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This article was downloaded by: [The University of Manchester Library] On: 05 November 2014, At: 13:07 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Contemporary French and Francophone Studies Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/gsit20 «Ce Maroc qui nous fait mal» : Entretien avec Mahi Binebine Claudia Esposito Published online: 08 Jun 2013. To cite this article: Claudia Esposito (2013) « Ce Maroc qui nous fait mal » : Entretien avec Mahi Binebine, Contemporary French and Francophone Studies, 17:3, 299-308, DOI: 10.1080/17409292.2013.790624 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/17409292.2013.790624 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or arising out of the use of the Content. This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub- licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly

« Ce Maroc qui nous fait mal » :  Entretien avec Mahi Binebine

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This article was downloaded by: [The University of Manchester Library]On: 05 November 2014, At: 13:07Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH,UK

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« Ce Maroc qui nous fait mal » : Entretien avec Mahi BinebineClaudia EspositoPublished online: 08 Jun 2013.

To cite this article: Claudia Esposito (2013) « Ce Maroc qui nous fait mal » : Entretienavec Mahi Binebine, Contemporary French and Francophone Studies, 17:3, 299-308, DOI:10.1080/17409292.2013.790624

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« CE MAROC QUI NOUS FAIT MAL » :

ENTRETIEN AVEC MAHI BINEBINE

Claudia Esposito

ABSTRACT Mahi Binebine, peintre et romancier marocain, fait partie de ces voix contem-poraines qui brisent les tabous et transcendent les frontieres du « nouveau » Maroc. Pour-tant son œuvre, qui compte neuf romans et des centaines de tableaux, fourmille decouleurs, de sons et d’observations qui depassent un simple cadre national. Traduit dansde nombreuses langues et expose dans des galeries internationales sur plusieurs continents,Binebine nous laisse entrevoir son engouement pour des mondes en mouvement, mais aussipour des paysages humains douloureux et percutants. Dans cet entretien, il parle, de faconvivace et passionnee, des lettres marocaines, d’un scandale litteraire dans lequel il a eteimplique, de ses multiples metiers et de son dernier roman.

Keywords: Maroc; Litt�erature Maghr�ebine; Peinture; Fronti�eres; Transnationalisme

Mahi Binebine est un personnage hors du commun. Tour �a tour t�emoin et sujetd’une des p�eriodes les plus sombres de l’histoire marocaine, il est effervescent,rayonnant de vie et de son œil d’�ecrivain et de peintre, perspicace et percutant.Auteur de neuf romans et de centaines de tableaux, Binebine vit aujourd’hui �aMarrakech, sa ville natale, apr�es plusieurs ann�ees pass�ees en France et aux Etats-Unis. N�e en 1959, fils d’un conseiller du Roi Hassan II, et fr�ere d’un desrescap�es du bagne de Tazmamart, Binebine a, d�es sa jeunesse, v�ecu en contradic-tion et �a contre-courant. Parti en France et devenu professeur de math�ematiques,il rejoint ensuite un autre fr�ere �a New York o�u il passe cinq ann�ees, qu’il qualifiede « folles ». En 1992 il publie son premier roman Le Sommeil de l’esclave pour

� 2013 Taylor & Francis

Contemporary French and Francophone Studies, 2013Vol. 17, No. 3, 299–308, http://dx.doi.org/10.1080/17409292.2013.790624

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lequel il gagne le Prix M�editerran�ee, et ne cessera d’�ecrire sur son Maroc, sur lajustice et ses errements, sur l’�emigration, et sur la condition humaine tout court.

