uruk, parcours-la un peu... et examine la construction : n'est-ce pas de la brique cuite, belle et bonne ? »

C'est toujours autour d'une ville que l'univers mésopotamien s'est construit et reconstruit, au cours d'une histoire hachée par tant d'avatars. Aux pires moments — jamais féodaux — il y a toujours eu un feu urbain sous la cendre. Les raisons de cette vivacité ? Le fait tout d'abord que la Mésopotamie soit moins unie que l'Egypte, bien

LA DOUBLE NAISSANCE DE LA MER

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plus diverse que celle-ci, que sa construction en un corps politique ait toujours tourné court (l'empire de Sargon ne se forme qu'en 2335 et ne durera même pas 150 ans). Située à la croisée de tous les chemins, la Mésopotamie est forcément plus ouverte sur le dehors, beaucoup plus dynamique que toute autre région. Ses « bourgeois marchands » esquisseront, sur la voie du « capitalisme », les premiers pas connus de l'histoire. Je croirais volontiers que le cuivre, acheté tout d'abord aux îles Bahreïn, a lancé les premières villes de Sumer. Il les a précipitées dans l'aventure du commerce au loin et celui-ci, à toutes les époques, est révolutionnaire.

Les deux Egypte n'en font plus qu'une

En Egypte, il y a un seul fleuve, un seul phénomène qui compte : sa crue annuelle. Tout ce qui survient sur le Nil, ou intéresse le fleuve, de la première cataracte d'Assouan à la mer, se répercute sur la vie entière du pays. Aussi bien, malgré ce que l'on a pu avancer, malgré des dépaysements naturels (pour un homme de la Basse-Egypte, se retrouver perdu dans l'île Éléphantine), le peuple égyptien est le même, ou peu s'en faut, de la Haute à la Basse-Égypte. Les nomes ont pu vivre tout d'abord indépendants, mais les regroupements s'opèrent très tôt. Les terres, les hommes, les dieux locaux, les villes se rassemblent. Le Delta réussit son unité, c'est la Basse-Égypte — le royaume de l'Abeille et de l'Uraeus (le cobra) : son prince porte la tiare rouge. La Haute-Égypte, l'étroite vallée du Nil, s'est constituée, elle aussi, en entité politique — c'est le royaume du Lis et du Vautour, du souverain au bonnet blanc. Finalement le maître de la Haute-Égypte, Ménès-Narmer, a réuni les deux pays en un seul, vers 3200, et il portera le pschent, la double couronne blanche et rouge. Peut-on l'appeler le premier pharaon ? Ce titre vient de l'égyptien per aa, la Grande Maison, le Palais vers qui chacun se tourne, et il n'a désigné que fort tard le souverain lui-même, quatorze ou quinze siècles après Narmer. Mais notons combien la confusion est significative entre la Maison, le Palais et le Souverain.

La palette de Narmer, dont nous avons déjà parlé, montre dès le principe le pharaon revêtu de sa dignité extraordinaire de dieu vivant. Ses attitudes, sa représentativité, sa haute taille qui domine le reste des hommes, rien de tout cela ne variera plus, au moins formellement. En fait, la divinité royale est la « théorie politique » de l'Egypte, comme dit S. Morenz ; sur elle se fonde l'ordre d'une société dont la conscience est éminemment religieuse. Ce droit fondé sur la religion, cette royauté miraculeuse sont venus des profondeurs mêmes du passé prédynastique et préhistorique de l'Egypte, d'un univers magique et sauvage où les dieux sont des êtres redoutables, dangereux. Le pharaon devient dieu lui-même par le couronnement, il s'approprie la force des couronnes au sens le plus réaliste, en les mangeant. C'est de la même façon qu'il s'approprie la substance divine. Dans les Textes des Pyramides se trouve « le fameux hymne au pharaon cannibale qui se nourrit des dieux, mange les grands au déjeuner, les moyens au dîner et les petits au souper, qui leur brise les vertèbres et leur arrache le cœur, qui dévore crus ceux qu'il rencontre sur son chemin ». C'est laisser entendre que le pharaon est le plus grand de tous les dieux, au moins leur égal, le maître des hommes et des choses, le maître des eaux du Nil, de la terre et même de la récolte en train de croître. «J'étais, fera-t-on dire plus tard à un pharaon défunt, quelqu'un qui faisait pousser l'orge. »

67 LES MEMOIRES DE LA MEDITERRANEE

Cette conception du dieu vivant restera formellement intangible. Ramsès II, au XIIIE

siècle, s'écriera encore : « Écoutez... Je suis Râ, seigneur du ciel, qui est sur la terre. » Mais il ne faut pas trop simplifier une institution qui, malgré sa pérennité, s'est

déformée subtilement au cours des millénaires. Au début, le pharaon est Horus lui-même, le dieu faucon. Puis il en est l'incarnation terrestre et la statue de Khéphren est à ce point de vue parlante. Quand enfin il devient fils de Râ, du maître des dieux, à partir de la IVe dynastie, n'a-t-il pas perdu un peu de sa grandeur originelle ? D'une part, il n'est plus lui-même l'égal des dieux, mais le fils d'un père divin ; d'autre part, il est responsable devant lui comme un fils devant son père. Il est sur terre pour exécuter ses commandements. Ramsès III, le dernier grand homme à diriger l'Egypte, dit à Amon : « Je n'ai pas désobéi à ce que tu as ordonné. » Bref, S. Morenz croit pouvoir distinguer « une diminution progressive de la divinité du trône... identité, incarnation, filialité ».

Le pharaon n'en reste pas moins responsable de l'ordre universel. Le mot de ma'at, qui signifie rectitude, vérité, justice, prend le sens d'ordre naturel du monde. Le dieu vivant est le garant de cet ordre-là et il ne meurt à sa vie terrestre que pour naître à une autre existence où il continuera son œuvre bénéfique. Les grandes pyramides de la IVe dynastie ont été bâties avec ferveur par un peuple qui pense se conserver ainsi cette bénédiction efficiente. Un égyptologue, Cyril Aldred, paraphrasant un mot trop célèbre, conclut même : « L'Egypte antique est un don du pharaon. » Le souverain a donné sa force, sa cohérence à une civilisation qui a travaillé souvent d'un même élan.

Pourtant l'unité politique a signifié une réduction à l'obéissance de l'Egypte. Mais la machinerie nilotique a tellement mieux fonctionné dès lors qu'une démonstration se

trouvait faite, au bénéfice du Dieu Vivant. Quand une révolution culturelle, jaillie du dedans de l'Egypte, jette à bas la grandiose construction de l'Ancien Empire durant la

première période intermédiaire (entre 2185 et 2040), c'est pour s'apercevoir finalement que le mieux était encore de reconstruire ce qui avait été détruit.

Vie terrestre, vie éternelle

Ainsi l'Egypte a-t-elle accepté une discipline inéluctable. Cette Egypte ? une masse de petites gens dont les bas-reliefs des tombes de Saqqarah, les statuettes d'argile ou les peintures de la XVIIIe dynastie racontent le perpétuel labeur : paysans dans les champs qui sèment, moissonnent, chargent les gerbes sur des ânes, élèvent une meule, transportent le blé jusque dans les silos, lient des tiges de lin, poussent un troupeau à travers un gué, récoltent les papyrus, tirent un filet, déchargent un bateau ; artisans qui travaillent le métal, le bois ; esclaves brassant la bière, écrasant le grain à la meule ou pétrissant la pâte du pain avec leurs pieds, vendangeant les grappes ou les foulant. Les hiéroglyphes qui commentent ces images disent familièrement ; « Hue, lambin ! » ; ou bien : « Allez les gars, plus vite que ça », cependant qu'une flûte rythme les gestes du travail. Les archives sauvegardées du village de Deir el-Médineh donnent le relevé méticuleux des ouvriers présents sur le chantier de la nécropole de Thèbes (XIXe dynastie), les outils qu'on leur a confiés, les motifs de telles ou telles absences : « Un scorpion l'a piqué », « Buvait en compagnie d'un tel » (G. Posener). Le buveur a-t-il été châtié ? Une scène de la mastaba d'Amenhotep est explicite : des paysans qui n'ont pas payé leurs redevances reçoivent la bastonnade. Le motif peut

LA DOUBLE NAISSANCE DE LA MER

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changer, la punition risque d'être la même. C'est cela l'Egypte réelle : une masse d'hommes chétifs, à l'existence brève, mais tout entière sous le signe de l'obéissance. La Chine des mandarins ne sera pas plus ordonnée.

Près du pharaon, le vizir, les princes du sang. Mandatés par lui et dans toute l'Egypte, les scribes, mandarins privilégiés et conscients de l'être. A la base, un peuple innombrable de paysans esclaves. À vrai dire le statut esclavagiste ne se dégage juridiquement qu'avec le Nouvel Empire et l'abondance, alors, des prisonniers de guerre. Mais, avant d'être reconnu, l'esclavage n'a-t-il pas existé de bout en bout d'un passé monotone ? Chaque année, quand la vallée inondée s'ensevelit sous les eaux du Nil, une période de repos s'offre au paysan : alors les corvées royales — ainsi pour la fabrication des colossales pyramides — s'abattent sur lui. C'est une des formes de son esclavage. La seconde, c'est le fisc, dont il est question chaque fois — si rarement — qu'une plainte s'élève. Écoutons, comme hors du temps, ces lamentations datées de 1500 environ : il n'y a pas eu de récolte, « les mulots ont proliféré, les sauterelles sont arrivées, le bétail a dévoré, les passereaux ont pillé » et « l'hippopotame a mangé le reste ». Les agents du fisc ne renoncent pas pour autant : « Ils disent au paysan : donne ton grain — bien qu'il n'y en ait pas. Ils le battent furieusement, le lient, le jettent dans le puits. » Le tableau, trop littéraire pour être vrai, est trop vraisemblable pour être faux.

Cette société est sans doute trop obéissante. Mais n'est-ce pas le sort de ces civilisations premières qu'Alfred Weber appelle « de premier jet » ? Les dieux y tiennent trop de place. Par la bouche des prêtres, ils expliquent la genèse du monde, se manifestent dans les astres ou par les animaux sacrés, ils commandent aux humains, bref « ils écrivent l'histoire ». Nombreux, ils se bousculent les uns les autres, se remplacent au gré des dynasties, des villes, des clergés prépondérants : entre Osiris, Isis, Horus, Bès, Hathor, Thot, Ptah, Seth, Amon Râ et tant d'autres, chaque ville, voire chaque individu, peut choisir son dieu protecteur. Avec eux, en tout cas, le seuil des mythes est largement franchi : ces dieux à aventures multiples, humaines certaines, se sont tout de même rapprochés des mortels.

Lord Keynes, l'économiste des économistes, se sera amusé, un jour, à parler de l'Ancien Empire égyptien. Tout y serait humainement, économiquement parfait, le surplus d'une production agricole et urbaine étant systématiquement brûlé dans les énormes et « inutiles » pyramides. Disons que l'économie égyptienne ne risquait pas ainsi de « surchauffe » ! A la condition, toutefois, d'être un univers en soi. L'Egypte de l'Ancien Empire ne sort guère de chez elle que pour pousser ses hommes vers la Libye, ou le Sinaï, ou la Nubie, à la recherche de pierres précieuses ou rares, d'or, d'esclaves, de mercenaires noirs — ou pour envoyer quelques bateaux à Byblos chercher l'huile ou le bois du Liban. Tout changera quand, entrée de force dans la vie internationale du IIe millénaire, l'Egypte devra défendre l'entrée de sa maison. L'armée mangera, dès lors, ce que dévorait jadis la construction pacifique des Pyramides.

Maîtres de la vie terrestre, les dieux dispensent la vie éternelle. Longtemps, le pharaon seul aura joui de cette précieuse survie que mille précautions doivent assurer : l'embaumement, des rites multiples, une tombe, des statues, des fresques, des statuettes de serviteurs, si l'on veut être aidé après la mort. C'est au Moyen Empire que l'immortalité du « double » de l'âme a été conquise, tout d'abord par les grands de ce bas monde, puis par tous les Égyptiens capables de réussir l'ultime voyage vers le royaume des morts, de traverser les épreuves de la purification

69 LES MEMOIRES DE LA MEDITERRANEE

et du jugement final. Sinouhé, cet Égyptien du XXE siècle avant J.-C., voyageur

malgré lui, a vécu en Syrie ; il y a fait fortune, ayant même épousé la fille d'un chef local, et il évoque les délices des pays du vin, des fruits, des troupeaux abondants. Il reviendra pourtant chez lui, travaillé par le mal du pays, plus encore par la crainte d'être enterré, un jour, « avec une simple peau de mouton pour linceul », de mourir à la vie éternelle.

Société, religions, empires : le destin mouvementé de la Mésopotamie

La Mésopotamie n'a guère connu de répit, les fées, à sa naissance, ayant oublié de l'isoler de ses voisins : ceux des montagnes qui la bordent, « la protègent et la menacent », à l'est et au nord ; ceux de l'obsédant désert de Syrie, à l'ouest et au sud. Sans fin l'histoire du pays entre les fleuves a été coupée de ruptures, le plus souvent dramatiques. C'est en Éden, en Mésopotamie, que le livre de la Genèse a placé le Paradis terrestre. Les nomades du désert inhumain, les montagnards ou les gens frustes en transit à travers les hauts pays, ne cessent d'accourir vers les champs, les jardins et les cités de Mésopotamie. Cette région heureuse enfermée dans son labeur est un fruit dont chacun rêve de s'emparer ou d'avoir sa part. Par comparaison, le destin de l'Egypte paraît à l'abri, d'une seule coulée — ce qui évidemment est excessif. A un bon spécialiste, la civilisation mésopotamienne évoque un arbre d'où jailliraient, sans fin, de fortes branches collatérales, ou de très vigoureux rejetons à partir de l'arbre lui-même. Mais de quel prix — guerres, exodes, destructions successives, pillages, retournements — chaque nouvelle floraison ne se paie-t-elle pas ?

Il reste qu'une même civilisation se poursuit à travers ces péripéties et ces avatars et que toutes les régions périphériques du « pays entre les fleuves » sont autant de sous-patries de cette civilisation qui s'obstine à rayonner. Au milieu d'une constellation brillante et variable, la Mésopotamie fait figure, quoi qu'il arrive, de foyer essentiel. Et, à chaque invasion, les nouveaux venus semblent absorbés par la vie locale, au point que les dynasties sémites venues du désert peuvent succéder aux Sumériens, et vice versa, à la grâce de l'histoire, sans que le changement se marque autrement que par des nuances culturelles, certaines très puissantes, il est vrai.

Donc un destin singulier. Mais l'extérieur — désert ou montagne — n'en porte pas l'entière responsabilité. La maison elle-même est pleine de querelles. Exagérons : c'est presque l'Italie de la Renaissance. Comme elle, Sumer fleurit sous le signe de la pluralité et des rivalités de villes. Celles-ci — Uruk, Ur, Eridu, Kish, Larsa, Isin, Mari, Adab, Lagash — se sont substituées à des clans, à des sociétés primitives. Elles ont chacune leurs divinités particulières, leurs prêtres-rois (c'est bien autre chose qu'un dieu-roi) ; elles ont lutté les unes contre les autres de façon acharnée. L'hégémonie passe de l'une à l'autre : de Kish à Ur, à Uruk, à Lagash, à Adab. La première unification sérieuse sera celle de l'Empire d'Akkad, construit par les Sémites, qui brille avec Sargon l'Ancien, mais aura une courte existence (2340-2230) ; Ur reprendra pour un temps la primauté avant de passer le flambeau à Isin, à Larsa, puis à Babylone.

La Mésopotamie a-t-elle souffert d'une sorte d'incapacité politique à inventer le prince, le roi ou le royaume ? Non, sans doute. Disons plutôt que les villes, enrichies dès la première époque de Sumer par l'agriculture et des échanges actifs, ont pris une

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telle vigueur qu'elles continuent à vivre sur leur lancée, envers et contre tout. L'instabilité politique mésopotamienne ne les affecte sans doute pas toujours en profondeur. Elle ne touche pas obligatoirement les échanges extérieurs qui continuent à traverser l'ensemble du pays, du nord au sud et de l'est à l'ouest. Un changement de dynastie s'accepte dès que la tranquillité retrouve ses droits, que chaque ville, avec le peuple laborieux de ses campagnes et de ses métiers, est à nouveau en possession de son univers propre et de ses liaisons.

Alors des obéissances à l'égyptienne sont possibles, d'autant que, plus encore que l'Egypte, la Mésopotamie première est soumise à ses dieux, dominateurs toujours, même s'ils se querellent entre eux, triomphent ou rétrocèdent les uns par rapport aux autres, au gré des luttes humaines. Enlil avait régné sur Ur ; quand Babylone triomphera, son dieu Mardouk imposera aux autres sa supériorité. Plus tard, l'Assyrie empruntera son nom à Assur, un dieu tiré, lui aussi, du vieux panthéon sumérien du III e millénaire. Imposer la supériorité de son propre dieu, c'est une façon, pour une ville, d'affirmer son autorité. Mais nul ne pourrait, du même coup, déposséder les autres dieux de leurs fonctions : Inanna (la future Ishtar des Babyloniens) représente la fécondité, Enlil tient dans ses mains les destinées et l'ordre de l'univers, Anou est le dieu redoutable du ciel, Enki l'amical et sage dispensateur des sources et de l'eau fécondante.

Ces dieux multiples, omniprésents, régentent tout, ne se laissent jamais oublier au fil des jours. De leurs yeux dilatés d'hypnotiseurs, ils foudroient, tourmentent les humains, sans leur laisser, comme en Egypte, l'espoir d'une éternité désirable. Même le héros Gilgamesh se désespère à l'idée de mourir. Possesseurs de la cité, de tout son terroir, des fruits qu'il porte, les dieux laissent aux prêtres le soin de distribuer aux humains des parcelles de cette terre et de fixer la part des récoltes à rapporter aux temples. Le prêtre à l'origine, puis le roi dans les cités-États et les premiers empires, sont les vicaires des dieux. Ne sont-ils pas chargés d'exécuter les volontés divines, de les déceler grâce à l'interprétation des présages et des oracles ? Ceux-ci sont le secret des temples et le souverain est souvent prisonnier de son rôle. Comme ses sujets, il vit dans la crainte de ne pas saisir pleinement le message des dieux. Ceux-ci, selon la conception mésopotamienne, veulent l'ordre et la prospérité sur la terre, condition de leur propre bonheur. Il est donc normal que la construction des canaux comme l'organisation du commerce, les grands ateliers artisanaux aussi bien que les réformes administratives — celles d'Hammurabi par exemple — se réclament toujours d'un dieu qui en fut l'inspirateur, pour le plus grand bien de la communauté et la gloire du souverain.

La structure sociale entière se rattache ainsi à des sources religieuses. Sans les exigences divines, sans la science de l'interprète capable d'en traduire le langage, sans le souverain soucieux d'obéir aux ordres d'en haut, qui pourrait vivre ? L'obéissance des premières grandes sociétés humaines, la mésopotamienne comme l'égyptienne, n'est donc pas faite seulement de crainte aveugle, elle correspond à une certaine cohérence sociale, on pourrait même dire à une conscience des obligations de la vie collective. Tout est-il pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Doutons-en au nom de notre propre sensibilité, mauvais juge en la matière.

II BARQUES DES FLEUVES, BATEAUX DE LA MÉDITERRANÉE

71 LES MEMOIRES DE LA MEDITERRANEE

Le système des relations méditerranéennes, avant même d'être constitué, se trouve

déséquilibré en direction de l'est. La Méditerranée s'est construite, en effet, à partir des exigences et des possibilités de ces deux personnages énormes, l'un qui touche mal, mais directement à la mer — l'Egypte ; l'autre, la Mésopotamie, qui délègue, en bordure de la « mer Supérieure », l'intermédiaire actif des ports de Syrie. Il n'y aura de navigations régulières qu'au service des puissants, accrochées soit à la Syrie, porte des pays de l'Euphrate, soit aux ports multiples, mauvais mais tous actifs, des bouches du Nil. C'est l'or d'Egypte ou le métal blanc de Babylone qui fabriquent la Méditerranée des échanges, celle qui s'épanouira pleinement avec le IIe millénaire.

Mais il fallait un outil : le bateau, et aussi des hommes, des marins, ce qui ne se fabrique pas d'un coup de baguette. La navigation du IIe millénaire suppose ainsi d'autres navigations plus pauvres, bien antérieures à la gloire des Pharaons. Mais cet autre chapitre de la naissance de la Méditerranée est obscur. Peu de documents. L'archéologie sous-marine nous a bien restitué quelques navires engloutis. Mais la mer est plus jalouse de ses secrets que la terre, conservatrice et fidèle.

Nous connaissons certes les bateaux qui, précocement, sillonnent le Nil, l'Euphrate, le Tigre, même l'Indus, mais fort mal les bateaux de Méditerranée, de l'océan Indien ou de la mer Rouge. Jeunesse de la mer, vieillesse des fleuves ? C'est vite dit. Les barques fluviales circulent au cœur des plus vieilles histoires du monde : elles ont tout de suite leur place dans l'iconographie mésopotamienne ou égyptienne. La navigation maritime reste davantage en marge des premières civilisations et, bien qu'ils remontent à la nuit des temps, ses débuts sont silencieux. Mais pour l'avenir c'est elle qui comptera.

Sur les fleuves de Mésopotamie

Très tôt la batellerie s'est installée sur l'Euphrate et le Tigre, malgré les remous rapides de ce dernier. Des peaux gonflées ont dû être utilisées d'entrée de jeu, bien qu'elles ne soient attestées formellement que sur les monuments assyriens du IX

E

siècle avant notre ère : des soldats à califourchon sur des outres passent une rivière pour attaquer une ville ; d'autres fuient l'ennemi sur ces mêmes chevaux étranges ; ou bien, liées les unes aux autres, des outres soutiennent un large radeau : ce sont les kalakkus babyloniens, capables (comme les keleks arabes d'aujourd'hui qui utilisent souvent des centaines de peaux gonflées) de transporter à la descente, au fil du courant, de très lourdes charges. Arrivés à destination, bois et cordages étaient vendus, les outres dégonflées rejoignaient à dos d'âne leur point de départ.

Les plus anciens sceaux cylindriques sumériens (fin du IVe millénaire) montrent des bateaux utilisés pour les processions rituelles. Dépourvus de mât, leurs deux extrémités relevées fortement au-dessus de l'eau par des cordes tendues, ils étaient faits de roseaux assemblés ou tressés, telles ces embarcations qu'on trouve de nos jours sur l'Euphrate, simples cadres de vannerie enduits de bitume ou recouverts de cuir. Vers 3000 avant J.-C., des bateaux allongés en forme de canoë étaient utilisés pour la chasse au buffle sauvage dans les marais et un modèle en argent de ce type, découvert dans le cimetière royal d'Ur, compte sept bancs et six paires de rames.

À la descente des fleuves, ces bateaux étaient guidés à la perche, mais propulsés à la rame ou tirés par des haleurs à la remontée. La voile ne peut avoir beaucoup tardé :

LA DOUBLE NAISSANCE DE LA MER

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les relations par le golfe Persique, vers l'île de Bahreïn et, sans doute, jusqu'à la côte de l'Inde, impliquent l'usage de la voile et d'embarcations marines. Or ces communications existent dès le IIIe millénaire. Il est vrai qu'elles n'ont pas, à cette époque, la densité obligatoire des trafics fluviaux. On ne saurait dire, en effet, à quel point la Mésopotamie se trouve condamnée, par sa nature même, aux échanges internes : la basse partie de la plaine, avec ses villes nombreuses, a besoin des pierres, du bois, du bitume, du cuivre, du vin, du bétail que la Haute-Mésopotamie produit ou importe de pays voisins. Toutes ces marchandises peuvent prendre la voie d'eau à la descente. À la montée, par les bateaux et les bêtes de somme, s'expédient du blé, des dattes, même des roseaux pour la construction des maisons, bientôt des objets manufacturés.

Les textes du IIe millénaire décrivent cette activité : la construction des bateaux dans les arsenaux fluviaux, les voyages, les trafics, les procès auxquels les accidents donnaient lieu. Ce gouverneur du temps d'Hammurabi presse un de ses subordonnés d'activer la construction d'une embarcation : « Livre-lui sans réserve [au fabricant] le grain et les dattes qu'il te réclamera pour les vanniers... et [les autres] ouvriers non spécialisés. » A un autre constructeur du même chantier de Larsa, « qu'on remette ce qu'il faut d'ais et de poutres pour confectionner une péniche ». A cette époque, donc, les bateaux utilisent à la fois le roseau et le bois. Il est fréquent que le propriétaire du bateau ne le conduise pas lui-même, mais le loue à un batelier. Le code d'Hammurabi prévoit le cas où le batelier négligent aura laissé se détériorer sa barque : il devra alors payer les dégâts. S'il laisse sombrer navire et cargaison, il sera condamné à rembourser le tout au propriétaire. À moins qu'il n'ait eu l'esprit et la possibilité de renflouer le bateau naufragé, auquel cas il ne donnera au propriétaire « que la moitié de son argent ». N'y a-t-il pas là déjà, entre employeurs et employés, des rapports qui évoquent une société capitaliste ?

En Egypte, sur le Nil

Tout proclame l'importance de la batellerie égyptienne : de multiples documents écrits ou dessinés ; plus de quatre-vingts mots pour désigner les types de bateaux et de barques, équipés de façons diverses ; et la religion elle-même, pénétrée de termes et d'images nautiques. Les dieux, les pharaons ont leur barque, le voyage des morts vers leur juge s'imagine comme un voyage sur le fleuve familier.

Dès la période prédynastique, les bateaux sillonnent le Nil. Sur telle poterie du British Muséum, sur tel vase de pierre du musée de Chicago, à peu près de la même époque (entre 3500 et 3200), sur le manche d'ivoire du merveilleux couteau de Gebel el-Arak, voguent des embarcations à la voile carrée dont poupes et proues sont fortement relevées, presque à la verticale : ce sont les formes typiques du bateau de roseaux mésopotamien. Plus familière, en Egypte, est la barque longue et plate, faite de faisceaux de papyrus soigneusement liés : ses deux extrémités se relèvent légèrement ', son faible tirant d'eau lui permet de circuler sur les eaux peu profondes des marais ou du fleuve encombré de bancs de sable. C'est la barque des scènes de chasse ou de pêche, celle qui, invariablement, sur les murs des tombeaux égyptiens, emmène les morts vers leur dernier voyage.

C'est sur ce modèle que sera conçu, développé, agrandi le navire égyptien de commerce ou de guerre, ou fluvial, ou marin. Le progrès consistera à remplacer le

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papyrus par le bois, mais le bois, ou plus exactement le bon bois, fait défaut en Egypte. Seront utilisés, outre le cèdre importé du Liban, le sycomore et l'acacia de l'actuelle région de Khartoum, débités en madriers courts et épais qu'assemblent solidement des chevilles, des mortaises, voire des joints en queue d'aronde, parfois de simples courroies de cuir. Le fond est plat, l'ensemble du navire par son incurvation rappelle la ligne de la barque en papyrus. Pas de quille ; des traverses consolident la coque et la courbure n'est maintenue que par un gros câble, qui va de l'avant à l'arrière et peut se tendre à volonté. Le mât bipode, rejeté vers l'avant dans les embarcations primitives, fera place ensuite à un mât central qui supporte une voile quadrangulaire.

La voile a fait son apparition dès le IVe millénaire. La remontée du Nil est assurée à l'occasion par le halage ou par les rames, mais les vents du nord soufflent presque toute l'année en Egypte : ils ont naturellement généralisé l'usage de la voile pour remonter le fleuve. D'ailleurs la langue égyptienne emploie deux mots différents pour désigner le voyage : l'un se transcrit par le signe du bateau à voile déployée — c'est le voyage vers le sud ; l'autre par le signe du bateau à voile roulée — c'est le voyage vers le nord, lequel ne demande que la seule force entraînante du courant.

Les premiers marins dans la nuit des temps

Il serait passionnant d'assister aux « navigations sauvages » qui, les premières, en Méditerranée et ailleurs, bravèrent les dangers de la mer. N'y comptons pas ! Nous allons discuter, discuter, sans arriver, hélas, à des conclusions fermes. Les rares témoignages, quand ils existent, sont d'interprétation difficile.

Les premières navigations ont dû s'esquisser très tôt, entre le Xe et le VIIe millénaire. Mais les preuves sont fragiles. Nul ne se prononcera ainsi, avec assurance, à propos de ces dessins énigmatiques gravés dans des grottes, près de Santander — sur l'océan, ou près de Malaga — sur la Méditerranée. Faut-il y voir des embarcations paléolithiques ? Oui, disait l'abbé Breuil. Mais, jusqu'à plus ample informé, ce n'est pas se placer du côté de la prudence. De même, aucune preuve formelle ne corrobore les hypothèses de certains géographes sur la naissance de la navigation, soit sur la mer Rouge, soit entre la côte d'Asie Mineure et les grosses îles proches de l'Egée. À l'appui de cette dernière supposition, le fait que la Crète ou Chypre aient été peuplées, semble-t-il, au début du Néolithique, en gros vers le VIIe ou VI e millénaire. Ces premiers habitants n'ont pu arriver que par mer. Des radeaux ou esquifs primitifs, sinon des bateaux véritables, existaient donc dès le VIIe millénaire. Probablement plus tôt, et il n'est pas exclu qu'on trouve un jour, dans telle ou telle île qui n'a jamais été reliée au continent, notamment à Chypre où toutes les grottes-abris n'ont pas encore été prospectéesl, des traces de peuplement ou mésolithique ou même paléolithique ; du coup notre problème prendrait des dimensions nouvelles.

Je crois personnellement, sans preuves suffisantes, à l'ancienneté des navigations sauvages. Tout d'abord, elles ne représentent pas la quadrature du cercle. Des sociétés primitives surmontent les dangers de l'eau marine ; que l'on songe aux radeaux des Amérindiens ou, sur les côtes du Pérou, à ces barques faites de joncs liés — les caballitos, les petits chevaux, sur lesquels les pêcheurs, face à la vague, s'aventurent au large ! D'autre part, en ce qui concerne la Méditerranée, un cabotage précoce semble seul expliquer certaines diffusions.

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Ainsi l'expansion de la céramique dite cordiale (imprimée sur l'argile fraîche à l'aide d'un coquillage, le cardium) serait, pense-t-on, l'œuvre d'un cabotage primitif, peut-être à partir du golfe d'Alexandrette en arrière de Chypre. De là, des radeaux auraient gagné la Grèce, l'Italie, la Provence, l'Espagne, la Sicile, Malte, voire les rivages d'Afrique du Nord. Sur toutes ces côtes, en effet, on retrouve des tessons imprimés qu'on datait autrefois du IIIe millénaire, mais que des fouilles récentes obligent à ramener loin en arrière. Quand exactement ? En Thessalie, ils ont été datés de la fin du VIe millénaire. En Occident, on en discute et discutera encore : Ve ? IVe millénaire 2 ? Ce qui est sûr, c'est que cette céramique correspond partout à la diffusion des premières agricultures néolithiques.

C'est par mer aussi qu'ont dû cheminer les deux vagues de colonisateurs qui ont apporté très tôt à la Grèce précéramique, venant d'Asie Mineure, les secrets d'une agriculture rudimentaire (la première, à la rigueur, aurait pu emprunter le chemin terrestre, si le continent égéen n'avait pas encore disparu à cette époque).

Syrie, Egypte et mer Rouge

On ne trouvera une chronologie plus solide, moins aléatoire, qu'en laissant passer les siècles et en regardant l'heure à la grosse horloge, si l'on peut dire, de l'Egypte.

Très tôt des navires égyptiens ont fait le double voyage de Byblos et de la mer Rouge. Quand exactement, nul ne le sait au juste. Mais dès l'époque prédynastique arrivait en Egypte l'huile de Syrie, dans des céramiques non égyptiennes. Et vers 2600, on connaît parfaitement les liaisons importantes déjà de l'Egypte avec Byblos et, par Byblos, avec les cèdres du Liban, le bitume de la mer Morte, l'or du Taurus, l'huile et le vin de Syrie. Les bateaux qui ne cessent de faire ce voyage, dans un sens et dans l'autre, sont connus vers le milieu du IIIe millénaire sous le nom de « bateaux de Byblos », mais si l'Egypte certainement les a financés, si les formes en sont égyptiennes, on ne sait exactement s'ils étaient construits à Byblos ou en Egypte, ni si leurs équipages étaient de l'une ou de l'autre nation, ou des deux.

Que ce soient là de grosses entreprises, le nombre des bateaux représentés à Saqqarah pour l'expédition du roi Sahura le prouve déjà. Plus encore la vaste organisation qui se découvre centrée bizarrement sur l'île d'Éléphantine, à la grosse rupture de la première cataracte du Nil. A l'époque des Pyramides, au XXVe siècle, les « fonctionnaires » royaux d'Éléphantine, que l'on peut considérer comme des entrepreneurs et soupçonner à la rigueur d'être des capitalistes (si l'on en juge par le luxe de leurs tombes), ont le contrôle des transports de granit jusqu'à la capitale Memphis, par les bateaux du Nil ; ils contrôlent aussi les carrières de la zone désertique, l'acheminement des blocs jusqu'au fleuve, les routes de Coptos à Koseir sur la mer Rouge, les mines de turquoise du Sinaï, enfin les relations maritimes avec le pays de Pount par la mer Rouge, mais aussi avec la Syrie. Il y a ainsi de curieuses liaisons entre les chemins de terre, les routes de mer, les batelleries du Nil, entre le

1. C'est aujourd'hui chose faite avec le site d'Aetokremnos sur la péninsule d'Akrotiri. (J.G.)

2. Les datations « calibrées » placent aujourd'hui le cardial au VIe millénaire. (J.G.)

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granit de Haute-Égypte et les billes de cèdre de Byblos. Ceci entrevu laisse rêveur et fait imaginer, dès le xxve siècle, des ports actifs dans le Delta. Tout, hélas, en a disparu sous le limon.

Quelque mille ans plus tard, sous la XVIIIe dynastie, une peinture de Thèbes représente des bateaux montés par des Cananéens (comme on appelle à cette époque les peuples de la côte syrienne, ancêtres des Phéniciens) et qui déchargent sur un quai des marchandises de leur pays. Ce sont des navires de type égyptien indubitablement, semblables, bien que plus ronds, à ceux que le roi Sahura expédiait à Byblos, avec les mêmes extrémités relevées presque à angle droit. Les bateaux que la reine Hatschepsout (XVIIIe dynastie) lance, pour son expédition maritime de 1480 vers « le pays de Pount », peut-être la Somalie, sont plus allongés et plus bas sur l'eau, mais leur gréement est le même. Les mâts se dressent au milieu de la coque et portent une grande voile carrée ; deux longues pagaies servent de gouvernail. Cent ans plus tard, le beau modèle à voile, entièrement gréé, de la tombe de Toutankhamon est semblable, en tous points, aux coques et mâtures du voyage au pays de Pount. Seul le système de gouvernail est différent.

La caractéristique de ces navires de type égypto-syrien est de marcher presque exclusivement à la voile. Contrairement aux petits bateaux du Nil qui utilisent largement la rame, ces gros voiliers ne s'en servent que pour manœuvrer, entrer au port, en sortir.

Toutefois, ne grossissons pas outre mesure les prouesses maritimes de l'Egyptien. À l'aise sur l'eau du Nil, il semble moins tenté de prendre la mer. L'Egypte vit largement sur elle-même, son fleuve, ses terres inondables. Le monde lointain l'intéresse sans la passionner. Ou plutôt il vient à elle, attiré par sa richesse. Pourquoi aller à sa recherche ? Le commerce extérieur sera souvent entre les mains d'étrangers installés sur les bouches du Nil, Cananéens, Crétois, Phéniciens, Grecs finalement. Après tout, le premier « canal de Suez» ne sera creusé qu'en 610-595 avant J.-C., sous Néchao. Il liait le bras oriental du Nil au lac Tinset et aux lacs Amers et, selon Hérodote, deux navires de mer pouvaient y passer de front. Chef-d'œuvre assurément, mais tardif ; il sera achevé, ou plutôt recreusé par Darius. De même, c'est Alexandre le Grand qui donne à l'Egypte son premier grand équipement portuaire en créant Alexandrie. Or, dès 2150, les Égyptiens n'avaient pas hésité à ouvrir des chenaux dans le dur granit de la première cataracte du Nil, à Assouan. Cette précocité de l'équipement fluvial contraste tout de même avec l'intérêt plus épisodique et tardif pour la mer.

Le vrai personnage : la Méditerranée du Levant

Il est douteux que les navires d'Egypte, sauf exception, aient maîtrisé d'autre route en Méditerranée que celle, commode et bien reconnue, qui va du Delta à la Syrie ; quatre à huit jours de mer, à l'aller comme au retour. Les progrès décisifs de la navigation sont venus d'ailleurs et ne se devinent que dans le cadre composite des mers du Levant : les côtes de Phénicie, les îles et rivages de l'Egée, la grande île de Crète et le pays grec lui-même.

Ici encore, rien n'est clair. Que de doutes et de discussions ! La seule chose sûre, c'est que la mer a été efficacement vaincue, au cours du IIe millénaire, à travers l'Egée et l'ensemble des mers du Levant. Ceci dit, dès que l'on veut préciser les circons-tances, la chronologie, les raisons et conditions techniques de cette victoire, ou les types de bateaux mis en cause, tout devient compliqué. Les images qu'on a pu réunir,

LA DOUBLE NAISSANCE DE LA MER

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documentation essentielle en ce débat, suscitent des interprétations et des hypothèses fort loin d'être concordantes.

Spyridon Marinatos, historien méticuleux et bien informé, a dressé (1933) le catalogue de soixante-neuf dessins de navires anciens de l'Egée ; de son côté, Diana Woolner (1957) a recensé et reproduit trente-huit graffiti de bateaux, gravés sur un pilier à Malte, dans le grand temple mégalithique de Hal Tarxien. Plus de cent navires sont donc à notre disposition et nous voilà pourtant déçus ! Les dessins trop souvent sont incorrects, schématiques ; ils ignorent toute règle de perspective. Les quelques modèles retrouvés, généralement d'argile, sont grossièrement ébauchés. Rien, ici, de la précision égyptienne. Sauf les graffiti maltais dessinés avec une pointe dans la pierre, ces bateaux se retrouvent aux flancs de vases, d'ustensiles divers, sur des cachets ou des cylindres, sur des bagues, des tablettes en écriture hiéroglyphique. Et leurs dates, souvent incertaines, s'échelonnent sur plus d'un millénaire.

Cependant, l'architecture navale évoluant à peine sur des siècles et des siècles de distance (les nouveaux types, en tout cas, n'excluent généralement pas les vieux), il n'y a pas d'inconvénient majeur à lancer toute cette flotte, d'un seul coup, à la mer, sans tenir compte des dates éventuelles des esquifs. Ils flottent ainsi tous de conserve, comme s'ils pouvaient ensemble gagner les ports du Delta égyptien, ou la rade d'Ugarit pour y débarquer le blé que, vers 1200, réclame à cor et à cri le roi hittite, pour ses villes affamées.

Que faut-il chercher à comprendre ? Des choses simples assurément. Tout d'abord distinguer, si possible, la proue de la poupe, savoir dans quel sens marchent nos navires. La réponse est donnée par la disposition des rames, quand celles-ci sont représentées. En effet, le rameur grec, comme ses prédécesseurs mycéniens et crétois, rame le dos tourné à la direction de la marche, contrairement au gondolier vénitien, par exemple, qui debout à l'arrière de sa barque se tourne vers le but qu'il s'assigne. Autre critère : si la largeur du navire est décelable (c'est le cas dans un modèle), alors l'avant, la proue, sera la partie la plus épaisse, car c'est à l'arrière que le bateau s'affine, selon une loi que l'avion lui-même doit respecter, pour éviter les remous de l'air : ainsi le veut la théorie des « corps en forme de poisson ». Lorsque le vaisseau a un gouvernail, formé d'une ou deux rames pivotantes, le problème est résolu : celles-ci sont naturellement à l'arrière.

Le lecteur remarquera que la poupe des navires égéens est souvent plus élevée que la proue, mais la règle n'est pas absolue et la distinction de la poupe et de la proue reste malaisée.

D'autres questions se posent encore : la barque, par exemple, est-elle pontée ? En son entier ou partiellement ? A-t-elle des bancs, des rames, des mâts, des voiles ? Les navires égéens, pourvus largement de rames, n'ont pas toujours l'arme supplémentaire de la voile. Quand elle existe, celle-ci est carrée, verguée, formée parfois de deux voiles carrées, mais attachées l'une à côté de l'autre, à la même vergue et à un seul mât. Cette voilure double tendra à disparaître, bien qu'un exemple tardif en soit fourni encore par un navire de Pompéi.

Le nombre de rames, généralement indiqué avec précision (15 au maximum), a permis à S. Marinatos de calculer les longueurs éventuelles de certains bateaux (en estimant la distance entre deux rameurs à 90 cm) : soit une vingtaine de mètres au maximum (compte tenu des espaces sans rames) pour les plus grands bateaux de quinze rames, beaucoup moins généralement puisque la majorité des embarcations ne dépassent pas cinq rameurs. Il s'agit donc dans l'ensemble de petits navires, longs, légers, à un seul mât, marchant à la rame, s'aidant, le cas échéant, de la voile.

77 LES MEMOIRES DE LA MEDITERRANEE

Mais l'important est que, très tôt, dès le Minoen moyen (avant 2000), on distingue, à côté de ces navires, des bateaux sans rames, avec un tillac complet (ceci est attesté d'une façon sûre par un modèle d'argile de 1500 avant J.-C. environ), beaucoup moins étroits que les précédents. Ils évoquent un voilier de charge, plus important peut-être que les autres navires crétois, et annoncent longtemps à l'avance la traditionnelle division de la marine méditerranéenne : bateaux longs, rapides, de guerre ou de pirates, à rames ; navires ronds de commerce, bons chargeurs, à voile. Nous pensons avec Kirk que l'alternance, par périodes, dans la représentation artistique de bateaux longs et de bateaux ronds, ne peut correspondre à une préférence des marins de l'époque pour tel ou tel type, mais à des modes artistiques successives. Les deux formes ont coexisté dans la flotte égéenne, le navire long ayant généralement une proue basse avec une sorte d'éperon, une poupe relevée ; le navire rond une poupe et une proue également hautes et recourbées, comme on le voit encore sur les belles poteries tardives de Chypre.

L'éperon, la quille : une évolution possible

L'origine de l'éperon est un problème crucial. Quand l'évolution sera achevée, au Ier millénaire, toute la force du navire de guerre, phénicien ou grec, aboutira à cette arme dangereuse qui prolonge en pointe aiguë, à l'avant, la quille du bateau. Or il semble bien que l'éperon soit un développement égéen du bateau long.

Sur les premiers modèles que l'on connaisse dans les Cyclades (d'après les « poêles » de Syros), l'avant du bateau se prolonge curieusement en une arête externe, qui ne peut manquer d'évoquer l'éperon. On retrouve cette arête dans une série de dessins et de modèles d'argile. Kirk (1949) a sans doute raison de penser, d'une part, qu'il s'agit bien là de l'ancêtre de l'éperon ; d'autre part, qu'il n'a pas été conçu alors comme un instrument de guerre. L'usage premier de cette pièce de bois (qui peut dépasser à la poupe comme à la proue) est de consolider la structure du bateau, en particulier cette partie avant exposée au choc des vagues et qui souffre, chaque fois que l'embarcation est tirée sur le sable des plages (d'où la courbure vers le haut des éperons primitifs). Le premier éperon droit ou recourbé serait ainsi le simple prolongement des pièces de bois longitudinales de la quille, de cette arête, de cette poutre, à partir de laquelle se construit la carcasse du vaisseau égéen.

Or il s'agit là d'une originalité évidente. Le vaisseau égyptien, les bateaux de Canaan au IIe millénaire encore, n'ont ni quille, ni éperon, ni carcasse. Et s'il est possible que le bateau rond crétois, apparu au IIe millénaire, soit avec ses deux extrémités recourbées une imitation du bateau syro-égyptien, il est certain que « les Égéens ont réalisé un grand progrès en ajoutant, à ce type très pratique, les éléments fondamentaux de leur construction navale, la carène et la carcasse. Ainsi a été créé un type de vaisseau stable et solide, qui subsiste encore aujourd'hui » sur les côtes grecques. En fait, c'est le premier bateau de transport vraiment adapté à la mer.

Et les « Phéniciens » dans tout cela ?

Qui s'étonnerait que les intermédiaires-nés du Levant, les rouliers de la côte syrienne habitués depuis longtemps aux trafics de l'Egypte, se soient emparés

LA DOUBLE NAISSANCE DE LA MER

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rapidement de ce bateau égéen ? Ils l'ont vu naître, les navires crétois ayant fréquenté les ports de la côte syrienne bien avant de se rendre dans les ports du Delta. D'ailleurs, passent quelques siècles, et il n'y aura plus un seul type de bateau connu en Méditerranée qui n'ait été adopté — et adapté — par les Phéniciens, ces héritiers directs de la Syrie du IIe millénaire.

Le navire long égéen, avec ses rameurs et son éperon, maintenant parfaitement développé, apparaît pour la première fois sur un bas-relief de Karatepe, zone d'influence phénicienne dans les anciens pays hittites, vers le VIII

E siècle. Est-ce aux

Phéniciens ou aux Mycéniens de jadis qu'il doit cette perfection qui en fera, un peu plus tard, le bateau long classique de la Méditerranée, celui qu'on voit sur un ivoire de Sparte et sur tant de vases géométriques et à figures noires, celui que Sidon choisissait encore comme emblème de sa monnaie au V

E siècle, de même que l'île

grecque de Samos ? Ce type de navire sera encore amélioré par les Grecs qui l'allégeront considérablement, en renonçant à le ponter. Ils pourront, alors, lui donner jusqu'à trente et trente-cinq mètres de longueur et faire passer le nombre des rameurs à cinquante : c'est la célèbre pentécontore, que la flotte athénienne, selon Thucydide, utilisera largement jusqu'à la bataille de Sala-mine (480). Ensuite s'affirmera le triomphe de la trirème à trois rangs superposés de rameurs.

Par contre, c'est à tort que, sur la foi de quelques dessins de vases grecs à la perspective trompeuse, on a attribué aux Grecs l'invention de la birème. Un document, parfaitement clair celui-ci, prouve le contraire. Sur les murs du palais de Ninive, la flotte phénicienne fuit le port de Tyr, avant l'attaque de la ville par Sennachérib (700 avant J.-C.) : des bateaux ronds, aux extrémités symétriquement relevées, voguent de conserve avec des bateaux longs aux éperons pointus. La leçon égéenne a donc été complètement assimilée. Une innovation toutefois : ces bateaux ont tous, maintenant, deux rangées superposées de rameurs. C'est la birème, dont on a peut-être d'ailleurs exagéré l'importance. Selon Kirk, les Grecs l'auraient bien empruntée ensuite aux Phéniciens, tardivement, au VI

E siècle, mais pour un instant

seulement, et lui auraient préféré la pentécontore, beaucoup plus sûre en mer. Les Phéniciens eux-mêmes n'auraient utilisé la birème que par temps calmes, au voisinage de leurs côtes.

À la même époque, pour les convois côtiers de bois dont nous avons déjà parlé, les Phéniciens utilisaient aussi ces bateaux d'origine plus mystérieuse que les Grecs appelaient hippoi, parce que leur proue s'orne d'une tête de cheval. C'est sur un tel bateau que le roi Assurbanipal chassait sur les eaux du Tigre et sans doute cet esquif a-t-il couru avec les Phéniciens toute la Méditerranée, si l'on en juge par un bijou phénicien trouvé à Aliseda, en Espagne. Selon Strabon, d'ailleurs, il était encore en usage en Méditerranée à la fin du I

ER siècle après J.-C. et, il y a une cinquantaine

d'années seulement, les pêcheurs des côtes de Cadix aimaient sculpter, sur leurs proues, une tête de cheval.

Le rendez-vous de Malte

Les graffiti du troisième temple de Hal Tarxien, à Malte, nous ont jusqu'ici peu servi. La lecture n'en est pas aisée. Ces marins qui dessinent des ex-voto sur le pilier de pierre d'une chapelle (sans doute abandonnée après 1500 avant J.-C.1) essaient de rendre grâces, après un voyage mouvementé ou un naufrage, à quelque déesse-mère,

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déjà une « maris Stella ». Le temple se trouve près du grand port naturel où s'installera, bien plus tard, la ville de La Valette, et qui, à chaque automne et au début de chaque hiver, est le refuge des navires qui se sont hasardés en mer et que le mauvais temps surprend.

Malheureusement ces dessins, partiellement effacés, se superposent : chaque fidèle dessine son bateau à hauteur de main, comme ses prédécesseurs et comme ceux qui les suivront. Et sur la pierre calcaire, tout dessin nouveau, avec ses traits blancs, lumineux, efface un instant les graffiti antérieurs. Puis le temps vient et le confond parmi les autres.

Pris dans leur ensemble, ces quarante dessins ont un sens : ils prouvent que, dès la première moitié du IIe millénaire, Malte est touchée par une navigation que, pour une

fois, nous n'avons pas besoin d'imaginer. Malmenés ou non par la mer, des navires

arrivent en vue de Malte et y abordent. Ceux qui ont fait le voyage sans histoire, à la bonne saison, ne sont pas forcément venus se joindre au cortège des ex-voto. Mais

leur existence n'en est pas moins certaine.

Sur le type de ces bateaux, on pourrait épiloguer. Le trait à retenir c'est leur diversité. J'y vois, d'accord avec Diana Woolner qui a étudié et publié ces graffiti (1957), un certain nombre de bateaux égéens, crétois, mycéniens, proues et poupes relevées. Cette première constatation importante va de soi. Je vois aussi, avec Diana Woolner, au moins un bateau de type égyptien, voire plusieurs. N'en concluons pas que des bateaux égyptiens jetaient l'ancre à Malte. Même l'hypothèse ancienne d'Eduard Meyer qui les faisait aborder en Crète paraît aujourd'hui très douteuse : les sculptures ou les vases égyptiens qu'on a trouvés dans l'île y ont vraisemblablement été ramenés par des bateaux crétois, soit d'Egypte même, soit des côtes syriennes. A plus forte raison est-il difficile d'imaginer des Égyptiens à Malte ! Mais, dans la première moitié du IIe millénaire, les bateaux de la côte syrienne, nous l'avons vu, sont de type égyptien. On connaît leurs relations avec l'Egypte, leur commerce actif dans le Levant. Ils ont pu aussi commencer, en compagnie de navires de l'Egée, à explorer les mers d'Occident. C'est à nouveau le problème obscur des relations avec l'Occident méditerranéen qui se pose ici1. Si des Égéens et des Syriens abordent à Malte au début ou au milieu du second millénaire, ils ne s'en tiennent sans doute pas là. L'île ne se trouve-t-elle pas au centre d'un système d'échanges ? Elle reçoit notamment l'obsidienne de Pantelleria et des îles Lipari, qu'on retrouve aussi dans l'Italie méridionale, jusqu'à Lucera. Et ne trouve-t-on pas, aux Lipari et en Italie, des céramiques mycéniennes ?

Le rendez-vous des bateaux de Malte n'infirme pas ces indications de l'archéologie, au contraire. Et il s'accorde aussi avec les hypothèses générales que peut faire naître le phénomène très curieux des mégalithes.

1. On retient aujourd'hui la date de 2500 avant J.-C. Q.G.)

1. Si les bateaux figurés à Tarxien sont contemporains du temple, ils doivent être datés du III e millénaire. Ce développement sur les contacts avec l'Egée au IIe millénaire est donc anachronique par rapport aux dessins évoqués. (J.G.)

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III

L'EXPANSION DES MÉGALITHES EXPLIQUE-T-ELLE LA MÉDITERRANÉE PRIMITIVE ?

Je n'aborde pas ici le problème obscur du mégalithisme pour le seul plaisir de présenter quelques images d'un monde étrange et resté mystérieux. C'est la mer sauvage, insaisissable, qui me préoccupe encore. Le lecteur a vu que la recherche des premiers bateaux ne permet guère de la ressaisir à ses origines, que le courant nous fait obstinément dériver vers des temps plus tardifs et plus clairs. Les mégalithes permettent-ils un retour en arrière ?

Malheureusement c'est l'impression d'un rêve perdu, d'un problème dont on ne trouvera sans doute jamais la solution, que laisse toute étude sans passion du mégalithisme. On le regrette d'autant plus que l'espace entier de la Méditerranée se trouve concerné par un phénomène ample dont les analogies, d'un point à l'autre, sont indubitables et qui suggère une certaine unité des trafics. Mais les données du problème ne sont pas nettes.

S'agit-il même d'un seul problème? Faire des mégalithes, ces grandes, parfois énormes pierres utilisées à l'état brut, le symbole d'une culture particulière ne soulève pas de difficulté a priori. Encore faut-il que le symbole soit toujours présent à côté des mêmes éléments de culture.

En ce qui concerne les mégalithes eux-mêmes, la terminologie, d'origine française ou mieux bretonne, nous est familière : menhirs, ce sont des pierres dressées à la verticale ; dolmens, des murs de plusieurs pierres dressées, recouverts de dalles horizontales. Le lecteur connaît aussi, à coup sûr, en Bretagne ces alignements et cercles (cromlechs) de menhirs ; ou à Stonehenge, près de Salisbury, en Angleterre, l'ensemble impressionnant, malgré son délabrement actuel, dressé entre 1700 et 1500 avant notre ère : plusieurs cercles concentriques d'immenses pierres bleues, maintenues par des dalles en linteaux — le tout amené de carrières montagneuses, situées à deux cent quatre-vingts kilomètres de l'ensemble. L'histoire des Celtes et des cultes druidiques a toujours été associée à ces pierres dont la tradition assurait le caractère sacré. Ce n'est qu'assez récemment qu'on y a reconnu le signe d'une culture beaucoup plus étendue et probablement d'origine méditerranéenne.

Autres signes de cette culture, les tombes collectives à chambres multiples, couvertes ou non de fausses coupoles, c'est-à-dire de pierres avançant légèrement les unes par rapport aux autres et finissant par se rejoindre au sommet, l'accès à ces tombes se faisant, ou non, par un long couloir. Que le lecteur, au courant de l'archéologie classique, se reporte en esprit à la tombe de Mycènes, dite à tort Trésor d'Atrée, tombe circulaire (tholos) précédée d'un couloir (dromos). Ces tombes collectives peuvent évidemment varier de forme et de plan général.

Derniers signes, mais capitaux : 1) Les monuments mégalithiques sont liés au culte de la déesse-mère, représentée

de mille façons, visages schématisés où les yeux ont une place particulière, stèles de pierre où, sous l'ombre d'un visage, deux bras arrondis ébauchent une forme corporelle, etc.

2) Les mégalithes sont liés d'ordinaire à la métallurgie du cuivre ou du bronze, comme le montre en clair l'exemple de l'Espagne du Levant.

81 LES MEMOIRES DE LA MEDITERRANEE

3) Ces mégalithes sont liés aussi en Occident à une certaine vie agricole qui les a souvent d'ailleurs précédés. Il y a donc corrélation, en gros, entre une sédentarisation, un enracinement des villages d'une part, un nouveau culte et la technique du métal d'autre part, apportés par des immigrations (peut-être des « forgerons » ambulants), ou se diffusant à partir de quelques foyers, par simple imitation *,

Dans ces conditions, on devine, à l'avance, les difficultés de l'interprétation : chronologie incertaine — mais c'est la règle du jeu en ces domaines de la Préhistoire — ; culture incomplète, tel ou tel élément manquant à l'appel, d'autres se présentant de façon insolite.

À l'eau marine les premiers rôles

Cependant un trait d'ensemble apparaît hors de doute. Comme des milliers de monuments mégalithiques ont déjà été repérés, une masse considérable de points peuvent être reportés sur la carte du monde, depuis le Siam, l'Inde ou Madagascar jusqu'au Nord de l'Europe. Si, dans cet ensemble trop vaste et chronologiquement peu cohérent, on considère la seule aire méditerranéenne et européenne, une conclusion s'impose : il s'agit d'une diffusion à partir de voyages maritimes. Ces monuments se situent avant tout dans des zones littorales, particulièrement dans des îles : Malte, la Sardaigne, les Baléares, l'Angleterre, l'Irlande, Seeland (l'île danoise où ont été recensés plus de 3 500 monuments de ce type), ou sur les côtes d'Afrique du Nord, de Provence, d'Espagne, de Bretagne. En Bretagne, où ils abondent, ils résulteraient, entre le IIe et le Ier millénaire1, de voyages en direction de l'or d'Irlande et de l'étain de Cornouailles, la presqu'île jouant le rôle de relais indispensable. En Méditerranée la zone concernée fait penser à celle, beaucoup plus restreinte et ancienne (quelque deux millénaires plus tôt), de la céramique cardiale.

Cette civilisation des pierres colossales s'est propagée de toute évidence par les routes sans fin de la mer et non pas, comme on le croyait hier encore, à la suite des conquêtes de peuples de cavaliers. La mer ayant repris ses droits, la tentation est grande d'attribuer le rôle moteur à la Méditerranée. Nous avons, pour ce faire, la caution d'un congrès de spécialistes réunis à Paris (1961). Tout serait parti, une fois de plus, des espaces liquides et solides du Proche-Orient. Et les fouilles du professeur M. Stekelis, en datant les menhirs de Palestine et du Liban entre le Ve et le VIe millénaire avant J.-C., fournissent, jusqu'à mieux informé, un centre possible de dispersion.

1. Fernand Braudel pensait que mégalithes/déesse-mère/métallurgie signaient un même complexe diffusé depuis l'Est méditerranéen. Cet amalgame n'a plus cours (cf. Jean Guilaine, La Mer partagée. La Méditerranée avant l'écriture, 7000-2000 avant J.-C., Paris, 1994.) Sont successivement apparus :

— les premières sociétés agraires et leurs religions (VIII e-VII e millénaires au Proche-Orient, VIe millénaire en Occident) ;

— les mégalithes : les plus anciens se trouvent en Occident et sont datés de - 4500 environ ;

— la métallurgie : précoce en Anatolie et en Europe du Sud-Est (vers - 5000/ - 4500), plus récente en

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Si les choses se sont passées ainsi, le cortège des biens culturels mégalithiques s'est déplacé, en gros, de l'est vers l'ouest. Mais certainement pas selon une progression régulière et à partir d'une source unique. On ne sera donc fixé sur les modes de cette progression, si progression il y a eu, que lorsqu'on aura daté les monuments

mégalithiques, région par région1.

A Malte, temples et dolmens

Les spécialistes ne s'accordent pas du tout, par exemple, sur les dates des temples mégalithiques de Malte, ni même sur celles de la première occupation humaine de l'île (à partir sans doute de la Sicile), marquée par quelques rares tessons de poterie cardiale. En tout cas, de très anciennes tombes collectives ont été dégagées par les fouilles, avec leurs ossements mêlés, recouverts encore de peinture ocre comme de sang humain. Plus tardives sont les immenses catacombes de Hal Saflieni, découvertes en 1901, où gisent plus de sept mille squelettes, aux ossements dispersés comme au hasard.

Très tôt aussi, et c'est l'originalité de Malte, ce qui lui vaut une place à part dans l'histoire des mégalithes, apparaissent de véritables temples. Une douzaine d'entre eux ont été conservés, fort différents les uns des autres, associant les énormes blocs aux pierres ordinaires. À défaut d'une chronologie très sûre, les fouilles poursuivies à travers l'île entière ont permis de classer ces temples les uns par rapport aux autres. Les deux plus anciens à Mgarr présentent un plan en feuille de trèfle, avec trois chambres ovales qui se retrouveront toujours par la suite, dans les temples postérieurs, malgré la complication architecturale progressive qui en fait bientôt d'énormes monuments.

C'est le cas des temples de Ggantija, de Hagiar Kim, de Mnaidra, du fantastique ensemble de Hal Tarxien qui associe en fait plusieurs temples successifs, non loin de la ville actuelle de La Valette.

L'hypothèse de J.D. Evans (1959) est très vraisemblable : ces temples sont, à l'origine, des tombes primitives. Désaffectées en quelque sorte, elles restent consacrées au culte de ces morts qu'il s'agit de se rendre favorables par des rites propitiatoires et des sacrifices. Ainsi s'explique, entre autres choses, la curieuse frise du temple de Hal Tarxien : bélier, porc, chèvre, autant de victimes offertes ! Ici règne la déesse-mère dont de nombreuses images sculptées (non point comme ailleurs de simples statues-menhirs) ont été retrouvées. Leur style varie beaucoup selon les

1. Le carbone 14 a contribué à vieillir considérablement le mégalithisme occidental et notamment atlantique. Le mégalithisme, d'âge néolithique, n'a aucun lien avec la métallurgie dans ces régions occidentales. Q.G.)

1. Depuis 1969, on a pu dater beaucoup de mégalithes. Les mégalithes d'Occident paraissent totalement déconnectés de ceux de la zone méditerra-néenne. Il semble que ce phénomène soit conjointement le résultat de contacts ou de

83 LES MEMOIRES DE LA MEDITERRANEE

époques. Mais la dernière étape des temples (première moitié du IIe millénaire) fait songer, par le style des sculptures, par certains motifs, la spirale entre autres, à une influence directe de l'Egée.

Cette civilisation des temples maltais a été brusquement et totalement détruite, vers 1500 avant J.-C. l, par des envahisseurs originaires, sans doute, de l'Italie méridionale. Aussi bien les graffiti de bateaux dont nous avons parlé, il y a un instant, ne peuvent être postérieurs à ce milieu du IIe millénaire. Mais ces nouveaux venus, destructeurs de la première civilisation insulaire, qui réutiliseront à leur façon les ruines des temples de Hal Tarxien, ont une particularité : ils arrivent avec des armes de cuivre. Cet avantage a sans doute compensé leur infériorité numérique par rapport aux premiers constructeurs des grands temples mégalithiques. De ces constructeurs, rien ne subsistera, ni leur céramique — remplacée par des formes beaucoup plus grossières — ni leur art. Leurs successeurs appartenaient eux-mêmes, cependant, à une culture mégalithique et ce sont eux qui sèmeront l'île de petites tombes à dolmens, assez frustes, où l'on a retrouvé des céramiques caractéristiques de leur occupation.

Malte a peut-être joué un rôle essentiel dans la chaîne du mégalithisme. Peut-être. On l'a beaucoup répété. Mais ne nous laissons-nous pas impressionner par l'exubérance, l'étrangeté grandiose de la pierre maltaise ? Rien ne dit après tout que l'Italie méridionale (Bari, Otrante, Tarente) et la Sicile, où les vastes tombes collectives creusées dans le roc ont laissé des traces abondantes (celles-ci associées au bronze), n'ont pas joué dans cette culture primitive un rôle aussi puissant ou davantage. La petite île perdue dans la mer, développant un fantastique art de la pierre mais ignorante du métal, semble être un cas trop particulier pour avoir joué le rôle de relais culturel, de centre redistributeur du mégalithisme qu'on s'est plu parfois à lui attribuer.

Une étonnante Sardaigne

Aussi étrange et particulière, la Sardaigne mérite qu'on s'arrête un instant à son exemple. C'est une île très curieuse, longtemps vide d'hommes, comme la Corse voisine, et qui, plus que celle-ci enfoncée dans la mer et dans sa propre épaisseur continentale, est peut-être le pays le plus conservateur — à toutes les époques — de la mer Intérieure. Comme à Malte, il y a eu en Sardaigne déviation et dépassement du schéma mégalithique habituel.

Les tombes collectives sont présentes dès l'occupation humaine de l'île, sans doute pas antérieure à 2250 K Ce sont les mystérieuses tombes de Li Mûri, avec leurs pierres levées et leur outillage lithique raffiné — et un peu plus tardives sans doute,

1. On date maintenant l'abandon du temple de Hal Tarxien aux alentours de 2500 avant J.-C. Il n'est pas sûr qu'il s'agisse d'une destruction. Q.G.)

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les tombes taillées dans le rocher qui correspondent à la première culture identifiable de l'île, dite d'Ozieri. Tout semble rattacher ces tombes à une culture orientale, les têtes de taureaux sculptées sur les parois rocheuses, les idoles de type cycladique, des dessins spirales (à Pimenteli) qui sont un emblème de fertilité largement répandu dans l'Orient méditerranéen, de Sumer jusqu'à Troie, à Mycènes et à la Syrie. Mais une influence occidentale s'y mêle, issue en particulier de la France du Sud, et certains objets importés prouvent des contacts avec la Sicile et les îles Britanniques, peut-être l'Irlande.

Un peu plus tard, apparaissent presque en même temps2 des tombes à dolmens (qui évolueront plus tard dans de grandes tombes collectives dites tombes des géants) puis les premiers villages à nuraghi (vers - 1500), ces tours si caractéristiques de l'île, encore qu'assez proches des torri de Corse. De ces tours, plus ou moins bien conservées, on a déjà compté dans l'île six mille cinq cents exemplaires et la liste n'est sûrement pas complète. Leur nom, venu peut-être d'un dialecte pré-indo-européen, voudrait dire amas, ou creux. A l'origine ce sont des tours de garde et de défense, bâties sur une plate-forme avec des pierres sans mortier, disposées en cercles

successifs de plus en plus étroits, ce qui donne à l'intérieur une sorte de tholos, de voûte en encorbellement, à la pente plus ou moins rapide. La construction s'en poursuivra jusqu'à la conquête romaine (238 avant J.-C.) et même au-delà. Cela donne aux nuraghi plus d'un millénaire d'existence, pendant lequel ils se sont compli-qués peu à peu, par ajouts successifs, comme les temples de Malte, s'entourant d'un mur de protection à bonne distance, se renforçant d'autres tours. Avec la pénétration carthaginoise, au VI

E siècle, ils ont dû se protéger contre les machines de guerre ; on

retrouve d'ailleurs, au pied des nuraghi, d'assez nombreux projectiles. Le résultat de ces aménagements et perfectionnements successifs donne l'énorme complexe de Barumini où les fouilles récentes ont distingué au moins deux âges successifs.

Des défenseurs, des familles, des tribus et leurs chefs, parfois des magasins, se sont logés dans ces complexes de pierres massives. Quant à la vie religieuse dont le secret nous échappe, elle tourne autour des tombes des Géants, puis de sanctuaires à puits, ou de temples à enceintes. Ces spectacles évoquent ceux de Malte, ils ne les répètent pas. Et, il faut le noter, ils sont très postérieurs. Ils relèvent cependant d'un même univers de formes.

Contrairement à Malte, la Sardaigne a connu précocement le métal. Des objets sans doute importés, dont le cuivre analysé renvoie à l'Espagne, au Sud de la France, mais aussi à l'Irlande, ont été retrouvés dans les tombes d'Ozieri. Ensuite le travail local a pris rapidement dans cette île minière une place considérable. Nous y reviendrons.

1. Ici encore toute la datation a été remise en cause depuis 1969. Des traces de peuplement paléolithique ont été mises en évidence en Sardaigne dès le XIIIe millénaire (grotte Corbeddu), sans parler de fréquentations plus anciennes possibles. Au VIe millénaire avant J.-C., les néolithiques colonisent Corse et Sardaigne comme les autres régions de la Méditerranée de l'Ouest. (J.G.)

2. Ces lignes ont été écrites à l'époque, aujourd'hui périmée, des chronologies basses, contractées, où toutes les données, largement successives, étaient télescopées. La nouvelle chronologie, beaucoup plus longue, permet de dater la culture d'Ozieri du IVe millénaire, les tombes à dolmens du IIIe, les tombes

85 LES MEMOIRES DE LA MEDITERRANEE

On aimerait savoir à quelle date exactement se sont édifiées les fonderies associées à la vie des temples à enceintes et des nuraghi.

Du Levant espagnol à l'Atlantique

Un voyage dans les Baléares, à Minorque et à Majorque (Ibiza est demeurée inhabitée jusqu'à son occupation par les Carthaginois, en 636 avant J.-C.) offrirait des remarques analogues à celles que l'on peut faire à travers la Méditerranée entière, « depuis Chypre jusqu'à Mycènes en passant par la Crète et les îles de l'Egée », par Malte et surtout la Sardaigne. Le malheur, c'est que les tombes et les tours des deux îles n'ont pas été fouillées systématiquement. Ronds ou carrés, les talayots — c'est un nom local des tours — sont au total un bon millier. Datent-ils seulement du Ier millénaire, c'est possible. Ils ont pourtant eu le temps d'évoluer, d'aboutir à des ensembles de tours et de maisons, le tout encerclé par un mur épais. Ce village près de Lluchmayor, par exemple Capocorp Vell, mesure deux cents mètres de long, quarante de large, possède un mur de trois mètres d'épaisseur, plus sept talayots, trois ronds, quatre de plan carré... Qui pourra démêler le sens culturel et historique de cette architecture mégalithique ?

En Espagne même, la pénétration mégalithique est plus curieuse encore. D'Almeria à l'Ebre et même au Llobregat, la côte méditerranéenne est absolument vide de toute trace de ces constructions. La pénétration semble s'être faite à partir du sud, par une brèche étroite à la hauteur de la célèbre station archéologique de Los Millares (milieu du IIIe millénaire) K Après avoir franchi cette porte d'entrée, les nouveaux venus ont poussé, vers le début du second millénaire, en direction de l'Atlantique, jusqu'au lointain Portugal. Il faudrait, au témoignage des archéologues, parler d'ici d'envahisseurs, car leurs squelettes, nombreux dans les nécropoles, indiquent une autre race que celle qui, jusque-là, était largement en place en Espagne et en Afrique du Nord.

Donc des hommes nouveaux. Et qui connaissent la métallurgie : le mobilier des tombes révèle l'utilisation concomitante du cuivre et de la pierre, poignards de métal ou de silex, hallebardes, admirables pointes de flèches. Surtout, et c'est le fait frappant, ces nouveaux venus se sont hâtés vers les zones minières d'Almeria, de Jaén, de la Sierra Morena, du Bas-Guadalquivir. Ce sont les seules régions qu'ils aient peuplées à l'intérieur des terres. Celles-ci mises à part, leur occupation s'est bornée aux zones côtières. Est-ce l'activité minière, ou l'activité maritime qui fit leur richesse ? Probablement l'une et l'autre. En tout cas, cette prospérité est attestée par l'existence de villes, alors sans équivalent en Occident. Sur l'actuel desplobado (lieu inhabité) de Los Millares, par exemple, dans la province d'Almeria, il faut imaginer une vraie cité, avec ses murailles et ses tours de flanquement, un aqueduc apportant l'eau sur trois kilomètres de distance, de nombreuses et riches nécropoles. L'habitude d'y enterrer les princes, ou les chefs éminents entourés de toute leur famille, évoque «

1. Cette vision diffusionniste à partir de la Méditerranée en direction de l'Atlantique n'est plus d'actualité. Les plus anciens dolmens de la péninsule Ibérique se trouvent sur la façade atlantique et non sur le versant méditerranéen. Le mégalithisme est, en partie, une création occidentale. (J.G.)

LA DOUBLE NAISSANCE DE LA MER

86

une société patriarcale et aristocratique ».

Ces sépultures collectives situent les envahisseurs dans la vaste famille mégalithique, et plus qu'ailleurs encore s'affirment ici des influences orientales1. Dans les tombes de Los Millares, un couloir débouche dans une chambre ronde ou ovale, faite de grandes plaques de pierres dressées, ajustées les unes aux autres avec de l'argile, surmontées d'une fausse coupole, comme dans certains tholoi des bords de l'Egée datant de la première moitié du IIe millénaire. Parfois, devant l'entrée du couloir, un groupe de bétyles, peints en rouge, tout semblables à ceux de Byblos. D'autres tombes, énormes, celles d'Antequera, par exemple, ou de Lacara, près de Merida, ont davantage recours aux lourdes pierres levées de type dolménique ; ou bien ces tombes sont souterraines et alors creusées dans le rocher (ce qui se trouve aussi en Sicile et très fréquemment dans l'Egée), et toujours sur le modèle de la chambre à fausse coupole et à corridor. Martin Almagro Basch n'hésite pas à relier cette architecture, ainsi que la céramique, les armes ou les idoles stylisées qui les accompagnent, à la culture des Cyclades, de 2000 environ à la fin de Mycènes. Une fois de plus, nous retrouvons, mêlées dans une culture mégalithique, l'influence de l'Egée et celle de la Syrie, elles-mêmes en liaison étroite, nous le verrons, dans les mers du Levant cosmopolite, au IIe millénaire.

La discussion reste ouverte

Le problème des mégalithes, que nous n'avons pas suivi au-delà du cadre de la Méditerranée, reste obscur, compliqué, controversé. Est-ce une chasse aux fantômes, comme le dit un archéologue ? Toutes les hypothèses sont encore permises et les spécialistes ne se font pas faute d'en présenter de contradictoires parfois, si elles sont presque toujours suggestives. Que se passerait-il, toutes choses égales d'ailleurs, si l'on nous démontrait noir sur blanc que les dolmens et menhirs de Bretagne remon-tent au IVe millénaire et sont les plus anciens de tous ces ensembles d'Occident1 ? Une thèse toutefois nous paraît spécieuse : pour écarter l'idée d'une origine orientale

et d'une certaine unité de la culture mégalithique, s'appuyant sur le fait que la chronologie existante, nous l'avons dit, ne dessine certainement pas une progression évidente d'est en ouest — elle aboutit à la conclusion que « les idées et les techniques très simples » qui se trouvent à la base du mégalithisme sont nées isolément, « dans une foule de régions » d'Europe et de Méditerranée qui ne communiquent guère entre elles. Est-elle si simple, techniquement, et si naturelle l'idée de transporter les énormes pierres de Stonehenge à partir d'une carrière distante de deux cent quatre-vingts kilomètres ? La construction de très grandes tombes collectives (que G. Bailloud indique à juste titre comme la caractéristique essentielle d'une culture qui inclut aussi bien « les dolmens, les hypogées et les tholoi ») est-elle un trait naturel, prêt à naître spontanément un peu partout ?

1. Rien ne confirme l'origine mégalithique des envahisseurs ni< les influences orientales. D'une façon plus générale, ce comparatisme avec l'Egée est une démarche trompeuse. (J.G.)

87 LES MEMOIRES DE LA MEDITERRANEE

Que la diffusion d'un phénomène culturel qui comprend le mégalithisme sans se réduire à lui ne signifie pas cohérence totale ou uniformité, cela va de soi. D'autant qu'il s'agit d'une diffusion étalée sur un ou deux millénaires, dans des milieux géographiquement, humainement très divers. Il reste qu'un certain univers de formes et de rites s'est propagé, par mer selon toute apparence, ce qui exclut un large mouvement de population, à cette époque, et pose avec insistance la question de l'ori-gine de ces propagateurs. Furent-ils des sortes de missionnaires, fondateurs de religion ? Les temples envahissants de Malte, les cultes funéraires parlent obstinément de vie religieuse. Mais quel peuple alors n'est-il pas avant tout religieux ? Furent-ils des aventuriers partis d'Orient à la recherche de mines nouvelles, étain et cuivre ? Je le croirais plutôt, malgré l'exception importante de la première civilisation maltaise qui ignore le métal. Je le croirais volontiers car les métallurgistes, les forgerons itinérants sont des personnages connus de l'histoire du Proche-Orient. Qu'ils voyagent, rien n'est plus sûr, et dès les débuts du IIIe millénaire. Vers 2500, dans les grandes villes du Proche-Orient, l'artisanat du métal est d'ordinaire entre les mains de corporations d'étrangers, aux secrets jalousement gardés et qui ne se fondent pas dans les communautés citadines. Un peu avant 2000, il semble qu'une crise grave des plus vieux pays du bronze, de l'Asie Mineure à l'Iran (troubles sociaux, calamités naturelles ou épuisement des mines locales ?), ait jeté d'un coup, vers le sud, des groupes très nombreux d'immigrants métallurgistes. Us transportent avec eux les mêmes techniques et les mêmes objets : épingles à tête renflée (dites en forme de

massue), torques (colliers ouverts), bracelets de même type, perles biconiques ou en forme d'olives creuses, poignards à lames triangulaires. Ces « porteurs de torques » (comme les a baptisés C. Schaeffer, peut-être en souvenir de deux statuettes en argent d'Ugarit qui, chacune, ont au cou un torque d'or) se suivent ainsi à la trace, à Ugarit, à Byblos, en Palestine, en Egypte, à Chypre, en Crète, en Europe centrale, par le chemin de l'Adriatique1. Serait-ce l'association des marins syriens ou crétois et des « porteurs de torques » qui a été responsable des voyages initiaux vers les mines d'Occident, de Sardaigne, d'Espagne, d'Europe centrale ?

Seraient-ils, par surcroît, les propagateurs des mégalithes, notre problème serait résolu. Mais la solution est sans doute trop belle. Ce qui est sûr, c'est qu'une route maritime est en place, et comme toujours dans pareil cas, des influences mêlées sont à l'œuvre. Il est certain aussi que cet évident éveil des mines et de la métallurgie d'Occident est une sorte de préface aux voyages phéniciens du Ier millénaire. Ceux-ci, loin d'être un départ aveugle vers l'inconnu, semblent aussitôt liés à l'exploitation des mines de Sardaigne et d'Espagne. Sans doute aux traditions laissées par ces premiers émigrants qui, bien avant les Phéniciens, avaient joué aux colonisateurs.

1. C'est précisément ce qu'a permis la datation à l'aide du carbone 14, la « calibration » vieillissant même plusieurs de ces mouvements jusqu'au Ve millénaire. (J.G.)

1. Ces déplacements sont aujourd'hui contestés. Q.G.)

CHAPITRE IV

DES SIÈCLES D'UNITÉ : LES MERS DU LEVANT DE 2500 À 1200

Pour présenter la quinzaine de siècles qui courent de 2500 à 1200 ou 1000 avant J.-C. — et qui correspondent, en gros, à l'âge du Bronze au Moyen-Orient —, il faut évidemment chausser des bottes de sept lieues et se résigner à bien des obscurités. Les connaissances ont étonnamment progressé depuis quelques décennies, mais, réparties sur un espace chronologique aussi vaste, elles laissent entre elles d'immenses lacunes. Comment esquisser une image d'ensemble quand les incertitudes restent si nombreuses et que, souvent, une certitude nouvelle, comme dans une réaction en chaîne, bouscule toute une série d'explications qu'on croyait acquises ? Songeons à ce qu'a pu signifier, en 1915, le déchiffrement du cunéiforme des archives hittites de Bogazköy par l'érudit tchèque Bedrich Hroznyi (1879-1922), convaincu — d'où son succès — que la langue hittite ne pouvait être qu'indo-européenne ! Événement aussi sensationnel, bien que moins important pour l'histoire de la Méditerranée : la presse annonçait, le 3 septembre 1969, le déchiffrement de la langue de la civilisation de l'Indus — dont on découvre qu'elle est dravidienne, donc rattachée aux dialectes actuels du Dekkanl.

De tels événements déplacent d'un coup des pans entiers d'explications et la leçon apprise hier ne se récite déjà plus aujourd'hui. On a ainsi l'impression, tonique en soi, d'être toujours sur le point de savoir, exactement, ce qui s'est passé. Et puis tout est à recommencer. L'album des merveilleuses images crétoises est toujours là à notre disposition, la Parisienne, ou le Prince aux fleurs de lys de Cnossos n'ont pas changé, mais nous ne les voyons déjà plus avec les yeux d'Arthur Evans ou de Gustave Glotz.

I

UNE UNITÉ QUI PROGRESSE L'âge du Bronze s'étend dans le Proche-Orient à partir du milieu du IIIe millénaire

et s'achève, en gros, avec la tourmente des Peuples de la Mer, au XIIE siècle. Son

histoire peut aisément s'écrire sur le mode dramatique : invasions, guerres, pillages, désastres politiques, pannes économiques de longue durée, «premières mêlées des peuples»... Pourtant empires rivaux ou villes agressives, barbares des montagnes ou du désert qui s'imposent par la force ou la ruse à plus évolués qu'eux — tous sont pris

1. Cette annonce était prématurée. L'écriture de l'Indus est toujours incomprise. (P.R.)

dans un mouvement d'ensemble dont la vigueur créatrice les dépasse, par une civilisation qui se répand en dépit de toutes les frontières. Ainsi se construit une certaine unité des terres et des mers du Levant. L'histoire de l'âge du Bronze peut donc s'écrire, aussi bien que sous le signe dramatique de la violence, sous le signe bénéfique des relations — relations commerciales, diplomatiques déjà, culturelles surtout.

