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CERVANTÈS ET L’APOCRYPHE : ÉTUDE D’UNE INTERACTION LITTÉRAIRE 1 David Alvarez Roblin Université de Picardie Jules Verne Amiens L’épilogue de la Première Partie du Quichotte, publiée en 1605, se termine par l’annonce d’une suite qui n’est pas donnée comme certaine des aventures du chevalier errant : celui-ci est censé se rendre à Saragosse et prendre part à un fameux tournoi organisé dans cette ville 2 . Quelque huit ans plus tard, dans le prologue des Nouvelles exemplaires, Cervantès annonce la publication prochaine de la Seconde Partie des exploits de son héros 3 . Son roman a connu la faveur du public et l’écrivain a une haute idée de ses nouvelles 4 . Plus que jamais, il est conscient de la singularité de ses écrits. On peut donc imaginer sa colère et son désarroi lorsqu’il apprit qu’un autre romancier avait publié une continuation des aventures du chevalier de la Manche indignation d’autant plus vive que cet émule lui emprunte l’idée de mener don Quichotte dans la capitale aragonaise. Durant l’été 1614, alors même que la Seconde Partie du Quichotte est annoncée par l’auteur et attendue de son public, paraît en effet à Tarragone (du moins, si l’on en croit la page de titre de l’œuvre) un roman intitulé Segundo tomo del ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha, que contiene su tercera salida, y es la quinta parte de sus aventuras 5 , attribué au licencié Alonso Fernández de Avellaneda. 1 Cet article reprend en grande partie les idées développées dans l’introduction de notre édition de la traduction française du Quichotte apocryphe : Alonso Fernández de Avellaneda, Don Quichotte, trad. Alfred Germond de Lavigne [1853], éd. David Alvarez, Paris, Klincksieck, 2006, p. IX-XLV. 2 Miguel de Cervantès, Don Quichotte de la Manche, éd. dirigée par Jean Canavaggio, dans Œuvres romanesques complètes, tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 883. Toutes les citations du texte de Cervantès seront tirées de cette édition, désormais référencée DQ suivi du tome, du chapitre et du numéro de page concernés. 3 Il écrit en effet : « mais tu verras d’abord, sous peu mais en grand, les exploits de don Quichot te et les drôleries de Sancho ». Voir Miguel de Cervantès, Nouvelles exemplaires, dans Œuvres romanesques complètes, éd. citée, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 9. 4 Jaime Moll fait état de 8 rééditions entre 1605 et 1611 dans « El éxito inicial del Quijote », De la imprenta al lector, estudios sobre el libro español de los siglos XVI al XVIII, Madrid, Arco/Libros, 1994, p. 21-27. 5 En français, Second tome de l’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, qui contient sa troisième sortie, et est la cinquième partie de ses aventures. La première sortie est celle que don Quichotte effectue seul, au chapitre 2 du Quichotte de 1605 ; lors de la seconde, au chapitre 7, le chevalier errant est accompagné de Sancho ; la troisième sortie, annoncée au chapitre 52 du texte cervantin et évoquée ici par le continuateur, est celle qui devait le conduire à Saragosse. Le terme de « cinquième partie » renvoie, quant à lui, au découpage du Quichotte de 1605 en 4 sous-parties selon lesquelles étaient distribués les 52 chapitres de

CERVANTÈS ET L’APOCRYPHE ÉTUDE D’UNE INTERACTION …donquijotedelamancha.free.fr/alvarez.pdf · 3 désigner des ouvrages dont la paternité ou l’origine étaient douteuses10

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CERVANTS ET LAPOCRYPHE :

TUDE DUNE INTERACTION LITTRAIRE1

David Alvarez Roblin

Universit de Picardie Jules Verne Amiens

Lpilogue de la Premire Partie du Quichotte, publie en 1605, se termine par

lannonce dune suite qui nest pas donne comme certaine des aventures du chevalier

errant : celui-ci est cens se rendre Saragosse et prendre part un fameux tournoi organis

dans cette ville2. Quelque huit ans plus tard, dans le prologue des Nouvelles exemplaires,

Cervants annonce la publication prochaine de la Seconde Partie des exploits de son hros3.

Son roman a connu la faveur du public et lcrivain a une haute ide de ses nouvelles4. Plus

que jamais, il est conscient de la singularit de ses crits.

On peut donc imaginer sa colre et son dsarroi lorsquil apprit quun autre romancier

avait publi une continuation des aventures du chevalier de la Manche indignation dautant

plus vive que cet mule lui emprunte lide de mener don Quichotte dans la capitale

aragonaise. Durant lt 1614, alors mme que la Seconde Partie du Quichotte est annonce

par lauteur et attendue de son public, parat en effet Tarragone (du moins, si lon en croit la

page de titre de luvre) un roman intitul Segundo tomo del ingenioso hidalgo don Quijote

de la Mancha, que contiene su tercera salida, y es la quinta parte de sus aventuras5, attribu

au licenci Alonso Fernndez de Avellaneda.

1 Cet article reprend en grande partie les ides dveloppes dans lintroduction de notre dition de la

traduction franaise du Quichotte apocryphe : Alonso Fernndez de Avellaneda, Don Quichotte, trad. Alfred

Germond de Lavigne [1853], d. David Alvarez, Paris, Klincksieck, 2006, p. IX-XLV. 2 Miguel de Cervants, Don Quichotte de la Manche, d. dirige par Jean Canavaggio, dans uvres

romanesques compltes, tome I, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 2001, p. 883. Toutes les citations

du texte de Cervants seront tires de cette dition, dsormais rfrence DQ suivi du tome, du chapitre et du

numro de page concerns. 3 Il crit en effet : mais tu verras dabord, sous peu mais en grand, les exploits de don Quichotte et les

drleries de Sancho . Voir Miguel de Cervants, Nouvelles exemplaires, dans uvres romanesques compltes,

d. cite, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 2001, p. 9. 4 Jaime Moll fait tat de 8 rditions entre 1605 et 1611 dans El xito inicial del Quijote , De la

imprenta al lector, estudios sobre el libro espaol de los siglos XVI al XVIII, Madrid, Arco/Libros, 1994, p. 21-27. 5 En franais, Second tome de lingnieux hidalgo don Quichotte de la Manche, qui contient sa

troisime sortie, et est la cinquime partie de ses aventures. La premire sortie est celle que don Quichotte

effectue seul, au chapitre 2 du Quichotte de 1605 ; lors de la seconde, au chapitre 7, le chevalier errant est

accompagn de Sancho ; la troisime sortie, annonce au chapitre 52 du texte cervantin et voque ici par le

continuateur, est celle qui devait le conduire Saragosse. Le terme de cinquime partie renvoie, quant lui,

au dcoupage du Quichotte de 1605 en 4 sous-parties selon lesquelles taient distribus les 52 chapitres de

2

La critique est trs divise, aujourdhui encore, lorsquelle doit se prononcer sur le

type demprunt dont relve cette fiction concurrente. Que lon entende limitation comme une

conception de la littrature en vigueur au XVIe et au XVII

e sicle, qui met laccent sur les

modles dignes dtre imits (imitatio), ou comme le simple fait de prendre pour modle un

matre dans le domaine intellectuel ou artistique, cette notion a linconvnient dtre trop

vague : non seulement elle dsigne des pratiques trs diverses, mais elle ne permet pas de

rendre compte de linteraction existant entre les deux Secondes Parties apocryphe et

authentique. Le terme de plagiat ne permet pas, lui non plus, de mettre en valeur cette

spcificit et il prsente, en outre, linconvnient dtre anachronique, puisque la proprit

intellectuelle nexistait pas juridiquement au dbut du XVIIe sicle

6.

Daprs la classification de Grard Genette, le Quichotte dAvellaneda, qui constitue

une imitation relevant du registre srieux, serait une forgerie. cette continuation

allographe (due un romancier distinct du premier auteur), ce spcialiste oppose la

continuation autographe de Cervants, parue en 1615 et due par consquent la mme

plume que luvre initiale7. Nous prfrons utiliser, pour notre part, le terme de continuation

pour dsigner le Segundo tomo dAvellaneda et celui de suite pour la Segunda parte de

Cervants, en partant du principe que l on donne la continuation de louvrage dun autre et

la suite du sien , distinction que propose le Dictionnaire des synonymes de dAlembert, cit

par Genette lui-mme8.

Parmi les termes utiliss pour dsigner le Quichotte de 1614, le plus problmatique est

galement le plus rpandu : il sagit du qualificatif dapocryphe, consacr par toute une

tradition critique, et repris dans le titre de plusieurs ditions rcentes de cette continuation9.

Avant dtre utilis pour qualifier des crits religieux qui ne figuraient pas dans le canon

tabli par lglise, ce terme (issu du grec : cach, secret) renvoyait dans

lAntiquit des textes gards secrtement, rservs aux seuls initis de certaines religions, et

drobs la connaissance du public. Cest seulement par extension quil en est venu

luvre. Lorsque nous emploierons les termes Premire et Seconde Partie, nous les utiliserons, pour notre

part, afin de dsigner le premier volume (publi par Cervants en 1605) et le second (paru en 1615). 6 Il faut en effet attendre le XVIII

e sicle pour voir apparatre un cadre juridique qui commence

protger les auteurs. Sur ce point, voir notamment Roger Chartier, Inscrire et effacer. Culture crite et littrature

(XIe-XVIII

e sicle), Paris, Hautes tudes-Seuil/Gallimard, 2005.

