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2 | plein cadre MARDI 28 FÉVRIER 2017 0123 Ces dix ans qui ont chamboulé les entreprises françaises Au cœur du capitalisme français 1|5 Arrivée massive d’investisseurs étrangers, perte de poids sur les places boursières, fleurons qui vacillent : depuis la crise de 2007, les sociétés tricolores connaissent un destin agité Q ui imagine le général de Gaulle siégeant au conseil d’un groupe du CAC 40 ? Nicolas Sarkozy, lui, va par- ticiper pour la première fois dans quelques semai- nes à celui d’AccorHotels, le champion français dont la gamme va d’Ibis à Sofitel, qui l’a coopté comme administrateur, le 21 février. Ses prédécesseurs se conten- taient du Conseil constitutionnel ? L’ancien hyper-président préfère œuvrer « au dévelop- pement et au rayonnement international » de ce « fleuron français » dirigé par Sébastien Ba- zin, un de ses amis. Il lui ouvrira son carnet d’adresses… pour environ 60 000 euros par an. Mais « le rôle de Nicolas Sarkozy sera aussi de surveiller les actionnaires chinois et qata- ris », confie un de ses proches. Depuis que l’ex-parrain du groupe, le fonds américain Colony, a vendu ses parts début fé- vrier, le capital d’AccorHotels est plus éclaté que jamais. Et convoité. Le Qatar, qui en dé- tient 10 %, est déjà au conseil. Le chinois Jin Jiang, premier actionnaire avec 12 %, en est tenu à l’écart. En cas de grandes manœuvres, Nicolas Sarkozy, grand ami du Qatar, aura son mot à dire. Sa seule présence est déjà considérée par certains comme une « pilule empoisonnée » bloquant toute offre publi- que d’achat (OPA) chinoise… Bienvenue dans le capitalisme français du XXI e siècle ! Un capitalisme de plus en plus ouvert à tous les vents, et soumis aux prati- ques anglo-saxonnes, comme celle d’intégrer d’anciens dirigeants politiques dans les con- seils. Un capitalisme fragile, affaibli, aussi. Près de dix années de crise sont passées par là. En 2007, la France affichait encore une certaine puissance économique. Et des am- bitions fortes. En témoigne la création en fanfare de GDF-Suez, futur Engie, ou de CGG- Veritas, nouveau leader mondial des études sismiques pour la recherche de pétrole. Au printemps, l’indice CAC 40 crevait le plafond des 6 000 points, un record. La crise des subprimes, à partir de l’été 2007, la tempête financière qui a suivi, puis huit ans de quasi-stagnation économique ont eu raison de ces cocoricos. Le capitalisme français n’est pas mort, loin de là. Accor, L’Oréal, Airbus, LVMH, Renault, Michelin, Va- leo, Safran et bien d’autres : la crème des groupes tricolores sait profiter de la crois- sance là où elle se trouve, comme le mon- trent les solides résultats publiés depuis quel- ques semaines. Mais dans le même temps, de grands noms français chancellent, à l’image d’Engie, qui a perdu les deux tiers de sa valeur en dix ans, de Vallourec, d’EDF, de CGG en pleine déroute, et plus encore d’Areva, dont la faillite a été évitée par l’intervention de l’Etat. Plusieurs ex-fleurons ont également changé de bannière : Lafarge est devenu suisse, Alcatel finlandais, le Club Med chi- nois, Technip a fusionné avec l’américain FMC et transféré son siège en Grande-Breta- gne, tandis que l’essentiel d’Alstom était avalé par General Electric. De nombreuses start-up et sociétés de taille moyenne ont aussi été vendues à des étrangers, comme le transporteur Norbert Dentressangle, le fabricant d’objets connec- tés Withings ou le site de réservation de trains Captain Train. En 2016, environ 39 % des PME françaises qui ont changé de mains ont été acquises par des étrangers, un taux record, selon le baromètre CNCFA-Epsilon. Aujourd’hui, les entreprises françaises réali- sent toujours 50 % à 60 % de plus d’acquisi- tions hors des frontières que les groupes étrangers n’en concluent dans l’Hexagone. Mais il s’agit surtout d’opérations de petite ou de moyenne taille. Les très grandes conquêtes tricolores, elles, se font rares, même si l’achat de l’italien Luxottica par Essilor montre que la flamme n’est pas éteinte. Or de leur côté, les géants étrangers n’hésitent plus à mettre la main sur des poids lourds français. Résultat : en montant investi, la situation s’est inversée. Depuis 2014, les entreprises étrangères ont consacré 178 milliards d’euros à leurs emplet- tes en France, selon Mergermarket. Les socié- tés tricolores n’ont dépensé, dans le même temps, que 133 milliards d’euros en acquisi- tions en dehors de l’Hexagone. La France est donc devenue avant tout une cible. ACTIONNARIAT PLUS FRAGMENTÉ Au total, un chiffre résume le déclin relatif du capitalisme bleu-blanc-rouge : 2,8 %. C’est le poids des groupes français dans la valeur de l’ensemble des entreprises cotées en Bourse dans le monde. Ce niveau n’a jamais été aussi bas. Au printemps 2007, il attei- gnait 5 %. En dix ans, la France a donc perdu environ 45 % de sa « part de marché » dans le grand jeu capitaliste. De même, seuls vingt- deux groupes français figurent aujourd’hui parmi les 500 premières capitalisations boursières mondiales, contre trente-deux il y a dix ans. « Oui, globalement, nos entrepri- ses ont perdu du terrain par rapport au reste du monde », constate François Soulmagnon, directeur général de l’AFEP, le lobby des grands groupes privés français. Une partie de ce recul est logique : de nou- veaux pays comme la Chine se sont invités au grand banquet capitaliste, et les anciens convives ont dû faire de la place aux Alibaba, Petrochina, etc. A ce jeu, l’Italie a d’ailleurs perdu davantage que la France. Mais d’autres, comme l’Allemagne, la Grande-Bre- tagne ou les Etats-Unis, ont bien mieux ré- sisté. Dans ces pays, la valeur totale des socié- tés cotées a largement retrouvé puis dépassé leur pic de 2007. Pas à Paris. Et derrière la poignée de multinationales tri- colores engrangeant les succès, la masse des entreprises qui dépendent davantage du mar- ché hexagonal se trouve moins à la fête. En dix ans, des milliers de faillites ont emporté des pans entiers de l’industrie, et, hors biais statistique, le nombre des défaillances reste en 2016 moitié plus élevé qu’avant la crise, se- lon Euler Hermes. Les entreprises ont mis des années à retrouver leur rentabilité d’avant 2007. Globalement, le pays souffre d’une « perte de compétitivité sans précédent », illus- trée par la chute de ses parts de marché à l’ex- portation, constatent les experts de COE- Rexecode, un institut proche du patronat. Cette baisse de tonus des entreprises se double d’un mouvement plus souterrain : leur actionnariat est de moins en moins français, et de plus en plus fragmenté. La part des investisseurs étrangers dans le capi- tal des groupes du CAC 40 est passée de 36 % en 1999 à 45 % fin 2015, selon le dernier poin- tage de la Banque de France. Elle frôle les 30 % pour les autres sociétés cotées. « C’est un des grands problèmes, on manque d’actionnaires français », analyse Loïc Des- saint, du cabinet de conseil aux actionnaires Proxinvest. L’Etat s’est désengagé. Les parti- culiers ont été échaudés par les crises bour- sières. Les contraintes réglementaires impo- sées aux banques et aux assurances leur in- terdisent de bloquer trop d’argent dans les entreprises. Quant aux fonds de pension, peu existent en France, et leur puissance fi- nancière reste minime. PERTE D’INFLUENCE Résultat : le capitalisme français, longtemps structuré autour de grands actionnaires comme Axa ou la Société générale, manque d’armature, du moins lorsque l’Etat ou une famille ne joue pas un rôle pivot. Finis les ré- seaux et les administrateurs croisés. « Le sys- tème français traditionnel s’est un peu dislo- qué », juge Olivia Flahault, d’OFG Recherche. A chaque entreprise son tour de table, sou- vent éparpillé entre une myriade d’investis- seurs comme l’américain Blackrock, devenu le premier actionnaire de Total, Air Liquide, Unibail-Rodamco, Valeo, Schneider, etc. « Les actionnaires sont de plus en plus lointains, et connaissent moins les entreprises », regrette Loïc Dessaint. Et ils ne jouent plus le rôle d’épouvantail anti-OPA. Accor n’est pas le seul exemple. Prenez son ex-filiale Edenred, l’inventeur du ticket-res- taurant. Après son entrée en Bourse en 2010, la société avait pu s’appuyer sur deux action- naires solides, présents à son conseil d’admi- nistration et impliqués dans sa stratégie : le fonds français Eurazeo et l’américain Colony. C’est fini. Quatre ans après Eurazeo, Colony s’est retiré fin janvier. Le capital est désor- mais éclaté entre une multitude d’investis- seurs sans attachement particulier. « Eden- red est clairement opéable », constate un ana- lyste de CM-CIC. Fragilisé par la crise au Bré- sil, peu valorisé en Bourse, le leader mondial « pourrait constituer une cible intéressante pour un concurrent ou un fonds. » Perte d’influence des groupes français, ef- fritement de leur capital : rien ne semble stopper cette double tendance, malgré les ac- tions engagées par les pouvoirs publics. Der- nière en date, la création de fonds de pension « à la française », qui pourraient enfin stabili- ser le capital des entreprises tricolores. La droite les réclamait depuis des années. La gauche au pouvoir va peut-être les faire naî- tre. Un projet d’ordonnance en ce sens est à l’étude au Conseil d’Etat. Michel Sapin, le mi- nistre de l’économie et des finances, espère publier le texte avant de quitter Bercy. Le ca- lendrier s’annonce serré. « Une fois l’élection présidentielle passée, je m’attends à une épi- démie d’opérations sur des entreprises fran- çaises, confie un financier. Ce sont des proies intéressantes, et pas très chères en Bourse. » p denis cosnard Prochain épisode : L’Etat actionnaire LAFARGE EST DEVENU SUISSE, ALCATEL FINLANDAIS, LE CLUB MED CHINOIS, TECHNIP A FUSIONNÉ AVEC L’AMÉRICAIN FMC, TANDIS QUE L’ESSENTIEL D’ALSTOM A ÉTÉ AVALÉ PAR GENERAL ELECTRIC