Cet univers culturel en voie d'extension aurait-il pu s'annexer la Méditerranée entière ? Il semblait s'engager sur cette voie à la veille des invasions des Peuples de la Mer. Invasions désastreuses, non seulement à cause des destructions qu'elles allaient entraîner, mais parce que la Grèce et l'Egée se trouveront dès lors coupées, isolées du Moyen-Orient, étrangères à lui. Cette déchirure, qui ne sera plus réparée, contenait en puissance la grande scission culturelle de l'avenir, entre Orient et Occident1.

A partir de 2000, le bronze accélère les échanges

Dans cette montée constructive des échanges, la métallurgie du bronze a joué son rôle, surtout après sa rencontre avec les sociétés denses, Mésopotamie et Egypte.

Tout comme aux débuts de l'agriculture, l'innovation métallurgique (même plus

tard pour le fer) ne naît pas à l'intérieur des pays privilégiés. La fonte du cuivre et ses alliages se sont développés dans les pays du nord du Croissant fertile : Iran occidental, Caucase, Arménie, Asie Mineure, dès le IVe millénaire. Aucun doute, les fouilles qui nous ont restitué les sites palatiaux de Troie II, d'Alishar, d'Alaça Höyük et de Kültepe, les trésors d'Astrabad, de Tépé Hissar, de Maïkop (en Transcaucasie), jalonnent, sur le terrain, l'aire grossière du bronze. Nulle part, dans le Proche-Orient, y compris la Mésopotamie et l'Egypte, ne se trouve la profusion de richesses métalliques des tombes d'Alaça, par exemple, vers 2300 : or, argent, cuivre, bronze et même fer — ce métal rare et plus précieux alors que les autres —, bref tous les métaux s'y trouvent.

En Mésopotamie, le bronze apparaît vers 2800, en Egypte vers 2000 seulement. Mais, pour le développement des échanges, ce qui comptera, c'est la généralisation de son usage que l'on ne saurait dater précisément — disons entre 2000 et 1500, la Mésopotamie ouvrant, l'Egypte fermant la marche. Dans la tombe de Toutankhamon (vers 1350) les objets de cuivre sont plus nombreux encore que ceux de bronze !

Cette extension progressive, sorte de seconde naissance du bronze, est liée aux émigrations de ces métallurgistes d'Asie Mineure dont nous avons déjà parlé. Ils sont à Ugarit où ils resteront deux siècles environ jusqu'à 1700 ; à Byblos qui, vers 2000, est un centre « métallurgique » important, où se développent aussi de très belles techniques de damasquinure (fils d'or sur cuivre ou argent, or niellé) ; à Chypre, en Palestine, en Egypte, en Europe centrale. De cette puissante diffusion les pays riches vont devenir les bénéficiaires. Le bronze qui permet la fabrication d'un bel outillage d'armes offensives et défensives, sans quoi il n'y aurait ni État, ni prince respecté, est devenu la base d'une civilisation matérielle — comme l'acier et la fonte sont les bases

1. L'explication ne vaut plus aujourd'hui. Sur la crise du xiie siècle, voir désormais : W.A. Ward, M.S. Joukovsky, The Crisis Years : the 12th Century B.C. From beyond the Danube to the Tigris, Dubuque, 1992. (P.R.)

encore de notre civilisation actuelle. Les mines de cuivre et d'étain vont donc être surveillées avec convoitise. Dispersées à travers le monde, rares relativement, il est obligatoire souvent de les saisir au loin. Pour cette capture marchande, les pays riches, assurément avantagés, peuvent s'appuyer sur leurs réseaux d'échanges, organisés depuis longtemps sur la base de ce que l'on a appelé l'économie palatiale.

Ce sont les princes, en effet, qui, contrôlant la vie quotidienne de leurs sujets encore sous le règne du troc, drainent vers les magasins et les coffres des palais toutes les ressources mobilisables — redevances en nature, corvées, impôts, droits de douane. C'est eux qui organisent, dans des ateliers, la production artisanale destinée aux échanges extérieurs. Ce système des « palais royaux » va se développer encore, se nourrir de la nouvelle animation des échanges. Le palais est non seulement la plus importante, mais souvent la seule entreprise économique ; et le prince le premier des producteurs, des financiers, des clients. C'est pour lui et le petit groupe d'hommes qui gravitent autour de sa personne que les échanges s'organisent et grandissent. Les temples, avec leurs propriétés foncières, leurs paysans et leurs artisans, sont eux aussi, économiquement parlant, des « palais ». Ils ont même précédé parfois le prince sur cette voie. Au IIe millénaire, nous retrouverons cette concentration économique non seulement en Egypte, en Mésopotamie, mais dans l'Empire hittite, en Crète où les ventres fabuleux des palais, leurs amphores géantes remplies d'huile (70 000 litres en réserve d'après les calculs d'Evans) ou de vin parlent d'eux-mêmes aux visiteurs de Cnossos. A Ugarit, le palais ne cesse de grandir pour répondre à la fortune de la ville et de ses princes et au développement de ses « bureaux ». Le roi Salomon aura lui aussi son « palais ».

Ainsi pas d'État sans palais, pas de palais non plus sans État. Le système n'est pensable qu'à partir de l'exploitation très ferme de masses de paysans et d'artisans. Si l'économie se développe, leur dépendance ne fait que s'accroître. Bientôt, chaque pays aura, pour son luxe et sa force, ses zones de ravitaillement jalousement surveillées, et à la faveur desquelles un capitalisme privé essaie bientôt de se développer, hors de l'activité palatiale proprement dite. Le cuivre d'Anatolie, ou d'Arabie (par le relais de Bahreïn), ou de Chypre, l'étain d'Iran, peut-être déjà de Toscane, d'Espagne ou d'Angleterre, circulent sous forme de produits bruts ou à demi finis (voire finis). On a retrouvé dans le Sinai les fours primitifs, creusés dans la terre, où l'on traitait le minerai de cuivre avant de l'envoyer vers le Nil. En 1960, l'archéologie sous-marine découvrait à Gelidonya, sur la côte turque, dans un navire coulé vers 1200 avant J.-C., un chargement comportant quarante lingots de cuivre en forme de « peau de bœuf », portant la marque des fondeurs de Chypre.

Ce réseau ne cesse de s'étendre, de Malte à l'Iran, au Turkestan et à l'Indus, des pays nordiques producteurs de cuivre, d'étain et d'ambre jusqu'à la Nubie où l'Égyptien trouve une terre coloniale à exploiter sans merci. Caravanes, navigations se relaient. Dans les mers du Nord de l'Europe, des barques, des navires circulent, peut-être déjà avec ces voiles de cuir qu'arboreront, bien plus tard, les Vénètes, quand César, non sans peine, les vaincra sur mer. Plus encore, des routes d'isthme traversent, du nord au sud, l'étroit continent européen, en direction des appels de la Méditerranée. Même effet d'entraînement en mer Rouge où une peinture de tombe thébaine du XVI

E siècle nous révèle un cabotage local : des indigènes apportent leurs

marchandises à un port égyptien, peut-être Koseir, à l'extrémité de la route qui part de Coptos, sur le Nil, et rejoint la mer. Ce qui me frappe, personnellement, c'est que ces embarcations rondes, sans doute en osier, d'une forme que l'on connaît encore dans les pays arabes d'aujourd'hui, ont une voile triangulaire, soigneusement reproduite

par le peintre. Or la voile triangulaire est caractéristique de l'océan Indien. C'est l'Islam qui, quelque deux millénaires plus tard, introduira en Méditerranée cette voile exotique (si bien adaptée qu'elle sera finalement considérée, par rapport à l'Atlantique, comme typiquement méditerranéenne et dite « latine »). La peinture thébaine suggère donc des liens avec l'autre zone de vie maritime que gouverne, du golfe Persique aux Indes, le régime des moussons.

Cette circulation terrestre, fluviale ou marine aura profité de circonstances favorables. Je ne dis pas qu'il n'y ait aucun corsaire de mer et, sur terre, aucun coupeur de routes. Mais ces circulations à longue distance impliquent des connivences, de ville à ville, d'État à État. En Mésopotamie, les marchandises passent de cité en cité, comme un ballon dans un match bien réglé de rugby. Par exemple, les grandes caravanes d'ânes noirs qui, d'Assur à Kanesh (Kültepe), transportent des tissus (achetés en Mésopotamie du Sud) et de l'étain et rapportent d'Anatolie, au retour, du cuivre, ne sont jamais interceptées ni inquiétées au cours de leurs déplacements. Un document babylonien de cette époque (début du IIe millénaire) parle d'« autorisations royales de circuler », sans doute contre finances, et les routes sont organisées, avec des relais et des « cabaretières de carrefour ». Les trajets restent tout de même pénibles, assez dangereux pour qu'avant de partir les Mésopotamiens invoquent l'aide de Shamash, dieu du Soleil : « Toi qui assistes le voyageur dont pénible est la route et donnes réconfort à qui passe la mer et redoute les flots »... Supériorités de la Mésopotamie : routes et monnaies

La Mésopotamie, à la croisée de nombreux chemins, touche à l'Iran et à l'océan Indien, elle parvient au cœur de l'Asie Mineure, elle est présente par les marchands d'Assur en Cappa-doce. Cependant, sa vie la plus sanguine coule vers la Syrie, au-delà de Mari la puissante, de Carchemish la batailleuse et d'Alep, vers la route de l'Oronte, de la mer et du grand port d'Ugarit. Sorte de Gênes, pour ne pas dire de Venise avant la lettre, Ugarit est la grande porte ouverte sur la « Mer supérieure du Soleil couchant », comme disent les Mésopotamiens parlant de la Méditerranée, par opposition à la « Mer inférieure », le golfe Persique.

Sans vouloir imaginer la Mésopotamie de Sargon et d'Hammurabi comme une application toute simple de la théorie des « pôles » de croissance, comment ne pas reconnaître son évidente primauté qui, très tôt, se révèle dans les progrès d'une certaine économie monétaire ? Bien sûr, il ne s'agit pas déjà de la monnaie-signe qui nous est familière. Est monétaire toute économie où une marchandise — le métal entre autres — tend à devenir la mesure des autres et à se substituer à elles dans les échanges. C'est l'immense Empire perse, beaucoup plus tard, qui généralisera l'invention lydienne de la monnaie, au sens moderne de pièces frappées, et les répandra à travers les pays du Proche-Orient, y compris la Mésopotamie et l'Egypte (celle-ci assez rétive d'ailleurs).

La première « monnaie » de paiement, à Sumer, a été la mesure d'orge, le grain. C'est de la vie agricole, donc, que surgit la monnaie, non de l'élevage (comme à Rome, pecunia; en Grèce, bous; dans l'Inde, rupia). Cette monnaie d'orge est d'ailleurs appelée à durer à l'étage des transactions ordinaires, car, lorsque le métal apparaît (cuivre, puis argent au poids), c'est comme une sorte de monnaie de compte, une échelle de référence. L'orge continue à courir comme monnaie réelle. Si bien qu'un contrat, après avoir stipulé le prix en argent, indique en supplément quel est, à

ce jour, le rapport entre l'argent et l'orge. Mais, pour les transactions extérieures, la monnaie qui sert de moteur et s'impose, c'est évidemment le métal.

Toutefois, l'argent, dès qu'il se montre et joue le rôle, dans certaines transactions, non plus de simple référence mais de monnaie réelle, a tendance à faire prime sur les autres modes de paiement. Ainsi s'interprétera telle décision du code d'Hammurabi : si une cabaretière n'a pas accepté du grain comme prix de la boisson servie, mais a reçu de l'argent et, du coup, « a baissé le prix de la boisson au-dessous du prix du grain, on fera comparaître cette cabaretière et on la jettera à l'eau ». Ce détail imprévu indique le caractère ambigu d'une économie à demi monétaire. Peut-être le troc, suggère un spécialiste, s'est-il maintenu là où le paiement en marchandises pondéreuses était possible — le long des fleuves, en mer — et quand intervenaient les palais, détenteurs de marchandises surabondantes. L'économie monétaire aurait régné, au contraire, parmi les « capitalistes » qui n'ont pas d'énormes magasins où puiser et dont « les marchands itinérants » courent les routes, avec « leurs commis, porteurs de capitaux », comme le dit l'invocation à Shamash que nous venons de citer.

En tout cas, c'est un signe de la précocité économique de la Mésopotamie que l'apparition rapide, à côté de l'organisation officielle du palais, de véritables marchands, négociants-voyageurs les uns, bailleurs de fonds les autres, ceux-ci assurément les plus importants. Ces marchands forment dans chaque ville une sorte de quartier à part, le karum. Us y trouvent, si l'on en juge par celui de Kanesh (Kültepe) que l'on connaît grâce à une large correspondance, des entrepôts et les avantages d'une association marchande qui joue le rôle d'une sorte de chambre de commerce. Us manient l'argent des paiements avec dextérité, connaissent les billets à ordre, les lettres de change, les paiements par compensation — ce qui prouve que les instruments du capitalisme se découvrent d'eux-mêmes, aussitôt que les circonstances s'y prêtent. Même des banques existeront à Babylone. On ne s'étonnera donc pas de découvrir une économie monétaire à Ugarit, débouché sur la mer de l'arrière-pays mésopotamien, port actif (il y est question d'une flotte de 150 navires), situé à proximité des mines d'argent du Taurus. Les marchands de la ville, importateurs et exportateurs en partie étrangers, paient en sicles d'argent leurs achats de laine, d'esclaves et même de terres.

Le choix de l'argent, moyen de paiement moins encombrant que le cuivre ou le bronze, a-t-il favorisé le commerce extérieur de la Mésopotamie ? Probablement. Mais le métal blanc doit s'acheter. En contrepartie de ses importations de matières premières et produits alimentaires — argent, bois, cuivre, étain, pierres précieuses et semi-précieuses, huile, vin —, la Mésopotamie ne trouve chez elle que de l'orge, des dattes, des peaux, des tissus de laine, des cylindres gravés et d'autres produits de son artisanat. Elle sert aussi d'intermédiaire et prélève au passage le prix de ses services. Sa règle semble d'acheter autant que possible vers le sud et vers l'est, là où l'argent se valorise (ainsi la Mésopotamie du Sud préférera longtemps le cuivre qui lui vient de Bahreïn à celui d'Anatolie) et de vendre vers le nord et l'ouest, à ses fournisseurs d'argent, des produits de luxe et des textiles. Peut-être alors l'économie mésopotamienne ne repose-t-elle pas seulement sur cette règle simple des pays évolués : acheter des matières premières, s'assurer un bénéfice en les revendant, sous forme brute ou de produits manufacturés. Peut-être déjà la Mésopotamie profite-t-elle de la règle qui vaudra si longtemps dans la vie méditerranéenne et fait de l'usage du métal blanc, marchandise surestimée en Extrême-Orient, un avantage à soi seul, un «

LES MÉMOIRES DE LA MÉDITERRANÉE

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multiplicateur » bénéfique des échanges, pour le moins des retours ? Le choix d'une monnaie d'argent en Mésopotamie, en bordure des trafics qui se dirigent vers l'Inde, prendrait un sens supplémentaire. Mais l'explication est évidemment fragile.

L'or d'Egypte

Tout expliquer par là serait déraisonnable. Tout expliquer par le contraste entre Egypte et Mésopotamie le serait tout autant. Pourtant le contraste est frappant et l'économiste s'étonne, s'irrite presque devant le spectacle de la vie égyptienne, merveilleusement réglée, intelligente, et archaïque avec obstination. De même que le tour du potier si lent à s'insérer dans la vie quotidienne, le bronze, introduit vers 2000, n'y prend vraiment sa place que vers 1500, après cinq siècles d'attente, presque de non-usage. De même l'Egypte n'aura, en tout et pour tout, qu'une monnaie de compte, le shât (7,6 g) de cuivre ou de bronze, à partir de la IVe dynastie. Vers 1400, il sera remplacé par le que (9,1 g). Ne parlons pas à ce propos d'un renforcement de la monnaie : celle-ci en Egypte demeure en marge ; le troc restera la règle jusqu'à la domination perse — ou mieux grecque.

Pourtant l'Egypte, comme la Mésopotamie, a dû organiser les échanges extérieurs nécessaires à sa vie et à son luxe. Elle exporte ses produits manufacturés, ses toiles de lin dont la finesse est renommée, ses faïences, ses verreries polychromes, ses meubles, ses bijoux, ses amulettes... Mais elle est moins contrainte à ce commerce au loin que la Mésopotamie dans la mesure où — le bois mis à part — elle a, chez elle ou à ses portes, presque tout le nécessaire : le cuivre du Sinaï (elle ne commencera à importer les lingots de Syrie et de Chypre qu'au milieu du IIe millénaire), les pierres de construction les plus diverses au long du Nil, granit, grès, schiste, calcaires ou basaltes ; quantité de pierres précieuses ou semi-précieuses des déserts de l'Est ; le corail de la mer Rouge ; l'ivoire, l'ébène et surtout l'or de la Nubie (le mot signifie « pays de l'or »). Le métal jaune y est le fruit du travail d'orpailleurs primitifs, tenus comme des esclaves. La production est abondante. Sous Toutmosis III (1502-1450), la Nubie envoie au pharaon de deux à trois cents kilos d'or dans une seule année. Chiffre fabuleux, puisque l'Amérique espagnole, de sa découverte à 1650, livrera en moyenne à peine plus d'une tonne par an. Ce n'est donc pas sans raison que les correspondances diplomatiques d'Amarna (Aménophis III, 1413-1377, et Aménophis IV, 1377-1358) répètent que l'or, en Egypte, est aussi commun que le sable. Tousratta, l'empereur de Mittani, contemporain d'Aménophis IV, préfère dire « comme la poussière entre les pieds ». Par contre, l'argent manque, au point que le ratio or-argent sous le Moyen Empire était seulement de 1 à 2, voire 1 à 1.

Par l'or, de façon inconsciente, efficace, l'Egypte tient le bon bout. Cela a-t-il été pour elle une incitation à se laisser vivre ? Alors que la Mésopotamie était condamnée à faire effort, à être active et intelligente, à précipiter son économie extérieure ? L'Egypte évoque à nos yeux, toutes choses égales d'ailleurs, la Chine du XVIII e siècle après J.-C., sûre d'elle-même, seulement préoccupée d'elle-même.

La conjoncture très longue

LES MÉMOIRES DE LA MÉDITERRANÉE

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L'économie que nous venons de décrire a connu des crises, des flux, des reflux. Certes elle est, des siècles durant, prospère : le prouvent son extension, la construction de gros États, de palais énormes qui ne relèvent pas seulement de la curiosité des historiens de l'art. Il se peut même que le dépassement d'une économie palatiale, ainsi dans les pays « à écriture cunéiforme », soit la preuve et le résultat d'une extension, plus marquée encore qu'ailleurs, de la vie économique. Cette vie économique n'en a pas moins ses hauts et ses bas. Nous savons assez qu'il y a eu des ruptures de routes, des variations de prix, des fluctuations de la population (au moins en Egypte ou en Crète), enfin des accidents ou des catastrophes politiques qui ne peuvent pas ne pas être, en même temps, des catastrophes économiques.

Dans ces conditions, est-il possible, après avoir glissé par jeu, dans le débat, le mot de conjoncture, d'essayer de le prendre tout à fait au sérieux ? Naturellement, elle existe, cette conjoncture, mais on en est réduit à l'imaginer, à partir d'une documentation grossière et de quelques hypothèses seulement vraisemblables.

1) Je suppose que ce monde aux liaisons multiples, compte tenu à la fois de ses inerties et de ses précipitations, accepte cependant un rythme d'ensemble, lequel bien entendu ne concerne que le haut de ses relations.

2) Nous n'avons d'indicateurs, si imparfaits qu'ils soient, qu'en ce qui concerne la Mésopotamie et l'Egypte. Celle-là active, déterminante, mais si l'on peut dire brouillonne, ou brouillée par trop d'avatars politiques ; celle-ci passive, énorme, qu'on retrouve toujours au bout des fils des divers trafics, mais souvent manœuvrée du dehors, comme le sera la Chine de Canton, s'ouvrant au capitalisme européen.

Le témoignage de l'Egypte est le plus clair, le plus continu, pas forcément le meilleur. Commençons tout de même par lui puisqu'il est le plus facile à lire.

Les pannes politiques longues se signalent sans ambiguïté, en Egypte, sous le nom de périodes intermédiaires. La première, entre l'Ancien et le Moyen Empire, va de 2280 environ à 2050. La seconde, entre le Moyen et le Nouvel Empire, de 1785 à 1590 : c'est pendant ce très long intermède que se situe l'épisode bien connu des Hyksos, les « étrangers », ces peuples pasteurs qui s'installent dans la partie orientale du Delta et y construisent leur capitale d'Avaris. Leurs souverains y joueront si bien aux pharaons qu'ils constituent bel et bien, en titre, les XIVe et XVe dynasties. La troisième et dernière période intermédiaire, et qui n'en finit plus, commence avec le XI e et finit avec le VIIe siècle — et encore ! La période saïte (663-523) ne sera qu'une courte flambée. Bref, on peut parler d'une Egypte montante jusqu'en 2280, descendante jusqu'en 2050 ; à la hausse de 2050 à 1785, puis en reflux de 1785 à 1590 ; en hausse très vive au temps des gloires batailleuses du Nouvel Empire, puis sombrant dans le marécage sans fin qui fut le sort commun de tout le Proche-Orient, après les convulsions du Xiang siècle.

De ces trois pannes longues de la vie égyptienne, la première — sorte de révolte culturelle montée des profondeurs de la vie intérieure du pays, accompagnée d'une invasion asiatique et d'une interruption totale du commerce avec Byblos d'une part, avec les pays de l'or de l'autre — est bien plus forte que la seconde. L'épisode des Hyksos n'a pas, en effet, la même valeur de rupture ; l'étranger s'approprie sans la détruire l'activité de la Basse-Égypte, qui malheureusement reste obscure. Pourtant il est sûr que le Delta, sous la domination des Hyksos, a conservé ses liaisons anciennes avec la Syrie, la Crète, les côtes du Levant, même les Hittites. La dernière panne, la plus longue des trois, est la fin d'un monde.

LES MÉMOIRES DE LA MÉDITERRANÉE

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Les périodes de montée correspondent aux réussites multiséculaires des trois empires successifs. Prenons le seul exemple du Moyen Empire (2040-1786) : l'ordre a été rétabli dans la vallée du Nil, le régime des monarques et des temples indépendants a été supprimé, le pays a retrouvé sa libre respiration et retourne à une certaine prospérité. C'est alors que naît l'armée permanente des pharaons, gouffre de dépenses ; les tombes qui se multiplient ne sont plus réservées aux seules familles royales, or elles sont plus riches que jamais : fresques, statues, objets précieux y accompagnent les morts illustres et les statuettes de bois leur fournissent l'armée de serviteurs sans qui nul ne saurait vivre et survivre heureux. Le luxe est entré dans la vie égyptienne sous toutes ses formes — celui des vêtements, des bijoux, des parfums ; celui des fêtes : des jeunes femmes parées écoutent des musiciens, des esclaves attentives offrent aux convives une fleur de lotus, une grappe de raisin ou l'un de ces coûteux « cônes de parfum », posés comme un diadème blanc sur les sombres cheve-lures.

Ceci dit, si l'on compare ce triple schéma égyptien à celui des hauts et bas des pays de Mésopotamie (voir le tableau ci-dessous), les coïncidences ne sont pas parfaites, il s'en faut, et cela nous rassurerait plutôt, car l'indicateur que nous suivons est largement politique ; il ne peut s'appliquer exactement à l'économie et, d'autre part, les trends séculaires ne s'accordent pas, d'une aire économique à une autre, à la minute même. Il s'agit donc de coïncidences grossières pour lesquelles les chronologies imparfaites à notre disposition sont licitement utilisables.

Supposons que l'on appelle les trois crises égyptiennes A, B, C ; les trois crises mésopotamiennes qui devraient leur correspondre A', B', C Pour A et A', la coïncidence est satisfaisante : l'Empire akkadien fondé vers 2340 se dissout vers 2230, l'Ancien Empire égyptien vers 2280 ; le Moyen Empire égyptien émerge en 2050 et la troisième dynastie d'Ur vers 2100. Donc A = A' à peu de chose près. Pour B et B', la correspondance est plus nette

TABLEAU CHRONOLOGIQUE COMPARE DE L'EGYPTE ET DE LA MESOPOTAMIE

EGYPTE

vers 2700 - Ancien Empire (IIIe-VIe dynastie) ; Khéops, Khéphren et Mykérinos (IVe dynastie) ; établissement du pouvoir pharaonique

2280 - Ire période intermédiaire (VIIe-XIe dynastie) ; royautés multiples ; décadence du pouvoir central; hégémonie des nomarques

2050 - Moyen Empire (XIIe dynastie) ; Amménémès Ier fonde la nouvelle dynastie (v. 2000) ; le pays est soumis ; réforme administrative de Sésostris II (v. 1950)

1785 - II e période intermédiaire (XIIIe-XVIIe dynastie) ; les Hyksos s'installent dans le Delta et prennent Avaris pour capitale (v. 1750) ; nombreux troubles politiques et sociaux

1590- Nouvel Empire XVIIIe-XXe dynastie) ; Aménophis Ier refait l'unité de l'Empire (v. 1590) ; Ramsès II inaugure un règne de 67 ans (v. 1300) ; développement d'une politique de conquête et d'alliances

à partir du XIE siècle -III e

période intermédiaire (1070) ;

affaiblissement et déclin de l'Empire égyptien

MÉSOPOTAMIE

- vers 2700 Puissance sumérienne en Mésopotamie du Sud ; fondation des dynasties d'Uruk, d'Ur et de Lagash (v. 1490) ; fondation de l'Empire akkadien par Sargon l'Ancien (v. 2340)

- 2230 Déclin de l'Empire akkadien (2230) affaibli par les raids des Gouti qui occupent Babylone (2160)

- 2100 Renaissance sumérienne ; IIIe dynastie d'Ur; États de Mari et Larsa conquis par Hammurabi qui crée la Ire dynastie amorite

de Babylone et réalise l'unité de la Mésopotamie (v. 1792)

- 1750 Mort d'Hammurabi ; prise de Babylone par les Hittites et disparition de la Ire dynastie de Babylone; raids kassites en Mésopotamie (à partir de 1740)

-1594 La dynastie kassite s'établit à Babylone pour quatre siècles (1594) ; traités d'alliance avec l'Egypte ; vif essor des villes syriennes et de l'Empire hittite (apogée à partir de 1380). Traités d'alliance avec l'Egypte.

- à partir du XIE siècle

Crise générale du Proche-Orient; destruction de Babylone par les Assy-riens (1087). Disparition de l'Empire hittite.

encore : le désordre sur le Nil recommence vers 1785 et se prolongera jusqu'en 1590 environ; pour la Mésopotamie, on peut avancer les dates de 1750 (mort d'Hammurabi) et 1595. Sans doute, la troisième dynastie d'Ur n'a-t-elle duré qu'un siècle, mais elle a été relayée par la dynastie de Larsa et l'État puissant de Mari, puis la dynastie de Babylone avec l'Amorite Hammurabi, qui conquiert à la fois Larsa et Mari et refait l'unité de la Mésopotamie. Cette histoire compliquée correspond, une fois de plus, à des rivalités de villes qui ne changent rien, pendant toute la période, à un commerce actif, connu grâce à une abondante documentation écrite. L'émiettement qui suit la mort d'Hammurabi correspond, au contraire, à l'éclatement d'une crise sociale jusque-là contenue, les intérêts et la propriété privée étant en conflit avec l'organisation étatique. Le code d'Hammurabi avait été un essai de compromis pour donner satisfaction à ces aspirations tout en les canalisant, en sauvegardant un État fort. Mais l'essai fut un échec et le code resta lettre morte. Le rétablissement n'intervient qu'avec la dynastie kassite, en 1595. On peut conclure que B = B'. Et C = C, cette fois sans discussion, car la crise du XII

E siècle est une crise

générale, qui n'épargne aucune région du Proche-Orient et de la Grèce d'alors, dominée par Mycènes.

Ces six temps distingués — trois périodes de détérioration, trois périodes de santé à peu près convenable — nous permettent de situer quelques événements. Si l'on appelle a, b_, £ les périodes d'euphorie, nous constatons que l'Empire hittite, formé vers 1600 et qui dure jusqu'en 1200, coïncide avec la longue période d'essor ç, qui porte aussi sur son mouvement la Babylone des Kassites, pas trop brillante en vérité, le Nouvel Empire égyptien et son allié, l'État de Mittani, lequel occupe la Mésopo-tamie du Nord; en Crète, c'est la période dite des seconds palais ; enfin, au xive siècle, c'est la poussée de l'Assyrie. En remontant le cours des siècles, la période b voit d'un côté le Moyen Empire, de l'autre les deux ou trois essais brillants de la réunification mésopotamienne qui s'effondrent après la mort d'Hammurabi, enfin les premiers palais crétois. La période a est sans doute la plus curieuse : c'est l'époque des créations d'Akkad et de cette première prospérité minière qui barre d'un trait puissant l'Asie Mineure, de l'Iran et du Caucase à la mer Egée et au-delà. À ces effervescences l'Egypte s'associe de façon plus tranquille, elle vit sur la lancée d'une prospérité déjà

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ancienne et bien assise. Mais sa masse est telle que tout semble partir d'elle ou y aboutir. Une culture cosmopolite

Le parallélisme qu'on peut apercevoir entre conjonctures égyptienne et mésopotamienne a d'autant plus d'intérêt que les deux grandes civilisations ont eu très peu (sauf quelques caravanes d'ânes peut-être, de l'Euphrate au Sinaï) de relations directes. Mais le mouvement se communique de l'une à l'autre par cette grande plaque tournante qu'est la région syro-libanaise. Chaque fois que le temps économique est au beau chez ses puissants voisins, elle profite d'un mouvement général de prospérité et d'échanges vifs qui entraîne l'ensemble du Proche-Orient. Celui-ci s'est ainsi constitué, peu à peu, comme un espace économique unitaire où tout s'échange, les objets, les techniques, les modes, les goûts et les hommes bien entendu. L'art est ici le grand témoin d'un cosmopolitisme que W.S. Smith, dans un beau livre (1965), fait débuter vers 2000 et où il distingue deux grandes périodes de vives contaminations culturelles : XXe-XIX e siècles, d'une part, 1500-1200 de l'autre (en gros, les deuxième et troisième périodes de montée que signale la conjoncture économique).

Cette civilisation unitaire ne saisit encore que la moitié de la Méditerranée, mais il y a déjà dépassement net du Proche-Orient au sens strict. Ce dépassement d'une part, cette unité qui s'affirme de l'autre, aucun observatoire ne permet mieux de les apercevoir que la Crète. La Crète, nouveau partenaire, qui n'entre dans le jeu que durant quelques siècles, mais pour y prendre une part éblouissante.

LA CRETE, NOUVEL ACTEUR DE LA CIVILISATION COSMOPOLITE

La Crète préhellénique, dite minoenne du nom de son roi légendaire (on dit le Minos, comme on dit le Pharaon), est un spectacle fascinant et énigmatique. On nous affirme bien qu'il n'y a pas dans le monde préhistorique de société mieux connue que la société crétoise ; pourtant, c'est ce que nous ne réussissons pas à savoir d'elle qui nous tourmente, mis en appétit que nous sommes par ce que nous en savons déjà.

Ainsi, depuis le déchiffrement par Michael Ventris, en 1953, du linéaire B, troisième et dernière écriture de l'île, le problème a changé de sens, mais ne s'est pas éclairé pour autant. Certains disent même, avec plus ou moins de bonne foi, qu'il s'est obscurci ! En fait, c'est un nouveau roman qu'il nous faut imaginer à propos de la Crète. Les archéologues en proposent deux ou trois versions, en attendant celle qui, sans doute, suivra un jour le déchiffrement du linéaire A. Tout ce qu'on en sait, pour le moment, c'est qu'il ne s'agit pas là d'une langue indo-européenne l.

La première civilisation de l'Égée

LES MERS DU LEVANT DE 2500 A 1200 98

Au Sud de la mer Egée, la Crète antique est une île perdue dans un désert d'eau salée. Vaste, montagneuse, elle est coupée de plaines (dont l'une, au centre, la Messara, assez étendue : 40 km de long, 6 à 12 de large), barrée de montagnes calcaires qui sont autant de châteaux d'eau. Le mont Ida culmine à presque 2 500 m. L'habituel contraste méditerranéen entre rez-de-chaussée et dernier étage se retrouve donc ici. Cependant, si le haut pays crétois semble, selon la règle, plutôt fermé aux influences extérieures qui vont bouleverser l'île, il n'y a pas apparemment de menace montagnarde pour les plaines, villes et palais d'en bas. Une transhumance moutonnière existe ; calme, elle fait peu parler d'elle. Rien de comparable en somme à ce haut pays sauvage, dangereux que possédera l'île (devenue Candie), aux temps de la domination vénitienne. Au vrai, la Crète minoenne, si pacifique à l'intérieur de ses propres limites, n'aurait-elle pas été longtemps sous-peuplée par rapport à ses possibilités ?

L'opposition la plus vive, la plus inattendue s'établit entre les façades nord et sud de l'île, celle-là qui se tourne vers les îles et les côtes proches de l'Egée, celle-ci qui regarde vers l'Afrique lointaine, la Cyrénaïque et plus encore l'Egypte — celle-là méditerranéenne, pareille à tant d'autres rivages, celle-ci sorte de curiosité climatique, avec quelque chose de tropical qui évoque l'étroite région espagnole de Malaga. Les

hirondelles y viennent hiverner comme en Egypte.

Une île est toujours un monde clos, à l'abri. En Crète, il n'y a guère ainsi d'animaux sauvages autochtones, en dehors du bouquetin, du blaireau, du chat sauvage, de la belette (utilisée dans les maisons contre les souris). Pas de renard, pas de loup, pas d'aigle, pas de chouette. Aucune bête nuisible en dehors du scorpion, de la vipère et d'une araignée venimeuse (qui, elle, est inconnue sur le continent). Les Grecs diront plus tard que « l'île de Zeus » avait été libérée de ces fléaux par le roi des dieux ou par Héraclès. Elle le fut plutôt du fait de la mer protectrice. Or n'est-ce pas cet isolement qui a finalement privilégié la Crète, à ses débuts ? D'autres îles, presque aussi grandes, comme Rhodes, ou plus étendues comme Chypre, l'une et l'autre aussi bien situées sur les routes de la mer, sont mieux liées qu'elle au continent proche. Or la Crète a pris la première place et de loin.

Pourtant c'est à un rang très modeste qu'elle a participé à une première civilisation égéenne et périégéenne, dont les Cyclades et plus encore la ville de Troie, au sud de l'Hellespont, ont été les points les plus brillants. Comme le reste de l'Egée, elle a reçu d'Asie Mineure ses premières populations et sa première agriculture, vers le VIIe millénaire ; ensuite plusieurs autres vagues d'émigrants l'ont initiée à la céramique et, enfin, au cours du IIIe millénaire, aux progrès de la métallurgie. Mais si l'on en croit les archéologues, la grande île, dans ces premières expériences et particulièrement en matière de céramique, aura été nettement en retard sur des régions comme l'Argolide ou la Thessalie, plus directement liées à l'Anatolie, et même sur une île comme Syros dont on connaît les vases depuis longtemps, baptisés du nom prosaïque et impertinent de « poêles à frire » — des vases plats, à destination sans doute rituelle, décorés d'incrustations blanches, de spirales, de triangles, d'étoiles, de soleils, de bateaux, de

1. Sur les questions crétoises, sur le « désastre » de Thera et ses effets, voir aujourd'hui les positions nuancées dans R. Treuil et alii, Les Civilisations égéennes du Néolithique et de l'âge du Bronze, Paris,

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poissons... La première civilisation helladique révèle, comme l'anatolienne, l'omniprésente déesse-mère, représentée d'abord au Néolithique par des statuettes naturalistes, très proches de celles du continent asiatique ; plus tard, au début de l'âge du Bronze, par ces étranges idoles dites « cycladiques », peut-être moins purement égéennes qu'on ne l'a dit. Les figurines « en forme de violon », par exemple, comme découpées dans une plaque de marbre ou d'argile, se retrouvent non seulement à Troie (pratiquement dans tous les niveaux de I à VI) et en Crète, mais aussi en Thessalie, sur le Bosphore asiatique, à Teleilat Ghassul (au nord de la mer Morte), et elles ont leur pendant dans les petites silhouettes de telle tombe d'Alaça Hôyûk, découpées dans une feuille d'or. De Crète, elles ont poursuivi leur chemin vers l'Occident, inspiré en Sardaigne par exemple de nombreuses statuettes de pierre ou marbres locaux (première moitié du second millénaire), ou à Malte, au XVI

E siècle,

des stylisations en forme de violon ou de disque plat. En Espagne, dans les sépultures mégalithiques de Purchena et de Los Millares, elles sont un des nombreux signes d'une influence de l'Orient méditerranéen.

La façade orientale de l'Egée, la côte d'Asie Mineure et ses ports au débouché des vallées descendant du plateau, ont servi de relais dans ce courant culturel qui; pendant plusieurs millénaires, a coulé de l'Anatolie vers l'Egée et la Grèce. Sur la colline d'Hissarlik, non loin de l'Hellespont, le développement brillant de la ville de Troie, à partir de 3000, est l'histoire d'un de ces relais. Neuf villes successives ont été découvertes par Schlieman (1870) sur ce site jusque-là légendaire. La plus ancienne, Troie I, est une très petite ville, mais indéniablement une ville, avec ses murailles et, au point le plus sûr de l'enceinte, le palais du prince. On y fabrique une céramique modelée à la main, grise et noire, incisée et incrustée de blanc, beaucoup d'outils de pierre (survivance sans surprise), mais la présence du cuivre révèle l'ébauche d'une métallurgie. L'inévitable déesse-mère est là, bien entendu. Troie II, dans des murailles élargies, ne durera que deux siècles (2500-2300) et disparaîtra dans un incendie, comme, quelque mille ans plus tard, Troie VII, la ville de Priam et d'Hector, longtemps assiégée par l'armée des Grecs. Mais pendant ces deux siècles Troie II a joué un rôle important dans la diffusion de la métallurgie à travers l'Égée. Les fouilles y ont livré une multitude d'objets précieux, d'or, d'argent, de plomb, d'électrum, même de fer, des poignards aux lames d'argent ou de bronze, aux pommeaux de cristal de roche sculpté, une belle orfèvrerie qui emploie indifféremment le filigrane, le cloisonné ou le grènetis. Tous ces objets précieux semblent avoir été enterrés à la hâte, un instant seulement avant l'heure ultime du danger. Le tour du potier est connu, mais la céramique à la main subsiste à côté de l'autre.

En cette seconde moitié du IIIe millénaire, Troie est en relation évidente avec la Mésopotamie (cylindres et sceaux de Jemdet Nasr) ; avec le plateau anatolien, la Thessalie, la Macédoine, l'Égée, l'Egypte, même avec la Baltique par le chemin du Danube (l'ambre d'origine nordique est reconnaissable à l'analyse chimique) et la variété des matériaux employés, des pierres semi-précieuses en particulier, indique qu'il ne s'agit pas de relations occasionnelles.

Il serait imprudent de généraliser, de juger de la première civilisation de l'Egée d'après cet exemple, peut-être exceptionnel. Mais c'est une bonne mise en garde. On a déjà retrouvé, sur le continent grec ou dans certaines îles, assez de restes de vraies villes et même de palais pour penser qu'une première civilisation vigoureuse, animée par des trafics maritimes précoces, s'est étendue à l'ensemble de l'Égée au IIIe millénaire.

Cette civilisation s'éteint brutalement avec les invasions indo-européennes aux alentours du XXIVe siècle. La Troade, l'Anatolie, le continent grec, de nombreuses

LES MERS DU LEVANT DE 2500 A 1200 100

îles de l'Égée sont envahies par des peuples beaucoup moins évolués que les leurs — ancêtres probablement des Mycéniens de Grèce, des Hittites et des Louwites d'Anatolie. Toutes les villes brûlent avec leurs palais, Troie, Haghios Kosmas (près d'Athènes), Lerne et Tirynthe en Argolide, Poliochni dans l'île de Lemnos. Le niveau général de l'économie et de la culture recule dans l'Égée. La Thessalie retourne à la barbarie. Toutes les lumières s'éteignent. Sauf en Crète : peu accessible, garantie par sa situation excentrique, l'île ne sera pas envahie. Ce fut sans doute sa première chance.

Des chocs extérieurs

Avant le déclin de la première civilisation égéenne, la prospérité crétoise s'était manifestée déjà, vers 2500, restreinte au demeurant, comme si une économie avancée découpait deux îles dans la grande ; un fragment minuscule à l'est, entre Zakro et le golfe de Mirabello — en particulier sur le site de Vasiliki et l'îlot côtier de Mochlos — et la plaine centrale de la Messara, celle-ci à part, vaste mais comme enfermée dans sa richesse naturelle, caractérisée par ses tombes collectives, à tholoi. Contrairement au reste de l'Égée qui, au IIIe millénaire, reçoit à peu près tout de la côte ouest de l’Anatolie, la Crète entretient aussi des relations avec la Syrie et, directement ou indirectement, avec l'Egypte. Est-ce pour cette raison que, dès avant 2000, l'ancienne parente pauvre du Néolithique égéen développe une civilisation vive, ouverte, originale, recomposant à son usage des influences variées ?

Pas de vraies villes encore, pas de palais non plus, dans cette civilisation en devenir du Minoen ancien. Mais les tombes de la côte est ont livré un riche matériel : des cruches à bec dressé, de forme anatolienne (comme dans le reste de l'Egée), des déesses de marbre aux formes schématiques, des outils et armes de cuivre pur, puis de bronze, ou des bijoux d'or déjà singularisés, des céramiques originales (« théières » aux longs becs, qui semblent copier des formes de métal), et surtout de très nombreux vases de pierre, d'inspiration évidemment égyptienne (certains même importés) et qui ont suscité bien des discussions entre spécialistes. On ne croit plus guère aujourd'hui à des relations directes avec le Nil au début du IIIe millénaire (date de ces vases en Egypte), mais plutôt à des relations indirectes par Byblos. Toutefois s'agit-il d'un simple commerce, ou de l'arrivée en Crète de quelques réfugiés des bords du Nil, venus par le relais de la Syrie ? Et à quelle époque ? Celle de la lointaine conquête du Delta par Narmer ? Ou bien celle de la première période intermédiaire qui, au XXIII

E siècle, vit tant de pillages de tombes égyptiennes très

anciennes ? Hypothèses qui rendraient compte aussi de l'étui phallique que comporte très tôt le costume des Crétois (détail, dit-on, deltaïque autant que libyen) et de ces nombreux cachets de la plaine de Messara (Haghia Triada) qui, toujours au Minoen ancien (donc avant 2200) imitent directement des sceaux de la première période intermédiaire égyptienne — eux-mêmes fortement influencés par l'Asie. D'autres spécialistes croient tout simplement que les Crétois qui allaient à Byblos ont poussé jusqu'en Egypte, avec les marchands du cru.

Quoi qu'il en soit, la Crète à la fin du IIIe millénaire se trouve déjà dans une position en flèche. Mais c'est avec le début du XXe siècle, comme par hasard, en tout cas brusquement, que se produit une montée extraordinaire : c'est une floraison de villes ; une floraison de palais ; c'est l'arrivée de la roue et des voitures ; c'est l'adoption vers 2000 du tour du potier qui, ici, par miracle, ne détériore pas, au

1. Cette hypothèse n'est plus retenue aujourd'hui. (P.R.)

LES MERS DU LEVANT DE 2500 A 1200 101

contraire, la qualité exceptionnelle de la céramique. Le démarrage est si vif qu'on a voulu, une fois de plus, l'expliquer par une « migration » : des peuples de la côte syrienne ou palestinienne se seraient réfugiés dans l'île, chassés par Lougalsaggisi, le roi mésopotamien de la IIIe dynastie d'Ur1 qui s'est alors ouvert un chemin jusqu'à « la Mer supérieure du Soleil couchant ». La légende d'Europe enlevée par Zeus sur les côtes de Phénicie et conduite en Crète à travers la mer contiendrait une part de vérité.

Mais est-il utile d'expliquer par des migrations ce dont suffit à rendre compte la vivacité toute nouvelle du commerce et des relations « internationales » au début du II e millénaire ? Dès le Minoen ancien (avant 2000), la Crète avait adopté une écriture hiéroglyphique, et ce signe, à lui seul, indique combien elle s'était détachée du monde helladique et de ses envahisseurs barbares illettrés. Ses marins connaissaient bien, c'est certain, le chemin des côtes de Syrie. Coupée du monde égéen, la Crète s'est retournée vers Chypre, vers Ugarit et Byblos ; et par là elle a atteint à la fois l'Egypte et la Mésopotamie, en dehors desquelles aucune fortune n'est pensable. Elle est dès lors prise dans un contexte de civilisation orientale.

Palais et villes : des « indicateurs »

Les grandes villes et les grands palais sont ceux de Cnossos, de Phaistos, de Mallia, de Zakros dont le site a été fouillé en 1964. Sauf si des merveilles étaient encore à découvrir, comme l'affirme la tradition, sur l'emplacement de l'ancienne Kydonia, à l'Ouest de l'île, la liste des grands ensembles urbains et palatiaux serait complète. On lui ajoutera quelques palais modestes ou villas seigneuriales. En fait, pas de plaine cultivée, pas de ville active qui n'ait eu son palais et son prince local : Arkhanes, à quelques kilomètres seulement de Cnossos, où les murs de l'âge du Bronze sont encore incorporés aux murs des maisons actuelles ; Monastiraki qui contrôle la vallée fertile d'Amari, ou Kanli Kastelli, ou Gournia dont « les maisons sont tassées autour du petit palais et de sa cour comme les bourgades du Moyen Âge se tassaient autour de leur église ou de leur château fort ».

Si l'on reporte ces hauts lieux sur une carte, leur répartition est éclairante. Rien, absolument rien, jusqu'à plus ample informé, dans la partie ouest de l'île, cependant aussi riche que la partie est et, en tout cas, mieux arrosée. Cela prouve que la Crète a été animée de l'extérieur, sur le seul demi-cadran nord-est-sud. Phénomène analogue : l'Argolide de l'Ouest ou la Grèce péninsulaire, à l'ouest du Pinde et du Parnasse, resteront des terres à populations longtemps primitives (S. Marinatos).

La disposition dans le temps est, elle aussi, révélatrice. Il y a eu, en gros, deux générations de palais : la première, de 2000 à 1700; la seconde, de 1700 à 1400. Incendies, tremblements de terre, incursions étrangères ou révolutions sociales, toutes les explications ont été avancées au sujet des avatars multiples des palais crétois. Ce qui est sûr, c'est qu'ils ont été détruits et reconstruits avec obstination, sur les mêmes emplacements, et que l'époque des seconds palais correspond à la fois à la montée de la conjoncture et à l'épanouissement du grand art crétois.

Ce qui est sûr aussi, c'est que la multiplicité des palais a correspondu à une multiplicité de cités-États. Le Minos n'est pas un Pharaon. Cnossos n'a probablement jamais exercé d'autorité politique serrée sur le reste de l'île jusqu'à la conquête mycénienne, vers 1400 — et encore ! Son hégémonie politique et peut-être religieuse

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a joué sur ce que l'on peut imaginer comme une fédération lâche de cités-États, chacune ayant son prince, sur le modèle des premières villes sumériennes, ou mieux des petits rois des villes syriennes. Et tout cela sous le signe de rapports pacifiques — pratiquement aucune ville crétoise n'aura eu de remparts.

D'ailleurs, auprès de chaque palais il y a une ville, née en même temps, si ce n'est plus tôt que le palais. Quelques pas au-delà de l'esplanade extérieure de Cnossos, nous sommes dans une agglomération à laquelle on prête de soixante à cent mille habitants. Cette ville d'artisans, de commerçants, de marins n'a pas forcément obéi au doigt et à l'œil. Il est logique de supposer, comme le fait H. Van Effenterre dans un article brillant, l'existence d'une classe de marchands aux activités privées, échappant au contrôle strict de l'économie palatiale. La dispersion des activités extérieures de l'île, ses nombreuses « colonies » marchandes installées dans les villes syriennes ou égéennes, favorisaient cette indépendance économique. Que ces notables aient eu, par surcroît, un rôle politique dans un gouvernement aristocratique de la cité, que le peuple, réuni sur la place publique, déjà une agora, ait eu, lui aussi, son mot à dire, que le roi ait joué un simple rôle d'arbitre — tel le Minos de la légende — et de chef religieux plus encore que de chef d'État, tout cela est possible. L'accepter, à la suite de H. Van Effenterre, ce serait voir dans la Crète minoenne l'esquisse de la cité grecque de l'avenir. L'hypothèse est séduisante, bien que les arguments avancés — l'existence à Mallia d'une salle de réunion des notables, d'une salle publique près du palais — puissent s'appliquer sans difficultés à certaines villes babyloniennes où les marchands étaient organisés et maîtres de leurs affaires, sans pour autant jouer un rôle politique.

Dernière certitude : ces palais fastueux ont été autant l'apanage d'une divinité que d'un homme qui, ici comme ailleurs, ne tire sans doute son autorité que du titre et des fonctions de roi-prêtre. La salle dite du Trône, à Cnossos, qu'Evans a restaurée, avec ses sièges de gypse et sa fresque de griffons, est-elle une salle d'apparat et de réception du Minos ou un sanctuaire réservé à la déesse-mère ? Tous les palais contiennent une multitude d'objets de culte, tables de libations (comme à Mallia), statuettes représentant la déesse, rhytons, doubles haches (labrys), cornes de consécration, boucliers en forme de huit, ou ces étranges « nœuds sacrés » de faïence ou d'ivoire qui représentent une écharpe nouée, frangée d'or...

Les palais sont donc à la fois des temples, des demeures seigneuriales et de vastes entrepôts où se concentre une énorme partie de la vie économique de l'île.

La Crète dans la conjoncture économique

Les débuts de l'urbanisation crétoise avaient correspondu à la montée générale de l'économie, au début du IIe millénaire. L'époque des seconds palais, plus active encore, correspond aux demandes accrues du Nouvel Empire égyptien dont commence, avec l'expulsion des Hyksos et les interventions en Asie, la grande et dramatique politique extérieure. Ce nouveau souffle de cosmopolitisme à travers le Proche-Orient a établi, presque à lui seul, l'opulence matérielle de la Crète. Cette dépendance vis-à-vis de l'extérieur explique même que la Crète, matériellement, ait vécu de beaux jours encore jusque vers 1200, jusqu'au temps des catastrophes générales. C'est un fait que la conquête mycénienne, vers 1400 (?), et les destructions qui l'accompagnent n'interrompent pas sa prospérité. Les nouveaux venus se glissent dans la lancée ancienne de l'activité crétoise sans rupture apparente.

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Durant la première moitié du second millénaire, la Crète s'est adaptée à cette vie extérieure prospère qui fait d'elle, peu à peu, le centre d'un vaste réseau. Elle se développe alors comme une puissance maritime de premier ordre. Toutefois peut-on parler à son propos de « thalassocratie », d'« Empire crétois de la mer » ? La Crète n'est pas une puissante machinerie politique, nous l'avons dit. Ses marins disposent sans doute de relais, de points d'appui : Théra (Santorin), Mélos, l'île de l'obsidienne, l'île de Cythère que l'on aperçoit par temps clair des rivages occidentaux de l'île, poste de guette sur le chemin du Péloponnèse et non moins de l'Occident, ont été occupés par les marins et même des colons crétois ; des marchands crétois se sont installés à Milet, sur la côte d'Asie Mineure, à Rhodes, à Chypre, à Ugarit et probablement, comme les Syriens eux-mêmes, dans les ports du Delta. Les navires minoens ont aussi touché Malte, la Sicile, l'Italie du Sud1. Mais ces connivences, ces précautions et ces utilisations, le plus souvent bénévoles, esquissent mal un empire.

Elles dessinent par contre un empire culturel : l'art, le style crétois envahiront l'Egée. A Mélos, le palais de Phylakopi, reconstruit au XVIIe siècle, avec sa fresque de poissons volants, ses colonnes, est à l'image de Cnossos. Elles dessinent aussi, avec tous ses aspects et profits, une maîtrise marchande de la mer. Le service des navires à rames et à voiles de Crète n'a été possible, d'ailleurs, que grâce à un large recrutement de marins à travers les Cyclades et jusque dans la Carie asiatique. Le souvenir qui se perpétuera de pirates cariens pourchassés par les Crétois, puis devenant à leur service de bons gendarmes de la mer, est une histoire vraisemblable. Elle s'est répétée souvent dans l'histoire méditerranéenne où les marins sont si peu nombreux, en vérité, qu'une flotte un peu considérable ne se conçoit pas sans recrute-ments extérieurs. C'est aussi vrai pour l'Athènes de Périclès, l'Istanbul turc ou la Venise de la Renaissance que pour la Crète de Minos.

À ce jeu, la vie des échanges, amarrée jusque-là à la seule pointe orientale de l'île, établissait bientôt son axe majeur plus à l'ouest, de Cnossos à Phaistos, Cnossos sur la côte Nord, Phaistos sur la côte Sud. Que ce soient là, de toute l'île, les deux plus grands palais (Cnossos représente 20 000 m2 de bâtiments, probablement sur trois étages), rien d'étonnant : ils se trouvent aux deux extrémités d'une route Nord-Sud qui joint les deux côtes, admirable exemple d'une « route d'isthme », raccourci terrestre entre deux navigations maritimes. Cette route essentielle est naturellement bien entretenue : pavée, elle utilise un viaduc à son extrémité sud, les bêtes de somme y circulent, davantage sans doute que les chaises à porteurs ou les lourdes voitures à quatre roues dont nous avons des modèles. La roue apparaît en Crète vers 2000 ou 1900, empruntée probablement à la Syrie et la Mésopotamie.

La route Cnossos-Phaistos signale une activité accrue des côtes méridionales, liée soit à un cabotage d'est en ouest et réciproquement, vers Rhodes, Chypre, la Syrie, soit, plus encore, à des voyages en droiture jusqu'à la côte d'Afrique, la Cyrénaïque ou l'Egypte. Les histoires générales ont répété trop longtemps que les navigations hauturières — conduites par le grand large en perdant de vue la côte — n'auraient commencé que vers le III

E siècle avant J.-C., à l'époque hellénistique, en particulier

entre Rhodes et l'Egypte. Il faut admettre que l'exploit, car il s'agit d'un exploit, a été bien antérieur. Les modestes voiliers du temps de Minos avaient cette hardiesse. Un témoignage tardif, mais qui précède tout de même de plusieurs siècles l'époque hellénistique, le dit sans ambages. Lorsqu'il arrive à Ithaque et se donne pour un marchand crétois, Ulysse explique : «L'envie m'avait pris... d'aller en croisière... dans

1. Les navires minoens ne sont pas venus à Malte, en Sicile ou en Italie du Sud, contrairement aux navires mycéniens. (P.R.)

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l'Égyptos. J'équipe neuf vaisseaux et les hommes affluent. Six jours ces braves gens font bombance avec moi... Le septième on embarque et, des plaines de la Crète, un bel et plein Borée nous emmène tout droit, comme au courant d'un fleuve... On n'avait qu'à s'asseoir et à laisser mener le vent et les pilotes. En cinq jours, nous gagnons le beau fleuve Egyptos. » Notez que l'on ne fera pas mieux, des siècles et des siècles plus tard, par exemple à l'époque de Barberousse et des grandeurs turques. Le vent du nord est l'artisan de ces performances. Encore faut-il avoir le courage de s'y abandonner. Mais l'enjeu en vaut la peine : l'Egypte est le pays des merveilles et de l'or.

Il est frappant tout de même de voir que les ports de l'île les plus nombreux sont au Nord, entre Cnossos et le golfe de Mirabello. Le rôle essentiel de la Crète n'est-il pas de servir de relais entre l'Europe, l'Asie et l'Afrique ? Face au nord, l'île regarde vers des pays redevenus plus frustes qu'elle, la Grèce péninsulaire et l'Argolide avec lesquelles elle n'avait pas interrompu ses relations anciennes, après l'invasion achéenne, ou, beaucoup plus à l'ouest, vers les régions encore primitives de l'Italie méridionale et de la Sicile. Jusqu'où ses marins se sont-ils aventurés dans ces directions lointaines ? On ne le sait pas de façon formelle. Et à nouveau se pose le problème, obscur et controversé, des premières navigations de l'Orient vers l'Occident.

Comme tous les peuples marins, les Crétois ont souvent été des transporteurs au service d'autrui, délivrant dans des ports étrangers des marchandises qu'ils n'avaient pas fabriquées eux-mêmes. Mais leur propre commerce d'importation et d'exportation était important Leurs belles poteries peintes ont été retrouvées à Mélos, à Égine, à Lerne, à Mycènes, à Chypre, en Syrie ou en Egypte. Ils exportent aussi beaucoup de tissus (leurs couleurs vives sont très en vogue en Egypte, pays du lin tradi-tionnellement blanc), des bijoux, des armes de bronze qu'on retrouve ainsi à Chypre où les Crétois achetaient du cuivre, bien que leur île en possédât quelques gisements. Leur obsidienne venait de Mélos et de Yale, l'Egypte leur fournissait beaucoup de pierres semi-précieuses et d'améthystes employées pour les sceaux gravés.

Ces échanges supposent un large artisanat. Une ville comme Gournia apparaît ainsi comme une ville de tisserands. L'essor « industriel » est tel qu'il semble même que la Crète ait exporté de la main-d'œuvre qualifiée, en Egypte par exemple (dès le XIX

E

siècle et, beaucoup plus tard, à Amarna), à Mycènes aussi sans doute. Mais, même au temps de sa plus grande prospérité marchande, la Crète aura vécu aussi du travail de ses bûcherons, de ses paysans, de ses bergers, de ses pêcheurs. Elle exporte du bois (surtout de cyprès), de l'huile d'olive, du vin. Elle semble pourtant avoir importé du blé. Ce serait la preuve d'une économie évoluée, où tout se tient déjà.

Des accidents : la part des dieux

En Crète, les drames ne manquent pourtant pas, toujours les mêmes : palais détruits, reconstruits, détruits, reconstruits encore ! Jusqu'aux disparitions finales. Sur la date, les causes de ces catastrophes, les spécialistes sont rarement d'accord. Mais elles ne peuvent être que de deux sortes : ou ce sont les dieux et la nature qui en portent la responsabilité, ou simplement les hommes et les violences de la guerre. Les deux événements autour desquels tournent les controverses essentielles sont, l'un

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naturel : la catastrophe volcanique de l'île de Théra ; l'autre humain : la conquête de l'île par les Mycéniens.

L'explosion de l'île de Théra (Santorin), signalée pour la première fois par S. Marinatos en 1939, a intéressé depuis suffisamment d'archéologues, de vulcanologues et d'explorateurs de fonds sous-marins pour qu'on puisse à peu près reconstituer ce qui fut, sans doute, « le plus grand cataclysme naturel de l'histoire ». Santorin, qui connaît encore des fièvres éruptives (la dernière date de 1925-1926), est une sorte de Vésuve, aujourd'hui englouti aux trois quarts par la mer. Avec « ses murailles de laves et de cendres, alternativement noires, rouges, verdâtres, sur lesquelles sont juchés les bourgs d'un blanc cru, c'est le paysage le plus étrange de l'archipel ».

C'est vers 1500 avant J.-C. qu'un volcan apparemment éteint depuis des millénaires y est entré en activité. Des tremblements de terre violents, décelables dans les fouilles des palais de Cnossos et de Phaistos, avaient précédé, au XVIe siècle, l'éruption ou la série d'éruptions qui ensevelirent, à Santorin même, des villages crétois, ou de culture crétoise, sous plusieurs mètres de lave. Les habitants avaient eu, semble-t-il, le temps de fuir. Tout ceci cependant n'était qu'un prélude : vers 1470 ou 1450, l'île explosait littéralement, comme l'île de Krakatoa dans le détroit de la Sonde, au siècle dernier, en 1883.

L'ampleur de ce désastre récent permet d'imaginer la violence de l'explosion de Théra, celle-ci quatre fois supérieure à celle-là si l'on mesure le volume du cône volcanique détruit. Mais le scénario semble avoir été le même : plusieurs années de tremblements de terre, plusieurs éruptions consécutives, finalement l'explosion, un fantastique nuage de cendres brûlantes, enfin des raz de marée. Des vagues de vingt mètres, dans le détroit de la Sonde, ont détruit trois cents villes et villages, projeté un navire, des locomotives par-dessus les maisons. A Théra, en mer Egée, mer relativement profonde, donc sous une énorme pression, le raz de marée a dû être plus fantastique encore, les vagues plus hautes, surtout plus rapides.

La Crète, à cent vingt kilomètres de Théra, a été atteinte de plein fouet par l'énorme déferlement marin, secouée de tremblements de terre, enveloppée de cendres et de gaz délétères. Tout l'Est de l'île et même le Centre en ont été ravagés. Un seul palais survivra à Cnossos, touché mais non pas anéanti par la catastrophe. Les villes de Phaistos, Mallia, Haghia Triada, Zakros furent détruites en même temps que leurs palais ; de même Gournia, Palaikastro, Pseira, Mochlos... La végétation disparut: les cendres étendues comme un manteau d'au moins dix centimètres d'épaisseur interdiront, des années durant, toute culture, toute réinstallation. Un large mouvement d'émigration vers l'Ouest de l'île, et probablement aussi vers le continent mycénien, a été décelé par les fouilles archéologiques.

Poussés par le vent du nord, les nuages pestilentiels ont atteint la Syrie et le delta du Nil. Le livre de l'Exode parle d'une nuit terrifiante de trois jours dont les Juifs, prisonniers du Pharaon, profitèrent pour s'échapper. On a naturellement fait le rappro-chement avec l'épisode de Santorin. Roman ? Peut-être. Chronologiquement, les deux événements se relient mal. Mais j'ai assisté, en 1945, après le terrible bombardement de Hambourg, à l'arrivée des nuages issus de la ville : à cent kilomètres de là, en plein midi, une nuit brusque nous avait enveloppés. L'explosion de Krakatoa a plongé dans une obscurité totale des localités situées à deux cents kilomètres de distance. La nature fait mieux encore, hélas, que les hommes.

Tout se passe comme si l'explosion de Santorin, longtemps ignorée, se plaçait progressivement au premier plan des explications historiques. Que cet événement soit le fond de vérité que recouvre la fin de la fameuse Atlantide de Platon — cette île

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immense, porteuse d'une civilisation puissante, et qui disparut sous les flots « en un jour et une nuit » — c'est ce qu'affirment le petit livre intelligent de Rhys Carpenter (1966) et la thèse très documentée de J. V. Luce, The End of Atlantis (1969). Ils nous renvoient tous deux au début du Tintée et au Critias. L'Atlantide, selon le récit du grand prêtre saïte et « les archives des temples » égyptiens, était située tout à l'ouest, au bout du monde connu. Platon l'a donc placée naturellement au-delà de Gibraltar, au milieu de l'océan. Mais, pour les Égyptiens de la XVIII e dynastie, le plus lointain pays connu vers l'ouest, c'était la Crète. Alors, la fin de l'Atlantide, serait-ce simplement l'addition de deux événements qui se seraient télescopés dans les récits traditionnels : la fin de la puissance minoenne et l'explosion de Théra ?

Les événements : la part des hommes

Cette thèse rapproche ainsi chronologiquement, jusqu'à les confondre, les deux événements clefs dont nous parlions : l'explosion de Théra et la conquête mycénienne (autrement dit la vraie fin de la Crète). Dans ces conditions, les Mycéniens seraient arrivés en Crète au lendemain du cataclysme.

En fait, les Achéens, ces premiers Grecs, ces envahisseurs indo-européens ancêtres des Mycéniens, étaient parvenus en Grèce dès le IIIe millénaire finissant. Ils s'étaient installés surtout en bordure de l'Egée, au milieu de populations antérieures qu'ils subjuguèrent, détruisant leurs villes et leur civilisation. Sur le niveau qui, à Lerne par exemple, succède immédiatement à l'incendie de la ville, tout a changé : la forme des maisons, les modes de sépulture, les types de céramique... Rien d'étonnant alors si ces nouveaux venus batailleurs imposent aussi leur langue. Mais peut-être après tout la civilisation égéenne qu'ils avaient renversée, sur le continent grec, n'était-elle qu'une greffe encore fragile, une simple frange côtière, plus quelques points disséminés à travers un espace mal occupé encore ? Ces premiers peuples égéens (les Pélasges de la tradition grecque) n'en laissèrent pas

moins des traces profondes. Les analyses des linguistes sont à ce propos péremptoires. Les nouveaux venus, s'ils ont gardé leur langue, ont fait de larges emprunts aux vaincus. C'est ainsi que la langue grecque hérita finalement d'un

nombre considérable de mots qui lui sont étrangers. La toponymie et l'onomastique le disent, le crient même : des villes aussi célèbres que Corinthe, Tirynthe, Athènes ou

cette montagne du Parnasse, au-dessus de l'oracle de Delphes, au cœur même de l'Hellade, et qui est « le nombril du monde », ne portent pas des noms grecs. Pas

grecs non plus, certains noms de héros homériques, Achille, Ulysse : quel chagrin ! Ni ceux, crétois, des juges des enfers, Minos et Rhadamante, ou de la déesse qui

règne sur le sombre séjour, Perséphone. Plus significative encore, l'origine non grecque des nombreux mots qui touchent à l'agriculture : le blé, la vigne, le figuier,

l'olivier, le lys, la rose, le jasmin, la marjolaine. Ou à la navigation : l'art de naviguer est un des cadeaux, plus précieux encore que la vigne et l'olivier, que l'Hellade non grecque a fait aux envahisseurs indo-européens, étrangers à la mer : ni thalassa, ni

pontos ne sont des mots d'origine grecque ! Mais la leçon sera vite apprise. En Argolide, les nouveaux venus se trouvent

introduits dans le réseau des anciennes relations, avec la Crète en particulier. Celle-ci, en plein essor, a rayonné de toute sa supériorité sur les Cyclades et les côtes proches de la péninsule. Au XVIIIe siècle, les potiers du continent et des îles, peut-être d'ailleurs en l'occurrence des Crétois immigrés, se mettent à imiter les modèles

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crétois, du style dit de Camarès ; les sceaux, les bijoux, les thèmes décoratifs minoens sont exportés et copiés. Au XVe siècle, une culture uniforme d'inspiration minoenne, rattachée à l'ensemble du Proche-Orient, recouvre toute la zone sud de l'Égée, au point qu'il est souvent "impossible de décider si tel objet trouvé à Phylakopi, dans l'île de Mélos, à Égine, à Mycènes, à Pylos est d'importation Crétoise ou de fabrication locale.

De ce processus, Mycènes est le plus brillant exemple. La ville s'étant imposée par la suite aux autres cités de l'Argolide, le nom de civilisation mycénienne est devenu la règle. Or cette civilisation prend un vif départ à l'époque des nouveaux palais de Crète : sont témoins de sa splendeur les tombes princières qu'on a retrouvées intactes et qui datent, en gros, du XVIe siècle (quelques-unes très légèrement antérieures, d'autres de la première moitié du XVe siècle). Il est curieux d'y retrouver, à côté de la prépondérante influence Crétoise, celle très nette de l'Egypte. Il est vrai qu'entre 1550 et 1470-1450, Mycéniens et Crétois semblent avoir eu des échanges amicaux et avoir commercé côte à côte, aussi bien dans les îles Éoliennes où leurs poteries respectives ont été retrouvées ensemble, sur les mêmes sites, qu'à Rhodes où des Mycéniens paraissent mêlés à la colonie Crétoise, et qu'en Egypte même où les textes mention-nent à la fois Keftiu (c'est-à-dire la Crète) et « les îles au Milieu du Grand Vert », qui désignent, croit-on, tous les Égéens non crétois, le Péloponnèse y compris.

Cette montée commune, aux XVIe et XVe siècles, des commerces crétois et mycénien suffirait à expliquer la richesse des tombes mycéniennes, l'abondance des objets d'or (un or qui vient d'Egypte), en particulier ces masques étonnants dont sont couverts les visages des défunts illustres, habitude qui n'est pas Crétoise et dont l'idée vint sans doute, comme l'or, des bords du Nil. Autre hypothèse : les marins crétois auraient transporté en Egypte, vers 1580, des mercenaires mycéniens, à la demande du pharaon Amosis, pour chasser les Hyksos du Delta. Ce serait là les Haunebu, ces soldats lourdement armés dont les lances, les casques, les boucliers et les longues épées firent merveille contre les intrus asiatiques. Us seraient rentrés chez eux chargés d'or égyptien. Mais nul n'est obligé, scientifiquement parlant, de croire à ce roman d'aventures.

Quoi qu'il en soit, c'est partout sur les traces des Crétois que les Mycéniens auront progressé : leur civilisation, comme leur économie, parasite le modèle séculaire et le détruit, presque sans le vouloir. L'expansion mycénienne, si nous ne nous trompons pas, suit le mouvement en hausse des échanges ; elle est, dans son succès, conjoncturelle. Et comme l'accélération est vive, l'aire des voyages et des mainmises des Mycéniens à travers la mer recouvre et dépasse l'aire où s'était jouée la grandeur Crétoise Ils seront donc à Rhodes, à Chypre, écartant leurs prédécesseurs, sur la côte d'Asie Mineure, en Syrie, en Palestine, en Egypte où leurs céramiques arrivent en très grande quantité à Amarna. Plus encore, ils gagnent l'Occident : « On trouve un peu partout, en Italie, des tessons mycéniens. » Tout indique une expansion rapide, alerte. À l'occasion batailleuse, ainsi vers les détroits qui conduisent sous les murs d'Ilion (la guerre de Troie, vers 1250, est mycénienne), et, au-delà, jusqu'à la mer Noire (le Pont-Euxin).

Nul doute que la civilisation de Mycènes, de Tirynthe, de Pylos, d'Argos, de Thèbes, d'Athènes, ne soit en plein essor. Aux XIVe et XIIIe siècles, de grands palais se construisent à la Crétoise, avec les mêmes colonnes, le même style de fresque. Cependant, la cour centrale à ciel ouvert des palais crétois est remplacée par le megaron, vaste pièce au centre de laquelle se dresse un foyer entre quatre colonnes, la fumée sortant directement, sans cheminée, par un trou qui perce le toit. Notons, au passage, que le megaron est originaire d'Asie Mineure.

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Mais notre intention n'est pas de nous attarder à Mycènes ou à Tirynthe, ni de détailler les caractères d'une société batailleuse, avec ses rois de type indo-européen, ses guerriers qu'accompagnaient dans leurs tombes des armes somptueuses. Ce qui nous intéresse, c'est cette civilisation Crétoise qui, prise dans le filet des villes mycéniennes, s'est trouvée engrangée du coup pour la Grèce de l'avenir. Mycènes est l'intermédiaire, imparfait il est vrai, car sa fin sera dramatique, mais le seul intermédiaire puisque, vers 1400 ou un peu plus tard, la destruction définitive de Cnossos a fait glisser vers l'Argolide tout l'héritage crétois et créto-mycénien.

Pour en revenir à Cnossos, il est indéniable que la ville a été prise par les Mycéniens. Quand ? La date de 1460-1450 s'appuie sur quelques faits. En particulier cette peinture égyptienne de la tombe de Rekmiré, à Thèbes, où des Crétois, apportant des offrandes à Rekmiré, ont été « rhabillés » en quelque sorte : le peintre a effacé le costume classique avec les étuis péniens — qui transparaissent encore — et les a remplacés par le pagne à pointe mycénien. Dans une autre tombe, quelques décennies plus tard, les hommes de « Keftiu et des îles du Grand Vert » portent toujours le pagne. Changement de mode ? Ou plutôt sorte de reconnaissance par Rekmiré, ministre chargé par le pharaon de recevoir, à Thèbes, les étrangers, d'un changement de dynastie en Crète ? En tout cas, à partir de 1400, toute mention de Keftiu disparaît dans les inscriptions égyptiennes. Autres arguments, les réparations du palais de Cnossos, conséquences de l'explosion de Théra, marquent l'apparition des tablettes de linéaire B, analogues à celles de Pylos, de Thèbes ou de Mycènes... Enfin, il y a changement net de style, tant dans la poterie que dans les sépultures, entre le M(inoen) R(écent) IB (qui permet de dater les grandes destructions volcaniques de l'île) et le M. R. II, dit « style du palais », qui apparaît à Cnossos et à Cnossos seulement. Il est normal de conclure, à la lumière des récents éclaircissements sur la catastrophe de Théra, que les Mycéniens ont pu prendre avantage de la désolation Crétoise pour s'installer à Cnossos, dans le seul palais encore debout et au centre du pouvoir crétois. L'île n'avait-elle pas perdu, en même temps que de nombreuses villes et de nombreuses vies, plusieurs ports, plusieurs de ses établissements dans les îles de l'Egée, aussi durement touchés qu'elle-même ? Une place était à prendre et elle fut prise. La diaspora crétoise qui a suivi, sans doute dans toutes les directions, a contribué largement à la nouvelle grandeur de Mycènes. La Crète, lorsqu'elle aura rétabli une relative prospérité, ne sera plus qu'une province mycénienne.

Mais alors qui a détruit, et définitivement cette fois, le palais de Cnossos, occupé par les Mycéniens ? Ici, toutes les incertitudes réapparaissent, y compris sur la date. Contre l'étranger maître de Cnossos, les Crétois dominés se seraient révoltés, auraient saccagé le palais vers 1400. C'est une explication souvent avancée, mais avec des réserves, certains faits s'obstinant à ne pas cadrer avec les autres. Ainsi, que le grec des tablettes soit, à Cnossos, plus évolué, donc en principe plus tardif que les tablettes de Pylos pose un problème. D'autres auteurs pensent qu'il faut radicalement changer la date de la destruction de Cnossos. La retarder jusqu'au milieu du XVI

E siècle,

l'attribuant alors à ces ennemis — peut-être tout simplement les cités voisines — contre lesquels les grandes villes mycéniennes dressaient d'énormes remparts ; ou la remettre carrément à la seconde moitié du XIII

E siècle. Alors Cnossos aurait eu le

même sort que les autres villes et palais mycéniens. Mais ceci est un autre chapitre d'histoire, sur lequel nous reviendrons, à la fin du présent chapitre.

L'essentiel : la civilisation crétoise

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De toute façon, ce qui importe pour le destin d'ensemble de la Méditerranée, c'est la civilisation crétoise en soi. Le malheur est que parler civilisation, c'est vouloir répondre à beaucoup de questions — et, là encore, nous ne possédons que bien peu de réponses. Sur la vie quotidienne, les images sont insuffisantes : quelques flashs tout au plus, dont un romancier ne tirerait quelque chose qu'avec beaucoup trop d'imagination. Sur les institutions, nous avons dit, chemin faisant, l'essentiel de ce qu'on sait, c'est-à-dire moins que rien : il y a eu des rois-prêtres, des palais, des villes, des artisans groupés, un peuple de marins. Mais l'organisation de cette société reste bien plus mystérieuse que celle de Babylonie ou d'Egypte. L'absence du document écrit (les tablettes tardives de linéaire B, déchiffrées, n'ont guère fourni que des inventaires) est irréparable. Reste la religion. Reste l'art.

Nous avons assez de renseignements sur la religion des Crétois pour l'apercevoir, pas assez pour parler d'elle avec certitude, pour connaître sa structure qui nous livrerait sans doute les secrets mêmes de l'organisation sociale. Quand les dieux de l'Olympe auront occupé la Crète — le linéaire B parle surtout de divinités achéennes —, quand Zeus, échappant à son père terrible, mangeur d'enfants, Kronos, aura trouvé abri dans la grotte sainte du mont Ida, une mythologie familière bourdonnera à nos oreilles. Mais avant ? La mythologie où l'homme raconte les aventures divines en les représentant à son image exige un certain nombre de dieux, comparses de leurs aventures. De toute évidence, dans l'ancienne Crète minoenne, ils manquent au rendez-vous. Dans les palais, hauts lieux du culte officiel (il n'y a pas de temple au sens moderne, ou mésopotamien, ou égyptien du mot, dans les villes crétoises), dans les sanctuaires des sommets montagneux, les grottes, les bois sacrés, de nombreux objets ont une évidente valeur religieuse : l'arbre, le pilier, la double hache, les cornes de taureaux, les écharpes nouées rituellement... Certains animaux sont sacrés, le serpent, la colombe, symboles de la terre et du ciel. Mais une seule divinité s'affirme, la déesse-mère omniprésente qui nous replonge vers les profondeurs des mentalités primitives, des religions dans l'enfance. Elle dérive directement de ces déesses adipeuses du premier Néolithique crétois, soutenant leurs seins de leurs mains jointes, évidentes dispensatrices de la fécondité, c'est-à-dire de tous les biens. Que peut demander, en effet, un peuple crétois qui, n'étant pas divisé en régions, en peuples différents et hostiles, ne possède pas sa population de dieux locaux rivaux, si ce n'est que la déesse de la nature protège les champs, les troupeaux, la terre profonde, la mer immense, les animaux, les hommes enfin qu'elle a créés, qu'elle les guérisse aussi de leurs maux corporels, ce qui semble être du pouvoir de la statue miraculeuse de la déesse dite aux Pavots ?

Du coup, on a parlé de monothéisme. Sans doute. Pourquoi distinguerait-on la déesse aux Serpents de la déesse aux Fleurs ou de la déesse aux Pigeons ? Mais dire monothéisme, c'est penser à une nouveauté religieuse projetée vers l'avenir. Or quoi de plus ancien que la déesse mère, reine de la Nature, avec son évolution habituelle vers le couple déesse et dieu (un dieu toujours falot), ou vers la trinité qui leur associe l'enfant ? Le VIe millénaire, à Çatal Hôyûk, à ce compte-là, était « monothéiste », et déjà les chasseurs de la pierre qui révéraient les « Vénus » du Gravettien. Nous dirions plus volontiers que l'Egée, qui a tout reçu à l'origine de l’Anatolie néolithique et non des civilisations denses de Mésopotamie ou d'Egypte, est restée fidèle à la grande déesse féconde des premiers agriculteurs, au lieu d'adopter le multiple panthéon des civilisations plus évoluées, d'où pour la première fois les dieux mâles ont écarté les déesses.

Cela dit, on a le sentiment qu'en religion comme en art, la Crète a fait sien, en le transformant profondément, tout ce qu'elle a reçu du dehors. Quelle distance de la

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danse lugubre des prêtresses-vautours peintes sur les murs de Çatal Hôyuk à ces jeunes femmes tournoyantes que représentent tant de bijoux ou de fresques crétoises, avec leurs tailles minces de ballerines et leurs jupes à volants qu'épanouit la danse ! C'est un autre sens de la vie, de la mort, comme un recul de la crainte, trop naturelle à l'homme primitif. Rien de ce que l'on connaît de la vie rituelle des Crétois — le peuple de croyants se rendant à la grotte du mont Ida ou dans la grotte d'Erleithya, près d'Amnissos ; les foules de fidèles se pressant dans la cour centrale d'un palais pour assister à une cérémonie, les courses de taureaux où il s'agit non de mise à mort mais de périlleuses et spectaculaires acrobaties d'athlètes, les grandes processions de la moisson telles que les représente un beau vase de stéatite noire où toutes les bouches sont ouvertes pour le rire et la chanson, et même ce mort qui, sur un des flancs de l'énigmatique sarcophage d'Haghia Triada, reçoit, debout devant son tombeau, attentif, les dernières offrandes des vivants — rien ne parle d'un homme terrifié par ses dieux, ses prêtres ou l'idée de la mort. Sur une fresque de Cnossos, des femmes aux robes claires, jaunes, bleues et blanches, aux seins nus, dansent devant un large public assis sous des oliviers bleus. Un autre spectacle que la fresque détériorée laisse anonyme, peut-être une course de taureaux, se déroule dans la cour du palais de Cnossos : au centre, assises à la place d'honneur, des femmes encore, dames de la cour ou prêtresses ; derrière elles, des centaines de têtes pressées les unes contre les autres. Des couleurs gaies : du rouge, du bleu, du jaune, des blancs, des bruns. Le caractère rituel des deux cérémonies est certain, mais l'atmosphère est celle d'une grande fête joyeuse, d'une société où les femmes et les hommes se rencontrent librement. Il suffit de comparer ces scènes à la fresque de Mari, dite de 1' « investiture » (XVIIIe siècle), où le roi Zimri Lim reçoit solennellement de la déesse de la guerre, Ishtar, des emblèmes sacrés, en présence d'autres divinités, d'animaux et de griffons hiératiques, pour se persuader qu'il s'agit là de deux mondes que divisent fondamentalement leurs attitudes religieuses et leur conception de la vie.