7 Grard Genette, Palimpsestes, Paris, ditions du Seuil, 1983, p. 283.

8 Ibid., p. 222.

9 Alonso Fernndez de Avellaneda, El Quijote apcrifo, avec une introduction de Jos Antonio Milln,

Barcelone, Poliedro, 2005 ; et Alonso Fernndez de Avellaneda, El Quijote apcrifo, d. Alfredo Rodrguez

Lpez Vzquez, Madrid, Ctedra, 2011.

3

dsigner des ouvrages dont la paternit ou lorigine taient douteuses10

. Au sens strict, donc,

rien ne permet de qualifier le roman dAvellaneda d apocryphe . Quant au sens de faux,

inauthentique qui est aujourdhui lacception la plus rpandue du terme apcrifo, aussi

bien en franais quen espagnol , il ne sied que partiellement la fiction du continuateur.

aucun moment, en effet, cet crivain ne cherche usurper lidentit de Cervants, puisquil

revendique mme, dans sa prface, le droit pour un auteur de continuer luvre dun autre.

Cette dnomination peut nanmoins se justifier pour deux raisons : la premire est que

Cervants lutilise pour qualifier le don Quichotte de son rival, au chapitre 61 de sa propre

suite. Lorsque le chevalier errant cervantin arrive Barcelone, il est reu sur les

recommandations du brigand Roque Guinart par des htes qui sexclament :

Bienvenu soit-il dans notre cit []. Bienvenu soit-il, je le rpte, le valeureux

don Quichotte de la Manche : non pas le faux, le fictif, lapocryphe, que lon nous

a montr ces jours-ci dans de fausses histoires, mais le vritable, le loyal et le

fidle que nous a dcrit Cid Hamet Benengeli, fleur des historiens11

.

Le deuxime motif permettant dexpliquer lemploi de ce vocable repose sur les

circonstances troubles qui entourent lapparition de ce Don Quichotte concurrent. Dentre de

jeu, plusieurs lments suscitent immanquablement des interrogations : qui est cet mule de

Cervants, qui se prsente comme natif de Tordesillas , et qui, de toute vidence, se cache

sous un faux nom ? Si Felipe Roberto est limprimeur du livre, comme semble lindiquer la

page de titre, pourquoi ce dernier ne porte-t-il pas la marque de cette imprimerie ? Comment

expliquer que le permis civil dimprimer, pourtant indispensable, soit absent ? Enfin, pourquoi

le permis ecclsiastique est-il trangement limit larchevch de Tarragone ?

Les indications fournies par la page de titre de ldition princeps de luvre rivale

ntaient destines, semble-t-il, qu masquer un vaste mensonge ditorial : en effet, lissue

dtudes approfondies menes par divers spcialistes, le lieu, le nom, et lapprobation figurant

sur cette dernire se sont avrs tre partiellement des faux12

. Ces circonstances dapparition

particulires, propres susciter la dfiance des critiques mais galement celles des simples

lecteurs, ont sans doute jou un rle non ngligeable dans lattribution du qualificatif,

apparemment abusif, dapocryphe au roman avllandien. On sexplique mieux le choix de ce

terme, nanmoins, ds lors quil est replac dans son contexte : celui dune rivalit littraire et

10

Pour une dfinition plus exhaustive, voir Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe sicle

[1866-1876], Paris, Larousse, 1991. 11

DQ II, 61, p. 1346-1347 (nous soulignons). 12

Voir Francisco Vindel, La verdad sobre el falso Quijote, Barcelone, Antigua Librera Babra, 1937.

4

idologique ayant pour terrain privilgi les deux versions successives de la troisime sortie

du chevalier errant, publies respectivement en 1614 et en 1615. Bien quelle soit parfois

juge inadapte ltude dun texte littraire, nous utiliserons donc lexpression continuation

apocryphe pour nous rfrer au Quichotte dAvellaneda, car elle a lavantage de rendre

compte la fois du jugement port par Cervants son gard et des circonstances troubles de

son apparition.

Depuis la parution des premiers travaux consacrs au Quichotte dit authentique et

son auteur lui-mme, au XVIIIe sicle, luvre de lcrivain rival na cess de hanter la

critique, dclenchant parfois de vives polmiques. La bibliographie sur le sujet est abondante,

mais cest presque exclusivement la question de lidentit de cet mule qui a retenu lattention

des spcialistes13

, le plus souvent au dtriment de ltude de son projet romanesque lui-mme.

Sans exclure totalement le problme, somme toute factuel, du nom vritable du continuateur,

nous proposons par consquent de privilgier, dans cette brve synthse, ltude des relations

et des interactions entre le Quichotte apocryphe et les deux parties du Quichotte cervantin.

I. LE ROMAN DE CERVANTS ET LA PRDISPOSITION LAPOCRYPHE

Que Cervants ait t contrari en sapercevant quun autre crivain lavait devanc en

donnant un prolongement romanesque aux aventures de don Quichotte, cela se conoit

aisment. La publication dune continuation nest toutefois pas totalement surprenante et elle

ntait pas non plus compltement imprvisible car, dans sa Premire Partie, lauteur primitif

avait en quelque sorte jou avec le feu.

Dans le prologue de 1605, celui-ci commence par affirmer quil nest pas le pre mais

le partre de son chevalier errant : Mais moi qui, bien que je semble tre le pre, suis le

partre de don Quichotte 14

. Contre toute attente, Cervants laisse mme entendre quil

refuse la paternit de son personnage qui, semble-t-il, doit tre attribue un autre, dont

lidentit reste momentanment voile. Cette dngation se poursuit dans lincipit du roman,

o la voix narrative qui prend en charge le rcit affiche ds les premires lignes une amnsie

13

Pour une synthse sur cette question voir Luis Gmez Canseco (d.), Introduccin Alonso

Fernndez de Avellaneda, El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha, Madrid, Biblioteca Nueva, 2000,

p. 29-60. Sur lnigme que constitue lidentit du continuateur, on pourra aussi consulter avec profit Alfredo

Rodrguez Lpez-Vzquez, Introduccin Alonso Fernndez de Avellaneda, d. cite, p. 15-84 ; ainsi que

Alfonso Martn Jimnez, Cervantes y Pasamonte. La rplica cervantina al Quijote de Avellaneda, Madrid,

Biblioteca Nueva, 2005. 14

DQ I, prologue , p. 391.

5

volontaire : Dans un village de la Manche dont je ne veux me rappeler le nom 15

. Le

narrateur annonce ainsi une incertitude quant au lieu exact, la date et au nom mme du

protagoniste.

Il faut attendre les chapitres 8 et 9 pour que ces lments commencent sclaircir,

avec linterruption du duel avec le Biscayen. On apprend, dans cet pisode, que la voix qui

sest exprime depuis les premiers chapitres, et que le lecteur aura parfois assimile tort

celle de Cervants, nest pas celle de lauteur mais seulement celle dun scripteur, qui compile

et rcrit les aventures du hros partir de diverses sources prexistantes, la plus importante

dentre elles tant due un certain Cid Hamet Benengeli. Don Quichotte se prsente donc,

partir de ces chapitres, comme un roman crit plusieurs mains, ce qui tait sans aucun doute

une aubaine pour un hypothtique mule : comme si le dni de paternit annonc dans le

prologue navait pas suffi, Cervants, en prsentant les aventures de son chevalier comme

relles et existant par elles-mmes en dehors de tout texte de fiction, laissait la porte grande

ouverte dventuels concurrents. Or cest prcisment dans cette brche que sest engouffr

Avellaneda.

Ds les premires lignes de sa continuation, ce dernier montre quil a bien compris les

possibilits romanesques que lui offrait la nature trs particulire des instances narratives de

luvre cervantine, puisquil prsente le rcit des nouveaux exploits de don Quichotte comme

ayant t trouvs dans des archives par un historien la fois arabe et aragonais nomm

Alisolan :

Le sage Alisolan, auteur non moins moderne que vridique, dit que, aprs lexpulsion des

Maures dAragon, dont il descendait, il trouva crit en langue arabe, dans certaines

annales, le rcit de la troisime sortie que fit du village de lArgamasille, linvincible

hidalgo don Quichotte de la Manche, pour se rendre aux joutes de linsigne ville de

Saragosse16

.

Par consquent, la position de trompeur tromp quoccupe Cervants dans sa Seconde Partie

dcoule pour une bonne part du jeu ironique quil avait lui-mme mis en place dans la

Premire.

Lpilogue du Quichotte de 1605 a galement un rapport trs particulier la narration

apocryphe. Il sagit incontestablement dun crit programmatique, bien que celui-ci contienne

des informations confuses sinon contradictoires :

15

DQ I, 1, p. 409 (nous soulignons). 16

Alonso Fernndez de Avellaneda, Don Quichotte, trad. cite dA. Germond de Lavigne, p. 45. Toutes

les citations du roman apocryphe seront tires de cette dition.