Ces dix ans qui ont chamboulé les entreprises françaises...gnait 5 %. En dix ans, la France a donc perdu environ 45 % de sa « part de marché » dans le grand jeu capitaliste. De

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Page 1: Ces dix ans qui ont chamboulé les entreprises françaises...gnait 5 %. En dix ans, la France a donc perdu environ 45 % de sa « part de marché » dans le grand jeu capitaliste. De

2 | plein cadre MARDI 28 FÉVRIER 2017

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Ces dix ans qui ont chamboulé les entreprises françaisesAu cœur du capitalisme français 1|5Arrivée massive d’investisseurs étrangers, perte de poids sur les places boursières, fleurons qui vacillent : depuis la crise de 2007, les sociétés tricolores connaissent un destin agité

Qui imagine le général deGaulle siégeant au conseild’un groupe du CAC 40 ?Nicolas Sarkozy, lui, va par-ticiper pour la premièrefois dans quelques semai-nes à celui d’AccorHotels, le

champion français dont la gamme va d’Ibis àSofitel, qui l’a coopté comme administrateur,le 21 février. Ses prédécesseurs se conten-taient du Conseil constitutionnel ? L’ancien hyper-président préfère œuvrer « au dévelop-pement et au rayonnement international » de ce « fleuron français » dirigé par Sébastien Ba-zin, un de ses amis. Il lui ouvrira son carnet d’adresses… pour environ 60 000 euros par an. Mais « le rôle de Nicolas Sarkozy sera ausside surveiller les actionnaires chinois et qata-ris », confie un de ses proches.

Depuis que l’ex-parrain du groupe, le fondsaméricain Colony, a vendu ses parts début fé-vrier, le capital d’AccorHotels est plus éclaté que jamais. Et convoité. Le Qatar, qui en dé-tient 10 %, est déjà au conseil. Le chinois Jin Jiang, premier actionnaire avec 12 %, en est tenu à l’écart. En cas de grandes manœuvres,Nicolas Sarkozy, grand ami du Qatar, aura son mot à dire. Sa seule présence est déjà considérée par certains comme une « piluleempoisonnée » bloquant toute offre publi-que d’achat (OPA) chinoise…

Bienvenue dans le capitalisme français duXXIe siècle ! Un capitalisme de plus en plus ouvert à tous les vents, et soumis aux prati-ques anglo-saxonnes, comme celle d’intégrerd’anciens dirigeants politiques dans les con-seils. Un capitalisme fragile, affaibli, aussi.

Près de dix années de crise sont passées parlà. En 2007, la France affichait encore une certaine puissance économique. Et des am-bitions fortes. En témoigne la création en fanfare de GDF-Suez, futur Engie, ou de CGG-Veritas, nouveau leader mondial des études sismiques pour la recherche de pétrole. Au printemps, l’indice CAC 40 crevait le plafond des 6 000 points, un record.

La crise des subprimes, à partir de l’été2007, la tempête financière qui a suivi, puis huit ans de quasi-stagnation économiqueont eu raison de ces cocoricos. Le capitalismefrançais n’est pas mort, loin de là. Accor,L’Oréal, Airbus, LVMH, Renault, Michelin, Va-leo, Safran et bien d’autres : la crème des groupes tricolores sait profiter de la crois-sance là où elle se trouve, comme le mon-trent les solides résultats publiés depuis quel-ques semaines. Mais dans le même temps, degrands noms français chancellent, à l’image d’Engie, qui a perdu les deux tiers de sa valeuren dix ans, de Vallourec, d’EDF, de CGG en pleine déroute, et plus encore d’Areva, dont lafaillite a été évitée par l’intervention de l’Etat.

Plusieurs ex-fleurons ont égalementchangé de bannière : Lafarge est devenu suisse, Alcatel finlandais, le Club Med chi-nois, Technip a fusionné avec l’américain FMC et transféré son siège en Grande-Breta-gne, tandis que l’essentiel d’Alstom était avalé par General Electric.

De nombreuses start-up et sociétés detaille moyenne ont aussi été vendues à des étrangers, comme le transporteur Norbert Dentressangle, le fabricant d’objets connec-tés Withings ou le site de réservation de

trains Captain Train. En 2016, environ 39 % des PME françaises qui ont changé de mains ont été acquises par des étrangers, un tauxrecord, selon le baromètre CNCFA-Epsilon.

Aujourd’hui, les entreprises françaises réali-sent toujours 50 % à 60 % de plus d’acquisi-tions hors des frontières que les groupesétrangers n’en concluent dans l’Hexagone. Mais il s’agit surtout d’opérations de petite oude moyenne taille. Les très grandes conquêtestricolores, elles, se font rares, même si l’achat de l’italien Luxottica par Essilor montre que laflamme n’est pas éteinte. Or de leur côté, les géants étrangers n’hésitent plus à mettre la main sur des poids lourds français. Résultat : en montant investi, la situation s’est inversée.Depuis 2014, les entreprises étrangères ont consacré 178 milliards d’euros à leurs emplet-tes en France, selon Mergermarket. Les socié-tés tricolores n’ont dépensé, dans le même temps, que 133 milliards d’euros en acquisi-tions en dehors de l’Hexagone. La France est donc devenue avant tout une cible.

ACTIONNARIAT PLUS FRAGMENTÉAu total, un chiffre résume le déclin relatif du capitalisme bleu-blanc-rouge : 2,8 %. C’estle poids des groupes français dans la valeurde l’ensemble des entreprises cotées enBourse dans le monde. Ce niveau n’a jamaisété aussi bas. Au printemps 2007, il attei-gnait 5 %. En dix ans, la France a donc perdu environ 45 % de sa « part de marché » dans legrand jeu capitaliste. De même, seuls vingt-deux groupes français figurent aujourd’hui parmi les 500 premières capitalisationsboursières mondiales, contre trente-deux il y a dix ans. « Oui, globalement, nos entrepri-ses ont perdu du terrain par rapport au reste du monde », constate François Soulmagnon, directeur général de l’AFEP, le lobby desgrands groupes privés français.

Une partie de ce recul est logique : de nou-veaux pays comme la Chine se sont invités au grand banquet capitaliste, et les anciens convives ont dû faire de la place aux Alibaba,Petrochina, etc. A ce jeu, l’Italie a d’ailleurs perdu davantage que la France. Maisd’autres, comme l’Allemagne, la Grande-Bre-tagne ou les Etats-Unis, ont bien mieux ré-sisté. Dans ces pays, la valeur totale des socié-tés cotées a largement retrouvé puis dépasséleur pic de 2007. Pas à Paris.

Et derrière la poignée de multinationales tri-colores engrangeant les succès, la masse des entreprises qui dépendent davantage du mar-ché hexagonal se trouve moins à la fête. En dix ans, des milliers de faillites ont emporté des pans entiers de l’industrie, et, hors biais statistique, le nombre des défaillances reste en 2016 moitié plus élevé qu’avant la crise, se-lon Euler Hermes. Les entreprises ont mis des années à retrouver leur rentabilité d’avant 2007. Globalement, le pays souffre d’une « perte de compétitivité sans précédent », illus-trée par la chute de ses parts de marché à l’ex-portation, constatent les experts de COE-Rexecode, un institut proche du patronat.

Cette baisse de tonus des entreprises sedouble d’un mouvement plus souterrain : leur actionnariat est de moins en moins français, et de plus en plus fragmenté. Lapart des investisseurs étrangers dans le capi-tal des groupes du CAC 40 est passée de 36 %

en 1999 à 45 % fin 2015, selon le dernier poin-tage de la Banque de France. Elle frôle les30 % pour les autres sociétés cotées.

« C’est un des grands problèmes, on manqued’actionnaires français », analyse Loïc Des-saint, du cabinet de conseil aux actionnairesProxinvest. L’Etat s’est désengagé. Les parti-culiers ont été échaudés par les crises bour-sières. Les contraintes réglementaires impo-sées aux banques et aux assurances leur in-terdisent de bloquer trop d’argent dansles entreprises. Quant aux fonds de pension,peu existent en France, et leur puissance fi-nancière reste minime.

