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la pendule endormie

Chapitre 1 de "La pendule endormie", L'ARCAMONDE, quatrième enquête d'Hervé PICART

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UN GRAND ROMAN-FEUILLETON MODERNE - LE 18/03/2010 DANS TOUTES LES LIBRAIRIES - Entre Bruges et les Ardennes, une nouvelle énigme pour l'antiquaire enquêteur... Etrange horloge que celle-là, dont le cadran ne comporte que des fleurs, qu'on ne peut remonter et qui compte onze heures au lieu de douze... Bogaert réalise bientôt qu'elle est l'instrument d'une expérience aberrante tentée au coeur des Ardennes par un vicomte illuminé du siècle de Voltaire. Un étouffant huis-clos où le temps perd sa mesure et la raison ses limites. Les moins impressionnables s'aventureront à lire cette angoissante enquête la prochaine nuit de changement d'heure, quand le temps se dérègle au fin fond des ténèbres... L'Arcamonde vous ouvre ses portes sur : http://arcamonde.hautetfort.com/

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la pendule endormie

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L’Arcamonde, une boutique au cœur de la vieille ville de Bruges…C’est le domaine de Frans Bogaert, antiquaire distingué et brocanteurcurieux. Avec l’aide de son assistante, Bogaert se livre à des expertisesd’objets hors du commun, manifestant un art de la déduction quin’aurait pas déplu à Sherlock Holmes. Qu’il s’agisse d’un très ancien déen bois qui demeure invariablement glacé, d’un orgue à liqueurs quivous ferait verser des larmes ou d’un cœur-de-gloire issu d’une macabretradition toscane, c’est chaque fois une énigme vertigineuse qui attendFrans Bogaert. Chaque objet l’entraîne dans une enquête qui révèle des pans secrets del’Histoire mais aussi quelques méandres étonnants de l’âme humaine.En dépit des apparences, rien n’est simple, pas même la vie de Bogaert,dont l’épouse a disparu du jour au lendemain sans laisser la moindretrace. Elle occupe la pensée de l’antiquaire d’un épisode à l’autre, entreBruges et Providence, de Versailles à Delft en passant par SanGimignano, Dublin, Rome et Londres…

Hervé Picart est né dans le nord de la France. Il a très longtemps menéune double vie. Aimable professeur de latin et de grec durant le jour, ilse muait le soir venu en rock critic, endossant pour le magazine Best lerôle de maître de la critique du hard rock le plus décoiffant. Bref,Homère, Ovide, Deep Purple et Metallica n’ont pas de secrets pour lui.La cinquantaine venue, c’est en créateur de mystères et d’énigmes qu’ilse transforme soudain.

L’Arcamonde compte douze volumesLe dé d’Atanas [L’ARCAMONDE 1] : novembre 2008.L’orgue de quinte [L’ARCAMONDE 2] : mars 2009.

Le cœur-de-gloire [L’ARCAMONDE 3] : novembre 2009.La pendule endormie [L’ARCAMONDE 4] : mars 2010.

La lampe de Providence [L’ARCAMONDE 5] : novembre 2010Le cylindre uranien [L’ARCAMONDE 6] : mars 2011

L’Arcamonde vous ouvre ses portes sur http://arcamonde.hautetfort.com

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HERVÉ PICART

LA PENDULE ENDORMIE[ l’arcamonde 4]

LE CASTOR ASTRAL

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La collection [ L’Arcamonde ] est dirigée par Francis Dannemarken collaboration avec Marie Segura.

http ://arcamonde.hautetfort.com

Les personnages, lieux et événements mentionnés dans ce récitsont utilisés fictivement ou relèvent de la seule imagination de l’auteur.

Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existéou avec des événements réels serait pure coïncidence.

Maquette, couverture et illustrations : Ateliers Graphiques de l’Ardoisière, Bègles.

www.castorastral.com

© Le Castor Astral, 201053, rue Carnot 33130 BèglesISBN 978-2-85920-814-1

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Le temps va, le temps vient,Mais ne la change point.C’est la figure du tout,Qui toute figure comprend,Mais selon qui la traceElle contient bien des mondesOu est complet néant.