6

Mais lauteur de cette histoire a eu beau mettre tout son empressement et son zle

rechercher les exploits que fit don Quichotte sa troisime sortie, il na pu nulle part en

trouver trace, du moins par des crits authentiques ; seule la renomme a conserv dans

la mmoire des gens de la Manche que don Quichotte la troisime fois quil quitta sa

maison, se rendit Saragosse, o il prit part un fameux tournoi qui eut lieu dans cette

ville et o il arriva des choses dignes de sa valeur et de sa haute intelligence17

.

trangement, cet pilogue commence par laveu dun chec : celui de ne pas avoir pu

trouver la suite des aventures du protagoniste, du moins dans une version authentique ; cest

la raison pour laquelle le narrateur sen rfre, par dfaut, la tradition, vague et minimaliste,

transmise de faon orale par les habitants de la Manche. Toutefois, il jette le trouble en

prcisant demble quil ne se porte pas garant de lauthenticit de cette nouvelle version des

hauts faits du hros :

Ce mme narrateur fait ensuite mention dune tonnante dcouverte, dcoulant de sa

rencontre avec un mdecin ayant en sa possession un coffret de plomb trouv dans les

ruines dun vieil ermitage en rnovation. Ce coffret contient en effet une trace crite de la

suite des prouesses du chevalier, sous la forme de parchemins en lettres gothiques, rdigs en

vers castillans :

qui rapportaient plusieurs de ses exploits et rendaient tmoignage de la beaut de

Dulcine du Toboso, de laspect de Rossinante, de la fidlit de Sancho Pana et de la

spulture de don Quichotte lui-mme, avec diffrents pitaphes et autant dloges de sa

vie et de ses murs18

.

Enfin, pour couronner ce dnouement dj en soi alambiqu et embrouill, Cervants

prend cong de ses lecteurs en citant un vers de lArioste qui a des allures de dfi : Forse

altro canter con miglior plectro (Quelque autre chantera dune plus douce lyre)19

.

Indniablement, il ouvrait ainsi lui-mme la voie par jeu ou peut-tre parce quil avait

besoin dun aiguillon pour continuer le rcit ce quun autre auteur offre de son texte un

prolongement romanesque.

17

DQ I, 52, p. 883 (nous soulignons). 18

Ibid. 19

DQ I, 52, p. 889.

7

II. QUELQUES CARACTRISTIQUES DU QUICHOTTE

DAVELLANEDA

Une lecture tranche de luvre initiale

Au premier abord, lauteur de Tordesillas donne limpression de suivre fidlement son

prdcesseur. Il prsente un don Quichotte qui, un an aprs tre rentr dans son village,

semble parfaitement revenu la raison et rpond dsormais au nom de Martn Quijada. La

visite dun cavalier originaire de Grenade un certain lvaro Tarfe ne tarde pourtant pas

rveiller ses vieux dmons : quand le Grenadin lui apprend quil se dirige vers Saragosse,

accompagn de quelques amis, pour participer aux joutes qui sy prparent, la tentation dune

troisime sortie se lit dj en filigrane dans lattitude de don Quichotte ; mais lorsque son hte

lui confie une armure milanaise qui lencombre en lui promettant de la rcuprer son retour,

rsister lappel de la chevalerie devient totalement inconcevable pour le protagoniste.

Voici de nouveau le matre et lcuyer sur les routes de la Manche, puis de lAragon,

faisant halte dans des auberges qui ressemblent, premire vue, celles de luvre initiale.

Au chapitre 4, les deux compagnons sarrtent lHtellerie du Pendu (la Venta del

Ahorcado), o ils rencontrent une servante galicienne qui rappelle Maritorne et que don

Quichotte se propose de servir. Survient ensuite un fcheux dml avec le gardien dune

melonnire, que le hros prend pour Roland et quil charge sans crier gare (chapitre 6). Bless

et priv de monture, le chevalier errant est alors soign par Messire Valentin, un

ecclsiastique tout aussi moralisateur quil est charitable, qui exhorte le protagoniste rentrer

dans son village et reprendre une vie range.

Ces imprvus retardent don Quichotte et lempchent darriver temps dans la

capitale aragonaise pour les joutes auxquelles il voulait prendre part. Dpit, il entre tout de

mme dans la ville, o il est emprisonn aprs avoir essay de librer un malfaiteur condamn

la honte publique. Une fois sa libert retrouve, grce lintercession dlvaro Tarfe, le

protagoniste dcide de participer une course de bagues qui doit se tenir quelques jours plus

tard proximit de la rue du Coso. Le personnage de Cervants, lass de lingratitude de

Dulcine, arbore cette occasion le surnom de Chevalier Sans Amour, et devient alors la rise

de toute la ville. Durant ce sjour Saragosse, plusieurs aristocrates amis de Tarfe prennent

un malin plaisir se divertir des folies de don Quichotte et des maladresses de Sancho. Ils

nont donc aucun mal tomber daccord pour faire en sorte dattirer les deux compagnons

Madrid afin doffrir un agrable divertissement la Cour. Un stratagme est rapidement

8

labor cet effet : un secrtaire, qui se fait passer pour le gant Bramidan de Taillenclume

(Bramidn de Tajayunque), lance un dfi au chevalier, auquel il donne rendez-vous dans la

capitale du royaume quarante jours plus tard.

En chemin, les aventures du duo central de luvre sont ponctues de nouveaux

rebondissements et de nouveaux dboires : le matre et lcuyer commencent par rencontrer

un soldat et un ermite, qui leur racontent deux contes difiants. Ils secourent ensuite une

trange crature quils trouvent ligote un arbre, la lisire dun bois : il sagit dune

ancienne tripire dAlcal, surnomme Brbara la Balafre, qui vendait autrefois ses services

aux tudiants et qui a t dpouille puis abandonne par un amant sans scrupules. Brbara

Villatobos20

, que don Quichotte prend pour la reine des Amazones, est une sorte de contre-

Dulcine, qui tient la fois de Clestine et de Maritorne ; elle contribue orienter lhistoire

vers les bas-fonds et le monde de la prostitution. Le duo form par don Quichotte et Sancho,

transform en trio par larrive de Brbara, passe par Sigunza, sjourne dans une auberge o

le chevalier interrompt une reprsentation thtrale, puis gagne Alcal o ce dernier fait un

nouvel esclandre.

lautre extrmit de lchelle sociale se trouve le monde des Grands, que don

Quichotte et Sancho toujours accompagns de la tripire finissent par rejoindre en

atteignant Madrid. Dans la capitale, un groupe daristocrates se runit une nouvelle fois pour

samuser aux dpens des deux compagnons et organise des bourles avec la complicit de

plusieurs domestiques. Lun d entre eux, dhumeur particulirement moqueuse, se fait passer

pour le grand Archipmpano , nom dont la sonorit pompeuse rvle le caractre burlesque

de ces nouveaux pisodes, franchement orients vers le comique. Laffrontement tant attendu

de don Quichotte avec le gant Taillenclume doit se drouler sous ses auspices, mais peine

le combat est-il commenc qu la grande stupfaction du chevalier errant, le gant se

transforme en jeune fille. Cette dernire prtend se nommer Burlerine (Burlerina) et jure

quelle est la fille du roi de Tolde. Linfante prtendue explique au chevalier quelle a t

mtamorphose en gant par le sage Alquife afin de pouvoir, sans danger pour son honneur,

partir de par le monde la recherche du clbre hidalgo. Elle considre en effet le hros de la

Manche comme le seul homme encore capable de sauver son pre et ses sujets, cruellement

assigs par le prince de Cordoue. Une fois ces divertissements termins, les aristocrates qui

20

Alfonso Martn Jimnez fait remarquer que ce nom propre est compos de villa et de Tobos, un nom

qui ne manque pas de rappeler celui de Dulcine du Toboso, dont Brbara est en quelque sorte limage inverse.

Voir Alfonso Martn Jimnez, El Quijote de Cervantes y el Quijote de Pasamonte, una imitacin

recproca, Alcal de Henares, Centro de Estudios Cervantinos, 2001, p. 178.

9

ont orchestr ce brillant numro dcident denvoyer Brbara la Balafre dans une maison de

femmes repenties et de faire enfermer don Quichotte dans lasile dalins de Tolde, en

sappuyant pour cela sur le stratagme mis en place par linfante, qui le supplie de la suivre

pour porter secours son pre opprim. Quant Sancho, on lui propose de servir un grand

seigneur la cour, o il jouera dornavant un rle de bouffon professionnel en compagnie de

son pouse. Avellaneda promet, par ailleurs, de raconter sous peu lhistoire factieuse des

poux Panza dans une nouvelle continuation qui leur sera entirement ddie.