L'art crétois confirme cette impression. C'est certainement le plus original de tout le monde oriental, celui qui nous touche le plus directement par sa fantaisie, son goût de la vie et du bonheur, les libertés qu'il prend avec les formes et les couleurs, au profit de l'expression. A la grande époque de l'art crétois — celle des seconds palais —, avant la période mycénienne qui figera toute cette liberté, le naturalisme est triomphant : bêtes et plantes sont partout sur les murs ou aux flancs des vases de céramique ; un brin d'herbe, une touffe de crocus ou d'iris, un jet de lys blancs sur l'ocre d'un vase ou sur le rouge pompéien d'un stuc mural, des roseaux qui se marient en un motif continu, presque abstrait, un rameau d'olivier fleuri, les bras tordus d'un poulpe, des dauphins, une étoile de mer, un poisson bleu ailé, une ronde d'énormes libellules, autant de thèmes en soi, mais jamais traités avec la minutie botanique des herbes ou des violettes de Durer. Ils sont le décor irréel d'un monde irréel où un singe bleu cueille des crocus, un oiseau bleu se perche sur des rochers rouges, jaunes, bleus, jaspés de blanc, où fleurissent des églantiers ; un chat sauvage guette à travers des branches de lierre aériennes un oiseau innocent qui lui tourne le dos, un cheval vert traîne le char de deux jeunes déesses souriantes... La céramique se prête comme la fresque à cette fantaisie inventive. Il est curieux de voir le même thème végétal ou marin traité de mille façons différentes, sur tant de vases multipliés par le tour du potier et exportés par centaines. Comme si le peintre, chaque fois, exigeait le plaisir de la création.

Seule la sculpture, peut-être justement parce qu'elle offre plus de résistance au jeu de l'imagination, est un domaine où les Crétois semblent moins à l'aise. Les statuettes de céramique sont souvent conventionnelles, parfois gauches. Pourtant, il est difficile

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d'oublier quelques beaux objets, tel acrobate d'ivoire au corps allongé par le saut, quelques têtes de taureaux, ce léopard de schiste brun qui ornait une hachette d'apparat, à Mallia, et plus encore les admirables reliefs des vases et rhytons de pierre, des sceaux innombrables d'or, d'améthyste, de cristal de roche, d'agate, de cornaline, d'ivoire. Enfin d'extraordinaires bijoux.

L'art crétois pose sans doute un problème : on y retrouve tous les emprunts et une universelle originalité. N'est-ce pas le propre des cultures insulaires ? Chypre aussi, et son extraordinaire céramique du Ier millénaire, la Sardaigne aussi et ses étranges petits bronzes de la même époque, posent, proclament ce problème de l'originalité insulaire. Les îles sont des univers excessifs, à la fois largement ouverts, balayés brusquement par des invasions d'hommes, de techniques ou même de modes — et très fermés entre-temps, les échanges y étant plus intermittents, moins quotidiens qu'ailleurs. Chaque acquisition étrangère se développe ici en vase clos et en tire bientôt des traits particuliers, très éloignés parfois du modèle initial. Et cela n'est pas vrai seulement pour l'art.

Une superstructure cosmopolite

N'empêche que la Crète du IIe millénaire et toute l'Egée, qui va à sa remorque, font partie intégrante du Proche-Orient comme jamais ce ne sera vraiment le cas de la Grèce, ni à la période dite orientalisante, ni même aux temps faciles de l'Orient hellénistique. Toutes les civilisations du Proche-Orient, malgré des heurts, vivent de plain-pied, ouvertes les unes sur les autres. Aucun déséquilibre : les échanges vont d'un côté comme de l'autre, sous le signe des allers et retours. Une communauté curieuse, une vaste superstructure culturelle s'étale au-dessus de l'espace entier des liaisons économiques. W. S. Smith a raison d'y voir la réalité essentielle de l'âge du Bronze. C'est à cet ensemble du Proche-Orient que revient la vedette, non à l'un de ses secteurs, fût-ce la Crète éblouissante ou l'Egypte de la XVIIIe dynastie. Et même, si l'on recherchait dans cette floraison culturelle l'élément le plus dynamique, c'est vers la Syrie d'Ugarit et de Byblos qu'il faudrait sans doute regarder. Parce que, intermédiaire depuis toujours, elle se situe au centre de cette unicité, de cette confluence qui font que, de Cnossos à Suse, de Mycènes à Éléphantine, il n'y a, au vrai, qu'une seule histoire des civilisations du Proche-Orient à leur plus haut niveau.

Cette libre communication suppose bien des choses : avant tout, nous l'avons vu, une conjoncture favorable, des sociétés riches et exigeantes, plus un réseau serré d'échanges internationaux. Et enfin, fils de cette conjoncture, un esprit nouveau, cette curiosité tournant facilement à l'engouement vis-à-vis de tout ce qui est étranger et qui marque alors la mode, les techniques, l'architecture, l'art et jusqu'aux premiers pas de la diplomatie. La vie internationale s'ébauche et dans cette perspective, les minuties de l'archéologie à la poursuite des origines et des zones de diffusion d'un thème ornemental, d'un style de céramique, d'un détail architectural, d'une technique de fresque, d'un procédé d'orfèvrerie, deviennent tout simplement passionnantes. Surtout pour qui ne s'inquiète pas trop du fond du débat, toujours le même dans ces études d'« influences » : qui fut le précurseur ? Du point de vue de l'histoire générale, du point de vue de la Méditerranée de l'histoire, le problème n'est-il pas malgré tout mineur ? Ce qui importe c'est qu'une extraordinaire capacité de diffusion relativement rapide vienne de naître, dans un monde où la navigation reste encore une aventure.

Voici, à Mallia, sur la côte nord de la Crète, un des plus vieux palais de l'île, remanié au cours du temps, mais non pas reconstruit totalement, comme Cnossos ou

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Phaistos. C'est le seul qui puisse ainsi donner une idée approximative des premiers palais de l'île, au début du IIe millénaire. Lorsque les fouilles faites à Mari, sur l'Euphrate, ont dégagé le merveilleux palais mésopotamien de Zimri Lim qui, sur plusieurs hectares, groupe le labyrinthe de ses bâtiments autour d'une vaste cour centrale, à ciel ouvert, on a pensé assez naturellement que cet ensemble célèbre, qu'on venait visiter de loin au XVIII

E siècle, au temps d'Hammurabi, avait pu servir de

modèle aux palais crétois. Il leur est antérieur et le plan général, tel que le dégagent avec netteté des photographies aériennes, est très semblable à celui de Mallia. Les mêmes fonctions, après tout, sont un peu condamnées à donner les mêmes constructions architecturales. Et l'on sait aussi, par les tablettes de Mari, qu'un commerce actif liait les marchands crétois, par le relais de leur colonie d'Ugarit, à cette puissante ville de Mari, dont les trafics se prolongeaient vers le sud jusqu'au golfe Persique. S'il y avait des échanges commerciaux, pourquoi pas aussi des échanges culturels? Oui, mais, en 1954-1959, à Beyce Sultan sur le Méandre, en Anatolie cette fois, des fouilles anglaises ont dégagé un autre palais, lui aussi construit autour d'une cour centrale. Plus petit, moins « labyrinthe », il avait pourtant avec le palais de Mallia des traits communs : ses colonnades, ses piliers, totalement absents de Mari. Voilà qui complique infiniment des filiations entrecroisées. Car c'est d'Egypte que serait venu le goût des colonnes et l'on connaît les relations de l'Egypte et de l'Anatolie. Cependant qu'à Mallia, une curieuse salle hypostyle évoque sans ambiguïté l'influence directe d'un modèle égyptien. Pourquoi pas ? Une statue égyptienne, du XIX

E siècle probablement, a bien été découverte à Cnossos, et un vase

minoen retrouvé à Abydos, en Egypte, parmi des objets égyptiens de la même époque. Nous ne prendrons certes pas position dans ces discussions et recherches érudites. Contentons-nous de conclure que Mésopotamie, Crète, Anatolie, Syrie, Egypte partagent, au IIe millénaire, certains traits d'architecture. Même les salles de bain revêtues de céramique et le tout-à-l'égout, que l'on avait crus une innovation crétoise, sont présents à Mari...

Il y a plus : les fresques crétoises qui n'apparaissent que dans les seconds palais crétois, donc assez tardivement, au XVIe siècle, n'ont-elles pas été inspirées par celles que fit exécuter dans son propre palais Zimri Lim, le dernier roi de Mari, avant la conquête de la ville par Hammurabi, en 1760? Les techniques de détrempe sont les mêmes, les couleurs proches, sans doute parce que l'on broyait les mêmes pierres, par exemple le lapislázuli pour les beaux bleus qui seront encore chers aux Étrusques, des siècles plus tard. Les thèmes sont semblables : des processions sacrificielles, des scènes rituelles. Cependant, l'inspiration religieuse, nous l'avons dit, est extrêmement différente : à Mari, un hiératisme tout mésopotamien inspire la scène dite de l'investiture. Mais sur le même panneau la fantaisie sémitique qui avait déjà adouci les sévérités sumériennes, au temps d'Akkad, se donne libre cours : entre un palmier où grimpent deux hommes (sans doute pour la cérémonie de la fécondation des fleurs) et un arbre irréel, long fût au bout duquel s'épanouissent en bouquet des fleurs semblables aux papyrus d'Egypte, un oiseau bleu s'envole, et cet oiseau à lui seul, parmi les palmes vertes, semble jeter un fil de Mari à la Crète.

Mais, une fois de plus, les rôles peuvent se renverser. Autour de la grande composition de l'investiture du roi, à Mari, une bordure de spirales court régulièrement. La spirale (image des vagues de la mer inquiète) est égéenne, dit-on le plus souvent, égéenne bien que certaines céramiques prédynastiques en donnent parfois des exemples précoces. Mais, là encore, préciser l'origine d'un motif banal, après tout, a-t-il tant d'importance ? Ce qui est amusant, c'est de voir la spirale, si fréquente dans l'Égée du IIIe millénaire, sur les « poêles » de Syros, sur les beaux

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vases de pierre crétois, ou les bijoux de Troie II (le Trésor de Priam, comme l'avait baptisé H. Schliemann), envahir simultanément, à partir de 2000, les fresques de Mari, les plafonds des tombes et palais égyptiens, les animaux fantastiques de la belle poterie polychrome dite « de Cappadoce » à Kanesh (Kültepe), au moment où la ville préhittite abrite une colonie assyrienne de marchands, les sceaux et les bijoux égyptiens à partir de la XIIe dynastie, les céramiques de Crète et d'autres îles de l'Égée, les faïences cypriotes, les tombes à tholoi de Béotie et jusqu'à la barbe d'un dieu (ou prince ?) de Mari qui se met à boucler en spirales — mouvement fort naturel, bien entendu, mais dont la parfaite régularité géométrique reste surprenante, en l'occurrence. Au XVI

E siècle, sur les portes du palais hittite de Bogazköy, le dieu de

la guerre porte une sorte de pagne orné de spirales !

La Crète inspire l'Egypte

Le détail, insignifiant en soi, rappelle opportunément par quelles voies modestes, multiples, inattendues aussi, a pu se faire parfois le cheminement des échanges culturels. Ainsi, grâce aux tissus peints et brodés, aux figurations des vases, aux cylindres, aux scarabées amulettes d'Egypte, aux souvenirs des voyageurs, même s'ils ont oublié de nous les transmettre... W. S. Smith imagine que les Crétois qui allaient à Byblos, dès le XX

E siècle, ont dû pousser jusqu'en Egypte, sur les traces des

marchands cananéens de la ville, et visiter les tombes taillées dans le roc du Moyen Empire ; n'ont-elles pas, ces tombes, été de tout temps ouvertes au public ? La peinture égyptienne aurait donc pu, aussi bien que celle de Mari, jouer son rôle dans l'apparition de la fresque Crétoise Mais l'inverse est plus vrai encore : le naturalisme minoen a éveillé la curiosité et l'imitation des artistes du Nil et a exercé par surcroît une certaine influence sur la Syrie, celle du Nord en particulier. Voilà un bon exemple de transferts culturels.

Il pose toutefois un problème difficile de chronologie. C'est au xvie siècle surtout et au xve que les palais crétois se couvrent de fresques. Or c'est au xive siècle, après la disparition de la Crète au profit de Mycènes, que triomphe en Egypte le style dit d'Amarna, trop proche de l'art minoen pour que le doute soit possible sur leurs relations. C'est au XIV

E siècle aussi qu'en Syrie, les sceaux de Mittani représentent de

jeunes Crétois à la silhouette déliée et aux longs cheveux, ou des scènes de tauro-machie qu'on retrouve d'ailleurs aussi à Kahoun, en Egypte.

Deux explications sont possibles, elles ne s'excluent pas l'une l'autre. Les hommes d'abord : les fins artisans crétois n'ont-ils pas, justement après la prise de l'île, choisi de fuir vers la Syrie du Nord — qu'ils connaissaient bien — et plus loin vers l'Egypte luxueuse et sophistiquée de la XVIIIe dynastie, où il y a un appel naturel pour une main-d'œuvre qualifiée ? L'autre explication, que développe avec finesse W. S. Smith, a l'avantage de préciser de quelle façon le style crétois a investi, par plusieurs chemins et à plusieurs reprises, dès le xvie siècle, les traditions si coriaces de l'univers formel égyptien.

En Egypte comme en Mésopotamie (qu'on pense au beau vase de Warka ou à 1' « étendard » d'Ur), l'habitude est très ancienne de représenter une scène, ou même le décor d'un vase peint, par bandes superposées. Les onagres d'Ur attelés à un char de guerre se succèdent sur les trois étages d'une frise, mais — comme dans un film dont on aurait arrêté les images — c'est toujours le même onagre qui passe, dont la marche paisible devient peu à peu grand galop. De même, sur tel relief égyptien, le blé se coupe, se charge sur des ânes, s'achemine vers des silos, s'engrange : les personnages

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se suivent, au long des bandes horizontales qui divisent régulièrement le mur, sans que jamais la scène s'organise en une composition globale où chaque élément trouverait sa place dans une organisation générale de l'espace. Un lien conceptuel et non pas spatial relie les différents acteurs d'une même scène. À ce jeu, le mouvement est sacrifié. Le cadre, le paysage disparaît, il est évoqué symboliquement : un épi, une fleur couchée au-dessus d'un taureau suggérera, sur un vase mésopotamien, un champ ou une prairie ; en Egypte, des lotus, une scène de pêche et quelques hiéroglyphes d'explication indiquent que l'on se trouve dans un domaine du Delta, propriété du mort. Seule l'Egée, dans le Proche-Orient, compose au sens où nous l'entendons : les fleurs ou les volutes, souvent asymétriques, d'un vase de Camarès, les danseuses crétoises ou les guerriers mycéniens qui se groupent irrégulièrement sur le chaton ovale d'une bague d'or, l'oiseau bleu de Cnossos dans un paysage de rochers, occupent librement l'espace recréé par l'artiste.

En gros, l'Egypte aura été fidèle à sa composition traditionnelle par bandes parallèles jusqu'au temps de Rome, soit pendant trois millénaires. Mais quelques ruptures, d'autant plus significatives, se produisent. C'est à partir de Toutmosis Ier, à la fin du XVIe siècle, à une époque d'engouement pour les modes étrangères, que l'Egypte se laisse charmer par le mouvement. C'est sa première tentation. Fuyant un chasseur, des animaux en pleine course — sans aucun doute inspirés du « galop volant » cher aux Minoens et aux Mycéniens — occupent toute une large zone, cette fois sans divisions horizontales. Ou bien ces lignes de division ondulent, se déforment pour évoquer une colline, un mouvement de terrain. Une influence Crétoise se reconnaît aussi dans l'usage plus impressionniste de la couleur : le dessin disparaît derrière la tache colorée, les lignes s'adoucissent en courbes, un goût baroquisant fait onduler une jupe, flotter un étendard.

Dans les dernières décennies du XVe siècle — au temps d'Aménophis III qui collectionna les plantes dans ses campagnes de Syrie, les fit sculpter sur les murs de son tombeau, à Karnak, et peindre sur les pavements de son palais —, une autre grâce égéenne séduit les Égyptiens, celle du décor floral. Avec le fils d'Aménophis, Akhenaton, qui écarte tous les anciens dieux pour ne révérer plus que le Soleil, Dieu unique, la tradition des peintures tombales se trouve comme tout le reste complètement bouleversée. Et le prince bâtit de toutes pièces une nouvelle capitale, une nouvelle ville, de nouveaux palais, à Tell el-Amarna. Dans ce climat révolutionnaire, le nouveau style triomphe : il allie le mouvement — oiseaux aux ailes battantes, lions ou lévriers poursuivant une gazelle — aux plantes, aux fleurs, aux insectes, aux poissons traités avec la liberté et le naturalisme crétois. La « salle verte » du palais nord, à Amarna, avec ses fourrés de papyrus, ne ressemble en rien aux innombrables scènes de marais, thème favori des peintres égyptiens. Ce style envahit non seulement la peinture, mais les faïences, les meubles peints et sculptés, les coffrets de toilette. Il fait même école au loin, et tel rhyton de faïence cypriote pourrait, à quelques détails près, avoir été fabriqué à Amarna.

S'étonnera-t-on que l'art éclectique par excellence, en ce millénaire d'éclectisme, soit l'art syrien de Byblos ou d'Ugarit ? Ses produits de luxe — ivoires, bols d'or ou d'argent repoussé, bijoux, faïences polychromes — sont faits pour l'exportation lointaine. C'est la naissance d'un « art international », conscient des différences de style et qui en joue, empruntant sans vergogne à toutes les sources à la fois. Il travaille pour une clientèle étrangère : il s'agit de plaire et de vendre.

L'universalisme amarnien

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On prolongerait sans peine cette trop longue revue des interrelations culturelles du II e millénaire, surtout si l'on pouvait faire leur place à la diffusion des plantes, la vigne, l'olivier en particulier ; ou à celle des techniques, comme la verrerie, la faïence, le cloisonné ; à celle même des recettes de médecine, si l'on en juge par ce médecin égyptien qu'une peinture de Thèbes montre au chevet d'un prince syrien...

Mais en ces époques lointaines le langage essentiel des civilisations se situe de toute évidence sur le plan religieux. La mythologie mésopotamienne ou hittite, les poèmes d'Ugarit donneraient d'innombrables exemples de contaminations étranges. Dieux et mythes se déplacent, en même temps que les biens culturels les plus ordinaires, d'un pays à l'autre du Proche-Orient. L'exemple du panthéon hittite, où se rejoignent trois

ou quatre traditions religieuses, serait un trop bel exemple. On lui préférera cet étrange poème où les messagers des dieux d'Ugarit volent jusqu'en Crète pour en ramener le dieu des artisans crétois, leur saint patron, Kothar Wa-Khasis : il sera

chargé de construire le palais de Baal... Il serait facile aussi et peut-être fastidieux de suivre de place en place, à travers leurs métamorphoses et leurs nouveaux noms de

baptême, les dieux du temps, de la foudre, ou du ciel. L'ouverture culturelle du IIe millénaire, dans ce qu'elle a de nouveau,

d'exceptionnel, se saisira mieux d'après l'exemple de l'Egypte, de la religion la plus structurée, la moins accueillante qui soit de tout l'Orient. Religion nationale, elle exclut qui n'est pas égyptien, et l'exclusion est souvent formulée. Dans les temples de Khnoum, le dieu à tête de bélier dispensateur de l'eau du Nil : « Ne permets à aucun Asiate d'entrer dans le temple, qu'il soit jeune ou vieux », dit une prescription. Les Égyptiens sont les seuls croyants légitimes, voire les seuls habitants légitimes du monde. Sans doute, en Nubie et dans telles villes plus ou moins fermement tenues de Syrie, des temples égyptiens se sont élevés, des divinités locales ont été admises dans le Panthéon égyptien du cru, s'ornant désormais des cornes d'Hathor ou du disque ailé. C'est encore une façon de dominer, de tenir des sujets. Pourtant Baal ou Astarté, introduits par cette voie dans le peuple des dieux d'Egypte, y connaîtront une certaine vogue et ceci dépasse les roueries et les prudences de la politique. Il y a eu emprunt, la porte secrète des échanges religieux s'est donc pour le moins entrouverte.

Ceci se constate mieux encore au cours de la crise religieuse et culturelle qui s'esquisse vers la XVIIIe dynastie et éclate sous le règne d'Aménophis IV, le pharaon le plus étrange qu'ait connu l'histoire. Le dieu soleil s'étant révélé à lui, le pharaon proclame la toute-puissance de ce dieu unique, représenté de façon simple et symbolique par le seul disque solaire dont les rayons se terminent par des mains tendues. Ce dieu unique c'est Aton dont le pharaon prendra le nom, devenant Akhenaton, « celui qui est agréé d'Aton ». Une guerre religieuse dresse alors Akhenaton contre la tutelle étouffante du clergé d'Amon, enrichi par les donations des pharaons conquérants. Elle l'oblige à abandonner Thèbes, la capitale où règne le dieu maudit, et à créer une métropole nouvelle, construite à la hâte en l'honneur d'Aton — c'est la ville que nous désignons sous le nom de l'actuelle bourgade de Tell el-Amarna. Elle ne vivra, joyeuse et fragile, que deux décennies.

Mais ce n'est pas cet épisode, si révélateur soit-il, qui nous intéresse ici, ni cette marche non couronnée de succès vers le dieu unique qui, d'ailleurs, s'annonçait avant le réformateur et qui, malgré la réaction qui suivra, continuera à tourmenter les cœurs. Ce qui nous intéresse, c'est que la religion égyptienne s'ouvre alors à un certain universalisme, qu'elle se préoccupe, pour la première fois, des étrangers qu'elle ne voulait jusque-là pas connaître. L'hymne au Soleil d'Akhenaton attribue au dieu lui-même la diversification des races : « Les langues des hommes sont

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différentes quand ils parlent, leur nature également, leur peau est différente. C'est ainsi que tu as diversifié les peuples. » Mais les âmes étrangères, si elles utilisent le guide du Livre des morts, seront sauvées comme les Égyptiens et auront accès à l'au-delà. Bien qu'à leur seule odeur, les dieux sachent qu'elles ne viennent pas de la terre sainte d'Egypte...

Le soleil brille en somme pour tous les hommes : ils pourraient vivre tous dans la paix d'Aton et celle de son associé sur terre. Certes, l'heure est trop grave, avec les trahisons et les échecs militaires en Syrie et les luttes religieuses intérieures, pour que de telles déclarations n'aient pas correspondu aussi à certaines arrière-pensées politiques. Le dieu soleil, accepté par tous, pourrait consolider, sauver l'empire. Mais ces pensées vivent dans un contexte spirituel indéniable et il y a déjà plusieurs générations que le cosmopolitisme a investi la vieille maison d'Egypte quand le mysticisme d'Akhenaton le fait pénétrer, un instant, jusqu'à son cœur religieux.

III ACCIDENTS, ÉVOLUTIONS, CATASTROPHES

En reprenant le tableau qui précède pour lui rendre son contenu d'événements, nous

en assombrirons toutes les teintes. Durant l'interminable âge du Bronze, le Proche-Orient a connu des épreuves, des désordres, des évolutions dangereuses, des catastrophes. Son histoire est très compliquée mais se ramène cependant à des schémas assez clairs, à une sorte de géographie du mouvement des hommes.

La géographie et les hommes

La géographie, en l'occurrence, est un outil merveilleux d'explication, à condition de ne pas la charger d'un déterminisme élémentaire. Elle clarifie, elle pose les problèmes ; elle ne les résout pas. L'homme et l'histoire suffisent déjà à tout compli-quer, à tout brouiller.

Simplifions : au départ, le Proche-Orient se répartit entre cinq ou six types de régions suivant qu'elles attirent, fixent les hommes ou les rejettent au loin. Or ces mouvements de population, qui tournent aisément à la catastrophe, se placent au centre du tableau sombre qu'il nous faut esquisser.

En premier lieu, voici les régions qui attirent les hommes, sortes de zones cycloniques vers quoi les vents convergent. Ce sont des pays sédentarisés depuis longtemps déjà, avec des villes, des villages, des agricultures, des élevages assez stables. Les plus peuplés — la Mésopotamie, l'Egypte — sont les plus attirants, mais ils se défendent. Les moins peuplés, qui couvrent des espaces bien plus vastes que les privilégiés, s'ouvrent plus facilement aux migrations, voire aux invasions. Ils font place aux nouveaux venus, sans toujours s'en apercevoir : ainsi l'Asie Mineure au sens large, ainsi la Grèce archaïque.

En face de ces régions convoitées, voici, à l'inverse, les zones de haute pression démographique, de dispersion constante des hommes. Non que la densité démographique y soit élevée de façon absolue, au contraire, elle est très inférieure à

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celle des bords du Nil ou de l'Euphrate. Mais ces régions sont trop peuplées pour leurs ressources. D'où un déséquilibre qui les travaille. Ces régions ? Les montagnes, les déserts, les steppes, et aussi bon nombre des littoraux de la mer. Le marin de Méditerranée a beau être, par surcroît, paysan et jardinier, les secteurs maritimes fili-formes, bornés généralement par la montagne proche, ne se suffisent pas à eux-mêmes. C'est à la mer lointaine de les faire vivre.

Les drames de l'âge du Bronze viennent ainsi, en première instance, des espaces différenciés qui divisent la Méditerranée. L'homme est victime autant de ces forces naturelles qui l'enveloppent que de lui-même, de ses habitudes, de ses appétits, de ses princes...

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Montagnards et marins

Pourtant, les spectacles classiques de Méditerranée — montagnards qui descendent des hautes terres, marins qui abandonnent, un beau jour, pour n'y plus revenir, le pays natal — ne se retrouvent pas aussi fréquents, aussi simples qu'ailleurs, à travers le Proche-Orient, pays continental mal ouvert sur la mer et où les montagnes sont, pour ainsi dire, extérieures. Le Proche-Orient, en effet, c'est d'abord la continuation de l'énorme plate-forme de roches anciennes du Sahara, que la mer Rouge interrompt un instant et que l'Asie continue, jusqu'aux abords de l'Iran. Des fragments de cette plate-forme se sont effondrés : la mer Rouge, la mer Morte ; d'autres ont été relevés : les chaînes Libyque et Arabique de part et d'autre du Nil, le Liban, l'Anti-Liban... Mais les vraies montagnes sont au nord, au-delà de la double ligne du Taurus et du Zagros. Leur domaine forme une partie de l'Asie Mineure, une partie de l'Iran, il s'adjoint de droit la masse de l'Arménie et, plus au nord, l'énorme bloc du Caucase.

La zone des périls montagnards est donc tout au nord. Ils n'ont pas de ce fait le même caractère familier, immédiat, qu'en Italie ou en Grèce où il suffit de se laisser glisser vers le bas, et déjà l'on est arrivé aux champs et aux villes des plaines. L'émigration montagnarde au Proche-Orient est souvent un long voyage, coupé de haltes : des populations qui viennent du Caucase stationnent des années ou des siècles durant en Arménie, s'arrêtent encore dans le Zagros ou l'Iran avant d'atteindre le but — Mésopotamie ou Syrie, voire Asie Mineure où les plateaux, les hautes et basses plaines sont des conquêtes encore enviables. Ces montagnards qui émigrent nous sont connus surtout à leur point d'arrivée, là où l'histoire a ses lampes allumées. Mais avant ?

Les Gouti, autant qu'on le sache, sont originaires du Zagros, c'est-à-dire du mur montagneux qui domine la Mésopotamie à l'Est. Mais rien ne nous dit qu'ils ne soient pas venus de plus loin. Leur fortune rapide met à profit les troubles intérieurs qui désorganisent l'Empire akkadien ; ils occupent alors Babylone vers 2160, y installent un gouvernement que la dureté des temps rend aussitôt médiocre. Ils sont éliminés dès 2116, date approximative. Ainsi ils gagnent, mais pour peu de temps.

Les Hourrites, dont la langue est sans affinité avec aucune langue connue, l'ourartien mis à part, sont, qui sait, venus d'Arménie, vers le début du second millénaire. Ce sont probablement des artisans, propagateurs des techniques de la métallurgie, voire de l'attelage du cheval et du char léger de guerre. En tout cas, ils se dispersent à travers les villes de Mésopotamie, de Syrie, de Cappadoce, de Cilicie. Les voilà nombreux à Carchemish et à Ugarit, villes précocement industrieuses. Ils participeront, mais comme « lampistes » ou piétaille, si l'on ose dire, à la construction de l'État de Mittani sous la direction de chefs aryens, entre le XVIe et le xive siècle.

Pour les Kassites, autre exemple illustre, nos incertitudes au départ sont les mêmes. Ils sont originaires ou de l'Iran, ou de l'Arménie, ou du lointain Caucase, peut-être de tous ces pays à la fois. Ils sont repérables à partir du Zagros, base de leur dernier départ. Leur langue, elle aussi non indo-européenne, serait un point de repère, peut-être, si ces immigrants n'y avaient vite renoncé : ils ont adopté l'akkadien dès leur installation en Mésopotamie, au second millénaire. Ils avaient d'abord essayé, en vain, de s'y installer en maîtres en 1740, au moment où la vieille maison se détériore,

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après la mort d'Hammurabi. Nouvelle tentative en 1708, nouvel échec. Mais il arrive aux Kassites ce qui arrivera, bien plus tard, aux Germains face à Rome : ils commencent une pénétration pacifique de la Mésopotamie, comme mercenaires ou même hommes de peine. Un accident extérieur (une attaque avec chars des Hittites qui a surpris Babylone) leur ouvre finalement, par ricochet, les portes du pouvoir, en 1594. Alors une dynastie kassite s'installe qui régnera jusqu'en 1160 (beau record de durée), mais ces vainqueurs avaient été absorbés par la culture, par la langue locale, bien avant leur victoire. A défaut d'autres prouesses, ils auraient changé la mode : c'est d'eux que viendrait la tunique longue à courtes manches, vêtement classique, plus tard, des Assyriens. L'histoire des Kassites est donc celle de peuples misérables, mais deux ou trois fois favorisés par la chance : ils frappent à la porte de la Mésopotamie quand celle-ci est mal fermée ; ils s'emparent du pouvoir grâce à l'effort des autres ; ils règnent quand la conjoncture économique est revenue au beau...

Les peuples marins ne nous offrent pas d'exemples aussi éclatants. Bouderaient-ils les rôles politiques ? Le commerce ne réclame que la paix et la complicité d'autrui. Des Crétois, des Mycéniens se sont installés dans les Cyclades, en quelques points d'Asie Mineure, à Rhodes, à Chypre. Les Syriens ont formé de petites colonies marchandes, sûrement prospères, en Egypte, peut-être même commencé à prospecter l'Occident. Tout cela certes n'est pas négligeable, si l'on regarde les événements de près, mais ne peut se comparer aux grandes colonisations de la Méditerranée occidentale qui suivront, au cours du Ier millénaire.

Pourtant, pour nous mettre en garde contre une vue a priori, ce sont des Peuples de la Mer — leur nom de baptême vient des Égyptiens — qui joueront les premiers rôles dans la crise décisive du XIIe siècle. Leur tourmente est le signe annonciateur, sinon la cause unique, de la catastrophe par quoi s'achève la splendeur de l'âge du Bronze1. Et s'ils jettent partout l'effroi, n'est-ce pas, tout d'abord, parce qu'on ne les attendait pas ? Des peuples entiers se déplaçant sur mer, quelle nouveauté, quelle surprise ! Les invasions arabes au VIIe siècle après J.-C. furent également une surprise totale : on n'appréhendait ni attaques ni danger de ce côté-là, celui du désert, du vide des siècles durant.

Steppes et déserts : le problème du nomadisme

Déserts et steppes, ce n'est pas la même chose, mais une steppe qui voit diminuer ses déjà rares herbages tourne au désert ; la réciproque est non moins vraie. Le désert de Syrie est un désert absolu, en bordure de la Basse-Mésopotamie qu'il isole et garantit relativement, qu'il accable aussi de sa sécheresse sans répit. Mais il se prolonge par des steppes vis-à-vis de la Mésopotamie du Nord où la culture non irriguée reste la règle. Aujourd'hui cette steppe limitrophe, « désolée et incultivable, verdoie après les brèves pluies et se couvre de mille fleurs : terre précaire d'élevage, c'est la bâdiya arabe ». Naturellement c'était la porte d'entrée idéale, en Mésopotamie, pour les nomades du désert, à l'occasion pacifiques visiteurs et loueurs de pâturages.

L'opposition steppe-désert — en ce qui concerne les mouvements de populations — n'est cependant pas essentielle, ni même cette autre opposition, pourtant nette, entre

1. Sur le Peuple de la Mer et la crise du XIIE siècle, voir note p. 122. (P.R.)

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déserts chauds et déserts froids, l'Iran, encore chaud mais refroidi par l'altitude de ses plateaux et de ses montagnes, faisant la transition entre les deux groupes. L'important, c'est que tous les déserts du Vieux Monde, comme des mers jointives, forment une seule masse continue de circulation, depuis l'Atlantique jusqu'à la Chine, du Sahara à l'Arabie, au désert de Syrie, au Turkestan — qui rejoint difficilement mais rejoint, par la porte de Dzoungarie, les déserts de Takla-Makan, de Gobi et, au-delà, les prairies de la Mongolie du Nord et de la Mandchourie du Sud. La porte de Dzoungarie, c'est aussi, en gros, la ligne de partage entre Blancs et Mongoloïdes. Mais partout, dans cette immense percée à travers le Vieux Monde, l'homme se retrouve affronté aux mêmes impératifs : la rareté de l'eau, la rareté de l'herbe, la nécessité de déplacements massifs, continuels. Finalement, il a inventé partout, plus ou moins vite, les mêmes réponses ingénieuses et difficiles, les mêmes techniques du nomadisme.

Cette vie nomade, il ne faut cependant pas l'imaginer à sa perfection dès l'aube de l'histoire des hommes — l'erreur est fréquente. Le grand nomadisme, avec ses animaux rapides, le cheval et le dromadaire (plus tard le chameau, originaire de la Bactriane turque), apparaît tardivement. Il a fallu beaucoup de temps, d'adaptations successives pour arriver à cet équilibre, d'abord dans les déserts chauds de Syrie et d'Arabie ; plus tard encore dans le Sahara, traînard par excellence de la famille des grands déserts.

Un premier nomadisme élémentaire, presque plus ancien que l'agriculture, s'était cependant constitué de lui-même dès le début des domestications animales : l'homme avec ses chiens conduisait des troupeaux de petit bétail, moutons et chèvres. Mais ce sont les agriculteurs sédentaires qui ont domestiqué le gros bétail, le bœuf, puis le cheval, qui ont organisé une économie mixte dont le second nomadisme ne sera qu'un sous-produit. L'élevage, dans les steppes, pouvant toujours se développer largement, a joué le rôle d'une porte de sortie pour les sédentaires chaque fois que les mauvaises récoltes, la sécheresse ou le nombre trop grand de bouches à nourrir rendaient difficile la vie des villages. Des groupes d'hommes se sont trouvés ainsi rejetés vers une économie désaxée, bancale, pris dès lors dans une cascade d'obligations. Il s'agissait d'utiliser les pâturages successifs au gré des saisons. Pour suivre les bêtes, les maisons devinrent des cabanes, des tentes ou des chariots pleins de bagages, de femmes et d'enfants. Et cette vie resta précaire : une sécheresse, une compétition malheureuse pour des pâturages, un excès de population, des échanges ratés sur les marchés en bordure des pays sédentaires — et c'était la panique, l'explosion, l'invasion des terres cultivées.

Les steppes du Nord : les Indo-Européens

En deçà du XXe siècle avant J.-C., les steppes et déserts, depuis la Hongrie jusqu'à la mer Noire, à la Caspienne, et à la Bactriane (Turkestan), sont occupés par des peuples indo-européens. Demi-sédentaires, ils connaissent le blé, l'orge, mais leur nombre ou l'épuisement de leurs terres les rejette régulièrement vers la vie pastorale

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et ses errances. Nous connaissons mal ces Indo-Européens probablement divisés entre plusieurs peuples. Mais les sondages des préhistoriens — civilisations dites de Tripolyé, près de Kiev (3500-1900), d'Usatovo, près d'Odessa (vers 1800), d'Afanasievo (3000-1700) et d'Andronovo (après 1700) — sont formels : toutes les économies repérées sont mixtes, agricoles et pastorales, donc accrochées encore à des villages fixes. Toutefois, les troupeaux y prennent de plus en plus d'importance, moutons, chèvres, bovins (mais pas de porcs), enfin chameau et cheval.

Le cheval a, de toute évidence, été décisif, toutefois pas du jour au lendemain. Il était présent au Paléolithique jusque dans l'Ouest de l'Europe, par grands troupeaux sauvages. Il a été domestiqué, peut-être dans la Russie méridionale, et de là s'est répandu dans toutes les directions. Mais lorsque le chariot apparaît, dès le IVe millénaire, il est tiré par des paires de bœufs. Le cheval attelé fait son apparition seulement au IIe millénaire et probablement chez les Hourrites, originaires d'Arménie, installés au Nord de la Mésopotamie. C'est là, sur les confins de la vaste plaine, qu'aurait été inventé le char léger à deux roues, attelé d'un ou deux chevaux, construction compliquée et qui, de ce fait, réclame une main-d'œuvre experte : il va bouleverser l'art de la guerre durant les siècles à venir. Cette origine irano-arménienne est plausible. Entre les lacs de Van, Sevan et Ourmia s'étend un pays avec des forges et des forêts. Les fouilles soviétiques y ont établi la présence de nombreux véhicules à deux roues, puis à quatre, aussi tôt qu'en Mésopotamie ou même plus tôt (la roue pleine étant partout la règle, le modèle à rayons viendra plus tard).

Rapidement, le char léger s'est répandu à travers le monde des steppes, puis il a fait fortune à travers le Proche-Orient où cette arme coûteuse, aristocratique, reste un signe de prestige. L'Egypte, toujours en retard, ne la connaîtra que durant la seconde moitié du xvie siècle, la Crète un peu avant l'Egypte, Mycènes plus tôt sans doute (durant le premier quart du xvie siècle). A la bataille de Qadesh, au XIIIe siècle, plusieurs milliers de chars hittites s'opposeront aux chars égyptiens.

Restait cependant à accomplir un dernier progrès décisif, le cheval monté que l'on aperçoit à partir du xive siècle. Mais c'est seulement aux alentours du Xe que cet étrange bien culturel, si curieusement en retard, l'homme à cheval, s'affirme sur les confins du Caucase et de l'Iran. Il bouleverse alors les bases mêmes de la vie sociale et économique des steppes : le berger à cheval pourra surveiller d'énormes troupeaux. Le soldat cavalier n'est plus un riche seigneur comme le conducteur de char de jadis. Les mouvements de peuples se précipitent d'est en ouest et d'ouest en est. Ainsi se prépare l'histoire dramatique qui va suivre. Le premier signe en sera la tourmente que provoquent les Cimmériens, semi-nomades et semi-sédentaires du nord de la mer Noire, campés dans l'actuelle Russie méridionale. Ils en furent chassés au VIIIe siècle par les poussées violentes des Scythes, en qui nous voyons, après bien d'autres auteurs, les premiers nomades « parfaits », si l'on peut dire.

Ainsi à l'âge du Bronze, avant 1200, nous sommes encore loin du grand nomadisme explosif. Les invasions indo-européennes de cette époque ne vont pas sans violence, bien sûr, mais longtemps les grands moyens de la cavalerie leur auront fait défaut. C'est par leur courage, leur organisation guerrière que ces envahisseurs triomphent, aussi bien vers l'Occident européen, vers l'Iran, vers l'Inde (xve siècle) qu'en direction

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de la Grèce et du Proche-Orient. Leurs invasions sont souvent aussi de très longues infiltrations, à travers des espaces mal tenus par l'homme. Les nouveaux venus se mêlent alors aux peuples en place ; parfois même c'est en leur compagnie qu'ils reprendront leur marche. C'est ainsi qu'il faut voir, pensons-nous, le raid des Hyksos sur l'Egypte du Delta où ils seront les maîtres un siècle durant. Des Indo-Européens sans doute, mais mêlés à d'autres populations et à qui la nouveauté du cheval et du char assura le succès rapide que l'on sait.

Quant au schéma qui représente les envahisseurs indo-européens comme des seigneurs qui s'imposent à des populations vaincues de paysans, il est vrai en gros seulement, comme tous les schémas. Les Hittites qui s'installent en Asie Mineure après les Louwites, leurs compagnons et leurs frères, y sont arrivés assez tôt pour y adopter l'écriture cunéiforme ancienne et leur langue écrite, que nous connaissons bien, comportera bientôt vingt pour cent seulement de mots indo-européens, le reste étant emprunté aux peuples en place, des non-Indo-Européens. Il s'est passé pour les Hittites ce qui est arrivé aux Achéens en Grèce : ils s'enlisent dans un patrimoine culturel qui, à l'origine, n'est pas le leur et les surclasse. Les Hittites deviennent les Hittites

C'est ainsi, comme les Grecs sont devenus les Grecs, que les Hittites devinrent, en Asie Mineure, les Hittites. Ils accèdent à leur destin historique sans doute dès avant le II e millénaire. Ils arrivent alors (peut-être des bords de la Caspienne, peut-être de Thrace) dans les régions hautes d'Anatolie, glaciales l'hiver, chauffées à blanc l'été. Trapus, vigoureux, ces Indo-Européens qui se mêlent aux populations locales se reconnaissent à leurs cheveux clairs, blonds ou châtains, à leur profil « grec », caractéristique qui a frappé les Égyptiens, bons observateurs des types ethniques. Indéniablement, ce sont des paysans, des continentaux ; ils tournent longtemps délibérément, le dos à la mer, leur capitale Hattusha (Bogazköy) s'établit à l'intérieur des terres, dans le bassin du Kizil Irmak, l'Halys des Grecs. C'est là que s'enracine leur fortune.

Ensuite, leur population énergique, l'ambition de leurs princes, une métallurgie florissante, l'utilisation massive des chars leur ont permis d'étendre leur domination jusqu'à des limites difficiles à fixer rétrospectivement. D'autant que l'empire pratique une sorte de régime féodal, concède des terres, des seigneuries, des principautés, des apanages — ce qui s'avérera une faiblesse aux conséquences graves. Un instant, en 1595, ils furent les maîtres étonnés de Babylone, si embarrassés de leur conquête prodigieuse qu'ils l'abandonnèrent sur-le-champ. Mais, par Carchemish, Alep et Ugarit, de vive force ou à l'amiable, ils atteignirent la mer et le Croissant fertile. Cette ouverture d'assez longue durée fit leur force et dicta leur ambition. Vers le sud, la Mésopotamie, divisée entre Babylonie et Assyrie, ne pouvait guère les contraindre ; ils eurent raison aussi des Mittaniens dans les positions clefs du coude de l'Euphrate et tinrent tête à la lourde puissance de l'Egypte. En 1285, la grande bataille de Qadesh, sorte de monstrueuse partie entre les Hittites et les Égyptiens, marqua l'arrêt de ces guerres épuisantes. Chacun put se proclamer vainqueur et ne bougea plus.

Vint alors l'heure de la sagesse qui entraîna, vers 1280, la signature du plus ancien traité de paix dont le texte nous ait été conservé. C'était l'aboutissement de longues

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relations diplomatiques, de ces correspondances dont les tablettes en akkadien, langue internationale du temps, ont été retrouvées à Amarna et à Bogazköy, à Ugarit également. Un service de courrier était entretenu par les grands États, de l'Anatolie jusqu'à l'Egypte. Et tout un livre pourrait s'écrire sur le développement de cette première diplomatie, sur les échanges de médecins, de sculpteurs, d'artisans, sur la politique des mariages princiers, si caractéristique des XIVe et XIIIe siècles, sur ces princesses babyloniennes, ou mitaniennes, ou hittites qui deviennent le gage d'alliances ou de réconciliations plus ou moins sincères. Cette ouverture de l'Egypte sur l'étranger est, en effet, liée à une volonté tenace d'expansion vers la Syrie qui a débuté militairement au XVI

E siècle, avec les campagnes syriennes des pharaons de la

XVIII e dynastie. Il s'agissait d'en finir avec les Hyksos, expulsés du Delta mais retranchés dans leurs villes palestiniennes. Victorieuse, s'efforçant de le rester, l'Egypte pratiquera une sorte de protectorat, toujours à consolider, sur Mittani et les cités-États de la côte syrienne.

C'est donc une rivalité impériale qui a fait s'affronter les Hittites et les Égyptiens sur ces territoires étrangers aux uns et aux autres, mais dans un climat de relations internationales conscientes qui n'avait jamais existé jusque-là. Les guerres et les efforts diplomatiques alternent avant qu'une sorte d'équilibre, de balance of power s'établisse finalement, à la veille de la catastrophe du XII

E siècle.

La civilisation hittite est elle-même un bel exemple du cosmopolitisme de ce IIe millénaire. Tout chez elle semble emprunt. Emprunt, aux populations anatoliennes locales, de leur nom même de Hatti, de leurs techniques de construction tradition-nelles, de leur céramique rouge vernissée à dessins polychromes, de leurs vases à libations en forme d'animaux, de leurs chaussures à la poulaine et de la coiffure conique de leurs dieux, etc. Emprunt aux Mésopotamiens de nombreuses dispositions de leurs codes, de l'écriture cunéiforme, de leur habitude de représenter les personnages sur un registre horizontal. Emprunt au style international du xvie siècle de la spirale égéenne, des animaux au galop allongé, des plantes aux formes spiralées. Emprunt, à l'Egypte, par le canal sans doute d'Ugarit, de certains détails — le disque ailé du soleil, par exemple, associé à la représentation du roi dans le sanctuaire de Yazilikaya et ailleurs. Enfin le panthéon hittite « aux mille dieux » a accueilli sans rechigner toutes les divinités du voisinage. À leur tête, le dieu du temps ou des orages, qui peut-être s'est identifié avec Adad, le dieu mésopotamien du Tonnerre, et Reschef, ou Baal, le dieu syrien. C'est généralement monté sur un taureau que celui-ci apparaît dans les sculptures hittites. À ses côtés, la grande déesse du soleil, qui n'est autre que l'indestructible déesse-mère de l'Anatolie venue de l'âge de la Pierre, mais que les Hittites ont parée de certains des attributs de la déesse hourrite Hepat.

L'intéressant est de saisir, en ces siècles lointains, le premier peuple indo-européen qui nous soit connu du dedans, grâce à la documentation retrouvée à Bogazköy, si abondante qu'il faudra beaucoup de temps pour la dépouiller et la traduire. Grâce aussi à son art, reconnaissable malgré tous les emprunts, très expressif en dépit de ses conventions.

Est-ce un tort que d'imaginer un peuple honnête, courageux, les pieds bien sur terre, gai, amoureux de danse et de musique, tendre à l'égard des animaux et des enfants ? De charmantes sculptures montrent le jeune prince jouant debout sur les genoux de la reine, ou venant lui présenter ses exercices d'écriture. Un peuple naïf encore qui se

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chauffe au soleil des grandes civilisations proches et, peu à peu, fabrique ses conventions impériales. Mais le roi hittite ne jouera jamais les dieux vivants comme le pharaon. Souverain d'un peuple de guerriers, il est de ceux cependant qui choisirent plus souvent les voies de la diplomatie que celles de la guerre pour atteindre leurs fins et l'on a remarqué, chez les Hittites, l'absence de la cruauté guerrière qui marque toute l'époque, même l'Egypte, et qui se fera terrifiante, plus tard, chez les Assyriens. Un dernier trait, significatif : le statut social des femmes qui — on l'attendait peu de ce peuple de soldats — semble aussi libéral que celui de la Crète.

Dans les déserts du Sud : les Sémites

Au IIe millénaire, le désert de Syrie et, derrière lui, plus archaïque, le désert d'Arabie ne sont pas encore animés par la vie agressive des Bédouins. Ils connaissent assez tôt cependant le cheval et le dromadaire, mais sans les utiliser à plein. Selon des spécialistes, la domestication du dromadaire a même pu se produire dès le IIIe millénaire et peut-être dans l'Arabie orientale, au voisinage du golfe Persique. Mais son utilisation, comme gros porteur dans les caravanes, ne leur paraît pas antérieure au XIIIe siècle avant J.-C. (hier on datait du Xe siècle seulement ce grand événement).

Jusque-là, les services caravaniers étaient assurés par les ânes et leurs conducteurs, les hapiru des textes mésopotamiens. Le mot — s'il signifie bien conducteur d'ânes et non pas homme du désert, bédouin, comme on l'avait d'abord cru — fournirait une indication précieuse : il apparaît, en effet, au XXIII e siècle avant J.-C., pour disparaître au XIIe. Sur une peinture égyptienne de 1890 avant J.-C. environ, c'est avec leurs ânes que sont présentés les Sémites du désert « asiatique », vêtus de longues robes bariolées, portant en Egypte, à Beni Hassan, leurs présents pour le prince Knoumhotep : du khôl, utilisé comme fard à paupières, et des gazelles du désert... Avaient-ils emprunté cette route qu'on soupçonne avoir relié directement la Mésopotamie et l'Egypte et qui expliquerait, en des temps très anciens, la fortune, étrange au premier abord, d'une vie sédentaire dans les relais du Sinaï et du Néguev ? Plus tard, le développement des trafics maritimes aurait signifié la fin des caravanes d'ânes et de cette route antique qui empruntait les zones de sol pierreux du désert. Le dromadaire pourra suivre les pistes sablonneuses, proches du littoral, où les sabots des ânes auraient enfoncé.

Mais pourquoi une utilisation si tardive du précieux dromadaire ? Sans doute faut-il mettre en cause un problème de harnachement : ce n'est, en effet, qu'à partir du IX

E

siècle avant J.-C. que se dessine un nouveau type de monte du dromadaire. « Au voisinage des premiers cavaliers, quelque part dans le Nord du désert arabique, les éleveurs de dromadaires auraient acquis progressivement les nouveaux éléments de cette technique révolutionnaire, la monte sur la bosse. » Jusque-là, ils montaient avec une selle-coussin sur la croupe. La nouvelle monte s'améliorera grâce à un système compliqué de courroies (VIIIe-VII e siècle), puis avec la selle à arçons qui se généralise avec le me ou le IIE

siècle avant J.-C. (Xavier de Planhol). C'est à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, que les déserts méridionaux atteignent la « seconde couche » du nomadisme, celle qu'éclairera l'histoire quand, des siècles et des

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siècles plus tard (VIIe et VIIIe siècle après J.-C.), éclatera la poussée des conquêtes

arabes. Notons, une fois de plus, la lenteur de ces processus. Très longtemps le désert de Syrie, aux flancs de la Mésopotamie, sera donc resté

calme. D'ordinaire le nomade vient en solliciteur, il loue des pâturages, vend ses bêtes, transporte des marchandises, s'embauche comme travailleur de force. C'est l'histoire monotone qu'enregistrent les documents de Mari. Il n'y a d'infiltration importante, qui éventuellement se transformera en « conquête », que si le sédentaire y consent, qu'il lui faille fournir ses terres en main-d'œuvre, ou obtenir de l'aide contre une ville rivale, ou que, troublé en lui-même, il ne puisse plus imposer son contrôle. Bref, entre ces deux mondes, se comportant comme des vases communicants, l'un menacé par un trop-plein, l'autre par un vide fréquent, la compensation ne prend presque jamais les allures de la violence.

Les populations du désert de Syrie sont des Sémites, divisés en tribus nombreuses, minuscules. Dès le IIIe millénaire, ils abordent, vers le nord, la Syrie et la Mésopotamie. Les premiers à s'y installer — que l'on appelle, à tort sans doute, mais c'est l'usage, les Akkadiens — pénètrent dans le pays des fleuves, à la hauteur d'Assur, de Kish, de Mari. Le succès les favorise : ils fondent avec Sargon l'Empire dit d'Akkad (2340-2200). La seconde vague est celle des Cananéens et des Amorites qui occupent et sémitisent définitivement la zone syro-palestinienne, ceux-là au Sud, autour de Byblos, ceux-ci au Nord et à l'Est, autour d'Ugarit, Mari, etc. Les Amorites pénètrent aussi, par petits groupes, dans les villes mésopotamiennes, ils s'y emparent finalement du pouvoir après avoir contribué à détruire la troisième dynastie d'Ur : Hammurabi est un Amorite. Mais à cette époque les Amorites se sont déjà fondus, comme avant eux les Akkadiens de Sargon, dans la civilisation vivante de la Mésopotamie. Encore que l'art porte la marque de cet apport sémite, à Akkad, à Mari ou à Byblos.

Bien d'autres tribus sémites au cours des siècles franchiront les limites des pays stables, entre autres, au IIe millénaire, les Hanéens, les Benjaminites, les Sutéens. Plus importante aura été la poussée des Araméens, sensible dès les XIII

e et XIIe siècles

et appelée à forcer violemment les frontières du Moyen-Euphrate, malgré les fortifications élevées au coude du fleuve par Tiglat Pileser Ier (1117-1077). On connaît leur rôle dans le Croissant fertile et les pays de Mésopotamie, leur langue y remplaçant l'acadien comme langue internationale. Car c'est un trait curieux de ces pénétrations sémitiques : alors qu'elles adoptent presque totalement la culture, les techniques, l'art mésopotamien, elles conservent leur langue (l'akkadien, l'araméen) et l'imposent même, d'abord à la zone qu'elles occupent en Mésopotamie, puis, grâce sans doute au rayonnement même de la civilisation mésopotamienne, à l'ensemble du Proche-Orient, comme langue internationale. C'est en akkadien que les Hittites, les pharaons, Ugarit, Chypre correspondent diplomatiquement, alors que la dynastie d'Akkad a déjà disparu depuis longtemps.

Ce sont les secousses violentes, entraînées par la crise du XIIE siècle, qui ont assuré

le succès des Araméens. De même, c'est au milieu de ces complications que les Hébreux s'installèrent (avant 1230 semble-t-il) dans les montagnes à demi vides de la Palestine, les Cananéens et les Philistins leur interdisant l'accès des plaines. Dernière vague, en arrière-garde, les Arabes sont signalés au IXe siècle, pour la première fois,

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par les textes babyloniens. Mais la grande histoire attendra longtemps leurs hauts faits.

Tous ces événements se répètent, on en conviendra. Ils traduisent, à la base, des relations humaines inchangées au cours des siècles : si les nomades s'abattent souvent sur les richesses d'une Mésopotamie malheureusement ouverte à leurs entreprises, c'est que la Mésopotamie se nourrit aussi de cette force humaine misérable, prodiguée à ses portes. Le désert, la montagne ? en somme des réserves d'hommes exploités et qui, à leur tour, exploitent autrui.

Les Peuples de la Mer : une catastrophe comparable à la chute de Rome ?

Le XIIE siècle apporte de telles catastrophes que les siècles qui précèdent paraissent,

par comparaison, heureux. Les cataclysmes ne les ont certes pas épargnés, mais généralement il y a eu compensation : les fragiles palais crétois détruits se reconstrui-sent ; détruits encore, ils se reconstruisent encore ; l'Egypte frappée du dehors et du dedans, envahie, se rétablit avec le Moyen Empire, puis avec le Nouveau ; la Mésopotamie sort de difficultés plus nombreuses, plus graves encore, mais elle s'en sort. Et, au milieu de tout cela, la marche du progrès continue. A la tourmente du XII

E

siècle, seuls les corps politiques très robustes, et pas tous, échapperont, mais dans quel piteux état ! L'expérience sera cruelle, générale. Alors un âge de l'histoire s'est achevé, comme s'achèvent les choses en histoire, très vite les unes avec des bruits fantastiques, très discrètement les autres, sans que les contemporains s'en aperçoivent toujours.

Au seuil de ces problèmes, c'est l'histoire dramatique qui nous sollicite la première. Mais quelle étrange histoire ! Rien n'y est aussitôt compréhensible et, à la réflexion, tout s'embrouille ! L'effondrement de l'Empire hittite, vers 1200, s'accomplit silen-cieusement, avec moins de bruit qu'un château de sable qui s'affaisserait sur lui-même. Et l'on n'aperçoit pas les responsables. Une trentaine d'années plus tôt, vers 1230, les palais mycéniens avaient presque tous été détruits, de nombreuses villes abandonnées sur le continent grec et sur certaines îles. Et là encore, pas de responsables visibles : les accusés d'hier, les Doriens, derniers envahisseurs indo-européens de la Grèce antique, n'arriveront qu'à la fin du XII« siècle, cent ans plus tard au moins ; c'est ce qu'affirment les archéologues. Y a-t-il même jamais eu une invasion dorienne ? se demande avec un sourire un historien sérieux1. Quant aux Peuples de la Mer, personnage central de ces temps apocalyptiques, nous ne les voyons vraiment qu'au moment où, par deux fois, les Égyptiens les écrasent. Qu'ils existent encore après ces défaites sanglantes ne nous étonnera pas outre mesure. Mais qui sont-ils au juste ? Les historiens sont bien perplexes : au bord d'un immense drame qui tue simultanément plusieurs civilisations, en face du naufrage bientôt complet de Y âge du Bronze, ils cherchent des explications claires. Elles se dérobent.

Nous disposons, en fait, de quatre familles d'événements : 1) l'Empire hittite — le Hatti — s'écroule vers 1200 ; 2) les palais mycéniens sont détruits, incendiés vers 1230 2 ;

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3) les peuples, que les documents égyptiens appellent ou les Peuples du Nord ou les Peuples des îles, ou les Peuples de la Mer, foncent en direction de l'Egypte et sont écrasés à deux reprises, vers 1225 et 1180. Ces dates sont pratiquement sûres ;

4) une période longue de sécheresse tourmente la Méditerranée à la fin du IIe millénaire. Ce dernier personnage : le climat, serait-il le plus important de tous ?

Reprenons, l'un après l'autre, ces quatre chapitres.

1) L'effondrement de l'Empire hittite, d'après les documents trouvés à Ugarit (Ras Shamra), se situe non pas à la fin du XIIIe siècle, mais au début du XII

E. Il y a un léger décalage. Claude A. Schaeffer, qui dirigea les fouilles de Ras Shamra, s'est battu pour s'expliquer la mort apparemment sans phrase du belliqueux empire. Quelques certitudes tout d'abord, mais négatives : les Peuples de la Mer ont suivi les côtes, traversé par l'Ouest et le Sud l'Asie Mineure, attaqué les États vassaux, alliés ou tributaires des Hittites, en terminant par Chypre, la Cilicie, Carchemish, Ugarit. Mais aucune trace d'eux ne se retrouve à l'intérieur de l'Anatolie et, notamment, dans les fouilles de Bogazköy Détail supplémentaire, le roi hittite, avant de succomber de façon mystérieuse, avait triomphé des Peuples de la Mer, avec l'aide des bateaux d'Ugarit, dans un engagement naval au large de Chypre. Mais cela ne veut pas dire qu'en coupant par la suite le royaume hittite de la mer et de ses vassaux, les envahis-seurs ne l'aient pas frappé ou blessé à mort. Autre position négative : les Phrygiens, venus de Thrace, ne seraient pas non plus les destructeurs directs du Hatti. Tels les Doriens en Grèce, ils arriveraient sur les plateaux d'Anatolie après la destruction,

presque simultanée, des grandes cités hittites.

Cela dit, deux thèses au moins sont en présence. Claude A. Schaeffer ne croit pas à un envahisseur qui aurait incendié intentionnellement, comme le prétend K. Bittel, tous les bâtiments publics et privés de Hattusha (Bogazköy), de Kanesh (Kültepe), d'Alaça Hôyûk. « Est-il vraisemblable, écrit-il, qu'un conquérant de la capitale et des autres centres urbains contemporains de l'Anatolie hittite ait pu tirer quelque avantage de livrer aux flammes, outre le palais et les fortifications, également les habitations privées de ces villes où il comptait s'établir ? » Les lettres d'Ugarit et de Bogazköy lui paraissent prouver que l'Empire hittite s'est effondré d'abord du dedans et sur ses confins immédiats, miné par les attaques assyriennes, les révoltes et défections parmi ses vassaux et alliés (à commencer par Ugarit qui se révèle, à la fin de l'Empire hittite, d'une fidélité discutable), enfin par de très graves sécheresses et famines. Le dernier roi, Suppiluliuma II, demande d'urgence à Ugarit un grand bateau équipé pour transporter en Cilicie du blé de la vallée de l'Oronte (« c'est une affaire de vie ou de mort », précise-t-il) et « tous les bateaux qui se trouvent dans le pays » pour transporter le roi, sa famille, sa cour, son armée. Suppiluliuma II avait donc déjà, à cette époque, abandonné sa capitale. Pourquoi ? Probablement, selon C. A. Schaeffer,

1. Aujourd'hui, le scepticisme sur cette invasion est encore plus sérieux. (P.R.)

2. Mais la vie reprend à une plus petite échelle et les sites ne sont vraiment abandonnés qu'à la fin du XIIe siècle. (P.R.)

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à cause de famines répétées dues à la sécheresse et à la dévastation de son pays par de violentes secousses sismiques dont les fouilles archéologiques, en Turquie, ont souvent rencontré les preuves tangibles, tout au long du IIe millénaire. La Turquie anatolienne est une zone instable, aux séismes fréquents, et le tremblement de terre est souvent, en même temps, un incendiaire. Au moment où les villes hittites sont frappées à mort, détruites par le feu, le niveau archéologique contemporain d'Ugarit n'est-il pas lui-même, selon C. A. Schaeffer, « bouleversé par des tremblements de terre d'une violence exceptionnelle » ? N'empêche que d'autres spécialistes croient toujours à l'action des hommes, à une invasion « étrangère » qui finirait peut-être par rejoindre vers le Sud la masse en mouvement des Peuples de la Mer.

2) La fin de Mycènes n'est pas plus claire. La civilisation mycénienne, au XIIIE

siècle, est encore en pleine santé. Elle s'appuie sur un peuplement dense, sur des villes importantes, sur un réseau large de points d'appui extérieurs et de relations commerciales florissantes. La seule note inquiétante est que toutes les villes du continent grec renforcent leurs défenses, s'entourent de murs cyclopéens. Sur l'Acropole d'Athènes — qui fut une ville mycénienne —, le mur du Pélargicon remonte à ces défenses, dictées par la sagesse ou la peur. A Athènes, comme à Mycènes, on a même retrouvé, à partir des citadelles, des puits d'une profondeur gigantesque, creusés jusqu'à des sources souterraines : l'assiégé pouvait aller boire sous les pieds mêmes des ennemis. À travers l'isthme de Corinthe, un mur cyclopéen a été également construit, sorte de muraille de Chine au très petit pied (un pan en subsiste encore dans la partie sud-est de l'isthme). Quel fait révélateur ! Les villes mycéniennes se sentent menacées. Elles sont en rivalité les unes contre les autres, c'est certain (la tradition parle de la guerre d'Argos contre Thèbes), mais un danger commun semble les menacer aussi.

Nous savons que vers 1230 les palais furent détruits, et détruits à jamais, à Mycènes, à Pylos, à Tirynthe où les squelettes des défenseurs ont été retrouvés au pied des murailles, sous une masse de débris calcinés. Nous savons que des régions entières furent abandonnées. Que devinrent alors les Mycéniens ? Per Âlin (1962) les a suivis à la trace, à travers le continent grec, grâce à la poterie du style III C, qui s'installe immédiatement après les destructions des palais. De là, on peut conclure que les Mycéniens ont été nombreux à trouver refuge dans les montagnes de la côte nord du Péloponnèse (elle gardera le nom d'Achaïe), qu'ils continuent à occuper l'Attique dont les populations et la prospérité semblent même s'accroître après la destruction des palais ; qu'ils sont restés en très petit nombre en Eubée et en Béotie ; qu'ils ont presque complètement déserté le centre de la vie mycénienne, l'Argolide, la Messénie du Sud, la Laconie. Plusieurs îles de l'Égée méridionale ont été abandonnées totale-ment, de la même manière. En Crète, la population locale s'est réfugiée dans la montagne. Il s'agit là d'anciens Minoens, puisque leurs descendants, à l'époque classique, parlaient encore dans l'Est de l'île un langage non grec et sont connus comme Étéo-Crétois, c'est-à-dire « vrais Crétois ». Par contre, d'autres îles, comme Céphalonie sur la côte ouest, ou comme Rhodes, Cos, Kalymos, enfin Chypre (qui semble occupée les armes à la main par les Mycéniens), tous ces centres anciens du commerce reçoivent des contingents accrus de Mycéniens. En Cilicie, ils s'installent, semble-t-il, sous le nom de Dananiyim (Danaoi).

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Qui a provoqué ces fuites et ces migrations ? Qui a détruit les grands palais mycéniens ? Qui, s'il ne peut s'agir des Doriens ?

Là encore, deux thèses sont en présence. La première suppose une invasion indo-européenne antérieure aux Doriens. Il s'agirait peut-être de ces populations « grecques » paysannes qui vivaient, depuis assez longtemps déjà, aux frontières nord-est et nord-ouest du monde mycénien, en Macédoine où les Mycéniens importaient leurs poteries, en Épire où des tombes d'un type étranger à Mycènes (et qui se répandra à travers la Grèce aux temps doriens) existent dès le XIIIe siècle. On y a retrouvé des armes de bronze d'importation mycénienne. Dans ce cas, comme le remarque Sinclair Hood, les Mycéniens auraient été battus avec leurs propres armes (de même les Germains ont vaincu Rome avec des armes romaines). Car on sait, maintenant, que ni cette première vague d'envahisseurs — si elle a existé — ni la vague dorienne n'ont apporté les armes de fer, comme on le croyait hier (le « noir métal » apparaît bien dans l'Egée vers la fin du XIII e siècle, mais en provenance de l'Orient, par le chemin de l'Anatolie). Us n'ont pas non plus amené avec eux l'incinération des morts, elle aussi issue d'Asie Mineure.

Cette invasion précédant celle des Doriens réglerait à merveille tous les problèmes de la destruction des centres mycéniens. Mais elle n'est qu'une supposition, faute d'une explication meilleure, et elle pose à son tour des problèmes que ses propres partisans (Vincent Desborough, par exemple, dans un livre de 1964l) n'arrivent pas à résoudre. Et d'abord, ce raid guerrier n'a laissé nulle part de traces : souvent pas de destruction, en tout cas pas d'objets insolites signalant le passage de peuples étrangers. Impossible aussi de déterminer l'itinéraire de ces envahisseurs — ce qui éclairerait leur origine. Impossible enfin de les retrouver à leur point d'arrivée. Où diable ont-ils pu se loger ? La plupart des sites mycéniens, en effet, ont été abandonnés, purement et simplement, et pour un long laps de temps, sans avoir été détruits de main d'homme. Si les palais sont abattus, les villes ne sont pas touchées. Elles n'en sont pas moins désertées et la population s'en est allée vers d'autres régions, nous l'avons dit, de façon inexplicable. Faut-il croire vraiment à une invasion quand V. Desborough conclut lui-même : « Nous n'avons aucune preuve d'une installation quelconque. La réponse naturelle et logique est que les envahisseurs ne se sont établis dans aucune des zones qu'ils ont conquises, mais qu'ils sont partis. » Rhys Carpenter préfère conclure : « Il n'y a pas eu d'envahisseurs. » Son hypothèse est que nous sommes en présence d'une catastrophe naturelle, climatique. Et je croirais volontiers qu'il a raison, ayant personnellement constaté, il y a longtemps déjà, les conséquences

historiques puissantes de variations de climat dans l'espace méditerranéen, en un temps où la vie agricole dominait encore toute l'économie.

3) Le climat ou le « retour des Héraclides » La remarque que le Timée de Platon rapporte d'un prêtre égyptien s'entretenant avec

Solon doit nous revenir en mémoire : le climat se dérègle ou vers la pluie, ou vers la sécheresse, entraînant « à des intervalles de temps largement espacés... [et] réglés » une sorte de « maladie », des destructions par l'eau ou par le feu. Cette fois, « la

1. The Last Mycenians and their Successors. (P.R.)

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déviation qui se produit... dans les corps qui circulent au ciel » aura déchaîné les calamités de la sécheresse. Ce langage n'est pas si éloigné de celui des spécialistes d'aujourd'hui qui croient à des oscillations du système des climats, à des mouvements multiséculaires en relation peut-être avec les taches du soleil ou avec la circulation générale de l'atmosphère.

Dans l'Egée, à chaque été, le système des vents étésiens se met en place. Ils soufflent du nord-nord-est vers l'Egypte et la côte africaine. Si le voyage en droiture de Crète ou de Rhodes en Egypte est si commode, c'est à ce vent, ininterrompu des mois durant, qu'en revient le mérite : un vent absolument sec qui souffle par ciel limpide, mais qui frange d'écume les vagues de la mer, et assez fort, quand on va d'île en île par vent debout, pour freiner la marche des petits vapeurs grecs de service. C'est le mouvement apparent du soleil vers le nord, en été, qui développe ce système aérien durable, inéluctable. Fabricant de la sécheresse, il accable le Proche-Orient, y compris la Grèce et ses îles, de mars à septembre. Dès l'automne, le vent sec laisse d'ordinaire la place et le passage aux pluies océaniques apportées par les vents d'ouest.

L'hypothèse de Rhys Carpenter est que, dans les dernières décennies du XIIIE siècle,

nous sommes au sommet d'une phase de sécheresse persistante en Méditerranée. Elle allonge considérablement la durée des vents étésiens et élargit la zone où ils soufflent d'ordinaire.

Acceptons l'hypothèse, bien que l'argumentation de Rhys Carpenter ne puisse passer pour une démonstration. Alors Hittites, Mycéniens et Peuples de la Mer auraient été victimes non pas tant des hommes, mais d'une sécheresse qui rebondit d'année en année, allongeant démesurément les mois d'été, frappant à mort les cultures, comme l'avaient fait les cendres de Théra. Les villes mycéniennes meurent de cette crise prolongée parce qu'elles se trouvent dans une zone particulièrement sèche, de même que le plateau d'Anatolie. Elles sont purement et simplement abandonnées. Si les palais sont incendiés, saccagés, c'est qu'ils contiennent les réserves de vivres prélevées sur le travail des paysans que la faim pousse à la révolte et au pillage. Comme par hasard, c'est le magasin à blé du palais de Mycènes qui a été détruit le premier.

Ce qui renforce l'hypothèse, c'est la répartition géographique des zones abandonnées et des zones choisies comme refuge par les populations mycéniennes. En régime de grande sécheresse, les précipitations venues de l'Atlantique ne se maintiennent qu'au bénéfice des régions exposées au vent d'ouest, c'est-à-dire : les zones montagneuses de la Grèce occidentale, elles sont « au vent » ; les zones septentrionales qui échappent plus que d'autres à la présence et à la malédiction des vents étésiens ; les régions comme l'Attique qui se trouvent, vers l'est, au débouché naturel du golfe de Corinthe, lequel (selon les Instructions nautiques) attire « des dépressions souvent orageuses, de mai à juillet ou en septembre-octobre » ; ou encore certaines îles qu'aucune barrière n'isole de la pluie d'ouest : Rhodes ou Chypre. La Crète est plus mal lotie, avec ses montagnes dirigées ouest-est. Seront particu-lièrement sèches les plaines coupées du vent d'ouest par un fort relief, ou les îles de l'Egée abritées par la masse de la péninsule grecque. Or elles ont été toutes abandonnées. L'émigration mycénienne s'est dirigée vers l'Achaïe, en bordure du

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golfe de Corinthe, la Messénie du Nord et l'Épire à l'ouest de la Grèce, l'Attique privilégiée, les îles de Céphalonie à l'ouest, de Rhodes et Chypre à l'est, la Thessalie et la Macédoine au nord. La géographie des pluies cadre avec celle des migrations.

Du coup, ce que nous appelons l'invasion dorienne et que la légende grecque raconte comme le retour des Héraclides, escortés des Doriens, peut prendre un sens nouveau. Les Héraclides, ces fils et descendants d'Héraclès, sont sans doute des Mycéniens d'Argos. Selon la tradition, partis du Péloponnèse à l'issue de luttes malheureuses et sur l'ordre de l'oracle de Delphes, ils prennent volontairement le chemin de l'exil, parviennent en Épire, dans les pays du Pinde, en Thessalie, en Macédoine. Ils en reviennent un siècle plus tard, avec les bergers et soldats doriens qu'ils dirigent peut-être, et ils réintègrent leur patrie à peu près vide, s'y réinstallent sans difficulté. De même, sans difficulté, les habitants mycéniens de l'Attique qui, eux, n'étaient pas partis, défendent contre les Doriens l'accès de leur pays. Ces allers et retours ont-ils favorisé la diffusion des épopées mycéniennes et des exploits de la guerre de Troie ? C'est possible : la tradition orale qui aboutira à Homère se forme à cette époque.

Ce qui est sûr, au dire des archéologues, c'est que ce retour du nord au sud diffuserait l'art dit géométrique, dont les fouilles récentes ont prouvé l'origine thessalienne, et non attique. Cent ans d'exil ont fait des Mycéniens de jadis d'authentiques paysans doriens et c'est cette poterie rustique qu'ils rapportent dans leurs bagages. Ils ont aussi, dans l'intervalle, et c'est plus grave, oublié l'écriture. Mais ils n'avaient pas oublié leur origine : les rois de Sparte savaient qu'ils n'étaient pas des Doriens, mais des « Héraclides », et des siècles plus tard, c'est d'Héraclès que se réclamaient la dynastie des rois de Macédoine et Alexandre le Grand lui-même !

4) L'insoluble problème des Peuples de la Mer deviendrait, dans cet éclairage du drame mycénien, beaucoup plus compréhensible.

Il s'agit d'un mouvement assez prolongé dans le temps puisque, dès 1225, les Égyptiens signalent ces Peuples de la Mer comme associés aux Libyens, leurs très inquiétants voisins qui envahissent l'Ouest du Delta ; dans leurs rangs, des Lyciens, des groupes ethniques qui correspondent peut-être (si l'on en juge par les noms que leur donnent les Égyptiens) aux futurs Sardes et aux futurs Étrusques l, enfin des Achéens, des Mycéniens. Est-ce ces derniers que le texte égyptien décrit comme des hommes « à la stature élevée, au grand corps blanc, au poil blond, aux yeux bleus » ? La bataille fut dure, mais décisive. Des milliers de prisonniers restèrent aux mains des Égyptiens. Pour butin sanglant, des monceaux de mains et de sexes coupés sur les cadavres ennemis. Remarquons-le, le drame se joue très peu de temps après la destruction des palais mycéniens ; en Egypte, pays que connaissaient bien les marins d'Argolide ; aux côtés de Libyens, peuples qui, dans l'hypothèse d'une grande sécheresse, devaient automatiquement se diriger vers le Nil. On peut penser que des marins mycéniens, brusquement privés de leurs trafics habituels, se sont tournés vers la piraterie.

Quelques décennies plus tard, le danger renaissait pour une Egypte qui sortait mal

1. Voir infra, note p. 231. (P.R.)

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d'une longue crise seigneuriale, donc militaire, et où le métier de soldat, qui à l'usage fait de l'homme « un vieux bois rongé par les vers », est devenu un métier décrié. Le nouveau pharaon, Ramsès III, a enrôlé des mercenaires libyens marqués au fer rouge et des marins recrutés sur les côtes de Syrie. Sages précautions, car le raid mêlé des Peuples de la Mer que les derniers documents d'Ugarit, vers 1200, montraient installés à Chypre et en Cilicie, va pousser jusqu'à Carchemish et déferler vers le sud, détruisant Ugarit au passage. Des voiliers issus des « îles de la Très Verte » (l'expression englobe probablement à l'époque toute l'Egée, y compris les côtes continentales) accompagnent les convois terrestres qui, eux aussi, suivent le littoral, hommes, femmes, enfants, transportant leurs biens dans de lourds chariots traînés par des bœufs. L'Egypte, vers 1180, leur infligera deux défaites sanglantes, l'une navale — sans doute près du Delta —, l'autre terrestre en Syrie, probablement dans la plaine de Halpa, au nord de Tripoli.

Le triomphe fut indéniable, il ne réglait pourtant pas le problème. Il semble, en effet, que Ramsès III ait dû aussitôt « admettre une partie des Peuples de la Mer comme colons et mercenaires dans le Delta ». Les Philistins s'installèrent, quant à eux, avec ou sans l'accord du pharaon, dans le pays auquel ils donnèrent leur nom — la Palestine — et qu'ils durent défendre contre les Hébreux. Ainsi, selon les récits traditionnels, ces terribles Peuples de la Mer disparaissent d'un seul coup dans la trappe de l'histoire. Les villes syriennes non occupées, sauvées par l'Egypte, retrouveront plus tard leur richesse — à l'exception d'Ugarit. Mais l'Egypte, victorieuse, avait perdu définitivement son empire d'Asie.

Qui étaient ces peuples désespérés ? Des groupes mêlés, à coup sûr, comme lors de l'invasion du Delta. On trouve parmi eux les « Dananiyim », de Cilicie, à côté des Ahijjiva et des Poulasati — c'est-à-dire les Achéens et les Philistins, ceux-ci origi-naires peut-être du Nord, mais que curieusement la tradition biblique fait venir de Crète. De toute évidence, donc, les Mycéniens jouent encore un rôle dans l'aventure, mais cette fois il s'agit, sans doute, de ceux qui s'étaient installés plus ou moins précairement, depuis une vingtaine d'années, en Cilicie et à Chypre. À leurs côtés, on peut imaginer d'autres groupes, déracinés eux aussi par la sécheresse de leurs champs, ou expulsés de terres trop bien situées par plus fort qu'eux. Les Hittites ont disparu pour nous en même temps que les tablettes de Bogazköy et d'Ugarit. Mais on retrouve plus tard une civilisation néohittite, installée comme par hasard non plus sur le plateau, mais au sud du Taurus et de l'Anti-Taurus et dans les plaines de la Syrie du Nord, au pied des montagnes pourvoyeuses d'eau, dans des régions qui avaient été jadis vassales de l'empire. Ces vassaux ont-ils été simplement requis de se serrer un peu pour faire place aux émigrants du plateau, ou bien ont-ils été expulsés, rejetés aussi au nombre des errants ? Une mêlée de peuples que la famine jette sur les routes, c'est sans doute cela, les Peuples de la Mer. Et c'est une inscription égyptienne qui finalement nous paraît résumer le mieux la genèse de l'explosion : « Les îles avaient frémi et elles avaient vomi leurs nations d'un seul coup. »

Dernière image, dernière complication, les reliefs de Medinet Habou montrent les bateaux des Peuples de la Mer, lors de la bataille menée contre eux par Ramsès III. Ce sont des voiliers sans rames, aux deux extrémités relevées à angle droit, l'une d'elles se terminant par une tête d'animal. Ces bateaux, de quelle région de Méditerranée pouvaient-ils provenir ? Parmi les représentations connues, les seules

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qui puissent les évoquer, ce sont ces hippoi phéniciens qu'on voit, quelques siècles plus tard, traîner derrière eux du bois au long de la côte syrienne, ou ceux qu'utilise, pour la chasse, le roi Assurbanipal, ou ceux encore qui apportent le tribut de Tyr sur les portes de bronze de Balawat, ou enfin celui qui orne un bijou phénicien d'Espagne... Toutes ces images ramènent à une seule et même région : la Syrie. Peut-être donc aussi Chypre, la Cilicie...

