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CPGE ECE1 – ESH – Chapitre 3 – La Croissance économique – 2018-2019 1 Chapitre 3 – La croissance économique Ce qu’en dit le programme : La croissance moderne peut s’analyser comme un processus relativement progressif ou comme l’oeuvre de ruptures. Il s’agira de présenter les faits stylisés de la croissance depuis la révolution industrielle en montrant que tous les territoires ne sont pas concernés en même temps et avec la même intensité. On présentera les sources et mécanismes de la croissance et les grands courants d’analyse. Les différents modèles permettent de s’interroger sur le caractère inéluctable ou non des déséquilibres accompagnant la croissance et sur leur origine, exogène ou endogène. On étudiera les sources du progrès technique et son rôle dans la croissance. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Plan du cours : 1 – Qu’est-ce que la croissance économique ? 2 – La croissance économique dans le monde depuis 1800 3 – Les sources de la croissance économique : du modèle de Solow aux modèles de croissance endogène 4 – Le rôle des institutions dans la croissance économique -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- 1 – Qu’est-ce que la croissance économique ? 1.1 – Définir la croissance comme phénomène quantitatif : la hausse du produit réel Document 1 – La croissance économique : une hausse du produit réel sur le long terme La croissance économique désigne l’augmentation de la production de bien et de services sur le long terme. Selon François Perroux (1903-1987), « la croissance économique correspond à l’augmentation soutenue pendant une ou plusieurs périodes longues d’un indicateur de dimension, pour une nation, le produit global net en termes réels ». A court terme, on parle plutôt d’expansion, par opposition à la récession. Pour apprécier l’amélioration du niveau de vie, on utilise la croissance du PIB par habitant ce qui suppose que la croissance du PIB soit supérieure à celle de la population. Document 2 – Les effets de la croissance économique sur le long terme : la hausse du niveau de vie La croissance économique est mesurée par la croissance du produit global ou par celle du produit par tête. Elle véhicule, dès lors qu’elle est régulière, des changements drastiques de niveau de vie quand on sait que le revenu par tête doublera en 70 ans avec un taux de croissance de 1%, en 14 ans avec un taux de croissance de 5%, en 7 ans avec un taux de croissance de 10%. Elle est aussi génératrice d’écarts substantiels de niveau de vie d’un pays à l’autre quand on sait, par exemple, qu’en partant du même revenu par tête initial de 1000 euros, un pays qui connaît une croissance de 1% aura un revenu par tête de 1220 euros 20 ans plus tard, et de 1640 euros 50 ans plus tard, alors qu’un pays qui connaît une croissance de 5% aura des revenus par tête aux mêmes échéances respectivement de 2650 euros et 11 470 euros. Jean-Luc Gaffard, La croissance économique, Armand Colin, coll. Cursus, 2011 Taux de croissance Période de doublement 1 % 70 ans 1,5 % 47 ans 2 % 35 ans 3 % 23 ans 4 % 17 ans 5 % 14 ans 7 % 10 ans 10 % 7 ans Revenu initial de 1 000 euros par tête Taux de croissance de 1% Taux de croissance de 5 % 20 ans plus tard 1 220 2650 50 ans plus tard 1 640 11 470

Chapitre 3 – La croissance économique Ce qu’en dit le

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CPGE ECE1 – ESH – Chapitre 3 – La Croissance économique – 2018-2019 1

Chapitre 3 – La croissance économique

Ce qu’en dit le programme : La croissance moderne peut s’analyser comme un processus relativement progressif ou comme l’oeuvre de ruptures. Il s’agira de présenter les faits stylisés de la croissance depuis la révolution industrielle en montrant que tous les territoires ne sont pas concernés en même temps et avec la même intensité. On présentera les sources et mécanismes de la croissance et les grands courants d’analyse. Les différents modèles permettent de s’interroger sur le caractère inéluctable ou non des déséquilibres accompagnant la croissance et sur leur origine, exogène ou endogène. On étudiera les sources du progrès technique et son rôle dans la croissance. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Plan du cours : 1 – Qu’est-ce que la croissance économique ? 2 – La croissance économique dans le monde depuis 1800 3 – Les sources de la croissance économique : du modèle de Solow aux modèles de croissance endogène 4 – Le rôle des institutions dans la croissance économique --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

1 – Qu’est-ce que la croissance économique ?