Ce rsum, aussi bref que possible, permet de mesurer toute la distance qui spare le

continuateur de son modle. Comme beaucoup de ses contemporains, lmule de Cervants

fait de la Premire Partie du Quichotte une lecture essentiellement comique qui, en y

regardant dun peu plus prs, savre en outre trs slective. Le comique retenu par cet

crivain rival est celui qui mobilise les ressorts les plus attendus, mais il ne persiste chez lui

aucune trace, en revanche, de la fine ironie cervantine. Cela se traduit, dabord, dans la

caractrisation des personnages : don Quichotte nest plus successivement sage et fou, mais

fou sans discontinuer et sans nuance ; Sancho, pour sa part, fait davantage penser un paysan

balourd, proche du bouffon, qu une figure romanesque que lon serait tente dinterprter

comme la part de bon sens qui manque parfois son matre. Cette simplification se traduit

galement par lattribution de noms propres et de noms de lieux, l o lauteur original avait

sciemment opt pour une certaine indtermination : dans le roman apocryphe, le village de

la Manche dont je ne veux me rappeler le nom devient Argamasilla, et lhidalgo de province

que se prend pour don Quichotte se mue en Martn Quijada ; enfin, la femme de Sancho,

laquelle Cervants avait donn plusieurs noms diffrents, porte dsormais le nom exclusif de

Mari Gutirrez21

.

Outre linterprtation trs partielle et ncessairement rductrice du duo central, il est

par ailleurs un motif essentiel de luvre de Cervants quAvellaneda a dlibrment nglig,

et qui inflchit profondment le sens de cette dernire. Ce thme structurant, qui donnait

lensemble du roman initial la dimension dune qute, est lamour que don Quichotte portait

Dulcine : un chevalier errant sans amour est un arbre sans feuilles et sans fruits, et un corps

sans me 22

proclamait le protagoniste cervantin avant de quitter son village, au premier

chapitre du texte de 1605. Or, chez le continuateur, bien au contraire, le protagoniste affiche

21

Dans la Premire Partie, Sancho appelle successivement sa femme Juana Gutirrez , Teresa

Cascajo ou encore Mari Gutirrez (DQ I, 7, p. 448) avant de lappeler dfinitivement Teresa Panza dans la

Seconde (DQ II, 5, p. 933). 22

DQ I, 1, p. 413.

10

firement un surnom El caballero Desamorado qui va dans une direction

diamtralement oppose : lamour nest plus du tout au cur de ses actions et cette absence de

qute introduit incontestablement, elle aussi, une rupture par rapport luvre premire.

Les chapitres 1 26 sont ceux qui ont le plus inspir Avellaneda, ce qui confirme

lide dune lecture dominante comique, mettant surtout en avant laspect le plus mcanique

de la folie du hros. Parmi eux, les premiers chapitres, qui racontent ltrange lubie de don

Quichotte et les prparatifs de son dpart, ont particulirement retenu lattention du

continuateur (chapitres 1 7), dans la mesure o les mcanismes et les schmas narratifs

quils mettent en place rapparaissent dans plusieurs pisodes du texte de 1614. Il en va de

mme du chapitre 25, qui rapporte la pnitence de don Quichotte dans la Sierra Morena, et du

chapitre 30, qui dcrit le stratagme mis en uvre pour le ramener dans son village. Viennent

ensuite les aventures qui se droulent dans les auberges (chapitres 16 et 45) et celles qui

mettent en scne les accs de folie les plus brutaux du protagoniste (chapitres 8, 9, 20 et 22).

Les effets visant provoquer le rire, qui taient dj nombreux chez Cervants dans ces

diffrents chapitres, sont nettement amplifis dans la narration dAvellaneda.

En fin de compte, dit Luis Gmez Canseco dans lintroduction de son excellente

dition critique du Quichotte apocryphe, le continuateur sest inspir de ce que Cervants a

fini par rejeter23

, savoir la folie sans nuance de son hros, qui apparaissait dans les pisodes

inauguraux, et la sottise de Sancho, interprt par le comptiteur cervantin comme un paysan

niais, mal dgrossi, et souvent vulgaire. Certaines situations se rptent de ce fait sans que les

principaux actants prennent aucun moment lpaisseur quils ont chez le romancier original.

Au sein de cet ensemble, les seuls passages qui nont pas vocation susciter lhilarit sont les

deux rcits intercals raconts par des personnages secondaires. Trs soigns et relativement

autonomes par rapport la trame centrale du roman, ces contes enchsss permettent de

mieux apprcier la sensibilit religieuse de lauteur rival et de comprendre plus prcisment

son positionnement idologique.

Une uvre conservatrice dans lesprit de la Contre-rforme ?

Avellaneda se distingue de Cervants en adoptant une approche morale de questions

qui, pour lauteur initial, taient envisages dun point de vue principalement esthtique.

Linvraisemblance des mauvais livres de chevalerie devient chez le continuateur un danger

23

Luis Gmez Canseco, Introduction Alonso Fernndez de Avellaneda, d. cite, p. 14.

11

pour lordre tabli : il faut donc prmunir le peuple, dans le meilleur des cas, contre

linfluence nfaste de ces livres et le gurir lorsque le mal est dj fait. Dans son prologue, le

romancier apocryphe se plaint doffenses profres son encontre et lencontre de Lope de

Vega, mais donne demble limpression de parler aussi au nom dun groupe social offusqu

par la libert de ton de Cervants, dont il ne partage ni les points de vue ni la vision quil

donne de lEspagne. Le changement de ton opr par lcrivain rival est confirm ds lincipit

du roman. lissue des deux premires sorties, qui sachvent par le retour de don Quichotte

dans son village, lingnieux hidalgo est en piteux tat et le rcit des mthodes employes

pour le soigner physiquement et moralement est extrmement instructif : Avellaneda donne

entendre que cest essentiellement grce des lectures pieuses que le protagoniste a retrouv

le chemin de la raison et de la vertu, et il le dcrit dsormais comme une sorte de dvot, qui

fait preuve dune grande ponctualit lorsque sonne lheure des offices.

Toutefois, les rcits intercals sont sans doute les pisodes qui refltent le mieux la

sensibilit religieuse du continuateur que lon a souvent rapproche de la mentalit

dominicaine. Ces contes enchsss mobilisent, dans le cadre de la fiction, certaines notions

thologiques et prennent implicitement position sur des questions controverses, comme

lopposition entre la grce suffisante et la grce efficace, qui avait prcisment fait lobjet de

dbats passionns entre jsuites et dominicains entre 1588 et 160724

. Lmule de Cervants se

range sans quivoque, dans ces deux nouvelles, du ct du religieux Domingo Bez pour qui

la grce, une fois offerte lhomme, ne peut tre refuse par ce dernier. Par deux fois, le

destin des principaux actants de ces histoires est dailleurs dtermin par leffet que produit

sur eux le sermon dun dominicain. Ces rcits, quAvellaneda avait peut-tre crits

antrieurement la trame principale de sa continuation, se prsentent lun et lautre comme

des contes rapports par des voyageurs que don Quichotte et Sancho croisent sur leur route

un ermite (frre tienne) et un soldat (Antonio de Bracamonte) et ils refltent assez

fidlement lorthodoxie religieuse contre-rformiste.

La premire histoire, intitule Le Riche dsespr (en espagnol El Rico

desesperado)25

, est un rcit tragique inspir des Novelle de Mateo Bandello transpos dans un

24

Comme lindique Luis Gmez Canseco ( Introduccin A. Fernndez de Avellaneda, d. cite,

p. 87), ces dbats ont pour point de dpart la publication, en 1588, du livre du jsuite Luis de Molina Concordia

liberi arbitrii cum gratiae donis, divina praestientia, providentia, praedestinatione, et reprobatione, qui

dclenche un vif moi chez les dominicains, dont les positions sont reprsentes par fray Domingo Bez. 25

Desesperarse, en espagnol classique, dsigne par euphmisme le suicide.

12

cadre flamand26

. Le jeune Japeln se sent appel la vie religieuse, mais peu aprs son entre

comme novice dans un monastre, il dcide de rompre ses vux sur les conseils damis

frivoles et sospechosos de la fe , cest--dire probablement convertis au protestantisme.

Malgr les admonestations du suprieur de la communaut, qui lencourage rsister ce

quil considre comme une embche du dmon (tentaciones del demonio), il savre

impossible de ramener le jeune homme la raison : une fois sorti du couvent, ce dernier

retrouve les plaisirs dune vie mondaine, fait un beau mariage et hrite dun oncle la charge de

gouverneur. Toutes les conditions du bonheur semblent ainsi runies lorsque, brusquement,

son existence bascule : une nuit, un soldat espagnol, qui lancien novice a offert

lhospitalit, utilise une tromperie perverse pour abuser de sa femme. Suivant une sorte

denchanement fatal, cet vnement conduit lpouse outrage au suicide, qui entrane la

fois la mort de son tout jeune enfant et pousse Japeln mettre fin, son tour, sa propre

existence.

Dans Les amants fortuns (Los felices amantes)27

, deuxime rcit intercal, la jeune

abbesse doa Luisa cde aux avances de son ami denfance don Gregorio, et abandonne

secrtement le couvent dont elle a la charge pour le suivre et vivre avec lui dans le pch.

