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Olivier Cadiot RÉENCHANTER LES FORMES Ré-enchanter les formes TEMPS MODERNES — « Pourquoi avez-vous fait ce numéro ? », demandez-vous. C’est que nous pensons qu’il est temps de revenir sur cette notion un peu vague de « formalisme », qui fonctionne de manière trop systématique comme une sorte de repoussoir facile tant dans les milieux de la théorie de la littéra- ture que dans ceux de la création littéraire. D’un côté, certains résultats du formalisme historique ont été intégrés à la culture scolaire, comme les outils de la narratologie ; de l’autre, on veut que la littérature renoue avec la vie, avec la politique, etc. Le « formalisme » semble porter sur lui tous les maux imputés à la modernité littéraire. OLIVIER CADIOT — C’est vrai que cette notion est confuse. Si on sort de l’étude de mouvements littéraires précis, on ne sait pas si on parle de dispositifs d’écriture, d’un moment de la moder- nité, d’une tendance conceptuelle, ou d’œuvres à contraintes ! Il faudrait établir une cartographie complexe, suivre des lignées, sou- peser les contradictions, sortir de l’histoire littéraire... française et comprendre que l’art ou la musique — on pourrait mentionner aussi l’architecture ou le design — viennent, à leur rythme, inuencer, inrmer, poursuivre, bouleverser cette notion. Pour y voir plus clair il nous faudrait une histoire totale, anthropologique, des idées et des techniques artistiques. Et si l’on veut gagner du temps et confondre rapidement formalisme et modernité, en

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Le formalisme défendu par le sympathique Olivier Cadiot.

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Olivier Cadiot

RÉENCHANTER LES FORMES

Ré-enchanter les formes

TEMPS MODERNES — «  Pourquoi avez-vous fait ce numéro ?  », demandez-vous. C’est que nous pensons qu’il est temps de revenir sur cette notion un peu vague de « formalisme », qui fonctionne de manière trop systématique comme une sorte de repoussoir facile tant dans les milieux de la théorie de la littéra-ture que dans ceux de la création littéraire. D’un côté, certains résultats du formalisme historique ont été intégrés à la culture scolaire, comme les outils de la narratologie ; de l’autre, on veut que la li ttérature renoue avec la vie, avec la politique, etc. Le «  formalisme » semble porter sur lui tous les maux imputés à la modernité littéraire.

OLIVIER CADIOT — C’est vrai que cette notion est confuse. Si on sort de l’étude de mouvements littéraires précis, on ne sait pas si on parle de dispositifs d’écriture, d’un moment de la moder-nité, d’une tendance conceptuelle, ou d’œuvres à contraintes ! Il faudrait établir une cartographie complexe, suivre des lignées, sou-peser les contradictions, sortir de l’histoire littéraire... française et comprendre que l’art ou la musique — on pourrait mentionner aussi l’architecture ou le design — viennent, à leur rythme, in! uencer, in" rmer, poursuivre, bouleverser cette notion. Pour y voir plus clair il nous faudrait une histoire totale, anthropologique, des idées et des techniques artistiques. Et si l’on veut gagner du temps et confondre rapidement formalisme et modernité, en

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décidant que le premier est l’une des caractéristiques de la seconde, on ne résout rien et on se perd davantage. Personne en effet ne comprend rien encore à ce débat, en particulier avec l’arrivée — et depuis, déjà, la disparition — de la question du postmodernisme, qui se superpose à cette affaire.

On peut aussi décider de prendre le problème par le bas et voir à quoi sert ce mot dans le langage commun. C’est en général une insulte. Ou un regret. C’est dommage, votre truc, c’est un peu... formaliste. Ce n’est plus d’un domaine qu’il s’agit, d’un courant ou d’un programme : c’est un adjectif. Il sert à dire qu’au fond une œuvre ne marche pas. Le formalisme n’est pas une prouesse, un projet, c’est un échec. Ça manque de vie, ce n’est pas humain, c’est mécanique. Vous avez recopié le plan, manque la chair. C’est sco-laire, maigre, rasant. Vous avez manqué l’essentiel. Même si je préfère, comme tout le monde, des œuvres pleines d’émotions à des tentatives froides, on voit bien que cette opposition sert à autre chose. Elle sert à se débarrasser de quelque chose qui ne tourne pas rond. Le formalisme c’est la maladie infantile de l’avant-garde. Vous avez un programme, oubliez-le, par pitié, lâchez-vous. Le formaliste est coincé, il veut donner des gages à un groupe, à une faction, à sa famille. Au fond il est réac, élitiste, il cache ses contraintes, il est obscur, distant, illisible. Il veut s’écarter des formes naturelles et de l’entendement commun. La maladie du for-malisme, c’est le solipsisme. Le type s’est trompé, il regarde sa main écrire et pas la lune. Le formalisme est idiot. Et en plus il est méchant, il nous a tout pris  : l’âme au créateur, le lyrisme à la poésie, l’humain au théâtre, la mélodie en musique et le confort à l’assise de nos chaises.

On pourrait soulever une première contradiction et se demander pourquoi le même formalisme qui désigne des œuvres tristes et blo-quées autorise des projets jubilants comme celui de Georges Perec, de Lawrence Sterne ou de Jacques Roubaud. Quand Bernard Heidsieck décide de dérouler un dictionnaire en dérivant sur les premiers mots qu’il ne connaît pas et se met debout à dialoguer avec son magnétophone, quel choc ! Quelle joie ! Ce projet aride sur le papier fait écho à la conférence d’Artaud au Vieux- Colombier. Les œuvres réussies font le grand écart et réconcilient ce que l’on imagine séparé : la folie et la sagesse. Si on lit tel quel Morphologie du conte de Propp, hors de son contexte, ce sommet du formalisme russe ressemble à une fantasmagorie en accéléré, on peut se perdre

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dans les branches de l’arbre structuraliste comme dans un vrai roman. On pourrait faire une défense et illustration du formalisme et repêcher du naufrage un à un des objets merveilleux. Mais ce serait prendre position dans le débat. Il faut juste s’en sortir comme on peut et rappeler simplement que les belles choses sont des formes... en équilibre. Un beau livre est justement la réponse à cette opposition vaine, il efface la question, il réussit à bouleverser chez le lecteur les catégories et les contradictions. Il est par ses moyens propres la réponse à la question. Mais il n’est pas seulement une solution de sortie à un débat mal posé ou une issue possible à une épuisante dialectique critique, il en est le dépassement même ou sa photographie exacte. On pourrait relire toute l’histoire littéraire de ce point de vue et voir comment chaque proposition réussie (dans le sens spécial que prend le mot « réussite » en littérature) donne des renseignements sur la manière dont un être X s’évade d’un nœud de contradictions et propose un dénouage, un réglage singulier à un moment T. Il n’y pas de littérature, il n’y a que de l’histoire.

Mais au moment où l’on pense pouvoir plonger rétrospective-ment dans l’affaire formaliste, ça se complique, puisque le forma-lisme n’est plus à la mode pour un temps. On s’imagine avoir du recul devant cette étrange civilisation disparue, on pense pouvoir disséquer " nement les groupes, les in! uences, l’agitation, les idées, les pratiques, les utopies, les croisements, et d’un coup l’histoire se compresse. C’est ce qui m’arrive. Et l’on ne sait plus ce qu’on voit dans l’image  : Mallarmé traçant des équations pour son Livre, Dada debout dans les cafés, Arnaut Daniel inventant la sextine en hélice au bord d’une rivière, un concert de sérialistes à Donaues-chingen, Sol LeWitt et Hanne Darboven déjeunant à la cantine du MoMa. Quel mélange !

T.M. — Comment vous y êtes-vous pris pour dépasser cette opposition ?

O.C. — Je ne sais pas très bien. Heureusement, les choses se sont faites malgré moi. Il y a eu dans les années 1990 un débat absurde dans le monde de la poésie qui a occupé les gens une bonne dizaine d’années. Cela m’a fait fuir. Après une vingtaine d’années de suprématie des « modernes », une faction de croco-diles se réveilla un beau matin, se rendant compte d’un coup qu’on leur avait volé la poésie. Je me souviens aussi vers le début 1980

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de l’arrivée tonitruante de la Figuration libre voulant démolir l’abs-traction à la française ou le choc des compositeurs contemporains devant le succès de la musique répétitive. C’était un peu la même histoire. Le niveau du débat était très faible. C’était la guerre entre littéralité et lyrisme. La guerre des étoiles, les Robots grammatico-communistes contre les vrais Humains. Nous avons essayé, avec Pierre Alferi, de proposer une sortie du con! it en concevant la Revue de Littérature Générale dont l’un des objectifs était de faire tourbillonner plus vite en l’air cette étrange pièce à deux faces  : forme et fond. D’où le titre du premier numéro, « La Mécanique lyrique ». Mais c’était en pure perte. Je me souviens d’un article qui disait de nous en substance : mais regardez-moi ces théoriciens qui n’ont pas vécu. Et la vie là-dedans ! Ils n’ont pas été plongeurs (de restaurant) à San Francisco, ni ne se sont battus sur le front des Dardanelles. Dehors les formalistes !