Ses œuvres litt�eraires et picturales t�emoignent d’une vie en mouvement,d’exils int�erieurs, et de paysages humains des plus douloureux. Nous garderonsn�eanmoins de notre entrevue le souvenir d’un homme qui respire la joie devivre, une joie de vivre qui vient tour �a tour compl�ementer et cacher la douleurqu’on retrouve dans ses romans et dans ses tableaux. Traduit en une dizaine delangues et expos�e au Guggenheim de New York, il reste, avant tout, un homme�a l’esprit g�en�ereux et modeste. Publi�e aussi bien au Maroc chez Le Fennec qu’enFrance, Binebine n’est pas sujet des d�ebats sur une quelconque « appartenance »ou identification nationale. Son art en est le t�emoin; on le voit facilement �a cot�ede Cherkaoui et de Gharbaoui, et en meme temps il est expos�e dans les galeriesinternationales les plus vari�ees. Il semble etre �a l’aise dans le monde.

Dans cet entretien, qui a eu lieu dans un restaurant de Tribeca, �a New Yorken mai 2011, nous avons parl�e de sujets chers �a l’auteur; la langue,l’immigration clandestine, le Maroc, et le role de l’artiste. Son dernier romanLes �Etoiles de Sidi Moumen (2010), qui a gagn�e le prix du jury de La Mamounia deMarrakech, et qui a �et�e couvert d’�eloges par son ami, le laur�eat du prix Nobel2008 Jean-Marie Gustave Le Cl�ezio, traite d’enfants casablancais devenus kami-kazes. Le terrorisme �etant dans l’air du temps, ce roman est celui qui s’est leplus vendu, mais Binebine ne se veut en aucun cas le porte-parole politique deson pays. C’est plutot la parole qui le porte et le pinceau qui le guide.

Notre rencontre a eu lieu quelques jours apr�es l’attentat de la Place Djemaael-fna du 28 avril 2011. Quand je lui ai pos�e une question �a propos de cette bles-sure dans sa ville natale, il m’a dit que de New York il avait tout de suite �et�e encontact avec des coll�egues peintres et qu’ils avaient d�ej�a le projet de peindrel’�echafaudage de la place Djemaa el-fna, afin de d�epasser et remplacer le d�elitpar l’art. Il est impossible, en transcrivant cet �echange, de rendre justice �a lapersonnalit�e de Mahi Binebine; ironique et drole, d�econtract�e et spontan�e, letimbre de sa voix et son rire sont �a deviner derri�ere ses mots. Son affabilit�ed�ecourage le vouvoiement, voici pourquoi cet entretien s’est fait « sans formal-it�es ». Nous avons commenc�e notre conversation par l’�eternelle, mais toujourscruciale, question du rapport �a la langue francaise. Je lui ai demand�e o�u il se sit-uait par rapport �a ses langues multiples.

Mahi Binebine: Je n’arrive pas �a tout dire en francais parce qu’il y a des cho-ses intraduisibles. L’effort pour relater une situation devient parfois po�etiquedans la langue d’emprunt. Je discutais �a Londres avec Assia Djebar qui m’aracont�e une drole d’histoire concernant la traduction : en recevant un jour desamis �a Alger, ils ont vu une femme d’age mur qui semblait faire partie de lafamille et lui ont demand�e qui elle �etait. Assia a h�esit�e un moment puis elle ar�epondu : « c’est la co�epouse de mon p�ere ». Elle cherchait le mot pour dire ladeuxi�eme �epouse de son p�ere. Mais cela sonnait bizarre. Puis elle s’est efforc�ee

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�a traduire le mot en arabe: dharra. Litt�eralement, cela signifie « la blessure ».Elle leur a dit alors: « cette femme est la blessure de ma m�ere ». Int�eressant,n’est-ce pas ? La traduction devient parfois beaucoup plus po�etique quel’original. Le mot dharra a perdu sa signification propre pour ne d�esigner que laseconde �epouse. Il a perdu en arabe la notion de « blessure ».

Claudia Esposito: En effet, cela fait beaucoup penser �a Assia Djebar, cettefacon de broder sur la langue. Certains critiques marocains affirment que lalitt�erature marocaine actuelle s’int�eresse surtout �a la libert�e de l’individu alorsque dans les ann�ees soixante, la principale pr�eoccupation des �ecrivains �etait plusde l’ordre du collectif. C’est un engagement politique qui aurait un peu disparuaujourd’hui. Est-ce que tu te consid�eres comme un �ecrivain engag�e ?(Je n’entends pas forcement politiquement.)