Avant son dpart, sa profonde dvotion envers le rosaire la conduit nanmoins confier la

communaut religieuse dont elle a la charge la Vierge Marie pour toute la dure de son

absence. Pendant quelques mois, les deux amants sadonnent une vie de plaisirs, mais de

semaine en semaine leurs ressources samoindrissent, tel point que doa Luisa est force de

se prostituer pour survivre et entretenir son compagnon. Repentie de ses fautes et illumine

par la grce divine, elle dcide un beau jour de rentrer dans son couvent o elle dcouvre

quun miracle sest produit : la Sainte Vierge a exauc sa prire et a pris son apparence pour

diriger la communaut pendant ses annes derrance. De son ct, don Gregorio, plein de

remords lui aussi, est remis sur le droit chemin grce la prdication dun dominicain : il

rentre son tour dans sa ville natale o il dcide de devenir religieux, aprs stre fait

26

Daprs Marcelino Menndez y Pelayo, le conteur italien pourrait lui-mme stre inspir de lhistoire

XXXII de lHeptamron de Marguerite de Navarre. Ce critique fait aussi remarquer que lon trouve une histoire

semblable dans le Desengao cuarto des Desengaos amorosos de Mara de Zayas. Voir El ingenioso

hidalgo don Quijote de la Mancha, compuesto por el licenciado Alonso Fernndez de Avellaneda, introduccin

y anotacin de Marcelino Menndez y Pelayo, Barcelone, Librera Cientfico-Literaria Toledano Lpez y Ca,

1905, p. 10, n. 1. 27

Daprs Luis Gmez Canseco ( Introduccin A. Fernndez de Avellaneda, d. cite, p. 136-138),

la source de cette histoire pourrait tre une lgende mdivale prsente dans la Cantiga XCIV dAlphonse X le

Sage, et aussi recense dans les Sermones Discipuli de tempore et de sanctis de Ioannes Herolt. Toutefois, on

trouve galement une version de cette dernire chez Csaire de Heisterbach, Illustrium miraculorum et

historiarum memorabilium libri XII. Pour plus de prcisions sur cette lgende, voir Robert Guiette, La lgende

de la sacristine, Genve-Paris, Slatkine, 1981, p. 15-25 et p. 221-232.

13

reconnatre par ses parents. Au terme de ce priple, les deux anciens amants finissent donc

leur vie en odeur de saintet. Aprs les avoir entendus, les auditeurs des deux contes

enchsss ne manquent pas de souligner les dnouements symtriquement opposs de ces

nouvelles, qui abordent lune et lautre leur faon lpineuse question de la grce et de la

compatibilit entre le libre-arbitre et lomniscience divine, formant ainsi une sorte de diptyque

situ au cur de luvre28

.

Au-del de la sensibilit religieuse qui limprgne, le Quichotte dAvellaneda semble

aussi partager les valeurs de la classe nobiliaire. Selon James Iffland, il incarnerait en quelque

sorte lEspagne officielle face une vision dissidente reprsente par Cervants29

. Dans

son prologue, le continuateur se prsente en effet demble comme un homme qui sidentifie

aux lites sociales les plus conservatrices, comme lillustre, par exemple, son insistance sur le

statut de familier du Saint-Office de Lope de Vega dont il se plat prendre la dfense (en

rponse lironie que Cervants avait manifeste son gard), ou encore sa propension citer

saint Thomas sous prtexte de donner lauteur authentique une leon de morale sur

lenvie. Son affiliation au groupe des puissants est perceptible dans lensemble de luvre

mais elle est particulirement manifeste partir du moment o don Quichotte et Sancho

arrivent Madrid.

Au cours de ces pisodes, le matre et lcuyer sont plus que jamais rduits leur rle

damuseurs : lun est un fou colrique et opinitre ; lautre un glouton parfois ordurier. Il

sagit pour leurs htes de rire leurs dpens, sans toutefois leur causer un mal irrparable ;

aussi nhsitent-ils pas protger don Quichotte et Sancho lorsque ceux-ci se retrouvent aux

mains de la justice, qui risquerait dinterrompre leur joyeuse fte. Daprs James Iffland, le

comique qui traverse de part en part la narration dAvellaneda donne lieu un rire

vertical , cest--dire dcoulant dun type de divertissement qui se fait toujours au dtriment

dindividus minoritaires qui scartent de la norme et que le groupe social majoritaire

sanctionne par le rire. Or, selon ce spcialiste, ce type de comique est diamtralement inverse,

de celui que lon trouve chez Cervants, savoir un rire horizontal ou carnavalesque qui,

au contraire, se moque de tous ou de personne30

.

loppos du monde des fous et des bouffons, le gentilhomme grenadin lvaro Tarfe

incarne le monde des aristocrates qui, conscients de leur supriorit, se dlectent des faux pas

28

Ces deux nouvelles occupent en effet en les chapitres 15 20, sur les 36 chapitres que comporte, au

total, la continuation dAvellaneda. 29

James Iffland, De fiestas y aguafiestas. Risa, locura e ideologa en Cervantes y Avellaneda, Madrid,

Iberoamericana-Vervuert (Biblioteca urea n 7), 1999. 30

Ibid., p. 31-58.

14

de Sancho et des folies de son matre. Tarfe appartient nanmoins lchelon infrieur de

cette classe dominante, ne serait-ce qu cause de ses origines maures31

. Cela explique sans

doute quil noccupe vraiment le premier plan, au sein du groupe de nobles qui se rient des

deux compagnons, que durant les premires tapes de la trajectoire ascendante qui mne don

Quichotte de son village la Cour, mais quil sefface progressivement par la suite au profit

de reprsentants plus illustres de la haute socit, comme don Carlos Saragosse, ou le Grand

Seigneur qui, Madrid, se fait passer pour el Archipmpano de las Indias .

Par divers procds, Avellaneda tisse une connivence avec les lites nobiliaires envers

lesquelles il nhsite pas manifester sa sympathie, notamment lorsquil insiste sur la drlerie

et lingniosit des bourles mises en uvre par ces nobles, ou lorsquil dcrit par le menu

leurs jeux aristocratiques, tels la course bagues de Saragosse. Comme la justement fait

remarquer Luis Gmez Canseco, ces aristocrates sont les vritables hros du roman de 1614.

Ce sont eux qui lui imposent leur rythme, leur rire et leurs valeurs, de telle sorte que les

aventures qui se prsentent au matre et lcuyer finissent par tre entirement subordonnes

leur bon plaisir. La plupart dentre eux ont des traits vagues et portent rarement un nom

propre, ce qui incite dautant plus les considrer comme lincarnation dun groupe social,

nettement idalis qui, aprs stre dabord amus des extravagances de don Quichotte, veille

au rtablissement de lordre par le biais dun double enfermement : celui de Brbara chez les

repenties et celui du chevalier errant dans lasile dalins de Tolde.

III. CHOS DU QUICHOTTE DAVELLANEDA DANS LA SECONDE PARTIE

CERVANTINE : DE LA RIPOSTE VOILE AU JEU DE LAPOCRYPHE

Une raction en deux temps

Sans la continuation dAvellaneda, la suite de Cervants aurait-elle vu le jour ? Pour

certains commentateurs, comme Alfred Germond de Lavigne (premier traducteur franais du

texte de 1614), cette hypothse est improbable. Dautres affirment, en revanche, quil ne faut

pas exagrer linfluence du roman apocryphe sur le Quichotte de 1615. On peut dire en tout

cas, sans trop prendre de risques, que la Seconde Partie cervantine ne serait pas celle que nous

connaissons sans lintrusion de la fiction rivale. Bien entendu, les enjeux littraires de la suite

31

Daprs Luis Gmez Canseco ( Introduccin A. Fernndez de Avellaneda, d. cite, p. 132-133),

ce personnage pourrait tre inspir des Guerres civiles de Grenade de Gins Prez de Hita, qui fait apparatre un

personnage de la ligne des Tarfe ainsi que des cavaliers Grenadins participant, eux aussi, une course de bague.

15

authentique ne se limitent de faon exclusive la raction de Cervants face son

comptiteur, mais il est aujourdhui certain que plusieurs aventures du texte publi par le

romancier original en 1615 sont conues en cho la narration concurrente, si ce nest cause

delle. Ds lors, il convient de dterminer quel stade de la rdaction de sa suite Cervants a

eu vent de lentreprise dAvellaneda et quelle conception lcrivain authentique a de la

riposte. Autrement dit, partir de quel pisode de la Seconde Partie de son roman sinstaure

un dialogue avec luvre apocryphe et quelles sont les modalits de ce dernier ?

La fiction du comptiteur nest explicitement voque, il est vrai, qu partir du

chapitre 59, ce qui a conduit certains critiques penser que Cervants en tait ce stade de

llaboration de son ouvrage lorsquil apprit lexistence du Quichotte de 1614. On ne peut

nanmoins exclure une raction plus prcoce : supposer que Cervants ait pris connaissance

de lexistence du livre dAvellaneda alors quil avait dj rdig les trois quarts de sa suite,

rien ne lempchait de reprendre son texte depuis le dbut et de procder par ajouts, ce qui

conduirait une riposte en deux temps, articule autour du chapitre 59, avec une diffrence

la fois de stratgie et de degr. Cest cette dernire hypothse qui parat aujourdhui la plus

vraisemblable.

Au cinquante-neuvime chapitre de la suite cervantine, don Quichotte et Sancho

attendent leur souper dans une auberge, aux abords de Saragosse, lorsquils surprennent une

trange conversation entre deux voyageurs :

Sur votre vie, don Jernimo, en attendant quon apporte le souper, lisons un autre

chapitre de la Seconde partie de Don Quichotte de la Manche.

peine don Quichotte eut-il entendu son nom quil se leva et, loreille attentive ce que

lon disait de lui, il entendit le dnomm don Jernimo faire cette rponse :

Pourquoi voulez-vous, seigneur don Juan, que nous lisions ces extravagances ? Car

celui qui a lu la Premire partie de lhistoire de don Quichotte de la Manche ne saurait

prendre plaisir lire la Seconde.