Il est certain que nous passions en revue des formes, pas pour en faire un catalogue, mais pour étudier leur degré de vieillisse-ment, d’académisme et surtout leur degré de maniérisme, de maté-rialisme. Le second tome avait pour vocation d’examiner comment il serait possible de faire rentrer ces tentatives un peu fétichistes dans une masse de prose, les brutaliser un peu, leur redonner juste-ment de la vie dans un espace désinvolte et hasardeux. Les sortir de la grille. Les sauver du programme. Mais, sans le vouloir, il me semble que cette revue a été surtout comprise comme une ode à l’hybridation, à la transversalité, alors que nous voulions montrer qu’un livre, pour s’écrire, a follement besoin de formes de toutes sortes et de toutes origines, pas pour se brancher sur le « dehors », mais plutôt pour se resserrer et s’intensi" er. On va se consoler en disant qu’une bonne revue produit des malentendus.

Récemment je me suis retrouvé en Italie dans un débat halluci-nant, à l’occasion de la sortie d’une anthologie de poésie française. Là je me suis rendu compte que je devais tenir pour l’éternité le rôle du grammairien expérimental. En face de moi, il y avait un aréopage de vrais poètes en prise directe avec de vrais sentiments. Ce qui est assez piquant, c’est de voir que cette réaction antimoder-niste (qu’on retrouvera partout et de manière ! agrante en philoso-phie), soutenue par des gens qu’on appellera pour aller vite « clas-siques  » (ils n’ont en fait rien à voir avec le classicisme), a été elle-même dépassée par une vague énorme de productions diverses qui se rassemblent sur une certitude : pas de débat sur cette affaire.

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Il n’y a rien à défendre en arrière, rien à inventer en avant. Les expérimentaux redeviennent marginaux après avoir été majeurs. C’est cruel. C’est là que la chose se corse. Comment dépasser le débat qui tourne autour du bien-fondé du modernisme, en ne fai-sant pas disparaître la tension ? Comment garder l’énergie dialec-tique, en n’étant pas militant d’une faction ? S’il n’y a plus de Texte, plus d’Ecriture, la littérature peut-elle rester encore un projet ? Est-ce que le mot même existe encore ? Il fait fuir tout le monde.

Mon premier livre, sorti en 1988, pouvait faire croire que j’appartenais à la tradition dure. C’était un livre fabriqué essen-tiellement avec des exemples de grammaire, prélevés sur des livres, on appelle ça cut-up, mais j’ose à peine prononcer le mot, tellement la chose est devenue ridiculement académique. Il y avait eu une confusion à la sortie de ce livre. Ce n’était pas un geste postmoderne, ironique : j’avais découpé et agencé ces frag-ments avec naïveté et passion. Ce n’était pas un geste program-matique dans la lignée de Burroughs ou de Gertrude Stein (qu’on ne limite ici à ce geste que pour le besoin de la démonstration), je les connaissais " nalement assez mal. J’essayais de sortir, par ce livre, d’une période de la poésie française assez pénible pour moi ; je la trouvais, à l’exception de quelqu’un comme Emma-nuel Hocquard, assez ennuyeuse, démarquée de philosophie mal assimilée. Je comprends très bien d’ailleurs que les gens en ont eu marre de ce type de livre où l’on sent que dans le blanc vibre une vague pensée absente. On sent l’idée " xe dans le projet. Le formalisme, c’est peut-être ça : halluciner le processus. Epouser la notion, comme dit Mallarmé. Mais voilà que surgit un nouveau paradoxe : notre formaliste qu’on taxe de froideur, d’inhumanité, de calcul obsessionnel cache un illuminé. Une sorte de mystique jusqu’au-boutiste. Il est trop chaud ? Il est trop froid ? On n’y comprend rien.

Je me sentais libre d’appliquer le programme, mais incom-plètement. Ce premier livre avait l’air formaliste, mais ne l’était pas, c’était un recueil de ritournelles, un composé de scénettes, embryons de romans, pas un manifeste grammatical. Rétrospecti-vement, je le vois comme un album fait de débris, comme si j’avais fouillé après un bombardement dans des maisons effon-drées. Mais surtout c’est un livre de lecteur plus que d’écrivain. En prélevant, agençant des fragments élus, je passais du côté de

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la lecture. C’était une solution simple pour éviter d’avoir un pro-gramme à exécuter, une charte à remplir, ne pas choisir dans le catalogue de comportement de l’époque : devenir littéral ou per-former. Mais je n’allais pas échapper si facilement à ces jeux de rôles et j’ai compris assez vite que, si je faisais un deuxième livre avec la même méthode, je risquais de donner de l’importance au geste. Je sentais qu’il y avait là un piège et que si je poursuivais, tout ça " nirait dans les galeries, accroché, énorme, sur les murs. Quelqu’un comme Lawrence Weiner le faisait très bien déjà, autrement. Au fond je sentais le piège conceptuel. Soutenir une sorte de poesia povera. L’argumentaire de vente était tentant : on pouvait défendre l’idée qu’avec des ready-made, l’opération la plus froide, on allait toucher le vrai monde, opération la plus chaude. Le programme est trop beau pour que l’on puisse y croire. Si je voulais garder l’émotionnalité de cette méthode d’écriture, il fallait lâcher la méthode. Il faut savoir changer de jeu en route. J’ai arrêté immédiatement la poésie.

T.M. — Donc vous avez fait un pas de côté pour échapper à une modernité facile...

O.C. — Oui, je n’ai jamais été moderne. Ouf ! Je suis arrivé pile au moment où il était trop tard pour le devenir et trop tôt pour abandonner, comme on l’a fait dans les années 1980 (il faudrait regarder cette idée reçue de plus près). Ça s’est fait en cinq minutes. Ça suf" t pour créer l’empreinte, mais je me demande à qui s’est attaché le jeune canard. L’objet aimé est assez ! ou. C’est un composite. Et quand on découvre que Proust polémiquait par lettre avec Mallarmé, ces deux mondes que l’on croyait aussi loin que possible se recroisent, font toile d’araignée. Je comprends mieux là pourquoi je ressens l’histoire moderne comme compressée. Je suis " dèle à un programme ! ou. Je n’aime ni le concept de Texte, ni celui d’ Ecriture, mais je veux bien garder certains de leurs aspects. Comment le dire en positif ? Une résistance, comme on dit une résistance des matériaux ? Oui, mais à condition, cher Professeur Y, que ça ne se limite pas au style, au sens d’une forme-matière. Il ne s’agit pas de matière, mais de magie. Comment faire pour que quelque chose consiste à la lecture sans que cela se voie à l’écri-ture ? Si j’étais mon propre analyste, je dirais que ce sujet veut enterrer un principe vital pour lui permettre de hanter la future

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maison. Dissimuler la modernité pour lui redonner des forces. Les gens se désolent de voir la littérature baisser de niveau, comme le niveau baisse pour les enfants des écoles à chaque rentrée ; les gens qui écrivent se sentent menacés, on se demande jusqu’où ira ce déclin éternel ! Et il y a eu l’auto" ction qui a accéléré la descente ! Enfer ! Ce n’est pas faux, mais il y a quelque chose de mal posé. Bien sûr, on pourrait dire qu’il y a un coup de barre à droite, que l’on doit payer le siècle d’expérimentations par un siècle de romans transparents. C’est la faute à 68 ! Mais pourquoi ne pas agir dans l’autre sens, réinjecter discrètement des doses de complexité à des livres mous ? Sans que ça se voie. Remise en forme clandestine. Envoyer des bugs et des virus dans le roman de gare. C’est la guerre froide. On n’envoie plus de bombes, terminés les manifestes, plus de revue. On fait de la désinformation. Il faut que je devienne nègre. Vous me direz que j’ai des progrès à faire en discrétion. Et qu’on voit encore trop les deux trous à la place des yeux, dans le journal déplié qui est censé me cacher, dans le hall de l’hôtel.

Comment dire ça en positif, sans égrener des ni... ni à l’in" ni comme pouvaient le faire les épigones de Blanchot ? C’est com-pliqué. Est-ce qu’il y aurait de la littérature ? Et on y tiendrait ? Je dirais que oui, mais je ne sais pas comment. C’est précisément là où l’époque a changé. Avant il y avait des réponses, plusieurs réponses, quelquefois opposées. La mode a tourné, c’est extraordi-naire à suivre, il n’y a que la mode qui soit intéressante, Baudelaire a raison. L’expérimental a encore excité les gens jusqu’en 1999, et puis le easyreading a pris le dessus. Ce serait triste de lui résister, ce qui serait bien, c’est le prendre de vitesse. Vous voulez du fas-toche, les trucs compliqués vous emmerdent ? Très bien, d’accord, mais on va essayer de vous le faire bien. Trash-qualité ça existe ? Pas sûr. Finalement je fais comme s’il y avait encore un combat à mener, c’est là où je suis d’arrière-garde, c’est là où je suis en deuil et heureux de l’être. J’aimerais ré-enchanter les formes. Reprendre les formes. Mais ça ne se fait pas tout seul. Voilà encore un trait moderniste ou peut-être un trait à venir. La littérature est un réseau, pas seulement mondain, un objet débattu, manipulé, chéri ou haï par des groupes et je ne vois pas bien comment on peut écrire abso-lument seul. Allez, " nalement je change d’avis, il faut faire des manifestes, des revues et des programmes.