Un Moyen Âge de longue durée

Les événements du XIIE siècle sont suivis par une nuit interminable, un Moyen Âge

de très longue durée. La lumière ne reviendra, et encore, que trois ou quatre siècles plus tard. Et le problème capital n'est donc pas le drame du XII

E siècle, si violent soit-

il, mais ce Moyen Âge qu'il a installé, maussade et résistant et dont l'ombre recouvre tout.

C'est en Grèce que le recul a été le plus brutal. En même temps que l'écriture, perte irréparable, disparaissent tous les arts de luxe, la joaillerie, les peintures murales, les sceaux gravés sur pierres précieuses, les ivoires sculptés, etc. Seule survivra la poterie au tour, le dernier souvenir du style mycénien disparaissant au cours du XI

E siècle

pour céder la place aux premières céramiques protogéométriques. En même temps, tous les liens se sont rompus avec le Proche-Orient, après

l'invasion dorienne. Ils ne se remettront en place que beaucoup plus tard, quand la Grèce et l'Égée, développées sur leur propre lancée, recommenceront à commercer avec la côte syrienne et l'Egypte, établiront des comptoirs sur la côte d'Asie Mineure. Mais ce Proche-Orient qui éblouira les Grecs au premier contact, marquant puissamment la période de l'art dit orientalisant, n'avait lui-même retrouvé qu'imparfaitement encore et très tardivement sa prospérité, ou mieux sa santé.

Il y a, sans doute, des explications profondes à ce recul général, et pas seulement celles que l'on tire et doit tirer des variations du climat. Avant tout, assurément, la fragilité de ce premier commerce au loin, construit sur des échanges de luxe, pour les besoins et les exigences de cercles étroits, de couches très fines des sociétés en place. Ces civilisations éblouissantes n'avaient peut-être que l'épaisseur d'une feuille d'or. De l'économie palatiale, il y avait eu déjà une détérioration lente, viscérale, bien avant le XII

E siècle catastrophique. La guerre coûte trop cher, les liaisons au loin aussi.

Or la société non privilégiée renâcle et la privilégiée ne fait guère son devoir. Le Hatti lutte sans cesse contre le régime féodal qui le ronge. L'Egypte a de grandes difficultés à maintenir ses protectorats politiques et économiques d'Asie. Après sa victoire sur les Peuples de la Mer, elle les perdra tous. Alors commence chez elle cette détérioration profonde du pouvoir royal qui se marque, comme à l'ordinaire, par les innombrables violations de tombes, les révoltes de fellahs, l'anarchie et l'impuissance administratives. En Mésopotamie, tout sombre aussi, en dehors d'une Assyrie pugnace. Si l'on revient aux explications conjoncturelles, on se trouve devant un reflux multiséculaire, qui durera d'autant plus qu'il correspond à une crise de structure, particulièrement lente à se dénouer.

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Cette crise, ne l'appelons pas trop vite la crise du bronze. F. M. Heichelheim a lancé l'idée, il y a longtemps, que la fin de l'âge du Bronze signifie, pour le Proche-Orient — l'humanité la plus avancée qui fût au monde —, une transformation des bases, des infrastructures de sa vie. La carburation du fer, réalisée peut-être par des forgerons de Cilicie et de la Syrie du Nord, se répandrait dès avant le XII

E siècle. La tourmente des

Peuples de la Mer qui déracine, mêle, décloisonne les sociétés locales aurait sûrement aidé à sa diffusion. Or le fer, à long terme, c'est la

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vulgarisation, la démocratisation des armes, la fin des privilèges séculaires du bronze. Tout peuple, si démuni soit-il, si peu glorieux qu'il ait été jusque-là, a du fer à sa disposition. Le minerai est partout à portée de main. Il s'ensuivrait, toujours selon Heichelheim, une série de mutations en cascade. Cette novation saperait les grands États centralisés de jadis, avec leurs palais voraces, leurs armées de mercenaires, leurs foules que l'on veut serviles. Le fer serait libérateur.

Sans doute. Mais une explication unilatérale reste dangereuse et celle-ci a le tort d'anticiper. Le fer ne remplacera le bronze qu'avec lenteur, pas plus vite que le bronze lui-même n'avait éliminé la pierre polie ou taillée, même dans le domaine décisif des armes. Il a fallu aux peuples avancés des siècles pour digérer l'invention nouvelle. Et nous y reviendrons. Alors seulement, la mutation terminée, le monde entier redémarrera. Mais ce sera un monde absolument nouveau et certaines cassures, certaines blessures anciennes, ne se fermeront plus. En particulier, comme le remarque W. S. Smith, « l'étroite compréhension » qui avait uni l'Egée et le monde oriental « ne sera jamais plus retrouvée ». Il y a aussi des cassures de longue durée.

CHAPITRE V TOUT CHANGE DU XIIe AU VIII e SIÈCLE Après la grande cassure du XII

E siècle, le Proche-Orient sera lent à renaître. Des

lumières apparaissent vers le XE siècle, elles ne s'affirmeront qu'avec la reprise

économique de longue haleine qui s'amorce sûrement au VIIIE siècle, peut-être même

un peu plus tôt. Pourtant, après la tourmente des Peuples de la Mer, la vie a continué vaille que

vaille. Un riche acquis culturel a été sauvegardé. L'Egypte reste l'Egypte, malgré ses déchirements intérieurs, sa vie médiocre, les invasions qui l'accablent ; la Mésopotamie reste la Mésopotamie malgré ses turbulences ; la côte cananéenne, disons maintenant phénicienne, continue son rôle d'intermédiaire. Toutefois, et c'est un signe des temps, l'intermédiaire n'est plus le serviteur : vis-à-vis de ses maîtres d'hier, il se permet au moins quelques insolences. Quand, vers 1100, Ouenamon, l'envoyé du clergé d'Amon, fait le voyage de Byblos, il y est fort mal accueilli. Il obtiendra difficilement le bois nécessaire pour la construction de la barque du Dieu.

Donc le monde n'a pas cessé de tourner et, assez logiquement, durant ces siècles sans histoire apparente, de nouvelles formes, une nouvelle carte du monde se dessinent. Et, quand au VIII

E siècle tout émerge, quand la vie des hommes redevient

plus aisée et, à nos yeux, plus claire, le monde est sans commune mesure avec celui de jadis, celui qui s'était brisé à l'époque des Peuples de la Mer.

Dans le Proche-Orient : une sorte de « balkanisation »

La carte politique du Proche-Orient s'est compliquée à plaisir. Le double effacement de l'Egypte et de la Mésopotamie, l'effondrement de l'Empire hittite appellent à la vie une foule de petits États querelleurs, occupant abusivement la scène de l'histoire où ils parlent très haut.

En Asie Mineure, l'Urartu, centré sur l'Arménie, reprend une partie de l'expérience des Hourrites, ce peuple d'artisans géniaux dont nous avons parlé. C'est un État montagnard vigoureux et pugnace. La métallurgie constitue pour lui une force évidente (fouilles russes de Karmir Blur). L'espace qui lui est soumis trouve son centre de gravité autour du lac de Van et va, en gros, des hautes vallées de l'Euphrate et du Tigre jusqu'au Caucase. La Phrygie a poussé, à peu près au moment de l'invasion dorienne, sur les plateaux anatoliens où l'Empire hittite avait construit, puis perdu sa force (sa capitale, Gordion, renaît aujourd'hui sous nos yeux avec les fouilles américaines commencées en 1950). Vers l'ouest, la Lydie occupe les vallées parallèles de l'Hermos et du Méandre et tend à rejoindre la mer Egée en bordure de laquelle se fondera très tôt, vers l'an 1000, une guirlande de cités grecques, plus tard décisives. Vers le sud, survivent des États néo-hittites. Viennent ensuite les États araméens, fils du désert tumultueux, dont le principal tournera longtemps autour de

LES MEMOIRES DE LA MEDITERRANEE

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Damas : ne les sous-estimons pas, ils détiennent les routes caravanières qui plongent vers l'Asie et sont le complément des routes maritimes actives des Phéniciens. Puis, vers le sud, voilà l'État juif dont la brève splendeur s'achèvera vers 930, quand il se scindera en deux royaumes Juda au Sud, Israël au Nord).

Les Juifs avaient dû conquérir une à une leurs terres assez pauvres sur les Sémites cananéens dont ils ont pris en charge les traditions, la culture et la langue. Il leur arrive, en somme, ce qui est arrivé aux Hittites et aux Grecs : ils s'enlisent dans le bien d'autrui. Autre infériorité : malgré une façade maritime, ils débouchent mal sur les littoraux commodes dont les séparent les Philistins ennemis et les Phéniciens, amis ou même complices. Ce sont des Phéniciens de Tyr qui construisent le Temple et le palais de Jérusalem au temps de Salomon (vers 970-930), des bateaux phéniciens qui, par Ésiôn Gabér sur le golfe d'Akaba, font pour le roi juif le voyage d'Ophir (Arabie méridionale ? Inde ?) par le long chemin de la mer Rouge ; des artisans phéniciens encore, qui, dans cette même ville d'Ésiôn Gabér, toujours à l'époque de Salomon, construisent d'importantes installations métallurgiques pour travailler le cuivre et le fer, les mieux conçues, et de loin, selon W. E. Albright, de tout ce que l'on connaît dans le monde antique. Des temps heureux en somme, pour l'État juif. Nul n'aurait pu prévoir alors les malheurs proches et le rôle fabuleux que l'avenir réservait au message spirituel d'Israël qui mûrit lentement, au milieu des intempérie! de l'Histoire.

Bien que son territoire, restreint par les Hébreux et les Philistins au sud, par les Néo-Hittites au nord, ne représente qu'une partie de l'ancienne terre de Canaan, la Phénicie1 n'en est pas moins la première à avoir reconstruit dans le Proche-Orient une certaine prospérité. Elle est une sorte de « secteur à l'abri », comme la Hollande lors de la récession générale du XVIIe siècle après J.-C. Tout cela non sans certaines mutations qu'on distingue mal : l'antique suprématie de Byblos s'efface, au profit de Sidon d'abord, puis de Tyr qui, à partir de l'an mille environ, devient la cité dominante. Les côtes phéniciennes se sont ainsi reprises à vivre grâce aux prodigalités de la mer. L'État juif, au contraire, a construit sa prospérité sur une croisée de routes terrestres, entre l'Euphrate, la Méditerranée et la mer Rouge, situation propice en temps de paix, dangereuse dès que la guerre s'installe. Or la guerre est vite redevenue endémique dans le Proche-Orient.

Cette guerre insistante, terrifiante bientôt, la minuscule Assyrie en est l'acteur essentiel. Au départ, c'est à peine un tout « petit triangle », un maigre morceau de terre et par surcroît mal gardé, que cette haute vallée du Tigre, entre la Mésopotamie au sud avec ses irrigations et ses villes, au nord la montagne âpre, à l'ouest le désert et ses pillards araméens. L'Assyrie est une maison ouverte à tous les vents. Elle vit sous le signe de l'insécurité et de la peur. Elle ne sera tranquille qu'en menaçant les autres, en les terrifiant à son tour. Sans vouloir plaider pour elle non coupable, il est vrai que sa cruauté a répondu aux cruautés de ses voisins, surtout les Araméens. Pour être, la voilà condamnée à exterminer les vaincus, à les accabler de tributs, à déporter des populations entières, à en peupler sa propre maison où, leur nombre aidant, elles deviendront un jour un danger permanent. Les frises des palais de Ninive racontent éloquemment ces histoires lugubres.

À ce jeu cependant, l'Assyrie s'est enrichie ; elle se couvre de palais gigantesques. La guerre est devenue pour elle une industrie, un moyen de se procurer les richesses qu'autrefois le grand commerce apportait de lui-même aux villes babyloniennes. De la fin du XE

siècle jusqu'à la fin du VIIE, les Assyriens auront vécu de butin, de tributs

extorqués à l'Urartu, à Damas, à Tyr, à Sidon,

1. Plutôt que Phénicie, il est plus exact de dire les villes phéniciennes. (P.R.)

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au royaume de Juda, à Israël... Ils ont même osé ce sacrilège : détruire Babylone, y abolir le culte de Mardouk, saccager temples. Puis ce fut le tour de l'Egypte. En 671, la Basse-Égypte est occupée, quelques années plus tard Thèbes sera mise à sac façon abominable. Quand Assurbanipal, grand prince lettré demeurant, meurt en 630 dans son palais somptueux de Ninive (aux jardins aussi magnifiques que sa bibliothèque), l'empire à son apogée. Or quelques années plus tard, il succombe sou poussée générale des peuples asservis ou ennemis. En 612, Babyloniens et les Mèdes, coalisés, prennent Ninive pour la satisfaction de tous les peuples d'Orient. Les villes assyriennes sont détruites à leur tour, les survivants emmenés comme prisonniers. C'est eux qui construiront, pour les rois de Perse, ces palais tout évoque l'Assyrie défunte.

Quelle que soit la valeur de l'armée assyrienne, toujours prompte sous ses rois-prêtres et ses seigneurs batailleur: conduire la guerre sainte contre tous ses voisins à la fois ; qu que soit l'efficacité de ses troupes menées durement, de ses cl allégés et protégés, de ses puissantes machines de siège, de cavaliers armés de piques et de flèches, l'Assyrie n'aurait connu ces jours de gloire sanglante si l'Egypte et la Babylonie n'étaient descendues, peu à peu, au rang de puissances secondes simples carreaux de cette mosaïque « balkanique » qu'est désormais le Proche-Orient. Babylone, alors, c'est un peu la Constantinople du XV

E siècle (après J.-C.), seule chair

vivante d Empire byzantin arrivé au point ultime de sa décadence. Dans la vieille Mésopotamie, tout se détériore et pourrit, même l'admirable système des canaux d'irrigation qui, à force de trop servir a provoqué la calamiteuse remontée des efflorescences salines. L'Egypte, c'est pire encore. L'avenir, on le sait, est dès avant le X

E siècle « à ceux qui utilisent le fer ». Or l'Egypte, qui en a reçu (jadis) des Hittites,

entre dans l'âge du Fer sans en posséder... Le pays des pharaons ne sera plus désormais, comme le rappelait ironiquement un général assyrien au peuple de Jérusalem, qu' « un roseau brisé qui perce la main de celui qui appuie » (Isaïe, 36,6). Thèbes, pillée à mort, ne se relèvera jamais de ses ruines.

Le Proche-Orient est ainsi condamné à vivre dans un ce d'alertes et de guerres intestines. À quoi s'ajoute une autre calamité, l'intrusion dramatique des cavaliers de la steppe septentrionale. La cavalerie sort des steppes asiatiques

Entre le Caucase, l'Ukraine, les plateaux de lœss de la Podolie et les forêts immenses de la Russie centrale, des transformations se parachèvent qui vont se répercuter, vers le sud, à travers le Proche-Orient. La vie nomade esquissée depuis des siècles y termine, en effet, sa croissance : le cheval monté en est l'élément révolutionnaire. Tout se transforme dès lors au galop des chevaux. Vers le sud, les pays civilisés, ou en voie de l'être à nouveau, s'offrent plus que jamais à l'aventure des nomades.

L'orage s'est annoncé, nous l'avons dit, par l'invasion des Cimmériens avec le IXe siècle finissant. Ce sont probablement des paysans à demi sédentaires, à demi nomades, que des accidents naturels, ou plutôt la pression des cavaliers scythes, a refoulés vers le sud, hors de la Russie méridionale qui jusque-là avait été leur habitat. Us ne conserveront de leur ancien pays, quelque temps encore, que la presqu'île du Kouban et une partie de la Crimée. En fuyant sur leurs chariots et chars, ils traversent le Caucase par l'Ouest et le Centre. Leurs poursuivants, se trompant de route, dit Hérodote, le franchissent par l'Est et débouchent sur la Médie qu'ils saccagent.

L'invasion cimmérienne s'épuisa vite d'elle-même, en raids répétés à travers l'Urartu, l'Assyrie, l'Anatolie, le royaume de Phrygie (qu'elle détruisit), la Cilicie. En

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Lydie, les pillards prirent Sardes, sans pouvoir toutefois enlever la citadelle ; ils mirent à mal quelques villes grecques sur l'Egée, puis se perdirent finalement corps et biens au milieu des populations d'Asie.

Les Scythes — qu'ils avaient introduits bien malgré eux — furent autrement dangereux, des cavaliers, les premiers « vrais » nomades que connaisse l'histoire. Leur aventure sauvage d'une trentaine d'années (28, dit Hérodote) ressemble aux images qui sont dans toutes les mémoires à propos des Huns galopant à travers l'Europe, au Ve siècle après J.-C. À cette différence près que les Scythes sont des Blancs, des Indo-Européens. Les Jaunes, au contraire, prédominent dans les foules qui suivront Attila. Mais peu importe la couleur de la peau ! Le phénomène est le même. Les raids scythes sont des raids de pillage, poussés à vive allure et fort loin, par des bandes de jeunes gens qui courent l'aventure. Parfois se mêlent à eux des aventuriers recrutés hors des « tribus royales ». Une sorte de démocratisation s'instaure d'ailleurs du fait que le nouvel instrument de combat — un cheval — est à la portée de tous, tandis que, jadis, le char de guerre avait été l'apanage des riches, des puissants. Ce transformation sociale ajoute à la force inouïe de l'explosion. Que les Scythes mettent à sac la Médie représente un beau s: en avant, par-dessus le Caucase et l'Arménie, mais ils vont b plus loin encore, en Anatolie et dans l'Assyrie elle-même, poussent des pointes jusqu'en Syrie et en Palestine. Psammétique ne les éloignera de l'Egypte qu'en payant leurs chefs à p d'or ! Et leur menace permanente ne sera rejetée vers le ne que par les victoires tardives des Mèdes. Les Scythes regagner* alors leur habitat antérieur, les immenses steppes de la Rus méridionale.

C'est là que les observera, sur place, l'insatiable curiosité d'Hérodote. Il les contemple avec le même étonnement attentif que lui avait inspiré l'Egypte étrange. Il décrit longuement plaines immenses où ces demi-civilisés nomadisent, leurs fleuves fantastiques, leurs hivers aux prodigieuses chutes de neige < emplissent l'air de « plumes » volantes, les fleuves et même mers qui gèlent et que l'on traverse à pied. Tout le surprend, ravit, les mœurs, les devins, les sacrifices de chevaux, les scalps ou les peaux d'ennemis vaincus que les cavaliers portent comme trophées, le cérémonial des sépultures, plus encore la vie < tribus sous la tente, dans des chariots, sous la dépendance seul bétail et sous le signe de déplacements sans fin.

Mais l'historien d'aujourd'hui cherche en vain dans < longues descriptions une allusion à ce qui fait, pour nous, gloire des Scythes. Hérodote, qui parle pourtant de l'abondance de l'or, des bijoux, des ceintures, des ornements des rênes et des harnais, n'a pas un mot pour la beauté d'un art qui s'est affirmé dès le retour dans les steppes sud-russiennes — cet extraordinaire art animalier, barbare, fastueux qui, vers la fin du Ier millénaire, imposera son style à tous les cavaliers nomades, jusqu'à très lointains confins de la Chine. C'est une heureuse et étrange synthèse, issue à la fois des steppes boisées du Nord, de culture de Karasouk proche de la Chine, d'influences caucasiennes, anatoliennes, assyriennes, iraniennes recueillies au coi des randonnées et séjours dans le Proche-Orient. À quoi s'ajoute bientôt une influence grecque, insinuante, de plus en p] sensible lorsque, refoulés par les Mèdes, les Scythes réintègre les pays en bordure du Pont. Thèmes scythes et figures mythologiques grecques — Pégase, les Gorgones — se retrouvent côte à côte sur les ornements d'or des tombes de Crimée, par exemple. Les Scythes entraient là en contact direct avec les Grecs. Athènes n'y recrutera-t-elle pas ses pittoresques agents de police, : archers scythes qui, les jours d'assemblée, rabattaient vers la Pnyx les citoyens attardés ?

Finalement, tout est rentré dans l'ordre. Ce serait une erreur cependant de sous-estimer ces intrusions des peuples de la steppe — ou celles qui déferleront plus tard

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sur l'Europe et l'Asie — sous prétexte qu'elles s'effacent relativement vite à la surface du monde civilisé. Ces poussées batailleuses n'ont pas eu une simple valeur marginale.

Tout d'abord, elles pénètrent profondément dans les pays du Proche-Orient et ceux-ci se tiennent de trop près les uns les autres pour qu'un coup reçu par l'un d'eux ne se répercute pas au loin, de l'Anatolie jusqu'au Nil. L'équilibre du Proche-Orient joue en faveur des intrus : les Cimmériens seront soutenus par l'Egypte, les Scythes, au dire d'Hérodote, seront des alliés assez fidèles des implacables Assyriens, à quelques pillages près dont ceux-ci firent les frais. Bref, les nomades ont accéléré les possibi-lités guerrières des partenaires en présence, le Proche-Orient s'enfermant davantage encore dans ce jeu sans issue.

Plus encore, les Scythes soumirent les Mèdes et ceux-ci vécurent des années durant sous leur férule, à leur école. La cavalerie mède, dont la grande cavalerie perse sera la continuatrice, nous avons le droit de l'imaginer dérivant d'une certaine façon de la cavalerie révolutionnaire des nomades. Or, sans cette cavalerie exceptionnelle, il n'y aurait pas eu d'Empire perse, pas d'unification du Proche-Orient, pas de pax pérsica. Et peut-être pas alors de tentation pour Alexandre le Grand ? Tant que le Proche-Orient avait été occupé de ses querelles sans fin, durant la longue et monotone tragédie des siècles « assyriens », il avait été d'une certaine façon absent du reste du monde, la grande histoire se jouant pendant ce temps-là à travers le lointain Occident de la mer Intérieure. La conquête perse achevée, à la fin du VIe siècle, il y a une telle accumulation de puissance en Orient que le monde méditerranéen brusquement penche à nouveau vers lui. C'est par ce mouvement de bascule que le destin grec sera rejeté vers l'est — pour le plus grand regret de l'auteur de ce livre !

L'Occident a cessé d'être absolument barbare

L'Occident n'est pas une création ex nihilo des colonisateurs venus d'Orient. Au cours des millénaires et des siècles qui précèdent la rencontre, de prodigieuses transformations se sont déjà accomplies. L'Occident est devenu une grande force d'histoire, un ouvrier du destin même de la Méditerranée.

L'Occident, le mot est vague. On entendra par là l'Europe centrale, des Alpes à la Baltique et à la mer du Nord, l'Italie péninsulaire (plus encore que les îles qui la flanquent), ce qui sera la Gaule, la péninsule Ibérique, l'Afrique du Nord enfin au sens étroit, du golfe de Gabès à l'océan Atlantique.

Mais cette Afrique du Nord a bientôt son statut ambigu : occidentale par la géographie, elle est très tôt orientale par sa culture. D'autant que les larges mouvements de peuples qui agitent l'Occident au cours du Ier millénaire, s'ils atteignent largement la Méditerranée, de l'Asie Mineure à l'Ibérie, ne parviennent pas jusqu'au « Maghreb ». Ils ont franchi les grands fleuves, le Danube ou le Rhin, les montagnes, les Balkans, les Alpes, les Pyrénées, mais ils s'arrêtent devant le « fleuve Océan » de Gibraltar. Est-ce parce que les Phéniciens sont présents très tôt — sinon avec des comptoirs, du moins à l'occasion de rendez-vous commerciaux — de la baie de Cadix à l'actuelle Tunisie ? En tout cas, au plus fort de leur essor colonial, les Phéniciens se trouveront seuls en face d'un vaste pays africain, peu peuplé, primitif, où pullulent les bêtes sauvages — dans une position de monopole dont ils abuseront. Ces peuples mal sédentarisés, mal engagés dans la voie du progrès, sont trop faciles à duper. Carthage profitera de même, et longtemps, des indigènes qui l'entourent et de

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ceux, non moins frustes, qui, à travers le Sahara, apportent la poudre d'or, soit jusqu'à l'actuel Rio de Oro, sur l'Atlantique, soit jusqu'aux rivages de la Tunisie méridionale.

De tels trafics impliquent une civilisation victorieuse de l'immensité saharienne. Mais, depuis le Néolithique, nous en avons les preuves : la diffusion, par exemple, de certains outillages lithiques très particuliers, dont la carte, de façon significative, coïncide avec celle des dessins rupestres de chars attelés de chevaux — ceux-ci diffusés certainement par les mercenaires libyens qui servirent dans l'armée égyptienne du Nouvel Empire, au xvie siècle (au moment où l'Egypte venait d'adopter le char attelé des Hyksos). Ainsi des routes courent de l'Egypte jusqu'au Maroc à l'ouest, jusqu'au Niger au sud. En certains points de ces parcours, le civilisé peut obtenir à bon compte le métal jaune, par l'avantageux commerce muet dont Hérodote a donné une image excellente.

L'Afrique du Nord mise à l'écart, l'Occident c'est avant tout l'Europe centrale et occidentale, cette Europe qu'Emmanuel de Martonne aimait à définir comme un entonnoir dont la largeur diminue à mesure que l'on va vers l'ouest : le petit « cap asiatique », immense à la hauteur de « l'isthme » russe, s'amenuise avec « l'isthme » allemand et, plus encore, avec « l'isthme » fran-çais. D'est en ouest, la steppe y a toujours poussé ses surplus démographiques, paysans à la recherche de terres, hommes qui fuient d'autres hommes, bergers avec leurs familles et leurs troupeaux. Vers le sud, l'entonnoir est bel et bien percé, largement sur la péninsule des Balkans, mais par des chicanes étroites en direction de ces univers à demi clos que sont l'Italie au-delà des Alpes et l'Ibérie au-delà des Pyrénées.

Il y a ainsi, pour les peuples en marche vers l'Occident, une série d'obstacles : l'étroitesse accentuée de la péninsule qu'est l'Europe, les barrières montagneuses et fluviales, les forêts denses, sans parler des populations paysannes déjà en place. Mais les transits d'est en ouest, selon l'axe Caucase-Atlantique, ont été accélérés par l'invention des moyens révolutionnaires de transport (le chariot, le char attelé, le cheval monté). D'où cette série d'invasions qui ont hésité, au cours des siècles, entre le Proche-Orient et l'Occident, pour aboutir toujours en fin de course à la Méditerranée.

Toujours il s'est agi de mouvements discontinus, reconstituant à chaque pause de nouvelles bases de départ. Ont joué ce rôle de relais la Bactriane (Turkestan), les plaines de la mer Noire (du Pont-Euxin), les abords du Caucase, la Thrace, la plaine hongroise, les côtes d'Illyrie. Vers l'Occident, au Ier millénaire, un rôle de réservoir sera tenu par une prodigieuse Europe centrale, sauvage encore, avec d'immenses forêts, des fleuves divagants, pareille à la Sibérie forestière d'aujourd'hui. Des paysanneries importantes s'y sont installées depuis le Néolithique sur les terres de lœss, faciles à remuer, dépourvues d'arbres. Ces dépôts limoneux, qui s'alignent selon l'ancien front des glaciers, forment une chaîne continue, de la Russie jusqu'à l'Île-de-France. Des clairières ont été ouvertes aussi aux dépens de la forêt, à la hache de pierre ou de métal et par l'incendie. Ainsi l'agriculture néolithique y a-t-elle installé ses villages, ses plantes, ses animaux domestiques, l'araire et ses attelages de bœufs. Plus encore, l'abondance des minerais a favorisé une métallurgie précoce, déjà en place quand les forgerons itinérants d'Orient, les « porteurs de torques », atteignent l'Europe Centrale, par l'Adriatique et les Balkans, au début du IIe millénaire. Tout n'était-il pas réuni pour que les métaux — cuivre, plomb, or, bientôt fer — transforment vigoureusement cette Europe-là ? La main-d'œuvre est experte, le minerai abondant, le combustible prodigué par les forêts.

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Pour toutes ces raisons, les hommes s'accumulent entre Rhin, Danube, Baltique et mer du Nord. L'histoire de l'Occident ne vient pas toute de là, mais elle se construit à partir de cette réserve d'hommes, prête toujours à faire mouvement, une marmite qui menace sans fin d'exploser, a-t-on dit, et qui explose à deux ou trois reprises. L'image n'est pas absurde, à condition de corriger ce qu'elle implique de prompt, de soudain. Les invasions indo-européennes ont mis des siècles à s'accomplir. Leur histoire a été souvent vécue au ralenti.

Indo-Européens et invasions celtiques

Avec le Bronze finissant (XIIe siècle) intervient un fait majeur de cette protohistoire de l'Europe médiane : l'arrivée de nouveaux peuples indo-européens, plusieurs sans doute et assez divers, mais qui vont avoir le temps de se mêler, d'échanger leurs biens, même leurs parlers, et qui tous possèdent d'entrée de jeu la caractéristique qui les désigne aux archéologues : ce sont des incinérants. La chose n'est pas absolument nouvelle — il y a déjà eu en Europe des incinérants — mais la novation n'en est pas moins évidente par son ampleur et sa valeur de rupture avec les civilisations précédentes. Partout des « champs d'urnes » ont été repérés, vastes cimetières de « tombes plates » où sont enterrées, les unes à côté des autres, les urnes contenant les cendres des morts.

Devant cette vague, les inhumants résistent, reculent, cèdent la place sur d'immenses espaces. De l'Europe moyenne recouverte, les peuples des champs d'urnes ont gagné l'Italie — ce sont probablement les Ombriens et les Villanoviens ; ils refoulent les Ligures (pour désigner encore par ce mot désuet des envahisseurs plus anciens, sans doute des pré-Indo-Européens) ; ils occupent la France de l'Est, gagnent la vallée du Rhône, puis au-delà des Pyrénées, la Catalogne et la zone de Valence. Vers le nord, une frange des îles Britanniques est atteinte. Tous ces nouveaux venus incinérants sont, sans doute, des Indo-Européens, mêlés aux paysans néolithiques qu'ils ont rencontrés. Ces mélanges préparent d'ailleurs la décadence finale de l'incinération.

Tout cet âge européen, dont on devine l'agitation et les turbulences, est encore celui du Bronze. Mais, avec le IXe siècle, le fer apparaît qui va précipiter le cours des événements. Précipiter, entendons-nous. Le premier âge du Fer correspond à la civilisation dite d'Hallstatt (du nom d'une station, peut-être mal choisie, du Tyrol) ; mais le fer se contente d'y apparaître sans presque jouer de rôle. Son usage ne se généralisera qu'au-delà du VIe siècle, avec le second âge du Fer, la civilisation dite de la Tène (du nom d'une station au nord de Neuchâtel) qui durera jusqu'à la conquête romaine. Or c'est à l'âge de la Tène que la marmite a vraiment explosé, avec le déploiement tumultueux des invasions celtiques.

Les deux cartes (en annexe) de l'expansion des peuples des champs d'urnes et des poussées celtiques simplifient outre mesure les problèmes, préjugent de solutions encore incertaines, mais elles évoquent avec justesse et clarté, et c'est l'essentiel, deux énormes poussées sanguines qui se recouvrent ou mieux se complètent. L'Europe, de la Bohême à la Gaule, devient un cœur puissant dont les pulsations bousculent au loin les pays méditerranéens, si différents des terres nordiques du fait de leur nature — le soleil, la vigne —, du fait de leur histoire. Un dialogue apparaît, décisif.

Et sans doute il n'avait pas fallu attendre l'âge de la Tène, ni même celui, antérieur, d'Hallstatt, pour que les premiers mots en fussent échangés. Au moment où les

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Achéens ont abordé la péninsule des Balkans, au début du IIe millénaire, la puissante machine à fabriquer et à projeter les hommes était déjà en place. Mais au Ier millénaire tout se dramatise. Les civilisations de Méditerranée découvrent la puissance biologique de voisins turbulents, inquiétants. Sous des noms différents : Celtes, Gaulois, Galates —, elles décriront ces hommes étranges, courageux, volontiers hâbleurs, grands, blonds, aux yeux bleus. Des flots d'hommes, car on ne les voit plus aujourd'hui comme Henri Hubert hier, arrivant par « petits paquets, glissant les uns à côté des autres à travers les vastes espaces continentaux ». « Les invasions préceltiques et celtiques, écrit André Varagnac, se sont faites par déplacements de populations entières, comme César nous en a laissé l'image dans la description de la migration des Helvètes, au début de la guerre des Gaules. »

Leur poids humain, voilà qui valorise les invasions celtiques. Ces populations encore remuantes à leur point d'arrivée, il fallut les calmer, les maîtriser par la force. Partout, dans nos livres d'histoire, ils font figure de tristes vaincus. Pourtant leurs paysans nombreux, leurs artisans doués s'enracinent et durent. Alors doutons qu'il faille parler de l'immense défaite des Celtes qui, ayant « civilisé l'Europe comme les Grecs ont civilisé la Méditerranée », auraient été balayés par Rome. Que signifient les mots : victoire, défaite, appliqués à des masses vivantes qui s'installent, perdurent et sont encore reconnaissables aujourd'hui ? Toute civilisation tendue ne peut vivre que par un ravitaillement continu en hommes. Ces déterminismes biologiques ont joué pour la Mésopotamie, pour l'Egypte, comme pour Rome ; ils donnent un sens profond aux vacarmes des « invasions ».

Mais les Celtes, s'ils ont une civilisation matérielle de haut niveau, en sont encore à un stade social peu évolué. Au temps d'Halstatt, des royautés avaient permis la concentration des richesses dans de larges maisons fortifiées, une sorte de civilisation palatiale. La Tène se marque par une « démocratisation » ou, plus exactement, par l'avènement de républiques aristocratiques turbulentes. Le monde celtique est la juxtaposition de tribus puissantes où les villes poussent mal. Polybe, qui décrit les Boïens de Cisalpine, les montre disséminés dans la campagne, ateikhistoi, sans villes, et quand celles-ci existent, sans murs. Alors que pouvait-il arriver, sinon que ces cellules élémentaires aillent se perdre dans les tissus nobles, fortement urbanisés, de la mer Intérieure ?

Aux origines des migrations celtiques

C'est à l'histoire générale d'expliquer l'origine des vastes migrations celtiques. Les Celtes auraient fui des régions surpeuplées où, au nord des Alpes, le climat à partir de l'an mille deviendrait à peu près le climat actuel. Le froid grandissant a amené un resserrement de l'habitat, chassé peut-être une partie des incinérants de l'âge d'Hallstatt. Plus sûrement encore, il semble qu'il s'agisse de mouvements en chaîne dont l'Est aurait donné le coup d'envoi. Les Cimmériens, établis en Russie méri-dionale, au IXE siècle, sont les descendants des Indo-Européens semi-nomades qui s'y étaient installés vers le IIe millénaire, en bousculant les paysans de la culture de Tripolyé. Puis les cavaliers scythes, poussant jusqu'aux Carpates au IXE

siècle, bousculent les Cimmériens, « ce qui correspond étrangement avec les débuts de la première civilisation du fer », c'est-à-dire la civilisation d'Halstatt. Quelques siècles plus tard, les Scythes, eux encore, reviennent en masse en « Scythie », dans la steppe

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du Pont. Ce retour se situe au début du VIE siècle : c'est l'époque de la Tène, des

poussées germaniques et de l'arrivée des Celtes en Gaule, avec leurs chars de guerre : les chefs gaulois en Champagne se font enterrer avec leurs chars, comme leurs lointains homologues d'Arménie. Cette arme bientôt désuète se perpétuera assez longtemps pour que Jules César ait la surprise de se trouver, en Angleterre, en présence de chars de combat.

Concluons : les vagues successives des Indo-Européens, ces explosions d'hommes que nous appelons des invasions, se produisent les premières vers l'an 2000 à la hauteur de la mer Noire, entre Caucase et Hongrie; les secondes entre 1500 et 1000 à partir de la Hongrie et de la Bohême ; les dernières, les aventures celtiques, au-delà de 600, à partir de l'outre-Rhin et de la Gaule. Le centre de l'explosion s'est ainsi lentement déplacé d'est en ouest. Mais n'est-ce pas une seule et même histoire1 ?

La métallurgie du fer

Nous avons pu tracer un tableau de ces siècles obscurs (XIIe-XVIII e siècle) sans trop parler de la métallurgie du fer. Originaire du Caucase ou mieux de la Cilicie, la carburation du fer (la fabrication d'un fer durci, aciéré par incorporation de carbone) a été, en fait, pour un temps fort long, le monopole de l'Empire hittite. Si les Peuples de la Mer, surtout les Philistins, ont des armes et des outils de fer, c'est peut-être à leurs contacts avec les Hittites ou la Cilicie qu'ils le doivent. Il se peut donc, comme on l'a souvent dit, que l'éclatement de l'Empire hittite ait favorisé la dispersion à travers le monde des forgerons et de leurs procédés mystérieux, tenus souvent pour diaboliques. Tous les peuples n'ont-ils pas eu des dieux forgerons, assez sombres personnages ? Mais le fer impliquait des procédés inédits dont la divulgation et le cheminement ont été naturellement très lents. Le passage sera interminable d'une structure ancienne, l'âge du Bronze, à la structure nouvelle, celle du fer.

En Mésopotamie, où d'ordinaire les choses vont plus vite qu'ailleurs, la dégringolade des prix du fer, preuve de l'extension de son usage, ne se produit guère avant le Xe siècle ; en Egypte, l'utilisation large du nouveau métal ne se situe pas — et encore — avant 600 ! L'Europe centrale, riche en mines, reste longtemps ambivalente : jusqu'au VIe siècle, le bronze y prolonge ses prérogatives pour la

fabrication des armes et des outils.

Cette pénétration cahin-caha de la « révolution » du fer obéit à la règle de ces temps qui excluent tout excès de vitesse. En outre, de quoi s'agit-il ? D'un métal qui remplace un métal. Almagro Basch (1960) n'a pas tout à fait tort quand il affirme que « le fer n'a pas représenté, dans l'évolution de la civilisation, la transformation profonde qu'avait introduite la métallurgie du cuivre et de ses alliages ». La lenteur des succès du fer autorise donc des remarques sceptiques sur un matérialisme explicatif qui semble pourtant a priori de très bon aloi. Non, le fer ne démocratise pas aussitôt la guerre ; non, les armes de fer ne surgissent pas du jour au lendemain. Tel

1. Sur ces « mouvements », voir aujourd'hui : P. Brun et C. Mordant (coord.), Le Groupe Rhin-Suisse-France orientale et la notion des Champs d'Urnes, Nemours, 1988. (P.R.)

145 LES MÉMOIRES DE LA MÉDITERRANÉE

détail décisif tarde : ainsi l'invention, importante en soi, de la soudure. Selon la légende, elle aurait été inventée à Cos, dans l'Egée. La première pièce soudée que l'on connaisse : un appui-tête en fer, trouvé dans le tombeau de Toutankhamon, qui date de 1350 environ. Mais le procédé restera longtemps insolite, au point qu'un trépied de fer soudé sera conservé jusqu'à l'époque romaine dans les trésors de Delphes, comme un objet rare. Et songeons qu'au VIIIe siècle encore, au temps d'Homère, c'est une boule de fer qu'Achille est censé offrir en prix aux jeux funéraires de Patrocle !

De même le fer n'a pas aussitôt transformé l'outil. Qu'il ait joué ensuite un grand rôle dans l'amélioration des rendements agricoles, c'est certain. Mais à partir de quelle époque ? Le présenter, les yeux fermés, comme la cause de la baisse des prix du blé en Assyrie, entre VIIIe et VIIe siècle, est peut-être aventuré. Le prix du blé dépend de tant d'autres facteurs, de la sécurité, des possibilités d'importation, des saisons !... Rhys Carpenter dirait sans doute : le VIIIe siècle, mais c'est le retour des temps pluvieux !

L'écriture alphabétique

L'alphabet est, lui aussi, une révolution de ces siècles sans éclat. Tout le Proche-Orient, au temps du Bronze, avait connu l'écriture, les hiéroglyphes en Egypte, le cunéiforme dans toute l'Asie antérieure, le linéaire A et le linéaire B en Crète, le seul linéaire B dans la Grèce minoenne. Des écritures déjà simplifiées mais qui restaient difficiles à manier, qui réclamaient des hommes de l'art. Les scribes formaient une caste de lettrés, décidés à défendre les prérogatives et les fiertés de leur métier, à maintenir son secret, ses difficultés même. Que ce luxe très lourd disparaisse brusquement dans ce qui sera la Grèce, après la fin de Mycènes, ne surprend qu'à demi. Une technique plus simple se serait implantée plus facilement chez les barbares indo-européens.

Or c'est cette technique simple, révolutionnaire, merveilleuse qui s'élabore avec la fin du second millénaire et qui éclate au grand jour, à nos yeux, avec l'alphabet linéaire dit phénicien. Les vingt-deux signes de cet alphabet correspondent uniquement à des consonnes, qui sont, on le sait, l'architecture essentielle des langues sémitiques. Quand les Grecs copieront l'alphabet phénicien, au VIIIe siècle, il leur manquera des signes correspondant aux voyelles pour noter leur langue de façon intelligible. Ils donneront donc valeur de voyelles à un certain nombre de consonnes sémitiques que ne connaît pas la langue grecque. L'alphabet sera dès lors complet : consonnes et voyelles. Mais cela, c'est la fin d'une longue histoire.

C'est en Syrie lato sensu, et spécialement à Ugarit et Byblos, que s'est élaborée longtemps à l'avance la révolution simplificatrice. Dans ces deux villes si actives, tous les négoces, toutes les langues, tous les peuples se rencontrent au long du second millénaire. Or le marchand, qui ne dispose pas du stylet coûteux des scribes, a besoin d'un mode rapide de transcription pour ses contrats, ses factures, ses comptes, ses lettres. L'écriture compliquée, création pompeuse des États, cède la place à l'écriture rapide, création logique des marchands. La plus ancienne de ces tentatives — l'ugaritique des documents de Ras Shamra — utilise les signes cunéiformes pour son alphabet de trente lettres. On a retrouvé cet abécédaire (le plus ancien que l'on connaisse) inscrit sur une tablette du XIVe siècle.

L'alphabet linéaire se développe concurremment dans les pays cananéens, entre XVe et Xe siècle. Certains croient pouvoir lui assigner pour origine une écriture dont

146 LES MÉMOIRES DE LA MÉDITERRANÉE

usaient, au IIe millénaire, les ouvriers sémites des mines égyptiennes de turquoise, dans la péninsule du Sinaï — écriture mi-hiéroglyphique, mi-alphabétique, en ce sens qu'elle recourait au principe de l'acrophonie : utiliser un signe syllabique du type consonne plus voyelle pour sa seule valeur de consonne. Ce signe devient alors une authentique lettre alphabétique. L'idée est un peu celle qui fait épeler à Monsieur Durand son nom comme suit au téléphone : D comme Désiré, U comme Ursule, etc. Les Sémites ont procédé de cette façon pour choisir et dénommer leurs lettres alphabétiques : le signe Beth — qui signifiait maison — devient la lettre B de l'alphabet (B comme Beth !), d'où par la suite la lettre grecque Bêta.

Cette très lente élaboration aboutit à l'écriture phénicienne qui triomphe au Ier millénaire : simple, elle se trace rapidement avec un pinceau sur un rouleau de cuir, de parchemin ou de papyrus ; avec une pointe sur une tablette de plomb, ou sur la pellicule de cire qui recouvre une planchette de bois — sorte d'« ardoise » facile à effacer et à réenduire de cire. Le plus ancien exemple qu'on en connaisse est l'inscription gravée, sans doute au Xe siècle, sur le sarcophage (qui, lui, est antérieur) du roi Ahiram, roi de Byblos. Les inscriptions hébraïques du Xe siècle reproduisent déjà fidèlement cette écriture. Quant aux Grecs, c'est peut-être à Al-Mina, ville fondée anciennement à l'embouchure de l'Oronte par des Grecs de l'Eubée mais devenue phénicienne, qu'ils apprirent l'usage de l'alphabet, au début du VIIIe siècle. Au même moment, les Phrygiens tout proches n'adoptent-ils pas, de leur côté, un alphabet dérivé du phénicien ? C'est ce que montre l'inscription de Gordion.

Dès la fin du VIIIe siècle, une coupe grecque trouvée à Pithécusses dans l'île d'Ischia, près de Naples, porte une inscription en vers et c'est l'alphabet chalcidien (de Chalcis, capitale de l'Eubée) qu'adopteront finalement les Étrusques. Il est donc possible que Cumes, colonie eubéenne, ait joué le rôle de professeur de l'Italie en la matière. Cependant, comme rien n'est simple dans ces transmissions lentes, une tablette d'ivoire portant vingt-six caractères alphabétiques phéniciens a été découverte à Marsiliana d'Albegna, dans une riche tombe étrusque datée d'environ 700. Elle ressemble beaucoup aux tablettes phéniciennes de ce type trouvées à Nimrud, en Assyrie, et parmi les objets qui l'accompagnaient se trouvaient une pyxis et un peigne, envoyés par un marchand de Tyr. On peut y voir une sorte d'invitation à utiliser un code alphabétique pour une correspondance commerciale, la preuve, en tout cas, que l'alphabet phénicien s'est proposé aux Étrusques, aussi bien que son adaptation grecque.

Nulle part, en somme, l'alphabet ne s'est diffusé vite et de façon simple. Pas plus vite que la métallurgie du fer, ou que celle du bronze. À peine plus vite que la diffusion de l'agriculture. Pas plus vite, non plus, que la lente progression de la monnaie ou de l'économie monétaire. Et pourtant, qui osera refuser au premier alphabet le nom de « révolution » ?

DEUXIÈME PARTIE

BATEAUX DE GUERRE A EPERON ET BATEAUX RONDS DE TRANSPORT EN PHENICIE

Dessin d'après un bas-relief du palais de Sennacherib (704-681), à Ninive {cf. pp. 107-108).

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Après les siècles particulièrement obscurs qui vont de 1100 à 700, la vie de la Méditerranée, désormais dans la lumière de l'histoire, se simplifie à nos yeux. Elle s'organise, pour l'essentiel, autour de trois spectacles, considérables il est vrai :

— la colonisation de la Méditerranée occidentale par les Orientaux (Phéniciens, Étrusques, Grecs) qui crée la première unité dynamique de la mer Intérieure ;

— l'essor de la civilisation grecque qui, après avoir vécu de la mer, ira se perdre dans la monstrueuse conquête de l'Orient contre les Perses Achéménides ;

— enfin le destin de Rome dont la réussite sera de devenir exactement la Méditerranée.

Ces spectacles connus, classiques, d'autant plus difficiles peut-être à mettre en place (il y a tant de faits catalogués, tant de thèses avancées !), nous les observerons du point de vue très particulier de la mer. En gros, il s'est agi de trois mouvements : la Méditerranée s'élargit vers l'ouest avec la colonisation des mers du Ponant ; puis la balance penche à nouveau vers l'est avec les victoires insensées d'Alexandre le Grand ; enfin elle tend à l'équilibre avec Rome. Mais tenir ainsi, de l'est à l'ouest, la totalité du monde méditerranéen, la tâche était ardue à longueur de siècles, et Rome n'y suffira pas éternellement.

Cette vue très simple ne nous épargnera pas d'autres difficultés. Pour être perdue à des millénaires de nous, l'histoire de l'Antiquité n'en éveille pas moins des passions vives. Dans les chapitres précédents, nous avons rencontré déjà les partisans de la Mésopotamie et ceux de l'Egypte, les amoureux de la Crète et ceux de la Grèce, les passionnés de l'Orient et les champions de l'Occident. Or j'aimerais ne pas défendre jusqu'à l'injustice les Étrusques sans avoir pour autant à les sacrifier aux Grecs ; ne pas avoir à plaider contre les Phéniciens à la suite de tant d'historiens illustres, ni même à reprocher aux Carthaginois les sacrifices d'enfants qu'ils offrirent à leurs dieux ; ne pas être toujours ébloui par les Grecs — et pourtant ! ; ne pas être tenté de reprendre contre les Romains l'accusation hégélienne d'avoir été la prose de l'histoire, comme si la prose n'avait pas aussi sa beauté ; n'aller ni dans un sens, ni dans l'autre, essayer de voir à droite et à gauche. Mais est-ce toujours possible ? Ou même souhaitable ? Ces passions contradictoires sont la flamme dont se nourrit l'histoire, celle que l'on nous raconte et celle que nous essayons de ressaisir à notre tour. Comment ne pas souffrir ou s'enthousiasmer chemin faisant, même si c'est un péché contre les règles sacro-saintes de l'impartialité ?

CHAPITRE VI

LES COLONISATIONS OU LA DÉCOUVERTE D'UNE AMÉRIQUE Xe-VI e SIÈCLE

Colonisation, le mot est ambigu. Jeter l'ancre dans quelque échancrure du rivage, conclure un marché, puis remettre à la voile, c'est une chose ; s'implanter à demeure en est une autre. Et c'est à cette seconde opération — qui souvent suit la première de fort loin — que nous réserverons le nom de colonisation.

En gros, du Xe au VIe siècle, si l'on néglige l'occupation du Pont-Euxin (avant tout par les Grecs d'Ionie), c'est la Méditerranée médiane et occidentale que touche la colonisation. Phéniciens, Étrusques, Grecs se disputent ce Far West difficile à atteindre, plus encore à tenir. Tous y sont porteurs d'une civilisation supérieure importée d'Orient. Il faut cependant mettre à part le cas des Étrusques, car on ignore et l'origine et le cheminement chronologique ou géographique de leurs liaisons avec l'Orient.

Pour les Phéniciens et les Grecs, aucune ambiguïté : venus, les premiers, des côtes du Levant, les seconds, de l'Egée et d'une ville maritime de la Grèce centrale, Corinthe1, ils s'appuient sur une civilisation évoluée, selon la règle habituelle des colonisations qui veut que les faibles s'attirent les foudres et les leçons des forts. La force, en l'occurrence, c'est la civilisation, le coude à coude citadin, les techniques de la voile, l'art des forgerons, l'habitude des échanges, la puissance des marchés. Venir du Proche-Orient, c'est comme bien plus tard — après les grandes découvertes maritimes des XVe et xvie siècles après J.-C. — venir de l'Europe toute-puissante. Et les colonisateurs antiques, sur les rivages lointains où ils installent leurs comptoirs, puis leurs villes, ne se heurtent pas à des civilisations avancées, comparables à celles des Aztèques, des Mayas, des Incas ou du Grand Moghol.

Mais, telle l'Europe moderne, l'Orient antique, en même temps que ses supériorités,

implante au loin ses divergences internes, ses conflits d'intérêts, ses haines inexpiables. Ces terres bénies où le colon et le marchand s'imposent sans trop d'efforts, où les villes poussent à volonté, se découpent finalement entre des maîtres rivaux. La guerre s'y installe derrière eux.

I

1. Corinthe n'est pas la seule cité à mettre en cause. D'autres villes ont fondé des colonies : Chalcis, Mégare, Sparte, Colophon, Paros, Milet, Phocée, comme le dit l'auteur lui-même, cf. infra, p. 250. (P.R.)

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LES PHÉNICIENS ARRIVENT PEUT-ÊTRE LES PREMIERS Si j'avais à parier, en ces domaines d'érudition très imparfaite, comme on parie au

tiercé sur l'ordre d'arrivée des chevaux — ici des bateaux gagnants —, je jouerais dans l'ordre : le Phénicien, l'Étrusque, le Grec. Mais parler de pari suffit à signaler l'absence de preuves. D'ailleurs la discussion ne concerne guère que les voyages précoces, les premiers trocs au long des côtes. En effet, les implantations effectives, les fondations de villes sont plus ou moins simultanées. Elles commencent au VIIIe siècle, avec la reprise générale des activités, et peut-être coïncident-elles avec la diffusion de la coque à membrures, du voilier de haut bord, capable de mieux résister à la haute mer. Tout un espace a alors été décloisonné vers l'ouest de la mer — et pour tout le monde.

Voilà une cinquantaine d'années, notre favori n'aurait certes pas eu la cote. Toute parole à son avantage (de l'admirable Victor Bérard ou de l'admirable Eduard Meyer) tombait sous l'accusation rédhibitoire de phénicomanie ou d'hérodotomanie. Il convenait d'être progrec. Ces temps si proches de nous sont provisoirement, non pas définitivement révolus.

La priorité phénicienne

Pour certains, deux ou trois petits faits ont compromis, à eux seuls, les plaidoiries des « grécomanes » et les réticences des archéologues qui, hier, ne retrouvaient pas trace d'une présence phénicienne tangible dans la Méditerranée occidentale, avant le VII e siècle. Trois petits faits discutables évidemment. Tout d'abord la découverte au musée de Chypre (1939) d'une inscription endommagée, restée inaperçue, datable du IXe siècle avant J.-C. Son écriture est venue éclairer à point l'interprétation d'une inscription phénicienne insolite, trouvée il y a fort longtemps (1773) en Sardaigne, près de Pula (anciennement Nora), et actuellement au musée de Cagliari. R. Dussaud, en 1924, en avait déjà reconnu le caractère archaïque. Pourtant, selon W. E. Albright (1941), l'écriture est identique à celle de l'inscription chypriote, donc de la même époque. Et deux débris d'inscriptions analogues ont été retrouvés depuis lors en Sardaigne, datant sans doute de la première moitié du IXe siècle.

Le souci immédiat de marins découvreurs n'est certes pas d'ériger des inscriptions monumentales. Alors le premier passage des Phéniciens en Sardaigne pourrait remonter au Xe siècle ou même plus haut, car il est normal d'imaginer, avant les établissements coloniaux, ou même les simples comptoirs saisonniers, une longue période de voyages à l'aventure, de rade en rade, où le navire est en quelque sorte un comptoir ambulant. Dans cette optique, on pourrait même à l'extrême rigueur revenir aux dates traditionnelles, probablement trop anciennes, des « fondations » phéniciennes : Gadès (Cadix) vers 1100 ; Lixus, au Maroc, plus tôt encore, si l'on en croyait Pline ; Utique juste un peu après ; Carthage, dont le nom veut dire ville nouvelle, en 814-813. Toutefois des fouilles poussées en profondeur à Lixus n'ont relevé aucune influence étrangère avant le VIe siècle et à Mogador, avant le VIIe. Quelques traces de la période des premiers voyages auraient été relevées en Espagne dès le Xe siècle par un archéologue, B. Nazar (1957) ', Pierre Cintas a signalé de son côté (1949) des indices bien fragiles du passage sur la plage de Salammbô, près de Carthage, de marins venus de Chypre dès le début du IIe millénaire.

Bref, il n'y a pas encore de preuve formelle des hypothèses explicatives de Sabatino Moscati (1966) qui s'appuient surtout sur le fait que, lors de l'épisode des Peuples de la Mer, seule la puissance phénicienne reste debout, par miracle. Trois siècles — XIe, Xe, IXe

— séparent la chute de Mycènes du premier mouvement d'expansion grecque vers l'ouest. « Il est naturel, pense notre auteur, que l'expansion phénicienne s'insère dans ce vide historique. » Rien n'empêche en effet d'imaginer que les Phéniciens, durant la mise en veilleuse de la navigation grecque, ont exploité la mer lointaine — et vide — sans difficulté, grâce à de simples expéditions maritimes dont l'histoire donne tant d'exemples ; puis, qu'il leur a fallu, devant la concurrence des Grecs à partir du VIIIe siècle, occuper solidement les points essentiels d'un vaste réseau. Après une exploitation uniquement commerciale aurait commencé la colonisation proprement dite.

Ce schéma hypothétique se heurte à bien des explications déjà fournies sous le signe du bon sens. Faut-il partir ainsi du principe soi-disant logique d'une marche progressive des découvertes et établissements phéniciens d'est en ouest, par sauts successifs au long de l'Afrique du Nord ? Utique et Carthage devraient alors obligatoirement être plus anciennes que Gadès et Lixus — ce qui nous ramène à une chronologie courte. Or rien n'empêche de penser, au contraire, que sur des routes libres les Phéniciens aient préféré s'installer d'abord tout à l'ouest, aux sources de l'argent d'Espagne et des trafics atlantiques ; puis qu'ils aient éprouvé le besoin de consolider leurs escales intermédiaires. C'est retenir du coup comme vraisemblable une chronologie longue, l'essentiel après tout étant de savoir ce qu'on loge dans les premières et lointaines étapes. Ici, l'archéologie seule pourra trancher le débat. Attendons !

La Phénicie rejetée vers la mer

Avant de dérouler ce long fil, il faut revenir à la Phénicie elle-même, à son corps d'une maigreur extrême. Entre la montagne et la mer, elle forme un liseré d'à peine douze à cinquante kilomètres de largeur, d'Acco au sud à Arados au nord. Soit une guirlande de petits ports, de vallées courtes, de collines, de pentes ravinées, d'îles côtières insignifiantes. Par terre, les villes communiquent mal, la mer heureusement y supplée.

Chacun de ces ports se veut un univers indépendant. Ayant choisi pour site des caps ou des îles, faciles à défendre, ils tournent le dos à l'arrière-pays montagneux. Tyr, aujourd'hui rattachée à la terre ferme par des alluvions, était bâtie sur une île étroite. La ville y trouvait l'essentiel : une défense dont seule la puissance formidable d'Alexandre aura, plus tard, définitivement raison ; deux ports, l'un naturel, au nord, et qui liait la ville à Sidon, l'autre artificiel, au sud, réservé aux trafics avec l'Egypte ; enfin, dans la mer même, une source bouillonnante dont l'eau potable était aisée à capter, au milieu du sel de l'eau marine. Tout le reste, c'était aux navigateurs de l'apporter. Cette géographie citadine idéale, les Phéniciens la rechercheront obstinément pour leurs comptoirs coloniaux, placés de préférence sur des promontoires ou des îles. Sur la côte que domine le Liban, ces étranges excroissances urbaines sont un très vieil héritage cananéen. Ceux que les Grecs ont appelés Phoinikes, les Rouges (sans doute

à cause de leurs célèbres étoffes pourpres), et que nous appelons à leur suite les Phéniciens, descendent directement des Sémites cananéens installés depuis longtemps

LES MÉMOIRES DE LA MÉDITERRANÉE

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sur la côte syro-palestinienne. La Phénicie classique, c'est un morceau de Canaan, celui qui a survécu à la tempête des Peuples de la Mer.

Toutes ses villes plongent donc leurs racines dans un long passé. Byblos commerçait avec le Delta du Nil dès avant le IIIe millénaire. L'influence prédominante de l'Egypte, au début du millénaire suivant, y restait celle d'un client important, admiré, plagié même, non pas encore d'un maître politique. Au XVIIe siècle, les villes cananéennes sauront même échapper aux dangereux Hyksos. Mais, indirectement, ce sont bien les Hyksos qui ont compromis leur liberté. À partir de 1580, en effet, le Nouvel Empire égyptien, en même temps qu'il expulse les enva-hisseurs du Delta, éprouve le besoin d'assurer sa tranquillité par de solides points d'appui en Asie. Après la bataille de Megiddo (1525), l'Egypte impose son contrôle aux villes cananéennes. Assez vite, il est vrai, ce contrôle se fera plus nominal que réel et, bien que l'armée de Ramsès III ait encore aidé à sauvegarder les ports de Canaan, lors de la tourmente des Peuples de la Mer, l'Egypte n'y maintiendra guère son autorité au-delà de 1200. Canaan sera à nouveau libre. C'est l'époque où Sidon exerce une sorte de suprématie sur les autres cités de la côte jusqu'au jour où, vers l'an 1000, Tyr la supplante, Tyr l'orgueilleuse cité chantée par Ezéchiel. Dans l'intervalle, Byblos était devenue une ville de second rang. Mais, dans la récession générale de l'économie, la Phénicie reste « un secteur à l'abri ».

Cependant ces Cananéens privilégiés par le sort ne disposent plus que d'un territoire rétréci. Au Sud, les Philistins leur ont enlevé le littoral méridional, sans les concurrencer vraiment car ce peuple de campagnards et de forgerons installera le plus souvent ses villes à l'intérieur des terres. Au nord, les Syro-Hittites et les Araméens leur interdisent le littoral de la Syrie septentrionale, au débouché décisif de l'Oronte. L'influence phénicienne n'en rayonnera pas moins dans cette zone, à Al-Mina par exemple, et, plus au nord, à Karatepe où l'on parlait le phénicien. Vers l'est, les Hébreux ont saisi l'arrière-pays de Canaan, sans que les cités de la mer se préoccupent outre mesure de ces terres médiocres, souvent aux mains de pauvres populations semi-nomades. Quand Salomon offre à Hiram, le roi de Tyr, en échange de ses loyaux services, quelques villes de Galilée, le roi va les visiter, puis, les ayant vues, les refuse. Il préfère demander à Salomon une fourniture annuelle de blé et d'huile.

Voilà donc un pays minuscule, indépendant, condamné par la montagne proche, ses voisins et ses propres habitudes à se contenter d'un maigre terroir, presque irréel, quelques champs de blé, des vergers merveilleusement soignés, des forêts, quelques pâturages. Les cités trop peuplées doivent acheter à l'étranger les vivres qui leur manquent, compenser leur déséquilibre.

Une industrie nécessaire

Par nécessité, les cités phéniciennes seront donc industrieuses. Elles possèdent toutes une active classe d'artisans, de tisserands, de forgerons, d'orfèvres, de constructeurs de navires. Ces experts se prêtent parfois aux États étrangers, comme les ingénieurs de notre siècle industriel.

Les « industries » phéniciennes excellent en tout. Leurs tissus de laine sont célèbres ; non moins, extraites d'un coquillage, murex trunculus ou murex brandaris, leurs teintures dont les nuances allaient du rose au pourpre et au violet. Cependant cette

industrie essentielle s'installait loin des villes, car il fallait laisser la chair des mollusques se décomposer longtemps à l'air libre, dans un pourrissoir aux odeurs abominables. Des tas énormes de coquilles de murex signalent de nombreux ateliers de teinture, tant sur le territoire phénicien que dans les colonies occidentales. Savant entre tous, l'art du tisserand produisait aussi des tapis précieux, selon une technique qui est encore celle des tapisseries des Gobelins, et ces étoffes multicolores dont Homère a souvent parlé. Ce sont les vêtements bariolés que portent les « Asiatiques » foulés aux pieds par Toutankhamon victorieux, sur tel coffret de bois peint, ou les prisonniers de Ramsès III, sur les tuiles émaillées du temple de Medinet Habou.

D'autres arts traditionnels ont été développés largement par les Phéniciens en vue de leurs exportations. A Nimrud (Assyrie), à Samarie, à Khorsabad, à Arslan Tash, mais aussi à Samos, en Grèce, en Étrurie, on a retrouvé un grand nombre de plaques d'ivoire sculptées, ajourées, incrustées d'or et de pierres colorées, qui datent, en gros, du IXe au VIIe siècle. La plupart de ces ivoires, pense-t-on, depuis les travaux de R. D. Barnett, provenaient des ateliers phéniciens de Hamat, sur l'Oronte ; une partie peut-être de centres syriens plus au nord ; quelques-uns d'un art local assyrien, ou même iranien (Ziwiyé), mais inspiré par des artisans phéniciens importés de gré ou de force h Le style en dérive directement du « style international » de l'âge du Bronze, avec des associations disparates d'influences égyptienne, mésopotamienne, syrienne, hittite, assyrienne...

Même continuité de l'inspiration en ce qui concerne des coupes d'argent ou d'or trouvées en Assyrie, à Chypre, en Grèce, en Crète, ou en Italie dans les inépuisables tombes étrusques : datées du VIIe siècle par le contexte archéologique, elles se confondraient facilement avec celles du IIe millénaire : même technique au repoussé, mêmes motifs hétéroclites empruntés à toutes les imageries des peuples d'Orient. Il s'agit là d'une spécialité phénicienne : c'est toujours de « cratères de Sidon » que parle Homère quand un de ces précieux objets est offert à Ménélas ou donné en prix aux jeux funéraires qui suivent la mort de Patrocle.

Une nouveauté pourtant dans la production phénicienne : le verre, les innombrables perles baroques, amulettes, pendentifs et éléments de colliers, les fioles à parfums, les petits vases polychromes vendus par milliers dans toute la Méditerranée. Aucune invention technique phénicienne n'est intervenue en l'occurrence : la fabrication du verre — qui n'est à l'origine que l'émail des faïences employé sans support, donc un verre opaque — s'était développée à la fois et indépendamment en Egypte et en Mésopotamie, dès avant le IIe millénaire. Et selon des techniques assez proches si les matières premières et les produits colorants diffèrent. Le soufflage est, et restera ignoré jusqu'aux temps gréco-romains, le moulage est utilisé à l'occasion ou même l'évidage d'une masse compacte de verre. Le plus souvent, un noyau de sable argileux, tassé dans une forme de tissu fin et fiché sur une tige de cuivre, est plongé dans le verre en fusion. Il se recouvre alors d'une couche d'émail. Dans cette couche molle encore, on insère des bâtonnets de verre coloré (ce sont les charmants décors linéaires ou festonnés de tant de vases égyptiens ou phéniciens), on lisse le tout, généralement en roulant l'objet sur une table, on fixe des anses ou des ornements. Après refroidissement, il suffit de retirer le cœur de sable et son enveloppe.

Phéniciens et Chypriotes ont imité les verreries d'Egypte. Mais à partir du VIIe siècle les villes phéniciennes, plus tard puniques, en ont fait une véritable industrie, développant entre autres le verre transparent (apparu tardivement en Egypte, à partir

1. Aujourd'hui la multiplicité des centres de production est bien argumentée. Cf. J. Winter, dans Iraq, 43, 1981, pp. 101-130. (P.R.)

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de Toutankhamon).

Par contre — et ceci indique des marchands avisés — les Phéniciens n'ont pas cherché à rivaliser avec les Égyptiens dans un domaine où ceux-ci fabriquaient eux-mêmes une sorte de bimbeloterie industrielle : la faïence. Us se sont contentés de revendre, à côté de leur propre verroterie, les innombrables amulettes (déesses chattes ou crocodiles, dieux Bès ou œil oudjat) et les scarabées que l'Egypte exportait depuis longtemps dans l'Egée et qu'on retrouve en abondance dans les premières tombes de Carthage1.

De même, ils ont laissé à Chypre (où ils sont installés pourtant depuis le Xe siècle au moins) la spécialité de ses extraordinaires céramiques peintes, héritage de Mycènes transformé par une poésie orientale du fantastique. Contrairement aux Étrusques, ils n'imiteront jamais non plus la céramique des Grecs qu'ils revendent pourtant à travers la Méditerranée. Pour leur part, ils sont restés fidèles à la tradition des poteries lissées, unies, d'un beau rouge chatoyant, qui est celle de la côte liba-naise. Les cités israélites l'imiteront au Xe siècle : ce sont les élégantes cruches et coupes cramoisies dites « poterie de Samarie ». La forme phénicienne la plus courante — la cruche piriforme qu'on retrouve aussi bien à Carthage qu'en Phénicie — a été copiée en d'autres matériaux : le verre, le bronze, l'argent, l'ivoire même. Mais l'art de la poterie peinte est resté étranger aux Phéniciens.

Exigences maritimes et marchandes

L'industrie ne serait rien sans l'activité marchande. Les ports phéniciens, qui grouillent de navires, sont contraints à de vastes échanges, depuis la mer Rouge et l'océan Indien jusqu'à l'océan Atlantique au-delà de Gibraltar. La Méditerranée entière est prise dans ce système à longue portée.

Il y a trois routes, en gros, pour gagner, à partir de l'Orient, la Méditerranée occidentale. L'une, collée aux littoraux du Nord, à la Grèce, à ses îles, va jusqu'à la hauteur de Corcyre (Corfou).

De là, par bon vent, un voilier léger traverse le canal d'Otrante en moins d'une journée, puis par la côte d'Italie, il peut atteindre le détroit de Messine. C'est à ce défilé maritime qu'aboutira la première navigation grecque, là qu'ont dû aboutir les navigations Crétoise et mycénienne. Au-delà, la mer Tyrrhénienne est le carrefour par lequel les voiliers grecs gagneront l'Occident, non sans peine il est vrai.

La route méridionale suit la côte d'Afrique depuis l'Egypte jusqu'à la Libye et l'actuelle Afrique du Nord. Au terme de ce cabotage interminable s'ouvre le détroit des colonnes d'Hercule. Sur ce long parcours, les Phéniciens ont disposé soit de relais en pays ami, ainsi dans les villes du Delta du Nil ; soit de comptoirs, ainsi sur la côte cyrénaïque ou sur la côte proprement nord-africaine. Régulièrement, ils choisiront pour site ou les îles côtières : ainsi Nora en Sardaigne, Cadix en face de l'embouchure du Guadalquivir, Motyé en Sicile, Utique au débouché du Bagradas (la Medjerda) ; Mogador au Maroc ; ou un isthme facile à défendre, comme Carthage sur la colline

1. Comme dans tous les sites phéniciens d'Occident. (P.R.)

de Byrsa entre ses deux lagunes voisines, Carthage, ce « navire à l'ancre », dit Appien.

Une troisième route court par le milieu de la mer, appuyée sur une chaîne d'îles, Chypre, la Crète, Malte, la Sicile, la Sardaigne, les Baléares. Deux millénaires plus tard, au temps de Philippe II et de don Juan d'Autriche, c'était encore la ligne de navigation rapide, en droiture : celle qu'empruntaient les navires espagnols de la Sicile aux Baléares, ou des Baléares en Sicile, et qui, dans les mers d'Orient, de la Sicile à la Crète à Chypre et en Syrie, formait l'axe essentiel du célèbre commerce du Levant. Ce trajet implique évidemment le recours à la navigation hauturière, l'abandon du cabotage côtier.

Les coques phéniciennes ont-elles suivi cette route médiane, en hauteur, loin des rivages ? C'est probable puisque la présence ou le passage des Phéniciens, puis des Carthaginois, sont bien établis sur toutes les îles qui la jalonnent. Puisque, aussi bien, les Phéniciens ont la réputation justifiée d'être des pilotes exceptionnels : «Tes sages, ô Tyr, étaient à bord comme matelots... En haute mer [c'est nous qui soulignons] tu fus conduite par tes rameurs » (Ezéchiel, 27). Selon Strabon et Aratos, les Phéniciens n'ont-ils pas appris aux Grecs la façon de reconnaître sûrement le Nord grâce à la Petite Ourse (au lieu du Chariot et de la Grande Ourse) ? Ils voyageaient même la nuit, sans trop serrer les côtes, distançant tous les marins de leur temps qui ne se hasardaient que de jour. Ils avaient, en outre, établi des cartes marines, dressé des relevés des distances et des vents et le rapport détaillé du voyage d'Hannon sur la côte de l'Afrique Noire fut accroché publiquement, dans un temple1.

Des deux routes nord et sud, dans leur partie orientale, il est probable (si l'on en juge par la façon de se comporter des Turcs au XVIe siècle après J.-C., à une époque où ils étaient maîtres des deux voies) que celle du nord est la plus sûre pour les voiliers ou les bateaux à rames. La terre les protège des vents du cadran nord. Mais la route du sud est praticable, elle aussi, et dans le secteur occidental de la mer, souvent préférable à la route du nord. Celle-ci aborde, en effet, de larges vides entre l'Italie et l'Espagne, et les Phocéens, puis les Marseillais ne vainquirent ces difficultés réelles qu'en utilisant des navires de gros tonnage. Quant à la route médiane, elle est celle des vitesses (relatives), du grand large, de la liberté : les navires d'une île à l'autre se perdent dans les solitudes protectrices de la mer. Qui pourrait les y retrouver ? L'acharnement des Phéniciens, puis des Carthaginois, à tenir les îles, de Chypre aux Baléares, à conserver l'irremplaçable Sicile, à tenir « le pont Sicile-Baléares », n'est donc pas sans raison profonde. Dès que Rome aura saisi la Sicile, la puissance maritime de Carthage aura vécu.

La prospérité phénicienne repose donc sur des navigations au long cours. Un passage de la Bible, s'il s'interprète comme nous le pensons, indique que tel navire, équipé par le roi Salomon et mêlé à la flotte phénicienne, ira et reviendra de l'Espagne lointaine, de Tartessos, en trois années. Soit à peu près les délais de l'aller et retour entre Séville et la première Amérique espagnole !

Il fallait, pour l'expédition de Tartessos comme pour celle d'Amérique, des villes nanties d'un riche capital, capables de survivre à la longue attente, et des bénéfices à la mesure de ces énormes temps morts. Dans l'un comme dans l'autre cas, le miracle s'inscrit au compte du métal blanc (plus l'étain du Nord qui arrive en Andalousie). La mise en circuit de l'argent d'Espagne a dû être active puisque, en Egypte, le prix de l'argent qui était de 1 à 2 par rapport à celui de l'or, passera finalement au taux de 1 à

1. Voir J. Desanges, Recherches sur l'activité des Méditerranéens aux confins de l'Afrique, Rome, 1978. (P.R.)

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13 ! Il faut qu'il y ait eu alors pléthore d'argent sur le marché égyptien, comme dans l'Europe du xvie siècle après J.-C., submergée par le métal blanc d'Amérique.

D'Espagne, la « conquête » minière semble s'être transportée en Sardaigne elle aussi précocement colonisée, et où les mines d'argent furent exploitées les premières. Tandis que les mines de cuivre de la région de la Barbagia ne furent mises en œuvre que vers le VIIIe siècle et leur produit largement utilisé sur place. Diodore de Sicile n'hésite d'ailleurs pas à attribuer la puissance des Phéniciens au commerce de l'argent qu'ils tiraient tant de Sardaigne que d'Espagne.

Les miracles du bitume

Le miracle des navigations phéniciennes, en ces débuts de l'exploitation régulière de la mer, c'est au premier examen le miracle de l'ingéniosité, du courage des hommes. Mais y eut-il aussi autre chose ? Les Phéniciens disposaient à profusion de bitume, ne serait-ce que celui de la mer Morte, à portée de main, exploité depuis toujours. « Je suis tout disposé à croire, écrit P. Cintas, que leur fortune sur mer a dépendu en grande partie de l'emploi qu'ils firent du bitume dans le calfatage des coques. » La voie d'eau, le manque d'étanchéité sont en effet les ennemis des navigations primitives. Les bateaux, à cette époque lointaine, sont constamment tirés à terre, soit le soir sur le sable des plages pour attendre le jour, soit au port où l'on peut mettre la coque entièrement au sec, pour la vérifier, la caréner. Le bitume, sorte de goudron naturel, a certainement été utilisé dans ce but par les navigateurs phéniciens.

Les architectes ne s'en servent-ils pas couramment à Carthage ? Les murs d'argile des hautes maisons sont souvent goudronnés à l'extérieur et Pline a parlé de leurs « toits de poix ». Voilà qui explique l'affreux incendie de 146 avant J.-C. Jamais les Romains n'auraient pu détruire la ville par le feu jusqu'au ras du sol sans le bitume, combustible de choix, dont le fouilleur aujourd'hui retrouve « de petites nappes » dans la couche de cendre sous laquelle s'est ensevelie la Carthage punique.

Carthage ou la Phénicie du second souffle

I. On ne saurait attribuer aujourd'hui aux Phéniciens les premières exploitations de minerais sardes. Sur ce point, Michel Gras, « Trafics tyrrhéniens archaïques », BEFAR, 258, Rome, 1985. (P.R.)

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La liaison avec le Far West méditerranéen a créé, entre Tyr et Gadès, une antenne fragile, en raison de sa longueur. Longtemps elle aura tenu grâce au relais de Carthage. Le système ne se déréglera qu'au cours du VII e siècle, pour deux ou trois groupes de raisons.

Tout d'abord, les Phéniciens rencontrent non plus le vide1 méditerranéen des premières réussites, mais la concurrence des Étrusques (passe encore), puis celle des Grecs. En second lieu, la Phénicie est soumise aux violences des Assyriens (ils emportent Chypre dès 709). Arados, Byblos, Sidon et Tyr résistent longuement, mais tout se dramatise avec l'occupation de l'Egypte par les Assyriens (671). Dès lors, les « rois » des villes phéniciennes, contraints de biaiser, se soumettent, intriguent, se révoltent inutilement. « Yakimlu, roi d'Arados qui est au milieu de la mer [Arados occupe en effet une île], qui ne s'était pas soumis aux rois mes ancêtres, dit un texte d'Assurbanipal, je le plaçai sous mon joug. Sa fille, avec une riche dot, lui-même me l'apporta à Ninive pour qu'elle me servît de concubine et il me baisa les pieds » ; il acquitta aussi un tribut « de laine teinte en pourpre et en violet, des poissons, des oiseaux ». Le « Baal de Tyr » a dû livrer lui aussi une de ses filles et même son fils, qu'Assurbanipal lui renvoie. En 574, alors que l'Empire assyrien est abattu depuis presque quarante ans et que chacun pourrait respirer à l'aise, c'est le Babylonien Nabuchodonosor qui soumet Tyr.

Ces guerres, les troubles qui surgissent dans les villes où des suffètes remplacent les rois, les interruptions des liaisons commerciales, ne rayent pas du jour au lendemain la Phénicie et ses bateaux de la carte du monde. Mais ils poussent Carthage à devenir majeure. D'autant qu'elle n'avait pas, pour être libre, à briser des liens de sujétion coloniale, au sens moderne du mot. Ce qui la liait à sa métropole, c'était la fidélité au culte du Melqart de Tyr et des relations entre groupes d'affaires. Ces liens se sont détendus d'eux-mêmes sans que la ville ou l'aristocratie marchande qui la gouverne ait eu à chercher son indépendance. Le centre de la vie phénicienne est passé à Carthage, mieux située que Tyr, à la jointure presque exacte des deux Méditerranées et, par surcroît, à l'abri de la pression étrangère. La civilisation phénicienne s'y est continuée, semblable et différente à la fois, comme la civilisation européenne plus tard, en Amérique.

A cette différenciation ont travaillé la distance, les écarts logiques des modes

culturelles et, non moins, l'origine mêlée de la ville. Pierre Cintas irait jusqu'à dire que Carthage a été fondée autant par les peuples « venus de la mer » et de diverses origines que par les Phéniciens eux-mêmes. Peut-être est-ce attribuer trop d'importance au témoignage des deux cimetières primitifs de Carthage (VIIe siècle), réservés, celui de Darmesch, au nord-est de l'agglomération, aux inhumants (Phéniciens), l'autre sur la colline de Junon aux incinérants (des Grecs ?). Pierre Cintas en conclut qu'à l'heure des constructions coloniales durables, il y a eu un mélange des émigrants partant vers l'ouest. Tout cela malheureusement indécis. Et de toute façon les Phéniciens représentent le gros du peuplement : ils ont donné le ton, imposé leur langue.

Il n'en reste pas moins que Carthage, ville nouvelle poussée « à l'américaine », est un lieu privilégié de mélanges. « Américaine », elle l'est aussi et plus encore par sa

1. En fait, dès le VIIIe siècle, des Grecs, eubée ns, sillonnent l'Occident de la Méditerranée. (P.R.)

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civilisation concrète, terre à terre, pressée, qui préfère le solide au raffinement. Puissante, elle a attiré vers elle des marins, des artisans, des mercenaires de tous les horizons. Accueillante à tous les courants culturels, elle a été cosmopolite par la nature des choses. Sept siècles durant, elle aura terriblement marqué l'Afrique méditerranéenne, mais, par toutes les voies, les sangs d'Afrique sont aussi venus jusqu'à elle, se sont sans doute mêlés à sa substance. Colonisante, elle s'est trouvée aussi colonisée, pour son malheur. Car, finalement, c'est la trahison des Numides et de leurs cavaliers qui brisera Carthage, sur le champ de bataille de Zama (202). Mais n'anticipons pas !

La part de l'Afrique

Ce qui plus que tout distingue Carthage de la Phénicie, c'est qu'elle est prise dans un arrière-pays compact et qu'elle ne pourra ignorer.

Sans doute, Carthage aura vécu sur la mer et de la mer, avec autant de hardiesse que les Tyriens. Ceux-ci, partant de la mer Rouge, ont sans doute accompli vers 600 le périple de l'Afrique, sur les ordres du pharaon Néchao. De même des navires carthaginois, à la recherche des sources de l'étain, ont vers 450, sous la conduite d'Himilcon, suivi vers le nord les côtes atlantiques de l'Europe jusqu'aux îles Britanniques (les îles Cassitérides). Un quart de siècle plus tard, Hannon reconnaissait, vers le sud cette fois, à la recherche de la poudre d'or, les côtes atlantiques de l'Afrique jusqu'au Gabon et au Cameroun actuels.