Malgr tout, dit don Juan, nous ferons bien de la lire, car il ny a pas de livre, si

mauvais soit-il, qui ne contienne quelque chose de bon. Ce qui, dans celui-ci, me dplat

le plus, cest quil dpeint don Quichotte dpris de Dulcine du Toboso32

.

Ces propos provoquent la colre du chevalier errant qui nie avec fermet avoir oubli

Dulcine et demande ses deux interlocuteurs de le laisser examiner le livre en question. Ce

dernier inspire alors don Quichotte, qui la feuillet sans dire une parole, la rflexion

suivante :

32

DQ II, 59, p. 1328-1329.

16

Dans le peu que jai vu jai trouv chez cet auteur trois choses dignes dtre de blme. La

premire, ce sont les propos que jai lus dans le prologue ; la seconde, que son langage est

laragonais, car il crit parfois sans articles33

, et la troisime, qui le confirme le plus

comme ignorant, cest quil se trompe et scarte de la vrit sur le point le plus important

de lhistoire, car il dit ici que la femme de Sancho Pana, mon cuyer, sappelle Mari

Gutirrez, et ce nest pas ainsi quelle sappelle, mais Teresa Pana ; et celui qui se

trompe dans cette partie si importante de lhistoire, on peut bien craindre quil ne se

trompe dans tout le restant.

La riposte cervantine sorganise, en ralit, de part et dautre de ce chapitre : avant, sa

stratgie consiste faire des allusions voiles au texte concurrent sans sy rfrer

explicitement. Aprs, le thme de lapocryphe est voqu au grand jour et il devient mme

lun des principaux thmes du livre. Toutefois, la stratgie de lauteur original volue

puisquil confie expressment ses personnages, partir de cet pisode, le soin de le dfendre

contre son rival.

La riposte voile

Si lon adopte la perspective de la lecture et non celle de la rdaction, le prologue de la

Seconde Partie est limage de la troisime sortie du hros tout entire. Cervants y fait

allusion son mule mais feint dabord de lignorer :

Dieu du ciel ! et avec quelle impatience, lecteur noble, sinon plbien, tu dois attendre

ce prologue, esprant y trouver reprsailles, attaques et rprimandes lencontre de

lauteur du second Don Quichotte, je veux dire celui qui a t engendr Tordesillas et

est n Tarragone ! Eh bien, pour dire la vrit, je ne saurais te donner cette satisfaction ;

car bien que les outrages rvlent la colre dans le cur des humbles, le mien fait

exception cette rgle.

Cette indiffrence, cependant, nest quun leurre : lombre du continuateur plane sur

lensemble de luvre, y compris les premiers chapitres, le titre et le paratexte. Comment

expliquer sinon que don Quichotte ny soit plus qualifi dingnieux hidalgo indication

figurant dans le titre de la Premire Partie et qui avait t reprise par Avellaneda mais

dingnieux chevalier (caballero) ? Outre le fait que le protagoniste peut maintenant tre

33

Sans articles : la critique est divise sur le sens de cette expression. Elle dsigne, pour les uns,

lomission de certains dterminants et de certaines prpositions ( de , en particulier) ; pour dautres, en

revanche, elle est prendre au sens figur et renverrait la rudesse du style dAvellaneda. Tel est le cas, par

exemple, de Lesage qui, dans la prface de sa libre adaptation du Quichotte dAvellaneda, parue en 1704,

propose lhypothse suivante : Cervants dans sa Seconde Partie, appelle Avellaneda lAragonais. Il le nomme

ainsi par drision, pour lui reprocher la rudesse de son style . Voir Alain-Ren Lesage, uvres compltes tome

IX. Nouvelles aventures de ladmirable don Quichotte de la Manche, d. David Alvarez, Paris, Champion, 2009,

p. 119.

17

considr comme caballero car il a dornavant t fait chevalier, Cervants veut sans doute se

dmarquer de son comptiteur. Quant au dni de paternit, qui caractrisait le prologue du

texte initial, il est remplac par laffirmation suivante, qui figure sur la page de titre : Par

Miguel de Cervants Saavedra, auteur de la premire partie . Lauteur original semble ainsi

vouloir dissiper toute quivoque.

Dans la suite du prologue de 1615, le romancier primitif ragit, par ailleurs, aux

insultes qui lui sont adresses dans la prface de la narration concurrente, tout en reprochant

son auteur de ne pas se montrer sous son vrai nom et en laccusant de travestir sa patrie .

La continuation apocryphe est ensuite fictionnalise dans deux histoires de fous et de chiens :

dans la premire, la fiction rivale semble compare un chien quun fou aurait gonfl dair en

lui soufflant dans le derrire34

; dans la seconde, Cervants met ironiquement en garde son

rival contre la tentation dun second plagiat en le reprsentant sous lapparence dun fou

craseur de chiens (craser tant ici limage de la mauvaise criture). Puis, le roman de 1614

est de nouveau voqu, de faon indirecte, au premier chapitre de la suite authentique, dans

un troisime rcit sur le thme de la folie, racont don Quichotte par le barbier Matre

Nicolas : il sagit cette fois de lhistoire dun insens enferm lasile dalins de Sville

qui, comme le hros, semblait guri et ne ltait pas. Or, ce conte, qui provoque la colre du

protagoniste, rappelle de toute vidence linternement de lhidalgo lasile de Tolde, la fin

de la narration dAvellaneda.

Alors quil prtend lignorer, Cervants svertue, ds les chapitres inauguraux de sa

suite, faire mentir son comptiteur : tandis que ce dernier affublait don Quichotte du surnom

de Chevalier Sans Amour, lcrivain authentique donne Dulcine une place encore plus

centrale que dans la Premire Partie de luvre. Aussi, ds le dbut de sa troisime sortie, le

protagoniste veut-il se rendre au Toboso pour la rencontrer : au chapitre 10, il rencontre mme

une paysanne laide que Sancho lui prsente comme tant la dame de ses penses, affirmation

que don Quichotte se refuse croire, prfrant considrer que de perfides enchanteurs lui ont

probablement jet un sort qui voile ses yeux, plutt que de renoncer limage idalise quil a

de sa bien-aime. Chez Cervants, lcuyer dont le continuateur avait fait un balourd et un

niais a donc t remodel en rponse la fiction rivale : ce dernier prend dsormais

34

moins que ce conte ne soit plus complexe quil ny parat et que ce soit Cervants lui-mme qui se

reprsente ironiquement sous le traits de ce premier insens (le fou de Sville), qui gonfle des chiens (parodie du

souffle crateur), sans toutefois leur faire du mal, la diffrence du second alin (celui de Cordoue), qui

martyrise ses malheureuses victimes canines. Concernant cette hypothse suggestive, voir Maurice Molho,

Para una lectura psicolgica de los cuentecillos de locos del segundo Quijote , Cervantes, 11, 1991, pp. 87-

98.

18

davantage dinitiatives que dans la Premire Partie du roman tel point quil devient, dans cet

pisode, lenchanteur rus qui mystifie son matre.

Le thme du double occupe aussi une place centrale dans la suite cervantine. La

rencontre avec le Chevalier aux Miroirs (chapitres 12 14), accompagn dun cuyer factice,

introduit dans la narration cervantine une symtrie dautant plus troublante que cet inconnu

affirme avoir vaincu un chevalier appel don Quichotte de la Manche. Quant au duel avec le

Chevalier de la Blanche Lune sur la plage de Barcelone (chapitre 64), qui redouble dune

certaine faon cette premire rencontre, il prend toute sa signification ds lors que lon

rappelle que luna, en espagnol, dsigne la fois lastre cleste et le miroir35

. Leffet de

ddoublement et de duplication observable dans le roman de 1615 est donc ici dcupl.

Le thme du double est parfois associ chez Cervants celui du thtre, qui tait trs

prsent dans la continuation dAvellaneda, puisque don Quichotte y interrompait la

reprsentation de la pice El Testimonio Vengado, crit de jeunesse de Lope de Vega. Il nest

pas impossible, par consquent, que laventure cervantine des Corts de la Mort , qui met

galement en scne la rencontre du hros avec une troupe de comdiens, fasse cho, dune

faon ou dune autre, cet pisode du roman apocryphe. Au chapitre 11 du texte de 1615, don

Quichotte et Sancho croisent en effet une charrette transportant un groupe dacteurs

ambulants, qui viennent de reprsenter une pice religieuse (un auto sacramental)

loccasion de la fte de la Fte-Dieu (Corpus Cristi)36

. Ces personnages en costume de thtre

sont accompagns de surcrot du personnage de la bojiganga, une sorte de diable danseur

personnifiant la folie, qui place don Quichotte une nouvelle fois face une sorte double de

lui-mme.