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T.M. — Oui, c’est tout le paradoxe du refus de la modernité, il est une modernité en soi. Mais le formalisme ?

O.C. — Je n’ai jamais été formaliste. Avant de trouver une première solution avec l’Art poétic’, pendant une longue période où je faisais du sous-Beckett, j’avais découvert la poésie améri-caine, Spicer, Duncan, David Antin, Stein, Creeley et surtout Reznikoff ; ça a bouleversé la donne : on peut faire des poèmes simples sans effet d’af" chage, très formels par leur minimalisme (je dis ça vite, ce sont des auteurs qui ne se ressemblent pas) et puissamment émotionnels. Parallèlement, il y avait le texte du « Tombeau d’Anatole » qui ne faisait pas partie à l’époque des œuvres complètes de Mallarmé. On ne sait pas ce que c’est. Et en traduisant, bien plus tard, les Psaumes, j’ai eu de la même façon avec l’exégète des discussions sans " n. Pièce de musique ? Exercice liturgique, litanie pour gravir les degrés du temple, ou... poèmes ? Certains diraient que c’est la parole même de Dieu, directe, les fondamentalistes sont en plus formalistes. La forme et le fond ensemble, c’est dur ! Disons, en guise de com-promis, que c’est une transcription. On peut donc se poser des questions similaires sur les notes que Mallarmé prend en réac-tion à la mort de son " ls. Elles se présentent comme une série de galops d’essais, comme le plan d’un poème à écrire. Les idées en style télégraphique, une sténo bouleversante qui essaye de suivre le plus vite possible le ! ot des émotions. Mais ces notes se présentent chacune séparée sur un petit feuillet, elles sont gra-phiquement installées dans la page, avec ces merveilleux grands tirets qui viennent faire comme une chorégraphie émotionnelle. Et voilà un exemple d’un usage non formaliste, d’un usage extrême de la forme. On peut les lire simplement comme des poèmes. Comme des textes que Mallarmé ne pouvait pas publier en tant que poèmes. Peut-être parce que cette douleur n’était pas assez traitée, distillée dans l’alambic des sonnets. Ou parce que ce qu’il écrivait là n’appartenait encore à un aucun genre. La poésie, c’était inté gralement ça, une parole juste avant sa formu-lation, un instant avant sa forme, sans ironie, sans geste concep-tuel ; j’ai compris que c’était ça. J’avais été aidé, un jour, en écoutant la radio par hasard ; j’avais entendu au milieu, sans savoir le titre et le compositeur, Thrène de Boucourechliev — sorte de pièce pour bande magnétique d’où surgissait une voix, que je sus après être celle de Barthes, très chaude, très expressive,

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très solennelle, très verticale, lisant des extraits du «  Tombeau d’ Anatole ». J’ai entendu que ça chantait dedans, qu’il y avait plusieurs pistes. On pourrait le voir comme des pistes sonores qui s’entrecroisent sur un rouleau. C’était par le graphisme qu’il inventait quelque chose d’énorme, il avait trouvé la forme exacte de cette musique complexe, de ce deuil polyphonique. Il fallait que les mouvements multiples de sa douleur, les différents visages de sa joie fassent une chorégraphie sonore sur le papier. En voilà un Livre ! L’original est écrit au crayon de papier presque invisible. Encre sympathique ?

Si l’on regarde Testimony de Reznikoff, qui est une sorte de cut-up archéologique, où il prélève, dans les minutes des procès américains autour de 1880, des fragments de vie, comme le fai-saient les troubadours avec leurs Vita — biographies accélérées, scénettes ultra-violentes et mélancoliques —, on ne voit plus le geste du découpage. Ou disons que ce geste est intégralement au service du projet. Ce n’est pas un ready-made que l’on doit admirer pour son culot. C’est une œuvre conceptuelle parfaitement vivante. La coupe des vers épouse en même temps la froideur administra-tive et la particularité poignante de chacune de ces vies minus-cules. Le procès verbal devient littéralement poème. Reznikoff va chercher la vie nue à l’intérieur de la langue juridique elle-même. Ces portraits si particuliers, ces vies mineures réduites à un drame, cette collection de faits divers produisent par accumulation une sorte « d’autobiographie de tout le monde », comme disait Gertrude Stein. Le plus de vivant possible. Et pourtant en voilà un geste for-maliste ! Faire un livre tiré intégralement de ce qui semble le plus loin de l’art, des registres juridiques, sans réécriture, sans auteur.

Mais on voit aussi approcher un nouveau paradoxe. On se disait au fond que la vox populi n’avait pas tort, le formalisme pèche par sérieux, gravité mal placée ; il dramatise sa technique d’écriture, il se drape dans ses contraintes ; on pouvait s’en sortir en s’amusant, c’est ce qu’a fait génialement l’Oulipo... : on conti-nue imperturbablement les contraintes ; vous aviez cru que c’était juste chez les modernes cette histoire, qu’avant on écrivait nor-malement... et les grands rhétoriqueurs ? La belle idée c’était de faire ça gaiement. Ça donnera Perec par exemple, en voilà un bon exemple de formaliste heureux. Mais curieusement, comme chez Perec d’ailleurs, on se rend compte que ces deux écritures très formelles réussissent à sortir du cadre par un curieux excès

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de drame. C’est paradoxal. Pasolini est le maître de cette opéra-tion magique.

T.M. — Le «  Tombeau d’Anatole  », la poésie américaine, toutes ces rencontres vous ont donc permis de changer de cap, ou d’éviter les écueils d’un cap. Mais pour prendre quelle direction ? D’après ce que vous disiez, votre rapport à la modernité était déjà dé" ni avant l’Art poétic’...

O.C. — Oui. Début 1980, j’habite à Brême, en Allemagne, et j’assiste à une lecture de John Cage. Une performance dans le grand théâtre, avec des gens en smoking et robe longue. Cage arrive et se met à... gémir. Il a gémi pendant une heure. Sur tous les tons, passant du plaisir à la douleur, comme une cantatrice qui mangerait un gâteau au chocolat de dix mètres. J’étais stupéfait. La même année, je vois Beuys qui plante des chênes, à la Documenta de Kassel. J’assiste à un concert de Ginsberg aussi avec Peter Orlovsky dans un bar, avec des types énormes recouverts de chaînes, où Orlovsky, interdit de boire, psalmodie Schnaps en qué-mandant de la gnôle pendant que Ginsberg faisait des ritournelles sur son biniou dans une certaine indifférence de l’audience, habi-tuée à des situations beaucoup plus dures. Stupéfaction. Rétrospec-tivement je comprends que ce n’était pas pour moi. Que c’était trop tard. Qu’ils étaient tous devenus des personnages d’outre-tombe. Ou plutôt que je regardais avec intérêt, dans une vitrine, des objets fétiches d’une civilisation disparue. Mais je prends cela comme un point de départ, alors que c’est une " n. Je comprends que cela a un rapport avec ce que je dois faire, aussi proche et lointain que quand Aby Warburg superpose la danse du serpent des Indiens Hopi avec la généalogie du drapé de la Renaissance à nos jours. En voilà quelqu’un qui s’occupe de formes intensément... sans formalisme. Bref, je pars à contre-courant pour les rejoindre par un autre ver-sant. Et les années qui suivront je me lance dans cet étrange projet de découpage de la grammaire presque inconsciemment. Je fais ce livre de manière enfantine, sans aucun surmoi moderne. J’avais trouvé pour un moment la possibilité d’échapper à la littérature adulte. Ça n’a pas duré, il a fallu déménager ailleurs assez vite. Par-delà les doutes que j’avais sur l’idée de refaire ce geste, de devenir au fond artiste, ce qui consistait souvent à l’époque à faire des séries, etc., me manquait surtout quelque chose, même s’il y

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avait déjà du volume dans ce livre et que le blanc n’y était pas une cimaise métaphysique, mais un espace rempli de choses vivantes, d’objets et d’événements : me manquait un espace de dialogue. Un double fond. Une profondeur, de l’air. Un espace dans lequel on pouvait faire entendre différents régimes de parole. Ça peut res-sembler à un roman. Voilà un bon endroit détendu, l’auberge espa-gnole dans laquelle on va pouvoir faire revivre les archives, les remettre en situation, écouter la Ursonate de Schwitters, mais en entendant les bruits du café autour, les éclats de voix. Finalement sortir la modernité de sa phase funèbre pour essayer de la ré-enchanter.

T.M. — Comme Robinson.