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Un amant du bizarre et une belle serre à mystères… {

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CHAPITRE 1

L’ŒIL D’ARGUS

« Mais qu’est-ce que c’est que cette horreur ? »Frans Bogaert a levé la tête de son binoculaire, amusé par

avance d’apprendre ce qui a pu déclencher une pareillerépulsion chez son assistante.

« Vraiment, Frans, je crois que j’ai déniché l’objet le plusabominable que j’aie jamais vu dans cette boutique ! »

Lauren s’est plantée devant lui, la mèche en harpon et leslèvres chiffonnées. Elle tient dans la main droite une bouledu volume d’un pamplemousse. Singulier pomelo, il faut lereconnaître. Cette sphère est couverte d’une série d’yeux deverre, tous semblables, enchâssés bord à bord, les uns presséscontre les autres, avec chacun en son centre un identique irisd’un bleu aussi clair qu’inerte.

« Tiens, se réjouit Bogaert, vous avez retrouvé mon œil de

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Mitsias ! Cela faisait des années que je ne l’avais pas vu. Je le croyais perdu pour de bon. De quelle oubliette l’avez-vous tiré ?

— De sous le couvercle poussiéreux de cette énormesoupière en vermeil, parfaitement hideuse, que nous nesommes jamais parvenus à vendre.

— En fait, cette mocheté millésimée est un pot à oille,destiné à tenir au chaud une sorte de ragoût espagnol dontse régalait sa majesté Anne d’Autriche. Un XVIIe siècle disgra-cieux, je vous l’accorde. Je me demande qui a pu déposer cetobjet là-dedans.

— Un œil de Mitsias, dites-vous ? De quoi s’agit-il ? Uneboule-à-peur pour effrayer les galopins d’Halloween ?

— C’est un peu plus sérieux que ça, rectifie l’antiquaire.Sinon cette babiole ne se serait jamais égarée chez nous.Apprenez, jeune fille, que Stamatis Mitsias est un artisteathénien qui a connu son heure de gloire au tout début desannées septante. Un peu sculpteur, un peu peintre, un artisteà tout faire, versatile au possible, mais avec de génialesflambées d’inspiration. On ne peut plus grec, quoi. C’est enobservant la proverbiale manie qu’ont ses compatriotes detripoter sans cesse n’importe quoi pour s’occuper lesphalanges qu’il a eu l’idée de ce globe à lorgner qui vousrépugne tant. À l’époque, on vendait beaucoup dans Plakade ces bijoux portant un œil d’azur censé chasser le mauvaissort. Tous les touristes repartaient avec ce gri-gri bleu enpendentif. Mitsias, en réponse, a conçu cette curiosité qu’il a baptisée “œil d’Argus”. Mais tout le monde a préféréconserver à l’objet le nom de son auteur.

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— L’Argus de la légende ? Le géant aux cent yeux ?— Et dont cinquante restaient toujours ouverts. Redoutable

concierge, n’est-ce pas ? C’est la raison pour laquelle Hérale chargea de veiller sur sa prêtresse Io, que Zeus venait toutjuste de transformer en génisse par un de ces divins capricesdont il était coutumier. Hélas pour Argus, le Zeus en questionlui envoya Hermès, qui endormit le Grand Vigile au doux sonde sa flûte et lui trancha illico sa tête panoramique. Nospeintres les plus vaillants ont illustré ce mythe, Rubens etJordaens en tête.

— On dirait une boule disco pour dancing olympien… Et il y a donc une centaine d’yeux de verre sur cet orbed’Argus ? demande Lauren, qui a vaguement la berlue.

— Pas autant. Peut-être juste la cinquantaine de perma-nence, et encore. En fait, il est presque impossible de lesdénombrer, parce que cette sphère ne possède aucun repère.Ces prunelles sont si soigneusement accolées les unes auxautres sur toute la périphérie de l’objet, et avec une telleuniformité que, de quelque côté qu’on le tourne, on voittoujours la même chose. C’est d’ailleurs le principe de cepasse-temps.