Un autre pisode peut-tre li la fiction apocryphe, toujours avant le chapitre 59, est

celui o apparat le prestidigitateur nomm Maese Pedro (chapitre 26). Dans cette aventure,

Gins de Pasamonte, prisonnier condamn aux galres libr par don Quichotte dans la

Premire Partie (chapitre 22), rapparat sous les traits dun faux devin qui savre tre

galement un montreur de marionnettes. Avec cette figure romanesque, les thmes du faux, de

lusurpation didentit et de la tromperie font irruption dans la suite de Cervants en mme

temps que celui du thtre et du romancero, qui taient tous deux omniprsents dans la fiction

35

Ce sens est attest par le Tesoro de las dos lenguas espaola y francesa (1607) de Csar Oudin, qui

traduit luna de espejo par glace de miroir , et par le Diccionario de Autoridades (1726-1739), qui prcise :

Se llama tambin la tabla de vidrio cristalino, de que se forma el espejo, o los vidrios que se forman en los

anteojos. 36

Cortes de la Muerte : Cervants pourrait faire ici allusion une pice religieuse du mme nom crite

par Lope de Vega. Sur ce point, voir M. de Cervantes, Don Quijote de la Mancha, d. dirige par F. Rico,

Barcelone, Instituto Cervantes-Crtica, 1998, p. 714, n. 25.

19

apocryphe. linstar du chevalier dAvellaneda, qui prenait part une rptition thtrale

(chapitre 26), le hros authentique interrompt en effet le spectacle que donne lancien galrien

devenu illusionniste sur lhistoire de Gaiferos et Melisendra, et rduit en poussires toutes ses

figurines de carton. On peut se demander, pour lensemble de ces raisons, si cet accs de folie

nest pas la fois la rcriture dun pisode de louvrage concurrent et la mise en scne par

lauteur initial dune sorte de vengeance littraire, passant par la destruction de luvre de

son mule.

Les rfrences au monde du thtre natteignent toutefois leur paroxysme que lors du

sjour de don Quichotte et Sancho chez le duc et la duchesse, qui organisent une vritable

mascarade pour se divertir aux dpens de leurs htes. Chez les chtelains aragonais, les

allusions au thtre sont presque constantes. Il est impossible den rendre compte de faon

exhaustive dans le cadre de cette brve prsentation, mais au moins deux pisodes prsentent

des convergences remarquables avec le roman dAvellaneda : dune part, laventure o le

matre et lcuyer dcouvrent le moyen de dsenchanter Dulcine, par le biais des coups de

fouets que Sancho doit sadministrer sur les fesses ; et, de lautre, la mise en scne de la mort

feinte et de la fausse rsurrection dAltisidora (chapitres 69 et 70). Dans le premier cas, la

ressemblance avec la narration apocryphe tient au fait que le thme de la pnitence burlesque

du paysan tait dj esquisse par le continuateur (chapitre 27), mme sil est vrai que lmule

de Cervants navait pas fait pleinement fructifier cette piste romanesque ; dans le second cas

de figure, le lien la fiction concurrente repose sur le fait que le second sjour des hros chez

le duc et la duchesse est truff dallusions (voiles ou non) luvre rivale. Avellaneda est

donc, quon le veuille ou non, une vritable source dinspiration pour lauteur authentique.

Nanmoins, sil est incontestable que le premier auteur reprend parfois certains thmes

prsents chez son rival, le matriau emprunt Avellaneda est toujours rlabor et devient,

presque toujours, plus complexe et plus problmatique. Les bourles orientes

exclusivement contre don Quichotte et Sancho chez le continuateur deviennent dans la

plupart des cas rversibles dans la suite cervantine. Cest la raison pour laquelle nous ne

pouvons suivre, sans les nuancer, les intuitions par ailleurs fcondes de certains

commentateurs qui, limage dAlain-Ren Lesage, considrent que Cervants nayant

compos la sienne [sa suite] que longtemps aprs celle dAvellaneda, il est ais de juger

lequel a t le copiste 37

. En plusieurs occasions, en effet, les tromperies mises en place par

les aristocrates aragonais tournent court ou bien leur chappent des mains, comme lorsque la

37

Alain-Ren Lesage, Nouvelles aventures de ladmirable don Quichotte de la Manche, d. cite,

p. 118.

20

dugne doa Rodriguez prend linitiative de demander rparation don Quichotte pour

loutrage dont sa fille a t victime, sans que le duc et la duchesse en aient t avertis

(chapitre 48). Par le biais dun renversement ironiques, les trompeurs se retrouvent plus dune

fois dups chez Cervants, ce qui et t impensable dans le roman de son comptiteur. la

diffrence de son rival, lcrivain originel npouse pas le point de vue de ces nobles de

buen gusto si souvent idaliss dans louvrage de 1614 et adopte, lgard des oisifs que

sont les chtelains aragonais, un ton dune tout autre nature.

Cette diffrence essentielle entre les deux narrations concurrentes est extensible, enfin,

la faon dont sont dpeints les hommes dglise dans les deux textes, comme le montre un

autre pisode du sjour chez le duc et la duchesse, qui entretient vraisemblablement des liens

privilgis, lui aussi, avec la continuation apocryphe. Nous voulons parler du passage o, peu

aprs leur arrive, don Quichotte et Sancho dnent en compagnie de leurs htes, la table

desquels sest invit un trange personnage : un ecclsiastique assez sombre, qui reproche

don Quichotte son attitude et lexhorte rentrer chez lui, ce qui met le chevalier errant dans

une vive colre. Le sermon de ce prtre rbarbatif rappelle en effet bien des gards la figure

de Messire Valentin, lecclsiastique cr par Avellaneda et voqu prcdemment, qui

voulait convaincre le protagoniste de renoncer la chevalerie errante afin de reprendre une

vie sans histoires (chapitre 7 du roman du continuateur).

Le jeu de lapocryphe

partir du chapitre 59 de la Seconde Partie, les allusions luvre rivale se font

beaucoup plus explicites. Cervants franchit ainsi une tape dans sa riposte : non seulement il

intensifie cette dernire, mais il met en place un vritable jeu, de telle sorte que lapocryphe

devient un faire-valoir qui permet de souligner, par contraste, les qualits de la suite

authentique.

La dcouverte de louvrage dAvellaneda a une premire consquence immdiate,

savoir le changement de destination des hros. Au chapitre 59, don Jernimo, lun des lecteurs

de la narration concurrente, voque devant don Quichotte la course de bague de Saragosse,

quil juge dpourvue dinvention, pauvre en devises et plus pauvre encore en livres, mais

riche en niaiseries 38

. La raction du chevalier cervantin ne se fait pas attendre : puisque son

double sest rendu dans la capitale aragonaise, cest Barcelone quil ira afin de faire mentir

son faux historien . Chose curieuse : cette fois, ce nest pas son infidlit qui est

38

DQ II, 59, p. 1332.

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reproche Avellaneda, mais sa fidlit au projet nonc la fin du texte de 1605 qui lui vaut

dtre blm !39

Une fois dans la cit catalane, don Quichotte et Sancho sont hbergs chez Antonio

Moreno, un trange personnage dont lattitude quivoque rappelle, bien des gards, celle

dlvaro Tarfe et des aristocrates qui, dans le Segundo tomo, se jouent des protagonistes.

Durant leur sjour dans la ville comtale, le matre et lcuyer visitent prcisment une

imprimerie dans laquelle on corrige la continuation apocryphe (chapitre 62), ce qui ne

manque pas dattrister un peu plus don Quichotte, qui sexclame non sans un certain dpit :

Jai dj eu connaissance de ce livre [] et en vrit et sur ma conscience, je pensais

quil tait dj brl et rduit en cendres pour son impertinence40

.

Durant la squence barcelonaise, les allusions au roman de 1614 sont une nouvelle fois

bien trop nombreuses pour pouvoir tre toutes recenses et elles mriteraient sans aucun doute

de faire lobjet dun travail part. Cependant, le jeu avec la fiction dAvellaneda se poursuit

bien au-del la dfaite du chevalier cervantin sur la plage de Barcelone et, lors des tapes

suivantes du rcit, au moins deux pisodes font encore explicitement allusion la fiction

rivale, alors mme que don Quichotte a dj amorc son retour vers la Mancha (chapitres 69-

70 et 72).

Les chtelains aragonais, qui veulent mettre en place une mystification visant les

faire rire une dernire fois, envoient des serviteurs la recherche de don Quichotte et de

Sancho qui sont comme squestrs par les hommes de mains du duc et de la duchesse. Le

couple daristocrates dcident cette occasion de faire croire au hros quAltisidora, la jeune

soubrette qui stait faussement prise de lui, est morte de dsespoir cause de la froideur et

de lindiffrence coupable dont le chevalier errant a fait preuve son gard. Bien entendu, il

nen est rien et la jeune fille excute habilement un nouveau numro visant mystifier les

htes de ses matres. Aprs une rsurrection burlesque, celle-ci raconte son voyage

hautement invraisemblable aux portes de lEnfer, o elle prtend avoir vu des diables jouer

non avec des balles, mais avec de mauvais livres, au rang desquels figurait louvrage

dAvellaneda :

39

Cette fidlit est toutefois relative puisque la course de bagues remplace les joutes initialement

prvues par Cervants. 40

DQ II, 61, p. 1358-1360.