MB: Je pense que les �ecrivains du Sud se sentent investis d’une missiondonquichottesque de redresseurs de torts. Ils n’ont pas le temps de regarderleur nombril. Pourtant, je d�eteste la litt�erature militante. J’ai des amis qui lefont et je trouve cela absolument ennuyeux. On peut militer en restant po�ete,ne pas etre en lutte constante comme nos pr�ed�ecesseurs. Les �ecrivains de mag�en�eration, des gens qui ont quarante, cinquante ans, existent en tantqu’individus, ce qui n’�etait pas le cas de nos aın�es qui, d’une part avaient desprobl�emes identitaires (�ecrire dans la langue de l’occupant) et d’autre partmenaient une r�esistance au groupe, se battaient pour une affirmation du moi.Suis-je engag�e ? Sans doute puisque j’�ecris sur « ce Maroc qui nous fait mal ».J’�ecris sur l’immigration clandestine, sur la drogue, le terrorisme, surl’arbitraire du pouvoir.

CE: Dans le livre d’art publi�e aux �Editions de l’Aube qui t’est consacr�e, il y a untexte d’Abdelwahab Meddeb, et de Nancy Huston entre autres. As-tul’impression d’appartenir �a une communaut�e d’�ecrivains, qu’elle soit internatio-nale, nationale, ou autre ?

MB: J’ai beaucoup d’amis �ecrivains mais je crois que nous appartenons tous �a laR�epublique internationale des Lettres, comme aurait dit C�esaire. Je n’aime pasetre circonscrit dans une r�egion parce que j’ai v�ecu plus de temps �a l’�etrangerque chez moi. Je me sens �ecrivain tout court. J’ai des influences, il y a desauteurs que j’adore, que je lis, que je relis. Mais ils sont russes, allemands, tr�espeu maghr�ebins d’ailleurs. Si, Laabi est mon copain, je lis tous ses livres parcequ’il me les envoie (il rit), Serhane aussi, Laroui, ou Ta€ıa.

CE: En ce qui concerne tes rapports avec d’autres artistes, est-ce qu’il y auraitune affinit�e qu’on pourrait appeler m�editerran�eenne avec l’artiste espagnol aveclequel tu as collabor�e [Miguel Galanda], par exemple ?

MB: Il y a mieux que ca. Ma rencontre avec l’�ecrivain espagnol Agustin Gomez-Arcos a �et�e d�eterminante dans mes choix futurs. Nous dınions tous les soirs dans

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un restaurant portugais « Chez Albert » rue Mazarine, �a Paris. Il y avait une tabled’hotes r�eserv�ee aux artistes. Ils m’ont adopt�e. Ils m’ont donn�e l’envie de faireles choses; c’est �a dire peindre, �ecrire. Refaire le monde. Gomez-Arcos m’apouss�e �a �ecrire et a corrig�e mon premier texte. Il m’a trouv�e un �editeur et m’asouhait�e bon vent. Ainsi j’ai fait l’apprentissage de cette libert�e qui nous faisaitd�efaut au Maroc de Hassan II. J’ai soudain eu acc�es �a la parole. Et �a l’�ecoute,aussi. C’est g�enial. Ca, c’est la M�editerran�ee qui est belle.

CE: Tu viens d’�evoquer l’expression «�ecrivain du Sud », et je l’ai vue aussi danstes romans. Qu’est-ce que ca veut dire dans le contexte de ton œuvre ?

MB: Je parle du Sud de l’Europe, c’est-�a-dire l’Afrique. On peut aussi trans-poser cela �a l’Am�erique latine. Il y a tellement de choses qui ne vont pas cheznous qu’on se sent oblig�es de les raconter. On n’a pas le temps de faire despsychanalyses comme en litt�erature occidentale actuellement. On n’a pas depetits bobos. Ils sont gros, les notres. Nous avons �a faire tomber desdictatures . . . nous avons des r�evolutions de retard . . . mais tout cela est enbonne voie !