1.1 – Définir la croissance comme phénomène quantitatif : la hausse du produit réel

Document 1 – La croissance économique : une hausse du produit réel sur le long terme La croissance économique désigne l’augmentation de la production de bien et de services sur le long terme. Selon François Perroux (1903-1987), « la croissance économique correspond à l’augmentation soutenue pendant une ou plusieurs périodes longues d’un indicateur de dimension, pour une nation, le produit global net en termes réels ». A court terme, on parle plutôt d’expansion, par opposition à la récession. Pour apprécier l’amélioration du niveau de vie, on utilise la croissance du PIB par habitant ce qui suppose que la croissance du PIB soit supérieure à celle de la population.

Document 2 – Les effets de la croissance économique sur le long terme : la hausse du niveau de vie La croissance économique est mesurée par la croissance du produit global ou par celle du produit par tête. Elle véhicule, dès lors qu’elle est régulière, des changements drastiques de niveau de vie quand on sait que le revenu par tête doublera en 70 ans avec un taux de croissance de 1%, en 14 ans avec un taux de croissance de 5%, en 7 ans avec un taux de croissance de 10%. Elle est aussi génératrice d’écarts substantiels de niveau de vie d’un pays à l’autre quand on sait, par exemple, qu’en partant du même revenu par tête initial de 1000 euros, un pays qui connaît une croissance de 1% aura un revenu par tête de 1220 euros 20 ans plus tard, et de 1640 euros 50 ans plus tard, alors qu’un pays qui connaît une croissance de 5% aura des revenus par tête aux mêmes échéances respectivement de 2650 euros et 11 470 euros.

Jean-Luc Gaffard, La croissance économique, Armand Colin, coll. Cursus, 2011

Taux de croissance Période de doublement

1 % 70 ans 1,5 % 47 ans 2 % 35 ans 3 % 23 ans 4 % 17 ans 5 % 14 ans 7 % 10 ans

10 % 7 ans

Revenu initial de 1 000 euros par tête

Taux de croissance de 1%

Taux de croissance de 5 %

20 ans plus tard

1 220 2650

50 ans plus tard

1 640 11 470

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1.2 – La mesure de la croissance comme phénomène quantitatif : la comptabilité de la croissance

Document 3 – Trois façons de mesurer le PIB Le Produit Intérieur Brut est un agrégat représentant le résultat final de l’activité de production des unités productives résidentes. Cet agrégat peut se calculer de différentes manières : - PIB = sommes des valeurs ajoutées brutes des différents secteurs institutionnels augmentée des impôts

(sur la production et les importations) moins les subventions sur les produits ; - PIB = somme des emplois finaux de biens et de services (consommation finale, variations de stocks,

solde commercial, FBCF) ; - PIB = somme des revenus, c’est-à-dire somme des emplois des comptes d’exploitation des secteurs

institutionnels (rémunérations des salariés, impôts sur la production et les importations, EBE, revenus mixtes moins les subventions).