La ville nouvelle aurait donc pu, à la phénicienne, tourner le dos au continent pauvre qu'elle avait derrière elle si la côte nord-africaine n'avait été la route même de ses trafics, avec ses escales obligées. De ces escales naquirent des bourgades, puis d'assez grosses villes (ainsi sur la côte algérienne actuelle : Collo, Djidjelli, Alger, Cherchell, Gouraya, Ténès...) qui peu à peu se tourneront vers l'arrière-pays, essayant grâce à lui de mieux vivre. Enfin la conjoncture défavorable du Ve siècle obligera Carthage elle-même à se replier sur l'Afrique Mineure et à organiser, dans les plaines qui l'environnent, une agriculture efficace dont nous aurons à reparler.

Il y a donc eu une espèce de symbiose grandissante avec la vie indigène. Cette Afrique du Nord, à peine sortie de l'âge de la pierre à l'arrivée des Phéniciens, aura reçu presque tout de ses maîtres : des arbres fruitiers (olivier, vigne, figuier, amandier, grenadier dont les fruits s'exportaient en Italie), des procédés de culture, de vinification et bon nombre de techniques artisanales. Carthage aura été son éducatrice et l'imprégnation a été profonde. Au temps de saint Augustin, quand l'Empire romain s'effondre — donc des siècles et des siècles plus tard —, les paysans d'Afrique, ses concitoyens, parlent encore le punique et se disent cananéens : « Unde interrogati rustici nostri quid sint, punice respondentes : Chanani... » E.-F. Gautier, historien génial, aujourd'hui méconnu ou plutôt incompris, soutenait que cette imprégnation punique, cette « orientalisation » avait imposé, au double continent de l'Afrique du Nord et de l'Espagne, une marque indélébile. Quand les invasions arabes surgiront aux VIIe et VIIIe siècles de notre ère, ces complicités anciennes joueront en leur faveur. Les spécialistes ont protesté contre cette vue hardie, aucune preuve ne pouvant être invoquée dans le temps court des événements. C'est bien certain. Mais

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l'histoire des civilisations est riche d'événements à invraisemblable retardement : sur notre planète aussi arrive parfois la lumière d'étoiles lointaines qui déjà ont disparu.

L'explication séduira d'autant plus que Carthage, authentique morceau d'Orient, n'a pas subi les contaminations indo-européennes. Sa position la préservait de toute invasion du côté du nord. S'il y a eu circulation d'hommes et de biens culturels, c'est d'est en ouest, par voie de mer ou, à partir des bords du Nil, par les pistes sahariennes. Assez logiquement les Carthaginois surgissent devant nous vêtus à l'orientale : tunique longue à larges manches, long manteau de voyage, calotte sur la tête. E.-F. Gautier voit là les prototypes du fez, de la gandoura et même du burnous d'aujourd'hui. La main droite des stèles puniques, la paume ouverte en un geste de bénédiction (autre emprunt à l'Orient), n'est-ce pas la « main de Fatma », amulette populaire, signe souvent dessiné aux portes des maisons, dans l'Afrique du Nord actuelle ? La plupart des réalités quotidiennes de la Carthage antique ont ainsi le parfum obsédant de la vie d'aujourd'hui sur ces mêmes terres. À Smirat, la fouille des tombes puniques, rustiques et pauvres (1941), révèle le cadre même de la vie paysanne actuelle : « Une chambre, quelques vases à provisions, une amphore pour l'eau et aussi une natte pour dormir » (G. et C. Picard).

Entre le troc et la monnaie

Située à l'articulation des deux Méditerranée, l'occidentale et l'orientale, Carthage a réussi sans peine à profiter de l'énorme dénivellation économique et culturelle qui les sépare. L'Ouest est barbare, sous-développé ; Carthage y puise tout à bon compte, y compris les métaux : étain des Cassitérides et de l'Espagne du Nord-Ouest ; plomb, cuivre et surtout argent d'Andalousie et de Sardaigne ; or en poudre d'Afrique Noire, cet or que des caravanes (de chevaux, non pas encore de dromadaires) conduisent jusqu'à l'Afrique Mineure ; esclaves enfin, partout où ils peuvent être saisis, même en pleine mer.

Ces transactions se font par troc. Le marchand carthaginois apporte à l'Ouest ses produits manufacturés et ceux d'autrui, ou les épices et drogues venues des Indes par la mer Rouge, en échange des lingots d'argent revendus en Orient. Cela explique que la monnaie au sens propre apparaisse tard à Carthage, pas avant le Ve siècle dans la Sicile punique, au IVe seulement à Carthage même, et alors pour payer les mercenaires. Faut-il s'en étonner outre mesure avec Sabatino Moscati (1966) ? Non, car il ne peut s'agir d'ignorance crasse. Sidon et Tyr avaient leur monnaie. Une seule explication semble possible : Carthage n'en éprouvait pas le besoin. C'est ce qui se passera, mutatis mutandis, pour la Chine : si inventive en ce domaine-là (elle connut très tôt l'artifice de la monnaie, même celui du papier monnaie), comme elle fut lente à s'en servir ! N'avait-elle pas, comme Cartilage, autour d'elle, au Japon, en Indochine, en Insulinde, des économies balbutiantes, faciles à dominer et qui vivaient du troc ?

Cela ne veut pas dire que, face à des économies concurrentes, l'absence de monnaie n'ait pas été finalement une faiblesse. Si, dès le Ve siècle, 1' « escalade » économique des Grecs est évidente, et à Carthage même conquise par la bimbeloterie de ses concurrents, leur supériorité monétaire est une des explications possibles, sinon la seule, ou la meilleure. Plus sûrement, son retard monétaire a privé Carthage des bénéfices de la banque et du crédit qui apparaissent très tôt dans les villes grecques.

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Comme la Perse richissime (qui cependant faisait circuler des dariques), Carthage a immobilisé, sans les faire travailler, des volumes importants de métaux précieux, or, argent et même bronze.

De même, lorsque certains auteurs s'étonnent à juste titre du faible développement de la métallurgie carthaginoise alors que la ville contrôle tant de mines, peut-on l'expliquer par une infériorité de la main-d'œuvre carthaginoise ? Il eût suffi de vouloir. Or Carthage, prise dans le va-et-vient prodigieux de sa navigation, a choisi, là aussi, les solutions offertes par les routines et les facilités de sa vie marchande. Dans les compétitions de l'histoire, les premiers gagnants deviennent un jour les vieux gagnants, tout prêts à perdre s'ils s'entêtent dans leurs habitudes. Ainsi l'inva-sion de la ville, au Ve siècle, par les marchandises grecques me paraît relever de la règle ordinaire du jeu carthaginois plus que d'une supériorité commerciale décisive de la Grèce. Dès la fin du VIIe siècle, Carthage importait des céramiques corinthiennes, des vases de bucchero étrusques et quantité d'objets égyptiens. C'est qu'à Corinthe, en Étrurie et en Egypte, le commerce punique était des plus actifs. De même Venise importera et réexportera sans en pâtir, au XVe siècle de notre ère, les produits manufacturés d'Allemagne du Sud. Les Hollandais, rouliers des mers, n'agiront pas autrement au XVIIe siècle, achetant ici, vendant là, pratiquant d'ailleurs en Insulinde, chaque fois que possible, un troc primitif. Les Carthaginois ont été eux aussi des transporteurs, des intermédiaires, qui achètent d'une main et vendent de l'autre.

Cela signifie-t-il la faiblesse irrémédiable de l'intermédiaire ? Non, puisque Carthage sait défendre ses positions majeures, en particulier son « monopole » minier en Espagne (la plus grande partie de la Péninsule utile sera interdite par Carthage aux Étrusques, aux Grecs, puis aux Romains). Elle sait défendre aussi ses escales maritimes essentielles, ses industries de luxe (ses tissages aussi renommés que ceux de Phénicie, ses ivoires, ses meubles) et ses trafics les plus ordinaires, en particulier le commerce en gros du blé et une puissante industrie de poisson salé. Elle a su organiser à cet effet pêcheries et salines, un peu partout et particulièrement face à l'océan poissonneux, à Cadix et dans toute une série de petits ports de la côte atlantique hispano-portugaise. Les industries romaines de salaisons, en s'y installant à leur tour, ne feront que recueillir un héritage.

Cette puissance carthaginoise n'est pas contredite, finalement, par le fait que ni la vie, ni l'art de la grande ville n'ont su se protéger de l'immense contamination culturelle qui hellénise peu ou prou toute la Méditerranée, l'orientale et l'occidentale. C'est une tradition phénicienne de toujours que d'adopter le style dominant (jadis l'égyptien). L'influence des formes helléniques se reconnaît aussi bien sur la côte de Phénicie qu'à Carthage, dans les stèles funéraires et l'architecture en particulier, et toutes les colonies carthaginoises suivent le mouvement, en Sicile, en Sardaigne, sur la côte africaine, en Espagne. L'impact grec sur la sculpture hispano-carthaginoise, par exemple au IVe siècle, et même à la fin du Ve, est significatif de la distinction à faire entre l'influence culturelle et l'influence économique des Grecs dans le monde punique. Carthage a importé sans hésitation l'urbanisme grec, la maison grecque avec cour centrale, les vases ornés, le ciment et le ciment hydraulique, les sarcophages, des dieux bien sûr (Déméter et Korè, vers 396), mais aussi les idées pythagoriciennes et certains de leurs défenseurs... C'est l'exemple d'Alexandre le Grand qui inspirera Hamilcar, le père d'Hannibal, quand il entreprendra la conquête de l'Espagne. Hannibal lui-même est tout pétri de culture grecque et même l'utilisation des éléphants couverts d'étoffes bariolées, terreur du soldat romain, sont un emprunt au monde hellénistique.

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Face aux conjonctures

Vivant de la Méditerranée, Carthage est forcément sensible aux mouvements d'ensemble de la mer, à sa conjoncture. L'histoire de la ville suit pas à pas les rythmes de la vie méditerranéenne.

Aux VII e et VIe siècles, les Grecs sont partout. Vers 600, les Phocéens fondent Massalia ; ils sont installés à Ampurias en Catalogne et, peut-être aussi, au sud à Mainaké (Malaga) : le privilège minier des Phéniciens se trouverait ainsi compromis sinon tourné. La reprise en main par Carthage est certaine en tout cas au moment où les Phocéens sont expulsés d'Alalia, en Corse, à la suite d'une bataille maritime livrée aux Grecs par la flotte associée des Étrusques et des Carthaginois (540-535). La lutte ne s'arrêtera pas pour autant. Mais l'avantage cette fois reste aux Puniques.

En 525, la Perse se saisit de l'Egypte et, du même coup, reçoit à son service la puissante flotte phénicienne qu'avait équipée le pharaon. Darius cependant sera battu à Marathon, en 490. Xerxès à Salamine, en 480. Or cette seconde défaite est bel bien celle des navires phéniciens. La même année, l'armée et la flotte carthaginoises étaient écrasées en Sicile à Himère, et quelques années plus tard les Grecs détruisaient, en face de Cumes, la flotte des alliés de Carthage, les Étrusques (474). Alors s'ouvrent pour les Puniques des temps dramatiques, une crise tout à la fois politique, religieuse, économique. La royauté des Magonides est écartée, l'aristocratie s'empare du pouvoir. Tanit, la déesse protectrice de la ville comme Pallas 1'est d'Athènes, devient la divinité première. Aux difficultés économiques, Carthage réagit vigoureusement : elle restreint ses importations, se soumet à l'austérité, consolide ses liaisons vers l'Afrique Noire et vers les Cassitérides. Surtout, elle se replie l'Afrique du Nord, conquiert autour d'elle une vaste zone où se développent des fermes d'élevage et d'arboriculture. Les indigènes — les Libyens —, refoulés au-delà de ces limites, restent producteurs d'orge et de blé.

Ce long siècle de repliement qui l'envigore permet à Carthage de mettre à profit la défaillance d'Athènes, dès le lendemain de l'échec de son expédition contre Syracuse (415-409). Tout suite elle mène une guerre féroce contre les Grecs de Sicile, malmenant leurs villes, saisissant leurs habitants, se constituant ainsi un artisanat d'esclaves qui, d'ailleurs, transforme l'économie même de la ville. L'alerte des conquêtes d'Alexandre (334-323) lui vaut à nouveau des années de frayeur : elle peut craindre alors pour sa vie même. La dislocation presque immédiate du trop vaste empire lui rend sa tranquillité, car des empires divisés d'Orient elle a moins à redouter : la distance la préserve en partie. Plus encore l'Orient peut-il vivre sans l'Occident ? Le Ptolémée, qui après la chute d'Alexandre s'est saisi de la Méditerranée orientale (et de la Phénicie), qui a adopté le système phénicien des mesures, rend bientôt à Carthage tous ses avantages.

C'est près d'elle finalement, avec Rome, que la menace mortelle s'est précisée, puis accomplie en 146 avant J.-C. Horrible fin ! Qui, dans son cœur — et les historiens même impartiaux ont un cœur —, n'aura pas souffert et du Delenda est Carthago du vieux Caton, et de l'impitoyable destruction ordonnée par Scipion Émilien ? Une voix très originale a été alors condamnée au silence.

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Apercevoir la ville

La mort de Carthage n'a pas été une mort ordinaire. Si bien que de la vie, de la société carthaginoise, l'archéologie ne permet pas de reconstituer grand-chose. Nous en avons une connaissance indirecte, faite de morceaux disparates.

Une curiosité d'Aristote nous donne ainsi le schéma de la Constitution punique. Jadis dominée par des rois, Carthage a adopté un gouvernement aristocratique. Les grandes familles fournissent les deux suffètes annuels, élus au suffrage populaire (ce sont les juges au sens étymologique), ainsi que les membres du Sénat et des commissions chargées du gouvernement effectif : une sorte de Venise avant la lettre, avec un conseil des cent quatre aussi redouté que le sera le Conseil des Dix. Que de généraux crucifiés sur son ordre !

A peine imaginera-t-on la ville elle-même, sur la colline de Byrsa (l'actuelle colline de Saint-Louis, plus la colline de Junon et le plateau de l'Odéon), avec ses temples, le tophet, ses rues étroites et ses hautes maisons à plusieurs étages, comme presque toutes les villes phéniciennes (Appien parle d'immeubles de six étages entre le forum et l'acropole de Byrsa), ses citernes et la source captée, dite aux Mille Amphores, dont les belles voûtes, malgré un fort remaniement romain, sont le seul reste de l'architecture authentique de Carthage. Cependant des fouilles récentes ont dégagé, à trois ou quatre mètres au-dessous de la ville romaine (bâtie sur les ruines de Carthage), un quartier de la cité punique d'époque hellénistique. La preuve est faite que Carthage possède alors des rues droites, pas trop étroites, avec des escaliers de raccord, plus un système d'égouts analogue à ceux des villes siciliennes. Les maisons sont de simples assemblages monotones de quelques pièces.

Sur la plage de Salammbô, voici les deux ports, le rectangulaire où abordent les navires de commerce et, communiquant avec lui, le circulaire où les bateaux de guerre sont souvent tirés au sec, sous les voûtes de l'Arsenal. Une île au centre du port militaire est le siège de l'amiral commandant la flotte.

D'énormes murailles, doubles ou triples du côté de la terre entourent la cité, sa ville forte, établie sur la colline de Byrsa, quartiers populeux groupés autour du port. A mi-chemin du r. et de Byrsa, une place publique évoque une sorte d'agora. Ver nord, le faubourg de Mégare égrène jardins, vergers, villas aristocratiques. Du haut de la colline, la vue plonge au nord sui lagune salée de la Sebkha er Riana, au sud sur le lac de Tunis, population est énorme, peut-être cent mille personnes. A côté quelques riches et qui gouvernent, s'entasse une plèbe d'artisans, de manœuvres, d'esclaves, de marins, à l'occasion de soldats mercenaires — au total un peuple assez prompt à s'émouvoir. Les émeutes ont souvent frappé Carthage du dedans.

Autour de la ville, d'admirables campagnes. Chez les riches, il y a, de toute évidence, un goût de la terre bien cultivée, des beaux jardins, des arbres greffés, des animaux sélectionnés. Un agronome carthaginois, Magon, dont des passages nous sont indirectement parvenus, donne mille recettes sur la façon de planter la vigne pour la préserver de la trop forte sécheresse, sur la fabrication des vins de choix, la culture des amandiers, la conservation des grenades dans de l'argile pour l'exportation, sur les qualités à rechercher dans les races de bœufs, etc. Il ajoute à l'intention du propriétaire rural, un conseil tout de même significatif : « Qui a fait l'acquisition d'une terre doit vendre sa maison de crainte qu'il ne préfère sa résidence citadine à celle champs. » Autant dire que le Carthaginois du IIIe siècle, comme le Toscan des XVe et XVIe siècles (après J.-C.), s'est lancé dans des achats de terre.

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Sous le signe de Tanit

Les fouilles largement conduites sur le site de Carthage n’ont retrouvé par milliers que les morts, incinérés ou inhumés, et les objets qui les accompagnent dans leurs tombes. Des centaines, voire des milliers de cippes et stèles funéraires énumèrent de façon monotone les noms des dieux et, selon la plus ou moins grande fréquence et l'ordre des citations, on a même procédé à une sorte de pondération mathématique des divinités les plus vénérées à Carthage !

C'est bien peu pour atteindre le cœur d'une religion dont l'étrangeté horrifia les Romains (l'horreur n'était pas seulement de commande) et dont nous ne connaissons ni la mythologie, ni la théologie, ni la structure, ni la « vision du monde ». Serait-on parfaitement renseigné sur la religion phénicienne dont dérive la carthaginoise, les quelques détails connus s'organiseraient peut-être. Ce n'est malheureusement pas le cas, malgré la lumière inattendue apportée par certains textes d'Ugarit, des écrits en cananéen, ou par la tradition biblique.

Chaque ville phénicienne a eu ses dieux particuliers, dont certains se retrouvent d'ailleurs d'une ville à l'autre. Mais les noms des dieux phéniciens ne se particularisent pas sans difficulté. El, Baal, Adonis, Melqart sont en quelque sorte des noms communs : El veut dire Dieu ; Baal et Adonis, Seigneur ; Melqart, roi de la ville. Si bien que Melqart, « roi de Tyr », sera appelé sans inconvénient Baal Melqart ! Les dieux flottent donc dans des noms indécis qui ne correspondent pas à une fonction divine aisément discernable.

Généralement le panthéon phénicien est dominé par une triade qui, sous des noms variables de ville à ville, groupe un roi des dieux, une déesse-mère de la fécondité et un dieu jeune dont c'est le sort, chaque année, de naître, mourir et renaître, comme la végétation au cours des saisons. A Sidon, la trinité réunit Baal, Astarté et Eschmun (que les Grecs assimilent à Asclépios, l'Esculape des Latins) ; à Byblos, El, Balaat (c'est le féminin de Baal) et Adonis dont nous connaissons le mythe, repris par la tradition grecque. Adonis est aussi le nom du fleuve descendu du Liban, qui coule à proximité de la ville et dont un sanctuaire marque la source dans la montagne. Chaque année, avec les vents chargés de poussière qui l'atteignent, ses eaux rougissent brusquement comme du sang humain. C'est l'occasion, à Byblos, de prendre le deuil d'Adonis... À Tyr, il semble que les fonctions du jeune dieu immolé et renaissant aillent aussi à Melqart, le « baal » de la ville. N'y a-t-il pas en son honneur une fête de la résurrection ?

Chaque ville probablement adapte à ses dieux locaux les mythes qui expliquent le monde, sa création, le destin de l'homme. Dans les textes d'Ugarit, par exemple, Moth apparaît à la fois comme la mort, l'affreuse chaleur de l'été homicide et le grain mûrissant. Moth doit, chaque année, être mis à mort pour que vivent la nature et les hommes. D'autres fonctions créent évidemment d'autres dieux : Baal Lebanon est le dieu du Liban j Baal Shamin le seigneur du ciel ; Reschef le dieu du feu et de l'éclair ; Dagon le très vieux dieu du blé ; Chusor, le dieu inventeur du fer...

Cette religion plonge dans le très vieil univers de l'imagination sémite, proche de la terre, des montagnes et des eaux ; ses rites cruels et simples sont ceux qu'un peuple de nomades célébrait jadis en plein air. Des bois sacrés, des éminences au voisinage des villes sont autant de sanctuaires. Il y a bien entendu des temples couverts. L'autel est simple : peu ou pas de représentations anthropomorphiques ; un pilier, une colonne, un bétyle peuvent représenter la divinité. Un service religieux à l'ancienne

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mode phénicienne qui se tenait encore à Gadès, à l'époque romaine, a été décrit par le « Sévillan » Silius Italicus : des prêtres pieds nus, la tête rasée, vêtus de lin, dans un sanctuaire nu, sans aucune image de culte, où brûlait un feu perpétuel.

La vie religieuse de Carthage, à l'origine, suit plus ou moins le modèle tyrien. Le dieu dominant est Baal Hamon ; la déesse-mère, sœur d'Astarté ou de l'Ishtar mésopotamienne, c'est bientôt Tanit dont le nom, inconnu ailleurs (ou peu s'en faut), pose un insoluble problème ; le dieu jeune, dieu du disque solaire ou de la végétation, c'est soit Melqart, le dieu tyrien, soit Eschmun, le dieu guérisseur, confondu avec Apollon et Asclépios à la fois, comme Melqart le sera par la suite avec Héraclès. La concurrence vive entre les deux cultes n'aboutit à l'exclusion ni de l'un ni de l'autre. Melqart sera par excellence le dieu de la grande famille des Barcides où les noms fréquents de Bomilcar, Hamilcar sont calqués sur celui du dieu. Le temple d'Eschmun, le plus beau de Carthage, sur l'acropole de Byrsa, sera, en 146, le dernier bastion des défenseurs.

Au-delà de ces dieux dominants, des dizaines d'autres apparaissent, phéniciens, ou égyptiens, ou grecs. Le panthéon carthaginois semble aussi ouvert, ce qui n'est pas peu dire, que le sera le panthéon des Étrusques. Plus tard, au temps des malheurs et des assimilations, il n'y aura aucune difficulté à transformer Baal Hamon en Kronos ou en Saturne, Tanit en Héra ou en Junon.

La grande particularité de la religion carthaginoise, c'est la montée envahissante du culte de Tanit, qui prend les allures d'une révolution spirituelle. À partir du Ve siècle, la déesse domine tout, écarte le vieux dieu Baal Hamon. Carthage vit alors sous le « signe de Tanit » qui, lui non plus, n'existe guère ailleurs qu'en Occident1 : un triangle surmonté d'un disque et, entre les deux, une ligne horizontale. Le tout évoque aisément une silhouette humaine, surtout quand la ligne horizontale se redresse aux extrémités comme deux bras levés. D'autres symboles associés à Tanit viennent d'Orient, en particulier la « bouteille » et la main ouverte, le croissant lunaire s'unissant au disque solaire, lequel représente peut-être Baal. Autant d'allusions, sans

doute, à des mythes qui restent pour nous énigmatiques.

Mais plus que ces énigmes, c'est le poids obsédant de la religion carthaginoise qui fait problème, une religion vivace, venue des profondeurs du passé préhistorique, terrible, dominatrice. Les sacrifices humains — accusation souvent répétée par les Latins — ne sont que trop réels : le tophet de Salammbô a livré des milliers de poteries contenant des ossements calcinés d'enfants. Lorsqu'elle voulait conjurer un péril, Carthage immolait à ses dieux les fils de ses citoyens les plus distingués. Ce fut le cas quand Agathocle, au service de Syracuse, porta la guerre sur le sol même de Carthage. Des citoyens illustres ayant alors commis le sacrilège de substituer à leurs fils des enfants achetés, un sacrifice expiatoire de deux cents enfants fut décidé. Le zèle religieux en offrit trois cents... Les prisonniers de guerre étaient eux aussi immolés, parfois par milliers.

Le sang de ces victimes macule-t-il le nom de Carthage ? En fait, toutes les religions primitives ont connu de telles pratiques. Carthage suit, sur ce point, les Cananéens de Byblos ou les Sémites d'Israël : Abraham ne s'apprêtait-il pas à immoler Isaac ? L'étonnant, cependant, c'est qu'à Carthage la vie économique court

1. On ne serait pas aussi affirmatif aujourd'hui : quelques cas ont été mis en évidence à Sarepta. (P.R.)

1. Sur les Phéniciens et, en particulier, sur le tophet et sur Carthage, voir aujourd'hui : Michel Gras, Pierre Rouillard, Javier Teixidor, L'Univers phénicien, Paris, 1995 (2« éd.). (P.R.)

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vers l'avenir alors que la vie religieuse s'attarde à des siècles et des siècles en arrière, que ses « révolutions » mêmes — celle du culte de Tanit au Ve siècle — ne la dégagent nullement de cette inhumaine et terrifiante piété. Le contraste est flagrant avec l'ouverture grecque qui accorde l'homme avec le monde extérieur. Ici une vie d'affaires intense, d'esprit « capitaliste » même, dit sans hésitation un historien, s'accommode d'une mentalité religieuse rétrograde. Qu'en eût pensé Max Weber1 ?

II

LES ÉTRUSQUES : UN MYSTÈRE PAS ÉCLAIRCI

Créateurs essentiels de la première Italie, les Étrusques ne sont pas des colonisateurs comme les autres. Furent-ils même des colonisateurs ? Ils posent un problème passionnant, obscur malheureusement. Malgré le progrès des connaissances, rien ne dit que le mystère s'éclaircira un jour tout à fait.

Une langue à découvrir

Le premier mystère, c'est la langue étrusque elle-même, une langue non indo-européenne, qui se lit — puisqu'elle utilise l'alphabet grec — mais reste incompréhensible. Peut-être suffira-t-il, demain, du hasard d'une inscription bilingue ? Encore faudrait-il que le texte de l'inscription s'y prête. Car le hasard s'est déjà présenté, en 1964, inutilement.

Trois lamelles d'or trouvées à Pyrgi, le port de la ville étrusque de Caere (aujourd'hui Cerveteri), livraient trois inscriptions, dont l'une, en punique, correspond à l'une des deux autres, en étrusque. Mais le texte punique est lui-même d'inter-prétation difficile. Il s'agit de la dédicace d'un temple à Astarté par le roi de Caere, vers 500. Elle prouve la collusion, par ailleurs bien connue, de Carthage et des Étrusques, ainsi que la facilité de ces derniers à accepter des dieux étrangers, Astarté étant assimilée en l'occurrence à l'Uni (Junon) du panthéon étrusque. Mais, sur le plan de la langue, la confrontation des deux brèves inscriptions n'a rien donné de concluant.

Pour le moment, l'étrusque reste à interpréter à partir de l'étrusque lui-même, en comparant les fragments connus par une méthode dite combinatoire, ou « plutôt divinatoire », disait Albert Grenier. Un lexique étrusque se grossit pourtant d'année en année : clan (le fils), sec (la fille), puia (la femme), ati (la mère), lupu, lupuce (il est mort), svalce (il a vécu), avil (années). De zil qui signifie gouverner, dérivent zile ou zilath (magistrat) ; purth, le premier zilath d'une ville, correspond au praetor romain ; lucumon désigne le roi d'une cité... Les quelque deux cents mots reconnus ne résolvent pas encore grand-chose. Mais arriverait-on à un déchiffrement complet que les historiens n'en seraient peut-être pas plus avancés.

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En effet, les textes étrusques que nous possédons (avant tout des inscriptions funéraires) sont trop courts, trop peu chargés d'histoire utile, si l'on peut dire, pour permettre de solides reconstructions au sujet de la première Toscane de l'histoire. Le seul texte long connu jusqu'à présent (actuellement au musée de Zagreb) est écrit sur les douze bandelettes d'une momie égyptienne d'époque gréco-romaine, trouvée à Alexandrie. Au total quinze cents mots. Sans doute s'agit-il d'un calendrier religieux, mais son interprétation résiste à tous les efforts. De même, celle de deux inscriptions de plus de cent mots, dites « la tuile de Capoue » et le « cippe de Pérouse ». L'ensemble de ces textes, déchiffré, nous donnerait-il, après tout, plus que quelques lueurs sur les rituels et les croyances ?

L'origine des Étrusques

D'où viennent les Etrusques ? Quand arrivent-ils en Italie ? Deux questions, de lieu, et de temps, et dont nous ne connaissons pas la réponse. Alors chaque historien, se piquant au jeu, devient avocat, voire détective. La sagesse serait de se tenir hors de controverses sans issue, mais la sagesse n'est pas divertissante.

Il y a d'ailleurs trois ou quatre faits hors de discussion : 1) la langue étrusque, la religion étrusque, des traits de la vie sociale étrusque

mettent obstinément l'Orient en cause ; 2) la civilisation brillante des Étrusques n'est pas décelable, d'après le mobilier des

tombes qui ne saurait mentir, avant le début du VIIe siècle ; 3) mais, comme les Grecs se sont installés, dès 750, dans la baie de Naples, on

imagine difficilement qu'ils aient précédé des Étrusques venus par mer et du sud : car alors ceux-ci n'auraient-ils pas été arrêtés par les Grecs ?

4) deux limites chronologiques s'offrent pour fixer l'arrivée des Étrusques : l'une haute, même très haute, vers le XIIe siècle ; l'autre basse, même très basse, vers le VI e1.

Ce qui va nous gêner maintenant, dans l'exposé des thèses en présence, c'est que, la discussion étant engagée depuis trop longtemps, les combattants n'ont plus guère envie de rompre des lances et que les deux thèses essentielles — l'orientale et la thèse dite de l'autochtonie — s'efforcent de se rejoindre, la jonction ne résolvant d'ailleurs pas le moins du monde l'obscur problème.

Aujourd'hui, nul ne doute sérieusement de l'origine orientale des Étrusques que les Anciens, sauf Diodore de Sicile, affirmaient déjà. En 1886, à Kaminia, dans l'île de Lemnos, au sud des Dardanelles, ont été découvertes deux inscriptions funéraires du VI e siècle, rédigées dans un idiome non grec (l'île ne sera conquise par les Athéniens qu'en 510). Elles présentent, selon Raymond Bloch, des « désinences et formations de mots, des termes même » qui sont ceux des textes toscans. Si ce n'est pas de

1. À l'idée d'un peuple qui arrive se substitue aujourd'hui celle de la formation d'un peuple étrusque ; cf. D. Briquel, Les Etrusques, Paris, 1993, ainsi que le catalogue de l'exposition Les Étrusques et l'Europe, Paris, 1992. (P.R.)

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l'étrusque, dit Jacques Heurgon, c'est « du moins, de tout ce qu'on a jamais lu hors de l'Italie, ce qui offre avec l'étrusque les plus étroites ressemblances ». Bref un langage apparenté. D'autre part, une nécropole des VIIIe ou VIIe siècles, non loin de Kaminia, a livré des objets qui ressemblent plus ou moins à ceux des tombes d'Étrurie. Les bijoux étrusques, particulièrement beaux et originaux, partagent certaines de leurs particularités avec les bijoux lydiens.

Enfin les traits que l'on connaît de la religion étrusque évoquent l'Orient. Ainsi dans le domaine de l'art divinatoire, qu'il s'agisse d'interpréter des prodiges ou d'interroger les entrailles des victimes, les Étrusques en Italie ont toujours été tenus pour des maîtres. Un foie de bronze, retrouvé à Plaisance en 1877, est une sorte de modèle où une quarantaine de cases sont dessinées, correspondant aux diverses zones du ciel et aux divinités qui y commandent. Or les fouilles mésopotamiennes ou hittites ont livré des modèles analogues, en terre cuite. D'autres ressemblances pourraient être signalées, moins probantes parce qu'explicables par les seules contaminations de l'art orientalisant, à travers la Méditerranée et la Grèce du VIIe siècle.

Dans ces conditions, pourquoi ne pas revenir, sans plus, au texte bien connu d'Hérodote (I, 94) ? D'après lui, les Étrusques seraient des émigrants lydiens, chassés de leur pays au XIIIe siècle par une famine persistante. Le manque de blé en Asie Mineure, voilà qui rappelle les prémices de la tourmente des Peuples de la Mer, les plaintes angoissées du roi hittite, vers 1200. Ces émigrants, poursuit Hérodote, « descendirent à Smyrne, se firent des vaisseaux qu'ils chargèrent de tous leurs biens et partirent à la recherche d'une terre qui pût les nourrir ; ils longèrent bien des rivages jusqu'au jour où ils arrivèrent en Ombrie, où ils fondèrent des villes et où ils demeurent encore aujourd'hui ». Ce texte décrit si étrangement ce que l'on suppose avoir été bel et bien l'aventure pitoyable des Peuples de la Mer, qu'on est tenté de le compléter comme suit : au cours de cet interminable exode, les Étrusques essayèrent même d'entrer dans les riches terres d'Egypte. Et ce sont ces Tursha que le pharaon dit avoir jetés hors du Delta, parmi d'autres envahisseurs. De ce nom à celui de Tyrrhènes ou Tyrsènes que leur donnèrent les Grecs, de Tusci ou Etrusci que leur donnèrent les Romains, le passage semble facile. Mais comment et quand, partis si tôt, seraient-ils arrivés ensuite sur les rivages de la mer Tyrrhénienne qui leur doit son nom ? S'arrêtèrent-ils ailleurs ? Nul ne le sait.

Les partisans de la date haute se trouvent ainsi devant une difficulté de taille puisque, partis au XIIe siècle, les Étrusques ne réapparaissent, en somme, que cinq siècles plus tard, avec les premières tombes somptueuses, vers 650. La date initiale serait-elle insoutenable ? Les Étrusques ont-ils pu quitter l'Asie Mineure au VIIe siècle seulement, comme l'imagine A. Piganiol, chassés non par la famine, mais par les violences des Cimmériens ? La chose est possible, mais n'exclut pas a priori un premier exode plus précoce. Carthage, fondée au VIIIe siècle, a bien vu arriver chez elle les réfugiés de Tyr durant les deux siècles qui suivent. C'est un fait qu'il n'y a pas, au VIIe siècle, de coupure brutale de la vie de la péninsule italienne qui rendrait compte de la subite irruption d'une civilisation étrangère, tout de suite arrivée à sa pleine vigueur, et qui en un instant aurait drainé les plaines et construit les villes de Toscane.

Quoi qu'il en soit, retenons que, la date de leur migration laissée de côté, l'origine orientale des Étrusques rattache les premiers « Toscans » à une civilisation orientale ancienne, qui se mêlera d'ailleurs à une civilisation « italique », elle-même archaïsante. Il reste à peu près exclu, à nos yeux, que l'influence culturelle de l'Orient, si nette au VIIe siècle, ait pu, à elle seule, apporter à l'Étrurie sa religion, sa langue et

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les traits de civilisation qui en ont fait, une fois pour toutes, un monde à part dans le reste de l'Italie.

D'où les aménagements de la thèse dite de l'autochtonie. Les Étrusques seraient venus en Italie à une date probablement très haute, dans le flot d'une civilisation orientale conquérante, au IIe millénaire. Ils auraient ensuite été conquis, à leur tour, par la descente indo-européenne des Villanoviens incinérants. Une couche très profonde de civilisation méditerranéenne se serait trouvée ainsi recouverte des siècles durant, noyée, non pas supprimée. Ce peuple submergé renaîtrait avec le VIIIe siècle finissant, grâce à l'influence des Grecs et des Phéniciens, sorte d'étincelle, et à la prospérité générale. Ce roman est-il plus proche de la réalité que le précédent ? N'en mettons pas notre main au feu. Non que de telles résurgences soient impossibles, au contraire ; et cette thèse a l'avantage d'accepter l'origine orientale, tout en enfonçant l'aventure étrusque dans le tuf de l'histoire italienne, où seule elle s'explique et prend sa signification. Car s'ils sont venus de l'Orient très anciennement par voie de mer, les Étrusques n'ont été, au mieux, qu'une poignée d'hommes, de pirates aventuriers (tels les Vikings de notre Moyen Âge) s'imposant comme une aristocratie restreinte de maîtres.

Mais là encore il y a un hic. Les fouilles récentes ont dépassé en profondeur le niveau villanovien et atteint celui de la civilisation précédente, dite apennienne (elle semble s'être développée tout au long de l'axe montagneux de la péninsule italienne). Or c'est déboucher sur un monde vaste, mais gris, où rien n'évoque les merveilles de l'Orient.

Finalement rien ne permet encore de décider dans un sens ou dans l'autre. La prudence autorise au plus à dire : une vieille civilisation marquée par l'Orient brusquement s'illumine avec le début du VIIe siècle ; les métaux, cuivre, étain, fer de Toscane, lui ménagent une richesse rapide ; plus encore les villes grecques se rapprochant d'elle lui apportent leur propre lumière. L'Étrurie reste et restera « colonisée » par cette civilisation qu'elle accueille avec un plaisir qui ne se lassera pas. Même ce qui semblait le plus original dans l'art étrusque — les peintures tombales —, dans la mesure où l'on ne connaissait guère de la peinture grecque que ce qu'en rapporte la littérature contemporaine, risque d'être remis en question. La découverte du sarcophage peint de Paestum, dit « la tombe du plongeur », qui semble n'être qu'un prélude de fouilles fructueuses1, va déclencher de belles querelles de priorité, puisque cette peinture grecque est contemporaine des fresques étrusques. Il est vrai qu'en admettant, là encore, une influence grecque sur l'Étrurie, le problème se reposerait entre Grèce et Orient. En effet les quelques débris retrouvés en Orient, analysés par Smith, lui font croire à une tradition orientale de peinture murale presque ininterrompue, jusqu'aux Assyriens. Si demain les villes de l'Euphrate ou du Tigre ou de Chypre nous réservaient les surprises de Paestum ?

1. Ces fouilles ont été menées à bien et publiées par A. Pontrandolfo et A. Rouveret, Le Tombe dipinte di Paestum, Modène, 1992. (P.R.)

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La première Toscane

L'Étrurie, c'est d'abord la Toscane au sens large, de l'Arno au Tibre, de l'Apennin à la mer Tyrrhénienne, qui porte le nom même des Étrusques. Cette Toscane-là empiète sur ce qui est, aujourd'hui, l'Ombrie et le Latium. Elle comprend vers l'ouest, touchant à la mer, des plaines basses, caillouteuses, souvent marécageuses, celles de la Maremme de Sienne, de la Maremme de Pise, avec leurs cours d'eau sablonneux, leurs arbustes épineux ; vers l'est, à mesure que l'on se rapproche de l'Apennin bleu, souligné de neige, des pays de collines et de plaines étroites. C'est là que se situe par excellence l'Etruria Félix, avec ses moissons lourdes et ses vergers, aujourd'hui encore le plus beau paysage rural qui soit au monde. Pline le Jeune y installera sa délectable maison de campagne de Tifernum Tiberinum.

Une vingtaine de villes, assez indépendantes les unes des autres, ont fait la force longtemps inusable de l'Étrurie. Selon la tradition, douze d'entre elles étaient fédérées — la dodécapole — mais la liste exacte ne peut en être dressée. Les plus anciennes, comme Caere et Tarquinia, avec leurs étroits territoires, sont au Sud. Ces premières villes sont à peu de distance de la mer, mais non sur ses bords mêmes, reliées à des ports comme Pyrgi qui servit de débouché à Caere et même, un certain temps, à Rome. Et toutes sont construites sur des hauteurs, sur des « dos de terrain », ce qui assure leur défense (elles s'entourent de remparts dès les VIe-Ve siècles) et les place au-dessus des miasmes de la plaine, où la malaria sévit probablement. A la poussée urbaine a correspondu le drainage des plaines voisines et non moins l'exploitation des ressources minières. Si Populonia est située sur la mer, exception qui confirme la règle, c'est à cause de l'île d'Elbe dont le fer brut ne cessera d'être débarqué sur les quais de la ville industrielle, noire de fumée.

Plus tard, quand l'Étrurie déclinera, elle sera rejetée vers l'exploitation de ses plaines à céréales de l'Est, de ses pentes de vignobles et d'oliviers où une aristocratie de propriétaires ruraux reste prospère. Ce glissement entraînant tout à sa suite Arezzo, dont les lucumons ont été les ancêtres de Mécène, devient, à l'époque de Scipion l'Africain, par sa richesse agricole et industrielle, le centre de gravité de l'Etrurie. Les autres villes végètent, y compris l'opiniâtre Tarquinia, avec ses champs de lin et ses fabricants de toiles à voiles. L'Etrurie au-delà de la Toscane

Colonie de colons mystérieux, l'Etrurie a largement débordé ses limites et colonisé à son tour les régions proches, à la fois vers le Sud et vers le Nordl.

Vers le Sud, très tôt, les Étrusques ont atteint la richissime plaine de Campanie où les Grecs les avaient précédés. Près de Cumes la Grecque, s'épanouit Capoue l'Étrusque. Comme les villes grecques, Capoue n'a pu vivre qu'en se défendant des montagnards voisins, Osques et Samnites, dont la menace constante triomphera un jour, au Ve siècle, de toutes les villes d'en bas. Mais avant cette échéance, comme le montrent des fouilles fructueuses, Capoue a connu un développement brillant. Le quadrillage géométrique d'un urbanisme imité sans doute des Grecs a pu se donner ici libre cours, le site constitué par cette plaine unie n'imposant aucune des contraintes

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qui ont pesé sur les vieilles villes resserrées d'Étrurie, comme sur la Rome primitive, gênée par ses collines.

Capoue constituant « une tête de pont », il fallait entre la ville méridionale et l'Etrurie « métropolitaine » une liaison efficace. Or le meilleur passage du Tibre se trouvait à la hauteur du vieux pont Sulpicius, en face de l'île Tibérine. On sait que Rome, malgré les pieux mensonges de la tradition, a été alors saisie par les Étrusques, refondée, remodelée par eux ; que cette éducation vigoureuse a laissé sur la ville une marque indélébile. Dans leur religion, leurs institutions, leurs jeux, leur urbanisme, le décor extérieur de leur vie — les licteurs qui précèdent les consuls, la chaise curule de ces hauts magistrats, les nourritures, la musique —, les Romains ont été pour toujours marqués par l'Etrurie.

Vers le Nord, l'expansion étrusque a franchi l'Apennin2 dès le VIIIe siècle, et largement au VIe. L'obstacle n'était pas médiocre.

La merveilleuse autoroute de Florence à Bologne montre les beautés du voyage et fait oublier ses difficultés ! La traversée de la chaîne n'est possible que grâce à la coupure des vallées profondes, nombreuses il est vrai, mais il faut passer de l'une à l'autre. Ainsi du Tibre ou de l'Arno à la vallée du Reno qui gagne Bologne, le delta du Pô et l'Adriatique.

Il fut un temps où les spécialistes parlaient d'un empire étrusque de la plaine du Pô, d'une « dodécapole » padane analogue à celle d'Étrurie. Us sont devenus plus prudents : à Mantoue, à Milan, ou à Adria, sur l'Adige, rien ne dit qu'il y ait eu mainmise politique, et non simples échanges économiques et culturels. En tout cas, Marzobotto (où les fouilles ont révélé une ville antique dont on ignore le nom), Bologne (alors Felsina) et Spina, au débouché du Reno, ont été fortement marquées par les hommes et les arts de Toscane. Marzobotto, ville en damier, étale sur cent hectares ses insulae (165 m de long sur 35, 40, 68 de large), ses canalisations, ses hauts trottoirs. Mais, dans ce cadre ample, habitations, boutiques ou ateliers sont médiocres. Spina, qui date du Ve siècle, est une Venise aujourd'hui submergée, avec, reconnaissables, un grand canal tracé en ligne droite, des canaux secondaires, un plan en damier exemplaire. Autant qu'étrusque, Spina a été grecque, ce qui explique sans doute qu'au Ve siècle, au moment où les importations de céramiques attiques décrois-sent en Etrurie, elles ne cessent de grandir à Spina. Par là aussi, le commerce étrusque rejoignait les Alpes, en direction de l'ambre et du cuivre d'Europe centrale.

Le déclin de l'Étrurie

Le sommet de la puissance de l'Étrurie a sans doute coïncidé avec la victoire de ses vaisseaux (associés à ceux de Carthage) sur la flotte des Phocéens, face à Alalia, en Corse (540-535). Les Grecs, du coup, étaient rejetés de la mer Tyrrhénienne, dès lors « lac étrusque ». Mais cette situation n'allait durer qu'un demi-siècle.

En 474, en effet, Hiéron de Syracuse remportait devant Cumes une victoire décisive sur la flotte étrusque. Aussitôt Capoue fut abandonnée à son sort : à elle de s'accorder, ce qu'elle fit, avec les Osques. À Rome, la présence étrusque allait

1. En fait la culture villanovienne est déjà attestée en Campanie aux Devra6 siècles avant J.-C. (P.R.)

2. Ce qui vaut pour la Campanie (voir note ci-dessus) vaut aussi pour la plaine du Pô. (P.R.)

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s'effacer aussi, selon les dates traditionnelles ou en 507, lors de la révolution qui aboutissait à la proclamation de la république, ou en 504, avec la fin de l'intervention de Porsenna, le roi de Clusium (Chiusi) qui avait réoccupé Rome. Ces dates de 507 ou 504 sont d'ailleurs discutables. La révolution romaine n'est-elle pas semblable à celles des autres villes étrusques qui, elles aussi, ont renversé leurs rois ? Il est probable que Rome aura recouvré sa liberté un peu plus tard, au moment où les Syracusains, après la grande victoire de Cumes, ravageaient les côtes étrusques et même leurs ports sur l'Adriatique.

Engagée sur une pente descendante, l'Étrurie n'est cependant pas morte de ces coups répétés. Elle mettra plus de deux siècles à disparaître, morceau par morceau. Les Celtes, qui attaquent ses positions au-delà de l'Apennin, emportent Felsina (Bologne) en 360. Enfin Rome, en lutte avec tous les peuples de l'Italie, s'engage contre l'Étrurie dans une guerre d'usure coupée de fausses réconciliations — une sorte de guerre civile. Véies est enlevée en 396, Volsinies en 265, Faleries en 240. Cette dernière date, à la rigueur, peut marquer le terme de cette réduction à l'obéissance, en fait très compliquée. Les villes étrusques n'en continuaient pas moins à vivre avec leurs magistratures, leurs prétentions, leurs aristocraties, leur peuple de paysans attachés à la glèbe comme des serfs, leurs mineurs durement traités. Mais la civilisation romaine et la langue latine s'y installaient pour des siècles.

Ce que Rome a fait non sans mal — l'unité de la péninsule italienne, préface à la conquête du Mare nostrum —, l'Étrurie aurait pu l'accomplir. En termes de stratégie politique, son malheur a été d'avoir trop d'ennemis à la fois et d'être elle-même divisée en villes jalouses de leur indépendance : les assemblées annuelles des villes étrusques au Fanum Voltumnae, sur le territoire de Volsinies, sont des assemblées religieuses, non pas un organisme politique. L'Étrurie a souffert du même mal qui a entraîné les désastres des cités grecques.

Mais comme elles, d'une certaine manière, elle a survécu : la Toscane est restée dans le monde italien un univers à part. Est-ce par un jeu abusif que, dans les rues d'Orvieto, de Tarquinia, de Florence, on croit retrouver aujourd'hui, dans tel homme ou telle femme de la rue, les visages heureux, aux traits accusés, des tombes étrusques ? Un amateur d'art de mes amis, parlant des Italiens de la Renaissance, prétendait : « Ce ne sont pas des Toscans, mais des Étrusques. » Ce que ne démentirait pas le portrait d'un Étrusque tel que Jacques Heurgon le présente à travers le personnage de Mécène, descendant d'anciens lucumons d'Arezzo, « ministre de l'Intérieur d'Auguste », protecteur d'Horace et de Virgile. Sa nonchalance, sa finesse, ses mœurs libres, son goût baroquisant, sa passion pour la musique, son dédain des honneurs vulgaires, son sens aigu des hommes, son obstination à concilier, quelle tentation d'attribuer toutes ces grâces, en laissant de côté quelques ombres noires, à la civilisation ancienne de la Toscane qui s'enfouit, sans se perdre, dans la gloire de Rome !

Des dieux à épier sans cesse

Peut-être nous sentirions-nous moins frustrés par l'énigme des Étrusques si nous connaissions, de la religion qui est au cœur de leur vie, autre chose que ce que rapportent des sources tardives, sûrement insuffisantes. C'est une religion du livre, ou mieux des livres, mais ces livres nous ne les tenons pas en main. Nous en avons des

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extraits, des commentaires du temps romain, rien qui puisse finalement nous livrer une « structure », ce par quoi tout s'agencerait en une sorte d'univers cohérent.

Issue d'un Orient archaïque, la religion reste en Étrurie d'une sève abondante. Le panthéon y est surpeuplé (les 44 cases du foie de bronze de Plaisance ne suffisent pas à accueillir tous les dieux) et il s'ouvre presque sans discrimination aux divinités étrangères — italiotes ou grecques, à l'occasion phéniciennes.

L'invasion des dieux italiotes, aux noms latins « déformés mais reconnaissables », pose bien des problèmes : Uni est issue de Junon ; Nethuns de Neptune ; Maris de Mars ; Satre de Saturne. En revanche, c'est Menrva, déesse étrusque, qui sans doute a donné son nom à la Minerve latine. Et comme les dieux grecs s'introduisent aussi en rangs serrés, leurs personnes et leurs mythologies, leurs aventures spectaculaires, embrouillées, romanesques, s'identifient à celles des dieux étrusques. Tinia, le dieu suprême d'Étrurie, représenté avec un sceptre et maniant la foudre, ne s'aperçoit plus que sous les traits et les avatars de Zeus. Menrva sort bien entendu de la tête du roi des dieux. L'Hermès étrusque a son nom à lui, et étrusque — Turms —, mais il « porte la chlamyde, le pétase et le caducée d'Hermès ». Quant à Héraclès, il a été divinisé, purement et simplement, pour devenir le dieu de la guerre, des voyages, des aventures en mer, et par surcroît le vainqueur sympathique des Enfers.

Ces contaminations, cette cascade de noms grecs ou italiques, ces images qui annoncent le panthéon latin (Tinia forme ainsi avec Uni et Menrva la triade essentielle, analogue à la trinité capitoline) — voilà qui cache les particularités de la religion étrusque. On voudrait ainsi mieux connaître Voltumnus, dieu juvénile important, qui change de costume avec les saisons et dont la tradition romaine prétend qu'il abandonna la cause étrusque pour celle de Rome. Mais d'où vient-il ? Un signe en tout cas parle indubitablement d'Orient : la religion étrusque est une religion révélée, à l'inverse de la romaine ou de la grecque. Ses livres sacrés transmettent la parole enseignée par la nymphe Vegoia et par Tagès, l'enfant à la sagesse de vieillard sorti, un jour, du sillon d'un laboureur, à Tarquinia.

Mais c'est sur le tard que la disciplina etrusca, comme on disait couramment chez les anciens, tradition longtemps orale, s'est fixée dans ces livres qui ont tellement intéressé les Romains contemporains de Cicéron : libri haruspicini sur l'art d'examiner les entrailles des victimes ; libri fulgurales pour l'interprétation des foudres ; libri rituales ; libri acheruntici, sorte de manuel à l'égyptienne sur le voyage des morts. Soit tout un système de magie protectrice, pour deviner et ne pas traverser la volonté redoutable des dieux ; pour prévoir l'avenir en consultant les entrailles des victimes, en interprétant les prodiges, en particulier la foudre aux multiples aspects, selon qu'elle se présente dans telle ou telle région du ciel, selon qu'elle frappe une ou plusieurs fois de suite, etc. Le système aboutit à des règles qui valent pour la vie d'un chacun comme pour l'existence des États.

Saisi par ces craintes, ces obligations, l'Étrusque est le plus « écrasé », le plus religieux des hommes au dire des Anciens. Mais c'est par référence à la religion romaine ou grecque. Peut-être devrait-on dire simplement qu'il n'est pas sorti des cercles magiques de la religion orientale, de ses effrois, de son formalisme. La religion étrusque, qui laisse peu de repos au fidèle, ne débouche, semble-t-il, sur aucune éthique, sur aucune récompense, ce qui ne veut pas dire sur aucun châtiment, nous en reparlerons dans un instant. Mais n'était-ce pas le cas pour bien des religions d'Orient ?

Les morts parlent-ils ?

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Des villes étrusques, aux rues souvent étroites, aux enceintes de blocs entassés sans ciment, tout a disparu ou peu s'en faut. Mais des centaines et des centaines de tombes viennent témoigner étrangement.

Les premières, d'époque villanovienne, sont de simples puits où s'enterre l'urne biconique (ou en forme de maison) qui contient les cendres du mort. Avec l'inhumation, qui bientôt s'instaure presque partout, apparaît la fosse allongée, puis, dès le VIIe siècle, creusée dans le tuf volcanique, la tombe à chambre des riches. Près de l'emplacement de la vieille ville de Caere, hors de ses remparts selon l'habitude, trois nécropoles (sur 350 ha) donnent en superficie l'avantage à la ville des morts sur la ville des vivants. Et le cas de Caere n'est pas une exception. Beaucoup de ces tombes ont été pillées ou réutilisées au cours des temps. Depuis peu, pour faire leurs choix à bon escient, les fouilleurs procèdent à des sondages ingénieux : un périscope enfoncé dans le tumulus permet de voir, à l'avance, si telle tombe repérée contient, ou non, des richesses, en tout cas des peintures murales. C'est une bonne façon d'utiliser au mieux des crédits insuffisants, mais les découvertes restent lentes. Quel dommage !

Du VIII e au Ve siècle, ces tombes fournissent les meilleurs témoignages sur l'Etrurie elle-même et sur les eaux mouvementées de l'art international. Les objets qu'on y a retrouvés sont un abrégé du commerce d'art méditerranéen : vases et amulettes de faïence égyptienne, ivoires, coupes d'argent doré et verreries de Phénicie, innombrables céramiques proto-corinthiennes et corinthiennes, ioniennes, attiques, laconiennes, fioles à parfums de toutes provenances... Et l'évolution générale des styles méditerranéens, de la période orientalisante à l'hellénisation progressive, du sourire de l'archaïsme grec au style sévère et classique, des vases à figures noires aux vases à figures rouges — toute cette évolution sensible aux modes est reconnaissable à travers l'abondante production étrusque, armes, miroirs, trépieds, cistes de bronze, vases dits de bucchero dont l'argile noire copie le métal, imitations des céramiques grecques, orfèvrerie, sculpture, architecture, en particulier celle des temples. La grande époque de l'art étrusque, la plus forte, la plus originale, date des débuts, des VII e et VIe siècles, jusqu'à 475 environ. C'est l'époque des bijoux les plus beaux, de goût oriental, de la grande sculpture, des statues magnifiques de terre cuite de Véies (fin du VIe siècle) où elles ornaient le faîte du temple d'Apollon, enfin des plus char-mantes (et le mot convient) peintures funéraires.

Il est vrai que visiter à Tarquinia ces maisons des morts, passer de l'une à l'autre en retrouvant, chaque fois, les couleurs et le soleil d'un printemps toscan? est un pèlerinage qui se déroule sous le signe de la joie. Les Étrusques croyaient à une survie au sens assez matériel du mot. C'est dans sa tombe même que le mort allait vivre, dans une ou plusieurs chambres ornées de bancs, de frises de pierre sculptée, ou de fresques, à partir de première moitié du VIe siècle. Tout le décor est destiné à évoquer la maison privée, à concrétiser autour du mort le monde coloré des vivants.

Prenons à Tarquinia l'exemple de la tombe dite des Léopards ni la plus belle, ni la plus vaste, mais une des mieux conservées. Un escalier conduit à une pièce souterraine carrée. Face à l'entrée, étendus sur des lits, servis par des domestiques, trois couples sont occupés à manger et à bavarder. Sur les parois latérales, serviteurs et musiciens s'avancent vers le triclinium dans un décor de branches fleuries. Au-dessus des convives, sur le fronton, deux léopards affrontés ont donné son nom à cette tombe, dont le charme ne tient pas à une grande qualité de l'artiste. Le tracé assez rude, les gestes lourds, les mains sans grâce se remarquent vite si l'on met en regard le dessin délicat et sûr des étonnants danseurs de la tombe contemporaine, dite

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du triclinium, ou le mouvement extraordinaire du couple demi-nu qui danse sur un rythme endiablé dans la tombe dite des Lionnes, de cinquante ans plus ancienne. N'empêche : la couleur jetée à grands coups de pinceau, les bleus, les rouges, les verts, les noirs affrontés crûment, le jeu de scène ébauché entre serviteur qui brandit une cruche vide et les convives, les femmes blondes, au teint clair, les jeunes hommes aux cheveux noirs tout cela est joyeux, spontané, vivant.

Aucun formalisme dans les thèmes. Ils changent de tombe en tombe. Les morts sont entourés de ce qui a fait leur joie sur la terre, les banquets fastueux, qui évoquent sans doute des rites funéraires, mais aussi des réjouissances de vivants, la musique, les jeux des athlètes, l'empressement des serviteurs, les danses éperdues, un beau navire à quai, un plongeur nu qui d'un récif rouge et bleu s'élance tout droit au milieu d'oiseaux multicolores, des cavaliers, de très beaux chevaux fragiles aux jambes fines de coureurs, et des décors de plantes, d'animaux, de poissons. Tout cela avec une grande liberté de couleurs et de la composition. On pourrait s'amuser à mettre en regard du même thème, traité à l'égyptienne, les peintures de la tombe étrusque « de la chasse et de la pêche » : sur une eau agitée de poissons, une barque avec son pêcheur qui relève un filet ; au-dessus une nuée d'oiseaux qu'un chasseur tire à la fronde. Certes le même thème, mais un autre monde, joyeux, avec ce sens de l'humour, du cocasse même que l'on retrouve dans certaines sculptures étrusques, volontiers caricaturales. Dans toutes les tombes anciennes d'Etrurie, la descente aux Enfers est un hymne à la vie, quelles que soient les croyances, les craintes des Étrusques à l'égard des dieux qui les tourmentent.

Tout change étrangement au IVe siècle, même un peu plus tôt. Le style d'abord, brusquement digne, parfois guindé, empruntant ses thèmes à la mythologie de la Grèce classique, avec parfois tout de même de beaux détails, le portrait célèbre de Vélia, par exemple, dans la tombe de l'Ogre. En même temps, les images aimables de la vie quotidienne s'effacent et les démons qui envahissent la scène ne sont pas les plus joyeux personnages du panthéon étrusque. C'est Tuchulcha, avec son bec d'oiseau de proie, ses longues oreilles et les deux serpents menaçants dressés sur sa tête ; c'est Charun (qui n'a de grec que le nom) plus sinistre encore, avec son horrible visage bleuâtre aux chairs pourrissantes, son nez crochu, ses oreilles de cheval, le maillet dont il assomme avec une joie monstrueuse le mortel dont l'heure dernière est venue. Ces êtres maléfiques font partie du vieux fonds des croyances populaires étrusques, mais c'est la première fois qu'ils apparaissent sur les murs des tombes. Us tourmentent le défunt dans l'horrible passage de la vie à la mort, un très mauvais moment avant qu'il ne retrouve la paix et les plaisirs éternels aux Enfers — des Enfers représentés à la grecque (c'est aussi une nouveauté), où Hadès et Perséphone président la table des banquets de l'au-delà.

Ces images sombres se multiplient avec le IVe siècle, au moment où les Étrusques sont frappés dans leur bonheur matériel, où la nuit tombe sur la Toscane.

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LES COLONISATIONS GRECQUES

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L'expansion grecque présente les mêmes problèmes et ambiguïtés que la colonisation phénicienne ou l'histoire des Étrusques. Nos connaissances sont plus abondantes, mais, au sujet de la chronologie, des motivations, bien plus de questions se posent qu'à propos de la fondation de Carthage — et souvent sans réponse. Surabondance de connaissances, surabondance de discussions : le premier passé de la Grèce s'y prête à merveille.

Hier ce passé apparaissait dans une certaine simplicité. Des villes assez proches les unes des autres créaient au-delà des mers, de la Crimée à l'Espagne, un univers dispersé d'autres villes, liées chacune à une cité-mère. A quelques exceptions près, chaque colonisation était le résultat d'un voyage préparé à l'avance, la plupart du temps sur les conseils de l'oracle de Delphes. L'expédition était conduite par un fondateur mandaté par la métropole, l'oikistès, qui, avec la protection des dieux, choisissait l'emplacement de la ville nouvelle, dirigeait le travail des arpenteurs et la répartition des lots de terre, adaptait la constitution de la métropole à la cité nouvelle. Puis il régnait, souvent sans partage, laissant derrière lui le souvenir d'un héros, tout se passant à une époque lointaine où vivaient encore, au cœur de fables hautes en couleurs, des rois et des demi-dieux. Chaque fois, les émigrants transportaient dans leurs bagages du feu allumé au foyer de la métropole.

Autres personnages nécessaires au bon déroulement du scénario : des indigènes soutenaient un baroud d'honneur contre l'envahisseur, ou bien étaient assez sages pour se soumettre, ou assez éblouis pour offrir au fondateur la fille de leur roi. Protis, l'un des fondateurs, vers 600, de Massalia (Marseille), épouse Gyptis, fille du roi des Ségobriges. Le Spartiate Phalanthe fonde Tarente contre les Barbares Iapyges. L'oracle de Delphes ne lui avait-il pas conseillé d'être « le fléau des Iapyges » ? Venu de l'île de Théra, guidé par des nomades libyens, Battos, en 631, fonde Cyrène là où il pleut, « où le ciel a des trous », merveille des merveilles sur l'ingrate côte africaine. Les indigènes sont là aussi pour que, à l'occasion, on se moque un peu d'eux : ainsi les Cariens, en arrière de Milet, sont réputés « Barbares » en raison de leur façon d'écorcher la langue grecque — preuve qu'ils la parlent tout de même. Bien sûr, il y a de « bons Barbares », comme il y aura pour l'Europe de « bons sauvages », par exemple sur les rives septentrionales du Pont-Euxin où « Cimmériens, Scythes et Sarmates font en général le meilleur accueil aux Ioniens, à leurs bons vins et à leurs beaux vases ».

Des centaines d'histoires plus belles les unes que les autres nous sont contées par Hérodote, Pausanias et quelques autres. Il convient cependant de ne pas les prendre pour argent comptant. Certes la chronologie traditionnelle s'est souvent révélée exacte, mais depuis que l'archéologie s'en est mêlée, ses documents, les tessons de céramique surtout, ont démenti certaines dates de fondation. Or comme celles-ci se tiennent les unes les autres, chaque remise en place se répercute sur l'ensemble d'une chronologie dont nul n'est, ne sera jamais sûr. Au reste le langage de l'archéologie reste aussi à décrypter. Supposez, dans un ou deux millénaires, l'archéologie reconstituant pas à pas, sans un écrit sur quoi s'appuyer, le passé aboli de l'Algérie française : la prise d'Alger serait aussi obscure que celle de Cnossos par les Mycé-niens ou que la fondation de Tarente par les Doriens !

Pour la Grèce antique, l'enjeu de cette histoire, c'est toute la première poussée de la civilisation au moment où elle se dégage de la glaise collante de son Moyen Âge. Pour elle tout allait dépendre de ce départ-là.

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Les précolonisations obscures

L'histoire générale distingue deux colonisations grecques : la première agricole, de 775 à 675 ; la seconde, de 675 à 600, surtout marchande. Le raccourci est trop commode. Tout d'abord l'aventure grecque ne commence pas, pile, en 776 ou 775, l'année de la première Olympiade, et l'entreprise agricole ne se sépare pas de la marchande comme l'eau de l'huile. Raison de plus pour rechercher ce qui s'est passé dans la nuit antérieure à la première Olympiade.

Une telle quête ne peut que conduire, par des chemins incertains, très longs les uns, très courts les autres, vers les origines des mouvements qui ont poussé les Grecs hors de leurs patries diverses.

En Italie lato sensu, il est bien des preuves d'une présence mycénienne. Mais celle-ci n'a pris des allures de colonisation, selon l'état actuel de nos connaissances, qu'à Tarente et dans son arrière-pays. Il y a même eu, en ce lieu privilégié, une certaine continuité de Mycènes à la Grèce coloniale l. L'Italie n'est donc pas tout à fait pour les colons grecs une terra incognita au VIIIe siècle. Vers l'Ouest extrême, des voyages ont conduit des navires rhodiens, bien avant la fondation de Marseille (600), jusqu'aux côtes de Gaule et d'Espagne. Ce serait l'origine, à la fin du VIIe siècle, des fondations de Rhodé-Rosas, d'Agathé-Agde et de Rhodanousia, au débouché du Rhône2. Mais à ce sujet nos renseignements sont restreints.

Le problème est analogue, mais bien plus compliqué, en ce qui concerne la façade de l'Asie Mineure sur la mer Egée. Des marchands, des comptoirs mycéniens ont laissé des traces sur ce long littoral. On a alors parlé le grec, sans doute, à Rhodes, à Cos et dans les îles voisines, en Cilicie, en Carie ; un établissement mycénien a existé à Milet à la fin de l'âge du Bronze. Toutefois, ici comme ailleurs, la nuit tombe avec le XIIe siècle. Plus tard des réfugiés grecs gagnent la rive orientale de l'Egée. Des villes se mettent en place, très modestes : Smyrne vers l'an mil, Milet un peu plus tôt sans doute. Smyrne sous sa première forme s'entoure d'un mur, à dire d'expert « massif et bien construit », preuve qu'elle est menacée du dehors, mais elle ne groupe à l'intérieur de son enceinte que des maisons très primitives, « curvilinéaires ». Il faudra attendre le milieu du VIIe siècle pour que tout change mais alors vite, au moins parmi les « douze villes » de l'Ionie dont les plus grandes, Phocée, Milet, vont jouer un rôle décisif dans colonisation proche et lointaine. En quelques décennies, elles deviennent les plus brillantes cités du monde grec.

Cependant leurs débuts modestes impliquent une certaine vie de l'espace intermédiaire, la mer Egée et ses îles, toutes possédées par les Grecs, de la Crète aux Sporades du Nord. Et ils s'installeront bientôt sur la côte septentrionale, sauvage encore du golfe Thermaïque à la rivière marine de l'Hellespont. Ainsi la première culture grecque rayonne à travers toute l'Egée, sans vigueur excessive mais sans

1. On ne peut plus dire aujourd'hui qu'il y a eu continuation de Mycènes à la Grèce coloniale. On parlerait plutôt d'un hiatus. (P.R.)

2. On pense aujourd'hui qu'il n'y eut à cette époque que quelques voyages dont on ne connaît d'ailleurs pas les auteurs. (P.R.)

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partage. Le style « géométrique », celui de la civilisation nouvelle qui s'éveille dans la péninsule, a laissé des traces multiples dans les îles et sur la rive asiatique. À Délos, au cœur des Cyclades, le sanctuaire d'Apollon, q rayonnera plus tard comme un phare sur la mer environnante s'élève dès le VIIIe siècle.

La Grèce et le Levant

La Grèce d'Asie n'est donc pas une terre coloniale à vrai dire puisqu'elle est aussi vieille, ou peu s'en faut, que la Grèce proprement dite qui se reprend à vivre après l'invasion dorienne ; puisque ses villes n'ont pas été « fondées » par des métropoles de l'autre rive de l'Egée, ayant poussé d'elles-mêmes, parallèlement aux cités de la péninsule grecque et des îles. Les mélanges de populations sont les mêmes de part et d'autre de l'Egée, avec des groupes doriens, ioniens et éoliens — plus quelques Achéens. Ce n'est qu'au cours du temps que la partie de l'Asie Mineure qui conservera le nom d'Ionie (l'Ionie des douze villes) se distinguera, par sa civilisation, ses mœurs et son art, de la Grèce péninsulaire. Beaucoup plus tard encore qu'un ordre « ionien » se distinguera de l'ordre dorique, né de l'autre côté de l'Egée.

Au vrai, cette Grèce d'Asie ne prospérera, un jour, qu'en raison de ses liaisons avec l'Asie profonde. Or ces liaisons tardent à se nouer et lorsqu'elles apparaissent, qu'elles s'organisent en direction de la Syrie, ce ne sont pas les Grecs d'Asie, mais des Ioniens de l'Eubée et des îles de l'Egée qui semblent à l'origine de ces nouveaux établissements, celui d'Al-Mina en particulier. L'Ionie elle-même n'a probablement eu aucune part à ce premier commerce et à l'orientalisation de l'art et de la pensée qui en résultera. Assez curieusement c'est à Corinthe, vers 725 avant J.-C., qu'en apparaissent les premiers signes, dans la céramique proto-corinthienne. Tandis que la Grèce d'Asie ne s'émancipera du style géométrique que vers le milieu du VIIe siècle.

De ce point de vue, si l'historien avait à choisir un secteur et un seul sur lequel il lui serait donné d'être pleinement éclairé, peut-être devrait-il choisir la côte sud de l'Asie Mineure jusqu'à son articulation syrienne : Rhodes et Chypre, anciens piliers, puis refuges de la fortune mycénienne ; Tarse, en liaison avec Rhodes et les Cyclades dès le IXe siècle ; et plus encore Al-Mina, ce comptoir au débouché de l'Oronte et de la Syrie néo-hittite, découverte par les archéologues en 1935, et dont jusqu'à présent la date exacte d'origine nous échappe, peut-être le début du VIIIe siècle. Son importance allait être capitale. Al-Mina représente, en effet, la première grande ouverture de la Grèce sur la Syrie, la Palestine, les États néo-hittites et araméens, l'Assyrie, l'Urartu et sur toutes les lignes caravanières du Proche-Orient continental. La ville est d'ailleurs largement peuplée de Phéniciens. Rien d'étonnant donc si, de plus en plus, on la voit comme la ville où la Grèce se relie à l'Orient, où d'ailleurs les Grecs s'initieront à l'alphabet phénicien et où prendrait sa source cette phase orientalisante de l'art grec qui sera la première atteinte au style géométrique.

Plus encore, Al-Mina a valeur d'exemple. La Méditerranée sur ses interminables littoraux est bordée par des pays qui, pour leur époque, sont primitifs, ou développés, ou surdéveloppés, de niveau haut les uns, très bas les autres. Or il n'y a de trafics très profitables, de courants électriques vifs et spontanés qu'entre des points de haut et de bas voltage. Al-Mina est de toute évidence un point élevé, un sommet marchand, placé sur une de ces lignes qui rattachent une Grèce, arriérée encore, à des pays anciennement développés et qui n'ont pas perdu leur avance, s'ils c perdu une partie de leur richesse. Un autre point haut sera pi tard Naucratis, ce Shanghai, que

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Psammétique Ier concédera ; le Delta du Nil à des marchands grecs, avant tout des Ionie: Sa fondation se situe avant 600, sans doute vers 630. C'est à moment-là, vraiment, que le réseau des villes grecques, anciennes et les nouvelles, a été mis sous tension.

La terre ou la marchandise ?

Bien sûr, la terre est la grande réalité de base. Au moment vaste essaimage de ses hommes, la Grèce est un pays agricole d'économie archaïque, mal doté en vérité : peu de terres arables, moins encore de terres de qualité. Dès que la population augmente, des colonisations intérieures s'imposent, mais 1eur élasticité est réduite : la pioche des défricheurs ne s'arrête seulement contre les pierrailles ou la racine noueuse des arbres, elle est condamnée par les faibles rendements de toutes les terres marginales. Labourer à plusieurs reprises, casser les motte coups de noyau, rien n'aura raison de cette obstination du sol grec à ne pas produire à suffisance. Sans compter que les défrichements accentuent le ruissellement, qu'un orage suffit à emporter la terre meuble vers le bas de la pente. De cette maladie endémique, la Grèce entière souffre, souffrira jusqu’à nos jours.

D'elle-même la difficulté se transpose en termes sociaux. C’est le nombre trop élevé des petits paysans acharnés à partager un maigre héritage qui les livre à l'exploitation de quelques grands propriétaires, et fait d'eux des hectémores — des tenanciers qui livrent probablement chaque année les cinq sixièmes de 1eur récolte —, les endette vis-à-vis des riches et rend un jour l'autre « la terre esclave ». La Grèce du VIIIe siècle est déjà pleine de paysans en fuite et, chez Homère, les vagabonds pullulent. Hésiode, dans Les Travaux et les Jours, dit la peine sans fin du paysan, rivé à son champ étroit, accablé par des querelles hargneuses avec ses voisins, sa famille et les « rois », c'est-à-dire les maîtres des villes. Seule, l'équité de Zeus pourrait le sauver. Ou la fuite. Sinon, qu'il se résigne à être le « rossignol dans serres de l'épervier ». Le législateur s'avise-t-il d'y porter remède et c'est la gloire de Solon. Mais le processus reprend par la suite sous une forme ou sous une autre.

Que la colonisation grecque puisse sortir de là, c'est l'évidence même. Il en sort bien d'autres choses encore en Grèce : le gonflement des villes, l'épaississement des artisanats, plus l'aventure misérable des mercenaires, analogue à celle des monta-gnards suisses ou des lansquenets de la Renaissance. Les soldats grecs se vendent déjà dans l'Egypte du VIe siècle, ils seront encore à vendre dans l'Empire perse du Ve.

Enfin la fuite peut prendre la forme d'une aventure à la phénicienne. Et la supposition n'est pas gratuite. En ces époques de navigation élémentaire, le paysan se fait volontairement marin, il a son bateau. Hésiode conseille à son frère, Persée, paysan comme lui, lorsque vient l'hiver et que « bouillonnent les souffles de tous vents », « de ne plus diriger de vaisseau sur la mer vineuse, mais de travailler la terre. Tire le vaisseau au rivage, entoure-le de tous côtés de pierres... et retire la bonde pour que la pluie de Zeus ne pourrisse rien. Place chez toi en bon ordre tous les agrès, plie soigneusement les ailes de la nef marine, pends le gouvernail au-dessus de la fumée et toi-même attends que revienne la saison navigante ».

Tout concourt donc pour que le processus de paupérisation pousse des hommes vers des rivages lointains. Si la Béotie, l'Attique et Sparte (sauf à Tarente) ne jouent pas de rôle éminent dans la première colonisation grecque, c'est peut-être qu'elles n'ont pas encore été jusqu'au bout des possibilités de leur colonisation intérieure, qu'il

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leur reste des terres à défricher, qu'elles mangent leur propre blé ou, dans le cas de Sparte, celui de la Messénie voisine, durement conquise. Si les villes d'Asie Mineure, ou Mégare, entreprennent au VIe siècle l'exploitation du Pont-Euxin et y multiplient leurs comptoirs, c'est pour saisir le blé des pays peu peuplés de la Scythie méridionale. Au Moyen Âge, Gênes, faisant le même calcul, viendra aussi s'y nourrir.

Mais ce blé, il faudra le payer. Le plus souvent avec du vin, de l'huile — produits agricoles riches — et avec des produits manufacturés. Or, sans l'intervention de marchands déjà spécialisés, il ne peut y avoir d'échanges de blé, ou de vases de céramique, ou de métaux, dès que de tels trafics ont pris un certain volume. Il y a donc eu, dès le début de l'émigration ou peu s'en faut, des marchands et des calculs mercantiles, et même des colonisations à motivations marchandes. Ainsi, comment expliquer par des intentions d'établissement agricole l'installation, vers 770, des Grecs de Chalcis dans l'île d'Ischia, au large de la baie de Naples ? Au bout d'un si long voyage, l'enjeu en soi est bien trop mesquin. Or, comme par hasard, ce premier poste de guette où le Grec s'installe au-delà du détroit de Messine, au VIIIe siècle, est une position avancée sur la mer des Étrusques, à la rencontre de leurs métaux. Et le métal est une préoccupation constante des Chalcidiens... De même l'or de Lydie ou d'Egypte, le métal blanc d'Espagne, ou les lingots de cuivre ont joué un rôle dans les calculs des premiers colonisateurs, des Grecs comme des autres.

Pour une vue d'ensemble

Entre VIIIe et VIe siècle, l'expansion grecque peut-elle se voir comme une seule masse d'histoire ? Sans doute, ces villes semées au long des rivages interminables de la mer ne forment-elles pas un univers parfaitement clos. La lenteur des communications, la puissance de certaines liaisons locales mettent telle cité par-tiellement en marge des circuits généraux. N'empêche que ces circuits existent, qu'ils sont l'essentiel du « modèle » à reconstruire.

Le lecteur, sur la carte située en annexe, notera les grands points de départ. Chalcis, Érétrie, Mégare, Corinthe (laissons de côté pour l'instant Milet et Phocée) — tels sont les premiers centres vivants de la Grèce ancienne. L'axe qui l'anime et la transperce va de l'Euripe, le détroit où est assise Chalcis, jusqu'au golfe Saronique et à l'isthme de Corinthe, ce mur étroit que, dès le VIIe siècle, traverse un diolcos, une route avec ornières préétablies (des rails en creux) et des rouleaux d'arbres qui permettent de faire passer les navires à sec du golfe Saronique au golfe de Corinthe. Avec ses deux ports, Lechaion et Kenchrai, Corinthe est l'aboutissement de cet axe face à l'Occident. Athènes et l'Attique restent en marge de cette colonisation qui s'est faite peu à peu, par petites poignées d'hommes.

Si l'on en considère les résultats, trois zones ou plutôt trois types d'entreprises se distinguent assez bien :

1) les très faciles (non pas sans importance ou sans résultats par la suite), qui abordent des rivages vides ou pratiquement vides, en tout cas mal tenus ;

2) les opérations essentielles qui concernent les colonies plantées sur les rivages de l'Italie méridionale (Grande-Grèce) et de la Sicile ;

3) les opérations risquées : tout gagner ou tout perdre et qui concernent l'Ouest lointain. Au cœur de ces opérations-là se place la fondation brillante de Marseille, vers 600.

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Cyrénaïque et Pont-Euxin

Les rivages à peu près vides, aisés à saisir ou même accueillants, c'est la Cyrénaïque, touchée d'ailleurs en un seul point, et c'est l'Egée du Nord ; c'est le Pont-Euxin, au-delà de l'Hellespont que Milet tient par Abydos. Des sentinelles mégariennes, Byzance et Chalcédoine, se font vis-à-vis de chaque côté du Bosphore, mais Milet a été presque seule, à partir de 650, à planter ou replanter des comptoirs sur tout le pourtour de la mer Noire, aux fréquentes tempêtes, toujours « enveloppée de brouillards et de nuées » (c'est par euphémisme que la mer fut appelée « hospitalière » : le Pont-Euxin). Milet trouva là des marchandises précieuses, le bois, le poisson salé, le fer, l'ambre, le sel, les fourrures, des bœufs, des chevaux, des hommes et du blé... Quand Milet sera déchue, Athènes prendra sa place dans la mer nourricière.

Italie et Sicile

L'aventure est d'une tout autre importance dans la zone médiane de la Méditerranée. Si les Grecs ont jamais eu leur chance de transformer la mer Intérieure en un lac bien à eux, c'est là que la partie s'est jouée.

Au départ, la mer favorisait leurs entreprises en direction de l'Italie et de la Sicile. Un courant littoral remonte le long de la côte balkanique vers le nord. En l'abandonnant à peu près à la hauteur de Corfou, une navigation d'une journée, en pleine mer il est vrai, permet de gagner la côte italienne en face et d'y retrouver un autre courant marin, coulant celui-là vers le sud. Véritable rivière d'eau marine plaquée contre la terre, il emporte les navires vers le golfe de Tarente, puis au long de la Calabre. Au-delà du détroit de Messine qui n'est pas une interruption sérieuse, la côte de Sicile s'offre au rendez-vous.

L'occupation grecque se situera ainsi au long d'un ruban côtier presque continu, du golfe de Tarente aux côtes siciliennes. Il est à remarquer qu'elle ne s'est guère portée vers le Nord, sur les côtes mêmes de l'Adriatique. Corinthe a bien occupé Corfou (Corcyre), position essentielle reprise d'ailleurs aux Érétriens ; elle s'est emparée aussi d'Apollonia et d'Épidamne (Durazzo), deux ports que la côte montagneuse d'Épire abrite des gros temps d'hiver. Mais aucune tentative (sauf à l'actif de Phocée et nous en reparlerons) pour atteindre le nord de l'Adriatique, ses côtes bordées d'îles, à l'est, et ses plaines basses coupées de fleuves, à l'ouest. L'effort dispersé, apparemment désordonné des villes grecques s'inscrit avant tout dans la recherche de la route vers l'Occident, ce qui n'empêche pas les colons de s'arrêter, le cas échéant, là où il est possible de s'entendre, de gré ou de force, avec les peuples en place, Iapyges, Osques, Sicules ou Sicanes.