O.C. — C’est lui qui est un formaliste, pas moi. Après ce pre-mier livre de poésie, je me suis pris une doublure. Bien connue du plus grand nombre  : Robinson. Un héros d’une mythologie à la portée de tous. Le premier livre de ce projet, qui a duré presque vingt-cinq ans, Futur, ancien, fugitif, fonctionne comme une sorte d’encyclopédie. Le héros fait des listes en permanence, il met sa vie en " ches techniques, il collectionne, il use à l’extrême le peu d’outils qu’il a à sa disposition. Il est têtu et répétitif. Il a tout d’un... formaliste. Il voit les choses en branches qui se subdivisent à l’in" ni, il divise, il miniaturise. Il collectionne les genres, il se déplace de correspondance en manuel de survie, de listes en chan-sons, de " ches techniques en cartes, de faux résumés en digres-sions, pour avancer dans l’histoire comme en sautant de pierre en pierre pour traverser un gué. Il se déplace dans un catalogue de formes. Tout renvoie à tout, notre Robinson est un hypertexte en chair et en os. Il prend les formes. Il emprunte tout comme le per-roquet qu’il a sur l’épaule, il recopie à l’in" ni tous les protocoles possibles. Mais il ne le fait qu’à moitié.

Ce qui est assez bizarre, rétrospectivement, c’est de me rendre compte que je n’avais pas d’autre solution. Si un livre est d’une certaine façon une solution à un problème, ce problème est loin d’être mathématique ou issu d’une quelconque contrainte formelle préalable, il n’a pas de visage ; c’est un problème sans formes pour lequel il s’agit de trouver un scénario vivable qui lui donne la force de s’exposer et qui se résolve en avançant. Au fond, devenir vivant à force de mouvements contradictoires, d’essais et d’erreurs. Je

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n’avais pas d’autre solution, refusant le matérialisme du projet poétique, que de mettre en scène le personnage même qui avait fait cette opération bizarre de prélèvements sur la langue ordinaire. Un obsessionnel qui entend des voix, quoi de mieux pour refaire de la poésie sans avoir l’air d’en faire ? Futur, ancien, fugitif pousse cette logique à fond ; à la " n du livre, le héros, se rappelant par bribes ce qui venait de lui arriver, se met à psalmodier, à chan-tonner, des bouts de souvenirs littéralement extraits du livre lui-même. J’avais encore du mal à quitter la poésie. Vous avez beau la chasser par la porte, elle revient par la fenêtre.

Ce qui est excitant dans l’écriture d’un livre, c’est quand la " ction autorise à faire passer, à rendre lisible un désir. On dit ça des rêves. Si la poésie est inadmissible — comme le rappelait à raison Denis Roche  —, elle me revenait librement, sans visage, sans son aura ni ses couronnes, sans son pathos ni ses provoca-tions, hors du contexte. Sans caractère. Une poésie sans qualités. Sans poète derrière. Ce qui ne va pas avec la poésie, c’est le poète qui est là, trop souvent assis au bord de son texte à nous interpeller.

Mais ce héros n’est pas le Robinson qu’on connaît, le conqué-rant, le puritain modèle du capitalisme. Ses tentatives sont des échecs (les mésaventures de Bouvard et Pécuchet avaient dû durablement me frapper), il veut obtenir des roses par greffe et il obtient des cactus. Tout renvoie à tout, mais imparfaitement. Son encyclopédie est trouée de part en part. Au fond cela n’a pas d’importance. Il n’a pas d’état d’âme avec ses ratages. Il avance. Il laisse ses échecs derrière lui, c’est un collectionneur d’expé-riences amnésique. C’est un raté heureux. Il est artiste ou saint sans le savoir. Il a toutes les qualités, mais aucune n’est complète et ne lui suf" t pour devenir vraiment quelque chose. Il est telle-ment domestique dans le livre qui suit, Le Colonel des Zouaves, qu’il en devient espion. Il se modi" e paradoxalement par insis-tance à devenir ce qu’il croit être. Une forme poussée à son comble, c’est une caricature ? Robinson a un trouble de la compé-tence. Son désir de perfection lui donne une versatilité extrême, c’est un transformiste, on le voit changer à vue, dans un morphing permanent, parce qu’il s’identi" e radicalement à ses projets.

Les livres qui suivent continuent cette affaire. A chaque fois, comme dans une série, le héros est confronté à des scénarios diffé-rents, et surtout à des ennemis de plus en plus nuisibles. Mon

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Robinson est en fait un Vendredi. Ce n’est pas lui le maître. Il arrive au début du livre (" nalement j’écris des feuilletons) sans pouvoir parler, entendre, sentir, comprendre face à des êtres très évolués, monstrueusement évolués, sur-cultivés, bouffons, psycha-nalystes abusifs, un roi tyrannique dépressif, ou une écrivaine dragon. Je m’intéresse à cet affrontement entre discours indirect oppressé et monologue direct déchaîné. C’est Kaspar Hauser versus Charlus enfermés dans une chambre. Je prépare la saison 9.

Ma vie avec les philosophes

T.M. — Le « formalisme » a aussi un autre sens, celui d’une relation intime entre la création littéraire et la théorie, où la théorie n’est plus extérieure, comme si elle venait thématiser un objet qui lui était étranger, mais intérieure. La théorie joue-t-elle un rôle dans votre travail ?

O.C. — Je ne suis pas philosophe et je n’ai aucunement cette ambition de devenir penseur de ma pratique. Je sais très bien la différence profonde entre eux et moi. Et l’on voit bien dans cet entretien que décrire un trajet comme on le peut ne produit pas de concepts. En revanche, que la littérature elle-même produise de la pensée spéci" que, sans doute. Peut-être par sa capacité à déhiérarchiser. Une sorte de démocratisme radical des mots qui fait tomber l’idée reçue de l’écrivain élitiste. Jacques Rancière explique cela très bien. Alors il faudrait se demander à quoi res-semble une idée littéraire. Pour aller vite, c’est le cas de le dire, je dirais que c’est une idée en mouvement. Une cheville, un outil qui permet d’associer à chaque fois de manière différente. Les associations ne sont pas libres ; pour faire de beaux effets chez l’autre, pour produire chez le lecteur des visions (les récits de rêve sont le sommet de l’ennui parce qu’ils restituent à plat des événements en relief, parce qu’ils ne sont pas écrits), elles exigent des soudures, des mécanismes, des roulements à bille, des déclenchements à distance, des " ls de Nylon, des moteurs à explosion ou des ressorts. Ces objets techniques innombrables, on peut en chercher des métaphores dans tous les domaines tech-nologiques possibles, mais au fond ce sont des idées. Des idées de fonctionnement. De minuscules inventions. On n’est plus sur le plan de la forme, mais sur celui de la mécanique, ce n’est plus

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graphique ou plastique. Quittons l’atelier, passons au garage. On voit bien chez Proust, dans les Notes pour Le Temps retrouvé, la fantastique capacité à lister des illuminations minuscules pour la préparation de son livre, qui sont du même coup une esquisse conceptuelle et un départ d’écriture. La trouvaille, concentrée en un presque-haïku, signale un nœud, une articulation qui va per-mettre d’associer heureusement, permettre que ça dure. Le livre va se faire. On va avoir le temps, il va y avoir de l’espace. Il faut des sésames, des clés et un système de passerelle complexe. Ce sont les idées. Et Barthes avait raison d’articuler dans son dernier séminaire le haïku et A la recherche du temps perdu.

La question n’est pas d’aller chercher dans la philosophie, mais de prendre, n’importe où, dans n’importe quel manuel, de pensée ou de pêche à la mouche, des idées que l’on pourrait importer ensuite dans les livres telles quelles. Sauf à en faire des pièges — et le Bergson importé par Proust est un leurre, il est là, autant que le pastiche des Goncourt, comme une illustration pédagogique seconde. Ce que je cherche avec la lecture des phi-losophes, c’est de la camaraderie. Je veux assister à leurs efforts pour faire tenir un raisonnement sans avoir à m’en expliquer. Je ne peux pas restituer l’objet d’un séminaire de Foucault, sauf à en faire un résumé qui sera moins bon que celui qu’il y avait af" ché à la porte du cours en guise de programme, je peux le regarder ré! échir, évoluer, se débrouiller, remonter le cours de l’histoire à toute vitesse, comme un saumon une rivière, en empruntant la moindre ride d’eau, en sautant par-dessus les obstacles. C’est exténuant à suivre. Mais ça me fait du bien. Deleuze disait que la philosophie avait besoin de la lecture des non-philosophes, c’est très aimable. On peut lui retourner le compliment.

T.M. — Mais, de la théorie, vous en avez vous-même écrit, avec la Revue de Littérature Générale...