CE: Donc il y a toujours un fond politique quelque part auquel on n’�echappe pasvraiment ?

MB: Absolument. Un exemple me concernant : mon fr�ere �etait �a Tazmamart,un terrifiant bagne du roi Hassan II o�u l’on a enferm�e des hommes sous terre,dans le noir, pendant dix-huit ans. C’est terrible. Il est sorti vivant. Dans sonbatiment il y a eu trois autres survivants. Par miracle, il s’en est tir�e. Je n’ai pas�ecrit sur Tazmamart parce qu’�a l’�epoque on ne savait rien l�a-dessus. J’ai �ecrit enrevanche sur ma m�ere qui attendait son fils disparu. Un texte entre autobiogra-phie et fiction. Ma m�ere a eu un cancer du sein dont on l’a amput�e. Je me suisdit, ce n’est pas un hasard si son fils disparaıt et elle a une maladie du sein. DansLes Funerailles du lait elle demande �a r�ecup�erer ce bout de chair qu’elle met dansun sachet en plastique et lui parle comme si c’�etait son b�eb�e. Elle va traverser lepays pour l’enterrer et dire aux hommes, vous m’avez vol�e la vie de monenfant, vous ne volerez pas aussi sa mort. Mon enfant aura une s�epulture digne.Elle m�ene alors un combat pour la m�emoire.

CE: Je trouve que l’�evocation de Tazmamart est encore plus frappante dans testableaux.

MB: Mon fr�ere, un jour, est venu me voir dans mon atelier et m’a dit ceci: « Jesuis sorti de Tazmamart, mais pas toi ! ». Oui, j’ai �et�e tr�es affect�e par cettedisparition. Mes parents se sont s�epar�es alors que j’avais six ans, mon grandfr�ere est devenu en quelque sorte mon p�ere. Et voil�a qu’il disparait �a son tour.Mais maintenant je commence �a murir, �a cinquante balais (il rit). Maintenantdans mes toiles, il y a moins de couleurs criardes, de violences. C’est plustranquille.

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CE: On dirait que la peinture t’a accompagn�e dans ton deuil. Est-ce que tutrouves qu’il y a des choses que tu peux dire dans ta peinture que tu ne peuxpas dire dans tes livres ?

MB: Dans les romans, c’est rationnel. Tu es oblig�e de construire un truc clair,logique, pr�ecis meme s’il y a des envol�ees lyriques, des digressions po�etiques,des �echapp�ees, alors que dans la peinture, c’est presque irrationnel, l’amedirectement ouverte �a tous les d�emons. D’ailleurs, je prends davantage de plaisir�a peindre. Ecrire me coute, je suis constamment plong�e dans les dictionnaires �achercher le mot juste. En plus, je ne vends pas de livres !

CE: Et les tableaux ?

MB: Je gagne bien ma vie avec la peinture !

CE: Quelle est ta pratique quand tu �ecris ? Est-ce que c’est l’histoire quit’am�ene vers ta fin, comment ca marche ? Quel est le processus ?

MB: Tout commence par une id�ee maıtresse mais pour le reste, je ne sais abso-lument pas o�u vont me conduire mes personnages avec lesquels j’entretiens debons rapports. Nous nous respectons mutuellement. Nous n�egocions l’espacequi sera imparti �a chacun. Parfois, je m�ene la danse, parfois, c’est l’inverse.Mais �a la fin, il y a toujours un miracle ! Je viens d’en vivre un avec mon nou-veau texte Le Voleur d’utopie, l’histoire d’un b�eb�e momifi�e.

CE: Qu’est-ce qu’il se passe dans ce roman ?