Gagner l'ouest, en négligeant le reste, la chronologie, telle que les archéologues et la tradition permettent de l'établir, est sur ce point assez éloquente. Ce n'est ni à Tarente, ni à Métaponte, ni à Sybaris, ni à Syracuse que la première occupation grecque se situe, mais au-delà de la ligne Tarente-Syracuse et au-delà du détroit de Messine, à Pithécusses (Ischia), vers 770. Les Chalcidiens et autres Eubéens ont donc, d'entrée de jeu, couru une course de vitesse, saisi le point le plus éloigné. Ensuite cette position avancée a été renforcée sur place par l'occupation des îles de Caprées (Capri), Pandateria, Pontia et par la fondation, vers 740, de la cité essentielle

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de Cumes (beaucoup moins ancienne ainsi que ne le disait la tradition, qui avançait sans sourciller la date de 1052). C'est en arrière de ces premières fondations, hâtivement poussées vers l'ouest, que se fondent les autres villes, Naxos (757), Zancle (750) qui, avec Rhegion (vers 740), commande le détroit de Messine, Syracuse (733) fondée par Corinthe, Tarente (708)... N'est-ce pas l'histoire des Phéni-ciens se précipitant d'abord jusqu'à l'Espagne ?

Tout semble s'être accompli au début de façon presque tranquille, dans des espaces sinon vides, du moins mal tenus encore par des concurrents sérieux. De tels adversaires ne viendront que plus tard disputer aux Grecs les positions clefs. C'est au VI e siècle que les Étrusques renforcent leurs positions en Campanie : le Grec n'ira pas plus loin et la vaste mer Tyrrhénienne, longtemps, ne leur sera ouverte qu'avec le consentement de leurs rivaux. Avec les Puniques qui tiendront fermement la Sicile occidentale, à l'ouest de la ligne Panormos-Motyé (comment Carthage si proche pourrait-elle renoncer à « ce môle » ?), il y a eu partage. En gros, Grecs et Puniques se sont établis ensemble dans l'île, ceux-ci à l'Ouest, ceux-là à l'Est, de 750 à 650. La grosse victoire des Grecs reste de s'être saisis les premiers du détroit tumultueux de Messine. Mais ce n'est pas une victoire totale puisque les Étrusques dominent la mer Tyrrhénienne, puisque les Puniques, en s'accrochant à l'étroite et montueuse Sicile occidentale, détiennent l'anneau nécessaire à une navigation « par les îles » vers l'Espagne. Bref, les Grecs ont cherché la route de l'ouest, la route des métaux, mais ils ne l'ont pas saisie vraiment.

Cela n'empêche pas les villes grecques de prospérer, sans aucun doute à cause de leurs terroirs vastes et fertiles. Varron prétend que les céréales y rendent du cent pour un. Nul n'est obligé de le croire. Mais le triple triomphe du blé, de l'huile et du vin, source selon Diodore de l'enrichissement rapide des Sybarites, explique la splendeur des villes coloniales.

Leur richesse est marchande aussi, et artisanale, mais marchande avant tout, car les villes de ce « milieu » de la Méditerranée sont, par excellence, des intermédiaires. Si Himère et Sélinonte frappent les premières monnaies grecques de Sicile (Himère vers 570-560), c'est qu'elles se trouvent les premières en contact avec le métal blanc d'Espagne, venu soit par l'intermédiaire de Marseille (fondée par les Phocéens vers 600), soit même par le relais du commerce carthaginois, gros pourvoyeur d'argent.

En ces débuts de leur histoire, la plupart des villes grecques d'Occident restent tournées vers les métropoles où s'activent artisans, transporteurs et marchands. Les produits de l'industrie métropolitaine sont une sorte de monnaie qui trouve à se placer vers l'ouest. Il est probable ainsi que les tissus fins, multicolores de Milet ont gagné l'Étrurie par les routes d'isthme qui, par terre, vont du golfe de Tárente à la mer Tyrrhénienne. Sybaris devra une partie de sa richesse au fait qu'elle dirige ce trafic muletier en direction de sa colonie de Laos, sur la Tyrrhénienne. La route, assez difficile bien qu'elle ne s'élève qu'à un millier de mètres, n'a pu être utilisée que pour des marchandises légères et précieuses, comme les tissus.

Sur le commerce lourd des céramiques qui voyagent au fond de la cale des navires, l'archéologie nous renseigne de façon plus sûre, presque statistique. Pour l'outillage et la joie des banquets, un trafic continu transporte sur d'énormes distances les vases, les amphores, les cratères, les coupes, les rhytons, les hydries, les aryballes et même la vaisselle ordinaire. Et comme il y a dix céramiques pour une, qu'elles varient selon les lieux d'origine et les époques, que nous connaissons parfois les marques des ateliers et des peintres qui les décorent, les exemplaires ou les tessons que retrouvent les fouilleurs offrent des possibilités de datation précieuse. Par leur masse, leur

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diversité, ils signalent aussi les lignes d'échange et, qui plus est, les variations de ces échanges. D'une étude centrée sur Zancle et Rhegion, tirons à la suite de Georges Vallet (1958)

quelques remarques d'ensemble. D 625 à 570 environ, s'amplifie le flux de la céramique corinthienne ; de 570 à 525, la céramique ionienne à vernis noir (surtout

de Phocée et Milet) prend l'avantage ; à partir de 550 ( c'est le tour des produits attiques. Ainsi trois âges : corinthien, ionien, attique. Dès le premier se définit un

commerce nouveau de type colonial, comme en connaîtra la première modernité de l'Europe : en effet, la « vaisselle » que Corinthe expédie vers l'ouest révèle une

production en série, destinée à s'échange avant tout, contre le blé que la ville active redistribue ensuite travers la Grèce centrale. À ce commerce typiquement colonial au bénéfice unique de Corinthe qu'avantage sa position géographique au croisement des

routes de l'isthme qui porte son nom, se substitue, avec l'entrée en course de l'Ionie, puis de l’Attique (celle-ci prenant rang avant les désastres de 494 et la soumission de

l'Ionie par les Perses), le stade d'un commerce désormais international. Si l'on a pu parler, à propos de ces échanges, d'« accumulation », c'est pour

suggérer d'un mot que cet essor économique ancien s'assortit déjà d'un certain « capitalisme » marchand, avec les tensions qu'il implique. C'est à Tarente qu'en 1911, on a découvert le plus important trésor monétaire archaïque d'Occident : plus de six cents pièces, à quoi s'ajoutent « six kilogrammes d'argent non monnayé, en plaques coulées ou martelées, en pièces frustes, usées, coupées et méconnaissables, en tiges ou baguettes et aussi quelques débris d'ustensiles ou de vases d'argent ». Le tout semble avoir été enfoui vers 480. C’est l'année d'Himère et de Salamine. Beau témoignage, trop beau peut-être : on soupçonne aujourd'hui les découvreurs de 191 d'avoir gonflé le trésor de pièces d'autres provenances 1. Le Far West et Marseille

C'est au-delà de la Sicile et de l'Italie méridionale que la colonisation grecque a couru ses plus grands risques, à la fin du VIIe siècle et durant la première moitié du VI e.

Il n'est pas question de reprendre ici la discussion des sources anciennes, présentée par Michel Clerc dans son classique ouvrage sur Marseille, des origines jusqu'au Ve

siècle après J.-C. Ses conclusions ne sont pas infirmées par les fouilles pratiquées, en 1967, dans le quartier de la Bourse, bien que celles-ci nous aient appris beaucoup de

choses sur le port du Lacydon (plus étendu que le Vieux-Port actuel), sur les quais de pierre où s'amarraient les navires, le réservoir d'eau douce où ils s'approvisionnaient,

les fortifications de la ville ancienne2. La fondation de Massalia vers 600, au débouché commercial du Rhône et sur la

route qui court vers l'ouest, témoigne de la grande hardiesse des Phocéens. Leur ville, après Milet la plus grande de l'Ionie, est en pleine expansion à la fin du VIIe siècle et jusqu'à sa prise par les Perses, en 549. Or, sur l'énorme tableau qu'est devenue la Méditerranée occidentale, elle trouve occupés déjà tous les postes essentiels, ou

1Sur la colonisation grecque, voir Les Grecs et l'Occident (Paris, 1995) et J.-L. Lamboley, Les Grecs d'Occident. La période archaïque, Paris, 1996.

(P.R) 2 Sur Marseille, voir aujourd'hui « Marseille grecque et la Gaule », Études des Massaliotes, 3, Aix en Provence, 1992. (P.R.)

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faciles d'accès. Derniers venus vers l'ouest, il faudra aux Phocéens aller plus loin que les fondateurs de villes chalcidiens ou corinthiens, au-delà donc de Corcyre et d'Épidamne, de Zancle et de Rhegion, au-delà de Cumes. Ils ont dans les mains un atout : des bateaux rapides. Bons marins comme tous les peuples d'Ionie, selon Thucydide, ils ont imaginé de transporter leurs marchandises non pas sur des bateaux ronds, marchant à la voile, mais sur des bateaux longs, des pentécontères à cinquante rameurs que les Grecs et autres Méditerranéens réservaient d'ordinaire à la guerre. Peut-être faut-il voir là quelque chose d'analogue à ce que sera à Venise la galera da mercato du XVe siècle (après J.-C.), navire mixte allant à la voile et à la rame ? En tout cas, ce cargo phocéen effilé et rapide est plus capable qu'un autre de se défendre. Libre à nous de l'imaginer pratiquant à l'occasion, en même temps que le commerce, la piraterie.

Les Phocéens ont ainsi gagné le Nord de l'Adriatique et la ville d'Adria. Ils auraient donc pu exploiter 1* « isthme allemand », dès lors à portée de main. S'ils l'abandonnèrent, ce ne fut pas pour lui préférer l'isthme français, cette voie du Rhône vite reconnue par les marchands grecs, mais bien pour courir en direction de l'Atlantique. Tout laisse à penser, en effet, que Massalia n'a pas été le but essentiel des Phocéens et des Grecs d'Asie, Samiens ou Rhodiens. Si l'on suit Hérodote à la lettre (1-163), les Phocéens« découvrirent l'Adriatique, la Tyrrhénie (traduisons l'Étrurie), l'Ibérie et Tartessos ». Dans tout cela, pas un mot net sur Marseille. Priorité aurait donc été donnée, une fois de plus à l'argent et au cuivre d'Espagne, à l'étain que le cabotage atlantique apportait déjà d'Andalousie. A ce compte, Mainaké et Hemeroscopion auraient pu être fondées avant Massalia. Malheureusement, sur la première on ne sait rien et les archéologues considèrent Hemeroscopion comme relativement récente.

Marseille a dû peu à peu pousser ses racines, acquérir son autonomie. Celle-ci n'a pu être que consacrée par la chute Phocée, prise par les Perses en 549, abandonnée par la majorité de sa population. Des temps difficiles ont commencé alors puisque les flottes carthaginoise et étrusque ont interdit l'installation des Phocéens fugitifs à Alalia et que l'Espagne méridionale a été reprise en main, de façon systématique et profonde, par Puniques3. Il n'en reste pas moins que l'opération de percée vers le métal blanc espagnol avait sans doute été tentée.

Des systèmes inégaux

Vers 700, le renouveau général avait favorisé les essaimages et les échanges, que les bénéficiaires aient été les Phéniciens, les Carthaginois, les Étrusques ou les Grecs. C'est qu'une certaine prospérité en offrait les moyens.

Vers 600, les événements, les échanges semblent s'accélérer. Dans un monde méditerranéen prospecté et partagé déjà, le système grec arrive à une perfection qui ne sera plus dépassée, à une poussée ultime partie à la fois de Milet, en direction Pont-Euxin, et de Phocée en direction du ponant de la mer. C'est vers 630 que le pharaon concède aux marchands grecs la ville de Naucratis ; vers 600 que les Phocéens fondent Marseille à l'extrémité de leurs navigations vers l'ouest.

3Ce point n'est plus admis aujourd'hui. Avant les Barcides, les Carthaginois sont peu actifs. (P.R.)

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Naucratis, nous l'avons dit, c'est une sorte de Shanghai, une concession au profit des Grecs d'Asie. Y sont présents les Milésiens, les Éginètes et, en rangs serrés, des Grecs venus de Chios, Rhodes, Tinos, Phocée, Clazomènes, Halicarnasse, Mytilène. Les Grecs ont-ils compris là que la Méditerranée est à qui la traverse dans toute sa longueur ? A qui joint un point très haut à un point très bas des trafics, en l'occurrence Naucratis et Marseille ? Qui tient les deux bouts domine le système et la Grèce d'Asie devient du coup le cœur du système commercial grec.

Mais non point le cœur d'une Méditerranée qui n'est exclusivement à personne. Trois systèmes s'y logent en effet, qui collaborent à l'occasion, s'opposent le plus souvent, même par la force.

Le plus fragile, le moins prestigieux aura été celui des Étrusques. Même au moment de leur victoire d'Alalia, ils n'étendent pas leurs propres trafics à la mer entière. Ils sont à une jointure de l'Orient et de l'Occident et leur luxe l'indique ; mais ils ne sont pas les ouvriers de liaisons qui leur appartiendraient en propre. En tout cas, leur premier grand désastre, la défaite navale de Cumes (474), leur porte un coup irréparable.

Le système phénicien est d'une tout autre ampleur. La Phénicie et Carthage ont résisté envers et contre tout : les désastres infligés par l'Assyrie, puis par Nabuchodonosor n'ont pas eu raison de la flotte phénicienne qui renaît avec les pharaons de la dynastie saïte. En 525, elle passe au service de la Perse... De même Carthage récupère après le désastre d'Himère (480). Et ainsi de suite. Rien ne semble devoir triompher de son corps flexueux.

Que l'omniprésence de la culture grecque ne trouble donc pas notre jugement : finalement la Méditerranée n'aura pas été un « lac grec ». En 525, l'Egypte a été perdue, Cambyse ayant mis fin aux trafics de Naucratis. En 494, l'Ionie, moteur essentiel, est soumise par le Perse. Il y aura ensuite les guerres mediques, Marathon (490), Salamine (480), puis les gloires agitées d'Athènes. Mais, contrairement à ce que répètent les historiens, les guerres mediques ne sont pas gagnées par les Grecs, elles se terminent, au vrai, en 404, par la prise d'Athènes qu'a abattue non pas tant le Péloponnésien que l'or perse. D'ailleurs l'effort monstrueux et ininterrompu des industries grecques, n'est-ce pas la preuve d'une situation difficile et dont il faut surmonter les obstacles ? Les émigrations d'artisans, d'artistes grecs, ainsi vers l'Étrurie, n'est-ce pas un mouvement analogue à celui des mercenaires vers le Proche-Orient ? Cet effort entraîne un rayonnement irrésistible de la civilisation grecque, même à Carthage, même dans l'Espagne carthaginoise. Mais le système rival, le punique, demeure sans conteste sur le plan marchand le premier. Il ajoute, au métal blanc d'Espagne, l'or d'Afrique.

La mer n'en reste pas moins partagée, aucun des systèmes en présence ne la saisit en son entier, aucun ne s'est assuré les privilèges que signifierait cette plénitude. Nous sommes fort loin du triomphe unitaire de Rome.

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CHAPITRE VII LE MIRACLE GREC Ouvrons ce chapitre par un dialogue fictif entre celui qui dit oui et celui qui dit non

— celui qui croit et celui qui ne croit pas à la « Grèce éternelle ». L'un dit : « Pourquoi revenir sans cesse aux lumières du passé grec ? » Elles ne sont

aveuglantes que regardées de trop près. Or tout historien doit prendre du recul, conserver ses distances. Une pièce d'Euripide ou de Sophocle émeut en moi un ancien bon élève, mais je leur suis étranger. C'est un autre monde que le nôtre. Je crois comme Wilamowitz qu'il faut « s'en tenir aux Grecs et penser grec au sujet de ce qui est grec » ; ou, comme disait Heidegger, après avoir vainement et très longuement cherché à traduire un vers de Parménide, que « nous devons bien plutôt nous laisser dire par les mots grecs eux-mêmes ce qu'ils désignent, eux ». Toute confusion entre la civilisation occidentale actuelle et celle de la Grèce antique est un jeu de théâtre à la Giraudoux. La cohérence grecque implique un univers refermé sur lui-même. Ne tentez pas d'y pénétrer de vive force, tout tomberait en poussière.

L'autre, qui aime la Grèce de plain-pied, qui y habite en esprit sans se croire pour autant étranger à son propre temps, réplique : « Il n'y a pas d'histoire inactuelle. » Ce mot magnifique de Louis Gernet peut se traduire : la Grèce antique reste vivante, l'homme grec témoigne pour une certaine humanité de base qui a peu varié au cours des âges. Et la pensée grecque vole vers nous, se réincarne avec obstination comme les âmes des morts que le sacrifice d'Ulysse rappelait à la vie. Elle est à Milet, au temps des grands Ioniens ; à Athènes quand parle Socrate ; à Alexandrie d'Egypte avant de briller à Syracuse avec Archimède ; elle sera à Rome, car la dérisoire réduction de la Grèce en province romaine (146 avant J.-C.) aboutit à la conquête spirituelle du vainqueur ; elle sera une fleur précieuse mise en serre à Byzance, la seconde Rome ; elle s'épanouira à nouveau dans la Florence de Laurent de Médicis et de Pic de la Mirándole. Et elle n'a pas fini de nous atteindre : « C'est en Grèce d'abord, écrit Louis Gernet, que se sont dessinés les cadres de la réflexion philoso-phique, et c'est un lieu commun d'observer que la position des problèmes essentiels n'a pas tellement changé depuis. » Et peut-être n'est-ce pas encore assez dire, si c'est un peu trop dire tout de même que d'affirmer, avec un historien anglais d'aujourd'hui, que « les philosophes ioniens ont ouvert la voie que la science n'a plus eu qu'à suivre »...

Toutefois, c'est bien la science, la raison, l'orgueil de notre esprit qui nous rattachent à la pensée grecque. Nos passions et nos illusions font le reste. Le « miracle grec » chez nous, hommes d'Occident, ne vient-il pas de la nécessité où se trouve toute civilisation vivante, tout groupe humain de se choisir des origines, de s'inventer des parents à son goût ? C'est presque un besoin de croire.

I

LA GRÈCE, CE SONT DES « CITÉS »

La Grèce dont nous parlerons en premier lieu est celle des périodes archaïque (VIII e-VI e siècle) et classique (Ve-IVe siècle), autant dire l'époque de l'expérience singulière des cités grecques. Cette singularité n'exclut pas certaines analogies, avant tout avec les villes italiennes de la Renaissance. Comme celles-ci, les cités grecques se gouvernent elles-mêmes, c'est donc entre unités politiques nombreuses et de faibles dimensions que se morcelle la Grèce archaïque et classique.

Où qu'elle se produise, la poussée de ces autonomies urbaines n'est concevable qu'en l'absence d'États territoriaux largement étalés au soleil, dont l'appétit a priori est toujours digne de Gargantua. Ainsi pas de villes italiennes imaginables, au XVe siècle après J.-C., sans l'énorme coup de balai de la récession médiévale qui a rejeté dans la trappe de l'histoire les grandes formations politiques, le Saint Empire Romain Germanique et la papauté à l'Innocent III. Je crois que les cités grecques ne seraient pas nées sans la récession du XIIe

siècle avant J.-C. Elles s'enfantent durant l'âge noir qui suit l'invasion dorienne, car ce qui s'est brisé avec la chute de Mycènes, c'est l'État palatial, ses grands seigneurs, ses scribes tout-puissants, un État glouton, comme tant d'autres au second millénaire.

Mais ces villes poussées après l'orage restent des corps assez fragiles, désarmés devant la menace éventuelle de l'ogre. Pour les cités de la Renaissance, l'ogre — bien que le mot ne lui convienne guère à première vue — c'est le petit roi de France, Charles VIII, traversant les Alpes, en septembre 1494. Pour les poleis grecques, c'aurait pu être — il en avait bien les dimensions monstrueuses, mais ce ne sera pas — l'empire des Perses Achéménides sur lequel le soleil tardait tellement à se coucher. Ce rôle sera tenu par le Barbare macédonien. Du moins parlait-il grec.

Ce que suggère la géographie

La Grèce, ce sont donc des cités, des villes-États. Sans doute, dans des régions marginales ou isolées — Épire, Arcadie, Étolie — ou vers le Nord rétrograde, la vie urbaine est restée longtemps mal dégrossie. Mais là où l'univers grec s'affirme, la ville impose ses solutions, ses mesquineries, ses libertés, ses matrices irremplaçables. Et cet émiettement en petites unités politiques semble assez logique : pour les Grecs, c'était « un fait de nature ».

Le morcellement du relief, l'exiguïté des plaines (moins de 20 % de la superficie totale), leur nombre relativement élevé acceptent à l'avance cette cristallisation en unités de petit format. Pour Aubrey de Selincourt {L'Univers d'Hérodote, 1966), la Grèce est toute en îles, îles véritables au milieu de la mer, comme il se doit, et « îles de terre ferme ». Chacune des cités grecques occupe une case étroite, quelques champs, deux ou trois prairies où courent des chevaux, des vignes, des olivettes, des montagnes pelées où grimpent chèvres et moutons, une côte articulée, un port avec une ville entourée bientôt de remparts — le tout aussi isolé par les hauts pays limitrophes que par la mer. La Grèce, ce sont des îles...

De ces corps exigus, un incident suffît souvent à bouleverser l'équilibre. Quelques filons d'or et d'argent et Siphnos, au cœur de la mer, sera prospère ; des carrières d'un

très beau marbre, si abondant qu'il avait la réputation de se reconstituer à mesure qu'on l'extrayait, et Paros connaît l'opulence ; quelques navires assidus à Chalcis, Érétrie, Mégare, Égine font au loin parler d'elles et suscitent l'envie ; qu'Athènes exporte ses vases de céramique et son huile, et c'est son premier essor au temps de Pisistrate, « le plus habile de ses hommes politiques », « le plus républicain des tyrans », une sorte de précurseur du despote éclairé.

Tout étant relatif, il y a bien quelques monstres territoriaux. Sparte (8 400 km2) ajoute à la Laconie aux oliviers noueux la Messénie voisine, conquise brutalement, colonie au sens moderne du mot, tellement exploitée que l'on peut, à chaque instant, redouter sa révolte. Se perdre dans tant d'espace, c'est parmi les cités grecques la première singularité de Sparte — non la seule. Mais n'exagérons pas, cet espace n'équivaut même pas à deux départements français moyens d'aujourd'hui et les montagnes inutiles, où la neige s'accroche chaque hiver, y ont leur place. Athènes, autre « monstre », ne dépasse pas deux mille quatre cents kilomètres carrés — soit le grand-duché de Luxembourg d'aujourd'hui. Les quatre plaines qui composent l'Attique sont de médiocre étendue. Pas un Athénien qui n'ait eu la possibilité, bien des fois, d'aller d'Eleusis à Marathon, ou d'Oropos au nord, sur l'Euripe, jusqu'au cap Sounion, ce cap Finistère par quoi l'Attique se termine vers le sud. Au ras du rivage s'y dresse le temple de Poséidon et nous savons que là Platon aimait à discourir, entouré de ses disciples. De même, quand Socrate, en compagnie de Phédon, remonte le cours de l'Illissos devenu avec l'été un filet d'eau (ils ont retiré leurs sandales et marchent pieds nus dans le courant pour se rafraîchir), les deux voyageurs pourraient, tout en discutant, presque sans s'en apercevoir, ayant délaissé la plaine d'Athènes, contourner l'Hymette et gagner la plaine de la Mésogée. Brièveté des parcours : quand la fumée monte sur la Pnyx pour annoncer la proche réunion de l'assemblée du peuple, le paysan citoyen prend son bâton et gagne à pied la ville proche où le devoir et le plaisir l'appellent.

Ainsi, la cité grecque a toujours des dimensions humaines, des dimensions pour piétons. Les villes avec moins de cinq mille citoyens sont les plus nombreuses. Naturellement, si ces villes débouchaient sur des campagnes équilibrées, riches, dociles, elles vivraient heureuses, presque sans histoire. C'est sur un tel bonheur que Sparte en vain a essayé de refermer son destin. Thèbes, malgré ses cavaliers et ses hoplites solides, attendra, pour l'heure des gloires fugitives, Epaminondas et Pélopidas : c'est que la plaine de Béotie est trop grasse autour du lac Copaïs et de ses bonifications. Et comme tout se tient, ces campagnes béotiennes ont toujours suivi de loin et avec du retard l'évolution du monde grec. La mode orientalisante y apparaît tardivement, et l'archaïsme géométrique s'y prolonge longtemps, avec d'ailleurs le charme d'une certaine rusticité des décors qu'ignoraient les énormes amphores et cratères proto-attiques. En fait, ne sont tournées vers le dehors, ne sont prêtes à sortir de chez elles que les cités mal loties au départ. Il leur faut bien, un jour, courir la mer, l'épouser à la façon de Venise, se quereller avec les gêneurs, gagner le bout du monde... Mais de telles villes inquiètes, hélas ! (ou heureusement), ne manqueront pas.

L'économie responsable des villes

Avant le VIIIe siècle, la Grèce peut s'imaginer sur le modèle de pays frustes comme la Thrace ou l'Épire à l'époque classique encore, avec leurs villages isolés, leurs lieux de refuge où se prolonge une vie tribale, leurs quelques seigneurs rassembleurs de

terres, d'hommes et de droits, bien souvent nantis par surcroît de privilèges religieux. Quelque chose comme l'Arcadie, vrai musée des antiquités encore au temps de Pausanias, ou comme l'Ithaque d'Ulysse, avec son roi paysan, ses seigneurs turbulents, paysans eux aussi, et le peuple muet de la campagne qui les regarde et les écoute. Et pas de villes, bien entendu. Dans le désastre de Mycènes, la superstructure citadine ancienne a disparu, presque partout.

Il a fallu du temps, beaucoup de circonstances favorables au moment où l'herbe repousse partout après le VIIIe siècle, pour que la ville réussisse à se dégager de ce tissu campagnard et seigneurial. En vérité, tout est sorti d'une très longue crise — économique, sociale, intellectuelle, religieuse — multiple dans sa genèse et son épanouissement. La cité grecque est une sorte de modèle qui s'élabore un peu plus vite qu'ailleurs, semble-t-il, en Grèce d'Asie et qui ensuite se répand à travers le monde grec. Comme le large espace grec est hétérogène évidemment — la Grande-Grèce ainsi, bien plus vaste, n'est pas la Grèce propre —, l'explication géographique si souvent présentée, avec son déterminisme bon enfant, n'a qu'une valeur relative. De même les facteurs économiques, si décisifs qu'ils apparaissent, n'expliquent qu'une part, notable il est vrai, du curieux phénomène de la ville.

Tout d'abord le nombre des hommes a augmenté. Alors il faut que la terre cultivée grandisse, que les villes, à peines nées de l'accord et de la réunion des villages, reçoivent les hommes qui ne trouvent plus leur place dans les campagnes et fassent vivre ceux que l'aventure n'emportera pas outre-mer. D'ailleurs la division du travail réclame des artisans. Avec le VIIIe siècle, la métallurgie du fer se répand, des industries se groupent à la limite des villes basses, dans les quartiers les plus misérables. Enfin la colonisation accélère l'essor général. Le mécanisme du commerce crée des miracles ou, pour le moins, des situations nouvelles.

Le fait le plus important, c'est probablement l'arrivée dans les ports de la Grèce continentale du blé d'outre-mer, soit en provenance de la Grande-Grèce et de la Sicile — et alors redistribué longtemps par Corinthe ; soit en provenance du Pont-Euxin et passant par les marchands et les navires de Milet, plus tard d'Athènes. Plus tôt encore était venu le blé d'Egypte. Ce blé étranger, à bon marché, c'est à soi seul une révolution dont le sens est clair. Une révolution, puisque le blé importé amenuise ce qu'un économiste appellerait volontiers aujourd'hui les activités d'un secteur primaire, jamais très rémunératrices. Grâce au blé que les « navires creux » apportent au port de Zea (en fait une rade du Pirée réservée au commerce des grains), l'Afrique pourra spécialiser ses campagnes, dès l'époque de Pisistrate, dans les cultures plus avantageuses de la vigne et de l'olivier — et développer ses industries, processus banal en vérité. La Hollande au XVIIe siècle après J.-C. connaîtra son essor du jour où elle consommera en grand le blé et le seigle de la Baltique. Voilà en quoi le marché du blé a été révolutionnaire : il a modifié les structures de l'économie grecque, par suite celles de la société. Même le grand seigneur « féodal », comme disait Louis Gernet, se transforme alors en gentleman farmer, attentif aux cours des marchés extérieurs.

Non moins vifs ont été deux autres « accélérateurs » : l'écriture alphabétique et la monnaie.

L'adoption de l'alphabet réintroduit l'écriture dans un monde qui l'avait désapprise. Et une écriture cette fois à la portée de tous, non plus seulement un outil de commandement, mais un accélérateur des échanges, un instrument de publicité et souvent aussi de désacralisation. La loi secrète, grâce à elle, devient publique : le changement est énorme. Et la littérature commence à jouer son rôle, énorme lui aussi.

Quant à la monnaie, le besoin s'en est fait sentir dès avant sa naissance. D'où une série de « monnaies primitives ». Dans l'Iliade (VI-236) l'armure de Diomède vaut

cent bœufs ; une « femme habile à mille travaux » quatre bœufs (XXIII, 705)... L'usage de lingots d'or est certain, celui de lingots de bronze en forme de peaux de bœufs moins bien établi que celui, caractéristique, des longues broches à rôtir en fer (obeloi). C'est vers 685 que la monnaie authentique (des pièces d'électrum, mélange d'or et d'argent) apparaît pour la première fois dans l'histoire, en Lydie, le royaume richissime de Crésus ; vers 625, date discutable, qu'Égine aurait frappé les premières monnaies grecques, imitées bientôt par toutes les villes de l'Egée et de Phénicie ; en 592, que Solon, législateur d'Athènes, aurait dévalué de 33 % la drachme athénienne, jusqu'alors alignée sur l'étalon d'Égine. Les manipulations monétaires commenceraient ainsi dès l'origine de la monnaie, ou peu s'en faut. Mais une véritable économie monétaire ne se créera pas, au dire des spécialistes, avant le IVe siècle et les prouesses de l'époque hellénistique. Au VIII e ou au VIIe siècle, nous sommes loin de ces achèvements.

Cependant la vie s'anime à travers l'Egée. La Grèce, qui avait été séparée du monde oriental, reprend contact avec lui grâce aux villes de la côte syrienne, Al-Mina en particulier. Le luxe de ces pays vient s'offrir à l'émerveillement d'une Grèce de mœurs simples. En même temps que des objets, de Phénicie et d'ailleurs, des ivoires, des bronzes, des faïences, c'est tout un style que la Grèce va importer. Ces décors neufs brisent les raideurs du style géométrique. Arrivent aussi des modes, les premiers éléments de la science grecque, des superstitions, peut-être la jeunesse nouvelle des cultes dionysiaques. Et partout, autour de l'Egée, les cités grecques grandissent, comme autant de petits mondes indépendants, rivaux, foncièrement semblables.

Ville et cité

Étranges mondes, d'un type tout autre que la cité médiévale d'Occident. Celle-ci se sépare du plat pays ; elle est un monde fermé sur lui-même, dont les avantages politiques et économiques sont réservés à des citoyens privilégiés vivant à l'intérieur de ses murailles. Au contraire, la polis, « liée à un établissement urbain... ne se confond pas avec lui ». Sont « citoyens » tous les habitants d'un territoire plus grand que la ville elle-même. Celle-ci n'en est qu'un élément, primordial assurément : elle offre à tous la place de son marché, l'agora, une citadelle refuge, le temple de la divinité poliade, protectrice de la cité. Politiquement, elle fait corps avec ses campagnes. Même Corinthe, la gardienne des routes de l'isthme, la marchande, l'industrielle, avait «comme toutes les cités grecques... une économie fondée sur l'agriculture : l'existence de la cité est inconcevable sans un terroir dont le partage entre les citoyens est la base même de la définition civique » (E. Will).

Pendant les premières années de l'atroce guerre du Péloponnèse (elle commence en 431), les Spartiates débouchent en rangs serrés chaque printemps, dès les premières anémones, par le col d'Eleusis et envahissent le territoire de l'Attique. Selon le plan de guerre de Périclès, il n'est pas question de défendre le territoire menacé si régulièrement. Les paysans ont donc abandonné à l'avance leurs maisons et leurs champs et l'envahisseur pénètre dans un pays vide. Les réfugiés se sont repliés à Athènes et, du haut des murs du Pélargicon, n'ayant rien à faire, ils voient les ennemis évoluer au loin. La ville, prise dans ses murailles et reliée par les Longs Murs au Pirée et à la mer, est une île à l'abri ; la cité s'est alors réunie dans la ville, elle se confond un instant avec elle.

Briser une noblesse

La dualité de la cité grecque, addition d'une campagne et d'une ville, aide à comprendre le schéma probable de sa formation. Le processus se met en marche après l'invasion dorienne, dès que recommence une vie paysanne dont le souvenir se retrouvera encore, à l'époque classique, au travers des fêtes religieuses, pressées les unes contre les autres pendant l'hiver où la nature et l'homme se reposent ; au travers des ripailles, danses, processions, feux de joie, holocaustes, tous cultes très anciens rattachés à la Terre Mère. Cette vie paysanne s'accommode, après l'invasion des Doriens et peut-être plus tôt, d'un régime de clans, de familles patriarcales, les génè. Chaque génos est un petit groupe primitif, autosuffisant, querelleur, que la moindre contestation jette contre ses voisins et, dans cette société sans justice régulière, la vendetta, la loi du sang s'imposent comme des règles d'honneur. Chaque unité a ses dieux, ses prétentions, ses mythes, ses chefs qui s'enorgueillissent de leurs exploits et de ceux de leurs ancêtres, fils de héros, c'est-à-dire de demi-dieux. Cette mythologie enveloppante est, au demeurant, la preuve irréfutable de l'ancienneté des clans.

Cette noblesse dominante, aperçue à l'aube de l'histoire grecque en rangs relativement serrés (les « gras », les « meilleurs », les « bien nés », les Eupatrides d'Attique), a aussi le prestige des sacerdoces, de la richesse de ses domaines, de ses troupeaux nombreux. Un monde de clients, de tâcherons, de villageois à demi-serfs gravite autour d'elle. Il arrive au génos, à la patria, de s'entendre avec d'autres gêné, de former des phratries groupant ensemble plusieurs cantons. Ainsi les nobles sont la première structure possible de l'État lorsque les trafics qui se multiplient en proposent, ou en imposent l'élaboration. Ils seront les premiers alors à occuper la ville, bientôt position commode de commandement. De là, à petite distance, ils surveillent leurs terres et leurs paysans.

La cité naissante a souvent un roi, mais la royauté, la basileia, sera vite désarmée devant les grands propriétaires indépendants, ces rois au petit pied. N'est-ce pas eux, sur leurs chars attelés, qui défendent la cité ? Eux qui ont les loisirs nécessaires pour s'occuper de la chose publique, non sans faire prévaloir leurs intérêts ? Eux enfin qui détiennent tous les pouvoirs sacerdotaux ? Le reste de la population, le peuple — le démos — a bien autre chose à faire. Le démantèlement précoce de la royauté s'est donc fait au profit des nobles. À Athènes, la puissance royale s'est partagée en fin de compte entre neuf magistrats, les archontes : l'archonte-roi qui préside aux sacrifices, l'archonte éponyme, magistrat principal, qui donne son nom à l'année, l'archonte polémarque qui commande l'armée, les six thesmothètes qui rendent la justice. Ce gouvernement aristocratique aboutit à un rouage essentiel permanent, l'Aréopage où prennent place les anciens magistrats.

Comme toujours, gouverner c'est susciter des mécontentements. Ceux des paysans tout d'abord que la propriété des nobles réduit peu à peu à une sorte de servage. Ceux aussi des nouveaux venus, chaque jour plus nombreux, qu'appelle le progrès de l'économie : d'une part, une bourgeoisie (si l'on peut dire) d'enrichis, d'autre part le prolétariat urbain des thètes — ouvriers salariés, artisans misérables, métèques (c'est-à-dire étrangers), esclaves enfin. Tout est réuni, sinon pour une vraie lutte des classes, au moins pour une série de tensions et de malaises sociaux. Cette crise stagne, rebondit à travers l'ensemble du monde grec où tout tend à se généraliser, l'émiettement politique n'excluant pas une forte unité culturelle.

Le pire de ces conflits est bientôt celui qui dresse la ville-collectivité contre la noblesse. La cité nouvelle ne sera, en effet, que si elle libère le paysan, si elle brise les privilèges religieux, juridiques et politiques des « meilleurs ». Il y a fallu

beaucoup de temps, bien des compromis, surtout dans le domaine de la religion. Car la cité n'est pas seulement un ordre politique ou géographique nouveau. Elle est aussi une réunion de cultes, de dieux, un ordre religieux du monde sur lequel doit s'exercer la volonté collective, non plus l'action secrète et arbitraire des génè. Ceux-ci n'ont pourtant pas été dessaisis brutalement, comme le montre le cas éclatant, relativement tardif, d'Eleusis. A Athènes même, à nos yeux la plus révolutionnaire des villes, pour prendre un seul exemple entre cent autres, la famille des Éteoboutades conserva le privilège de fournir la prêtresse d'Athéna Poliade et le prêtre de Poséidon Erechteus. Le passé, le prestige des grandes familles patriciennes sont ainsi partiellement conservés dans les novations de la cité. Athènes s'est nourrie de la substance même de cette civilisation seigneuriale des Eupatrides, elle en a assimilé l'évidente fierté. « La morale des Grecs sera une morale noble» (Louis Gernet). Il y a eu, à l'avance, à Athènes, quelque chose de la République noble de Pologne.

Des siècles inquiets

Il n'en est pas moins vrai que c'est une énorme révolution que l'association grandissante des citoyens au gouvernement de leurs propres affaires, une révolution qui se développe dans un climat de tension et d'inquiétude, mais aussi de ferveur.

Cette ferveur, c'est la naissance d'une sorte de violent patriotisme à l'égard de la cité. Avec son espace mesuré, compréhensible, le foyer commun du Prytanée, son agora, sa loi connue de tous, sa proclamation répétée de l'égalité de tous, la cité n'est certes plus une abstraction. Julien Benda s'est plu à raconter Y Histoire des Français dans leur volonté de former une nation. Qui nous racontera l'histoire des Grecs dans leur volonté de construire des mondes politiques restreints, à la mesure de l'homme ? La passion qu'ils portent à leur étroite patrie est presque pathologique, au-delà du raisonnable. Pour en parler, ce sont les mots de l'himeros, du désir amoureux, qu'ils emploient : c'est « Salamine la bien-aimée », c'est Athènes « couronnée de violettes », que tous ses « amants » viendront défendre à l'appel de Périclès. Nulle part dans l'histoire du monde l'amour du sol natal n'a été poussé jusqu'à ces limites où tout culbute, où l'amour ne peut céder le pas qu'à la haine. Une cité grecque, comme plus tard une ville de la Renaissance italienne, a ses fuorisciti, ses bannis. Ou faut-il dire ses excommuniés ? A l'exilé tout sera permis, la trahison, l'assassinat, le mensonge, le service chez le Perse — cette horreur !

L'agitation ne s'est pas limitée au cadre de la politique. Le retour explosif des cultes dionysiaques est une sorte d'épidémie médiévale de flagellants qui soulève d'abord

les campagnes, submerge ensuite les villes. Autre tourment : la hantise de la culpabilité collective, du sacrilège qui souille une ville entière, le crime d'un seul

rejaillissant sur tous. Les Alcméonides, cette grande famille aristocratique d'Athènes à laquelle se rattachent Clisthène et Périclès, ont été à trois reprises bannis pour avoir

trempé dans l'assassinat des complices de l'usurpateur Cylon, alors qu'ils s'étaient réfugiés près des autels, sur l'Acropole. La ville ne retrouva son calme que vers 590

lorsqu'un Crétois, Epiménide, y apparut comme le prophète purificateur, capable d'apaiser les dieux : il leur sacrifia des brebis blanches et noires et, disait-on, « deux

victimes humaines qui se seraient dévouées ». Car les maladies réclament des médecins, des thaumaturges, des prophètes, des tyrans, des sages qui seront des

arbitres sociaux (Lycurgue, Solon, Clisthène) ou des charlatans qui exploiteront les crédulités populaires : Empédocle d'Agrigente, le philosophe né vers 490, n'hésitait

pas à « se proclamer dieu et paraissait devant les foules vêtu de pourpre et couronné

de fleurs », multipliant les tours de sorcellerie, ressuscitant les morts... A Athènes, selon Hérodote, Pisistrate serait revenu pour la seconde fois au pouvoir grâce à une

habile mise en scène : un char le précédait, une femme de haute stature, belle, armée de pied en cap, y était juchée : Athéna elle-même. Que chacun ait pu croire au

miracle est un test singulier. C'est aussi en ces temps, dits présocratiques, que le Philosophe apparaît. L'âge des

« Sages «succède à l'âge obscur des Héros. Us sont sept, selon la tradition : Thaïes de Milet ; Solon d'Athènes ; Périandre, tyran de Corinthe ; Cléobule de Lindos ; Bias de Priène ; Pittacos de Mytilène ; Chilon de Sparte qui, dans le groupe, « représente la bréviloquence lacédémonienne ». Mais bien d'autres noms se sont inscrits sur la liste des Sages. Un helléniste en a compté vingt-deux, y compris Myson de Chené, le Sage obscur, « le Sage inconnu », l'huomo qualunque, récompensé en raison de sa modestie vertueuse. Tout cela bien vague sans doute, mais ces personnages ont existé avant de se fondre dans une légende morale où ils représentent, avant tout, l'insidieuse sagesse des adages populaires : Connais-toi toi-même — Rien de trop — Qui donne caution court à sa ruine — Occupe-toi de ce qui en vaut la peine... En somme, des viatiques pour des hommes inquiets, à travers des temps inquiets. Hoplites et rameurs

La guerre archaïque, c'était l'Eupatride athénien à cheval, ou mieux sur son char. Vers le VIIe siècle, l'hoplite commence à imposer ses services. L'hoplite, c'est le fantassin lourd, équipé d'une cuirasse de bronze, d'un bouclier, d'un casque, de jambières (les cnémides), d'une longue lance d'estoc qu'il manie de la main droite. Il s'avance vers l'ennemi serré contre ses compagnons, dans la masse compacte de la phalange : soit plusieurs rangs d'hommes au coude à coude, protégés par la ligne des boucliers étroitement joints, comme les écailles d'une cuirasse. Toute cette troupe va du même pas. Sur le vase Chigi (environ 640), à côté des hoplites, un musicien joue de la double flûte : il bat la mesure et fait avancer d'un même mouvement la phalange entière. Cette discipline est le fruit d'un entraînement sur les terrains du gymnase. Du coup, au premier rang des vertus militaires ne se trouve plus la témérité nécessaire aux combats singuliers, mais la technique, la maîtrise de soi. La guerre est une sorte de match avec ses règles, voire ses « aspects ludiques », les adversaires choisissant parfois d'un commun accord le champ clos de la rencontre. Ainsi se battent, au VIIe siècle, dans l'île d'Eubée, Chalcis et Érétrie, et c'est à partir de ces empoignades eubéennes que la tactique hoplitique semble avoir gagné les diverses cités grecques, vers le milieu du siècle. A Sparte, les jeunes divisés en deux camps s'entraînent dans une des îles de l'Eurotas : la troupe vaincue est celle que les vainqueurs arrivent à précipiter à l'eau.

Au sortir des guerres dominées par la cavalerie des seigneurs, l'hoplite, c'est l'avènement du fantassin — un événement révolutionnaire comme toujours et partout, en Grèce comme dans la Chine du vie siècle avant J.-C., comme dans les Cantons Suisses du XVe siècle, au temps de Charles le Téméraire. Cet hoplite, qui fournit ses armes et devient citoyen à part entière, se recrute parmi les paysans des campagnes urbaines. Une révolution sociale et politique en découle, dont seules les formes et modalités changent d'un État à l'autre (ainsi, à Sparte, les hoplites forment une armée de métier, celle des Égaux). Partout assez logiquement la société militaire allait s'intégrer, sous une forme ou une autre, à la société politique, et lui imposer ses exigences. Le paysan athénien, propriétaire de son lopin de terre, de son kléros, exige de la cité le respect de ses droits, elle devra le protéger, le délivrer des liens que crée sans fin son endettement à l'égard du grand propriétaire. Le règlement de ce problème

difficile a fait naître en quelque sorte les formes nouvelles du gouvernement. Le grand succès de Solon a été la Seisachteia, l'opération par laquelle il a permis au paysan de secouer son fardeau de dettes.

Un soldat citoyen est né : Hérodote et Thucydide peuvent comparer l'attitude du soldat grec, combattant pour ses libertés, au soldat perse mené à la bataille à coups de fouet. Mais ce soldat paysan apporte, dans une ville comme Athènes, ses préjugés de campagnard pour qui le travail de la terre (et l'oisiveté que procurent soit l'aisance foncière, soit les repos agricoles de l'hiver) sont seuls dignes de l'homme. Tout autre travail avilit : l'artisan, le mineur, le marchand, le marin sont des inférieurs. Or, le commerce et l'industrie se développent ; des étrangers, des esclaves, des paysans sans terre se chargent des basses besognes que prodiguent la ville et le port du Pirée. Certains d'entre eux font fortune, les autres, éternels misérables, constituent la quatrième classe de Solon, les thètes. Mais eux aussi, la guerre va les conduire par la main, et ils finiront par obtenir les droits politiques de base (l'assistance à l'Assemblée du Peuple) au Ve siècle.

Leur importance s'affirme du jour où Athènes devient, à la veille de la seconde guerre médique, une puissance maritime. Le métal blanc des mines du Laurion, alors nouvellement découvertes, a servi à la construction de deux cents trières. Elles hiver-naient dans le port militaire de Cantharos, au Pirée ; mais à chaque printemps il fallait, pour les lancer, une armée de rameurs. La trière n'est qu'un projectile destiné à frapper de son éperon le flanc du navire ennemi : « Comme voilier elle n'a que des défauts : ne louvoyant pas, elle ne peut courir qu'aux allures portantes. La voile n'est donc pour elle qu'une force d'appoint et, dans la bataille, on ne hisse la voile (Vakateion) que pour fuir. » La trière n'est apte à jouer son rôle d'outil de guerre que lancée par un fort moteur humain.

Entassés à bord, ne pouvant s'étendre pour dormir qu'à terre, lorsque le bateau a été tiré la nuit sur le rivage, les rameurs ont un dur métier, si dur qu'il sera, par la suite des siècles, réservé aux forçats. Pourtant, au temps d'André Doria et de don Juan d'Autriche, au XVIe siècle après J.-C., les misérables étaient assez nombreux pour fournir des galériens volontaires, des buonavoglie comme on disait en Italie. Il faut qu'au temps de Périclès la misère ait été tout aussi mauvaise conseillère puisque les rameurs grecs sont des hommes libres et salariés. Et quand les Péloponnésiens, plus tard, auront raison de la flotte athénienne, ce fut avec des équipages que l'or perse leur avait permis de soudoyer. Cependant les rameurs, ayant leur part des butins et pillages éventuels, avaient une chance de faire fortune, d'acheter un lopin de terre, un esclave, et alors de s'assurer ces loisirs qui, à Athènes, faisaient la dignité de la vie.

Bref, la phalange avait introduit le paysan dans la société politique, la rame y introduisit les thètes, ces quasi-intouchables. Qu'Athènes ait cédé au mouvement, c'est le signe peut-être qu'il était irrésistible. Corinthe, cependant, s'opposa à ce phénomène de masse et donna à ses tensions internes une solution différente. C'est que son entente avec Sparte mettait à ses portes un gendarme. Une alerte, un signe, le gendarme était là. Athènes pour sa part aura choisi la démocratie.

Démocratie et esclavage

Mais sur le contenu antique du mot il convient de s'expliquer. Les réformes de Solon (595) et de Clisthène (509) ont limité les droits des oligarques, placé au premier plan les pouvoirs de YEcclesia, l'Assemblée des citoyens réunis sur la Pnyx. Dans les tribunaux de l'Héliée, les citoyens sont aussi les juges des procès. Sauf les

stratèges qui commandent effectivement l'armée et sont élus, tous les magistrats sont tirés au sort. Enfin le citoyen, qu'il exerce une magistrature, qu'il assiste à l'Assemblée (à partir du IVe siècle), qu'il siège au tribunal ou gagne le théâtre, touche une indemnité. C'est le système des « salaires ». Tout citoyen, dirions-nous, est fonctionnaire et théoriquement tout-puissant.

Mais il y a des freins. L'Ecclesia consulte pour avis obligatoire la Boulé, sorte de commission intermédiaire de 500 magistrats, dont 50, se remplaçant par roulement tous les 35 jours, siègent en permanence. Et le prestige des grandes familles joue là son rôle : Périclès est issu de la noble souche des Alcméonides. Et ce n'est qu'après sa mort que la démocratie trouvera ses propres chefs, Cléon étant le premier de la lignée.

Pourtant, même alors, la « démocratie » a ses failles. Soit, les citoyens ont le droit, réel ou illusoire, à une stricte égalité. Mais n'a droit au titre de citoyen qu'une partie des hommes de l’Attique (vers 431, 172 000 citoyens, familles comprises, soit 40 000 hommes, sur une population globale de 315 000 personnes). La démocratie est le privilège de ce groupe qui domine une masse d'étrangers {métèques) et d'esclaves. Or le nombre relatif de ces derniers ne fera que grandir aux siècles suivants. Plus encore, Athènes par sa force exploite ses alliés de la mer Egée, de la ligue de Délos. Elle en a fait des sujets, des tributaires. Il y a l'exploitation aussi des marchés lointains où elle exporte sa céramique, ses tissus, son huile, pour obtenir le blé qui lui permet de vivre.

Bref, Athènes profite de bien des privilèges et pèse sur autrui. Assez pour donner tout à fait tort à J. L. Borges lorsqu'il écrit : « Athènes n'a été que l'image rudimentaire du Paradis. » Les paradis sur terre, rudimentaires toujours, ne sont jamais ouverts à tout le monde.

La cité, cadre officiel

L'univers de la cité pèse sur la vie des citoyens, encadre leurs pensées, leur comportement, leur art. Ce rôle « matriciel » joue même en matière de philosophie et de religion : souvent l'univers naturel, sa genèse et son équilibre ont été conçus par les philosophes à partir de la cité et de son ordre particulier.

Le déclin des sacro-saintes grandes familles, alliées comme les rois-prêtres de jadis aux forces obscures du surnaturel, avait remis le culte au pouvoir de la cité, en avait fait une chose publique. Le sacré, son mystère, avaient été rejetés vers les marges de la société. De même la crémation, en s'imposant avec l'invasion dorienne, avait rejeté les morts loin des dévotions antérieures. La religion est devenue, avec la mise en place de la cité terrestre centrée sur l'agora (non plus sur l'Acropole sainte où Platon voudra la ramener), un vêtement plutôt lâche. Ajoutez : pas de clergé comme en Egypte ou à Babylone ; tout Grec peut être prêtre et nul ne l'est d'ordinaire une fois pour toutes. La tâche des cités en est grandement facilitée. Les voilà libres d'organiser les fêtes, de concilier d'une façon très extérieure des cultes apparemment inconciliables, un peu comme on organiserait la circulation des piétons. Ainsi c'est d'Eleusis, par la voie sacrée où les ornières des chars sont creusées à l'avance, que part la procession des Panathénées qui s'achèvera sur l'Acropole, au Parthénon, en l'honneur du culte très officiel d'Athéna. Reliés par ce biais à la fille de Zeus, protectrice de la ville, les mystères éleusiniens s'officialisent au passage, perdent un peu de leur Indépendance. Les Dionysies deviennent l'occasion de représentations théâtrales, confluences entre la religion et la vie de la cité, occasion de désamorcer une éventuelle explosion. Eschyle,

Sophocle, Euripide mettent en scène les grandes figures des drames homériques, donnent au public — condition de tout succès — ce qu'il attend précisément d'eux.

Il est normal cependant que l'homme sensible cherche, loin de ces cultes trop conciliants et de leurs routines, une vie religieuse plus authentique. Les mystères avec leurs rites de purification, la promesse merveilleuse du salut et l'acheminement de l'âme vers une vie nouvelle et éternelle, exercent un vif attrait. Comment ne pas comprendre alors la révolte de Pythagore ? Réfugié, vers 525, à Crotone (une sorte de Genève avant la lettre), il y fera régner la loi des justes, pour qui l'essentiel est le salut des âmes, non celui de la cité terrestre. L'attitude aura fait scandale : les ascétismes, les jeûnes des pythagoriciens, la tentative ébauchée par la secte d'une sorte d'aménagement des cultes orphiques — toute cité les condamne comme une sorte de déviation civique, d'abandon de poste, quelque chose d'analogue, bien que la comparaison soit exagérée, à l'objection de conscience aujourd'hui. Qui aurait pu, en contrepartie, mettre au crédit des pythagoriciens — au VIe siècle avant J.-C. — la « science » qui n'a pas encore grand sens, la recherche des nombres d'or, des relations mathématiques ? Plus tard, dans Athènes frappée par la défaite de 404, Socrate sera accusé de tous les maux de sa patrie. Voulait-on punir en lui l'ami d'Alcibiade et de Critias, ces adversaires de la démocratie, ou un continuateur des idées orphiques et pythagoriciennes, ou plutôt — ce qui expliquerait le « mystère de Socrate » — un défenseur de la perfection individuelle, d'un effort qui, en soi, est péché contre le monde collectif de la cité ?

L'art grec a été soumis peu à peu au même carcan. Cet art dont on admire la montée originale, libéré de l'imitation étrangère, de la clientèle des hommes riches, devenu maître de lui-même, entre finalement avec armes et bagages au service de l'État. Le siècle de Périclès est un siècle officiel, c'est pour Athéna que s'affairent les chantiers, les sculpteurs, les tailleurs de pierre, les maîtres d'œuvre. Et nul ne se plaindra qu'il nous en soit resté le Parthénon. Mais tout art officiel est déjà secrètement touché : prêt à définir ses règles, ses canons et à s'y tenir ; prêt bientôt à la répétition, à la copie affadie. Selon la loi qui fait alterner classicisme et romantisme, l'art grec finira par sombrer dans le baroquisme de l'art hellénistique, son maniérisme aimable ou tragiquement grandiloquent. Un destin logique ? Ou la responsabilité de Périclès ?

Les guerres ont décidé du sort de la Grèce : les guerres médiques (de 499, date du soulèvement de l'Ionie, à la paix de 450) et la guerre du Péloponnèse (de 431 à 404). Elles auraient pu les unes et les autres se dérouler autrement. La poignée d'hoplites athéniens et platéens aurait pu succomber à Marathon (490), la flotte grecque en 480 ne pas triompher dans les chenaux étroits entre l'île de Salamine et la terre ferme. Plus tard, Athènes aurait pu ne pas s'abandonner à la passion brusque qui l'a lancée dans la folle expédition de Sicile, en 415 ; ou même, si nous voulons refaire l'histoire à notre guise, imaginons sa victoire devant Syracuse. Mais, à long terme, le destin grec n'était-il pas fixé d'avance ?

Que cet univers se soit morcelé en villes indépendantes, à l'occasion furieuses, chacun le sait. Et ces furieuses ont travaillé à leur mort. Était-il possible que cette constellation d'univers indépendants vécût paisiblement, dans un respect mutuel ? C'est ce que pense Aubrey de Sélincourt, aux dernières pages d'un livre émouvant, convaincant presque toujours. Mais n'est-ce pas leur demander rétrospectivement l'impossible ? Le scandale, pour Aubrey de Sélincourt, c'est la destruction d'une ville grecque par une autre, que Crotone détruise Sybaris, qu'Athènes soumette Égine ou

Mégare. C'est, plus encore, qu'après avoir conclu une alliance avec les villes libres de l'Egée, Athènes en 454 transporte chez elle le trésor de la Ligue, jusque-là déposé à Délos, l'île d'Apollon. Dès avant cette date, Athènes parlait le langage du maître. Mais en 454 toute illusion s'envole, les alliés (summachoi) sont devenus des sujets (upèkoi). C'est une trahison.

Cela dit, qui est vrai, est-il juste d'en accuser Périclès, dont commence alors la longue carrière politique qui ne s'interrompra qu'à sa mort en 429 ? L'Olympien n'a certes pas inventé l'impérialisme en général, ni plus précisément l'impérialisme d'Athènes. Avant lui, Thémistocle, créateur de la flotte, cette force de frappe, a une belle responsabilité. Mais les historiens aiment les accusés de choix. Tout ce que l'on nous avait appris à aimer en Périclès, son intelligence, son détachement de la foule, son élégance, son éloquence, la qualité de ses amis, son incorruptibilité si rare, ne font que mieux le désigner pour ce procès à retardement. Bien sûr Périclès a rêvé d'une hégémonie d'Athènes. Selon son ami Anaxagore, l'esprit, le nous, dirige le monde et Athènes devrait devenir l'esprit qui dirigerait le corps imparfait des cités grecques. Idéal impossible à atteindre sans la guerre contre l'obscurantisme de Sparte, contre la hargne de Corinthe, contre les rancœurs des alliés. Cette guerre, Périclès l'a vue venir, il l'a calculée à l'avance : abandonner la terre pour ne tenir que la mer. Que le plan n'ait apporté ni le salut de la Grèce, ni la victoire, c'est un fait. Mais son auteur est-il coupable ?

Pour abréger le débat, que deux historiens avocats d'office aient la parole. Pour René Grousset, certes pas un Fouquier-Tinville, Périclès, pouvant maintenir la paix avec la complicité active et sincère d'Archidamos, le roi athénophile de Sparte, a délibérément laissé passer l'occasion unique et choisi la rupture. Pour Alfred Weber (1935) — trop prisonnier d'une certaine littérature historique allemande —, Périclès a eu une vue géniale de la situation : s'appuyer sur la mer, c'était choisir la solution victorieuse, mais le peuple athénien ne fut pas à la hauteur de ce plan grandiose !

Notre plaidoirie aurait probablement beaucoup déçu l'un comme l'autre des deux avocats. N'est-ce pas illusion de croire que les grands hommes tiennent le destin dans leurs mains, alors que celui-ci les emporte comme les autres et, d'une certaine façon, les innocente ? Doutons que l'affrontement qui va déchirer la Grèce ait été un de ces conflits qu'un peu de bon sens et beaucoup de générosité auraient pu éviter. L'unité de la Grèce n'était possible ni dans la guerre, ni dans la paix. La grande explication du comportement de Périclès, c'est qu'Athènes a pris un poids inouï sur le fragile échiquier grec, en raison d'un passé dont Périclès a été l'héritier, non le responsable ; en raison d'une convergence marchande dont la cité profite, parce que le grain et le poisson salé du Pont-Euxin arrivent chez elle et que ces nourritures à bon marché, c'est à la fois le gonflement de l'agglomération urbaine, la poussée des industries, plus encore d'un capitalisme qui a besoin d'une main-d'œuvre peu rémunérée, et qui se heurte à des difficultés économiques accrues.

Le drame des cités grecques, c'est un peu celui des villes de la Renaissance italienne. Aucune — ni Florence, ni Venise, ni Gênes, ni Milan — n'a su, n'a pu faire l'unité de l'Italie. Athènes, en 404, ouvre ses portes à Lysandre. Mais ni la victoire de l'anachronique Sparte, ni la Thèbes éphémère d'Épaminondas ne sauront, elles non plus, construire une unité grecque. Le terme d'un tel processus, c'est l'arrivée du Barbare, du Macédonien. Tout l'a préparée de fort loin.

II L'ERREUR D'ALEXANDRE LE GRAND

Au vu du titre de ce paragraphe, qu'on ne s'attende pas à un docte exposé sur ce que le conquérant de l'Asie aurait dû faire. Dans l'aventure « météorique » d'Alexandre, ce qui se passe à l'Est cache trop ce qui se passe, ou aurait pu se passer à l'Ouest. Son erreur, à nos yeux, c'est d'avoir sous-estimé l'Occident. Il a couru vers les tâches brillantes, tracées d'avance.

L'hellénisme à bout de course

La réduction de la Grèce au joug macédonien a été la conséquence du rayonnement même de sa civilisation. La Macédoine, la Thrace, le royaume du Pont, le royaume du Bosphore, la Bithynie — toute cette marge septentrionale de l'hellénisme — avaient connu, au IVe siècle, une progression sérieuse. La Macédoine, région rude, couverte de neige l'hiver, inondée d'eau au printemps, appuyée sur un paysannat libre, sur des seigneurs habitués à combattre à cheval, a gagné la course. Logiquement, car le malaise des villes grecques créait, comme on le dira de l'Italie du XVe siècle après J.-C., une zone cyclonique, un vide vers quoi l'air se précipite de tous côtés.

Philippe II de Macédoine (vers 383-336) a su mettre à profit les querelles des villes grecques. Elles furent réduites au joug macédonien sur le champ de Chéronée, en 338. Mais à quoi bon rapporter par le menu cette histoire connue et prendre parti pour ou contre Démosthène et Athènes ? Ne plaignons pas trop cette dernière : elle aura été épargnée par le vainqueur, à cause de sa flotte que le Macédonien rêvait d'utiliser pour gagner les rives d'Asie Mineure. Ce rêve, Philippe, assassiné en 336, ne le réalise pas. Son fils, Alexandre, âgé alors de vingt ans, s'en chargera. A peine prend-il le temps de ramener à l'obéissance les Epirotes, puis les Thébains dont il rase la ville. En 334, renforcé de contingents de la Ligue panhellénique, il franchit l'Hellespont.

En ce printemps 334, la situation de l'hellénisme, des côtes d'Espagne à la mer Egée et au Pont-Euxin, n'est assurément ni tragique, ni catastrophique — ambiguë, terne, pourrait-on dire. Des dangers existent ; aucun n'est nouveau. La Grèce proprement dite est peut-être la plus malade des régions helléniques.

À travers la mer du Ponant, Carthaginois et Grecs continuent leurs hostilités. On se bat, on s'accorde, puis on recommence. Souci nouveau, Rome, maîtresse de la riche Campanie depuis 341, du Latium depuis 338, apparaît déjà comme le « repaire des loups » qui dévorent les peuples d'Italie. Mais les villes grecques n'ont pas encore un sens très précis de ce danger-là.

L'autre conflit, à l'Est, c'est la lutte endémique avec l'énorme Empire perse. Le Grand Roi dispose des espaces maritimes essentiels entre l'Asie Mineure et l'Egypte. Même rétive, celle-ci fait partie de ses possessions les plus rentables. Depuis Néchao, un « canal de Suez » lie la mer Rouge au Nil. Et le gigantesque Empire perse — il faut plus de trois mois pour aller de Sardes à Suse, par la Voie Royale — déborde vers l'océan Indien, y puise les marchandises rares qu'il rejette vers la Méditerranée. Il y a même, avec le rude gouvernement « nationaliste » d'Artaxerxès III (358-337), un renversement de la balance des échanges au détriment de la Grèce, dont les achats de produits perses et de blé devront être partiellement soldés en argent.

Entre Grecs et Perses s'est établie, par lassitude, une sorte de coexistence pacifique et méfiante. Les navires grecs et les navires phéniciens au service du Perse observent généralement un modus vivendi, avec des zones réservées. De même, le recrutement des mercenaires grecs par l'Empire perse est devenu un phénomène de routine. Cette

situation dormante aurait pu durer. Si l'on raisonne a posteriori en termes de stratégie « historique », nous accepterons qu'il y avait au moins, vers 334, deux options possibles : que la péninsule des Balkans, jetant le trop-plein de sa force vers l'est et l'Asie Mineure, frappât le vaste empire des Achéménides, dans une nouvelle guerre de Troie, cette fois conduite à grande échelle ; ou que l'hellénisme tournât ses forces contre Carthage, les peuples italiotes et Rome. Option moins brillante : les civilisations prestigieuses, les proies tentantes sont celles d'Orient. L'Ouest, malgré les réussites puniques et grecques, ne parle pas de cette manière à l'imagination. Rêvons cependant d'une « prose grecque » qui aurait anticipé sur le destin de Rome, d'une Méditerranée conquise d'Est en Ouest, qui eût été un lac grec au lieu du lac romain qu'elle sera plus tard, au terme d'une conquête d'Ouest en Est. Pyrrhos est-il exemplaire ?

En songeant à ce destin qui ne s'est pas réalisé, la tentation est grande de suivre le livre toujours vif d'Ulrich von Hassel, Dos Drama des Mittelmeers (1940), où l'accent est mis sur les aventures étonnantes de Pyrrhos (rendons-lui à peu près son nom grec au passage), une ou deux générations après la mort d'Alexandre le Grand (323).

Le roi d'Epire a été appelé en 280 au secours de Tarente ; quand il y débarque « avec quelque trente mille hommes et trente éléphants », il a derrière lui déjà un passé fabuleux d'aventures : otage dans sa jeunesse à Alexandrie, marié à une princesse égyptienne, puis maître de Corcyre (Corfou), un instant de la Macédoine entière, c'est une sorte de condottiere, prêt à se vendre au gré de ses caprices ou de son intérêt. Ses éléphants sèment le désordre dans les légions romaines à Héraclée, durant l'été 280 ; l'année suivante, il renouvelle plus difficilement son exploit à Asculum ; en 278, il débarque en Sicile, sans doute la terre de ses rêves et de ses ambitions, débloque Syracuse assiégée par les Carthaginois ; en 277, il entre à Agrigente ; mais la Sicile grecque est lasse de la guerre ; à l'automne 276, Pyrrhos repasse en Italie ; en 275, il est bousculé à Bénévent par les Romains ; il quitte alors la péninsule et mourra fortuitement à Argos en 272.

L'aventure italienne de Pyrrhos n'est qu'un grain de sable, comparée à la fantastique conquête d'Alexandre qui la précède d'un demi-siècle. Mais d'une certaine façon, à retardement, elle la juge. L'échec de Pyrrhos, qui est l'échec hellénique face à Rome sur l'axe médian de la mer, est en raison directe de la réussite « aberrante » (de notre point de vue) du Macédonien. La Grèce, depuis Alexandre, a comme basculé vers l'est et le sud, vers l'Asie Mineure, la Syrie et l'Egypte. Ainsi la dernière émigration grecque vers l'ouest — soixante mille personnes, dit-on, à l'appel pathétique de Timoléon, le restaurateur des libertés de Syracuse — date de 338 environ. On prête sans doute au Macédonien le projet in extremis d'avoir voulu frapper Carthage, que cette crainte immobilisa des années durant. Mais en 323 Alexandre mourait à Babylone et son empire se disloquait aussitôt.

Que serait-il « advenu de l'Italie si Alexandre, négligeant l'Asie, avait dirigé son expédition contre l'Occident ? » La question de Von Hassel est de celles auxquelles on objectera toujours qu'il est vain de refaire l'histoire. L'image est cependant tentante d'une Syracuse devenant avec Alexandre la métropole de la mer Intérieure, d'un Empire grec vainqueur à la fois de Rome et de Carthage, poussant jusqu'à nous, Occidentaux, un hellénisme direct, sans l'intermédiaire et l'écran de Rome. Une guerre qui n'a pas eu lieu a cependant été perdue. Toute grandeur méditerranéenne, déjà à cette époque, se joue, qu'on le veuille ou non, à la charnière des deux Méditerranées.

L'Empire de Darius séparé de la mer Intérieure

Nul n'a réussi à expliquer la conquête de l'Empire perse par Alexandre. Plus que tout, c'est la facilité apparente de la réussite qui fait problème. Le bilan des supériorités macédonienne et grecque, souvent dressé, est peu convaincant ; de même l'argument de la faiblesse, voire de la pourriture de l'Empire perse.

Celui-ci a déjà plus d'un siècle d'existence, mais un siècle, dans la vie d'un tel organisme, c'est un instant à peine. Et le colosse a l'air de se bien porter, malgré ses troubles intérieurs. Ses routes sont fréquentées, l'administration aussi bonne qu'elle pouvait l'être en ces temps reculés. Vis-à-vis des croyances, la Perse a déjà cette tolérance qu'aura plus tard l'Islam. L'aventure des Dix Mille ne prouve en rien sa faiblesse irrémédiable. Au service de Cyrus le Jeune qui essaie de détrôner son frère, Artaxerxès, ces mercenaires grecs sont vainqueurs à la bataille de Cunaxa (401), mais la mort de Cyrus sur le champ de bataille annule sa victoire. Les Grecs obtiennent alors d'Artaxerxès de se retirer en direction du Pont-Euxin ; ils échappent par miracle à la traîtrise des Perses grâce à l'énergie de Xénophon et atteignent finalement le Bosphore, où ils s'embarquent. L'épisode témoigne des querelles intérieures perses, de la réussite d'un groupe d'hommes déterminés, mais tout autant de la pauvreté de la Grèce, condamnée, semble-t-il, à exporter ses hommes en surplus, ses vagabonds qui inquiétaient tant Isocrate, vers une Perse riche, capable de les employer. L'épisode des Dix Mille que conte l'Anabase de Xénophon, « admirable reportage de guerre », est tout de même une retraite.

Quant à la politique de corruption pratiquée en pays grec par les Basileis, les Grands Rois, elle n'est une preuve ni de force ni de faiblesse. Les Perses ont ainsi indirectement abattu Athènes, en 404, et profité de leur alliance avec Sparte pour imposer la paix d'Antalcidas (386) qui leur a rendu le contrôle des villes grecques d'Asie Mineure.

Alors ? Alors nous voudrions mettre en lumière deux explications, l'une souvent présentée et d'un grand poids, l'autre à peu près ignorée bien que formulée depuis

longtemps. La première met en lumière l'enchaînement des premières campagnes d'Alexandre,

vainqueur en 334 au Granique, en 333 à Issos et à Tyr qu'il enlève après un long siège et la construction d'une digue. Ensuite il occupe l'Egypte sans coup férir. Durant ces campagnes rapides, l'armée victorieuse suit le littoral de la mer Intérieure. Donc, comme avec un couteau, l'énorme masse de l'Empire perse est détachée de la Méditerranée, ses routes coupées sont dès lors sans issues. Le symbole de cette opération chirurgicale, c'est la prise et la suppression physique, humaine, de Tyr et de Gaza, acharnées à se défendre et que le vainqueur a détruites de fond en comble, pierres et hommes. Sans flotte, l'immense empire est dès lors aveugle. C'est en 331, cette opération achevée, que le vainqueur fonce vers l'est, vers le cœur de l'Empire perse. Au-delà du Tigre, près d'Arbèles, à Gaugamèles, le sort de l'empire sera scellé. La poursuite de Darius, l'achèvement de la conquête, la mise au pas des satrapies à l'est de l'Iran, la descente vers l'Indus, les allers et retours fantastiques relèvent d'opérations difficiles, héroïques, mais dès 331, l'Empire perse est une bête abattue.

La cavalerie macédonienne

La seconde explication a été avancée par E.-F. Gautier (1930). La supériorité de l'armée d'Alexandre (et du petit groupe de nobles macédoniens qui forment son état-major et le corps de ses compagnons de combats, de beuveries et de débauches), c'est sa cavalerie. Jusque-là l'hoplite, le fantassin grec n'avait jamais eu la protection efficace d'une vraie cavalerie. Les Perses qui, par contre, disposent de chevaux et de cavaliers excellents ont, pour se défendre des incursions grecques, recruté des fantassins parmi leurs ennemis. En 334, l'armée opposée au Macédonien en lever de rideau est commandée par un Grec, Memnon, et composée en grande partie de mercenaires grecs, de fantassins.

La novation, du côté macédonien, ce n'est pas tant sa puissante phalange, redoutable et redoutée, que sa cavalerie issue des élevages et mêlée à la vie même des seigneurs de Macédoine. Or les chevaux, c'est l'outil idéal pour triompher des épaisseurs terrestres de l'Empire perse. Plus tard, au temps de Crassus, d'Antoine, de Trajan, Rome sera incapable de l'emporter sur les Parthes, faute de disposer d'une vraie cavalerie. Autre exemple significatif : la reconquête des Balkans contre les Turcs, au XVIIIe siècle après J.-C., s'est faite grâce à la cavalerie autrichienne, création tardive qui a donné au prince Eugène l'arme de ses victoires.

Les Perses, sans doute, ont aussi leur cavalerie, et excellente. Les seigneurs perses, eux aussi, sont des cavaliers-nés. Mais la cavalerie macédonienne a le double avantage d'être cuirassée, lourde, protégée — le cavalier manie la lance et le sabre — et, en outre, divisée en escadrons, d'être strictement organisée. C'est à cette discipline qu'elle doit ses triomphes au Granique, à Issos et sur le Tigre.

La Perse a été abattue vite, comme jadis elle avait elle-même frappé les autres, les pays de Mésopotamie et du Nil. Elle est morte d'un seul coup, d'une guerre éclair, comme il peut arriver à des individus en pleine santé que frappe une mort soudaine. On verra des phénomènes analogues lors des conquêtes musulmanes, mongoles et turques. Et la vitesse des chevaux ou des chameaux y a chaque fois joué son rôle. En 1940, la France, qui n'était ni décadente ni pauvre, a été abattue en une seule fois par les blindés, cavalerie redoutable.. L'histoire est pleine de « destins injustes ».

Une colonisation de très longue durée

A la mort d'Alexandre (juin 323), son vaste empire se disloque d'un coup. L'histoire de ces morceaux, la Macédoine, la Syrie des Séleucides, l'Egypte des Lagides, serait longue à conter jusqu'au jour où la paix et l'exploitation romaine s'y installeront.

Au-delà de leur histoire politique, il y a eu ce que, faute d'un mot meilleur, nous appellerons une colonisation grecque du Proche-Orient, l'installation d'une population, d'une civilisation dominante. Cette colonisation, relayée par Rome, a duré une dizaine de siècles, jusqu'aux conquêtes musulmanes du VIIe siècle après J.-C., aussi incompréhensibles à première vue que la victoire du « jeune dieu » que fut Alexandre.

Dix siècles : un espace chronologique où « à peu près toute l'histoire de la France tiendrait à l'aise ». Or, « au bout de dix siècles, du jour au lendemain, au premier coup de sabre arabe, tout croule [...] à tout jamais ; la langue et la pensée grecques, les cadres occidentaux, tout s'évanouit en fumée ; ces mille ans d'histoire sont, localement, comme s'ils n'avaient pas été. Ils n'ont pas suffi à l'Occident pour enfoncer la moindre racine dans ce terreau oriental. Langue et cadres sociaux n'ont été qu'un placage, un masque mal attaché. Toutes ces villes grecques semées à profusion [...] et qui toutes ont poussé, des rivages du Nil à Hindu Kuch, tant de

rayonnements apparents ou réels dans l'art comme dans la pensée, tout cela a-t-il été emporté par le vent ? ».

Peut-être, en effet. Et, à l'autre bout du temps, d'après ce qui s'est passé avec les colonisations européennes enfoncées en terre d'Islam, l'historien conclura qu'aucune civilisation conquérante ne peut gagner dans des pays de très vieille organisation culturelle. Des « parois » imperméables gênent les acculturations. L'avenir des civilisations ne s'ouvre que du côté des peuples primitifs.

C'est pour signaler ce problème de longue durée que ce chapitre s'intitule prétentieusement : l'erreur d'Alexandre. Si l'hellénisme s'était porté, avec sa vigueur et sa masse du moment, vers l'Occident et ses terres relativement neuves, n'aurait-il pas saisi, pour lui, le destin entier de Rome ?

La Grèce conquise en 146 avant J.-C. : un événement parmi beaucoup d'autres

Franchissons les siècles. En 148 avant J.-C., la Macédoine a été réduite en province romaine. Deux ans plus tard, à la suite de l'agitation de Corinthe et, une fois de plus, des trublions achéens, Rome intervenait, Corinthe était rasée, la Grèce réduite à l'état de province. Sparte, Athènes, Delphes eurent seules le titre privilégié de cités fédérées.

Cette réduction à l'ordre romain n'est qu'un maillon dans une chaîne assez longue : Syracuse emportée par Marcellus en 212 ; Tarente occupée par Fabius Maximus en 209. Et les derniers jalons de cette chronologie seraient la réduction en provinces romaines de la Syrie en 63, de l'Egypte en 31.

Au terme de cette large progression, l'espace hellénique a été incorporé par Rome à l'ensemble méditerranéen qui sera, des siècles durant, la base même de sa grandeur et de sa vie quotidienne. Partout, un peu plus tôt, un peu plus tard, des hommes venus d'Italie s'installent, administrent, gouvernent, mettant fin aux libertés et turbulences des anciennes cités, aux prétentions des anciens royaumes. Tout s'apaise, s'endort dans les avantages et les dangers, dans la « pesante uniformité de la paix romaine ». Cependant une émigration grecque gagne Rome, hellénise la capitale du monde. Le vaincu prend sa revanche.

III SCIENCE ET PENSÉE GRECQUES (VIIIe-II e SIÈCLE AVANT J.-C.)

Dans les lignes qui suivent l'accent sera mis sur la science route vers l'avenir que

les Grecs ont ouverte tôt, avec éclat. Mais la science n'est que la partie d'un tout ; la pensée (au sens large) la dépasse et l'enveloppe, et la pensée, à son tour, se situe dans cet ensemble des ensembles que l'on appelle aujourd'hui couramment la civilisation. Tout s'y tient, s'y meut d'un même mouvement.

Mais c'est précisément cette cohérence qui fait problème. Elle se dissimule sous un océan de connaissances, une énorme littérature qui n'aborde jamais qu'un secteur à la fois. Nous disposons d'histoires de la littérature grecque (celle d'A. et M. Croiset [1887-1893] se consulte encore) ; d'histoires de la philosopha (chaque génération récrit la sienne) ; d'histoires de l'art qui, avec les merveilleuses illustrations d'aujourd'hui, deviennent un enchantement des yeux ; d'excellentes histoires

religieuses. Nous avons même des histoires de la vie quotidienne. Il ne manque, en somme, qu'un livre d'ensemble, peut-être impossible à concevoir puisque nous ne réussissons même pas à avoir une idée de l'idée que l'on pourrait s'en faire.

Claude Lévi-Strauss nous a bien dit un jour, par boutade, que quelques instants d'entretien avec Platon lui en apprendraient plus sur la pensée grecque que tant de livres illustres rangés dan nos bibliothèques. Voire ! Pour une telle enquête sur le vif, il faudrait cent rencontres. Il faudrait passer une année à Milet vers 600, une année à Samos vers 550, et ainsi de suite, par sauts successifs dans le temps et l'espace... Puis-je dire que je préférerais, dans cette quête, aller vers les débuts du parcours — donc bien avant Hérodote, avant Socrate, avant Phidias, même avant Thaïes de Milet. Peut-être un peu par goût : autant dire que ce ne sont pas les grandes compositions de l'art classique que je préfère. Mais aussi par tactique. Le problème le plus obscur de la Grèce, c'est certainement celui des origines. Comment tout a-t-il pu commencer ?

Genèse et périodisations

Distinguer des périodes, c'est la sagesse nécessaire, mais ennuyeuse, à laquelle l'historien recourt pour diviser la difficulté et se tranquilliser à bon compte, en s'accrochant à « une sorte d'échafaudage». Benjamin Farrington (1967), à qui je prends cette dernière expression, distingue trois étapes dans le développement général de la science grecque : de 600 à 400 avant J.-C., pour la première fois dans l'histoire des hommes, « une conception scientifique du monde et de la science est élaborée » ; de 400 à 320, avec Platon et Aristote, c'est l'épanouissement de la philo-sophie ; enfin de 320 à 120, sous le patronage des Ptolémées, dans l'énorme ville d'Alexandrie d'Egypte, les différentes branches scientifiques constituent leurs « bases actuelles » : c'est l'époque des encyclopédies, des sommes, des « manuels » — l'heure des bilans qui, comme si souvent, est l'annonce des arrêts inévitables.