O.C. — La question posée au début du premier numéro était : « Si la littérature devait ressembler à quelque chose, à quoi pour-rait-elle ressembler ?  » «  Tiens, cela pourrait ressembler à un moulin, ou encore à ça, à ça... à ça... » Et à chaque fois que l’on essayait de toucher un concept, qu’on disait « la littérature ça pour-rait être ça, ou alors on a besoin de ça, nous, pour comprendre ça », on ne le démontrait pas nous-mêmes. Avec Pierre Alferi, nous

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allions chercher un expert, vivant ou mort, en général proche de nous et qui en savait plus long sur la chose. Nous avons déroulé cent auteurs, en deux numéros, qui à chaque fois venaient penser à notre place. Donc la théorie, oui, mais à plusieurs. A chaque che-ville du raisonnement, quelqu’un intervenait. Il aurait fallu idéale-ment lire l’ensemble, ce que personne ne fait, bien sûr, tout le monde a feuilleté. J’aurais fait pareil. Ça risque, lu comme ça, de ressembler à un catalogue de La Redoute, un nuancier de diffé-rentes matières de théories et d’usage du texte. Quelque chose " na-lement, à première vue d’assez... formaliste. On n’en sort jamais. Voilà encore une dé" nition possible de notre formalisme, c’est l’adjectif qui vient quand on ne comprend pas. Un dîner n’apparaît formel qu’aux gens qui ne s’y sont pas amusés.

T.M. — Donc vous avez besoin de compagnons-théoriciens... Pourquoi ?

O.C. — De compagnons, pas de théorie littéraire. Tout ce qui sentait un peu la linguistique me tombait des mains. J’ai toujours trouvé le structuralisme assez rebutant.

Le Déjeuner structuraliste1

Dans le célèbre dessin où l’on voit nos quatre sauvages assis en tailleurs en plein pow-wow, ça ne rigole pas vraiment. Le pauvre Foucault essaie gentiment d’expliquer quelque chose, mais il est trop long, il est fatigant, on voit bien que Lacan fait la gueule, Lévi-Strauss lit ostensiblement une lettre d’une admira-

1. Ce dessin de Maurice Henry a paru pour la première fois dans La Quinzaine Littéraire du 1er juillet 1967.

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trice Nambikwara et Barthes prend discrètement le soleil. Je n’étais pas un grand lecteur de ce pan de la théorie et je n’ai donc rien à en dire de pertinent. Pour un écrivain en herbe, c’est plus facile au milieu des années 1970 de suivre Blanchot ou Barthes. A mes risques et périls. Avec Blanchot j’aurais pu me faire happer par cette nébuleuse sublime (je me suis fait quand même happer un certain temps) et plonger dans cette in" nie contrariété, cette dialectique au ralenti qui disait merveilleusement que c’était impossible d’écrire, mais qu’il fallait le faire quand même. Ce qui était le plus inquiétant, comme toujours avec les penseurs, c’étaient les épigones, et les poètes sont les plus atteints. Ils transformaient cette pensée si singulière en lieux communs, en aphorismes lourds, en méditations médiocres, en Heidegger pour les nuls. C’est vrai que si on prélève des formules aussi belles que L’Attente, l’oubli hors de son contexte, on tombe vite dans Paul Géraldy. Mais aujourd’hui tout cela est loin et c’est peut-être le moment où on peut relire Blanchot, en" n extrait de la secte. Il faudrait retomber sur lui comme sur un livre inconnu. Il a fallu du temps aussi pour que je puisse lire Artaud et Bataille avec un peu de fraîcheur, débarrassé de tous ces commentaires pénibles. Au fond cette modernité en train de mourir était devenue tyrannique. D’une certaine manière le revirement dans les années 1980 a permis de poursuivre discrètement à certains le projet jusqu’à aujourd’hui. Redevenir mineur avait cet avantage.

Barthes, c’était aussi assez risqué : tout devient écriture. Ecrire et faire de la théorie critique, c’est pareil. Bienvenue dans le méta. Si j’étais resté à l’université, j’aurais dû y croire, et cela se serait peut-être solidi" é en moi, cette certitude. Il ne s’est pas vraiment appliqué à lui-même ce qu’il enseignait. Il regrettait à la " n de ne pas avoir pu faire un roman, comme si, par un aveuglement étrange, il ne pouvait pas s’autoriser à voir qu’il écrivait déjà, que c’était juste une affaire de titre et de nom sur la chose. Il avait tout démysti" é et pourtant il avait gardé intact une mythologie de l’écrivain comme être radicalement séparé. Mais Barthes par lui-même, quel choc ! C’était une Vie d’Henri Brulard, moderne, accompagnée d’une boîte à outils. Son Système de la mode était digéré, compris et dépassé à ce stade. Son raf" nement, son amour des textes, des êtres et des événements étaient tels qu’il transcen-dait lui-même l’idée de Texte qu’il défendait. Il donnait des armes pour scier la branche sur laquelle il était assis. Mais comme dans

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les dessins animés, le bathmologue2 tombe sans se faire mal et recommence illico.

Et puis assez vite je passe à Deleuze que j’ai assez mal lu " na-lement. Je l’ai compris plus tard avec Le Pli, sur Leibniz, ou en écoutant ses cours sur Spinoza. J’avais un peu ignoré le philosophe complexe pour lui préférer l’agitateur de concepts. Pour un écri-vain, lire Deleuze c’est évidemment idéal. Le bon coach qui vous dit  : la littérature, c’est pour toi ; et en même temps  : tu n’y arri-veras jamais. C’est un maître zen un peu sadique. Il te dit  : n’est pas Lawrence ou Kafka qui veut. Comme le fait répondre juste-ment Kafka au sergent de ville à qui l’on demande l’heure : « N’y comptez pas, n’y comptez pas. » Deleuze rêve la forme, c’est un utopiste des formes. Mille Plateaux était le nouveau manifeste, le how-to prodigieux de la modernité future. Mal lu, on en tirait une idée un peu bébête d’une hybridation libertaire, d’une libération des ! ux. On paie cher les petites lectures.

T.M. — Donc le coach est important en tant que " gure trans-férentielle. Est-ce parce que, pour le dire grossièrement, il donne à la littérature une place sur la terre ? Il vous dit : « Ecrire c’est très important pour telle ou telle raison », par exemple parce que c’est par là qu’on va saisir l’équivoque fondamentale de l’être, etc. Au fond, peu importe le contenu exact, il faut juste que le théoricien vous situe dans quelque chose qui est autre que l’écriture. Il a une fonction imaginaire au sens propre, il attribue un rôle.

O.C. — C’est lui qui nous explique, qui nous montre, qui nous transmet avec sa voix si particulière, qui revient inlassablement dire que la littérature va articuler quelque chose, ne va pas tout résoudre, mais va être, comme un " let, capable d’attraper des concepts qui eux-mêmes vont capter du vivant. En fait il me sépare de la théorie proprement dite dans la mesure où il donne à celle-ci un objectif supérieur. Il donne une politique à l’écriture.

2. De «  bathomologie  »  : néologisme inventé par Barthes (dans Roland Barthes par Roland Barthes, 1975), formé sur le grec bathmos (marche, degré), pour désigner l’étude de la progression des différentes signi" cations d’un mot le long de l’échelle de ses connotations. (N.d.l.R.)

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T.M. — Mais pourquoi avez-vous besoin de savoir que vous faites autre chose qu’écrire, quand vous écrivez ?

O.C. — Parce qu’écrire, cela n’existe pas. Un écrivain n’écrit pas. C’est un paradoxe de Blanchot que j’ai mis du temps à com-prendre : comment écrire en n’écrivant pas ? Je le prenais autrefois comme un adage poétique séduisant, mais incompréhensible. Il faut le prendre littéralement : il n’y a pas d’activité littéraire auto-nome qui consisterait à écrire au sens commun, c’est-à-dire à dérouler des phrases. A encoder dans un style plus ou moins tra-vaillé une matière à transmettre. Ecrire recouvre une autre activité que le tracé d’un stylo ou le crépitement d’une machine, c’est accumuler des expériences qui sont transcrites (sauf exception) d’abord dans de mauvais mots. Ce ne sont jamais les bons mots. Cela ne veut pas dire que c’est indicible, intransmissible. C’est juste que ce sont des mots imposés par de multiples langues. Et qu’il faut fusionner les expériences, les expressions, pour obtenir une clarté, j’allais dire supérieure, on pourrait aussi bien dire infé-rieure, ce n’est pas une question de hauteur. Il faut traduire patiem-ment ce qui est écrit dans des langues insuf" santes, techniques, émotionnelles, administratives, pour obtenir une langue parlante. Voyez Céline. C’est le processus inverse du cut-up. Trouver une forme, je ne sais pas comment la quali" er, disons parlante. Ce n’est pas une question d’oralité nécessairement, même si ça a à voir avec un narrateur parlant, c’est peut être le locuteur du livre qui est capable de réunir des langues hétérogènes avec naturel. C’est l’être parlant du livre qu’il faut inventer. C’est un problème de mode d’existence, au fond ce n’est pas un problème d’écriture. L’écri-ture, ça n’existe pas. Ce n’est pas une affaire de style. Il me semble que le style, la forme donc, encore elle, comme on l’appelle com-munément, est un résultat ; ça ne peut être que comme ça au " nal. Un style par défaut, un style en creux. Un livre écrit en roman, comme si c’était une langue naturelle à notre disposition, ça ne marche pas. En" n ça marche au contraire, dans le marché du livre. C’est amusant ou triste de voir " nalement que, la vague de la modernité retirée, rien n’a changé, on continue. La littérature " na-lement progresse moins que le design des téléphones et la physique ne revient pas en arrière après la découverte de la mécanique quan-tique. Le marché du livre juxtapose des choses qui n’ont rien à voir. Dans le monde de l’art, on aurait du mal à exposer Barnett

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Newman et les peintres de la place du Tertre dans une même salle. Encore qu’on pourrait se payer le luxe de le faire de temps en temps. Pierre Huyghe, dans sa dernière rétrospective à Beaubourg, a bien déplacé une sculpture de ciment qui trônait dans la cour de son ancien lycée. Je ne regrette pas le manque de hiérarchie et de classement, je ne crois pas naïvement en un quelconque progrès en art, je sens juste que l’écart entre la littérature et les autres disci-plines va s’agrandir vertigineusement. On dirait que le monde du livre fait du surplace et, les années expérimentales effacées, on se retrouve à lire de nouveaux Pierre Benoit sans que personne n’y trouve à redire. Mais, comme me le disait quelqu’un qui travaille dans l’édition : en" n, Olivier, le monde a changé, tu ne veux quand même pas... revenir en arrière.