— Car cela sert de passe-temps ? Plutôt stressant commeloisir, je trouve, que de se laisser toiser par tous ces yeuxsans vie. Il doit quand même exister en Grèce des manièresmoins inquiétantes de se récréer, non ? Ils ne connaissentni la pêche à la ligne, ni les cartes à jouer, ni les petitescalomnies entre amis ?

— Oh, vous savez, Lauren, leurs ancêtres ont inventé laphilosophie pour s’amuser. Voilà qui crée un sacré précédent

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en matière de divertissement. Cela dit, aussi effarouchantque vous le trouviez, cet œil d’Argus est bel et bien un jouet.Le principe est le suivant : parmi ces yeux de verre, tous plusmorts que morts, il y en a un qui est vivant.

— Vivant ? Vous plaisantez ?— Pas du tout. Aussi vif qu’une main de babouin sur une

guenon, je vous assure. Pour le trouver, il vous faut tourneret retourner la boule en tous sens et examiner chaque œil,l’un après l’autre. Et soudain, vous allez découvrir qu’unede ces pupilles vous renverra votre œillade, avec toutel’intensité et tout le pétillement de la vie. Seulement, dès quevous reposerez la sphère, elle roulera un peu, faute de lamoindre partie plane sur laquelle se fixer, vous perdrez tousvos repères et l’œil vivant disparaîtra au milieu des iris morts.Un parfait camouflage, à rendre aveugle un oculiste ! Vousdevrez en ce cas recommencer à palper l’œil d’Argus pourretrouver celui qui vous rendra votre regard. On peut y passerdes heures, croyez-moi.

— Et en rêver toute la nuit, je n’en doute pas ! s’esclaffeLauren. Franchement, je ne conçois pas le plaisir malsainqu’on peut ressentir à peloter ce mire-mirettes surréaliste.

— Allons, plaisante Bogaert, n’est-il pas fascinant d’avoirla paume remplie d’une belle poignée d’yeux avides où sechercher soi-même ? C’est beaucoup mieux que le crâned’Hamlet, non ? To see or not to see ! Si vous ne me croyezpas, vous n’avez qu’à essayer. Je vous laisse chercher et jevais m’occuper pendant ce temps de ce client brutal qui vientde bousculer notre sonnette. »

Abandonnant là sa collaboratrice, l’air incrédule, en train

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de faire rouler l’œil d’Argus entre ses doigts, Bogaert quittele laboratoire pour aller accueillir ce peu discret visiteur.

« Ça alors ! s’exclame le brocanteur en arrivant en vue dela porte. Ronald ! Ce cher vieux Ronald De Kuyper ! Pour unesurprise ! »

C’est en effet l’antiquaire de Rotterdam qui vient d’entrer,dans un halo de grisaille humide emprunté au dehors. Et avecsa rudesse coutumière. Le gros homme est encombré d’uncarton imposant, qu’il dépose sans ménagement sur lapremière bergère à lui tendre les bras. Avec fort peu d’égardspour son délicat velours d’époque. Bogaert soupire pourson Nogaret.

La première fois que Lauren a vu le confrère de son patron,elle l’a supposé né des amours indignes entre un crapaudfemelle et un poussin trop gras. « En un mot : crapoussin ! »s’est-elle exclamée, ravie de trouver en français le mot quiconvenait. Il est vrai que Ronald De Kuyper jouit d’uneenveloppe impressionnante. Il est rond de partout, et fortdodu du reste. Seulement, ce Hollandais replet n’a rien d’unbon vivant. Loin d’appartenir aux rondelets heureux quicultivent avec tendresse leur rabelaisienne ampleur, il faitplutôt partie de ceux qui ont la bedaine morne et l’embon-point austère. Sa coupe en brosse, sa nuque martiale et saprunelle glacée contredisent vite ses faux airs d’épicurien.Lauren, toujours en verve quand elle manifeste sa désap-probation, l’a un jour qualifié de couenne froide, à nouveauen français dans le texte. Bogaert a trouvé la formule aussiféroce qu’appropriée.