PERTE D’INFLUENCERésultat : le capitalisme français, longtemps structuré autour de grands actionnairescomme Axa ou la Société générale, manque d’armature, du moins lorsque l’Etat ou une famille ne joue pas un rôle pivot. Finis les ré-seaux et les administrateurs croisés. « Le sys-tème français traditionnel s’est un peu dislo-qué », juge Olivia Flahault, d’OFG Recherche. A chaque entreprise son tour de table, sou-vent éparpillé entre une myriade d’investis-seurs comme l’américain Blackrock, devenule premier actionnaire de Total, Air Liquide, Unibail-Rodamco, Valeo, Schneider, etc. « Les actionnaires sont de plus en plus lointains, etconnaissent moins les entreprises », regrette Loïc Dessaint. Et ils ne jouent plus le rôle d’épouvantail anti-OPA.

Accor n’est pas le seul exemple. Prenez sonex-filiale Edenred, l’inventeur du ticket-res-

taurant. Après son entrée en Bourse en 2010,la société avait pu s’appuyer sur deux action-naires solides, présents à son conseil d’admi-nistration et impliqués dans sa stratégie : le fonds français Eurazeo et l’américain Colony.C’est fini. Quatre ans après Eurazeo, Colonys’est retiré fin janvier. Le capital est désor-mais éclaté entre une multitude d’investis-seurs sans attachement particulier. « Eden-red est clairement opéable », constate un ana-lyste de CM-CIC. Fragilisé par la crise au Bré-sil, peu valorisé en Bourse, le leader mondial« pourrait constituer une cible intéressante pour un concurrent ou un fonds. »

Perte d’influence des groupes français, ef-fritement de leur capital : rien ne semblestopper cette double tendance, malgré les ac-tions engagées par les pouvoirs publics. Der-nière en date, la création de fonds de pension« à la française », qui pourraient enfin stabili-ser le capital des entreprises tricolores. Ladroite les réclamait depuis des années. La gauche au pouvoir va peut-être les faire naî-tre. Un projet d’ordonnance en ce sens est à l’étude au Conseil d’Etat. Michel Sapin, le mi-nistre de l’économie et des finances, espère publier le texte avant de quitter Bercy. Le ca-lendrier s’annonce serré. « Une fois l’élection présidentielle passée, je m’attends à une épi-démie d’opérations sur des entreprises fran-çaises, confie un financier. Ce sont des proies intéressantes, et pas très chères en Bourse. » p

denis cosnard

Prochain épisode : L’Etat actionnaire

LAFARGE EST DEVENU SUISSE, ALCATEL FINLANDAIS,

LE CLUB MED CHINOIS, TECHNIP A FUSIONNÉ AVEC L’AMÉRICAIN FMC,

TANDIS QUE L’ESSENTIEL D’ALSTOM

A ÉTÉ AVALÉ PAR GENERAL ELECTRIC

Page 2: Ces dix ans qui ont chamboulé les entreprises françaises...gnait 5 %. En dix ans, la France a donc perdu environ 45 % de sa « part de marché » dans le grand jeu capitaliste. De

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« La France taxe plus les revenus du capital que ceux du travail »Pour Patrick Artus, économiste chez Natixis, « la fiscalité a découragé les particuliers »

ENTRETIEN

D irecteur de la rechercheet des études de la ban-que Natixis, Patrick Ar-

tus est aussi administrateur deTotal et d’Ipsos.

Comment va le capitalisme français ?

Il est divisé entre deux typesd’entreprises dont les situations sont très différentes. D’un côté, la multitude des entreprises, qui doit composer avec la faible crois-sance et les problèmes de compé-titivité, notamment dans l’indus-trie. De l’autre, les groupes du CAC : des multinationales qui ti-rent les trois quarts de leurs pro-fits de leurs activités à l’étrangeret sont portées par la croissance de ces pays. Ce qui rend la France très atypique, c’est que ce petit Etat a réussi à créer un vivier im-portant de multinationales, alors même que sa base d’actionnaires ne cesse de se réduire.

Que voulez-vous dire ?De moins en moins d’investis-

seurs français misent sur les ac-tions. Nous n’avons pratiquementpas de fonds de pension. Quant aux particuliers, la fiscalité les a découragés. En France, toutes taxes confondues, les dividendes sont imposés à 74 % pour ceux quipaient l’ISF [impôt de solidarité surla fortune]. Contrairement à ce quebeaucoup croient, notamment à gauche, la France taxe beaucoup plus les revenus du capital que ceux du travail. Et davantage les investissements à risque, dans les actions, que ceux dans l’immobi-lier ou les obligations. Sans doute est-ce une conséquence du fait que le capitalisme est mal vu. Le résultat, c’est que nous avons peu d’investisseurs en actions, qu’ils soient institutionnels ou indivi-duels. La France devient en quel-que sorte un pays capitaliste… sans capitalistes ! Ce sont les étran-gers qui ont pris le relais, et cela va sans doute continuer.

La solution, est-ce la création de fonds de pension français ?

Il y a un débat sur ce point. Celapermettrait d’apporter des fondspropres aux entreprises et queles groupes tricolores restent da-vantage détenus par des capi-taux français. En même temps, sidemain les retraites dépendent de la Bourse, cela risque d’accen-tuer l’impact des crises boursiè-res sur la consommation, donc sur l’économie.

Avec la fin des noyaux durs et la montée des investisseurs anglo-saxons, la France est-elle définitivement convertie au capitalisme financier ?

Dans les années 1980, le modèledominant en France était celui du capitalisme étatique, ne serait-ce que par la sociologie des diri-geants des grandes entreprises quivenaient très souvent de l’appareild’Etat. Puis elle est passée à un mo-dèle financier anglo-saxon, dans lequel les décisions des entrepri-

ses sont prises principalement en fonction des intérêts des action-naires. Ce modèle évidemment est très fort aujourd’hui. La moitié du capital des grands groupes co-tés est aux mains d’investisseurs étrangers, essentiellement anglo-saxons. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car un troisième modèle se développe en Europe continen-tale, notamment en France.

Lequel ?Un capitalisme des « parties

prenantes ». Les décisions des en-treprises y tiennent davantagecompte de l’environnement, des intérêts des salariés, des clients, des fournisseurs, des collectivi-tés. Regardez les questions de cli-mat. De nombreux groupes, comme Saint-Gobain, s’appli-quent en interne un prix du car-bone, alors que les Etats n’ont pas réussi à le mettre en place. De même, l’actionnariat des salariés et leur présence dans les conseils ont le vent en poupe.

Les Etats-Unis demeurent tout de même le modèle majeur, non ?

Le capitalisme américain s’estbeaucoup développé parce qu’il disposait des ressources financiè-res les plus importantes, les Etats-Unis ayant longtemps été le ban-quier du monde. Ce n’est plus le cas. Au lieu d’acheter des bons du Trésor, le monde les vend. Le capi-talisme américain a connu son pic. Il n’est plus en expansion,mais se contracte. Aujourd’hui,c’est le capitalisme « étatique »qui est en essor, alimenté par les excès d’épargne de la Chine et despays exportateurs de pétrole.

Cela a-t-il un impact sur la France ?

Bien sûr. Les groupes chinoisinvestissent des milliards àl’étranger chaque année, en par-ticulier en Europe, et leurs acqui-sitions sont toujours effectuées avec une arrière-pensée stra-tégique. Comme celle d’organi-

ser toute une filière du tourisme,avec le Club Med et d’autres so-ciétés. Cela pose la question deslimites à fixer par les Etats,comme on l’a vu lorsque l’Alle-magne a bloqué l’achat d’un fa-bricant de machines-outils par une entreprise chinoise.

En France, en revanche, le capitalisme d’Etat semble mal en point…

L’Etat se retrouve face à d’énor-mes conflits d’intérêts. Les casd’EDF ou d’Engie le montrent : impossible d’être à la fois action-naire et régulateur, surtout avecune société cotée. De vouloir si-multanément toucher de gros di-videndes et plafonner les prixde vente. Quant à avoir 15 % ou18 % d’une entreprise, cela n’aguère de sens. L’Etat devrait re-prendre le contrôle complet dessociétés vraiment stratégiques etvendre le reste. p

propos recueillis parde. c.

L a Bourse ? Elle « n’est pasfaite pour la veuve de Car-pentras qui passe un ordre

tous les dix ans. » Gérard de La Martinière, alors directeur géné-ral de la Bourse de Paris, avait provoqué une fameuse polémi-que en 1989 avec cette formule tranchante. A l’époque, il s’agis-sait de justifier la hausse des ta-rifs des sociétés de Bourse. Vingt-huit ans plus tard, le message aété entendu : la « veuve de Car-pentras » a bien quitté la Bourse, et avec elle la masse des action-naires individuels dont elle cons-tituait l’incarnation.

La France ne pratique plus le« capitalisme sans capitaux » longtemps décrit : les grands groupes se sont désendettés etdisposent en moyenne de fonds propres assez robustes. En revan-che, l’argent est désormais ap-porté avant tout par des investis-seurs professionnels, et de moins en moins par les petits porteurs.