Pour faire un livre j’accumule des expériences mal vues, mal dites, et je passe un temps fou à usiner ces pièces en lambeaux pour qu’elles fassent corps, pas machine, c’est là précisément où je ne suis pas formaliste. C’est un travail de chien, on a intérêt à avoir des amis pour tenir le coup. C’est là où nos philosophes entrent en scène. Je ne cherche pas leur assentiment et d’ailleurs ce n’est peut-être pas une si bonne idée que ça de les rencontrer et de cher-cher à établir le dialogue. Ce que j’aime, c’est les voir admirer quelqu’un d’autre. Leur capacité d’empathie me bouleverse. Ils entourent avec délicatesse l’objet aimé. Lire de la philosophie, c’est rentrer dans un hôpital et voir ces gens dévoués qui s’agitent devant des idées pour les aider à naître, à tenir, à survivre. Les idées doivent être soutenues. Donc je passe vers 1990 à de grands lecteurs comme Benjamin, ou comme Agamben. Ou Foucault, si on peut le lire comme ça. Des historiens-lecteurs. Ce que j’ai " na-lement aimé, c’est les voir lire. J’aime lire par-dessus leur épaule le livre d’un autre qu’ils déchiffrent à haute voix.

Au fond, pour le dire vite, ils déplacent la scène. L’auteur de Mille Plateaux me fait paradoxalement travailler sur un seul plan : l’action. Il me donne un plan, extraordinairement puissant, une boîte à outils gigantesque, et grâce à lui je me projette en avant, all over. Grâce à mes exégètes lecteurs, je passe dans une dimension plus confuse, une scène mentale plus... épaisse. On aura du mal ici à résumer la théorie de la connaissance de Benjamin dans Paris, capi-tale du XIXe siècle. C’est une pensée hallucinée. Des formules sont à interpréter : « le passé télescopé par le présent » ; « écrire l’Histoire signi" e donner leur physionomie aux dates » ; «  les mots sont les

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voiles, la façon dont ils sont mis les transforme en concepts ». Ce sont des formules magiques. Hier, dans le métro un jeune homme expliquait à un camarade, sortant d’une salle de sport, de combat peut-être, comment il devait respirer avec son sternum et muscler tel ligament dans ce coin-là. Quel bonheur. Tout ça c’est du sport. Mettre les voiles, télescoper, écrire. Par parenthèse, la méthode des Passages parisiens conviendrait bien au sujet que vous proposez. On y verrait plus clair peut-être en rassemblant des documents, des images, pour voir en réseau cette affaire. Il faudrait idéalement mélanger anecdote et théorie, sans se soucier de faire une synthèse.

T.M. — Il faut parler de la tendresse qu’il y a dans tout cela. C’est peut-être ça que vous trouvez chez ces auteurs et que vous ne trouvez pas chez les pops et les autres. Vous avez un rapport à la modernité très tendre. C’est en cela que vous n’êtes pas du tout postmoderne. C’est une tendresse pour ce qui est blessé mais grand, grand mais blessé. Vous êtes un grand in" rmier. Vous y mettez beaucoup de coton. Il y a du « care » dans votre littérature. Beaucoup de sérieux donc, mais non pas le sérieux de celui qui a un idéal positif comme en avant de lui dans l’histoire, mais le sérieux de l’in" rmier à la guerre qui voit le corps blessé et qui est obligé de s’en occuper. Un sérieux mélancolique qui doit être bur-lesque pour sauver ce qu’il y a à sauver.

O.C. — Oui, c’est pour cela que je lis Benjamin et Agamben. Au fond, je viens pleurnicher sur leurs épaules. Le philosophe est un grand frère. Quand il me dit à l’oreille, par exemple parlant de Proust, « si l’on veut s’en remettre en connaissance de cause à la plus secrète vibration de cette œuvre, il faut pénétrer jusqu’à une couche particulière, la plus profonde de cette mémoire involon-taire, là où les éléments du souvenir nous renseignent sur un tout, non plus de façon isolée, sous forme d’images, mais sans image et forme, comme le poids du " let avertit le pêcheur de la prise ». Le poids du " let, c’est ça ! Et puis je lis des lecteurs de lecteurs comme récemment Susan Buck-Morss, avec son Voir le capital ; la préface rappelle l’injonction de Jameson  : «  Oui, penser politiquement implique de représenter les choses sous la forme de diagrammes, de rendre visibles les vecteurs de force tels qu’ils s’opposent et s’entremêlent, de réinscrire la réalité graphiquement. » Mais, nom d’un chien, réinscrire la réalité graphiquement, c’est exactement

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ça ! Alors si c’est ça, ça vaut la peine de poursuivre ce travail dérai-sonnable. Justement parce que ce n’est pas une affaire formaliste. Les philosophes donnent des lettres de noblesse aux formes. Ils nous disent ceci est du corps. Quand Deleuze crie « la vitesse, pas des formes ! », ce n’est pas pour opposer la vie à la pensée, pour nous dire d’être vitaliste et anti-intellectuel. Il nous dit juste, venez voir par-là, il y a un endroit différent, pas mal, un coin de paradis... mais n’y comptez pas, n’y comptez pas, recommencez tout à zéro. C’est un endroit moins facile à vivre. Parce que les gens vous rabattent toujours sur la dif" culté. Ils disent  : si je ne comprends pas tout ce que vous écrivez en cinq secondes, c’est que vous le faites exprès. Vous m’excluez, vous êtes élitiste, vous êtes... for-maliste... un peu non ? Pourquoi n’écrivez-vous pas normalement ? Dites la vérité toute simple. Il n’y a pas de révélation majeure dans ce que vous faites. Qui est l’assassin ? Qui a violé qui ? Qui aime qui ? Qui veut quoi ? Qui ne veut pas lui donner ? Je réponds : mais si, mais si, ça ne parle que de ça, j’insiste, lisez, ça ira, ça parle. Il y a des moments, ça devient fatigant, la littérature. Pour quoi faire après tout ? On a envie de dire à certains lecteurs  : vous n’aimez pas ça, ça vous fait peur, OK, on enlève, on appellera ça autrement. Vous n’y verrez que du feu.

Mais, heureusement, les choses ont changé récemment. On n’a pas le temps de gémir sur cette soi-disant désaffection de la littéra-ture. Ce serait une catastrophe si les néo-modernistes d’aujourd’hui, s’ils existent, se retrouvaient à l’arrière-garde en un clin d’œil. Ce serait cher payé. Les formalistes russes se retourneraient dans leur tombe. Mais heureusement, quelque chose change. La question se déplace. On change d’avis. On s’en fout de la littérature. Je ne sais pas qui est « on », on verra bien plus tard. Jusqu’ici j’avais l’impres-sion de retourner sans cesse vers une sorte de centre, de faire des spirales, des arabesques, des échappées vers d’autres savoirs, d’autres manières de voir, mais de revenir vers le projet littéraire. Là, c’est l’inverse, je m’éloigne par cercles concentriques de ce trou noir. La question littéraire n’est plus centrale, elle est explosée à la périphérie. Pour rester dans la philosophie, je m’intéresse davantage à des ouvrages comme le dernier livre de Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Voilà un bon programme pour les écrivains : faire l’anthropologie des modernes. Ça toujours été le cas à chaque époque. Mais comment faire Jacques le fataliste sans participer à L’Encyclopédie ? Je ne me prends pas pour Diderot, puisque je n’ai

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pas été jusqu’au bout de l’invitation de Bruno Latour à rejoindre l’équipe. J’ai pensé que je ferais mieux de décrire à ma manière les Souffrances de la Jeune Chercheuse que Latour prend comme cobaye de son épopée théorique.