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Aussi loin qu’il se le rappelle, le brocanteur brugeois n’ajamais vu son vaste confrère qu’engoncé dans un lodensombre et prisonnier d’épais costumes de velours côtelé. Celalui donne l’allure d’un gentleman-farmer, mais au tristeretour d’une chasse sans gibier. En fait, il s’en rend compteaujourd’hui, Bogaert ne l’a jamais rencontré à la belle saison,et ne peut concevoir ce que serait un De Kuyper en chemi-sette et bermuda. Peut-être vaut-il mieux d’ailleurs ne pasl’imaginer… Chaque fois que leurs chemins se sont croisés,l’hiver se chamaillait avec l’automne. C’est encore le casaujourd’hui, par cette pluvieuse journée de la mi-octobre.Dehors, le Spiegelrei tourne au gris sous la drache. L’aversebrouille l’eau du canal, qui semble s’excuser de ses refletsconfus. C’est le temps du vin chaud et des pensées moroses,des passantes équarries par leurs manteaux trop prudes, lasaison De Kuyper. À croire que le gros Néerlandais est unesorte de Bonhomme Frimas qui n’apparaît qu’aux moisfrisquets pour prédire les gelées.

« Bien le bonjour, Bogaert ! le salue De Kuyper, d’une voixronde et ferme, tout en s’évadant avec peine de son pardessushumide. À en juger au nombre impressionnant de lampesallumées dans votre magasin, je constate que vos affairesdoivent se porter au mieux ! Votre charmante clonette deLauren Bacall ne nous honore-t-elle pas aujourd’hui de saprésence si pétillante ? poursuit-il en parcourant la boutiqued’un regard inquisiteur.

— Lauren est fort occupée au laboratoire, l’informe Bogaertd’un ton affable. Elle roule des yeux pour un de ces objets

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extravagants qui vous font si souvent me prendre pour undoux hurluberlu.

— Il est vrai qu’en ce domaine, j’ai souvent un peu de malà vous suivre, reconnaît son visiteur, avec un sourire d’éplu-cheur d’oignons. Mais chaque corporation se doit de posséderses francs-tireurs et ses originaux. Sinon, de qui pourrait-on jaser entre confrères, je vous le demande ? Avec vous, aumoins, nous ne sommes jamais en manque d’excentricités.Vous serez toujours un amant du bizarre, et votre magasinune belle serre à mystères, n’est-ce pas ?

— À chacun son jardin, cher Ronald. Tout le monde ne secontente pas de cultiver des florins. »

Ronald De Kuyper et Frans Bogaert sont coutumiers de cegenre de conversation aigre-douce. Le Néerlandais n’a jamaispris son confrère au sérieux et Bogaert a toujours trouvé DeKuyper trop sévère. Ils adorent donc se harpiller un peu. Nonpar antipathie, juste pour le plaisir de la chicane. Quoi demeilleur que de s’égratigner doucement entre amis ? En fait,l’antiquaire de Bruges éprouve un grand respect pour sonhomologue de Rotterdam. Certes, son regard immobiledessine sans équivoque les limites d’un esprit borné, maiscela ne prive pas pour autant le gros homme d’une intelli-gence remarquable, tant qu’elle s’exerce dans le périmètre deses prédilections. Lauren le considère à juste titre commeun génie à courte portée. Les datations, les matériaux, lesmarques de fabrique et les manies d’artistes n’ont aucunsecret pour lui. Mais s’il peut au premier coup d’œil diffé-rencier une faïence d’Eckenförde d’une Kellinghusen, la daterà trois ans près, identifier son fabricant et en analyser l’émail,

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il sera tout à fait incapable de reconnaître la scène représentéesur l’assiette et d’en apprécier la valeur artistique. « Vousparlez d’un amateur d’art ! tempête Lauren à son propos. Iln’y a que la facture qui l’intéresse. Dans tous les sens duterme, évidemment. » Bogaert apprécie d’autant plus cejugement quand il songe à la Lauren qu’il a embauchée il ya quatre ans, guère préoccupée de considérations esthétiques,juste concernée par le dollar pour l’art. Son élève a beaucoupprogressé. Lui-même ne partage pas l’approche matérialistede son estimé confrère, mais il envie la certitude de sondiagnostic.