Seuls 3 millions de Françaissont encore actionnaires directsd’entreprises cotées, selon la der-nière estimation publiée en no-vembre 2016 par Kantar TNS pour l’Autorité des marchés fi-nanciers (AMF). Leur nombre a été divisé par deux en dix ans, et ne cesse de diminuer. « Si rien n’est fait, il risque bientôt de ne plus y en avoir du tout, ou pres-que », s’alarme Caroline de LaMarnierre, dont l’agence Capital-com tente de réveiller cetteflamme. Plusieurs organismescomme l’Association nationale des sociétés par actions (ANSA) tentent de mobiliser les candi-dats à la présidentielle pour qu’ilsintègrent la relance de l’actionna-riat dans leurs programmes.

L’actionnariat individuel avaitgonflé dans les années 1980 et

1990 à la suite des vagues succes-sives de privatisations touchant des entreprises aussi connuesque Saint-Gobain, la Société géné-rale, Renault, Gaz de France, etc. Entre 1982 et 2002, le nombre de petits porteurs était ainsi passéd’environ 1,7 million à 7 millions.Il s’est maintenu à plus de 6 mil-lions jusqu’en 2009, grâce notam-ment au succès du plan d’épargneen actions (PEA) lancé en 1992 et au tonus du marché des actions :entre janvier 1992 et septem-bre 2000, les investisseurs ayant misé sur la Bourse ont obtenu un très confortable rendement an-nuel de 15,8 %, en dehors même des dividendes.

Investissements indirectsLa faillite retentissante de Leh-man Brothers, la crise de 2008-2009 et la chute du cours des ac-tions qu’elle a entraînée ont changé la donne. A cela se sont ajoutés l’absence de nouvelle grande privatisation et l’alourdis-sement de la fiscalité du capital. « La France, par son niveau de taxation, dissuade les particuliers d’investir dans les entreprises », juge l’ANSA. Résultat : les Français ont délaissé la Bourse. Seuls 6 % d’entre eux restent propriétaires d’actions en direct, contre près de14 % en 2008, selon Kantar TNS.

Les ménages investissent aussien Bourse de façon indirecte, autravers des véhicules collectifs comme les SICAV, les fonds com-muns de placement ou encore lescontrats d’assurance-vie. Au total,les personnes physiques détien-nent encore environ 11 % de la va-leur des sociétés françaises co-tées, selon les estimations de l’ANSA. Mais ce taux stagne de-puis des années, et la situation n’aplus rien à voir avec celle des an-

nées 1980, où les particuliers pe-saient pour 35 % du total.

Les grands groupes se sontadaptés à cette nouvelle donne. Quelques-uns continuent à mi-ser sur les actionnaires indivi-duels, considérés comme un so-cle stable qui met l’entreprise un peu à l’abri des tempêtes boursiè-res et des OPA hostiles. C’est le casd’Air Liquide et de ses 400 000 ac-tionnaires, qui détiennent en-semble 36 % du capital. Mais laplupart préfèrent consacrer leursefforts aux banques et aux fondsanglo-saxons devenus les pre-miers actionnaires des cham-pions français de la cote.

S’ils s’écartent de la Bourse, lesFrançais demeurent cependant prêts à placer de l’argent dans des sociétés. Mais en le confiant à des entreprises qui leur paraissent plus proches d’eux, et semblentavoir davantage besoin d’eux.C’est ce que montre l’explosion du financement participatif, le« crowdfunding » dans le jargonfranglais : en France, les plates-formes de ce type comme Kiss-KissBankBank ou Ulule ont col-lecté 234 millions d’euros en 2016,soit 40 % de plus que l’année pré-cédente, selon KPMG. « C’est pour-tant beaucoup plus opaque et ris-qué que d’investir en Bourse ! »,peste un défenseur de l’actionna-riat classique.

L’épargne solidaire bénéficieégalement d’un essor impression-nant (+ 24 % en 2015, selon Finan-sol). Plus d’un million de Français ont déjà souscrit un produit de ce type, avec lequel tout ou partie duplacement est investi dans des structures à caractère solidaire ou éthique. En 2017, la veuve de Car-pentras souhaite donner du sens à son investissement. p

de. c.NINI LA CAILLE

La « veuve de Carpentras »a déserté la BourseLe nombre de petits porteurs a été divisé par deuxdepuis 2009, pour tomber à 3 millions

Page 3: Ces dix ans qui ont chamboulé les entreprises françaises...gnait 5 %. En dix ans, la France a donc perdu environ 45 % de sa « part de marché » dans le grand jeu capitaliste. De

2 | plein cadre MERCREDI 1ER MARS 2017

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EN DIX ANS, LA VALORISATION

D’EDF A ÉTÉ DIVISÉE PAR DIX ET SA DETTE

S’EST CREUSÉE POUR ATTEINDRE 37,4 MILLIARDS

D’EUROS

C’est imminent. Dans unepoignée de jours, PSA etGeneral Motors doiventsceller leur accord. Leconstructeur françaismettra alors la main sur

l’allemand Opel, propriété du groupe améri-cain depuis 1929. Quel retournement de l’his-toire pour PSA, au bord du gouffre en 2012, etquel succès pour l’Etat actionnaire !

Fin 2013, l’Etat avait accepté d’entrer au ca-pital du constructeur aux côtés de la famille Peugeot et du constructeur chinois Dong-feng. Début 2014, il investissait 800 millionsd’euros pour prendre 14 % du constructeur. Trois ans plus tard, cette participation vautprès de 2 milliards d’euros ! Si PSA parvient àramener Opel dans le vert, l’Etat pourra ac-croître la valeur de sa participation. « C’estune très belle opération et une bonne illustra-tion de notre politique industrielle », applau-dit-on à l’Elysée. En réalité, cette successstory exceptionnelle cache d’énormes diffi-cultés pour l’Etat actionnaire. Le bilan chif-fré des dix dernières années est éloquent. Au22 février, le portefeuille de l’Etat (14 partici-pations cotées dont ADP, EDF, PSA, Renault, etc.) était valorisé à 57,8 milliards d’euros, son plus bas niveau historique. Il valait148,5 milliards d’euros fin 2008 !

Le portefeuille de l’Etat a beaucoup moinsbien évolué que la Bourse dans son ensem-ble. Sa valeur a chuté de 54 % en dix ans, quand le CAC 40 a baissé de 12 %, selon laCour des comptes. Côté résultats, même dé-route. En 2007, les sociétés du portefeuillede l’Agence des participations de l’Etat (APE)dégageaient 13,9 milliards d’euros de béné-fice. En 2015, elles affichaient un déficit re-cord de 10,1 milliards, en raison des déboiresd’Areva, d’Engie et de la SNCF. Les comptesde l’Etat actionnaire pour 2016 s’annoncent a priori un peu meilleurs : Areva a réduit sespertes, la SNCF est sortie du rouge, EDF et laPoste ont accru leurs profits…

JOUER LES POMPIERS

La descente aux enfers de l’énergie, un sec-teur surreprésenté dans les participations publiques, a pesé lourd dans les difficultéspassées. Les spécialistes comme Engie, fruit du rapprochement de Suez et GDF en 2007, EDF, Areva et CGG ont pris le bouillon ces dernières années avec la chute des prix du pétrole, du gaz et de l’électricité.

Mais la conjoncture n’explique pas tout.Ces dix dernières années, nombre de pro-jets ont tourné au fiasco, à l’image de la fu-sion en 2007 de la Compagnie générale degéophysique avec son rival américain Veri-tas. Sur le papier, le projet était superbe : faire de CGG le leader mondial des étudessismiques pour la recherche de pétrole. Dix ans plus tard, l’entreprise, surendettée,négocie pour éviter la faillite. En Bourse, elle ne pèse plus que 1 % de ce qu’elle valait àson sommet, à l’automne 2007.

Areva, le fleuron français du nucléaire, n’apas fait beaucoup mieux. Si la catastrophe de Fukushima, en 2011, a donné un sérieux coup de frein à l’atome, le groupe a accu-mulé les ratages. Ces dernières années, il a été « handicapé par une stratégie d’expansionaventureuse, des échecs et des difficultés ré-currents dans le secteur minier, et des dé-faillances dans le pilotage des grands projets [réacteurs EPR finlandais et français] ayantentraîné une forte dégradation de sa situa-tion financière », écrit pudiquement la Cour des comptes. Des fraudes ont également étérelevées dans une usine clé du groupe.

A présent, Areva se recentre sur le seul com-bustible et cède toutes ses autres activités.

Pour affronter les échéances de dette, l’Etat et deux groupes japonais vont injecter jus-qu’à 5 milliards d’euros. Alors qu’il n’a pas su contrôler la société, pourtant à 95 % pu-blique, l’Etat doit jouer les pompiers pourtenter de sauvegarder une filière qu’il entend défendre encore et toujours.

Ce sauvetage souligne le rôle d’EDF, qui varacheter pour 2,5 milliards d’euros l’activitéde réacteurs d’Areva et réunifier ainsi la fi-lière. L’électricien français n’a cependant ja-mais paru aussi affaibli. En dix ans, sa va-lorisation a été divisée par dix et sa dette s’est creusée pour atteindre 37,4 milliards d’euros ! Pour moderniser ses centrales nu-cléaires, voler à la rescousse d’Areva, et lan-cer de nouveaux projets comme Hinkley Point au Royaume-Uni, EDF doit égalementlever 4 milliards d’euros fin mars. L’Etatapportera 3 milliards.