Ce découpage est discutable, les bornes choisies (surtout la première : je préférerais dire 800 plutôt que 600) pourraient se déplacer, mais sa valeur réside dans une sorte de dialectique facile de période à période, qui permet de déceler un processus d'ensemble, l'essentiel étant, à mes yeux, le printemps initial.

800-400, c'est en gros l'épanouissement des cités et celui de l'art, les phases successives des styles géométrique, orientalisant et classique, la grande sculpture, l'architecture, la définition des ordres dorique et ionien, présents ensemble dès le VI

E

siècle, puis de l'ordre corinthien. C'est aussi la grande époque littéraire. Pendant ces quatre siècles, tout a poussé, puis a fleuri. Sur la scène littéraire, l'épopée ouvre la marche. Homère puis Hésiode : le lyrisme se détecte mal au début, comme en pointillé, avant d'arriver à l'éclatement de Pindare (518-438), mais nous sommes déjà au VE

siècle avec l'aristocratique poète de Thèbes, le dévot passionné de Delphes ; ensuite seulement, et à partir d'Athènes, des fêtes religieuses elles-mêmes, naissent la tragédie et la comédie, à l'époque tout de même glorieuse de Pisistrate (560-527).

Cet ordre de succession est la séquence ordinaire du développement de maintes littératures nationales. Dans le cas de la française, tout commence presque à La Chanson de Roland et le théâtre devait sortir des Mystères et des Passions.

Mais quel est le sens de cette évolution ? C'est à ce propos que, consciemment ou non, s'introduit chez tous les auteurs un jugement de valeur sur la pensée et l'art grecs. Aujourd'hui Nietzsche ferait-il autant scandale qu'en 1871 quand il affirma que la décadence de la Grèce commence avec Euripide déjà, Socrate plus encore ? Son sommet coïncide avec la naissance de la tragédie où se sont réconciliés Dionysos et Apollon : « l'esprit apollinien du beau », qui est claire conscience, traduction du «

monde de l'apparence » en vision esthétique et rationnelle, et l'esprit dionysiaque de l'ivresse, de l'extase mystique, de la musique orgiaque, des chœurs bachiques où s'abolissent la claire conscience et la subjectivité. Mais cet unisson ne dure qu'un temps. Finalement « le dieu ambigu du vin et de la mort cède le pas devant Apollon, et c'est le triomphe du rationalisme, de l'utilitarisme théorique et pratique [traduisons de la science] ainsi que de la démocratie, leur contemporaine », autant de « symp-tômes de sénescence » de la civilisation grecque qui, pour Nietzsche, évoquent le spectacle affligeant de l'Occident moderne.

Ce langage a vieilli, mais non point peut-être l'idée que la pensée grecque est grande surtout dans son printemps. « Tout ce que j'écris, dit Aubrey de Selincourt, tend à faire rejeter la conception très répandue selon laquelle l'apogée de la civilisation hellénique coïncide avec le "Siècle de Périclès". Cette période, si brillante qu'elle ait été, je la considère au contraire comme marquant le terme de bien des choses qui étaient les caractéristiques les plus précieuses dans l'histoire de cette race remarquable. » Ce point de vue, je le partage volontiers. D'où mes choix dans le déroulement du temps : ne pas trop dépasser Hérodote, ce prodigieux père de l'histoire qui fut aussi le père de la géographie et de l'ethnologie ; négliger, malgré ses dons exceptionnels, Thucydide, l'historien scientifique du temps court ; rattacher coûte que coûte au printemps privilégié (malgré la chronologie) Hippocrate de Cos (460 ? - 377 ?), le père de la médecine scientifique, et même Protagoras d'Abdère, le premier des sophistes, de ces orateurs itinérants enseignant soi-disant l'art de gouverner, que Platon aimera si peu et en qui, en souriant, nous pourrions voir les premiers sociologues, si excentriques soient-ils ; enfin, pour la pause, nous arrêter avant Platon et Aristote. Et que l'on nous brûle sur la place publique pour un tel sacrilège, mais disons qu'avant eux, les jeux étaient faits, ou presque. L'héritage de l'Orient

La Grèce d'Asie, où commence la science grecque au VI e siècle, est liée à une Asie Mineure prompte à refleurir après les incursions cimmériennes et scythes, à une Syrie néo-hittite, à la Palestine, à l'Egypte atteinte par mer, à l'Assyrie, nouvelle forme violente, mais très vivante de la très vieille Mésopotamie. Thaïes de Milet a la réputation, vraie ou fausse, d'être le fils d'une Phénicienne, d'avoir voyagé en Egypte et en Mésopotamie, apprenant là géométrie et astronomie.

Ces détails seraient sans importance si l'on ne savait aujourd'hui, avec certitude, que l'Egypte et la Mésopotamie et, au-delà d'elles, les cultures bigarrées du Proche-Orient, disposaient déjà d'un solide acquis scientifique. L'arpentage égyptien (à refaire chaque année après l'inondation) et l'astronomie babylonienne, fondée sur une observation rituelle et rigoureuse des étoiles et planètes, ont largement fait progresser l'algèbre et la géométrie. Nous pourrions nous amuser à poser à nos lecteurs les problèmes élémentaires que les Égyptiens résolvaient, bien que par d'autres démarches que les nôtres. Quel est le nombre qui, augmenté de sa septième partie, est égal à 19 ? Réponse : 16 + 1/2 + 1/4. Démontrer que le côté de l'hexagone inscrit dans un cercle est égal au rayon de ce cercle. Une corde divisée en trois parties respectivement mesurées par 3, 4, 5 peut permettre de constituer un triangle rectangle. Pour la valeur de 7t, s'ils ont d'abord adopté 3, ce qui revient à confondre le cercle avec le périmètre de l'hexagone inscrit, ils devaient finalement arriver à une approximation assez bonne, 3,1604, erronée par excès de 6 %. Les Babyloniens résolvent aussi des problèmes de surface : soit une surface de 600 unités quelconques de superficie ; quelle est la longueur et la largeur si leur différence, élevée au carré et

multipliée par 9, est égale au carré de la longueur ? réponse : longueur 30, largeur 20. Il serait douteux d'ailleurs que vous retrouviez par vous-même le cheminement du raisonnement babylonien ou égyptien. Mais l'intelligence de ces détails importe moins que ce qu'ils impliquent à nos yeux de connaissances, de réflexion.

À cette première mathématique, il faut ajouter une certaine chimie babylonienne, une certaine médecine égyptienne, une certaine astronomie mésopotamienne, riche d'observations séculaires faites du haut des ziggourats. Cette documentation a beau-coup servi à Thaïes et lui a permis probablement de prévoir l'éclipsé solaire du 28 mai 585, qui fut par chance visible en Asie Mineure.

Bref, il y a eu, au miracle grec, un préalable sérieux, une base de départ. La science grecque n'en dérive pas toutefois par simple développement. Il lui a fallu inventer une nouvelle démarche de l'esprit, une nouvelle liberté d'interroger et d'interpréter le monde, le droit d'hésiter entre les explications. Le miracle grec — l'acceptation du monde de l'hypothèse — s'intègre dans l'immense désacralisation du monde grec. Mais, comme chaque fois qu'il s'agit d'outillage mental, cette mutation — qui a souvent eu des allures de scandale — ne s'est faite ni en un jour, ni de façon claire et consciente.

De toute évidence, la naissance de la science met en cause aussi une société, une technique. La société égyptienne était celle des grands empires et de l'âge du Bronze. La science grecque, celle des cités et de l'âge du Fer.

La mutation ionienne

C'est à Milet (bien plus qu'à Ephèse, mais Ephèse verra naître l'étonnant Héraclite) que s'éveille la première forme novatrice de la science grecque. Depuis le vie siècle, la ville possède presque une centaine de comptoirs sur les rives du Pont-Euxin ; elle dispose en Italie d'un relais puissant, Sybaris, pour réexpédier ses produits industriels ; elle est présente aussi en Egypte, au carrefour décisif de Naucratis. Donc une grande ville marchande, une des plus importantes du monde hellénique en ce début du VIe siècle. Or la science est toujours fille de loisirs, inséparables d'une classe de privilégiés, et ce sont les grandes villes qui fabriquent de telles sociétés oisives. Les géants ioniens, Thaïes, Anaximandre, Anaximène, ne font pas exception à la règle.

Leur œuvre nous est malheureusement mal connue, de sorte qu'on les met tous en cause dès que l'on essaie de situer l'un d'entre eux. Leur préoccupation commune n'a-t-elle pas été l'explication même de l'univers, ce problème que toute civilisation rencontre dès ses premiers pas ? Elle doit y répondre ou s'en débarrasser comme elle le peut. L'Egypte, la Babylonie s'en étaient tirées à grand renfort d'explications miraculeuses. Les dieux étaient toujours là pour compléter les raisonnements. Le « positivisme » ionien se débarrasse d'eux, les chasse du monde naturel, ramené au jeu des éléments qui sont censés agir d'eux-mêmes, étant des matières vivantes. Pour Thaïes, tout dérive d'un principe premier : l'Eau. Les Babyloniens ne disaient-ils pas déjà que Mardouk avait tiré la boue et la terre de l'immensité première des eaux ? « Toutefois Thaïes oublie Mardouk pour imaginer un univers qui se serait formé à partir des eaux, par un processus naturel. »

On connaît mieux l'explication d'Anaximandre : les quatre éléments. Terre, Feu, Eau, Vapeur (non pas l'Air comme on dit parfois) se trouvent disposés les uns au-dessus des autres. Le Feu qui entoure le tout fait évaporer une partie de l'eau, la terre éclate et prend la forme de roues de feu... C'est voir le monde, a-t-on dit, au travers d'une forge ou d'un four de potier.

En fait, de l'univers physique, Anaximandre se fait une image géométrique. Les éléments, quels que soient leurs conflits réciproques et leurs avatars, doivent s'y trouver les uns avec les autres en relation d'équilibre, en « égalité de puissance ». Tous dérivent de la substance infinie et non déterminée qu'est l'apeiron, matière préalable, neutre en quelque sorte et dont se dégagent les couples opposés : le sombre et le lumineux, le froid et le chaud, le sec et l'humide, le dense et le rare, l'Eau, la Vapeur et le Feu... Ces éléments s'unissent pour donner naissance aux êtres vivants, plantes, animaux, hommes, selon un ordre naturel qui exige qu'aucun élément n'exerce sur les autres une domination, la dunasteia ou la monarchia. Médecin et philosophe pythagoricien, Alcméon répétera au début du Ve siècle cette image devenue banale que « la santé est comme l'isonomia ton dunameôn, l'équilibre des pouvoirs..., la maladie résultant au contraire de la monarchia d'un élément sur les autres » (J.-P. Vernant).

Bref, cette vision est celle d'un cosmos qui cesse d'être hiérarchisé, où rien n'est soumis pleinement à rien, un monde où les affrontements se compensent et qui évoque de façon vive l'univers social et politique de la polis : ni les dieux, ni les rois ne la gouvernent plus, mais des hommes égaux en droit. La philosophie d'Anaximandre étend à l'univers les règles qui créent et, idéalement, doivent maintenir en paisible équilibre l'espace politique de la cité. La vision du monde change parce que le monde des hommes a changé et qu'il y a transfert, projection d'un espace quotidien sur l'espace du cosmos. D'où ce mot essentiel de J.-P. Vernant : « Quand Aristote définit l'homme un animal politique, il souligne ce qui sépare la Raison grecque de celle d'aujourd'hui. Si l’homo sapiens est à ses yeux un homo politicus, c'est que la Raison elle-même dans son essence est politique. »

Sans doute il n'y a rien là qui évoque la « raison expérimentale » de la science d'aujourd'hui, fondée sur une observation méthodique capable de reconnaître les lois de la nature. Cette physique ionienne, théorie et non vérité d'expérience, est pourtant bien le premier pas vers la science moderne. D'une part parce qu'elle cherche une explication raisonnable et s'essaie au langage de la mathématique qui, lui, est déjà rationalité. Si la terre dans le système d'Anaximandre, en équilibre naturel au centre du cosmos, n'a pas besoin d'être soutenue (par l'eau, comme le prétendait Thaïes, ou par un coussin d'air, ce qui est l'explication d'Anaximène), c'est que, située au centre, elle est sollicitée de toutes parts par des forces égales entre elles.

D'autre part, du moment où les dieux cessent d'expliquer, à eux seuls, l'univers, le monde multiple des hypothèses est ouvert : les hommes sont devenus libres de chercher, d'imaginer ; ils ne s'en priveront plus. Anaxagore de Clazomènes, qui, outre ses mérites propres, a été à Athènes (à partir de 460) l'introducteur de la pensée milésienne, croit trouver la confirmation de la nature terreuse des astres en étudiant l'énorme aérolithe tombé, en 468-467, à Aigos Potamos et qu'on allait examiner encore avec curiosité, au temps de Pausanias.

À la racine de l'aventure, comme on voudrait mieux connaître le rôle évident, dans la ville « neuve » de Milet, de l'expérience technique : la forge, le four du potier, le bateau marchand, la boutique du changeur ! Rêvons, en tout cas, devant la première carte d'ensemble de la Méditerranée, dressée pour les yeux et l'intelligence des marins par Hécatée de Milet qui, vers 500, aura gagné le détroit des Colonnes d'Hercule. Toutes les fées ont été réunies devant le berceau de la science grecque. Leurs cadeaux : l'apport étranger, les mathématiques, l'expérience technique, une certaine absence de cadres religieux, le goût de la généralisation.

Héraclite d'Éphèse

Désormais tous les penseurs grecs vont s'essayer à une explication du monde et les réponses se succèdent, se contredisent d'une école à l'autre, d'une ville à l'autre. L'interprétation en est souvent difficile. Qui se flatterait de comprendre Héraclite d'Éphèse, poète, prophète, philosophe, et qui mérite son surnom d'Obscur? Socrate aurait dit qu'il fallait, pour circuler dans cette œuvre à dessein difficile, être « un plongeur délien », en avoir la proverbiale agilité ! Pour comble, il ne nous en est parvenu que quelques fragments plus ou moins authentiques, étrangement beaux le plus souvent « dans leur brièveté oraculaire [qui fait songer] aux Pensées de Pascal ». Et l'on peut s'interroger sans fin, à partir de ces fragments et des commentaires des philosophes et doxographes antiques, sur ce que fut vraiment la pensée Héraclite Même sur ce vers quoi elle tendait. Physicien, mystique initié aux mystères orphiques ou dionysiaques, logicien ou philosophe naturaliste? A son endroit toutes les interprétations ont été soutenues.

Il est certain cependant Héraclite recherche — à la milésienne — une interprétation logique de la nature. Pour lui, le Feu est l'agent transformateur par excellence, « la foudre qui pilote l'univers » : « Le Feu vient à la vie par la mort de la Terre et l'Air par celle du Feu ; l'Eau vit par la mort de l'Air et la Terre par celle de l'Eau. » « Tout coule » par la métamorphose perpétuelle d'un élément dans un autre, de sorte que « le devenir tout entier est une lutte» et «le monde... une harmonie de tensions tour à tour tendues et détendues, comme celles de la lyre et de l'arc ». C'est là un langage de voyant : s'étonnera-t-on que « le grand Héraclite » soit, pour Nietzsche, le symbole des « profondeurs dionysiaques » ?

Pourtant Héraclite croit que tout obéit à une loi immuable, par quoi « le milieu ambiant se trouve pourvu » de raison. « Il n'existe qu'une seule sagesse : connaître la Pensée qui pilote toutes choses à travers le Tout » et celui qui pénétrerait « la nature de l'univers » pourrait guérir les maladies de cet univers et même celles des hommes. Cette idée d'une loi supérieure, intelligible à la raison humaine et que le sage doit rechercher pour maîtriser la nature, n'est-ce pas déjà assez précisément une idée de la science telle que nous la concevons, explication d'un « monde pour tous uniformément constitué, [qui] n'a été créé par aucun dieu, ni par aucun homme ; mais [qui] a toujours existé, existe et existera toujours, Feu éternellement vivant, s'allumant avec mesure et s'éteignant avec mesure » ?

La marche zigzagante de la science

L'Ionie cesse d'être prospère et indépendante à partir de 530, mais le flambeau à peine éteint se rallume ailleurs, dans les villes de Sicile et de Grande-Grèce. C'est là que se joue la double tentative de Pythagore et des Éléates, qui est d'ailleurs une réac-tion idéaliste contre le positivisme ionien.

Né vers 582, Pythagore a quitté Samos vers 532. Il a fui les Perses et, réfugié à Crotone, il y sera plus encore qu'un chef d'école celui d'une secte religieuse, tournée vers la purification et l'ascèse. Son explication du monde — car il a la sienne — ouvre cependant curieusement l'expérience pythagoricienne sur la plus abstraite des sciences, les mathématiques.

Le nombre pour Pythagore et ses disciples est en effet l'explication du monde, comme le Feu pour Héraclite Il a une existence en soi, hors de notre esprit, et « tout ce qui peut se connaître, dit un commentateur du IVe siècle, possède un Nombre sans

quoi il ne peut ni se comprendre, ni se connaître ». Ce mythe a jeté les pythagoriciens vers l'étude des propriétés du nombre : nombres fastes ou maudits ; nombres triangulaires, en carré ; merveille du nombre 10 qui est la somme des quatre premiers nombres : 1 + 2 + 3 + 4 = 10...).A ce jeu, ils découvrent les proportions (arithmétique, géométrique, harmonique) ; en géométrie, « ils appellent le point Un, la ligne Deux, la surface Trois, le solide Quatre, selon le nombre de points nécessaires pour définir point, ligne, surface, volume»... Ces réflexions les entraînent même à calculer les orbites du soleil et des planètes, à expliquer leurs mouvements réels au-delà de leur mouvement apparent, à s'occuper d'acoustique, de musique, à affirmer la sphéricité de la Terre. Leur succès le plus connu, sinon le plus important, c'est le théorème dit de Pythagore qui établit que, dans tout triangle rectangle, la somme des carrés construits sur les côtés de l'angle droit est égale au carré construit sur l'hypoténuse.

Mais un jour les apprentis mathématiciens se trouvèrent devant la surprise des nombres irrationnels. Un nombre est irrationnel par rapport à tel autre quand il est avec celui-ci sans commune mesure, sans quotient exprimable en nombre entier ou fractionnaire. Exemple type : le rapport du diamètre à la circonférence est un nombre irrationnel. En l'occurrence, c'est le triangle rectangle isocèle qui révéla le malencontreux nombre irrationnel. Supposons dans un tel triangle que les côtés de l'angle droit soient égaux chacun à 1. L'hypoténuse sera égale à V2. Cette réponse simple — la nôtre — est exclue à cette époque lointaine, mais on démontrait facilement que l'hypoténuse est plus petite que 2 (la somme des deux côtés de l'angle droit) et plus grande que 1 : ainsi elle ne sera pas représentée par un nombre entier. Pas davantage par un nombre fractionnaire, ce qui serait plus long à démontrer. Il s'ensuit que, sur un vecteur quelconque, le nombre des points n'est pas fini, comme le pensaient les pythagoriciens : en dehors des nombres entiers, les nombres fractionnaires et irrationnels y prennent place à l'infini. Mais alors, réduire le monde à des nombres, ce n'est plus en simplifier l'image si ceux-ci sont en nombre infini. « La mathématique née du pythagorisme, conclut un historien, s'était, pareille à un boomerang, retournée contre lui. »

D'où bientôt la contre-marée, la négation du nombre pythagoricien qui s'élaborera à Élée (ouVelia), sur la côte de Lucanie, au cours de la première moitié du Ve siècle. Parménide (né vers 530) s'interroge pour sa part sur l'Être, vérité globale, immuable, qui est à distinguer de l'opinion (le Non-Être), simple jeu des apparences. Il rejette du côté des apparences le « multiple », c'est-à-dire les explications et des Ioniens et des pythagoriciens. D'où bien des controverses. C'est en défendant son maître contre tout bon sens que Zénon d'Élée formulera ses paradoxes bien connus : Achille ne peut rejoindre la tortue qui est devant lui ; la flèche vole et ne vole pas, etc. Il serait un peu long d'expliquer que ces images sont et ne sont pas absurdes. Elles deviennent raisonnables ou presque, si on les considère comme une riposte aux idées pythagoriciennes dont il s'agit de faire éclater l'absurdité. Ce raisonnement par l'absurde esquisse une logique, une dialectique, dira Aristote, et là encore la marche zigzagante de la science a trouvé son profit.

Après cette orgie d'arguties verbales, on pourrait suivre le retour au concret avec les expériences d'Empédocle d'Agrigente (500-430) qui mirent en lumière le rôle de l'air, la pression qu'il exerce, la nécessité de substituer parmi les éléments l'air à la vapeur. Ou avec les raisonnements de Démocrite qui, le premier, aura parlé de fines particules invisibles, les « atomes », exactement les « indivisibles ». Une profusion d'atomes (au lieu d'une profusion de nombres) constituerait l'architecture vivante du

monde. À la lumière de la physique et de la chimie atomiques modernes, cette rêverie prend parfois, au détour d'une phrase, une trompeuse actualité.

La science au siècle de Périclès

Au Ve siècle, en tout cas, le problème de la science est posé sans ambiguïté, en même temps que s'esquisse un conflit entre science pure et science appliquée.

Socrate et Platon sont des idéalistes : le gibier qu'ils chassent, c'est cet oiseau craintif et sauvage, l'âme prisonnière, un instant seulement, sur cette terre des hommes. La science pour eux ne vaut que comme moyen de méditation, chemin vers une pensée éternelle, désincarnée. Nul, on le sait, ne peut entrer à l'Académie de Platon s'il n'est géomètre. « Que fait Dieu ? » lui demande-t-on un jour : « Il géométrise sans discontinuer », répond-il. Mais foin d'une science pratique ! Dans le Gorgias, Platon vient de dire les mérites de l'ingénieur militaire : « Pourtant tu le méprises, lui et son art, tu ne l'appellerais ingénieur qu'en manière d'injure et tu ne voudrais ni donner ton fils à sa fille, ni épouser toi-même la sienne. » Lorsque Archytas de Tárente fait voler des colombes de bois et se passionne pour d'autres expériences mécaniques, Platon se fâche : « Il corrompait la géométrie... lui faisant perdre sa dignité en la forçant comme une esclave à descendre des choses immatérielles et purement intelligibles aux objets corporels et sensibles ; à employer une vile matière qui exige le travail des mains et sert à des métiers serviles. » Petites choses, mais comme elles parlent clair !

Ce divorce entre la science grecque et la démiurgie artisanale correspond à un tournant récent de la société grecque. Michel Rostovzeff note que « l'art grec des périodes archaïque et classique ne néglige jamais la représentation des métiers ». La céramique offre ainsi une série de tableaux de la vie matérielle, mais l'art va se détourner par la suite des spectacles « mécaniques », devenus méprisables. « Ce qui s'appelle les arts mécaniques, dit Xénophon, porte un stigmate social et est à juste titre méprisé dans nos cités. »

Pour d'autres raisons encore, l'opinion publique à Athènes n'est pas indulgente aux expériences scientifiques. Les astronomes et les savants y paraissent facilement des impies, l'impiété, en l'occurrence, consistant à désacraliser le ciel et les étoiles, traditionnellement révérés comme des divinités. Protagoras fut banni, Anaxagore mis en prison n'en sortit qu'avec l'aide de Périclès lui-même, mais il quitta Athènes qui n'était certes pas une capitale de la libre pensée. Même Socrate estime qu'il est bien inutile de se poser des questions sur les orbites des astres, les mouvements des planètes et leurs causes. Et sans doute Platon a-t-il puissamment contribué à donner un meilleur renom aux études astronomiques, mais au moment seulement où il s'est rallié à l'hypothèse présentée par ses disciples, à savoir que les mouvements observables des planètes, s'ils semblent désordonnés (le mot planète en grec ne signifie-t-il pas vagabond ?), ne le sont qu'en apparence. Leurs mouvements réels, parfaitement réguliers, obéissent donc comme ceux des étoiles à un ordre divin. Dans ce cas, pourquoi condamner une astronomie qui s'éloignait des fâcheuses explications naturalistes des Ioniens et qui, « les lois naturelles » se trouvant à nouveau « subordonnées à l'autorité des principes divins », comme dira Plutarque, retrouvait son innocence ? Mais les lettres de noblesse données ainsi par Platon à l'astronomie sont ambiguës. Elles continuent à écarter les recherches inaugurées par l'Ionie de causes naturelles,

capables d'expliquer la structure du monde. On le voit, la désacralisation du monde grec n'a été ni complète, ni rapide.

La science du Ve siècle n'en a pas moins profité de l'effort fructueux d'une pensée qui s'exerce sur elle-même et non sur le monde extérieur. La distinction platonicienne entre le rôle de la pensée et celui de la perception en tant qu'instruments de la connaissance devait être essentielle pour l'avenir scientifique. De même le sens aigu de l'abstraction mathématique par laquelle la philosophie platonicienne rejoint la science pure. On n'échappe pourtant pas à l'impression qu'au moment le plus créateur de la philosophie, le rejet d'une science empirique et expérimentale a fermé d'une certaine façon des voies qui s'étaient ouvertes antérieurement.

Aristote de Stagire

En un sens, c'est Aristote qui a sauvé pour la postérité une large part de l'effort scientifique ancien. Le Stagirite (né à Stagire, sur la côte de Macédoine) était le fils d'un médecin qui l'entraîna de bonne heure à la pratique médicale ; il s'initia ensuite à Athènes aux mathématiques pythagoriciennes et à la philosophie de Platon, son maître, développant largement d'ailleurs le côté quasi théologique de l'astronomie platonicienne. Mais finalement il se détourna des mathématiques pour revenir à l'homme, à la biologie. Cette étrange formation explique une œuvre encyclopédique, de compréhension facile, une œuvre de professeur où pendant des siècles l'Islam, puis l'Occident puiseront à pleines mains. Médecine, mathématiques, logique, physique, astronomie, sciences naturelles, psychologie politique, éthique, tout le savoir humain est mis en cause. En zoologie, Aristote fut même un créateur et, dans deux de ses ouvrages, la Mécanique et la Météorologie, il se tourne vers une science opératoire. Il est vrai que ces ouvrages-là risquent d'être apocryphes ! N'empêche qu'Aristote s'est nettement éloigné et de l'idéalisme et de la poésie platonicienne. L'accent n'est plus mis sur l'âme, parcelle divine, mais sur l'être humain, animal pensant et mortel, et même sur la base physiologique des mouvements de l'âme, imagination, mémoire, passions. L'Idée n'a plus d'existence en soi, séparée de son support matériel.

Enfin la physique aristotélicienne est la première qui se présente comme un système cohérent, comme « une théorie hautement bien que non mathématiquement élaborée ». Théorie fausse, assurément. Aristote a lui-même buté sur la distinction entre mouvements naturels et mouvements violents. Il y a des mouvements naturels qui sont perpétuels, dit-il, la rotation des sphères célestes, par exemple. Et chaque chose ayant sa place dans l'ordre du cosmos, le mouvement naturel tend à lui redon-ner cette place : la pierre que je tiens, si je l'abandonne, court vers le centre de la terre et s'arrête au sol ; la vapeur plus légère que l'air s'élève naturellement, etc. Le mouvement violent, non naturel, exige pour sa part ou la traction ou la pulsion. Belle explication, à ceci près que la pratique journalière la dément : le jet d'une pierre n'offre-t-il pas le scandale d'un mobile continuant sa course sans moteur ? Aristote n'hésite pas et explique l'anomalie par une réaction du milieu ambiant, un processus tourbillonnant qui pousse le mobile aberrant. « Explication géniale », dit A. Koyré, malgré sa fausseté, car elle sauve le système ; or c'est de ce système, par suite des avatars de l'histoire, que vivra la pensée scientifique jusqu'à Galilée. Le principe d'inertie attendra des siècles avant d'être formulé.

Splendeurs d'Alexandrie

La conquête d'Alexandre a signifié un élargissement prodigieux de l'univers hellénique. Des arpenteurs, des géomètres, des ingénieurs, des géographes, des astronomes ont profité de l'ouverture brusque de ces vastes espaces : les sources babyloniennes et égyptiennes leur devenaient directement accessibles. Ce que la science grecque a pu apprendre de ce fait sur les distances astrales, sur la précession des équinoxes, sur la géographie des pays lointains a été considérable. Faut-il penser, avec S. F. Mason (1956), que la conquête alexandrine a poussé la science grecque vers la pratique, comme se réorientera la science française à l'époque des conquêtes napoléoniennes ?

Fondée par Alexandre en 332, Alexandrie est devenue en 323 la capitale d'une Egypte indépendante. Sous Ptolémée Ier Sôter, qui y régnera jusqu'en 285, et son fils, Ptolémée II Philadelphe (282-246), la métropole où aboutit la vie puissante de l'Egypte ne tarde pas à être la ville la plus peuplée, la plus riche, la plus bigarrée ethniquement de la Méditerranée. Les nouveaux pharaons, avides de prestige, amis des lettres et des sciences, apparaissent bientôt comme des mécènes pour les savants du monde entier. Ils créent à Alexandrie ce que nous oserons appeler une Recherche scientifique. Les dates de fondation du musée (Temple des Muses) et des bibliothèques ne peuvent être fixées avec certitude. Mais des moyens considérables : livres innombrables, salles de dissection, jardins botanique et zoologique, observatoire, offrent aux savants et les moyens de chercher et les moyens de vivre. Le musée est une sorte d'Académie nourricière. Qui alors ne fait pas le voyage d'Alexandrie ? Un peu comme au XVIIIe siècle aucun intellectuel d'Europe ne pouvait ignorer Paris.

Après Aristote, Athènes a encore connu de beaux jours, avec les successeurs d'Aristote lui-même au Lycée (Théophraste le dirigea de 322 à 287, puis céda la place à Straton, qui avait séjourné à Alexandrie) ; avec Epicure ; avec Zénon de Citium, le fondateur du stoïcisme (né vers 335 à Citium, Chypre, mort à Athènes vers 264) ; avec Pyrrhon d'Élis, le plus ancien des sceptiques : venu à Athènes vers 336, il y mourra vers 290. Il faudrait aussi tenir compte de l'éclat de Rhodes (jusque vers 166), puis de Pergame en Asie Mineure. Mais enfin la masse essentielle de l'hellénisme a émigré dans la ville neuve et cosmopolite d'Alexandrie.

Le miracle, c'est que cette splendeur alexandrine se maintienne à un très haut niveau durant deux siècles. Deux siècles d'une vie intellectuelle si pleine que le bilan ne peut s'en dresser en quelques lignes. D'autant que la pensée scientifique, se déga-geant des synthèses habituelles, a tendance à se spécialiser en sciences particulières. On ne parle plus de philosophes ou de sages, mais de mathématiciens : Euclide (vers 300), Archimède (287-212) qui, lui, ne fit que passer à Alexandrie, s'il y a passé ; Apollonios de Perga vers 200 ; de grammairiens comme Dionysos Thrax vers 290 ; d'atomistes comme Hérophile et Erasistrate vers la même époque ; d'astronomes comme Aristarque (310-230), Ératosthène (273-192) et Hipparque vers 125.

Ce foisonnement des sciences particularisées correspond à un énorme progrès des connaissances. Après un lent mouvement de maturation, une large effervescence intellectuelle bouscule tous les secteurs. Les Éléments d'Euclide tentent une présenta-tion systématique des mathématiques. Archimède (à côté de hardiesses du genre : « Donnez-moi un point d'appui, je soulèverai le monde ») inaugure la mesure approchée de la circonférence grâce à deux polygones, l'un exinscrit, l'autre inscrit dans un cercle (au fur et à mesure qu'on en multiplie les côtés, leurs périmètres tendent à se rejoindre et à se confondre avec la circonférence) ; ils pressent aussi le calcul infinitésimal. Apollonios de Perga travaille sur les coniques. Avec Archimède, lui encore, naît la mécanique, Aristarque mesure, ou essaie de mesurer les distances

relatives de la Terre à la Lune et au Soleil, et Ératosthène mesure le méridien terrestre. Hipparque est capable de prédire les éclipses. Hérophile, vers 300, distingue les artères des veines. Isistra identifie les canaux lymphatiques. La plus sensationnelle de ces performances est probablement celle d'Aristarque (vers 310-230 avant J.-C.) : d'après Archimède, il aurait affirmé que la terre tourne sur elle-même en une journée et autour du soleil en une année. Selon un témoignage rapporté par Plutarque, il aurait souffert mille avanies et failli être jugé pour impiété. Il est bien possible que les deux détails soient l'un et l'autre exacts et liés : en fait, la conception héliocentrique du monde sera abandonnée parce qu'elle heurtait les conceptions religieuses de l'époque.

La « revanche de Spartacus »

Quelles que soient ses prouesses, la science alexandrine a tourné court. Il y a longtemps qu'on a posé ce problème qui est celui du destin de la science à travers le monde romain. A mes risques et périls, je dirai que les réponses habituelles me paraissent discutables.

Demandons à R. Oppenheimer, le père de la bombe A, de donner le coup d'envoi : « Si nous pensons, écrivait-il, à la culture de la Grèce antique et à la période hellénistique et romaine qui a suivi, il semble tout à fait étrange que la révolution scientifique ne se soit pas produite alors. » Par révolution scientifique, entendez, au sens plein, la révolution industrielle qui devait s'amorcer deux mille ans plus tard, à la fin du XVIII e siècle de notre ère, en Angleterre. Les éléments d'une telle révolution étaient-ils présents à Alexandrie ?

Toute la discussion tourne autour d'un ingénieur génial, Héron d'Alexandrie, qui a vécu vers 100 avant J.-C. C'est l'inventeur de cent stratagèmes, de mécanismes compliqués, d'une carafe assortie d'un siphon qui verse ou ne verse pas, à volonté, l'eau qu'elle contient, d'engrenages, de roues dentées, de vis sans fin, d'un tourniquet qui utilise pour son mouvement la pression de la vapeur d'eau issue d'une chaudière miniature... Sous le nom de dioptre, il a aussi inventé un vrai théodolite dont le lecteur, s'il a, au cours de sa vie militaire, pratiqué les relèvements topographiques, retrouvera avec amusement la simplicité profonde.

N'y avait-il pas là toutes les promesses d'une science appliquée ? La vapeur d'eau, au service même d'un jouet, nous en connaissons l'importance cruciale. Mais enfin la découverte de la marmite de Denis Papin (1681 après J.-C.) n'a pas, elle non plus, déterminé la révolution industrielle, appelée à tarder un siècle de plus. La découverte technique ne suffit pas à provoquer une révolution technique. Je ne crois pas non plus à une sorte d'explication « endogène » qui mettrait en cause la futilité des ingénieurs alexandrins. Héron, dit Louis Rougier (1969), «c'est le Vaucanson de l'Antiquité, ce n'en est pas le James Watt ». Mais Vaucanson ne s'est pas seulement occupé d'automates : il a travaillé à l'amélioration des techniques de tissage. On a aussi avancé, et c'est plus sérieux, que les « mécènes » d'Alexandrie avaient demandé aux ingénieurs, non de perfectionner les machines, fussent-elles de guerre (ce à quoi ils semblent s'être employés sans gros succès), mais de faciliter les supercheries miraculeuses destinées à frapper les fidèles, dans le cadre du culte gréco-égyptien de Sérapis : religion dirigée, science dirigée, dit un historien. Peut-être. Mais est-ce suffisant pour expliquer cette stagnation de la technique qui se prolongera à travers tous les siècles romains ?

Les historiens ont souvent avancé une autre réponse, que répètent à l'envi philosophes et technologues. Toute révolution technique est condamnée d'avance par l'esclavage dont la lèpre ne cesse de s'étendre dans le monde antique. Athènes, au IIIe siècle, devient une ville sommeillante, avec de grands propriétaires, des ateliers et, aux champs comme à la ville, des esclaves. À partir de 166 (av. J.-C.), Délos (étrange destin pour l'île sainte !) devient un immense marché d'esclaves pour tout l'Orient. « Si Héron d'Alexandrie ne songe pas à construire une machine à vapeur pour soulager la peine des hommes, écrit encore Louis Rougier, c'est que l'esclavage est là. » Et ce sera « la revanche de Spartacus ».

Nul ne niera qu'une société soit négligente à mettre au point et adopter des techniques (même si elle les connaît) tant qu'elle n'en a pas besoin. C'est même le cœur du problème. Alors est-ce l'esprit esclavagiste en soi, l'indifférence à la peine de l'homme animal qu'il faut incriminer ? Doutons que la révolution industrielle anglaise, puis européenne, qui s'est accompagnée pendant des décennies et des décennies d'une dégradation évidente de la condition ouvrière, ait été dictée par le souci de « soulager la peine des hommes » ! Peut-être, par contre, était-il devenu « payant » pour une société donnée, ou un groupe donné, d'aider les nommes d'une machine pour qu'ils produisent davantage, pas forcément en travaillant moins, ni moins durement.

Bien entendu, notre sensibilité étant aujourd'hui ce qu'elle est, comment ne pas trouver plaisir, au nom d'une morale rétrospective, à la « revanche de Spartacus » ? L'esclavage n'aurait pas été seulement un crime, mais bien une faute qui condamna les hommes à la stagnation. Alors pourquoi la révolution industrielle, ratée dans l'Antiquité, ne s'est-elle pas produite au XVIIe siècle, au temps de Denis Papin ? Ou déjà dans l'Italie de la Renaissance, spécialement en Lombardie où toutes les conditions scientifiques semblent présentes ? La société de ce temps n'est plus esclavagiste. Quand il y aura « décollage », pour parler le langage de W. Rostow, dans l'Angleterre de 1780, l'expérience a été précédée longtemps à l'avance d'une poussée économique et démographique durable. La mise à feu économique est sans doute, entre autres facteurs, indispensable. Penserons-nous rétrospectivement que vers 100 avant J.-C. elle manquait au rendez-vous ?

La civilisation hellénistique comme un tout

Nous avons privilégié dans les pages qui précèdent la science, route essentielle. Mais les autres aspects de la civilisation hellénistique nous intéressent à plus d'un titre, ne serait-ce que parce que Rome va imiter cette Grèce tardive, la prolonger en l'associant à sa vie propre.

À Athènes, en ces siècles-là, ce n'est certes pas la nuit complète. Y jouent toujours leur rôle le même esprit subtil, délicat, la même campagne humanisée, les mêmes cadres monumentaux, les mêmes activités portuaires au Pirée. Ville universitaire, Athènes voit accourir chez elle les jeunes gens riches. Elle reste aussi l'indéniable capitale de la pensée philosophique. L'Académie et le Lycée ont toujours leurs scolarques. Théophraste (322-287) et Straton (287-269) ont succédé à Aristote au Lycée. Qui n'a lu les Caractères de Théophraste ? Des courants philosophiques nouveaux et puissants surgissent avec Zénon, Epicure, Pyrrhon.

Ce qui s'éteint par contre, c'est la tragédie classique, ses chœurs, ses chants. Des troupes ambulantes continuent sans doute à jouer de ville en ville, à travers la Grèce d'Europe et d'Asie, des pièces d'Euripide. Mais la tragédie a cessé d'être créatrice.

Seule a survécu au théâtre une comédie qui s'est renouvelée, en s'inspirant du spectacle de la vie quotidienne. Ménandre (vers 342-vers 292) qui, fidèle à Athènes, refuse les invitations flatteuses de Ptolémée Sôter, en est le maître renommé. Longtemps on n'a connu de son œuvre que des fragments et ce qui en était passé chez les Latins (Plaute et Térence). Cependant, depuis 1959, on possède une pièce complète, le Diskolos, qui met en scène de façon plaisante un paysan bourru, déjà un Misanthrope.

Mais Athènes n'est plus le centre de l'univers grec, élargi sans mesure par la conquête d'Alexandre. Pergame, Rhodes, Tarse, Antioche, Alexandrie surtout sont autant de rivales victorieuses. Au vrai, ce qui s'est achevé avec l'éclat ancien d'Athènes, c'est la prédominance de la polis, d'une littérature populaire « de plein air », faite pour l'ensemble des citoyens réunis sur les gradins du théâtre. La vie intellectuelle, désormais, est dominée par les cours princières, les bibliothèques et leurs érudits, les cénacles volontiers hermétiques, le monde attentif d'écoles dont le nombre a grandi, voire une certaine « bourgeoisie » qu'explique l'essor de l'économie. Soit un univers aux structures diverses, multiples.

Pourtant la pensée grecque doit partout faire face à des mondes indigènes qui lui restent étrangers. Elle est prise dans une tâche impériale qui l'oblige à affirmer son unité par rapport à autrui. Ainsi une langue commune, une koinè, tend à se substituer aux dialectes. Cette koinè est surtout d'origine attique, mais pas exclusivement. Elle est la langue des professeurs, l'outil presque unique de la prose.

Autres changements : avec la fin des libertés publiques, l'éloquence a disparu. C'est logique puisqu'il n'y a plus de foules à convaincre par les pièges ou la force de la parole. A peine est-il laissé aux nommes le droit de chansonner discrètement leurs maîtres et de goûter les joies de l'évasion littéraire. Évasion dans l'érudition, dans l'histoire ou ces récits imaginaires qui sont presque une ébauche de roman, ou bien dans ces brèves piécettes, volontiers allusives ou caricaturales, que sont les mimes. Ceux du Syracusain Hérondas sont célèbres. Écrits en vers rapides, ils présentent avec vivacité des faits divers de l'existence quotidienne : un marchand d'esclaves raconte au tribunal ses mécomptes, une mère de famille demande au maître d'école de corriger son fils, une entremetteuse s'affaire, un cordonnier fait les honneurs de sa boutique. Inutile de dire que l'action ne compte pas. Tout est dans l'art et la drôlerie du dialogue.

Évasions aussi, les Épigrammes, les Idylles, les chansons amoureuses de Théocrite (né vers 300, probablement à Syracuse, et qui vécut à Cos, puis à Alexandrie), ses fuites poétiques loin des villes tentaculaires, vers des campagnes enchantées et des bergers joueurs de flûte qui, poètes eux-mêmes, demandent au poète, rencontré dans la campagne de l'île de Cos : « Où vas-tu, Similchidas, de ce pas en plein midi, à l'heure où le lézard lui-même dort dans les murs de pierres sèches et où les alouettes huppées, amies des tombes, interrompent leurs ébats ? » Évasions enfin, la recherche du mot rare, l'allusion sibylline réservée aux initiés, l'originalité stylistique qui domine le cercle des poètes alexandrins.

L'art lui aussi révèle une Grèce inédite, romantique ou baroque, éprise de nouveauté. Cette recherche du neuf aboutit, à Alexandrie comme à Rhodes ou à Pergame, soit à un parti pris de naturalisme — négation de la beauté académique et de la beauté tout court —, soit à un pathétisme grandiloquent qui évoque les outrances de notre baroque, soit à une grâce mièvre ou précieuse. La grande peinture grecque de la fin de l'âge classique, qu'on ne connaît hélas que par les commentateurs et qui avait déjà orienté, vers 350, l'école de Sicyone et le sculpteur Lysippe, a probablement été à l'origine du courant. D'ailleurs la peinture continue à jouir d'un

prestige plus grand encore que celui de la sculpture et la recherche picturale est aussi fervente et sophistiquée que l'expérience stylistique des poètes alexandrins. On aimerait connaître des échantillons de ces tentatives : peindre sur une table ou un dallage les reliefs d'un repas, etc. On peut les imaginer à l'origine des belles natures mortes de Pompéi.

Comme à Pompéi, peinture et mosaïque sont le décor favori de la maison des riches. A côté d'une architecture religieuse traditionnelle qui puise à la double source de l'ionique et du dorique (un dorique adouci, allégé), l'architecture privée se déve-loppe, comme en témoignent ces vastes demeures que l'on a dégagées à Délos, avec leurs cours centrales à colonnades, leurs marbres, leurs bassins et leurs précieuses mosaïques, leurs stucs peints. L'urbanisme avait commencé, dès le Ve siècle, à se dégager comme un art conscient et c'est d'ailleurs d'Hippodamos de Milet, l'architecte classique du Pirée, que se réclamera l'urbanisme hellénistique. Mais les grandes cités qui poussent

LE MIRACLE GREC

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vite, que ce soit Alexandrie, Antioche ou Pergame, aident à définir les règles d'un urbanisme à la fois esthétique et fonctionnel.

Cette riche, foisonnante civilisation de l'univers hellénistique nous donne, à nous hommes du XXe siècle, l'impression d'une civilisation perchée sur les épaules de peuples conquis, asservis — d'une civilisation en équilibre instable. Que certains Orientaux viennent à cette civilisation des maîtres, c'est un succès évident. Les hommes d'Afrique viendront ainsi à Rome, ou hier à la France. Mais ces conquêtes ne peuvent cacher qu'au rez-de-chaussée se conservent les langues des vaincus, l'araméen fait d'immenses conquêtes. Plus encore la vie religieuse sauvegarde ses originalités. Elle empiète même sur les cultes grecs qui, après la disparition de la religion poliade, sont plus ouverts que jamais aux sectes et rites d'Orient. D'où peut-être la force énorme de l'obstacle contre lequel s'usera, à la longue, l'effort multiséculaire de la civilisation des vainqueurs.

CHAPITRE Vin

ROME DEVIENT LA MÉDITERRANÉE PLUS QU'ENTIÈRE

Vu de haut, le destin de Rome est d'une simplicité puissante ; vu de près, les hommes, les circonstances, les détails prennent leur revanche.

Ne pensons pas, surtout, que l'énorme empire se soit fait comme de lui-même. Certes la Méditerranée est un mécanisme qui tend à associer les pays situés au bord de son immensité. Mais enfin ce n'est pas la mer qui a fabriqué le filet où, vivante, elle s'est trouvée prise.

Cette victoire acquise, la sagesse eût peut-être consisté, pour Rome, à s'en tenir à la seule Méditerranée, à ses espaces liquides, à la très fine écorce des pays qui l'enveloppent ? Donc à rester au soleil, près des oliviers, de la vigne ? Or Rome s'engage au contraire dans une voie différente : César conquiert la Gaule ; Germanicus affronte la forêt immense qu'est la Germanie et, avec lui, l'Europe de l'avenir gémit de voir le repli de ses légions ; Agricola achève la conquête de la Grande-Bretagne (77-84) et Tacite, son gendre, s'apprête à raconter ses exploits ; Trajan saisit « l'or des Daces » et, sur l'Euphrate, découvre à son tour l'impuissance de Rome face à l'Asie mystérieuse des Parthes.

Sans doute, les provinces romaines où la pax romana accumule bientôt ses bienfaits resteront assez étrangères à la politique romaine, aux tragédies qui se déroulent à Rome et aux frontières. Que les prétoriens s'égorgent, que le limes où veillent les soldats connaisse des alertes dramatiques, il n'en chaut guère au provincial tranquille. Les distances lui assurent un confortable coussin de quiétude. Toutefois, du seul fait que la Méditerranée, prisonnière de Rome, continue de vivre, que son cœur continue de battre, tous les biens culturels circulent, tendent à mêler idées et croyances, à égaliser une civilisation matérielle dont les restes sont encore visibles aujourd'hui. L'Empire romain est cet espace pétri par les échanges ; cette immense caisse de résonance où chaque bruit s'amplifie aux dimensions d'un univers ; une « accumulation » qui deviendra un jour héritage.

La romanisation du monde antique, sa conquête à la fois militaire et culturelle — c'est le thème essentiel d'une histoire romaine ramenée au cadre de la mer. Ici, Rome nous intéresse surtout à l'heure où ses succès créent la norme d'une vie universelle et impériale, autour du Mare nostrum.

I

L'IMPÉRIALISME DE ROME

Le mot impérialisme ne se prononce pas à la légère. Il implique une volonté lucide de conquête, exige, pour peser dans les balances de l'histoire, d'aboutir à une réussite spectaculaire et durable. Que le mot soit fait pour Rome et uniquement pour elle aux siècles de l'Antiquité, Jérôme Carcopino l'établit en quelques lignes au seuil de son beau livre, Les Étapes de l'impérialisme romain (1934). Impossible de parler de la même façon d'impérialisme ou athénien ou macédonien, l'un et l'autre de souffle si court : Athènes s'effondre en 404 ; l'empire d'Alexandre, poussé en une nuit d'histoire, se morcelle dès la mort du conquérant. On pourrait par contre parler d'impérialisme perse. Et l'impérialisme anglais est évident, dès avant et aussi après Palmerston, l'homme de l'orgueilleux et anachronique « Civis sum romanus ».

Si l'on accepte ces définitions, il n'y a peut-être pas eu d'impérialisme romain, au sens plein du mot, avant la première ou même la seconde guerre punique (218-204). Celle-ci a marqué le tournant décisif après une série de conquêtes larges (pas moins que l'Italie entière !), mais pas aussi calculées qu'il y paraît rétrospectivement. C'est plus tard que Rome prend son vrai visage, choisit sa route. La première unité italienne

Au début du destin de Rome, rien n'oriente vers la grandeur cette ville qui végétera longtemps. Rien ne la distingue des autres villes du Latium : Albe la Longue dont on dira qu'elle a été jadis la métropole de Rome, ou Ardea, ou Préneste, ou Lanuvium, ou Tibur (Tivoli), assise sur des terres anormalement riches, ou Lavinium (aujourd'hui Patrica) dont la légende romaine attribuait la fondation à Énée, échappé à l'incendie de Troie. C'est là (peut-être sur les autels archaïques découverts dans les années soixante) « qu'on vénérait les Dieux Pénates apportés de Troie et la déesse du Feu et du Foyer, Vesta, dont le culte est d'origine grecque, de même que celui des Dioscures Castor et Pollux ».

Alors laissons de côté la ville primitive, bien que ce soit un plaisir rare pour un historien que de soupçonner dans la Rome d'aujourd'hui, océan de maisons et de vie allègre, les villages primitifs des saintes collines. Ces bourgades de quelques centaines de bergers, retrouvées au fond de la nuit des temps, comment ne pas les entrevoir avec émotion ? Puis une ville s'ébauche, fondée ou refondée par les Étrusques qui voulurent contrôler le meilleur passage du Tibre, commandé par l'île Tibérine. Les trois derniers rois traditionnels de Rome sont étrusques d'ailleurs : Tarquin l'Ancien, Servus Tullius, Tarquin le Superbe.

Selon la tradition, Rome se révolte, en 509, contre le Toscan. Cette révolte qui crée la République romaine, le gouvernement des consuls, du Sénat et des grandes familles patriciennes, des gentes patriarcales, se situe peut-être plus tard, vers 470. Sa signification reste incertaine. Y a-t-il eu, se demande un historien, Jacques Heurgon, un Ve siècle romain ? Les mensonges pieux de l'histoire traditionnelle magnifient des guerres médiocres, conduites à courte distance, de ville à ville, par des troupes peu nombreuses. Rome, en ces siècles obscurs, est liée aux autres villes du Latium par la Confédération latine et les luttes monotones que ramène chaque bonne saison ne sont que petites querelles intérieures, pour la possession d'une fontaine, quelques champs contestés, du bétail enlevé ou repris.

Quand surgit, en 390 ou 387, l'invasion gauloise, c'est une autre affaire. Mais cette guerre violente, à peine dure-t-elle. Vaincus à l'Allia, les légions romaines n'ont pu sauver leur ville que les Sénons de Brennus emportent. Toutefois le Capitole résiste, les vainqueurs se replient et la vie reprend alors dans le coude à coude monotone de la Confédération latine. La grande date, c'est assurément, en 338, sous les coups de Rome, la dissolution de cette Confédération : les cités latines sont subjuguées et Rome, libre de ses actes, va en soixante-dix ans se rendre maîtresse de l'Italie, le terme de cette conquête étant la prise de Tarente en 272, ou si l'on veut de Rhegion, autre ville grecque, en 270. À cette date, la mise au pas de l’Étrurie est terminée : la prise de Volsinies est de 265.

Peut-être, au départ de cette montée foudroyante, faudrait-il mettre en cause, en 343, l'association de Rome avec la Campanie, particulièrement avec la grosse ville de Capoue. Par cette association, le Latium se trouve pris à revers. Capoue, point d'accueil d'une immigration montagnarde et campagnarde, met à la disposition de Rome une masse d'aventuriers dont le rôle ne fut pas négligeable. Et puis s'installer en Campanie, c'était rencontrer les Grecs, se lier à la mer, profiter d'échanges (ce dont témoignent les premières frappes de monnaie). Plus sûrement c'était se heurter aux Samnites, à la civilisation sauvage de l'Apennin qui, depuis plus d'un siècle, tourmentait les riches pays d'en bas.

Rome rencontrera là une longue épreuve, mais aussi sa première réussite notoire. En acceptant de lutter contre les pays d'en haut, ne s'impose-t-elle pas aux régions basses qu'elle sauve d'une menace harcelante ? Elle n'y parviendra d'ailleurs qu'à force de persévérance, la lutte ayant rebondi à plusieurs reprises : 343-341 ; 326-304 ; 298-290. Ces guerres de montagne restent à la merci d'une embuscade, d'un ravitaillement raté, d'une liaison retardée, d'un étirement téméraire des colonnes. Les légionnaires romains connurent l'humiliation des Fourches Caudines (321). Mais Rome sut très tôt recourir à des corps mobiles, organiser le blocus des zones montagneuses un peu comme on surveillait une « tache dissidente » du Bled es Siba, hier encore, au Maroc. En somme, une guerre d'usure, avec des coups indirects. L'occupation de l'Apulie, vers 320, ne donna pas seulement à Rome la dernière grande plaine de la péninsule, elle lui livra le territoire où, l'hiver venu, se déversaient les flots de troupeaux du massif des Abruzzes, au cœur même du pays samnite.

Immenses succès, mais d'une lenteur faite pour réveiller régulièrement les espoirs des adversaires de Rome. Finalement Samnites, Gaulois et Étrusques conjuguèrent leurs efforts. Mais les légions romaines brisèrent cette coalition à Sentinum, en Ombrie (295). La guerre fut alors virtuellement terminée, l'Etrurie pratiquement soumise, la plaine du Pô atteinte, le rivage de l'Adriatique occupé. A leur tour, les villes grecques n'auraient pas tardé à se soumettre si Tarente n'avait organisé le brillant épisode de Pyrrhos. L'épisode clos, la ville fit sa soumission (272). Les Romains occupaient peu après (270) la ville de Rhegion sur le détroit de Messine, face à la Sicile.

L'Italie — vocable géographique qui désignait primitivement la Calabre actuelle et dont l'acception s'était étendue ensuite à l'Italie méridionale — désignera bientôt l'ensemble de la Péninsule. Les mots aussi ont leur impérialisme. Pourquoi les succès de Rome ?

Dans cette conquête, Rome aura bénéficié de sa position centrale qui lui assurait l'avantage des communications intérieures. Les routes construites à partir de Rome vont renforcer ce privilège : le censeur Appius Claudius, en 313, ouvre la via Appia qui gagne Capoue et, plus tard, atteindra Brindisi ; la via Salaria, la via Flaminia rejoindront l'Adriatique, la via Cassia coupera l'Étrurie...

Rome a eu aussi l'habileté, due peut-être à sa faiblesse relative, de ménager les peuples vaincus. Elle s'est efforcée à la patience et à une certaine honnêteté. Les peuples proches d'elle par le sang et la langue, elle finit par leur ouvrir la pleine citoyenneté romaine. Tusculum aurait, la première, reçu ce privilège de Camille, le dictateur à moitié légendaire. Aux peuples moins proches d'elle, une sorte de demi-citoyenneté, celle du droit latin, fut parfois offerte. Il y eut aussi, sur l'emplacement d'anciennes villes, ou sur des sites jusque-là non urbanisés, la création de colonies romaines (alors peuplées de citoyens romains), ou de colonies latines, celle-ci dotées d'une certaine autonomie, mais avec des droits moindres que celles-là. Autre statut, celui des alliés, sodi, favorisés les uns de traités égaux, les autres de traités inégaux.

Politique honnête, ai-je dit, un peu à regret. La bona fides, n'est-ce pas un mythe créé après coup ? Certes Rome a mis un soin jaloux à respecter la lettre des traités, à mettre de son côté morale et bon droit. Cependant, l'hypocrisie n'est jamais absente d'une stratégie qui, après avoir divisé les adversaires, s'applique à différencier les statuts des partenaires.

Une position centrale, une politique habile ne signifient toutefois pas grand-chose sans les moyens militaires. Forgée au cours de ces guerres, la légion a été l'outil de la victoire. Les premiers citoyens des cinq classes « serviennes » y servent avec l'armement lourd des hoplites grecs, casque, cuirasse, bouclier rond ; les autres classes ont adopté un armement plus léger, le pectoral au lieu de la cuirasse et le bouclier long. Les plus pauvres, mal équipés, touchent une solde depuis la guerre de Véies (conquise vers 396). C'est aux Samnites que le fantassin romain a emprunté le javelot, devenu le pïlum : un long fer mince sur un manche de bois. L'habitude s'est prise de disposer socialement, peut-on dire, les légionnaires : les plus légèrement armés, appelés hastati improprement (ils n'ont pas de lance, en effet), forment les premiers rangs ; aux principes la deuxième ligne ; les triarii, en troisième ligne, sont la réserve de fantassins lourds. L'ordre est plus souple que celui des Grecs. Le soldat romain ne combat pas au coude à coude, un intervalle le sépare de son voisin et les lignes successives étant disposées en quinconce, une ligne en recul peut combler les lignes de la suivante sans difficulté. La discipline est stricte, bien qu'il ne s'agisse pas d'une armée de métier. Chaque soir, les hommes construisent le camp qui les protège contre des surprises faciles. La cavalerie reste peu nombreuse, d'ordinaire fournie par les alliés.

Dernier atout pour Rome et d'importance : les querelles qui retiennent au loin les monarques hellénistiques, successeurs d'Alexandre, la lutte aveugle qui oppose en Sicile les Carthaginois et les Grecs, comme s'ils étaient seuls au monde. Rome a profité de ces inattentions pour tisser cette toile de Pénélope, sans cesse à recommencer, que fut la conquête de l'Italie. Et finalement, la voilà forte, sûre d'elle-même, face aux Grecs et aux Puniques, face à la Sicile et à la Méditerranée dont la grande île est la clef.

Rome contre Carthage : une guerre pour la domination de la mer

Avec les trois guerres puniques (264-241 ; 218-202; 148-146), c'est une guerre de Cent Ans qui s'engage entre Rome et Carthage. La domination de la Méditerranée est aussitôt l'enjeu d'un antagonisme qui ne devait se terminer que par la mort de l'un ou l'autre des adversaires.

Au moment où Rome s'est installée à Rhegion (270), les Carthaginois ont placé une garnison en face, à Messine. Les deux monstres politiques — d'un côté l'Italie unifiée de la plaine du Pô au golfe de Tarente, de l'autre l'Afrique du Nord de la Cyrénaïque au Maroc actuel, appuyée sur l'Espagne du Midi — se regardent de part et d'autre de l'étroite rivière marine. Certes, ce sont des adversaires dignes l'un de l'autre, capables même de s'entendre comme l'avaient prouvé des traités antérieurs. Et l'on ne peut guère décrire leur lutte comme celle d'une puissance maritime, Carthage, sorte de guêpe légère, face à un gros lourdaud de soldat, le légionnaire romain. Carthage n'était pas moins experte que Rome pour construire routes et ponts, ou s'occuper d'agriculture. Et Rome, bien avant 264, s'intéresse aux trafics de Méditerranée. Elle s'appuie sur les cités de la Grande-Grèce et, au long de ses côtes, la navigation marchande est active.

Quant à la marine de guerre, ses outils ordinaires, les trirèmes ou quinquérèmes, bateaux longs à trois ou cinq rangs étages de rameurs, se construisent vite. Rome lance en 260, au début du conflit, une flotte de 100 quinquérèmes et 30 trirèmes, plus quelques autres unités, le tout en 60 jours ; en 254, elle lancera 220 vaisseaux en trois mois. Ne garantissons pas à la lettre ces vitesses ahurissantes, mais la construction est certainement rapide, trop même pour être soignée — c'était déjà le cas en Grèce —, de sorte que ces corps flottants sont de petite durée, le temps souvent d'une seule campagne. Au début de la guerre, dit-on, les chantiers italiens auraient copié une quinquérème carthaginoise tombée au pouvoir des Romains. C'est possible : la quinquérème est un monstre mis au point à Chypre ou en Phénicie, dès avant les attaques d'Alexandre. Seule Syracuse, de toutes les villes grecques de l'Ouest, avait construit des quinquérèmes. Mais enfin ce fut un jeu de les imiter. L'approvisionne-ment en bois ne posait à Rome aucun problème : la Péninsule avait encore de nombreuses forêts. C'est du massif de la Sila, dans le Bruttium, que les Grecs du golfe de Tárente faisaient venir leur bois d'œuvre. Pour Rome et Ostie, il descendait le Tibre par flottaison. De ce point de vue, Carthage était défavorisée, ayant souvent à faire venir du bois sarde.

Faciles à construire, ces navires longs sont cependant coûteux, d'autant qu'ils ne servent que durant les calmes de l'été, sur les petites distances entre l'Italie, la Sicile, Malte, les Lipari, les îles Égates, la côte proche d'Afrique... Et toujours il faut les surcharger d'hommes, marins, rameurs, soldats — jusqu'à quatre cents par navire, selon Polybe. Au total, cette guerre est extraordinaire-ment dispendieuse : engagée à égalité, elle ne pouvait que tourner à la guerre d'usure.

En 264, Rome avait occupé Messine sans peine, appelée par les maîtres de la ville, les Mamertins, aventuriers assez étonnants qui avaient trahi la garnison carthaginoise. Après une paix imposée à Hiéron de Syracuse, les Romains commencèrent le siège des villes de l'Ouest : Agrigente la Grecque était enlevée durant l'hiver 262-261 (25 000 esclaves vendus) ; en 254, presque dix ans plus tard, c'était le tour de Panormos la Carthaginoise : dix mille de ses habitants furent réduits en esclavage. Sur mer, en 260, une flotte romaine était vaincue à la hauteur des Lipari, mais une seconde flotte, commandée par le consul C. Duilius Nepos, triomphait au large de Myles (Milazzo), grâce aux grappins et passerelles lancés par les navires romains contre leurs adversaires. Les bateaux carthaginois, meilleurs manœuvriers, se trouvaient du coup

privés de leurs avantages, contraints d'accepter l'abordage, la transformation du combat naval en un duel de soldats, en une bataille terrestre en somme (ce qui devait rester la règle pendant des siècles pour les rencontres de galères). Dès lors, Rome se sentit assez forte pour affronter les vaisseaux carthaginois sur les côtes mêmes d'Afrique (256), et un corps expéditionnaire fut débarqué au cap Bon. Il hiverna à Tunis, mais il fut écrasé l'année suivante. Le chef malheureux en était le consul Regulus.

La situation ne se retourna pas du coup en faveur de Carthage. Cependant, la ville avait trouvé en Hamilcar Barca un chef génial qui s'était accroché, en Sicile, à deux montagnes fortifiées, inexpugnables : le mont Heireté, près de Palerme ; le mont Éryx, près de Drépanon (Trapani). Ses troupes multipliaient les coups de main et les navires puniques pratiquaient une course fructueuse. Cette petite guerre tournait au désavantage de Rome. La République n'avait-elle pas perdu déjà sept cents navires, les tempêtes ajoutant leurs méfaits à ceux des corsaires et flottes puniques ? Alors les Carthaginois, décidés à frapper un grand coup, lancèrent une énorme flotte. Mais Rome et les Grecs, en un effort prodigieux, l'écrasèrent en 241, au large des îles Égates, à la pointe ouest de la Sicile.

A Carthage, le désastre amena l'arrivée au pouvoir de Hannon et du parti pacifiste. Rome put imposer des conditions de paix draconiennes. La Sicile lui fut abandonnée, et elle profita aussitôt des affreuses difficultés intérieures de Carthage pour se faire livrer, par surcroît, la Sardaigne et la Corse. Affaiblie, occupée à faire face au soulèvement de la Libye et à la guerre inexpiable menée par ses mercenaires révoltés (d'énormes arriérés de solde leur étaient dus), Carthage fut contrainte d'accepter les conditions de Rome. Elle obtint seulement, en Italie, le droit de lever des soldats et de charger des bateaux de blé.

Cependant, après le désastre de Sicile et l'écrasement des mercenaires (238), Hamilcar Barca était passé en Espagne avec les débris de son armée, en 237. Ainsi débutait la conquête de l'Espagne qu'allait mener à bien l'orgueilleuse et magnifique famille des Barca. L'opération consista à saisir le bassin du Guadalquivir et, par-delà la haute plaine de Castulo, à rejoindre la Méditerranée (ce sera plus tard le trajet de la via Augusta) ; à s'installer solidement dans le Levant où la Nouvelle-Carthage — Carthagène — fut fondée par le gendre d'Hamilcar, Hasdrubal. A la demande de Rome, les Carthaginois durent s'engager, en 226 ou 225, à ne pas dépasser l'Èbre, donc à ne pas troubler les colonies implantées par Marseille sur le littoral de l'actuelle Catalogne. N'empêche que l'occupation de la péninsule Ibérique selon ces deux lignes maîtresses, le Guadalquivir et le littoral du Levant, assurait à Carthage la possession directe des précieuses mines espagnoles et la possibilité d'intervenir dans leur production. Les frappes de monnaie à Carthagène livreront, quelques années plus tard, jusqu'à 300 livres d'argent par jour. A Carthage même, de belles pièces aux fines représentations d'animaux — chevaux, éléphants — portent témoignage sur ces temps d'abondance.

Cependant Hamilcar avait été tué, en 231, dans une rencontre avec des indigènes ; dix ans plus tard, Hasdrubal était assassiné. Son neveu, Hannibal, le fils d'Hamilcar, fut alors acclamé comme chef par l'armée. Une prestigieuse carrière commençait.

En fait, ni Rome ni Carthage n'avaient désarmé. Chacun épiait, craignait l'autre. Rome rencontrait des difficultés sévères en Sardaigne et en Corse, où les peuples montagnards étaient aussi rudes que les Samnites. Elle en rencontrait plus encore dans l'Italie du Nord où, après quelques tergiversations, elle était intervenue contre

les Gaulois, en 225. Six ans plus tard, elle y fondait les colonies latines de Plaisance et de Crémone, mais ces appuis restaient fragiles : les colonies elles-mêmes provoquèrent le soulèvement des Boïens. La guerre ne s'en préparait pas moins entre Rome et Carthage.

Qui frapperait le premier coup ? Hannibal, qui s'était emparé de Sagonte et franchissait l'Èbre en avril 218 ? Ou bien la flotte romaine concentrée à Lilybée et qui, Malte occupée de façon préventive, s'apprêtait à gagner les rivages d'Afrique ? En septembre 218, Hannibal, qui avait franchi les Alpes (on ne sait par quel chemin exact), pénétrait, avec moins de trente mille nommes, dans la plaine du Pô. En décembre 218, il triomphait sur le Tessin ; en janvier 217, par une journée de neige, il était vainqueur à la Trébie ; le 23 juin, il écrasait les Romains près du lac Trasimène, en Etrurie ; tenu en échec par le dictateur Fabius Cunctator, il eut la chance de remporter à Cannes, le 2 août 216, sa plus grande victoire. Mais, pour des raisons obscures (pas assez d'hommes, pas de machines de sièges ?), il ne marcha pas sur Rome et s'attarda aux délices de Capoue, « la seconde Rome » qui venait de « se donner à lui ». Les années suivantes lui réservèrent encore plusieurs succès (Tarente fut dans ses mains de 213 à 209), mais, prisonnier de l'Italie du Sud, il y fut mal secouru par Carthage. En 207, l'échec sur les rives du Métaure de son frère, Hasdrubal, qui lui apportait d'Espagne un secours substantiel, scella son destin.

Réfugié dès lors dans le Bruttium (la Haute-Calabre), il s'y maintiendra des années durant, bloqué par les légions romaines, comme son père autrefois sur les pentes du mont Éryx. Rome, pendant ce temps-là, frappait des coups décisifs : Carthagène était prise en 209 et le débarquement de Scipion en Afrique, le rappel d'Hannibal, la bataille de Zama (202) furent la conclusion tardive de la deuxième guerre punique.

Un procès pour historiens

Le conflit qui rebondira pour la troisième fois, en 148, pour s'achever deux ans plus tard par la destruction de Carthage pose trop de problèmes pour ne pas avoir suscité les plus vives controverses.

À ce procès, un témoin essentiel, historien et l'un des meilleurs que nous ait donnés la Grèce, Polybe. Né à Megalopolis, en Arcadie, en 210 ou 205, il n'était qu'un enfant au moment de Zama (202), mais il a assisté à la ruine de Carthage, en 146, aux côtés de son ami Scipion Émilien. Étrange détour du destin pour ce fils d'un politicien influent de Megalopolis qui, dans sa première jeunesse, avait milité contre Rome pour la liberté hellénique, aux côtés de Philopœmen, « le dernier des Grecs ». C'est ainsi que finalement Polybe était arrivé à Rome, en 167, parmi les mille otages achéens exilés en Italie, après Pydna. Mais l'exilé fut conquis par la grande ville où il vécut seize années durant, fréquentant la maison des Scipions dont il sera l'ami inconditionnel.

Ses Histoires donnent un récit des événements depuis 264, début de la première guerre punique (présentée d'ailleurs comme une introduction), jusqu'à la destruction de 146. Récit d'autant plus précieux que l'homme, bien informé, est d'une extrême intelligence, soucieux de vues générales, que son expérience grecque l'a amené à réfléchir sur le phénomène de l'expansion romaine. Pour lui, le triomphe de Rome est comme un décret du destin, il découle d'une sorte de loi de nature.

Alors, plutôt que de s'y opposer, pourquoi ne pas lui associer le sort même de l'hellénisme ? Il a essayé d'en convaincre ses compatriotes et les Scipions, héritiers d'une famille glorieuse, gagnée d'ailleurs à la culture grecque et à ses leçons.

Le cœur de l'œuvre de Polybe, c'est donc les raisons du destin impérial de Rome. Pour les historiens occidentaux, sensibilisés aux méfaits des impérialismes et des guerres injustes, le débat porte plutôt sur la responsabilité de ce long conflit dont Rome est sortie différente d'elle-même. Si la rupture de 218 est le fait d'Hannibal, Carthage doit-elle, du coup, endosser la culpabilité de la guerre ? L'impérialisme romain n'est-il alors qu'une réponse à l'impérialisme de Carthage ? Acceptons avec Polybe qu'en frappant Sagonte dans la zone que son traité avec Rome lui interdisait plus ou moins, Hannibal ait sciemment déclenché la guerre. Mais enfin, les Barcides ne sont pas Carthage à eux seuls ; d'autre part, à Rome, dès avant la première guerre punique, il y a des boutefeux et des va-t-en-guerre, malgré la prudence de la politique romaine. La flotte de Lilybée n'était-elle réunie d'ailleurs qu'à des fins défensives ? Si elle avait pris la mer avant l'attaque d'Hannibal, le péché serait-il alors à mettre au compte exclusif de Rome ? Enfin, la guerre ne commence pas en 218, elle recommence. Et les Romains, quand ils avaient occupé Messine en 264, l'avaient bel et bien fait en dépit de leur traité d'amitié avec Carthage de 306. Bref, est-il sérieux de faire dépendre de tel ou tel acte d'hostilité la responsabilité unilatérale d'un conflit si fortement dessiné à l'avance sur la carte du monde ?

Disons que Rome et Carthage ne pouvaient que se gêner, se heurter, se soupçonner mutuellement. Les Barcides — qui semblent avoir hésité — auraient peut-être accepté de rester les maîtres pacifiques de l'Espagne si Rome y avait consenti. Pour Hannibal, la guerre a été une solution risquée, presque désespérée. C'est miracle que sa famille, en Espagne, ait constitué si vite, en une quinzaine d'années, une armée de soixante à soixante-dix mille hommes. Mais Rome dispose de plus du double. Lancer cette armée par voie de terre vers l'Italie lointaine c'est folie : avant même de l'atteindre, elle perdra la moitié de ses effectifs. Après la Trébie, les hommes d'Hannibal devront prendre à nouveau des chemins de montagne pour échapper à la vigilance de l'ennemi, s'étirant parfois, à travers les passes difficiles de l'Apennin, sur trente kilomètres.

Hannibal a misé sur le soulèvement contre Rome de l'Italie mal soumise. Il a eu raison en ce qui concernait les Celtes. Tort, presque entièrement, en ce qui concernait les Étrusques, les Samnites et surtout les Grecs, qui ont finalement préféré les Romains à leurs ennemis de toujours. Il y a bien eu les sécessions de Tarente et de Syracuse et le grand plan d'Hannibal projetant de s'appuyer sur la Macédoine de Philippe V, mais l'armée de ce dernier n'a même pas gagné l'Adriatique.

La seule chance du Carthaginois, c'était la relative inexpérience du commandement romain. Peu familiarisé avec l'art hellénistique de la guerre que pratique Hannibal, il ne se défera que lentement de ses habitudes archaïques, par une sorte de « mutation psychologique » qui a peut-être été le secret du redressement. Rome a ainsi fabriqué peu à peu sa propre forme de guerre « moderne », qui ne fut pas une simple copie de l'art hellénistique, car elle s'appuie sur des bases plus profondes que ce jeu brillant de condottiere qui, après tout, fut celui d'Hannibal. Elle ne se prête pas à cette espèce de sport hellénistique où le vaincu s'empressait de reconnaître sa défaite, sans plus insis-ter.

La tragédie de 146

Après la deuxième guerre punique, Carthage, dépouillée de tout, même de l'Afrique (son territoire s'arrête face au pays numide), de son argent (50 000 talents à payer en 50 ans), de sa flotte — semble frappée à mort. Or elle continue à commercer, développe des cultures riches, la vigne, les oliviers. Ses exportations agricoles portent même ombrage aux grands propriétaires d'Italie, cependant que sa capacité de redressement ranime toutes les inquiétudes romaines : « Delenda est Carthago. »

Une guerre entre Carthage et Massinissa, le roi numide, fournit un prétexte à une expédition romaine. Elle se heurta à une défense sauvage, mais Carthage succomba devant les légionnaires de Scipion Émilien ; elle fut incendiée, rasée, le sel de la malédiction semé sur ses ruines. Un quart de siècle plus tard, Caius Gracchus commença à relever la cité maudite qui ne devait reprendre force et vigueur qu'au temps de César et d'Auguste. Mais cette Carthage romaine, capitale de la province d'Africa, n'avait plus rien à voir avec l'étonnante métropole punique de jadis.

Le Proche-Orient, proie longtemps poursuivie

Dès 200, au lendemain de Zama, on pouvait prévoir la saisie probable par Rome de l'Orient méditerranéen qui, dépendant de la mer, est livré d'avance à qui la dominera. Toutes les grandes villes de l'Est sont maritimes : Alexandrie d'Egypte ; Rhodes, alors centre marchand et financier sans égal (l'argent y est à très bon marché, 8 % contre 24 % à Alexandrie) ; Antioche, ville caravanière à si peu de distance de l'eau marine, qui fait basculer l'Empire séleucide obstinément vers l'ouest ; Pergame qui surveille les détroits de concert avec Byzance ; Corinthe, encore, et bientôt, à nouveau, Athènes... Or, vers l'ouest, la mer appartient à une ville, une seule, énorme depuis que Carthage a été abattue.

Ce qui devait se produire, c'était la soudure entre l'Orient et l'Occident de la mer, ces deux univers indépendants, naturellement aveugles l'un à l'autre. Au vrai, cette soudure, autant dire la formation de l'Empire romain, exigera une succession d'évé-nements qui répondent mal à ce qu'on attendrait d'un mouvement apparemment logique. Si l'opération s'est révélée difficile, peut-être était-elle moins « naturelle » qu'il y paraît après coup ? C'est un fait qu'elle a été lente. La première brutalité de la politique romaine, avec le début de la seconde guerre de Macédoine, se situe dès l'année 200 ; les dernières, en 61 (conquête de la Syrie) et 31 (réduction tardive, ou mieux retardée, de l'Egypte en province romaine). De 200 à 31, de Scipion l'Africain à Auguste, la distance chronologique couvre presque deux siècles.

Cette lenteur, qui en implique d'autres, tient sans doute à la difficulté qu'éprouve Rome, finalement, à devenir le centre économique de la mer. Les fils d'une vie d'ensemble ne se nouent pas aussitôt autour d'elle. À Délos que la politique romaine, en 167, transforme contre Rhodes en un marché libre où afflueront les esclaves et le blé, les hommes d'affaires italiens n'apparaissent en rangs serrés qu'à partir de 125, ou mieux de 100. Près de Naples, le port de Puteoli, destiné au trafic du Levant, ne sera prospère qu'à la fin du IIe siècle. Et ce n'est pas avant qu'Attale, roi de Pergame, ait fait don à Rome en 133 de son royaume (la future province d'Asie sera constituée en 129) que les publicains s'abattront sur lui comme des corbeaux. Alors ne situons pas trop tôt l'unité de la Méditerranée au bénéfice de Rome. N'exagérons pas la portée de tels détails : un envoi de blé d'Egypte à Rome en 210 ; ou d'Afrique du Nord en Egée,

vers les années 170 ; ou la montée de la course à travers les mers du Levant, au début du IIe siècle, qui répond à un recrutement élargi d'esclaves pour les acheteurs d'Italie.

Au total, de Rome jusqu'au royaume parthe ou à la Bactriane, les fluctuations des prix, les mouvements de crédit, les conjonctures financières, les détériorations sociales elles-mêmes, comme le soutient F. M. Heichelheim, tendent à s'étendre sur un espace de plus en plus vaste. Mais tendent seulement. Des conjonctures différenciées se marquent encore, même entre zones voisines : ce qui se passe dans la Syrie d'Antiochos III ne reproduit pas ainsi la violente détérioration de l'Egypte de Ptolémée III. Et, si une conjoncture d'ensemble s'impose à l'économie de la Méditerranée, gageons que ce ne sera pas avant les années 170, 150 ou même 130.

L'Orient, responsable de sa perte

Vers 200, le monde hellénistique n'est ni une maison qui menace ruine, ni cette splendeur dont parle U. Kahrstedt. Que cet Orient aux mains des Grecs ait possédé alors les meilleures institutions, mêlant despotisme et « lumières », indépendance relative des villes et avantages des vastes royaumes territoriaux, qu'il jouisse de la plus vive circulation monétaire, des plus grandes richesses accumulées, du plus haut niveau de vie, des populations les plus denses — c'est bien probable. Mais qu'il ait été au bord de la Terre Promise, c'est-à-dire d'un capitalisme qui atteindrait le plan industriel et annoncerait la fin d'un régime d'hommes esclaves, c'est tout à fait douteux. Et non moins que de l'avortement d'une telle révolution industrielle, le responsable ait été le « barbare » romain, même s'il a alors beaucoup détruit, pillé, torturé.

Le partage de l'héritage d'Alexandre entre trois puissances, Syrie, Egypte, Macédoine, avait signifié aussitôt des guerres continuelles, des liaisons fréquemment rompues et des violences inouïes, les pires, celles de la guerre civile. Au début du IIIe siècle, une sorte d'équilibre entre le grand poids de l'Egypte, d'une part, et, d'autre part, la floraison de Rhodes, de Milet, d'Ephèse, et la reprise marchande des comptoirs du Pont-Euxin, avait sans doute créé, du nord au sud, un axe vivant. Puis, entre les trois grands, profitant de leurs oppositions, des États seconds avaient poussé : ainsi les royaumes de Pergame, de Bithynie, du Pont, d'Arménie, de Bactriane ; ainsi des villes aussi éblouissantes que Rhodes et les groupes de villes de Crète ou de Cilicie, où se loge une piraterie prospère. Mais, quand le IIIe siècle s'achève, la puissance de l'Egypte est durement frappée. Du dehors, par la crise de la deuxième guerre punique qui ralentit peut-être les envois de métal blanc vers l'est et qui, en tout cas, enlève à l'Egypte de vastes marchés en Italie, en Sicile et à Carthage même. Du dedans car, victorieuse de la Syrie à Raphia, en 217, l'Egypte n'a dû ce succès qu'aux milices « égyptiennes », entendez non grecques. Du coup, des troubles intérieurs (nationalistes, coloniaux, voire racistes) désolent l'Egypte qui n'est plus, dans le jeu politique du Proche-Orient, qu'un homme malade. Cette faiblesse, ce vide lancent en avant les politiques agressives de Philippe V de Macédoine et d'Antiochos III, sous le signe de la hâte et des guerres impitoyables.