MB: Une m�ere loue son enfant aux ench�eres aux mendiants tous les matins pourqu’ils mendient avec. Cet enfant a la grace de la mendicit�e et va am�eliorer le quo-tidien de ses parents. Le probl�eme: au bout de quelques mois, il se met �a grandir,ce qui d�eplut profond�ement �a sa m�ere. Elle entend dire qu’en Chine, pour queles pieds ne poussent pas, il faut les entourer de bandelettes. Alors elle d�ecide defaire pareil avec son enfant: elle le momifie. Le corps minuscule cesse de sed�evelopper, mais pas la tete. Le narrateur est cet enfant extremement intelligent !

CE: Cette image que tu peins fait penser aux personnages sans tete dans testableaux.

MB: Dans toutes mes peintures actuelles, il y a de la corde dans les person-nages, c’est curieux. Et ca, je ne le savais pas au d�epart quand je passais la cordeautour des personnages. Tout est li�e, si j’ose dire.

CE: Une chose qu’on sent beaucoup dans ton �ecriture est le rapport avec laterre, avec la nature. Souvent tu mets en sc�ene des personnages qui font corpsavec la terre; y aurait-il un cot�e presque camusien dans ton rapport �a l’ombre, �ala lumi�ere ? Tu parles souvent d’une lumi�ere intense.

MB: Je vais te raconter une histoire. C’est un miracle que je ne sois pas homo-sexuel. Quand j’�etais petit, ma grand-m�ere qui vivait seule �a la ferme a dit �a

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ma m�ere qui habitait en ville « envoie-moi l’un de tes enfants pour vivre avecmoi ».

CE: Pour l’aider ?

MB: Non, pour vivre avec elle. C’�etait un personnage ! On la retrouve dansmes livres. On l’appelait Madame. Et ma m�ere m’a envoy�e vivre avec elle quel-ques ann�ees �a la ferme. J’avais un an et demi, deux ans, et je suis rest�e avec ellejusqu’�a l’age de l’�ecole.

CE: La ferme �etait o�u ?

MB: C’�etait �a 100 kilom�etres de Marrakech. Une grande ferme.L’inconv�enient, c’est qu’elle voulait une fille, donc elle m’a fait pousser les che-veux et elle m’a donn�e un pr�enom de fille.

CE: Ca rappelle le livre de Ben Jelloun, L’Enfant de sable.

MB: Un peu, oui. Elle m’appelait, Khdidij, le masculin de Khadija. Khdidijc’est un peu fille, un peu garcon. Et j’avais les cheveux tr�es longs, je regrette dene pas poss�eder de photos.

CE: Ca ressemble vraiment �a L’Enfant de sable. Mais l�a c’�etait le patriarche quivoulait un garcon.

MB: J’ai beaucoup aim�e ce livre. Je n’aime pas beaucoup l’�ecrivain mais j’aimele livre. Donc voil�a, j’ai v�ecu �a la campagne pendant quelques ann�ees, avec cepersonnage, ma grand-m�ere, qui �etait mari�ee �a un officier alg�erien, franco-alg�erien, francais puisqu’�a l’�epoque l’Alg�erie �etait francaise. Il avait des terres.J’y ai pass�e quelques ann�ees, jusqu’�a l’age de l’�ecole. Il a fallu que je revienne �aMarrakech.

CE: Ca a �et�e une p�eriode heureuse ?

MB: Extremement heureuse. C’est pour ca que j’aime encore danser. Je suistr�es proche de la terre, des betes, des plantes. On vivait au rythme de la nature.Ca a dur�e quelques ann�ees et puis apr�es, je suis tout le temps revenu �a cetteferme. Toute ma famille y est enterr�ee. Encore aujourd’hui, chacun choisit saplace, l’un veux etre plac�e �a cot�e de la fenetre, l’autre pr�es de l’entr�ee, c’estincroyable. On a un rapport �a la mort fort sympathique.

CE: C’est beaucoup plus sain que de vivre en d�etresse de facon permanente. Onarrive �a penser �a la mort comme quelque chose de naturel, on retourne �a laterre.