Le cas EDF illustre la difficulté de la puis-sance publique à se montrer un actionnaire

claires pour les grandes entreprises en par-tie publiques. Entre les demandes contra-dictoires et la tentation de certains hauts fonctionnaires d’intervenir directementdans la gestion, l’Etat a souvent du mal àse positionner.

Ce qui va reposer la question de sa pré-sence dans certaines sociétés. L’Etat ne de-vrait-il pas se concentrer sur quelques en-treprises structurantes, qui seraient 100 % publiques comme la SNCF, La Poste, voire EDF, conserver quelques participations stra-tégiques (défense, nucléaire) et privatiser les autres ? C’est ce que suggère David Azéma, l’ex-patron de l’Agence des partici-pations de l’Etat. Aujourd’hui, plaide-t-il,l’Etat dispose d’outils réglementaires, légis-latifs, voire simplement politiques puis-sants pour mener sa stratégie industrielle.Cela pourrait l’inciter à s’interroger sur lemaintien de ses participations minoritairesau capital d’Orange, de CNP, de Safran, d’AirFrance, voire de Renault et bientôt PSA.

François Fillon s’est déclaré favorable àune « reprise des privatisations », appelant l’Etat à sortir de toutes les entreprises dusecteur commercial « où il n’est pas absolu-ment nécessaire ». Les autres candidats à laprésidentielle sont restés plus discrets surce sujet loin de faire l’unanimité. p

philippe jacqué

Prochain épisode : Les grandes familles résistent

cohérent et rationnel. Par définition, l’Etat poursuit des objectifs contradictoires. D’uncôté, le gouvernement pousse l’entreprise à investir massivement. De l’autre, il souhaiteque les tarifs n’augmentent pas trop. Le tout en ponctionnant année après année d’im-portants dividendes. Depuis 2015, ces divi-dendes sont versés en actions pour préserverla trésorerie du groupe. Cela suffira-t-il ?

DEMANDES CONTRADICTOIRES

Aucun observateur ne conteste que l’Etat puisse jouer un rôle de stratège. Ces derniè-res années, il a su consolider certains mé-tiers avec le rapprochement de l’ex-Giat, Nexter, et de l’allemand KMW dans la dé-fense, ou la création d’une filière de lanceursspatiaux grâce à l’acquisition d’Arianespacepar le duo Airbus-Safran. De même, les sau-vetages de PSA et de quelques autres entre-prises ont été salués. Mais les gouverne-ments peinent à exprimer des stratégies

NINI LA CAILLE

Un Etat actionnairesans moyens ni cap

être à la fois l’enfant de Nicolas Sarkozy et de François Hollande pourrait s’avérer lourd à porter.Mais Bpifrance a réussi à s’imposer comme un outilprécieux dans le financement des entreprises fran-çaises. En octobre 2008, le président Sarkozy avait créé le Fonds stratégique d’investissement (FSI),afin de permettre à l’Etat de monter au capital des entreprises fragilisées par la crise. En 2012, le prési-dent Hollande avait regroupé sous un même toit le FSI, OSEO et CDC Entreprises pour créer une grandebanque publique agissant sur toute la chaîne, allantdu capital au crédit en passant par la garantie.

Dans cet ensemble, le FSI est devenu le métier« mid et large cap » de Bpifrance qui, comme ce jar-gon l’indique, a vocation à investir dans des entre-prises moyennes et grandes. A la fin 2015, les inves-tissements directs dans les grandes entreprises (Orange, Eramet, CGG, Vallourec, Gemalto…) attei-

gnaient 8,1 milliards d’euros, sachant que la banquepublique dirigée par Nicolas Dufourcq gère son por-tefeuille plus restreint de manière plus active que sagrande sœur l’Agence des participations de l’Etat(APE). Bpifrance affiche ainsi dans son rapport an-nuel sa volonté « de passer le relais aux acteurs pri-vés, dès lors qu’elle a rempli son rôle, et de dégager lesressources financières nécessaires à l’accompagne-ment de nouveaux projets ».

Une ligne de crête étroite

Compte tenu des moyens limités et non extensiblesde Bpifrance, le sens de l’histoire consiste plutôt pour elle à alléger ses participations dans de grands groupes dont elle a hérité – comme Orange ou Eif-fage – pour investir dans des firmes nettement plus petites (les futurs grands de demain ?). En 2016, la banque publique a ainsi pris des parts dans les crè-

ches Les Petits Chaperons rouges, le groupe hospita-lier MediPôle Partenaires ou encore le groupe d’en-seignement supérieur privé Inseec. En face, elle anotamment réalisé une plus-value spectaculaire en soldant sa participation dans l’équipementier auto-mobile Valeo que le FSI avait soutenu dans la tour-mente en 2009. Elle a été moins chanceuse sur sonentrée au prix fort, en 2012, dans le producteur mi-nier Eramet, dont le cours a depuis dévissé…

Cahin-caha, Bpifrance chemine ainsi sur une li-gne de crête étroite entre la promotion de l’intérêt général et celle de ses résultats financiers : si labanque soutient des entreprises sous-performan-tes, la critique est rapide pour dénoncer une gabe-gie d’argent public ; en sens inverse, elle n’est pas làuniquement pour réaliser des plus-values commele ferait un acteur privé. Pas si simple. p

isabelle chaperon

Bpifrance, la petite sœur très remuante de l’Agence des participations de l’Etat

Au cœur du capitalisme français 2/5La valeur du portefeuille de l’Etat a chuté de 54 % en dix ans. La faute à une forte exposition dans le secteur de l’énergie. Mais aussi à la difficulté d’endosser la fonction de stratège

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2 | plein cadre JEUDI 2 MARS 2017

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LVMH, L’ORÉAL, HERMÈS, PERNOD…

143 ENTREPRISES FAMILIALES SONT COTÉES À PARIS.

ENSEMBLE, ELLES REPRÉSENTENT 22 %

DE LA BOURSE

Chez Rector Lesage, le numéroun français de la poutrelle enbéton, l’assemblée généraleest une vraie fête de famille.Oubliez les salles anonymesde Paris ou la Défense rem-

plies de rentiers aux cheveux gris. Ici, tout sepasse un week-end de juin, à Mulhouse(Alsace). Un château gonflable est installé àl’entrée pour que les enfants s’amusent. Les grands se réunissent au siège, dans les an-ciennes maisons de maître reconverties en bureaux où sont nés les plus anciens d’entreeux. Pendant deux jours, les débats sontaussi des retrouvailles entre les 120 action-naires, tous descendants de Pierre-FrançoisLesage, ce Nordiste qui, vers 1840, a créé àMulhouse une entreprise de vidange desfosses d’aisance. L’origine de l’aventure. « C’était mon arrière-arrière-grand-père », précise Rémi Lesage, actuel président de cegroupe de 900 personnes.

Increvable capitalisme familial ! S’il y a unpoint sur lequel la France a tenu bon ces dixdernières années, c’est bien la puissance dis-crète de ses grandes familles. « Pendant lacrise, les entreprises familiales ont montréleur capacité à faire le dos rond, et sont tout aussi présentes qu’auparavant », constate Jacky Lintignat, le directeur général deKPMG, un cabinet de conseil lui-même dé-tenu à 20 % par les descendants des famillesfondatrices. « Les entreprises de ce type sontà la fois prudentes et patientes, explique-t-il.Elles ne se mettent pas des dettes énormes surle dos, ce qui leur évite les déboires qu’ont connus bien des LBO [« leveraged buy-out »,acquisition avec effet de levier]. Elles peu-vent plus facilement réduire le dividendequand cela va mal, et réagir vite. Le revers dela médaille est parfois une difficulté à prendredes risques pour assurer la croissance. »

Bpifrance confirme : les 200 entreprisesfamiliales dont la banque publique estactionnaire ont eu ces dernières annéesun taux de défaillance deux fois plus faible que les PME classiques.

« UNE SACRÉE CLAQUE »Le cas de Rector Lesage est parlant. Très liée au bâtiment, la société sort d’années diffici-les. Son marché s’est effondré en 2009. Despertes ont fini par apparaître en 2015, les pre-mières depuis plus de vingt ans. « Une sacréeclaque », reconnaît Rémi Lesage. D’autresauraient taillé à la hache pour redresser les comptes. « Du fait de notre ADN, nous avonsété moins brutaux, assure le président. Nous avons limité les investissements et les dividen-des, mais continué à faire des acquisitions, et n’avons mené qu’un plan de suppression d’emplois. Comme nous avions abordé la crise sans dette, nous étions plus sereins. Dansle groupe, nous ne raisonnons ni en trimestresni en années, mais en cycles de sept ans. » Etmême au-delà, en générations.

La première image qui vient à l’esprit àl’évocation des entreprises familiales est celle de la petite affaire, le garage Soler quivient de fêter son demi-siècle à Auch (Gers) ou la confiserie Lopez, une institution àRoyan (Charente-Maritime) depuis 1935. Mais toute l’économie française se révèle truffée de maisons de ce type, des PME jus-qu’aux plus grands groupes. Elles assurent au capitalisme bleu-blanc-rouge une forme de stabilité – ce que ses contempteurs quali-fient d’immobilisme au profit d’héritiers quise sont juste donné la peine de naître.