Les brutalités romaines

Cette situation explique dans une certaine mesure les brutalités immédiates de Rome. Elle a profité de ce qu'elle n'avait plus en face d'elle, au Proche-Orient, que ces deux colosses fragiles, agités, le Macédonien et le Syrien, pour éliminer tout de suite le danger potentiel qu'ils représentaient.

Les origines de la seconde guerre de Macédoine (200-197), où Rome s'engage à peine terminé son conflit avec Carthage, ne sont pas claires. Doutons que le Sénat se soit simplement effrayé de l'accord improvisé de Philippe V et d'Antiochos III, ou que les ambassades pressantes et inquiètes de Pergame, de Rhodes et d'Athènes aient suffi à le convaincre de jeter des armées au loin dans un conflit aisé à éviter, puisque le Macédonien s'efforçait de ne pas rompre les clauses du traité de 205 qui le liait à Rome. Les choses se comprennent mieux vues de Rome, où l'impérialisme épanoui par la lutte contre Carthage va son bonhomme de chemin. Les grands acteurs de la première guerre de Macédoine, un P. Sulpicius Gallus, un M. Valerius Laevinus, ne sont pas seuls à vouloir reprendre du service. Une sorte de « professionnalisme » militaire s'est installé : l'appât des profits, la recherche maladive de la gloire, les suites d'un suréquipement militaire jouent leur rôle. Toute guerre pose le problème de la démobilisation, et Rome a des soldats dont elle ne sait plus que faire.

Les légions, admirablement commandées, rompues à une guerre « moderne », ont une force irrésistible, d'autant que l'Orient3 aveugle à la leçon, ne réformera pas ses armées : c'est peut-être le sort des pays civilisés que d'être en retard d'une ou deux guerres sur leurs adversaires plus frustes qu'eux. A Cynoscéphales (197), l'armée de Philippe V est presque ridiculisée ; la Macédoine, ramenée d'un coup à ses strictes limites, subira une humiliation supplémentaire : la proclamation par Flaminius, aux jeux Isthmiques, de l'Indépendance grecque (196), qui rend la Grèce à la liberté et à ses minuscules querelles. En 194, les légions abandonnent la péninsule des Balkans. Après tant de pillages, d'exactions, de massacres, qui oserait bouger ? Puis, en 190, favorisés par les Pergaméniens et les Rhodiens, les Scipions triomphent, à Magnésie du Sipyle, de l'armée, bien plus nombreuse, d'Antiochos III et rejettent ce magnifique et ambitieux « Roi-Soleil » au-delà du Taurus.

Même facilité, quelque vingt ans plus tard, en 167, quand il s'agira d'abattre Persée, le successeur de Philippe V. Paul Emile, le fils du vaincu de Cannes, donne sur le champ de bataille de Pydna une nouvelle démonstration de l'infaillible supériorité romaine et son triomphe, à Rome, étalera des richesses inouïes, fruit de pillages abominables. Cette fois, la monarchie macédonienne et la Macédoine étaient rayées du monde des vivants.

La conjoncture se renverse

Guerres éclairs, pillages ne sont possibles qu'en raison d'une certaine euphorie de la vie économique. Il faut que le vaincu jeté à terre ait de quoi se relever pour que la lutte et le pillage puissent se renouveler. C'est ce qui est arrivé au cours du premier tiers du IIe siècle : la conjoncture reste assez favorable, les plaies, les finances délabrées se guérissent, les indemnités de guerre se soldent, si lourdes soient-elles. Même l'Egypte, qui a connu des dévaluations affolantes, de l'ordre de 10 à 1, et qui se trouve mise au régime de la monnaie de cuivre, se reprend à vivre après ce remède de cheval.

Toutefois, au-delà de 170, la conjoncture se renverse ; les prix du blé deviennent catastrophiques, le niveau de vie s'effondre, les troubles sociaux s'étendent comme une lèpre et gagnent au loin Rome et l'Italie victorieuses. Que la politique soit responsable de ces bouleversements en chaîne, c'est un fait. Mais le reflux économique joue aussi son rôle. La guerre devient atroce. La Macédoine, soulevée, est réduite en province romaine ; le gendarme s'établit chez elle (148). La Grèce, soulevée à son tour, est abattue sauvagement et, à titre d'exemple, gratuitement ou presque, Corinthe est rasée, l'année même où Carthage s'abîme dans les flammes. La Grèce, elle aussi, est réduite en province romaine (146) et, quand Attale meurt (133), son royaume, légué par lui à Rome, devient la province d'Asie (129).

Partout, d'un bout à l'autre de la mer, les guerres civiles, « sociales » ou de peuple à peuple, s'accompagnent, se donnent la main, semblent naître les unes des autres : en Espagne, la révolte des Celtibères, inaugurée en 154, ne s'achève qu'en 133, après les horreurs du siège de Numance ; en Afrique du Nord, la guerre contre Jugurtha s'ouvre en 109 et entraînera des répercussions à Rome même; en 102 et 101, les Cimbres et les Teutons parviennent en Provence et jusque dans l'Italie du Nord ; en 91, la révolte de l'Italie — la guerre « sociale » (socii = les alliés) — met Rome au bord de la ruine. Enfin dans la capitale même, les rivalités frénétiques pour le pouvoir ne s'inter-rompent plus que par intermittence. Comment conquérir, tenir l'univers méditerranéen dans ces conditions-là ?

A la faveur des querelles qui déchirent Rome — la marée de la Guerre sociale, puis les premiers pas victorieux de Sylla, en 88, poussant son armée jusque dans la ville elle-même —, le roi du Pont, Mithridate, est quelques années durant l'ouvrier d'une éclatante revanche contre Rome, aux applaudissements de l'Orient. En 88, à son appel, une guerre générale, la révolte « pontique », se déchaîne ; elle traverse comme un éclair la province d'Asie ; les villes lui ouvrent leurs portes, massacrent les Romains (80 000 au total, dira-t-on). Puis, gagnant de proche en proche, la vague traverse l'Egée. Les Romains de Délos sont assassinés. De la Macédoine, une armée d'invasion gagne la Thessalie ; la Grèce centrale, Athènes elle-même, se soulèvent.

Le coup d'arrêt aura tardé. La répression, commencée par Sylla (87-83), est marquée par la reprise d'Athènes, durement traitée. Toutefois d'autres soucis interdisent à Sylla de poursuivre sa route : la domination du monde est à saisir ailleurs, à Rome même, et il signe en hâte, avec le roi du Pont, la paix bâclée de Dardanos (83). L'insécurité se maintient donc en Orient. Même les très dures campagnes de Lucullus n'aboutissent pas à la pacification. Celle-ci sera atteinte tardivement, sans trop de mérite, lors du voyage facile de Pompée. En 63, le vieux roi du Pont, abandonné, se fait égorger par l'un de ses serviteurs. Deux ans plus tard, la Syrie devenait province romaine.

Mais la fortune de Rome ainsi réaffirmée n'est-elle pas portée, en fait, par le flot montant de la situation économique, celle-ci rétablie peut-être à partir de Sylla, sûrement avant César ? Tout serait réglé et l'Orient soumis sans restriction si les querelles à Rome n'avaient pris un tour tragique.

De la ville à l'empire, de Tiberius Gracchus, 133 avant J.-C., à Auguste, 31 avant J.-C.

Ces querelles dont le terme sera la victoire d'Auguste, en 31, couvrent un siècle entier. Les historiens ont étudié à la loupe, avec une érudition exemplaire et d'infinies discussions, ce drame plein de péripéties, cependant horriblement monotone tant la vilenie des hommes y tient continûment la vedette. Dans cette course au pouvoir, tous les hommes, si différents soient-ils, ont les mains sales et ensanglantées. Tous, ils finissent par se ressembler.

Les généreux, peut-on dire les purs ? — les Gracques, Tiberius, puis Caius —, rêvent de rénover Rome, de reconstituer une classe de petits propriétaires. Mais à peine durent-ils, face à leur propre classe, à la nobilitas qui monopolise le pouvoir, règne au Sénat et distribue les magistratures. Ni l'un ni l'autre des frères illustres n'a été sauvé par le caractère sacro-saint du tribunat de la plèbe, dignité qui fut la leur : le premier tombe assassiné en 133, le second en 123.

Marius, né près d'Arpinum, en 157, est quant à lui un homo novus, et c'est le parti populaire — la plèbe de Rome soutenue par les chevaliers — qui le porte à son premier consulat, en 107. Il avait été mis en lumière par la guerre menée contre Jugurtha dont il écarta son patron, Metellus, achevant lui-même la défaite du roi numide (105). Si, avec Marius et les longues luttes qu'il soutiendra jusqu'à sa mort, en 86, les événements se précipitent, ce n'est pas en raison d'une logique de l'histoire, moins encore en raison de l'habileté de Marius, soldat courageux mais politique borné, ou sous le poids d'une explosion populaire. Le peuple de Rome, plèbe oisive qui vit de la charité de l'État, serait bien incapable d'établir une démocratie.

Au vrai, la vieille société romaine a perdu ses bases. Sa classe dirigeante — la nobilitas, faite de patriciens et d'anciens plébéiens anoblis par les magistratures — reste en place. Mais autour de Rome et à travers l'Italie a disparu une population nombreuse de petits propriétaires, paysans un jour, soldats le lendemain. La plèbe urbaine est le fruit en partie de cette décomposition. A côté de la nobilitas qui se réserve les magistratures, qui peuple le Sénat, distribue les promagistratures et possède de vastes domaines peuplés d'esclaves, particulièrement dans la riche Campanie — à côté de cette nobïlitas, une « bourgeoisie » de chevaliers financiers, percepteurs d'impôts, constitue un danger qui grandit avec la jouissance nouvelle de l'argent. Bref, une société malade s'effondre sur ses bases, crée la fragilité du pouvoir et des institutions.

Le fait essentiel qui en résume beaucoup d'autres, c'est la transformation de l'armée, armée de citoyens devenue armée de métier, se recrutant dès lors parmi les pauvres, les sans-avoir, les capite censi, les gens au-dessous de la dernière classe, infra classent. Ils deviennent vite les maîtres de la situation, poussent leurs chefs vers le pouvoir, ceux-ci assez indifférents à ce que nous appellerions de vraies convictions politiques. En 100, l'armée de Marius écrase le parti populaire, coupable d'avoir repris les projets de lois agraires des Gracques et d'agiter furieusement la grande ville.

Sylla est, lui aussi, l'homme d'une armée dont il reçoit le pouvoir à son retour d'Orient, en 82. Sa victoire, suivie d'atroces prescriptions, conduit à la dictature. Est-ce déjà la monarchie à l'orientale ? Non, Sylla abdiquera en 79 et tout recommence avec les luttes entre Pompée et César, puis entre Antoine et Octave. La monarchie ne s'est pas établie non plus avec César qu'abattent les conjurés des ides de Mars (44). Elle le sera au terme du combat d'Octave contre Antoine, particulièrement dramatique.

Cette querelle, en effet, a fait resurgir le conflit latent de l'Occident et de l'Orient, comme si tout recommençait à zéro, comme si l'Orient redevenait capable, par miracle, de ressaisir sa fortune évanouie. Réalité ou illusion ? Octave, le futur

Auguste, incarne la pensée unitaire de César, le souci de lier un Occident presque achevé à un Orient qu'il faudrait compléter, au-delà de la trop proche frontière de l'Euphrate. Antoine et Cléopâtre, au gré des circonstances, font le rêve d'un Orient unifié à leur avantage. Ce rêve, englouti d'un coup à Actium (33), aurait-il pu aboutir, des siècles avant la lettre, à l'avènement d'un Empire byzantin ? Des historiens le prétendent. C'est peut-être prendre à la lettre la propagande augustéenne, car l'épisode « égyptien » venait à propos pour instaurer et faire accepter un pouvoir fort et de formulation inédite. Antoine vainqueur n'aurait-il pas fait, lui aussi, l'Empire romain ?

Le mérite d'Auguste, en reprenant l'héritage de César, sera de l'adapter, d'en masquer les hardiesses criantes. Cet héritier prudent — le premier empereur, la Méditerranée entière, maîtres et esclaves (et pas seulement Virgile et les amis de Mécène), l'a considéré comme un sauveur : la paix (ubique pax fut sa devise), le respect des personnes, l'ordre social, ce sont là des cadeaux qui comptent après tant d'années tumultueuses. Surtout les dernières dont la tension avait dépassé toute mesure.

II AU-DELÀ DE LA MÉDITERRANÉE

Un jour, l'impérialisme romain s'est arrêté de lui-même. De ce point de vue,

l'époque décisive a été celle d'Hadrien (117-138 après J.-C.). Alors s'est trouvée dessinée autour de la mer la vaste ellipse des frontières romaines, à plus ou moins grande distance de la Méditerranée elle-même qui reste le trait fondamental de l'empire : des terres autour du Mare Nostrum.

Vers le sud et l'est, l'empire est protégé par le vide des déserts : le Sahara, le désert de Syrie. Il n'y a de danger qu'au-delà des vides syriens, avec la mise en place des Parthes Arsacides, puis Sassanides grâce à qui revit l'Iran, cœur jamais mort de l'Empire perse. Mais les Parthes seront longtemps comme des guêpes lointaines, furieuses seulement si elles sont attaquées chez elles. Et le « contre-empire » ne barre pas le chemin de la soie, des drogues et des épices à Rome, puisque celle-ci a accès à la mer Rouge et, par elle, aux commodités des moussons de l'océan Indien. C'est au nord, du côté de l'Europe, que Rome se sent menacée. Elle détient les Balkans, l'Italie, l'Espagne, mais pour assurer la sécurité de ces continents, elle est tentée de se saisir de leurs abords, la mer Noire, le lointain Pont-Euxin, le Danube, le Rhin — donc de s'aventurer en ces terres épaisses, mal peuplées souvent, où tout change, les hommes, le ciel, les cultures, les plantes, les fleuves, les mers.

Ce dépassement insistant était-il obligatoire ? Quand l'empire y a renoncé finalement, est-ce par esprit de démission, ou parce qu'il s'était habitué à ne vouloir que ce qui était réalisable, à portée de main ? Cette masse humaine, énorme pour l'époque (50 millions d'êtres au bas mot), disposée à travers un espace énorme lui aussi, car les distances s'y maîtrisent mal, ne vit peut-être pas en sécurité dans l'enveloppe peu résistante où elle tend à s'enfermer. Mais s'éloigner de la mer, c'est s'affaiblir en allongeant les lignes de ravitaillement, en affrontant le vide désertique

ou océanique, ou bien le demi-vide des pays primitifs comme la Germanie. Or, à soi seul, tenir tant de postes frontières est un chef-d'œuvre harassant, sans cesse à renouveler. Cinquante millions d'hommes et qui travaillent, labourent, forgent, tissent, naviguent, conduisent des bêtes de somme, c'est une concurrence sans fin au métier de soldat. La garde des frontières eût-elle même été possible sans l'enrôlement de l'auxiliaire barbare, de l'archer palmyréen ou du soldat germanique aux cheveux blonds ?

Les Cimbres et les Teutons

Avant l'empire, le problème s'est déjà posé lors de l'alerte des Cimbres et des Teutons : la plus formidable invasion qui ait menacé l'œkoumène de Méditerranée, avant les mouvements des peuples germaniques du Ve siècle.

Un fleuve humain, vers 120 avant J.-C., a quitté la presqu'île du Jutland — au nord les Cimbres, vers le sud les Teutons —, un flot d'hommes, de femmes, d'enfants qui, dans sa coulée lente, rencontre les obstacles vivants des autres peuples, les heurte ou les mutile au passage, en emporte des morceaux. À la recherche de terres, dix ans plus tard, ils sont sur le Danube, au sud de l'actuel pays morave ; ils longent ensuite les Alpes, bousculent les Romains, surgissent en 109 dans le Jura. Quatre ans après, les voilà dans la région de Toulouse. Les Cimbres se rendent alors en Espagne, en reviennent, et c'est en Belgique qu'ils font à nouveau leur jonction avec les Teutons. Leurs masses confondues décident alors de gagner l'Italie. Les Teutons, victorieux à Orange, choisissent finalement la route de la Provence ; les Cimbres, celle du pays des Helvètes et du Brenner. Leur but commun, c'est le Nord de la péninsule, zone fragile encore à un siècle de la randonnée d'Hannibal. Quant à la « Provence », la Provincia tenue depuis 120 seulement, elle n'est qu'une étroite bordure, au long de la mer.

Marius, à qui Rome confie des légions peu expérimentées, rejoint, au-delà d'Aix-en-Provence (Aquae Sextiae), la masse des Teutons qui, sans se soucier de lui, se dirige vers l'est, en route pour la Terre Promise. Six jours durant, ils défilent devant le camp romain, s'esclaffant, promettant d'« aller rendre visite aux femmes des Romains et demandant à ceux-ci avec insolence s'ils n'ont rien à leur transmettre ». Mais Marius rejoint la cohue, la bouscule, massacre hommes, femmes, enfants, capturant jusqu'à trois cent mille prisonniers. Le chiffre, probablement grossi, signale tout de même la multitude des envahisseurs. L'année suivante, le 3 juillet 101, à Verceil, Marius trouve les Cimbres qui, au-delà du Brenner, ont traversé l'Italie du Nord, d'est en ouest, au lieu de marcher sur Rome. Une nouvelle victoire submerge le marché italien d'esclaves à vendre.

L'aventure n'a pas laissé à la seule Gaule un souvenir de cauchemar. L'Italie, dont les portes ont été forcées, a pris conscience d'un monstrueux danger nordique. La « frayeur cimbrique », légende d'horreur, survivra à Rome.

César conquiert la Gaule : 59-50

Face au monde germanique travaillé de remuements violents, la Gaule s'offre comme un but ou une proie. Relativement riche, peuplée (peut-être 12, voire 15

millions d'habitants), avec des campagnes fertiles, des forêts denses, des villes, de florissants métiers (lainages, cordonneries, métallurgie), elle est partagée entre des peuples rivaux, au vrai de vastes tribus territoriales. D'où une faiblesse politique générale dont les conséquences seront dramatiques.

Cette Gaule-là, Rome craint qu'elle n'attire, sans pouvoir s'y opposer vraiment, le trop-plein du monde germanique, puis le rejette vers la Méditerranée comme au temps des anciennes fureurs celtiques. D'ailleurs Celtes et Germains se confondent aux yeux des Romains, ceux-ci seulement plus sauvages que ceux-là. La sécurité italienne exige, en définitive, que la marmite gauloise soit contrôlée de près et le problème de l'occupation de la Gallia comata, la Gaule chevelue (par opposition à la Gallia togata, la Gaule en toge, de la Provincia, la future Narbonnaise), a dû se poser très tôt. D'autant que les marchands italiens, les negotiatores, s'intéressent au marché gaulois où leurs ventes se multiplient. « Des amphores de vin italiennes se rencontrent vers l'an 100 avant J.-C. jusqu'à Chateaumeillant », dans l'actuel département du Cher et même bien au-delà. L'ambition des candidats à une conquête prestigieuse fit le reste.

En avril 59, emprisonné dans les intrigues des triumvirs (Pompée, César, Crassus), le Sénat confie à César un commandement exceptionnel, l'Illyrie et la Cisalpine ; il y ajoute la Transalpine. Y a-t-il eu chez les Pères Conscrits qui le désignent, en principe, pour assurer la sécurité des Alpes, énorme mur mais troué de trop de fissures et menacé par les mouvements des peuples nordiques — y a-t-il eu l'espoir que la Gaule chevelue allait constituer pour l'ambitieux un piège redoutable, peut-être mortel ? Alors quel faux calcul ! L'occasion d'y intervenir fut fournie à César, dès le printemps 58, par la migration des Helvètes en direction de l'ouest. Las d'être bousculés par les Germains, ils voulaient chercher refuge en Gaule. « Se détournant de la garde des Alpes, César se rendit sur le Rhône. C'est ainsi que la Gaule devint un champ de bataille. » Encore a-t-il fallu que le proconsul poussât sa politique entre les rivalités et les inquiétudes des peuples gaulois, qu'il trompât les Helvètes pour les mieux surprendre et se servit de ce prétexte pour marcher vers le nord. En fait, tout se déduira de là, un événement voulu en entraînant un autre, lui aussi calculé à l'avance. César refoule les Helvètes à Bibracte, il va, la même année, rejeter d'Alsace les Suèves d'Arioviste. Ainsi s'installe-t-il en Gaule sous le prétexte de la protéger4.

Ce drame est-il né de la seule ambition de Caius Julius César ? Nul doute qu'il ait vu dans l'aventure une occasion de gloire, de puissance, un moyen de rétablir une fortune compromise par des dépenses « folles et démagogiques ». Que l'homme soit merveilleusement intelligent et lucide ne fait qu'aggraver son cas. Mais il est vrai aussi que la Gaule se livre d'avance à autrui, par sa faiblesse politique, son inorganisation. Si elle ne devient pas romaine, la voilà germanique, ce qui signifie des flots d'hommes se succédant, les Helvètes d'abord, derrière eux les Suèves et qui, derrière les Suèves ? Ce retour au cauchemar cimbre et teuton aurait, presque à coup sûr, provoqué l'intervention de Rome. Donc une autre conquête ? Bref, César lui-même a dépendu d'un destin qui sûrement le dépassait. La Gaule a été conquise pour que son corps s'interposât efficacement, une fois pour toutes, entre Rome et la Germanie redoutée.

4Sur la conquête romaine de la Gaule, position critique de C. Goudineau, César et la Gaule, Paris, 1990. (P.R.)

La carte qui résume les campagnes de César dit trop clairement ce qui s'est déroulé au milieu d'incidents et d'hésitations, durant de lourdes années, à travers un pays immense où la rapidité de marche des légions ne pouvait supprimer les distances. Mais il est impossible d'en suivre ici le détail à travers les communiqués de victoires que César envoie à Rome, ville qu'il n'oublie jamais et où agit son « âme damnée », Publius Clodius.

La conquête de 58 à 54 a été une suite de succès faciles, préparés avec méthode. Un sillon sanglant s'enfonce dans la chair et le territoire des Gaulois. En 58, les Helvètes sont écrasés à Bibracte, les Suèves à Mulhouse. En 57, les légions frappent les peuples de Belgique et poussent jusqu'à l'Escaut et la Meuse. En 56, au-delà des forêts basses de l'Armorique, la force romaine frappe les Vénètes et triomphe de leurs bateaux solides. La même année, l'Aquitaine est saisie à l'ouest de la Provincia. Le cercle qui coupe la Gaule de ses liaisons avec le Rhin et avec la Bretagne est alors tracé, plaie ouverte et qui ne peut guérir. Il suffit à César, pour qu'elle reste une marque brûlante, de franchir deux fois la Manche (55 et 54) et deux fois le Rhin (55 et 53).

Expéditions démesurées, a-t-on dit. En fait, César songe moins à la Germanie ou à l'île anglaise qu'à la Gaule, qu'il faut habituer, condamner, à la présence et à la domination de Rome. Mais en 54, 53 et 52, et encore en 51, la Gaule prisonnière explose du dedans. Le soulèvement part du Massif Central, autour duquel les conquérants avaient tourné jusque-là sans y pénétrer. Ce sont les instants pathétiques de Vercingétorix, le repli des légions d'Amiens à Sens, l'échec de Gergovie. Puis la situation se retourne, les Gaulois assiégés dans Alésia capitulent, à la fin de septembre 52. Ils ont vu, par une épouvantable magie, l'armée romaine élever autour d'eux ses murs de terre, ses palissades, ses circumvallations, ses machines de guerre, ses lignes de pieux fichés dans le sol. Quelle démonstration, à partir d'éléments simples, d'une supériorité technique, fruit d'une discipline stricte !

Alors concluons : si le plus grand événement de l'histoire romaine est sans conteste la conquête de la Méditerranée, le second c'est cette conquête de la Gaule, la réduction à l'ordre d'une énorme masse vivante. La Gaule, c'est peut-être trois fois la population de l'Italie entière, et Rome aura souvent vécu de cette masse d'hommes, entrés à son service. Le drame de Germanicus

Toutefois, la Gaule pouvait-elle se protéger elle-même, assez pour assurer la quiétude du monde romain ? César a pu le croire, hypnotisé par deux faciles victoires au-delà du Rhin. Il a deux fois débouché dans une terre vide, à dessein abandonnée. Il a méconnu la « fécondité redoutable » de la Germanie.

Cette erreur inspira le plan d'Auguste à la fin de sa vie : déplacer la frontière de l'empire jusqu'à l'Elbe et à la Moldau et s'arrêter ainsi à l'articulation entre Germains de l'Ouest et de l'Est, sur une ligne que la protection du Danube permettrait de prolonger jusqu'à la mer Noire. La frontière du Moyen et du Bas-Danube fut aménagée la première. Puis en 12 avant J.-C., le beau-fils d'Auguste, Drusus, entreprit par mer et par terre la conquête de la Germanie de l'Ouest, entre Rhin et Elbe. Cette conquête fut achevée en l'an 7 par son frère Tibère. Or, seize ans plus tard, en 9 après J.-C., les Chérusques se soulevaient et les légions de Varus étaient détruites dans le Teutoburger Wald, par Arminius.

Désastre sans précédent, aux immenses répercussions, peut-être hors de proportion avec la signification d'un événement où tout s'était conjuré contre les légionnaires : la trahison des troupes alliées, les pluies diluviennes, la lourdeur des bagages, le terrain marécageux où le soldat s'enlisait. D'ailleurs César Germanicus, le fils de Drusus que Tibère, successeur d'Auguste, avait adopté, renversa vite la situation, restaura le prestige de Rome et ensevelit, en leur rendant les honneurs, les restes des compagnons de Varus. N'empêche qu'en 17, Tibère rappelait le prince aventureux, « l'avertissant en d'incessantes lettres, dit Tacite, de revenir célébrer le triomphe prévu ; c'était assez de réussite et assez d'aventure ». Tibère imposa alors « sa politique étriquée ». La Germanie fut évacuée et, après son triomphe, Germanicus désespéré était expédié en Orient où il mourut prématurément, peut-être assassiné.

La limite à peu près définitive de l'empire était ainsi fixée sur plus de deux mille kilomètres par la frontière du Rhin et du Danube. Organisée fortement plus tard dans l'importante zone de raccord des champs Décumates, Rome, du coup, a reconnu, créé presque un adversaire de longue durée. Elle a pris la Germanie dans ses bras. Trajan, les Daces et l'Euphrate

Après la sagesse raisonnée d'Auguste, après la sagesse inquiète et soupçonneuse de Tibère, il faut à Trajan beaucoup de hardiesse, d'inexpérience, d'enthousiasme, de sens de la grandeur pour s'engager dans l'œuvre de conquête surhumaine où il trouvera la gloire et la mort. Lorsqu'il succède à Nerva, en 98, Trajan a derrière lui une carrière militaire déjà longue. Espagnol, né à Italica, en 52, il est le premier provincial à être investi de la dignité impériale. Il donnera d'ailleurs à l'empire un éclat certain, une seconde jeunesse.

Que Trajan ait consolidé la frontière du Rhin, créé des villes (Xanten et Nimègue), tracé des routes dans la zone névralgique des champs Décumates, c'était là routine nécessaire, la frontière se radoubant sans cesse comme la coque d'un navire. Mais son intervention fut autrement novatrice contre les Daces et leur roi Décébale (101-107). L'annexion de la Dacie (Transylvanie, Vala-chie et Moldavie actuelles), sa transformation en province impériale, renforcèrent le Danube d'un môle avancé. Rome allait y planter des colonies vivaces, recrutées principalement en Orient, mais le latin fut la langue commune de ce « nouveau monde » appelé à prendre racine et à durer. Avantage supplémentaire, la Dacie possédait des mines de métaux précieux et « l'or des Daces » finança les grandes constructions du règne. La plus célèbre sera le forum de Trajan.

Mais ce qui mérite le plus d'attention, ce sont les campagnes de 114 à 117 contre les Parthes. Le coude de l'Euphrate, la Mésopotamie et au-delà l'Iran représentaient pour Rome une zone de faiblesse. La catastrophe de Crassus à Carrhes (53), l'échec d'Antoine (« une retraite de Russie », disait Guglielmo Ferrero) étaient de sinistres précédents. Pourtant l'Empire des Parthes, divisé du dedans et, sur ses marges, rongé par des querelles inexpiables, n'est pas, à première vue, un adversaire redoutable.

En 114, Trajan débarquait à Antioche, gagnait l'Arménie. De ce bastion, il poussait ses légions, en 115, vers la Mésopotamie, dont il saisissait la majeure partie. L'année suivante, il prenait Ctésiphon, sur le Tigre, et Séleucie sur l'Euphrate, puis atteignait au sud le golfe Persique. Le roi parthe Chosroès s'étant enfui, Trajan put lui choisir un successeur et croire la partie gagnée. Mais à peine eut-il quitté la place que des

foyers de révolte éclataient un peu partout. Seules les populations grecques, peu nombreuses, accueillaient le vainqueur ; les Iraniens étaient indifférents, les Juifs et les Arabes violemment irréductibles. Chosroès réapparut dans les environs de Ctésiphon... Trajan découragé avait pris le chemin du retour. En août 117, il mourait à Sélinonte, en Cilicie.

L'aventure se soldait par un échec. Rome avait rencontré là, plus qu'une hostilité de la nature ou du destin, une limite de son intelligence. Ou de son expérience. Il lui a manqué pour s'imposer à l'Asie l'outil qui avait conduit Alexandre jusqu'à l'Indus, la cavalerie. C'est à cheval aussi qu'Antiochos III avait poursuivi son Anabase, de 202 à 205, atteignant à son tour les bords lointains de l'Indus. Trajan se contenta de surprendre la Mésopotamie par le détour des montagnes d'Arménie : c'était là une ruse de paysan espagnol ou samnite.

En somme, ni face à la Germanie où l'opération aurait peut-être exigé une maîtrise de la mer du Nord et de la Baltique, ni face à l'Euphrate dont la barrière ne peut être dépassée utilement qu'en franchissant de prodigieux espaces au galop des chevaux, Rome n'a fait preuve d'une audace ou d'une ingéniosité frappantes. La conséquence s'impose dès les premiers actes d'Hadrien (117-138) : le successeur de Trajan passera le meilleur de son règne à visiter et à consolider les frontières ; d'entrée de jeu, il a évacué les provinces créées par Trajan au-delà de l'Euphrate. La réaction contre cette politique de bon sens sera la conspiration de 118 qui se terminera par l'exécution des généraux de Trajan, Cornélius Palma et Lucius Quietus. Alors s'achève toute expansion impérialiste. L'empire a atteint son volume définitif ; il s'abrite derrière une muraille de Chine au petit pied. Rome a cessé de manger l'espace.

Cet arrêt est beaucoup plus venu d'elle-même que des autres, comme si brusquement l'appétit lui avait fait défaut. Si « avec Trajan sont morts l'optimisme et l'esprit cocardier » (J.-L. Laugier), n'en rendons pas Hadrien responsable. Ce régime convenait à l'empire puisqu'il a duré, qu'il s'est installé dans ce qu'on peut appeler routine, prose, monotonie, mais aussi dans la paix, bienfait inégalable. D'ailleurs, si tout tient debout et si longtemps, est-ce seulement à cause de la solidité du bois, de la terre, de la pierre des défenses romaines, de l'efficacité des routes, de l'admirable organisation d'une armée disciplinée, entraînée, et vivante, poussant d'elle-même à partir de ses recrutements divers et de la mobilité sociale qu'elle met en jeu ? Le prix de la sécurité, à Rome même, une fois jaugé et payé avec les cohortes prétoriennes, il reste à l'empire une trentaine de légions à disposer au long de l'interminable cordon des frontières fortifiées, peut-être trois cent mille hommes, chiffre énorme et déri-soire. Alors la solidité de l'empire tiendrait-elle aussi au simple fait que le « repli » d'Hadrien, ou « l'immobilisme » d'Antonin le Pieux rencontrent la complicité, l'acquiescement contemporains des humanités au-delà des frontières ?

Plus tard, en effet, quand l'immense région des steppes se remet à bouger, à partir de poussées issues des profondeurs asiatiques et qui propulsent vers l'ouest les Parthes à

partir de 162, les Germains à partir de 168, le limes est vite impuissant contre ces inondations d'hommes et l'initiative ravie à l'empire, pour des siècles, au bénéfice des humanités élémentaires qui l'entourent et le pressent. Pour Rome, la défense plus que

jamais devient une question d'effectifs, de qualité des hommes, d'intelligence. Soit dix, vingt, cent problèmes à la fois, tous sans vraie solution. Ou il y faudrait des

miracles, des hommes exceptionnels, des sauveurs tel Dioclétien (245-313). Mais les sauveurs succombent à la tâche. Dès lors, un ciel de tragédie est la toile de

fond du destin de l'empire, attaqué du dehors et du dedans, blessé, souffrant et qui ne veut pas mourir.

Ill

LE GRAND PERSONNAGE : LA CIVILISATION MÉDITERRANÉENNE

Rome victorieuse, la Méditerranée continue d'être elle-même. Diverse selon les lieux et les âges, elle reste de toutes les couleurs imaginables, car rien, en cette mer d'antique richesse, ne s'efface sans laisser de trace ou sans revenir, un jour ou l'autre, à la surface. Mais en même temps le Mare Nostrum, dans la mesure où des siècles paisibles y multiplient les échanges, tend vers une certaine unité de couleur et de vie. Cette civilisation en train de se construire est le grand personnage à distinguer entre tous les autres.

Courants et contre-courants

Une telle civilisation, c'est au premier chef la langue des vainqueurs, la religion latine, le « genre de vie » romain. Us gagnent aisément du terrain après la conquête des légions, par exemple en Afrique du Nord jusqu'à l'époque tardive de Septime Sévère (193-211) ; en Dacie après les victoires violentes de Trajan; en Gaule jusqu'au Ier siècle après J.-C., avec de bien curieux avatars : « Mars surpasse Mercure en Narbonnaise, l'exclut en Aquitaine proprement dite [tandis que] Mercure exclut Mars dans l'Est et le surpasse dans la zone militarisée des champs Décumates. »

Mais il y a aussi des contre-courants dictés par des fidélités tenaces, par des refus de s'aligner, aussi bien en Syrie, avec la résurgence de cultes préhelléniques, qu'en Gaule avec l'épanouissement des cultes druidiques, échappés à la répression cependant vigilante de Rome. Et que dire de l'intrusion vive du culte de Mithra conquérant l'Italie et Rome elle-même, après s'être répandu à travers les camps de soldats ; ou de saint Paul défendant sa cause à Athènes devant l'Aréopage ! Refus essentiel de s'aligner : l'Orient reste fidèle à ses langues anciennes et le grec ne cesse d'y combattre victorieusement le latin. C'est même là, pour le vaste champ culturel de la Méditerranée, le déséquilibre essentiel.

La civilisation communautaire s'insinue plus facilement dans les détails de la vie matérielle. Le capuchon de Cisalpine, la poenula, s'impose à Rome et dans les pays froids ; le vin italien séduit les Gaulois ; de leur côté les braies et les tissages de Gaule s'exportent outremonts ; le pallium grec, un manteau qui n'est qu'un large lé de lainage passé sur une épaule et entouré autour de la taille, devient le vêtement de bien des Romains et notamment des philosophes, en tout cas celui que Tibère, exilé à Rhodes, ne voulait plus quitter ; de même les cuisiniers échangent leurs recettes et leurs épices, les jardiniers leurs graines, leurs boutures, leurs greffons. La mer avait depuis longtemps facilité des voyages de ce genre, mais avec l'autorité sans limite de l'empire, les barrières tombent, tout va plus vite.

Le paysage tend à l'uniformité

Lucien Febvre, dans un très bref et vivant article (1940), imagine les surprises d'Hérodote, « le père de l'histoire », retrouvant les paysans de la Méditerranée de notre temps. Pline l'Ancien, qui a vécu quelques siècles plus tard (23-79), serait plus difficile à étonner.

Et cependant, il ne connaissait ni l'eucalyptus venu de l'Australie d'hier, ni les cadeaux de l'Amérique après sa découverte : le poivron, l'aubergine, la tomate, l'envahissant figuier de Barbarie, le maïs, le tabac et tant de plantes d'ornement. Toutefois, il savait, pour y avoir réfléchi, que les plantes, les greffes savantes ne demandent qu'à voyager et que la Méditerranée a été une zone de diffusion. Tout y a cheminé, à l'ordinaire d'est en ouest. Pline raconte ainsi : « Le cerisier n'existait pas en Italie avant la victoire de Lucullus sur Mithridate (en 73 avant J.-C.). Celui-ci l'apporta le premier du Pont et en cent vingt ans, passant l'océan, il est parvenu jusqu'en Bretagne. » Au temps de Pline encore, le pêcher et l'abricotier viennent d'arriver en Italie, le premier originaire de Chine sans doute, par le relais de l'Asie Mineure ; le second issu du Turkestan. De l'Orient le noyer et l'amandier sont introduits à peine plus tôt. Le cognassier, plus ancien sans doute, vient de Crète. Le châtaignier est un cadeau de l'Asie Mineure, assez tardif : Caton l'Ancien (234-149 avant J.-C.) ne le connaissait pas.

De ces voyageurs, les plus anciens et qu'on a peine à imaginer autrement que fixés de toute éternité dans le paysage méditerranéen, ce sont le blé omniprésent (et les autres grains), la vigne flexueuse, l'olivier si lent à croître et à produire. Natif d'Arabie et d'Asie Mineure, l'olivier aurait été véhiculé vers l'ouest par les Phéniciens et les Grecs, les Romains achevant sa diffusion. « Aujourd'hui, écrit Pline, il a franchi les Alpes et atteint le centre des Gaules et des Espagnes », c'est-à-dire que, chemin faisant, il a dépassé son habitat optimum. Son implantation aurait même été tentée en Angleterre !

La vigne elle aussi a été installée partout, contre pluies, vents et gelées, depuis le jour très ancien où les hommes se sont intéressés à la lambrusque, une vigne sauvage aux fruits à peine sucrés, originaire sans doute de Transcaucasie. L'acharnement paysan, le goût des buveurs, les transmutations obscures des sols, le jeu des microclimats ont créé en Méditerranée des centaines de variétés de vignes. Il y a cent façons de les cultiver, sur échalas, abandonnées sur le sol même comme une plante rampante, ou mêlées aux arbres, escaladant les ormeaux ou même les hauts peupliers de Campanie. Pline n'en finit pas d'énumérer les espèces de vigne et leurs modes de culture, outre la liste déjà longue des vins glorieux. Même prolixité à propos des blés, de leur poids spécifique, de la farine qu'ils donnent, ou de la valeur pour l'homme et pour les animaux de l'orge, de l'avoine, du seigle, des fèves, des pois chiches.

L'huile, le vin, les céréales, les légumes secs, voilà déjà, au complet ou peu s'en faut, la table quotidienne des hommes de Méditerranée. Et si nous imaginons les troupeaux — ainsi ces fleuves de moutons transhumants de l'Italie du Sud qui font de Tarente une ville drapante —, si pêle-mêle nous plaçons dans le tableau à reconstituer le buis, le cyprès pyramidal — l'arbre funèbre de Pluton —, l'if aux baies vénéneuses, « très peu vert, grêle, triste », nous pouvons aux côtés de Pline imaginer le paysan classique des plaines et coteaux de la Méditerranée. Et, pourquoi pas ? préférer comme lui à tous les parfums d'Egypte ou d'Arabie l'odeur grisante, en Campanie, des oliviers en fleurs et des roses sauvages.

Cette géographie commande nos explications : l'univers romain vit d'une économie agricole, selon des principes qui vaudront des siècles et des siècles, jusqu'à la Révolution industrielle d'hier. Le jeu sectoriel des économies laisserait aux pays pauvres la corvée de produire les grains et aux riches les avantages de la vigne, de l'olivier, d'un certain élevage. D'où le partage entre économies avancées comme l'Italie, attardées comme l'Afrique du Nord ou la Pannonie, celles-ci plus équilibrées, moins touchées lors des régressions que celles-là. Alors, que le paysage, dans telle ou telle zone, penche vers l'un ou l'autre de ces pôles et la limite s'esquisse entre ce que l'on n'ose appeler un développement et un sous-développement : cette limite ne se creuserait, et encore, que si l'industrie, le capitalisme, le nombre des hommes poussaient franchement à la roue. Si le régime de libre concurrence se mettait vraiment en place.

Villes et techniques

Les villes caractérisent l'empire : celles qui continuent d'exister sur leurs anciennes lancées et qui, comme les cités grecques, ont proposé en exemple à Rome leur urbanisme et ses perfectionnements ; ou bien les nouvelles qui naissent surtout en Occident, souvent fort loin de la mer Intérieure. Appelées à la vie par la puissance romaine qui les modèle à son image, elles sont autant de façons de transplanter au loin une série de biens culturels, toujours les mêmes. Elles marquent les étapes, au milieu de populations encore frustes, d'une civilisation qui se veut promotion, assimilation. Et c'est une des raisons qui font que ces villes se ressemblent tellement, fidèles à un modèle qui ne change guère selon les époques et les lieux : quelles villes plus « romaines » que les cités militaires et marchandes au long de l'axe Rhin-Danube ?

Toute ville romaine vit de routes solidement empierrées, faites pour les bêtes de somme et les soldats chargés de leurs impedimenta. Chacune, au terme de l'itinéraire, surgit sans crier gare, d'un seul coup, hors de la campagne qui la cerne comme la mer une île. Ni Pompei la Campanienne, ni Timgad la Numide ne connaissent ces faubourgs qui seront de règle dans les villes médiévales, avec leurs taudis, leurs auberges pouilleuses, les échoppes des métiers bruyants ou malodorants, les hangars de voitures, les relais à chevaux. D'ailleurs pas de voitures ou presque sur les routes romaines, pas de relais sinon pour la poste impériale, et pas encore de débordements de l'industrie urbaine sur les campagnes proches. Les métiers se trouvent en ville, groupés parfois au long d'une même rue : les boulangers, les barbiers, les tisserands, les taverniers... A Pompéi, les tavernes sont des sortes de « snack bars... où l'on donne à manger sur le pouce... où les chambres se louent souvent à l'heure ». Et devant telle boulangerie de la ville, les visiteurs que nous sommes ne sont pas dépaysés : l'outillage, les gestes ont duré jusqu'à nous. Une forge romaine se rencontrait hier encore dans chacun de nos villages, avec son foyer, sa soufflerie, les tenailles pour saisir le fer rougi, l'enclume. La cuve du foulon ou les forces du tondeur de drap sont les mêmes sur telle sculpture romaine ou telle représentation médiévale.

Des réflexions analogues viennent à l'esprit devant les appareils de levée, chèvres ou grues, devant les procédés d'extraction de la pierre, ou les tours pour parachever les colonnes cylindriques, ou devant les murs de brique construits comme de nos jours. Toutefois la brique cuite n'est devenue d'un usage général en Grèce qu'avec le

III e siècle avant J.-C. et, à Rome, deux siècles plus tard. C'est un matériau cher, signe d'un certain niveau de vie.

La grande innovation, dont les débuts datent du IIe siècle avant J.-C., c'est la technique du béton. À l'origine simple mélange de sable, de chaux et de débris de pierre, l'opus caementicium emploie souvent par la suite, au lieu de chaux, la pouzzo-lane (cendre volcanique extraite près de Pouzzoles et qui donne un bon béton hydraulique), ou la brique pilée : c'est le mortier rougeâtre caractéristique de tant de constructions impériales. Coulé dans des coffrages de planches où il durcissait, ce béton de maniement facile, même sous l'eau, a permis aux Romains de construire vite et à peu de frais de grands ouvrages d'une architecture inédite, aux arcs et voûtes d'une ampleur inconnue jusqu'alors. Le coffrage retiré, un revêtement de pierre, de marbre, de mosaïque, de stuc ou même de brique suffisait à anoblir ce matériau déjà « industriel », qui certes a joué un grand rôle dans la construction des innombrables ensembles urbains.

Le plan de ces ensembles ne variait guère. En bordure du forum, place rectangulaire pavée de larges dalles de pierre, s'élèvent le temple de la triade capitoline — Jupiter, Junon, Minerve —, la curie, sorte de sénat local (les décurions sont les sénateurs de la ville, les duumviri ses consuls), la basilique avec ou sans colonnade où l'on rend la justice et qui abrite les promeneurs quand la pluie survient, à moins qu'ils ne se réfugient sous les portiques qui entourent le forum. Celui-ci est toujours un marché (même si un autre marché existe au voisinage), envahi périodiquement par les paysans vendeurs de fruits, de légumes, de volailles, d'agneaux. Autres édifices toujours au rendez-vous : les théâtres, les amphithéâtres, les cirques, les latrines, les thermes. Ceux-ci occupent une place démesurée. Au temps de l'empire, ils sont, a-t-on dit, « les cafés et clubs des cités romaines ». Chacun y achève sa journée. Ajoutons enfin les arcs de triomphe, les aqueducs indispensables au ravitaillement de villes grosses consommatrices d'eau, les portes monumentales, les arcs de triomphe, les bibliothèques : la liste sera ainsi complète des éléments disposés dans toutes les villes romaines, selon un plan quasi immuable.

A quelques anomalies près : Leptis Magna possède un forum, mais extérieur à elle-même ; Arles a construit un portique, mais au-dessous de son forum qui s'appuie sur lui comme sur des piliers; Timgad a situé son « capitole » hors de son enceinte... Ces dérogations, commandées par la croissance de la ville ou les incommodités du site, n'effacent pas la règle d'un plan préétabli, reproduit sans lassitude. Le plus souvent des soldats et une main-d'œuvre indigène, plus abondante qu'experte, ont édifié les villes neuves. Il fallait voir simple, aller vite. Partant d'un centre, le futur forum, on traçait la ligne nord-sud, le cardo, et la ligne est-ouest, le decumanus, qui se coupent à angle droit sur le forum lui-même et sont les médianes du carré où s'inscrit la cité. À Lutèce, le forum de la petite ville ouverte de la rive gauche se trouvait sous l'actuelle rue Soufflot, le cardo était la rue Saint-Jacques, des thermes s'élevaient à l'emplacement du musée de Cluny et du Collège de France, un semi-amphithéâtre aux arènes dites aujourd'hui de Lutèce...

Bien entendu, ces éléments divers ont eux-mêmes beaucoup voyagé avant de s'agréger dans le modèle composite de la ville romaine. Le forum est la réplique de l'agora des cités grecques, de même les portiques. Le théâtre est grec à son origine, bien que Rome l'ait beaucoup modifié. Grecque également la basilique : Caton l'Ancien aurait construit la première de Rome, la Basilica Porcia. Les temples ont aussi beaucoup emprunté à l'art grec, dès l'origine, par le canal du temple étrusque. Les amphithéâtres (où se déroulent les combats de gladiateurs ou la venatio contre les

bêtes féroces) sont sans doute d'origine campanienne. Les thermes, eux aussi, seraient un emprunt à l'Italie préromaine du Sud.

Bref Rome a beaucoup reçu — ce qui ne l'infériorise certes pas. Si elle a pris à pleines mains, elle a donné à pleines mains et c'est le destin des civilisations de long souffle, à commencer par la Grèce elle-même.

Villes et empire

Rome se place ainsi à la tête d'une fédération de villes, chacune s'occupant de ses affaires, Rome prenant en charge la gérance de l'ensemble.

Or, prospères jusqu'au IIe ou au IIIe siècle après J.-C., ces villes abordent ensuite des temps difficiles. Si l'on accepte les vues pessimistes, probablement justes, de Ferdinand Lot, elles n'ont pas été animées par des populations suffisamment nombreuses. Rome, Alexandrie, peut-être Antioche ont été, avant Constantinople, les seules grandes agglomérations de l'empire. Et les réseaux de villes secondes brillent souvent par leur absence. Timgad, unique ville à des milles à la ronde, compte au plus quinze mille habitants. Plus encore, si la ville joue son rôle de centre politique et de marché campagnard, la liaison ville-campagne ne se boucle pas sur elle-même. Autrement dit, la ville n'exerce pas sur la campagne ce choc en retour artisanal qui, plus tard, fera démarrer l'économie de l'Europe médiévale. La faute en est-elle aux grands domaines et à leurs ateliers, animés par des esclaves ou des « colons », petits fermiers déjà enchaînés à la glèbe ? Ou au manque d'utilisation systématique des sources connues d'énergie ? Ou bien à la conjoncture hostile, responsable, plus que les structures en place, de ce piétinement, puis de la régression ?

L'impression n'est pas fausse, en tout cas, que le destin des villes se confond assez exactement avec le destin de l'empire : celui-ci a longtemps permis l'essor de celles-là. Il avait créé l'unité d'un vaste espace économique, ou du moins sa perméabilité ; il avait promu une certaine économie monétaire, qui a multiplié les échanges, et un capitalisme un peu restreint, mais déjà en possession de ses moyens, tous hérités d'ailleurs du monde hellénistique : associations marchandes, bourses (à Rome sur le forum) et, à côté des mercatores, voilà déjà des banquiers (argentarti) pratiquant le crédit, la proscriptio (sorte de chèque), la permutano (le virement). Mais ces traductions modernisées faussent un peu l'image d'une économie qui sera prise très vite dans l'ombre envahissante et mortelle de l'État, avant le repli des derniers siècles de l'empire. Rome accueille et recueille la civilisation hellénistique

Centre du pouvoir et de la richesse, Rome capte sans peine les courants mobiles de la pensée et de l'art, ceci bien avant Actium et le triomphe d'Auguste, au vrai dès l'arrivée dans la ville victorieuse des premiers Grecs, marchands, artisans, intellectuels à la recherche d'une prébende, déportés politiques ou même esclaves, plus habiles que leurs maîtres. Il y a des siècles que l'hellénisation de Rome a commencé et la langue grecque devient peu à peu la seconde langue des hommes cultivés, comme le français dans l'Europe des Lumières — avec cette différence que la primauté du grec durera des siècles, non pas un seul !

Certes il est arrivé que, la leçon des Grecs étant d'une telle hauteur, l'élève n'ait su dépasser le maître, ni même le rejoindre. C'est vrai malheureusement pour la science, qui restera au point où la Grèce l'avait portée. C'est à peu près vrai aussi pour la philosophie, orgueil de la pensée grecque. Rome en assimilera lentement les leçons, non sans regimber. La Rome officielle à plusieurs reprises expulsera même les philosophes. Mais protégés par quelques grandes familles, ceux-ci implanteront finalement à Rome un peu de la pensée grecque issue des années tourmentées qui suivirent la mort d'Alexandre (323). Pourtant, si à Rome l'épicurisme inspire Lucrèce (99-55 avant J.-C.), si le stoïcisme est appelé à une grande fortune qui culminera avec Marc Aurèle, peut-on parler d'une philosophie latine originale ? Les historiens de la philosophie le nient en chœur, poursuivant férocement le plagiat à travers l'œuvre de Cicéron ou de Sénèque.

L'art grec qui n'avait touché Rome qu'indirectement, à travers l'Étrurie ou la Campanie, est une vraie découverte au IIIe siècle, après la prise des villes de Sicile, les campagnes d'Orient et la décisive réduction de la Grèce en province romaine (146 avant J.-C.). Alors, la richesse et le luxe aidant, la Grèce, dont seule la philosophie avait jusque-là touché les familles patriciennes, transforme d'un coup l'art même de vivre à Rome. Les artistes grecs ou de l'Orient grec affluent et entrent au service d'une clientèle riche assez mal informée mais qui met son snobisme à collectionner, sans y connaître grand-chose, les œuvres d'art pour en décorer maisons et villas5. Avec l'appétit d'une civilisation dans l'enfance, Rome avalera tout pêle-mêle : les grandes compositions historiques de Pergame, les mignardises ou le baroque échevelé d'Alexandrie, les froideurs du néo-atticisme, et même les meilleurs chefs-d'œuvre de l'ancien classicisme grec. Originaux et copies (celles-ci fabriquées à Athènes pour l'Occident à un rythme industriel) affluent en Italie, s'entassent chez les brocanteurs. Cicéron demande « des bas-reliefs pour sa villa de Tusculum » à son richissime ami Atticus qui, d'Athènes, envoie à Pompée des statues destinées à son théâtre, le premier théâtre de pierre construit à Rome (55 avant J.-C.). Quelques années plus tard, quand le temple d'Apollon est reconstruit au début de l'époque d'Auguste, c'est sur un modèle hellénistique et les statues et peintures célèbres qu'on y entasse, toutes grecques, en font un véritable musée. D'ailleurs, la cargaison d'un navire coulé sans doute vers la même époque et repéré en 1907, sur la côte de Tunisie (l'épave de Mahdia), est bien significative : soixante colonnes (sans doute neuves), des statuettes, des bas-reliefs, des sculptures de marbre et de bronze, dont quelques chefs-d'œuvre authentiques.

Bien entendu, tout ceci sert de modèle aux artisans italiens ou grecs qui travaillent dans la péninsule. Et même là où l'art romain affirmera fortement son originalité : le goût du détail véridique, le portrait réaliste, le paysage, la nature morte — la première étincelle a dû venir de l'est.

Les originalités romaines

Mais il n'est pas de civilisation qui puisse vivre du seul bien d'autrui. Lorsqu'elle devient la capitale d'un hellénisme prompt à se propager et qu'elle imite avec passion, Rome est déjà une société ancrée dans ses traditions. Même si elle les a reniées pour 5Pour une mise en perspective, voir L'Art décoratif à Rome à la fin de la République et au début du Principat, Rome, 1981. (P.R.)

le désespoir de Caton, des goûts anciens la guident encore, l'obligent à certains choix dont la signification s'affirmera, un peu plus tôt un peu plus tard, quand son admiration pour la Grèce ne sera plus teintée du sentiment de sa propre infériorité.

Plus encore des contraintes sont là. Après Actium, il faut reconstruire, construire, aller au plus pressé, ne fermer un chantier que pour en ouvrir un autre. Rome voit affluer vers elle une population grandissante, sans proportion avec celle des cités grecques, sauf Alexandrie. Et l'urbanisme impose ses problèmes. Rien d'étonnant si c'est dans le domaine de l'architecture que Rome affirme le plus vite sa personnalité.

Sylla, Pompée, César, Auguste ont dû mettre la main à la pâte. Agrippa refait les canalisations de la ville ; Auguste construit trois ou quatre aqueducs nouveaux, il ajoute au forum de César un nouveau forum qu'un mur sépare du quartier de Suburre, sur l'Esquilin, où logent les mimes, les gladiateurs, les chenapans et les misérables. Du coup il sépare la ville officielle, revêtue de marbre (nouveauté du IIe siècle avant J.-C. empruntée aux Grecs et que permet l'exploitation des carrières de Carrare) de la ville pouilleuse, construite à l'ancienne mode, en bois et torchis, et où s'allument de continuels incendies. D'innombrables constructions suivront : forums, basiliques, thermes, théâtres, cirques, temples, palais, voire hautes maisons de rapport.

L'architecture romaine a accepté et adapté tous les moyens et éléments connus. Les colonnes doriques, ioniennes, corinthiennes s'y retrouvent modifiées : la dorique, simplifiée et sur socle, devient l'ordre dit toscan; l'ordre dit composite additionne la feuille d'acanthe corinthienne et les volutes ioniennes. Mais ce que l'architecture romaine a de plus puissant relève de l'art fonctionnel des ingénieurs. Favorisé par l'usage du béton, il crée de merveilleux ponts et aqueducs, il multiplie les arcs, les coupoles, les voûtes en berceau et les voûtes sur arêtes, libère l'architecte de la contrainte des colonnes ou piliers portants, autorise les vastes volumes intérieurs que réclame la masse des utilisateurs. Ainsi se crée, comme de lui-même, le style grandiose de Rome.

Le Colisée, commencé par Vespasien et achevé par son fils Domitien, en est un bon symbole. Il établit un record inégalé : il mesure 188 m sur 156 et 527 de tour ; la hauteur du mur extérieur est de 48 m et un étage de bois pouvait s'y ajouter ; 50 à 80 000 spectateurs trouvaient place autour de la vaste arène de 80 m sur 54. Son nom lui venait du Colosse, statue de Néron de plus de 30 m de haut, en dieu solaire. Le Colosse fut enlevé, mais le nom resta au Colisée, autre colosse. Dans l'empire, les amphithéâtres énormes furent nombreux : Italica en Espagne, 156 x 154 m ; Autun, 154 x 130 ; Poitiers, 138 x 115 ; Limoges, 137 x 113; Arles, 136 x 108 ; Tours, 135 x 120; Bordeaux, 132 x 105 ; Nîmes, 131 x 100...

Dans le domaine de la peinture et de la sculpture, l'art romain se dégage lentement de ses modes helléniques. Trop nombreux sont les artistes grecs pour que le goût local se fasse jour aussitôt. On le verrait mieux à l'œuvre en dehors de Rome. Il y a, en effet, un art populaire — R. Bianchi Bandinelli le qualifie de « plébéien » —, un art qui n'est pas romain, sans plus, mais plutôt sud-italien et qui jouera son rôle dans l'originalité de Rome. C'est un art dru, réaliste, proche des choses et des êtres, un peu, si l'on voulait forcer les comparaisons, l'art français de la Loire quand surgit devant lui l'exemple prestigieux et savant de la Renaissance italienne. Un art du cru va peu à peu prendre sa place, on dirait presque sa revanche, contre l'influence étrangère, mais ceci se produira avec lenteur et mesure.

Ainsi naîtra un art composite, le premier style « romain » dont les sculptures de l'autel de Domitius Ahenobarbus (entre 115 et 70 avant J.-C.) offrent un exemple

précoce. Il allie une composition mythologique de style hellénistique à une scène traitée de façon beaucoup plus réaliste. Pourtant l'art officiel de Rome gardera longtemps la marque étrangère. N'oublions pas que le Laocoon du musée du Vatican, œuvre de sculpteurs de Rhodes, a suscité l'immense admiration des Romains, à commencer par Pline l'Ancien. Le portrait d'Auguste, dit de la Porta Prima, pose curieusement la tête et la cuirasse de l'empereur sur le corps grec du Doryphore de Polyclète. Les panneaux de l'Ara Pacis (décrété en 13 avant J.-C., l'autel de la paix a été construit quatre ans plus tard sur le Champ de Mars) sont l'œuvre pour l'essentiel, voire la totalité, d'artistes grecs.

C'est dans l'art privé du portrait que se reconnaît l'art romain par excellence. On l'a lié souvent aux origines étrusques de Rome et il est vrai qu'un certain vérisme anime les statues de terre cuite ou de bronze de l'ancienne Étrurie. Mais il se rattache plus sûrement encore à la tradition romaine du jus imaginis, privilège des familles patriciennes. Polybe a noté avec quelque détail le spectacle, étrange à ses yeux, des funérailles de la nobilitas et le rôle qu'y joue l'imago, ce masque de cire que les grandes familles conservent de chacun de leurs morts, selon une tradition liée au culte des ancêtres. « Lorsque meurt quelque illustre parent, on porte ces masques en procession aux funérailles et des personnes qui, par leur stature et leur aspect exté-rieur, ressemblent le plus aux originaux, les appliquent sur leur visage, revêtant des toges prétextes si le mort a été consul ou prêteur, des toges de pourpre s'il a été censeur, et brodées d'or s'il a obtenu le triomphe. » Ces masques fragiles de cire, moulés sur le visage du défunt, céderont la place à des bustes de pierre ou de bronze dont le réalisme restera extraordinaire. L'influence hellénistique y ajoutera parfois une note de prétention, mais le portrait romain, sculpté ou peint, gardera de sa très ancienne tradition une grande force expressive, et toujours une relative sobriété. En tout cas, l'opposition est flagrante, au temps d'Auguste, entre sa beauté simple et les virtuosités d'un art officiel, sous le signe de l'imitation.

Il faudra du temps pour que l'art impérial ne soit plus « un emprunt culturel, mais un aliment assimilé et transformé en une nouvelle culture ». R. Bianchi Bandinelli oppose ainsi au siècle d'Auguste un siècle de Trajan (en gros de Néron à Marc Aurèle), passionné et romantique, où pour la première fois l'acquis extérieur et le bien propre de Rome se mêlent, s'équilibrent. Pergame annonçait bien, longtemps à l'avance, les sculptures de la Colonne trajane, mais un style, un esprit et des thèmes nouveaux se décèlent dans les innombrables détails de la frise qui, sur deux cents mètres, s'enroule continûment autour de la colonne, long récit historique des deux campagnes victorieuses de Trajan contre les Daces, en 101-102 et 106-107. Les scènes sont vivantes, réalistes parfois jusqu'à l'horreur ; la guerre y apparaît avec ses morts innombrables, des adversaires cependant dignes de respect, qui portent aussi des coups. Autre nouveauté : l'aveu (mais est-ce un aveu ?) des atrocités commises, plus encore l'entrée en scène des petits acteurs d'une très grande aventure : soldats, voituriers, pontonniers... Pour la première fois le héros anonyme est à l'honneur.

D'Auguste à Marc Aurèle : les prestiges littéraires

L'art est volontiers voyageur, il va pied leste d'un pays à l'autre, d'une civilisation à l'autre. L'Europe divisée en deux par la Réforme aura un seul art, celui du baroque ! Les littératures sont nationales et condamnées à plus d'originalité.

Rome a sa littérature, dès avant Auguste. Elle semble fleurir brusquement, mais à y regarder de près, écrit Pierre Grimai, « la maturation littéraire du siècle d'Auguste » date plutôt de la crise qui l'a précédé. N'empêche qu'Auguste et, au premier chef, le chevalier Mécène ont infléchi la vie littéraire de leur temps, par politique ou par goût personnel : Mécène est lui-même un poète tenté par l'hermétisme et la préciosité ; chez Auguste, la passion intellectuelle est indéniable. N'y a-t-il pas, en outre, une identification des consciences avec ce que représente le nouveau régime : la fin des guerres civiles, une sécurité, une confiance nouvelle dans la « vertu » romaine ? En ces années-là se développe à Rome une révolution des esprits que l'on peut dire « nationaliste », malgré l'anachronisme du terme, quelque chose, mutatis mutandis, qui ressemble, en plus fort, à la Renaissance française dans l'optique de Joachim du Bellay ou de Ronsard. Face à l'Orient hellénistique, attirant, inquiétant aussi et qui était encore le modèle des jeunes poètes du cercle des Neoteroi, au temps de Catulle (87-54 avant J.-C.), ce sont les valeurs d'Occident, de la Rome, de l'Italie traditionnelles, qui s'exaltent d'elles-mêmes. Et un savant travail de l'opinion y ajoute son concours : Rome possède la suprématie matérielle, elle aspire à d'autres fiertés.

Auguste, comme les souverains hellénistiques, est un « prince sauveur ». Peut-être pense-t-il par surcroît à rivaliser avec Périclès et Athènes, au nom d'un sentiment quasi religieux de la grandeur et de la mission de Rome ? C'est ce sentiment, plus encore que l'influence de Mécène, qui imprime son caractère à l'œuvre de Virgile, de Tite-Live, d'Horace, même de Properce. Le premier, « césarien » depuis toujours, s'était engagé naturellement dans le sillage du jeune Octave. Il est donc sans flagornerie et dans la ligne de sa vie quand il commence, en 29 avant J.-C., à écrire L'Enéide qu'il laissera inachevée, dix ans plus tard, imparfaite à ses yeux : il demanda en vain qu'elle fût détruite à sa mort. Rome disposa dès lors d'une geste « homérique », d'un monument à sa gloire et à la gloire d'Auguste qui, descendant par la gens Julia d'Énée lui-même et de Vénus, était marqué par le destin pour présider aux destinées de l'empire. Elle disposera bientôt aussi d'une histoire de Rome où le patriotisme sans faille de Tite-Live (59 avant J.-C.-17 après J.-C.) a donné plus encore qu'on ne lui demandait : son œuvre, malgré un essai de critique honnête des sources, reste un hymne à la grandeur de Rome. Pourtant l'enseignement s'obstinera, dans les écoles de l'empire, à préférer longtemps à ces enluminures la prose sèche et incisive de Salluste (85-35 avant J.-C.), sa Guerre de Jugurtha et la Conjuration de Catilina.

Bien sûr les autres écrivains ne s'engagent pas aussi nettement. Comme Catulle ou Tibulle, Properce aura surtout chanté sa passion pour Cynthie. À la fin de sa vie, pourtant, ses Élégies s'ouvrent aux vieilles légendes de Rome ; Tarpeia et les ancêtres troyens de la gens Julia y apparaissent, et de jeunes Romaines plus conformes que Cynthie à la réforme des mœurs que voudrait imposer Auguste. Horace avance prudemment lui aussi. Complexé du fait de son origine (il est le fils d'un affranchi), il l'est non moins du fait de son passé : en Macédoine, en 42 avant J.-C., il se trouvait dans les troupes de Brutus et de Cassius, celles du parti républicain. Et puis, il aime son indépendance, son domaine de Sabine, près de Tibur, et il fuit les cajoleries sinon les récompenses du pouvoir. Cependant lui aussi accepte des commandes officielles, il écrit les paroles de l'hymne chanté pour la célébration des Jeux Séculaires, en 17 avant J.-C. Quand il meurt à cinquante-sept ans, quelques semaines après Mécène (8 avant J.-C.), il est enseveli aux côtés de son ami.

D'autres seront franchement réticents à l'égard du pouvoir. Ainsi Tibulle, poète purement élégiaque, plus encore Ovide (43 avant - 17 après J.-C.) qui, consciemment, revient à l'inspiration alexandrine du cercle des Neoteroi. Sa poésie trop libre, son

humour, son érotisme, qui en font le poète favori des courtisanes et des gandins de Rome, lui vaudront d'être banni par Auguste. C'est en Mésie, au bord lointain de la mer Noire, à Tomes, qu'il composera les Tristes et les Pontiques. Là qu'il mourra.

Il serait difficile de reprendre, pour la littérature, le jugement de R. Bianchi Bandinelli à propos de l'art et de valoriser le siècle de Trajan. Il faudrait préférer aux noms glorieux de l'époque augustéenne, ceux du siècle suivant : Quintilien, Lucain, Perse, Martial — quel paradoxe ! —, mais aussi Tacite, Sénèque, Pétrone — et cela peut se défendre. Si nous écoutions le trop brillant essayiste Emil Ludwig, cependant, « tout ce qui fait la grandeur des Romains avait été déjà produit par la république ». Autant revenir à Cicéron, à Térence ou à Plaute qu'Horace détestait. Chacun de nous juge de l'histoire à travers ses goûts !

De Commode (180-192) à Septime Sévère (193-211)

Les heures difficiles s'annoncent bien avant la mort de Marc Aurèle, elles scandent le long règne batailleur du plus philosophe des empereurs. Ce qui change, c'est la sécurité extérieure, la paix du dedans, l'équilibre des diverses provinces entre elles. Au milieu de régressions économiques, de désordres monétaires, Rome cesse d'être le centre de l'univers. L'Orient se libère ; ses religions, ses façons de penser investissent violemment la tradition romaine. Le principat, tel que l'avaient conçu Auguste et les Antonins, s'avère une prudence dépassée. Les bureaux ont grossi et le pouvoir impérial glisse « vers les pratiques du despotisme oriental » : dans ses folies cruelles, Commode prétend se faire honorer comme le dieu Hercule. Il a été le premier empereur « à se dire roi du monde et serviteur de la divinité ». Septime Sévère, un Africain, peut-être de souche carthaginoise, accuse encore cette transformation.

De cette mutation de la société et de la civilisation, au soir du gouvernement des Antonins, l'art porte la marque. Le changement est net, bien que d'interprétation malaisée. C'est la disparition brutale, quasi totale, de la peinture murale. C'est le contraste massif entre les bas-reliefs de la colonne Trajane, dont la conception unitaire et le déroulement chronologique sont évidents, et la colonne de Marc Aurèle où les événements se présentent en désordre, où les manières d'ateliers et d'artistes différents sont visibles, où la lutte contre les Marcomans, les Daces, les Cottiens, les Quades est ponctuée de miracles : miracle de la foudre, miracle de la pluie providentielle qui sauve les légionnaires de la soif et noie l'ennemi dans des torrents d'eau... Voilà un art qui cherche à frapper plus qu'à représenter et qui, dans ce but, se fait populaire. Amedeo Maiuri, historien de l'art, s'amuse à retrouver dans la liberté d'un certain genre pictural, à Pompéi et ailleurs, à la même époque, les procédés du peintre d'affiches publicitaires.

Autre cassure, les arts provinciaux retrouvent une certaine autonomie. A Leptis Magna, l'arc de triomphe de Septime Sévère évoque déjà un art byzantin. À Palmyre, à Doura, un art marginal s'affirme, gréco-mésopotamique, et qui rejoint, par goût de l'abstrait, un certain primitivisme. Ce sont là des indications encore fugitives, elles frappent dans la mesure seulement où nous connaissons à l'avance l'avenir inexorable. S'il y a cassure d'un art d'ensemble déjà devenu vulgate, au bénéfice d'originalités locales, cet art d'ensemble reste assez fort pour réapparaître au gré des circonstances. Ainsi avec Gallien (253-268), l'ami de Plotin ; ainsi avec Dioclétien (284-313), dans les thermes qu'il construit à Rome, ou le palais qu'il édifie à Spalato. Bref tout révèle

des torsions multiples, mais nous sommes loin encore de Byzance ou de l'Europe barbarisée du haut Moyen Âge. Les réussites du droit

Et Rome continue de créer, de gonfler des villes, d'en faire des capitales, Trêves, Milan, Salonique, Nicomédie. Et les lettres continuent à fleurir. Osons dire qu'Ammien Marcelin (320-390) est l'égal de Tite-Live ; qu'Ausone de Bordeaux est un poète authentique, que la littérature chrétienne est très importante, que le renforcement de l'enseignement, si net en ces siècles difficiles, compte pour quelque chose. Surtout il y a l'extraordinaire réussite du droit romain dont dure le témoignage.

On se perdrait dans des explications difficiles si l'on ouvrait les actuels et admirables manuels de droit romain à la recherche du sens de mots simples : le consentement, les obligations, les contrats, la propriété ; ou si l'on essayait de comprendre la façon dont le droit a suivi l'histoire multiple d'une société, s'y adaptant et l'adaptant à ses propres exigences. Dans les Institutions de l'Antiquité (1967), Jean Gaudemet étudie, à la lumière de cette dialectique société-droit, l'évolution de la vie romaine, dont il dresse trois bilans successifs, pour la Rome républicaine, la Rome du Haut-Empire, la Rome du Bas-Empire — celle-ci décisive. Le droit romain du Code Théodosien (438) ou du Code Justinien (529) qui sera suivi du Digeste, des Institutes et des Novelles, est le terme d'une très longue élaboration, d'une superposition d'héritages. Le droit romain s'est construit lentement, au jour le jour, à partir de la coutume, des sénatus-consultes, des édits des magistrats, des << constitutions » impériales, de la jurisprudence, de la doctrine qu'élaborent les jurisconsultes.

Le rôle des jurisconsultes, conseillers juridiques et avocats, est le trait le plus original de cette œuvre complexe. En ce domaine ont joué l'intelligence, le génie de Rome, c'est plus que certain. La métropole ne pouvait vivre en rapport avec son empire — l'Italie, les provinces, les villes — sans des règles juridiques indispensables à l'ordre politique, social et économique. La masse du droit n'a fait que s'alourdir avec les siècles. Les grands jurisconsultes capables de soulever cette masse apparaissent tardivement, Sabinus et Proculus sont de l'ère de Tibère, Gaius, dont les Institutiones ont été retrouvées en 1816 par Niebuhr dans un palimpseste de Vérone, est de l'époque d'Hadrien ou de Marc Aurèle, et Pomponius, autre jurisconsulte célèbre, est son contemporain. Quant à l'enseignement du droit, il apparaît avec le Bas-Empire, à Rome, à Constantinople, à Beyrouth dont le rôle au Ve siècle sera considérable : son école sauvera ce qui, par la suite, permettra la renaissance justinienne.

Ainsi le droit affirme sa richesse jusqu'aux dernières heures de Rome, même au-delà. Si l'on considère « la survie du droit et des institutions de Rome à sa puissance politique », écrit Jean Gaudemet, « la ruine ou la décadence de l'empire perdent tout sens ». Il est hors de doute que Rome ne mourra pas tout entière. L'Occident sera pétri de sa survie. La fondation de Constantinople et l'irruption du christianisme

Sur ces vieux thèmes : la décadence, la mort de Rome, la discussion risquerait d'être interminable. L'empire que l'on dit agonisant survit à ses querelles et aux extravagances de ses maîtres. Il n'y a plus d'or, il n'y a plus de métal blanc, l'écono-

mie régresse en deçà de la monnaie, mais la vie continue. Il n'y a plus d'armée disciplinée, l'une après l'autre les frontières craquent, les Barbares pénètrent profondément en terre romaine. Et cependant il y a toujours des soldats prêts à mourir pour Rome, sur le Rhin, en face de Milan, sur le Danube, ou sur l'Euphrate, face aux Perses Sassanides, ces nouveaux et redoutables ennemis, à partir de 227. Même les chantiers de construction ne chôment pas : les remparts colossaux de Rome sont élevés par Aurélien en 272. Dès 324, Constantin construit sa nouvelle capitale à Constantinople et l'inaugure en 330. Si l'on veut un événement symbolique, retenons celui-là : cette torche gigantesque illumine les siècles à venir.

Certes il ne s'agit pas là d'une ville construite à la hâte, mais d'une seconde Rome, acte de portée incalculable, d'autant plus qu'il est lié à la conversion de l'empereur au christianisme. Par cet acte, le destin du monde méditerranéen et de l'empire se trouve orienté dans la voie qui aboutira à la survie et à la longévité de l'Empire byzantin. Ce que Constantin, au fil de ses actes, n'a probablement pas deviné, ni voulu à l'avance, car il n'a certes pas choisi la capitale nouvelle pour s'échapper des cadres de la Rome païenne. Depuis Dioclétien et la tétrarchie, les empereurs n'avaient guère eu le temps de séjourner à Rome. Constantin, dans sa nouvelle capitale, se trouve à portée du Danube et de l'Euphrate, ces portes fragiles que battent inlassablement les Barbares.

Toutefois, c'est bien l'avenir de Constantinople qui nous fascine, nous, hommes d'Occident, qui y avons notre place comme marquée à l'avance. Qui pourrait se désintéresser de ce changement prodigieux, le succès du christianisme ? En fait, celui-ci triomphe après des siècles de malaise profond. Il est porté par les eaux violentes d'une révolution sous-jacente — et pas seulement spirituelle — qui s'est développée lentement, à partir du IIe siècle.

C'est entre 162 et 168, dès le début du principat de Marc Aurèle (161-180), que la situation extérieure s'est détériorée du tout au tout. La crise intellectuelle, morale, religieuse de l'empire surgit presque aussitôt. Si présent, si vivant que soit encore, à travers l'univers romain, un paganisme tolérant où des milliers de dieux cohabitent, si fort que soit le culte de l'empereur qui correspond, en gros, à une forme de patriotisme, il est sûr que ce paganisme ne donne satisfaction ni aux masses, ni aux élites. Celles-ci demandent à la philosophie une porte de sortie. Celles-là sont à la recherche de dieux accessibles, de consolations tangibles. Or est-il une consolation supérieure à la croyance d'une survie au-delà de la mort ? Il n'est pas sans importance que « l'inhumation au second siècle se fasse plus fréquente que la crémation, alors qu'aux siècles précédents la proportion était inverse [...]. Ce mode de sépulture, qui laisse au mort la forme du vivant, n'est pas sans relation avec les croyances qui se vulgarisent sur la vie future, sur le salut éternel et sur une possible résurrection des corps » (E. Albertini).

Ici tout se tient. Bien qu'une sociologie, une géographie différentielles montrent la multiplicité des réponses selon les classes et selon les régions, il y a une unicité de la question posée. Riches et pauvres sont assaillis par une même angoisse. Le renouveau des philosophies grecques à Rome est significatif. Les cyniques (Demetrius, Œnomaos), ces philosophes étranges qui se veulent messagers de Zeus, se font prédicateurs ambulants. Un néoplatonisme prend la relève de l'épicurisme, comme du stoïcisme. Un de ses interprètes, le plus important de tous, sera Plotin (205-270). Grec, né en Egypte, il a quarante ans quand il se fixe à Rome, y ouvre une école dont le succès sera immense. Sa philosophie part de Platon, mais essaie de concilier toutes les pensées diverses dans un même élan mystique.

Des mouvements plus troubles signalent cette crise des profondeurs. Ainsi la multiplication des thaumaturges et faiseurs de miracles, à l'image d'Apollonios de Tyane, mort à Rome vers 97, mais dont la vie et les prodiges fournissent à Philostrate (mort vers 275) la matière d'un vrai roman. Son héros prêche le culte du soleil, accomplit des miracles, arrête les épidémies, guérit les malades. Le succès de ce livre est un test. On fera mieux encore par la suite. Agir sur les mortels, c'est bien ; sur les dieux, c'est indiscutablement mieux. Or c'est à quoi prétend la théurgie, branche où les charlatans et les illuminés s'en donnèrent à cœur joie.

Ce climat explique le prestige grandissant en Occident des cultes d'Orient : les cultes d'Isis, de Cybèle et Attis, de Mithra, bientôt les croyances chrétiennes, gagnent rapidement du terrain. Dans cette extension les soldats qui circulent à travers l'empire ont joué un rôle, non moins que les marchands d'Orient, ces Syri que l'on retrouve partout, Juifs ou Syriens. Mais en ce débat le poids de l'empereur et de son entourage reste immense. Ni Cybèle, ni Mithra et ses baptêmes sanglants n'auraient gagné autant de terrain sans la bonne volonté de certains empereurs.

Et ceci n'est pas moins vrai pour le christianisme, longtemps persécuté. Sans la décision de Constantin, quel eût été son sort ? « Imaginons le roi de France, écrit Ferdinand Lot, voulant se convertir au protestantisme, religion d'une faible partie de ses sujets, armé d'un zèle pieux contre "l'idolâtrie", détruisant ou laissant tomber en ruine les sanctuaires les plus vénérés de son royaume, l'abbaye de Saint-Denis, la cathédrale de Reims, la couronne d'épines, sanctification de la Sainte-Chapelle, et nous n'aurons qu'une faible idée de la démence qui s'empara des empereurs du IVe siècle. »

Mais la religion chrétienne ne devient pas religion d'Etat sans avoir composé avec la politique, la société, la civilisation même de Rome. Cette civilisation de la Méditerranée romaine est prise en charge par la jeunesse du christianisme. Il en résulte pour lui des compromis multiples, fondamentaux, structurels. Et c'est avec ce visage, ce message, que la civilisation antique est venue jusqu'à nous6.

6Il manque à cet ouvrage, si largement étalé dans le temps, une conclusion d'ensemble. Absence surprenante au premier regard : elle tient au fait que,

composé comme partie d'une collection (voir supra l'avant-propos de l'éditeur), ce premier volume était censé se rattacher directement au volume II, confié à un autre auteur, qui s'ouvrirait sur Byzance. Dans l'esprit de Fernand Braudel, sa conclusion devait donc évidemment s'accorder avec

l'introduction du tome suivant. C'est ainsi qu'elle est restée en suspens après l'abandon de la collection. (Note de l'éditeur.)

ATLAS CARTOGRAPHIQUE

1. La Méditerranée. Cadre géographique............. 352 2. Tableau des âges de la Préhistoire ................... 354 3. Le « Croissant fertile »..................................... 356 4. La Mésopotamie .............................................. 357 5. L'Egypte ancienne ........................................... 358

6. La Phénicie....................................................... 359 7. Le bassin oriental de la Méditerranée (250à-1200- . . 360 8. La colonisation phénicienne............................. 362 9. La colonisation grecque .................................. 364 10. Les implantations étrusques.............................. 366 11. Les peuples des Champs d'urnes ...................... 367 12. Les mouvements celtiques................................ 367 13. L'Empire d'Alexandre le Grand . . . .................. 368 14. La conquête de la Gaule par Jules César .......... 369

15. L'Empire romain sous Septime Sévère (193-211) . . . 370