« À propos d’objets extravagants, Bogaert, je n’ai pas faitce détour sur ma route du Salon de Cologne pour rien ! Jevous ai apporté de quoi mettre en émoi votre légendairesens de l’étrange. »

De Kuyper ouvre le gros carton mouillé qu’il a abandonnédans la bergère de Nogaret et en extrait une splendide penduleen bronze doré. L’objet s’impose par ses dimensions – environcinquante centimètres en hauteur comme en largeur – et doitfaire un poids conséquent puisque le Hollandais se hâte dedéposer sur le guéridon le plus proche cet objet bien trop lourdpour ses soixante années. Bogaert s’en approche avec unegourmandise visible. Il décroise ses lunettes et les ajuste ausommet de son nez, signe chez lui d’un intérêt marqué. Il entame aussitôt l’examen de l’horloge, tandis que sonconfrère l’observe à la narquoise.

Bogaert ne peut que s’intéresser d’abord à la grande déesseantique, drapée dans les voiles de sa stola, qui domine de

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toute sa hauteur le cadran circulaire installé à ses pieds. Il apprécie le travail de la statuette, d’une finesse notable.La majestueuse divinité paraît endormie debout, appuyée sur son sceptre, dans une pose nonchalante rappelant lafameuse Athéna Pensive, la tête inclinée, appesantie desonges. De Kuyper avoue qu’il ignore de quelle déesse il peuts’agir. Le croissant figurant sur son diadème lui évoque Diane,peut-être.

« C’est Junon, sans aucun doute, le contredit Bogaert.Voyez : elle sommeille si mollement qu’elle va laisser échapperde sa main une sorte de coupe plate. C’est la patère, un de sessignes distinctifs, tout comme ce croissant céleste, ce sceptredémesuré plus grand qu’un bâton de berger landais et cettetroupe de paons qui orne le bas de la pendule.

— Et qui sont ces trois gracieuses qui dansent à ses pieds,à côté du cadran ? s’informe le Néerlandais, avec l’apparenteintention de prendre en faute l’agaçante érudition de sonhomologue.

— Probablement les Heures, estime Bogaert, après avoirexaminé le groupe de nymphes gambadant sur le fond derocaille dorée qui sert de décor à la partie inférieure de lapendule. Elles ont éduqué Junon et sont devenues par la suiteses servantes. Un trio plutôt de circonstance sur unehorloge… »

Le brocanteur belge inspecte ensuite de plus près le groupedes paons. L’artiste a représenté les oiseaux figurant sur lesbords toutes queues rabattues, pour user de leur courbe afinde dessiner le contour du bas de l’horloge, et mettre à profitleur galbe pour esquisser les pieds. Ceux du centre déploient

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leur plus belle roue pour meubler l’espace médian.« Magnifique composition. Orfèvrerie remarquable.

Milieu du XVIIIe siècle, je suppose ?— 1791 en fait, trompette De Kuyper. La date figure sur

un cartouche que j’ai déniché à l’arrière du châssis. Ce quiexclut un travail français. À cette date, la manière Louis XVIs’était imposée, beaucoup plus sévère, avec moins de mignar-dises à l’or fin et davantage de colonnettes en marbre. Orcette pendule possède tous les caractères du style précédent,auquel on avait déjà renoncé à Versailles. Les Français necréent les modes que pour le plaisir d’en changer au plus vite,c’est bien connu. Par contre, la façon Louis XV était encoretrès en faveur à la fin du siècle un peu partout en Europe.L’appellation variait d’un bord à l’autre de la Manche, commetoujours : messieurs les Anglais l’appelaient style bombé, lesautres parlaient de baroque ou de rococo. Mais tous conti-nuaient à raffoler de ce genre de sujet mythologique sur fondde rocaille clinquante. »

Frans Bogaert sait tout cela mais il a choisi de subir la leçon,par courtoisie, avec la risette reconnaissante de l’apprentis’imprégnant de la science du maître. De Kuyper aime voirqu’on l’écoute. Cependant, durant l’exposé, l’antiquaire duQuai du Miroir a détourné son attention vers le cadran dela pendule, car c’est assurément le plus bizarre qu’il ait jamaisvu. Les traditionnels chiffres romains y ont été remplacés pardes fleurs, mais dans un but qui n’a rien d’évident.