Au sommet, les familles jouent un rôle-clédans le CAC 40. Elles ne détiennent pas for-cément la majorité du capital des fleuronsfrançais. Bernard Arnault et ses enfants ne sont propriétaires que de 47 % de LVMH, etles Bettencourt de 33 % de L’Oréal. La partaux mains des familles s’avère parfois bien plus faible encore, comme celles des Peu-geot chez PSA (14 %), des Badinter chezPublicis (7,5 %) ou encore des Michelin dansle fabricant de pneus légué par leurs aïeux(4 %). Mais les droits de vote double accordés

aux actionnaires fidèles permettent sou-vent aux familles de continuer à peser de façon décisive, surtout si le reste du tour de table est éclaté.

Vincent Bolloré est le maître du genre : encinq ans, l’homme d’affaires breton a trans-formé Vivendi en un empire familial. Il a en poche seulement 20 % des actions, et n’est sur le papier que président du conseil de sur-veillance, un rôle non opérationnel. En prati-que, il est maître à bord, peut imposer l’ani-mateur Jean-Marc Morandini dans la filiale i-Télé, recruter Jean-Pierre Elkabbach, ou encore préparer un rapprochement entre Vivendi et Havas, le groupe de publicité qu’il détient par ailleurs et qu’il a confié à son fils…« C’est assez fascinant », lâche un hiérarque du patronat, estomaqué et admiratif.

Au total, 143 entreprises familiales sont co-tées à Paris : LVMH, L’Oréal, Hermès, Pernod, mais aussi Bonduelle, Parot et bien d’autres.

Une force qui reste à la merci de turbulen-ces politiques ou fiscales. La transmissiond’une génération à l’autre bénéficie certes d’un cadre fiscal favorable. Le pacte Dutreilpermet aux héritiers de profiter d’un abat-tement de 75 % sur la valeur de la société, sous réserve de rester actionnaires pendantsix ans. « Sur ce terrain, la France est compé-titive », juge M. Chevrillon. Dans trois cas surquatre, les entreprises familiales tricolores qui changent de mains sont néanmoinsvendues plutôt que transmises au sein de lafamille. La part des transmissions familia-les est « au moins deux fois plus faible quedans les principaux pays de la zone euro »,selon le dernier baromètre CNCFA-Epsilon. Et l’impôt de solidarité sur la fortune de-meure un sujet d’inquiétude majeur parmiles actionnaires familiaux.

Vendre ? Chez Rector Lesage, il n’en est pasquestion. La cinquième génération vient defaire son entrée au capital. Chaque année, des journées sont organisées pour que les plus jeunes visitent les sites et se pré-parent à leur futur rôle d’actionnaire. « Ona parfois quelques anticapitalistes qui vien-nent, raconte Rémi Lesage. En repartant, ils réclament parfois des actions ! » p

denis cosnard

Prochain épisode : Pourquoi le capitalisme français se renouvelle si peu

Ensemble, elles pesaient 445 milliards d’eurosau 31 décembre 2016, selon Euronext, soit 22 %de toute la Bourse. Un poids majeur assez spécifique aux pays d’Europe continentale. Ilest nettement inférieur au Royaume-Uni.

CADRE FISCAL FAVORABLEA cela s’ajoutent toutes les entreprises fami-liales non cotées, comme Auchan, Yves Rocher ou encore le leader mondial du fro-mage Lactalis, ainsi qu’une multitude dePME – l’écrasante majorité d’entre elles ap-partient à des familles. « Ce n’est plus des 200 familles autrefois actionnaires de laBanque de France qu’il faut aujourd’hui par-ler, mais des 100 000 familles !, s’exclame Cyrille Chevrillon, patron de la société d’in-vestissement qui porte son nom et auteur du livre Les 100 000 Familles (Grasset, 2015).Elles constituent la véritable force vive del’économie et de l’emploi en France. »

NINI LA CAILLE

Les familles font de la résistance

Au cœur du capitalisme français 3/5Des grands groupes aux PME, les entreprises familiales ont fait preuve de résilience pendant la crise. Elles contribuent à la stabilité du tissu économique français

pour ses 80 ans, Jacques Saadé a décidé de lever le pied. Bien sûr, le patriarche libanais, qui a fondé CMACGM il y a près de quarante ans, vient encore tous les jours au siège, dans la tour qui domine le port de Marseille. Tous les mardis, il anime « sa » réunion, avec une quinzaine de proches collaborateurs.

En pratique, toutefois, c’est son fils aîné, Rodolphe,47 ans, vendredi 3 mars, qui depuis quelques mois gère le champion français du transport maritime. Depuis le 8 février, il est directeur général, son père ne gardant que le titre de président du conseil, un poste non opérationnel, au moins sur le papier.

Pour une entreprise familiale, la transition ausommet constitue toujours une étape délicate. Lecas Auchan vient encore de le montrer : pour la pre-mière fois, la présidence va être confiée à un mana-geur extérieur à la famille, après le départ de Vian-ney Mulliez en plein virage stratégique. Rien de tel

chez CMA CGM, avec un passage de relais en dou-ceur. Il correspond au scénario prévu par Jacques Saadé de longue date. « Dans notre culture orientale, c’est toujours le fils aîné qui prend le relais, explique Rodolphe Saadé. Mon père a été clair dès le départ, endisant : “Je souhaite que mes trois enfants travaillentdans l’entreprise, mais il faut un chef, et, pour me suc-céder le jour venu, ce sera Rodolphe”. » Ainsi soit-il…

Gagner ses galonsTout aurait pourtant pu dérailler. Depuis son en-trée dans le groupe à 24 ans, Rodolphe Saadé avaitcertes suivi un parcours initiatique complet. Maisen 2009, la crise du transport maritime a failliremettre en cause tous les plans. Déficitaire, en-detté, le groupe tanguait dangereusement. Cer-tains évoquaient une faillite ou une mise à l’écart de la famille. Jacques Saadé s’est battu pour garder

le contrôle, quitte à faire entrer l’Etat et un parte-naire au capital. Et il a remporté la bataille.

Depuis, CMA CGM vient d’essuyer de nouveauune de ces tempêtes dont le secteur maritime estcoutumier. Mais sans être autant secoué. En pleine crise, Rodolphe Saadé s’est même offert le luxe deconclure la plus grande acquisition jamais menée par le groupe, celle du singapourien NOL.

Le fils aîné des Saadé y a gagné ses galons depatron, « alors que cela a été longtemps difficilepour lui d’exister face à un père aussi marquant »,glisse un de ses amis. Le fondateur, lui, se concen-tre sur la stratégie, les relations avec les autresactionnaires, et son dernier coup de cœur : Beau-pré, une source qu’il vient de faire acheter par le groupe dans le Var. Après quarante ans d’eau demer, place à l’eau plate ! p

de. c.

Changement de capitaine en douceur chez CMA CGM

Page 5: Ces dix ans qui ont chamboulé les entreprises françaises...gnait 5 %. En dix ans, la France a donc perdu environ 45 % de sa « part de marché » dans le grand jeu capitaliste. De

2 | plein cadre VENDREDI 3 MARS 2017

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« LE PROBLÈME EST AVANT TOUT

CULTUREL. EN FRANCE, ON SE MET

DES BARRIÈRES »JEAN-BAPTISTE RUDELLE

cofondateur de Criteo

Vous aussi, faites le test. A votreavis, quel est l’âge moyen desgrands groupes français ?Ont-ils été créés il y a trenteans, cinquante ans, un siècle,plus longtemps encore ? La ré-

ponse a de quoi surprendre : en moyenne, les 70 premiers groupes français cotés en Bourse ont… 137 ans ! Tel est le résultat des calculs effectués par Nicolas Lorach pour France stra-tégie, l’ex-Commissariat au Plan, et Le Monde.

Le capitalisme français a quelque chosed’un peu fossilisé. Le pays s’appuie toujours sur un petit nombre de champions natio-naux, suivis de près par l’Etat. Beaucoup d’en-tre eux prospèrent, à l’image de PSA, qui s’ap-prête à mettre la main sur l’allemand Opel. Ou d’Essilor, en passe de doubler de taille en absorbant l’italien Luxottica. Mais ce noyau dur vieillit doucement sans guère se renou-veler. Au début des années 2000, l’âge moyendes ténors français n’était que de 104 ans.

En tête du cortège arrive Saint-Gobain,vénérable compagnie fondée par Colberten 1665, qui avance lentement mais sûre-ment. Suivent les grands anciens issus desrévolutions industrielles du XIXe siècle, les Vivendi (ex-Générale des eaux), Schneider, Legrand, etc., puis les pionniers de l’auto-mobile, désormais plus que centenaires, les poids lourds nés dans l’entre-deux-guerres(Total, Publicis…) et toutes les entreprisesqui ont fleuri durant les « trente glorieuses »,ces années de consommation de masse : Bouygues, Carrefour, Accor, Pernod Ricard, JCDecaux, Airbus… Depuis, peu de groupescréés ex nihilo ont percé, sinon SFR (1986), Eurofins Scientific (1987) et Iliad (1990).