Et puis, en regardant quelle est la place de « l’expérimental » ailleurs que dans la littérature, je sors de la chapelle. Ailleurs, les choses vont à d’autres rythmes et pas dans le même sens, ça relati-vise. Changeons de cheval et parlons par exemple d’écriture infor-matique. L’informaticien rêve d’un code parfait, d’un texte lisible par le plus grand nombre par une sorte de formalisme radical. Si le code est bien écrit, c’est qu’il a éliminé la plus petite ambiguïté restante. Tous les usages et les problèmes possibles sont réglés. Si le formalisme d’un projet informatique a réussi, personne ne pourra dire  : j’aurais pu écrire ça aussi de cette manière. La radicalité marche de pair avec la lisibilité. C’est le contraire du destin de la littérature expérimentale, prétendument coupée de ses lecteurs. Le formalisme, dans ce cas, est une promesse de partage maximum.

Echapper au formalisme

T.M. — On pourrait maintenant reprendre toute la question naïvement. Quand on vous lit, on ressent une résistance du texte et comme une interrogation sur ses règles de fonctionnement, on ne sait pas forcément l’utiliser. Bêtement  : vous seriez formaliste parce que la forme résiste ?...

O.C. — J’ai l’impression quand je fais un livre de faire quelque chose sans forme, absolument. J’ai l’impression d’essayer d’écrire uniquement en fonction du sens. Il n’y a pas de contrainte secrète, pas de protocole. L’Art poétic’ serait la seule exception — même s’il n’y avait pas de contrainte volontaire à ce moment-là. Mon travail ensuite consistera à faire disparaître les bords. Qu’il y ait de moins en moins de blancs. Je me suis aperçu que les blancs en effet compliquaient la lecture, alors que je pensais qu’ils simpli" aient. Je mettais des blancs pour que les gens respirent, alors qu’en réa-lité l’effet est inverse. Le blanc intimide  : attention, poésie. Moi, c’est le bloc noir de la prose qui me fait peur. Le seul problème est qu’il y a des ellipses, parce que les transitions m’ennuient. Je pen-sais que ce n’était pas important et, en fait, si. Ce qui m’excite ce

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sont des transitions sonores, des rémanences d’images, un travail par plans, etc. Le cinéma m’informe.

Il y a un autre point ambigu  : je vais de forme en forme. De genre en genre. Je fais de la poésie, puis du roman, puis du théâtre et je recommence à l’envers. Je travaille sur les genres. Fuir les formes, donc, mais aussi passer de forme en forme. Au moment où la forme prend trop, non pas parce qu’il n’y aurait plus cette espèce d’ironie postmoderne, au sens où je voudrais faire un faux roman, un faux poème, etc., mais plutôt parce qu’à un moment donné notre sympathique nouvelle famille devient tyrannique. Le roman " nit par réclamer : et mon scénario ! Et mon blanc ! crie le poème. Et ma mélodie ! crie la musique. Le genre est criard.

Alors, si on est mal intentionné, on pourra dire, comme vous venez de le dire : mais c’est ça, être formaliste ! Prendre un peu les codes, bricoler, s’arranger avec le genre et viruser un peu les codes, à ma manière, faire semblant, être un peu postmoderne. Mais tout cela, je ne le fais que par panique. Je cherche seulement un endroit où cette agitation mentale, ce débat qu’est l’écriture, peut à un moment donné trouver un lieu d’expression temporaire. Par exemple le monologue au théâtre. Le monologue va dire autre chose que le livre, va dire moins, mais va aussi dire plus. Il va imposer une temporalité. Ce n’est tout de même pas rien d’imposer une durée d’exposition à un livre, qui a priori est un objet ouvert, un objet sans temps.

T.M. — Soit. Echapper au formalisme, donc cela veut d’abord dire passer d’un genre à l’autre. Mais vous dites qu’il y avait un autre sens.

O.C. — Oui, l’autre sens, c’est la terreur de la forme au futur. Car qu’est-ce que je fais toute la journée ? Je ré! échis à une forme possible. Je la reni! e, je la sens, je l’ai, mais je ne l’ai pas. Je peux en voir les qualités imaginaires, je peux me représenter un texte idéal. Ce serait le résultat d’une équation très bizarre. Tu mets un peu de Cointreau, tu me remets de la vodka, tu me le shakes parce que sinon c’est trop froid, tu pourrais pas me le tiédir " nalement ? La forme à venir est la rêverie d’une opération impossible, dont on doit trouver le style simple. Les mathématiciens disent souvent qu’une solution doit être juste, sans doute, mais surtout élégante. Une issue rapide et ingénieuse, une petite ligne de fuite par rapport

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à toutes ces contraintes. Quand je dis élégant, je veux dire aussi léger, drôle : c’est une solution pour rire. Ce n’est pas du tout for-maliste, non, le rire ?

T.M. — Ce serait quoi, la solution ratée ?

O.C. — La solution ratée, c’est la solution lourde, celle où, comme disait Proust, on voit le prix sur les légumes. On sent (en tout cas moi je sens — car je parle là de ce qui fait que je progresse dans mon travail, de ce que je mets en cause dans ce que j’écris) que c’est péniblement une idée en mots. Ce n’est pas élégant, parce que ce n’est pas assez vivant. Les concepts ne sont pas devenus assez vivants. Les personnages conceptuels ne sont pas assez vivants. Il n’y pas assez de ! uidité, comme on dit dans les jeux vidéo.

Alors, vous voyez bien que mes contraintes sont purement néga-tives. Il s’agit de les fuir plutôt que de s’en inventer de nouvelles. Ma contrainte, c’est de faire vivre ensemble pensées, anecdotes, images, choses glanées, articles de journaux, ce magma qui vibrionne, qui est simplement la vie mentale d’un personnage X qui peut être un narra-teur. Et justement, j’ai besoin d’un narrateur parce que ce n’est pas une confession et que je ne suis pas philosophe non plus. J’ai un narrateur alors que les philosophes, eux, sont en direct. Et il faut trouver le " l là-dedans, ce n’est pas un problème stylistique, c’est pourquoi je disais que je n’écris pas. Ça ne se résout pas par une musicalité, une exactitude, un déroulé, tout ça est trop matériolo-gique, mais par un subterfuge du sens, une manipulation du sens, qui fait qu’à un moment donné on enlève les échafaudages et la maison est toute blanche. Il s’agit de produire une phrase qui tourne, qui change de phase en avançant grâce à ces chevilles dont nous parlions tout à l’heure, à ces métaphores qui changent le parcours par aiguillages successifs, par paliers de décompression, par spires et effets de lasso. Cette mécanique instinctive peut se faire en micro et en macro. Ça peut se faire aussi bien sur un mini-problème, sur une phrase, ou sur un chapitre ou même sur la composition du livre entier. Bref, il s’agit de faire tenir le sens en équilibre.

T.M. — Que veut dire un sens en équilibre ?

O.C. — C’est comme dans les aquarelles de Rodin. Il mettait les modèles dans des positions impossibles, au moment où ils tom-

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baient. Et crac, un dessin. C’est pourquoi je comprends bien ce que disait Barthes dans La Préparation du roman. Comment peut-on articuler la petite forme, qui est le haïku, et la grande forme, qui est la Recherche ? On peut le voir dans les Notes pour Le Temps retrouvé. C’est une liste de choses à penser ou à écrire, comme Proust le dit : « Capitalissime, ne pas oublier ici, c’est important, attention ! » Mais cette note devient immédiatement un embrayeur de roman. On a la Recherche en devenir, mais à très grande vitesse. On se rend compte que le livre a été construit par des milliards de petites accélérations qui donnent cette sensation non pas de len-teur, mais d’être toujours au milieu. Pour chaque page de Proust, on pourrait chercher le ou les haïkus fondateurs. Avec Flaubert, c’est pareil. Dans la Revue de Littérature Générale, j’avais recopié toutes les petites annotations de Madame Bovary en marge, qui sont en fait des quasi-poèmes : Odeur de forêt / Rodolphe / Botte. Et en face le texte déplie, exécute, réalise ce mini-programme. On comprend mieux pourquoi la poésie est au cœur de l’écriture, pas comme une forme, ni comme une zone plus poétique (comme on dirait sentimentale dans le sens commun). Ce serait comme une mémoire en avance. Finalement les formes contiennent d’autres formes. Ça se complique ; et à partir d’un petit trébuchement sur un pavé mal équarri (bonne dé" nition de la poésie) qui produit une dé! agration, une réaction en chaîne, une prose concentrique. Ce qui est étonnant, c’est de voir que le lecteur prend le chemin en sens inverse, ne gardant, le livre refermé, que des sensations brèves, des formules incomplètes, une vue entr’aperçue par une porte ouverte, reformant des petits blocs de souvenirs presque identiques à ceux manipulés par l’auteur. Finalement en ce sens, la littérature, ça communique quand même par tout ce dispositif étrange de compression/décompression.

T.M. — Alors dans quoi projetez-vous le livre, pour pouvoir le faire ?