« Bizarre, ce cadran, hein ? l’apostrophe De Kuyper, qui anoté l’intensité avec laquelle son confrère s’est mis à fixer le

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disque d’émail aux singulières graduations florales. J’avouen’y rien comprendre. Je croyais que le nombre des corolles oucelui des hampes correspondait aux heures. Trois tiges pourtrois heures et six boutons pour sixte. Mais il n’en est rien.Savoir l’heure qu’il peut être relève de la devinette avec unependule pareille. C’est très inattendu pour l’époque : ils nepratiquaient guère les graduations symboliques ni les figuresabstraites qu’on trouve en abondance dans l’horlogeriemoderne.

— Combien en voulez-vous, mon cher Ronald ? demandeBogaert à brûle-pourpoint.

— Diable ! Quel enthousiasme ! Je reconnais là votre hâteà confondre antiquités avec excentricités ! Tempérez votreardeur, Bogaert, ce n’est pas raisonnable : je pourrais abuserde votre intérêt pour cette chose et vous en demander bienplus qu’elle ne vaut. Je croyais que toutes ces années decommerce vous avaient rendu plus froid en marchandage.

— Allons, j’ai toute confiance en votre probité ! ironiseBogaert. Je sais très bien que vous n’iriez pas exiger mille etcent d’une pendule incapable à jamais de donner l’heureexacte.

— Ah ? Vous avez remarqué… soupire l’antiquairehollandais, d’un air fort dépité.

— Je suis toujours assez vert pour compter fleurettes, voussavez… Et, aussi incroyable que cela me semble, cette pendulen’aligne qu’onze heures au compteur !

— Finement observé, maugrée De Kuyper. Et la dispositionrégulière des fleurs indique que c’est délibéré.

— Je confesse que je ne l’ai pas remarqué tout de suite,

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Ronald, et j’espérais ensuite que vous me le feriez noter devous-même. Je vais finir par croire que vous comptiez mecéder cet objet sans me révéler sa faiblesse essentielle.Pourtant, il est difficile de rencontrer une pendule plusincomplète que celle-là. On condamnerait pour fraude unartisan qui la mettrait en vente. Quel scandale ceserait ! Vous-même, en conscience, vous ne pourriez exigerbeaucoup d’une mécanique aussi inapte à la ponctualité.Vous êtes trop soucieux de votre réputation pour oser unetelle bassesse, n’est-ce pas ? »

Le bon compte a été arrêté à une unité par heure.« Marché conclu, capitule De Kuyper. Vous conviendrez

que c’est un prix plus qu’amical pour un si bel objet. Maisva pour onze cents euros symboliques.

— Bah, tout euro est symbolique, vous savez, renchéritBogaert avec un sourire impitoyable. Juste une monnaied’Arlequin qui rêve d’être Pierrot. »

Sa Majesté l’Ampleur s’est ensuite renfilée dans son lodentrop juste et toujours humide. Ronald De Kuyper a repris laroute de Cologne, lourd de quelques euros de plus et dequelques regrets en prime. Cela dit, il n’est pas mécontentde l’affaire. La pendule de Junon n’a pas été si bradée que cela.Une mimique malicieuse s’abandonne sur ses lèvres tandisqu’il regagne sa Mercedes garée à quelques rues du Quai duMiroir. Bien sûr, il n’a pas pu tromper la vigilance de Bogaerten ce qui concerne ce cadran incroyable amputé d’une bonneheure – allez savoir pourquoi. Il est pourtant parvenu à sejouer de son interlocuteur en focalisant sa curiosité sur cette

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anomalie. Tout épris de cette énigme, Bogaert a complè-tement négligé un détail : cette pendule plus qu’aberrante ne possède ni clé de remontage ni même un orifice où englisser une !