La situation est très différente aux Etats-Unis. L’âge moyen des 150 premières capi-talisations américaines y atteignait 91 ansen 2015, soit une quarantaine d’années de moins que les groupes équivalents enFrance. L’écart entre les deux côtés de l’Atlan-tique a doublé en quinze ans. Sur les dix pre-mières valeurs américaines, cinq sont d’an-ciennes start-up : Apple, Google-Alphabet, Microsoft, Amazon et Facebook. Deux ontmoins de 20 ans.

UN CLUB ULTRAFERMÉ

Le classement des fortunes professionnelles établi par le magazine Challenges témoigneégalement de ce capitalisme français commepétrifié. Depuis des décennies, les premières places restent trustées par les familles Bet-tencourt, Arnault, Mulliez, Dumas-Hermès,Dassault, Pinault… Parmi les 15 plus riches ca-pitalistes actuels, 10 appartiennent depuisplus de dix ans à ce club ultrafermé. En unedécennie, un seul a émergé : Patrick Drahi,qui s’est construit en quelques années un pe-tit empire des télécoms et des médias autourd’Altice, SFR, Libération, L’Express, etc.

Le point faible français réside bien là. Ledrame n’est pas que des groupes mal en pointdisparaissent, même d’anciens fleurons por-teurs d’une forte charge symbolique, commePechiney ou Alcatel. C’est que la France ne parvienne pas à créer de nouveaux porte-drapeaux pour remplacer les emblèmes colbertistes qui tombent. « Des groupes se sont développés dans le luxe ou l’agroalimen-taire en achetant des sociétés qui existaient déjà, tempère François Soulmagnon, direc-teur général de l’Association française des en-treprises privées (AFEP), qui réunit de grands groupes privés français. Mais c’est vrai, nous n’avons pas de Facebook. » Ni d’équivalentdans les biotechnologies ou la finance.

Où est le futur Mark Zuckerberg français ?Peut-être… dans la Silicon Valley ! C’est là que

s’est installé en 2009 Jean-Baptiste Rudelle, le cofondateur de Criteo. Cette start-up spé-cialisée dans la publicité en ligne est l’un des grands succès français des dix dernières an-nées, même si elle est allée se financer au Nasdaq et non à la Bourse de Paris. A l’épo-que, « nous faisions 15 millions d’euros de chiffre d’affaires, se souvient l’entrepreneur.Soit j’attendais tranquillement d’être racheté par un Américain, soit on grandissait seul, mais il fallait aller aux Etats-Unis. »

L’aventure n’a pas été de tout repos. « Là-bas, nous repartions de zéro. Il nous a fallu trois ans pour nous faire accepter. Le marché est dur, les clients beaucoup plus exigeants »,poursuit le chef d’entreprise. Douze ans aprèssa création, Criteo n’est pas encore devenu Facebook, mais les résultats sont là. Le chiffre d’affaires a encore bondi de 36 % en 2016, pour atteindre 1,8 milliard de dollars (1,7 mil-liard d’euros), et le bénéfice net s’est élevé à 87 millions (+ 40 %). Sur le Nasdaq, la société est valorisée 3,2 milliards de dollars. Joli succès, même si Facebook pèse 120 fois plus.

Pourquoi la France n’arrive-t-elle pas àfaire pousser davantage de Criteo ? « La Sili-con Valley existe depuis soixante-dix ans, la French Tech depuis dix ans, souligne Jean-Baptiste Rudelle. Un Mark Zuckerberg, c’est le produit d’un écosystème qui associe compétences, réseaux et financement. » Unécosystème dont la France ne dispose pas de la même façon.

Pourtant, « autant de start-up naissent enEurope qu’aux Etats-Unis ou en Asie », noteFrance stratégie. Et l’Hexagone n’est pas excludu jeu, loin de là : avec 94 start-up, il figuremême en première position des pays euro-péens dans le dernier palmarès Fast 500 de

du capital ni de l’intégration des salariés. » Désormais, tout le personnel de Criteo détient des actions.

Bon an mal an, le tissu économique fran-çais commence néanmoins à se renouveler.C’est ce que montre l’essor des entreprises detaille intermédiaire (ETI), ces grosses PMEentre 250 et 5 000 salariés, comme Criteomais aussi Bénéteau, Genfit, etc. Au-delà des aléas de la conjoncture, leur nombre estpassé d’environ 5 000 à 6 000 en dix ans, se-lon les relevés du Bureau Van Dijk, une so-ciété d’information économique. Elles em-ployaient 3 millions de personnes fin 2015,soit 500 000 de plus que dix ans auparavant.Alors que les grands groupes comme les PMEont détruit des emplois depuis le début de la crise, les ETI sont les seules à en avoir créé.

Le mouvement demeure toutefois trèslent et le réseau français des ETI reste sanscomparaison avec la puissance du fameuxMittelstand, le fer de lance du capitalismerhénan. En termes de densité en PME et ETI,la France traîne au 23e rang sur 25 pays de l’Union européenne, relève BPCE.

Qui plus est, rares sont les ETI qui parvien-nent à se transformer en vrais groupes. Lors-qu’elles sortent de cette catégorie, c’est sou-vent pour revenir à la case PME ou se faireacheter par un groupe étranger. Aucune fata-lité, cependant. Le loueur de matériel de BTPLoxam vient ainsi d’effectuer un grand bonden avant, avec l’acquisition, bouclée le 20 fé-vrier, de son rival britannique Lavendon. De même, le groupe d’habillement pour en-fants Orchestra Prémaman s’apprête à lan-cer une OPA sur le numéro un américain desvêtements de grossesse, qui doit lui permet-tre de se hisser parmi les grands noms fran-çais, avec 6 700 salariés. « D’un coup, onpasse d’un statut de société à celui d’un vrai groupe, résume son patron, Pierre Mestre. Etd’européen, on devient mondial. » A défautd’Apple ou Facebook, la France comptera bientôt le leader mondial de la mode pour enfants et femmes enceintes. p

sandrine cassini

et denis cosnard

Prochain épisode : Le temps des actionnaires

Deloitte, qui récompense les entreprises in-novantes présentant la plus forte croissance.

Mais ces jeunes pousses peinent à grandir.Seules deux d’entre elles, la plate-forme decovoiturage BlaBlaCar et l’hébergeur de si-tes Web OVH, ont réussi à se hisser parmiles 185 « licornes » recensées dans le monde,ces entreprises non cotées valorisées à plus de 1 milliard de dollars, selon CB Insights.Les Etats-Unis en comptent 99, la Chine, 42,et le Royaume-Uni, 7.

« DE FAUSSES EXCUSES »

Les jeunes entreprises françaises semblent se heurter à un plafond de verre. Question decoût du travail, d’accumulation de règles et aussi de financements insuffisants. Malgré les fonds créés par Safran, Engie ou encoreOrange, le poids du capital-risque en France rapporté au PIB demeure « quatre fois infé-rieur à celui aux Etats-Unis et en Chine, et deuxfois inférieur à celui au Royaume-Uni et en Suède », estime France stratégie.

« Ce sont des fausses excuses, des freins se-condaires, nuance Jean-Baptiste Rudelle. Leproblème est avant tout culturel. En France, on se met des barrières. » Ainsi les sociétésfrançaises sont-elles souvent liées à un seulindividu, qui ne peut évidemment pas tout faire. « Les start-up qui réussissent sont crééespar plusieurs profils complémentaires : 80 % de celles qui changent d’échelle ont au moins deux cofondateurs », explique celui de Criteo.Deuxième barrière, les patrons de PME hési-tent à ouvrir leur tour de table à des investis-seurs ou aux salariés, ce qui limite leursmoyens. « Quand je suis arrivé dans la SiliconValley, j’ai pris une belle claque. Je n’avais pas tenu compte de l’importance de l’ouverture

NINI LA CAILLE

A la recherche duZuckerberg français

Au cœur du capitalisme français (4/5)137 ans. C’est l’âge moyen des 70 premiers groupes tricolores cotés en Bourse. Les nouveaux porte-drapeaux sont rares et souvent tentés par les Etats-Unis

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2 | plein cadre SAMEDI 4 MARS 2017

0123

OUBLIEZ LES ASSEMBLÉES

COMPASSÉES D’ANTAN, CES CLUBS

DE RETRAITÉS QUI VALIDAIENT TOUTES LES RÉSOLUTIONSAVEC DES SCORES

DIGNES DE L’URSS !

Rendez-vous le 15 juin. S’il y aune assemblée générale à nepas rater cette année, c’est cellede Renault. En 2016, les action-naires du constructeur avaientvoté à 54 % contre le salaire

hors norme du PDG, Carlos Ghosn : 7,2 mil-lions d’euros pour un mi-temps, l’essentiel de ses revenus provenant de son poste chez Nissan. Pour la première fois, des actionnai-res du CAC 40 rejetaient la rémunérationd’un dirigeant. Le conseil de Renault avaitnéanmoins décidé de ne rien changer.

Cette fois, si les actionnaires renouvellentleur opposition, les administrateurs ne pour-ront plus s’asseoir sur leur vote : après la po-lémique suscitée par le cas Renault, la loi aété modifiée, et l’assemblée a désormais le dernier mot. Carlos Ghosn va-t-il réduire ses prétentions pour autant ?