MB: On se dispute meme pour les places. Mon fr�ere m’a dit: je voudrais etre �acet endroit pour voir la montagne !! Mais qu’est-ce que tu vas voir ? Tu ne vasrien voir du tout.

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CE: Mais ca veut dire qu’il n’y a pas de crainte.

MB: Non. Ca fait partie de la vie, et c’est parfaitement assimil�e.

CE: Un peu plus particuli�erement sur Cannibales, est-ce que tu as fait des �etudesde terrain ? On a l’impression que tu as presque fait une �etude anthropologiqueou sociologique.

MB: L’id�ee d’�ecrire un livre sur l’immigration clandestine m’est venue un peupar hasard. �A cette �epoque, 1996, je vivais �a New York, loin du d�etroit deGibraltar, de Lampedusa, et des ıles Canaries. En feuilletant la presseam�ericaine, il m’arrivait de tomber sur tel ou tel papier relatant les tentativesdes Mexicains �a forcer les fronti�eres de l’Oncle Sam. La mani�ere dont ceux-cis’y prenaient me faisait rire: quelques centaines de personnes se donnent ren-dez-vous la nuit �a un point pr�ecis de la fronti�ere, non loin d’une grande ville etse mettent �a courir simultan�ement en direction du territoire Yankee. Uneauthentique invasion de sauterelles contre laquelle policiers et douaniers n’yattrapent que du feu. Dix, vingt, cent personnes sont arret�ees, mais les autress’�evanouissent illico dans la nature, s’en allant grossir les dix millions de clandes-tins qui travaillent pour la plupart dans le batiment, l’agriculture, et la restaura-tion. Ces clandestins ne le sont pas pour le IRS qui ne leur r�eclame pas deGreen Card pour s’acquitter de leurs impots. En r�esum�e, ceux qu’on attrapesont reconduits �a la fronti�ere et les autres finissent par faire leur nid ici ou l�adans le vaste empire fortun�e. Les hommes sont comme les oiseaux, ils vont l�ao�u l’air est le mieux respirable.

CE: L’hypocrisie c’est qu’on n’en veut pas, mais on a besoin d’eux.

MB: Un jour, je suis tomb�e sur un article dans Lib�eration o�u l’on parlait d’uneaffaire similaire qui se d�eroulait au Maroc cette fois-ci, et tout pr�es sur les cotesib�eriques. Contrairement aux Mexicains, les candidats africains �a l’�emigrationmeurent beaucoup. Des statistiques fiables avancent un chiffre qui donne desfrissons : trois morts par jour sur les dix derni�eres ann�ees. Tous les jours queDieu fait, de jeunes cadavres sont rejet�es par la mer sur le sable fin de nos plages(ca fait d�esordre pour le tourisme). Des corps gonfl�es d’eau, rong�es par les pois-sons, lanc�es �a la mer par des passeurs affol�es �a l’approche des vedettes de sur-veillance ou issus du naufrage des pateras. En lisant d’autres articles sur le sujet,j’ai eu souvent l’impression que les etres dont on parlait �etaient r�eduits �a desombres, des chiffres, des spectres anonymes. Je me suis alors lanc�e dansl’aventure donquichottesque de leur donner des noms, des visages, des identi-t�es. C’est ainsi qu’est n�ee l’id�ee d’�ecrire « Cannibales ».

CE: La question de la consommation de l’etre humain est tr�es forte dans ceroman. Le cannibalisme, se consommer l’un l’autre, est �etrangementinqui�etante, tellement surr�ealiste, mais en meme temps, tellement r�eelle. C’estune m�etaphore ?

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MB: C’est la r�ealit�e de la fiction. Il s’agit l�a du troisi�eme sous-sol de l’humainecondition. Il s’agit d’homme et de femmes qui ne revent plus chez eux.

CE: Comme Partir de Ben Jelloun. Tu le connais, n’est-ce pas ?