De Kuyper aurait pu avouer à son ami belge qu’il avait étéincapable d’activer cette horloge, faute de trouver unmécanisme qui le permette. Mais quelle jubilation d’avoirainsi trompé ce maître en bizarrerie ! Certes, ces onze centseuros garnissent sa poche avec une maigreur offensante, maiscette somme mesquine lui paraît plus coquette dès qu’ilimagine la grimace qui doit chiffonner à présent monsieurle Sherlock Holmes des bibelots, penaud et impuissant devantcette pendule que rien ne peut faire démarrer. Et puis qui luiaurait acheté cette grosse tocante sans tic-tac ? De Kuyper aencore élargi son sourire, tout en pressant le pas sous l’averse.Après tout, « Bon débarras ! » est aussi un slogan digne d’unbrocanteur.

Frans Bogaert, la pendule dans les bras, a regagné le labora-toire. Il y retrouve Lauren, l’orbe d’Argus à la main, en trainde le contempler la mine grave. Un vers du père Hugo luirevient en mémoire, même s’il n’y a ni tombe ni Caïn.

« C’est bon, vous aviez raison, déclare sa collaboratriceen levant la tête vers lui : l’un de ces yeux vit bel et bien. J’étaisen train de tourner cette boule dans tous les sens quand cetœil, là, a pétillé en retour. Comment peut-il paraître aussivivant ? C’est de la sorcellerie.

— Non, du savoir-faire. Mais il est vrai qu’à un certainniveau d’habileté, on ne fait plus la différence entre l’artisan

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et le sorcier. Stamatis Mitsias aurait souffert au Moyen Âge…Tout ceci est illusion, bien entendu. En fait, pour cet œil enparticulier, l’unique sur tout le globe, notre artiste a astucieu-sement placé sous l’iris artificiel de fines lamelles de miroir,en plan rayonnant. Ainsi, celui-ci apparaît plus vivant queles autres parce qu’il est le seul à vous renvoyer votre image.Cela donne matière à philosopher, non ? Quand je vous disaisque cet artefact matois est on ne peut plus grec !

— Et d’où sort cette pendule royale que vous câlinez avectant de tendresse ? demande Lauren, son attention soudainportée vers cet objet nouveau. »

Elle a remarqué l’effervescence de son patron, et se doutequ’il a trouvé dans cette horloge de quoi éveiller son fameuxappétit de secrets.

« Un cadeau de Ronald De Kuyper ! annonce Bogaert, nonsans fierté.

— Impossible, Frans. Si notre Crapoussin Suprême faisait uncadeau, même par inadvertance, il en mourrait sur-le-champ.

— Et pourtant, j’ai obtenu cette rareté à prix d’ami, croyez-le si vous le voulez.

— Le pauvre, il ne s’en remettra jamais. Combien ?s’enquiert-elle avec une moue sceptique.

— Disons que nous avons négocié cela à cent à l’heure…— Douze cents alors ? Belle performance, apprécie Lauren.

Pour une horloge aussi magnifique, qui m’a tout l’air d’uneLouis XV authentique et qui doit peser son poids de bronze,c’est vraiment une cession à l’amiable. Sa Ventripotence étaitsi fatiguée ? Malade, peut-être ? Ce n’est pas gentil, Frans,d’abuser ainsi de la faiblesse des autres. Et… »

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Brusquement, Lauren vient de se taire. Ses yeux se sontécarquillés de surprise :

« Mais… Elle n’a qu’onze heures, votre pendule !— Eh oui ! Vous pouvez par conséquent ramener votre

estimation à onze cents.— Allons bon ! Pourquoi être allé fabriquer, et avec un tel

luxe, une horloge à laquelle il manque une heure ? Cela n’apas de sens.

— À nous de lui en trouver un, ma chère Lauren ! »

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