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Voyez quel est ce livre , dit un des diables un autre ; et celui-ci de rpondre : Cest

la Seconde partie de lhistoire de don Quichotte de la Manche, compose non pas par Cid

Hamet, son premier auteur, mais par un Aragonais qui se prtend natif de Tordesillas.

tez-le-moi dici, rpliqua le premier diable, et jetez-le dans les abmes de lenfer : que

mes yeux ne le voient plus. Est-il donc si mauvais ? demanda lautre. Si mauvais,

reprit le premier, quaurais-je tch moi-mme par exprs de faire pis, je ny aurais pas

russi41

.

Avant que don Quichotte et Sancho ne regagnent dfinitivement leur village, une

ultime rencontre vient couronner le jeu de lapocryphe, qui prend un tour vertigineux. Don

Quichotte et Sancho se reposent dans une auberge lorsquarrive un voyageur cheval qui

nest autre que le Maure lvaro Tarfe, personnage introduit dans lpope quichottesque par

le continuateur. Cervants montre alors de faon ingnieuse que ce nouvel arrivant savre

absolument incapable didentifier les protagonistes cervantins. Face cet individu, la stratgie

des hros authentiques consiste tirer le Grenadin de lerreur dans laquelle il est, apparente

un sort que lui aurait jet enchanteur malveillant.

Arriv au point culminant de sa riposte, Cervants conscient du caractre

hautement improbable de la scne introduit sciemment une distance ironique qui se

manifeste en particulier lorsque, pouss dans ses retranchements, lvaro Tarfe est contraint

dadmettre que le don Quichotte et le Sancho quil a connus taient des imposteurs et

sexclame, dmentant ainsi la vracit et mme, dune certaine faon, lexistence des faits

relats par Avellaneda :

[] bien que je sois surpris de voir en mme temps deux don Quichotte et deux Sancho,

aussi conformes dans leurs noms que diffrents par leurs actes ; et je le redis et le

confirme, je nai point vu ce que jai vu et ce qui est arriv nest pas arriv42

.

lissue de cet entretien, le Maure accepte mme, pour satisfaire les protagonistes, de

faire une dposition devant le maire et un greffier qui stipule :

quil ne connaissait pas don Quichotte de la Manche, prsent galement, lequel ntait pas

celui quon avait imprim dans une histoire intitule Seconde partie de don Quichotte de

la Manche, compose par un certain Avellaneda, natif de Tordesillas43

.

Cervants se livre ainsi un vritable tour de force, puisque lune des principales

crations dAvellaneda renie de la sorte son crateur. Le Quichotte cervantin devient jamais

41

DQ II, 70, p. 1403. 42

DQ II, 72, p. 1414 (nous soulignons). 43

DQ II, 72, p. 1415.

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lauthentique tandis que celui dAvellaneda restera pour trs longtemps le faux, le fictif,

lapocryphe , dans lesprit des lecteurs.

Au dernier chapitre, le romancier original fait une dernire srie dallusions la fiction

rivale, toujours par le biais de ses personnages. Au moment de faire son testament, peu de

temps avant sa mort, cest dabord don Quichotte qui sy rfre :

Item, je supplie messieurs mes excuteurs, ci-devant nomms, que, sils avaient la bonne

fortune de connatre lauteur qui, dit-on, a compos une histoire qui circule par ici sous le

titre de Seconde partie des exploits de don Quichotte de la Manche, ils le prient de ma

part, aussi instamment quil est possible, de me pardonner de lui avoir donn, sans y

prendre garde, loccasion dcrire de si grandes et si nombreuses sottises que celles quil

y a commises ; car jabandonne cette vie avec le scrupule de lui avoir fourni loccasion de

les crire44

.

Puis cest au tour de Cid Hamet Benengeli, suivi de sa plume personnifie, de faire

une dernire fois rfrence au Quichotte de 1614 :

Tu ne bougeras plus dici, pendue ce rtelier et ce fil de cuivre, ma chre plume, bien

affile ou mal taille, je ne sais. Tu y vivras pendant des sicles, si de tmraires et

mchants historiens ne te dcrochent pas pour te profaner.

[]

Pour moi seule est n don Quichotte et moi pour lui ; il a su agir et moi crire ; tous les

deux, nous ne faisons quun, en dpit du menteur crivain tordesillesque45

qui a eu ou

aura laudace de rapporter dune plume dautruche, grossire et mal taille, les exploits de

mon valeureux chevalier ; car ce nest pas l fardeau pour ses paules, ni sujet pour son

entendement niais. Avertis-le, si jamais tu parviens le connatre, de laisser reposer dans

leur tombe les ossements fourbus et dj consums de don Quichotte, et de ne pas

chercher les porter en Vieille Castille46

, au dni des dcrets de la mort, en le faisant

sortir de la fosse o il gt coup sr de tout son long, incapable deffectuer une troisime

entreprise et une nouvelle sortie47

.

Dans la Premire Partie de son roman, Cervants avait mis en place un jeu complexe

avec le lecteur, en dlgant la responsabilit des aventures de son hros historien fictif

nomm Cid Hamet Benengeli, dont les crits taient prsents tour tour comme discutables

ou subjectifs, pour ne pas dire apocryphes . Lirruption du texte dAvellaneda a finalement

amen le premier auteur revoir son jugement sur Benengeli afin de mettre en place une

riposte efficace en raction la narration concurrente. Dans la Seconde Partie authentique, en

44

DQ II, 74, p. 1425-1426. 45

Tordesillesque est un nologisme qui signifie originaire de Tordesillas , mais daprs A. Germond

de Lavigne (trad. cite, p. 8), Cervants joue peut-tre ici sur le sens du mot tordo qui, en espagnol, a aussi le

sens de maladroit et stupide . 46

Cest ce que promet Avellaneda dans lpilogue de sa continuation. 47

DQ II, 74, p. 1427.

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effet, Cervants met en rivalit deux apocryphes : un faux, cr de toutes pices, attribu

Cid Hamet Benengeli, et un vrai, rdig par Alonso Fernndez de Avellaneda. La publication

de ce dernier durant lt 1614 conduit lcrivain initial oprer un tonnant renversement :

afin de contrer lapocryphe rel, crit par son comptiteur, Cervants svertue prsenter

lapocryphe fictif de Benengeli comme le seul lgitime et authentique. Tel est ltrange

paradoxe engendr par le Quichotte de 1614.

Conclusion : pourquoi lire Avellaneda ?

Les commentaires ngatifs sur Avellaneda, qui se sont accumuls au fil des sicles,

nont pas t de nature encourager la lecture de son texte. Lobsession des exgtes sest trs

longtemps focalise sur lidentit du continuateur, considr par beaucoup de critiques

comme un infme plagiaire , ce qui a contribu fausser la lecture de son uvre. Les

conditions dans lesquelles cette dernire a t produite ne semblent pas non plus avoir t

propices sa diffusion : la rapidit avec laquelle elle a t rdige, puis imprime par des

ouvriers typographes dorigine catalane, expliquent en partie la mauvaise qualit de ldition

princeps, sature de fautes, et dont la diffusion fut limite de surcrot larchevch de

Tarragone. La conjonction de ces diffrents facteurs a certainement contribu ce que la

dimension proprement littraire du texte pourtant intressante plus dun titre tombe

dans un oubli relatif. On comprend mieux dans ces conditions quAgustn Montiano48

, dans

lapprobation de la deuxime dition du Quichotte apocryphe, en 1732, se rjouisse de

pouvoir offrir de nouveau aux lecteurs espagnols un ouvrage devenu presque introuvable dans

son pays, et qui gagnerait daprs lui tre connu.

lheure actuelle, le lecteur qui souhaite avoir directement accs luvre

dAvellaneda dispose de plusieurs ditions savantes, qui lui permettront de juger par lui-

mme de sa qualit. Sur le plan esthtique, la continuation apocryphe est sans doute moins

russie car moins novatrice littrairement parlant que la suite de Cervants, mais la

question de sa valeur intrinsque mrite toutefois dtre rexamine. Il serait en effet

souhaitable dexaminer la fiction de 1614 pour elle-mme, en prenant en compte le projet

romanesque spcifique de son auteur, en non exclusivement en regard de la narration

cervantine. un autre niveau, le livre dAvellaneda apporte indiscutablement un tmoignage

48

Agustn Montiano, Aprobacin Alonso Fernndez de Avellaneda, Vida y hechos del ingenioso

hidalgo don Quijote de la Mancha, que contiene su quarta salida y es la quinta parte de sus aventuras, Madrid,

Juan Oliveras, 1732 ; rimpr. dans Alonso Fernndez de Avellaneda, El ingenioso hidalgo don Quijote de la

Mancha, dition de Martn de Riquer, Madrid, Espasa-Calpe, t. III, p. 236-238.

25

prcieux sur la faon dont la Premire Partie du roman original a t reue en son temps : elle

permet notamment de mieux mesurer ce que le Quichotte initial pouvait avoir de subversif et

de choquant pour le groupe social dominant auquel le continuateur semble affili. Enfin, la

continuation apocryphe est surtout essentielle lintelligence de la Seconde Partie

authentique : elle donne, dune part, des cls de lecture sans lesquelles certains pisodes et

certains passages de cette dernire demeureraient obscurs ; et apporte, dautre part, de faon

plus gnrale, un nouvel clairage pour comprendre lesprit mme dans lequel Cervants a

conu la version dfinitive du Quichotte de 1615.