MB: Je l’ai rencontr�e ici �a New York. C’est une amie qui me l’a envoy�e. Ellem’a dit, « Tahar arrive �a New York, il ne connaıt personne, tu peux t’enoccuper ? » Et je m’en suis occup�e. Vraiment, je le trouvais tr�es sympa, je l’aiinvit�e �a East Hampton o�u mon fr�ere avait une grande maison. Il a ramen�e safemme et ses enfants et on a pass�e des vacances ensemble. C’�etait g�enial. C’�etaitl’ann�ee o�u je devais rentrer �a Paris. Cannibales venait d’etre publi�e et il m’a sou-tenu par un article de trois quarts de page dans Le Monde. Il a lanc�e mon livre. Ilme disait, «�a Paris, tu verras, les �ecrivains maghr�ebins sont jaloux, ils vont tedire du mal de ma personne parce qu’ils ne r�eussissent pas comme moi ». Et j’aivraiment pens�e cela en arrivant. Un mois plus tard, il m’a dit « je voudrais ren-contrer ton fr�ere. »

CE: Pour qu’il raconte son histoire ?

MB: Oui. Moi, il m’avait tellement aid�e que je n’ai pas pu refuser. Mon fr�erene voulait pas en entendre parler. Et donc, un mois apr�es le superbe article, quia vraiment fait la carri�ere de Cannibales, ca je le reconnais . . . on est �a treize,quatorze traductions. C’est une puissance d’avoir un grand papier dans Le Mondepar quelqu’un d’install�e. That’s it.

CE: Tu te sentais un peu en obligation ?

MB: Redevable.

CE: Donc tu l’as mis en contact avec ton fr�ere ?

MB: Ce n’est pas ca. J’ai convaincu mon fr�ere.

CE: Parce qu’il ne voulait pas.

MB: Il ne voulait pas. Il disait : « quoi, tu veux me ramener encore �a Tazma-mart pendant deux ans ? » Je n’avais pas d’argument. Il disait: « je n’ai pas enviede retourner l�a-dedans, ne me pousse pas �a revenir l�a-dedans ». C’est lors d’unp�elerinage �a Tazmamart que j’ai r�eussi �a le convaincre. �A l’�epoque, le gouverne-ment lui donnait 500 euros par mois – je lui ai dit « si tu publies le livre avecTahar tu vas gagner au moins 100.000 euros tout de suite ». Je l’ai convaincu, jel’ai achet�e (rit). Ce qui est un peu la v�erit�e. Il a fini par c�eder, insistant sur lespoints suivant: « je vais collaborer avec Ben Jelloun, mais je ne veux pas appa-raıtre sur le livre, ni parler �a des journalistes. J’ai envie d’etre en dehors de cettehistoire ». J’ai propos�e cela �a Tahar qui a bien sur accept�e. Mon fr�ere est un vrailitt�eraire; il a beaucoup lu dans sa vie avant son enfermement. Mais cette collab-oration avec Tahar s’est tr�es mal pass�ee. Il a fini par �ecrire son propre livre plustard. Et c’est tr�es bien ainsi.

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CE: Oui, Tazmamort.

MB: Le contrat a �et�e sign�e.

CE: Un contrat fait par qui ?

MB: Un contrat de co-auteur aux �editions du Seuil. Mais la clause en questionn’�etait pas �ecrite, stipulant qu’il ne voulait pas apparaıtre. Mon fr�ere s’engageait�a donner toute l’information, tous les d�etails, de travailler le temps qu’il fau-drait, mais il ne voulait pas apparaıtre et Tahar �etait d’accord. Le livre sort enjanvier. Premi�ere interview de Tahar: « j’ai �et�e harcel�e par la famille Binebinepour �ecrire le livre ».

CE: Pourquoi dire ca ?

MB: Parce que pendant vingt ans, il n’a pas lev�e le petit doigt pour les mort-vivants de Tazmamart. Il savait qu’on allait lui faire cette critique. Donc il s’estdit, bon, finalement j’ai pret�e ma plume �a ce gars de Tazmamart. C’est rien, jel’ai aid�e un peu �a faire son livre.