O.C. — Un livre il faut l’écrire deux fois. D’abord, je construis le terrain de jeu. Quand j’ai mon terrain, quand j’ai la trame et le texte presque complet, le livre est encore inerte, comme mort, il n’est pas animé par une voix qui le prend. Il faut le réécrire. Il faut l’écrire. C’est seulement à ce moment-là, assez court, qu’il y a de l’écriture. C’est comme concevoir une piste de ski pour une des-

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cente. On calcule les courbes, on redessine les portes, on place les portes en imaginant la trajectoire, on visualise les enchaînements. Mais, ensuite, il faut la descendre vraiment, on a besoin d’un ouvreur. On voit bien qu’encore une fois la lecture et l’écriture sont du même côté. L’écrivain traverse son propre livre pour l’écrire. Il se lit pour écrire. Et ça se sent dans les livres que j’aime, cette espèce de légère distorsion, comme s’il y avait deux opéra-tions décalées, mais en même temps. Le chant et son guide. Une partition et la musique ensemble, mais de façon quasi invisible. C’est quand ça se voit trop que commence le formalisme. Notre ouvreur descend la pente pour la première fois, il passe en fait où il veut, ignorant certaines portes mal placées, faisant un détour par les sapins, mordant sur les courbes, passant en ligne droite dans certains tournants. Le narrateur-ouvreur idéal est un corps en mou-vement, une association vivante.

T.M. — C’est intéressant, car votre lecteur est déjà comme un de vos personnages. C’est peut-être d’ailleurs la raison pour laquelle vous vous intéressez aux philosophes : ce sont des lecteurs virtuels, des manières de descendre les pistes. Ce ne sont pas des conceptions de la littérature que vous y cherchez, mais des manières de lire.

O.C. — En effet. C’est la raison pour laquelle je disais que, quand je lisais des philosophes, je me disais parfois  : c’est ça ! C’est que j’y vois une certaine manière de bouger. Et s’ils bougent ainsi, cela veut dire que moi aussi, par imitation, je peux bouger comme ça.

T.M. — Notre sentiment quand nous vous lisons, c’est celui d’un plaisir sauvé : sauvé du monde, sauvé de l’Histoire, sauvé de la vie quotidienne, sauvé de nous-mêmes. Comme si vous étiez un opérateur mélancolique génial qui avait recueilli dans les ruines de notre monde des bouts de plaisir qui avaient été écrasés par la réalité, précisément sans doute parce que ce sont des plaisirs « modernes ». La lecture de vos livres est jouissive, mieux : jubila-toire. Ça vous paraîtra bizarre, mais nous croyons que ce que nous trouvons dans vos textes, ce sont des épiphanies. Nous ne vous lisons pas comme un mécanicien, comme un démonteur lyrique, mais comme un pourvoyeur de grâces. C’est aussi comme cela que

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nous ressentons le burlesque qui est si présent dans vos livres. Le burlesque est la politesse de cette épiphanie, ce qui nous en donne le droit. On a l’impression d’un travail méticuleux pour libérer des plaisirs singuliers — une œuvre émancipatrice, en somme.

O.C. — Alors il y a de l’espoir. C’est le troisième temps : pre-mier temps, fabrication pénible ; deuxième temps, on va descendre la piste ; troisième temps, le lecteur arrive, et si le lecteur peut, à l’intérieur de ça, attraper trois quatre images persistantes, c’est merveilleux. Je parlais tout à l’heure de sens en équilibre, mais pour le lecteur aussi, cette épiphanie-là est de guingois. Ce n’est pas nécessairement une phrase, c’est peut-être un bout de chapitre, une image, une image habitable, un volume, du son, c’est pourquoi je m’intéresse tant au son dans le livre : tu fais entendre une voix au fond d’un salon, pour que tout un coup on sente de l’espace, pour que le lecteur puisse ressentir un peu de présent. Donc j’es-saie de m’extirper du matérialisme de premier degré, mais j’espère fabriquer des objets de vie.

T.M. — D’un autre côté, les lieux d’effondrement existent aussi dans toute littérature exigeante, dans la vraie littérature, et ne sont pas forcément plus repérables que les moments d’épi-phanie. Ça ne s’explique pas vraiment pourquoi cette grâce ne tient pas. C’est le revers de l’épiphanie : ce qui ne tient plus, sans que cela ne s’effondre en un lieu précis. Peut-être que cela dépend d’une alchimie mystérieuse entre le lecteur et le texte, et que c’est pour cela que ce n’est pas repérable sur la page : comme vous tra-duisez des choses qui ne peuvent être traduites autrement, il n’y a pas de lieu précis dans la page qui les traduise, car ce ne sont pas les mots séparément qui les disent.

O.C. — Absolument. On ne peut pas dire ce sont les mots, on ne peut pas dire c’est le style, on ne peut pas dire c’est la composi-tion, on ne peut pas dire que c’est la thématique. Et pourtant c’est là. Sinon ça n’a aucun intérêt.

Une autobiographie de la modernité

T.M. — Revenons un peu sur la question de la « solution élé-gante », sur ce qui fait tenir ce magma dont vous parliez. Il semble

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que, pendant un temps, le récit vous a servi à cela : dans Un nid pour quoi faire, c’est particulièrement clair. Le récit a permis de créer ce " l. Mais dans Un mage en été, ce n’est plus vraiment un récit qui crée le " l, c’est une image, ou un personnage. Il semble qu’il se soit passé quelque chose...

O.C. — C’est effectivement un bon exemple de ce dont je par-lais tout à l’heure. Avec Un mage en été, je sors du cadre des pré-cédents livres, je repars dans l’autre sens. Au lieu de me projeter un Robinson X dans des aventures picaresques, je le fais revenir et sonner à ma porte. Je lui demande de faire mon autobiographie. Mon père meurt et me fait un mur entier de documentation sur ma famille, pensant que que j’allais faire un vrai roman, que j’allais devenir Yourcenar. Il s’est dit  : ça y est, il a " ni ses petits trucs formalistes, en" n il va nous faire un vrai roman. Attendri par cette dernière volonté, je traverse ces archives d’une famille qui n’a rien d’extraordinaire, mais qui, restée toujours au même endroit, a accumulé des archives ; et je prends un angle minimisé par mon père (on peut s’imaginer que ce n’est pas un modèle idéal), avec Eliphas Lévi, un mage assez inquiétant qui a épousé mon arrière-grand-tante, une révolutionnaire de 1848. J’envoie mon Robinson en expédition dans cette bibliothèque. Dans le livre, il y a de vraies recherches reproduites telles quelles sur le Net. Au bout de trois clics, je tombe sur l’histoire d’un chien en Angleterre qui a été électrocuté sur une jetée au bord de la mer devant une cabine télé-phonique et j’apprends que son propriétaire s’appelle Mr. ... Robinson. Et en deux clics je découvre que la réincarnation d’Eli-phas Lévi, c’est Aleister Crowley, mage, chef de secte, membre de la première Aube dorée et formateur en occultisme pour nazis. Le héros essaie de sortir de cette descendance. C’est une autobiogra-phie négative.

J’avoue que je ne sais plus du tout ce qui se passe dans le livre, je ne sais même plus de qui je parle. De plus, je l’ai écrit sachant qu’il allait être joué par Laurent Poitrenaux dans une mise en scène de Ludovic  Lagarde. Il y a eu des moments étranges, comme à l’IRCAM où il s’agissait de préparer les " ltres qui donneraient à sa voix l’intonation de celle de ma mère. Je me suis retrouvé à demander : « Dis, pour la voix de ma mère, ce n’est pas possible de me la faire un tout petit peu plus... comme ça », et là j’imite moi-même ce que j’imagine qu’il faut faire pour s’approcher de la vérité.

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Pas étonnant qu’après ce livre et ce projet j’ai eu un moment de sus-pension. J’avais perdu mon narrateur. Si j’enlève Robinson, il ne reste plus que les caisses retrouvées sur la plage après le naufrage et il n’y a plus qu’à faire l’inventaire. Et à revenir au départ, à refaire Futur, ancien, fugitif, un roman par liste. En voilà une solution bien formaliste ! On n’en sort pas.

Dans le prochain livre, je vais peut-être retrouver une narra-trice. J’imagine une vieille dame qui se rappelle mon souvenir de cette lecture de John Cage où je réalise que l’art moderne a pris " n. Bien sûr c’est une " ction.

T.M. — En somme, après l’autobiographie familiale dans Un mage en été, vous préparez une sorte d’autobiographie théorique, le roman familial de la modernité.

O.C. — C’est le point de départ, mais je ne suis pas sûr que ça restera en l’état. Qu’est-ce que c’est cette histoire ? On dirait un récit de cavale. Mais je ne suis pas en fuite par calcul. En par-lant rétrospectivement, on laisse penser qu’il y aurait une stra-tégie pour écarter une constellation de périls. Qu’est-ce qui m’est arrivé ? Qu’est-ce que je veux faire durer, que je n’ai pas vrai-ment voulu ?

Propos recueillis par Marie Gil et Patrice Maniglier

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