D’autres groupes pourraient réserver dessurprises. Le PDG d’AccorHotels, SébastienBazin, sera confronté pour la première fois au suffrage de l’assemblée. « Et parmi les vo-tants figurera son premier actionnaire, le groupe chinois Jin Jiang, tenu pour le momentà l’écart du conseil », souligne Olivia Flahault,de la société de recherche OFG. Les assem-blées pourraient aussi être tendues chez Sa-fran et Zodiac, où des activistes ferraillent contre la fusion en projet.

Oubliez les assemblées compassées d’an-tan, ces clubs de retraités qui validaient tou-tes les résolutions avec des scores dignes de l’URSS et s’en remettaient aux dirigeantspour mener l’entreprise à bon port ! Le pou-voir est en train de se déplacer. « De plus enplus, c’est l’actionnaire qui domine, au détri-ment des manageurs », constate François Soulmagnon, directeur général de l’AFEP, l’as-sociation des grands groupes privés français.

« Le rééquilibrage au profit des actionnairesest net », confirme Denis Branche, du fonds activiste PhiTrust. Une révolution invisible,dont la loi Sapin 2, qui donne autorité aux ac-tionnaires quant aux rémunérations des di-rigeants, n’est qu’une nouvelle étape.

L’actionnaire n’est pas partout omnipo-tent. « Sinon, des patrons tels que Philippe Crouzet, chez Vallourec, ou Jean-Georges Mal-cor, chez CGG, auraient déjà été écartés,compte tenu de leurs performances décevan-tes », estiment les analystes d’OFG. Chez Re-nault, Carlos Ghosn dispose aussi d’un con-seil qui lui paraît acquis.

VOTES NÉGATIFSLe mouvement n’en est pas moins enclen-ché. Dans les assemblées, les actionnaires se font de plus en plus entendre. En dix ans, le nombre de questions qu’ils posent a pro-gressé de 25 %. Et, au moment des résolu-tions, ils hésitent moins à dire non : en moyenne, les votes négatifs ont atteint 5,5 % en 2016, selon les relevés du cabinet de con-seil aux actionnaires Proxinvest. Une pro-portion minime, mais en hausse régulière ethuit fois supérieure à ce qu’elle était en 1995. Quelque cinquante-six résolutions ont même été rejetées en 2016. « Il y en aurait eu plus de cent si les actionnaires de référence ne bénéficiaient pas du droit de vote double, unsystème qui protège les dirigeants et mérite-rait d’être supprimé », commente Loïc Des-saint, de Proxinvest.

Devant les conseils d’administration aussi,les dirigeants doivent rendre davantage de comptes. La France a longtemps été montréedu doigt pour son « capitalisme de conni-vence », un jeu entre gens de bonne compa-gnie formés dans les mêmes écoles, passés par les mêmes cabinets ministériels, se ren-dant mutuellement service en siégeant cha-cun au conseil de l’autre.

« Ce vieux couplet sur la consanguinité re-lève plus de l’histoire ancienne que de la réa-lité », affirme le cabinet de conseil SpencerStuart. Les administrateurs croisés sont de-

venus rarissimes, et les cumulards, beau-coup moins nombreux. Seuls 1 % des admi-nistrateurs du CAC comptent plus de trois mandats, la limite fixée par le code AFEP-Me-def, contre 12 % en 1999. L’écrasante majoriténe siège que dans une entreprise.

Il subsiste quelques champions hors caté-gorie, comme Vincent Bolloré, qui, au der-nier relevé, est censé participer aux conseilsd’une trentaine d’entreprises, dont une douzaine de sociétés cotées, en France et enAfrique. Très courtisée après son départ de General Electric, Clara Gaymard a, elle, ac-cepté de siéger simultanément chez quatrepoids lourds du CAC : Veolia, Danone, Bou-ygues et LVMH.

Mais, globalement, les dirigeants ont face àeux des administrateurs de plus en plus dis-ponibles, professionnels et divers – au sein du CAC, 35 % sont désormais des étrangers.La loi Copé-Zimmermann, qui, depuis le

parfois d’autres investissements : les cent vingt premières sociétés cotées y ont consa-cré 14,4 milliards d’euros en 2016, le mon-tant le plus élevé depuis 2007.

Priorité aussi aux dividendes. En 2016, lesentreprises non financières françaises ontversé à leurs actionnaires deux fois plus dedividendes qu’elles n’ont réalisé de nou-veaux investissements, selon les estimationsde Christian Chavagneux, d’Alternatives éco-nomiques : « Une proportion complètement inversée par rapport au début des années 1980 où elles investissaient deux fois plusqu’elles ne distribuaient de dividendes. »

Ce poids croissant des actionnaires n’a paspénalisé financièrement les dirigeants. Ilsont au contraire vu leurs rémunérations ex-ploser ces dernières années. En moyenne, unpatron du SBF 120 touche maintenant 3,5 millions d’euros par an (+ 20 % en 2016), selon Proxinvest. Pour le CAC 40, la rémuné-ration monte à 5 millions d’euros, deux cent cinquante fois le smic.

Une générosité destinée en partie à ali-gner leur intérêt sur ceux des actionnaires, désormais considérés comme ultrapriori-taires par rapport aux autres parties pre-nantes de l’entreprise (salariés, etc.). Hier, lepatron était un capitaine parfois seul maîtreà bord. Aujourd’hui, il est de plus en plus auservice de ses actionnaires, qui le rétribuenten conséquence. p

denis cosnard

1er janvier, oblige les grands groupes à comp-ter au moins 40 % de femmes dans les con-seils, les a incités à passer souvent par des chasseurs de têtes. Si bien que les administra-teurs sont plus rarement qu’avant des affidésdu patron.

« On est de moins en moins dans l’entre-soi,même si un conseil comme celui de LVMH,avec Bernadette Chirac, ressemble encore à un salon mondain plus qu’à un organe quipasse son temps à questionner le PDG tout enl’accompagnant, comme ce devrait l’être », considère M. Dessaint.

PRIORITÉ AUX DIVIDENDESLa montée en puissance des actionnaires se lit dans les arbitrages de plus en plus favora-bles qui leur sont rendus. Tout est fait pour faire monter le cours de leurs actions, no-tamment en faisant racheter des titres parles entreprises elles-mêmes, au détriment

NINI LA CAILLE

La parole libérée des actionnaires

Au cœur du capitalisme français (5/5)En dix ans, le pouvoir s’est déplacé des dirigeants vers les actionnaires. Dans les assemblées générales et les conseils d’administration, ces derniers ont cessé de faire de la figuration

colette neuville, qui vient de fêter ses 80 ans,peut être tranquille : la relève est assurée. Depuisplusieurs décennies, la « madone des petits por-teurs » titille les poids lourds de la Bourse, conteste les OPA à prix cassés et réveille les conseils d’admi-nistration assoupis. Deux quadragénaires, Cathe-rine Berjal et Anne-Sophie d’Andlau, marchent dans ses pas. Après le Club Méditerranée, ces empêcheu-ses de fusionner en rond s’en prennent aujourd’hui à Euro Disney, Zodiac Aerospace, Altice-SFR, etc. « El-les portent le fer dans la plupart des dossiers où les droits des minoritaires sont violés », constate l’avocat Julien Visconti, qui travaille souvent avec elles.

Leur société, créée en 2010, se nomme CIAM, pourCharity Investment Asset Management. Charité ? Chaque année, elles versent 25 % des gains à des as-sociations pour l’enfance. Cela ne les empêche pasde planter leurs crocs acérés dans les mollets des en-

treprises qui le méritent. Elles jouent ainsi les chiensde garde protégeant le capitalisme contre lui-même,en veillant à ce que les sociétés cotées respectent les règles du jeu.

Fiasco juridique mais succès financierLeur fonds spéculatif, créé après la crise de 2008-2009, est l’un des très rares en France à s’être spécia-lisés dans l’activisme. Objectif : acheter des actions d’entreprises sous-cotées et agir pour que le cours re-monte. Leur premier coup d’éclat a lieu au ClubMed en 2013. Quand le chinois Fosun tente de con-quérir à bas prix le champion français des vacances,tous les investisseurs anticipent l’arrivée de ColetteNeuville. Surprise : CIAM tire le premier, en dépo-sant un recours qui bloque l’OPA. Au bout du compte, la cour d’appel donne tort aux deux acti-vistes. Fiasco juridique… mais succès financier. Les

mois de gel de l’OPA chinoise permettent en effet à un homme d’affaires italien de présenter une con-tre-offre, et les enchères montent. « Résultat, nous avons revendu nos titres avec une plus-value de 45 % ! », se réjouit Catherine Berjal.

Fort de cette réussite, CIAM a engagé les hostilitésdans d’autres dossiers. Chez SFR, le duo de choc acontesté le prix trop faible auquel Altice entend ra-cheter les parts des minoritaires. De façon excep-tionnelle, l’Autorité des marchés financiers a suivi lesarguments des investisseurs en colère, et bloqué l’of-fre. Le dossier est en appel. Chez Euro Disney et Zo-diac, les OPA annoncées devraient aussi assurer de jolies plus-values aux deux femmes. De quoi les inci-ter à voir plus loin. Elles viennent d’ouvrir un bureauà Londres pour récolter de l’argent auprès des inves-tisseurs anglo-saxons et élargir leur terrain de jeu. p

de.c.

Deux « empêcheuses de fusionner en rond » aux crocs acérés