CE: Tu l’as confront�e �a ca ?

MB: Je l’ai appel�e pendant une semaine. Je l’appelais, il ne r�epondait pas aut�el�ephone alors qu’on se voyait trois fois par semaine. J’habitais �a Saint-Ger-main-des-Pr�es, lui aussi. On d�ejeunait, on dinait, sa femme est ma copine. Il neme r�epondait plus. J’ai fait alors une chose qui n’est pas bien.

CE: Vous ne vous etes plus parl�e apr�es ca ?

MB: Nous sommes devenus des ennemis. Nous l’avons attaqu�e en faisant unelettre ouverte. Sign�ee par mon fr�ere. Et cela je le regrette.

CE: C’est-�a-dire ?

MB: Le jour o�u il passait �a la t�el�evision chez Pivot, je l’ai fax�ee �a une amie qui�etait la secr�etaire de Pivot. J’ai fax�e la lettre de mon fr�ere Aziz. Pivot a laiss�eTahar parler, de l’enfermement, d’Aziz Binebine qui �etait venu le chercherpour faire ce livre, un homme extraordinaire . . . et au milieu de l’�emission,Pivot a dit « tout ce que vous me dites l�a me surprend parce que Monsieur AzizBinebine vient de m’envoyer une lettre o�u il conteste votre version des faits. Jevous la lis ». Il l’a lue en direct avec la cam�era en gros plan sur le visage de« notre ami l’�ecrivain ». Et c’est pour ca que je suis devenu son ennemi, mememoi je ne voulais pas ca. Je voulais temp�erer un peu le truc, mais je ne voulaispas aller si loin. Et depuis lors, tous les journalistes qui lui en voulaient ontutilis�e cette lettre pour l’attaquer. Cela a dur�e trois mois. Je recevais des coupsde fil de journalistes tous les jours, on est entr�e dans un tourbillon infernalo�u moi je disais mon point de vue, c’est-�a-dire la v�erit�e – je te jure que je disaisla v�erit�e –, mais lui il disait le contraire et les journalistes faisaient la part des

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choses, une vraie salade ! On ne sort jamais indemne de ce genre de lutte stu-pide. Je te jure que je regrette. C’est ainsi que je suis devenu son ennemi publicnum�ero un.

CE: On lui a quand meme fait la critique qu’il n’a rien dit pendant des ann�ees.

MB: Les rescap�es de Tazmamart ont fait d’autres lettres, ca a fait un vraiboucan.

CE: Pour revenir �a toi, dans tes romans aussi bien que dans tes tableaux il estsouvent question de la figure de persona non grata : l’�emigr�e clandestin, le prison-nier, le passeur, autrement dit des gens hors « la loi ». Pourquoi ce choix et quelrapport y a-t-il avec la nation marocaine, �a part le fait que ce sont des figuresmarginales ou presque anonymes ?

MB: Il y a sans doute dans mes livres ces persona non grata dont tu parles, maispas seulement. On m’a r�ecemment invit�e en Espagne pour un colloque sur lesfronti�eres ; je me suis rendu compte que l’ensemble de mon œuvre consiste �aetre un passeur de fronti�eres. Homme libre et esclave, dans Le Sommeil del’esclave, libert�e et enfermement dans Les Fun�erailles du lait, le palais et la ruedans L’Ombre du po�ete, le monde riche, le monde pauvre dans Cannibales, la raisonet la folie dans Pollens. Plus g�en�eralement donc, il s’agit surtout des exclus detoutes sortes. Ceux qui n’ont pas de voix.

Claudia Esposito is Assistant Professor of French at the University of Massachusetts,Boston. Her research focuses on the literature and cinema of the Maghreb. She has pub-lished on Albert Memmi, Tahar Ben Jelloun, Amin Maalouf, and Abdellatif Kechiche insuch reviews as Studies in French Cinema, Journal of Postcolonial Writing, and The

French Review, among others. She is currently completing a book on the Maghreb andthe Mediterranean, forthcoming in 2013.

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