Document 4 – Distinguer mesure en valeur et mesure en volume On distingue PIB en volume (ou réel) et PIB en valeur (ou nominal). On sait en effet que la mesure de la valeur ajoutée marchande s’appuie sur l’utilisation des prix des biens et services produits. Or, ces prix peuvent varier dans le temps en raison de l’inflation. En conséquence, la valeur du produit peut augmenter sans que la production n’ait augmenté. Il faut donc se prémunir de ce biais en « neutralisant » l’effet de l’inflation sur la mesure de la valeur ajoutée. On utilise alors les indices et on distingue valeur réelle et valeur nominale. Avec IPC pour indice des prix à la consommation, on a : PIB réel (t) = (PIB nominal en t x IPC année de base) / (IPC en t)

Hausse des prix Hausse du produit en valeur Hausse du produit en volume 5% 105 10% 110 (110 x 100)/105 = 104,8 = hausse de 4,8 % 5% 105 5% 105 Le PIB réel reste stable 5% 105 0% 100 Le PIB réel baisse de 4,8 %

Rappel : PIB réel = PIB en volume = PIB à prix constant et PIB nominal = PIB en valeur = PIB à prix courants

Document 5 – Le PIB en parité de pouvoir d’achat Lorsque l’on compare les PIB de deux pays différents, deux problèmes se posent : 1 - Il faut exprimer ces deux PIB en une seule unité de compte, et donc il faut choisir de convertir la valeur d’un PIB dans l’unité de compte utilisée pour exprimer l’autre PIB. L’appréciation ou la dépréciation du taux de change entre les deux monnaies peut alors fausser le calcul. Le pays dont la monnaie s’apprécie va voir son PIB augmenter automatiquement par rapport à l’autre. 2 - Ensuite, les calculs du PIB au taux de change ne tiennent pas compte des différences de coût de la vie dans les pays considérés (1 euros à Paris me permet à peine de boire un café alors qu’un euro à Ouagadougou au Burkina Faso me permet de manger plusieurs repas) Les économistes ont donc élaboré une méthode dite PIB-PPA (PIB en parité de pouvoir d’achat) qui rend pertinente la comparaison de différents PIB en éliminant à la fois le problème des fluctuations de taux de change et les écarts de pouvoir d’achat. Cette méthode consiste à calculer un taux de change fictif entre les deux pays considérés en faisant le rapport entre les prix exprimés en monnaie nationale d’un même panier de marchandises dans les deux pays.

Appliquons la méthode de la PPA dans l’exemple fictif suivant Etats-Unis Union européenne

Il coûte 100 dollars aux USA mais 90 euros dans l’UE

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CPGE ECE1 – ESH – Chapitre 3 – La Croissance économique – 2018-2019 3

On constate que le même panier coûte 100 dollars aux Etats-Unis et 90 euros en Union européenne. On va donc faire le rapport entre le prix du panier exprimé en euros en Union européenne et le prix du panier exprimé en dollars aux Etats-Unis : !"#$&'!()#*"*)+,*)*'"-.

!"#$&'!()#*"('$+/0*)&-11(". = 23

433 = 0.9 ce qui signifie qu’un dollar s’échange selon la

méthode de la PPA contre 0.9 euros. Réciproquement, toujours selon la méthode de la PPA, un euro s’échangera contre 1,11 dollars puisque !"#$&'!()#*"('$+/0*)&-11(".!"#$&'!()#*"*)+,*)*'"-.

= 43323

= 1.11

Si l’on suppose vérifié et vraisemblable le coût de chaque panier, on considèrera que le taux de change de l’euro en dollars le plus approprié pour comparer les deux PIB ne sera pas le taux de change courant (par exemple 1,2 dollars pour un euro en septembre 2017) mais le taux de change en PPA, c’est-à-dire 1,11 dollars pour un euro. Pour comparer correctement le PIB américain avec le PIB européen, il faudra alors convertir le PIB européen exprimé en euros en PIB-PPA, c’est-à-dire convertir le montant du PIB européen en dollar selon le taux de change en PPA (et donc ne pas le convertir à partir du taux de change courant).

Principales limites du PIB-PPA - Le choix des biens qui composent le panier influe énormément sur le résultat de la PPA - Le choix des biens ne reflète pas forcément les spécificités culturelles de consommation (surtout des

produits des FMN) - Les prix peuvent beaucoup varier à l’intérieur d’un même pays - Les différences de qualités des produits des deux paniers sont difficiles à évaluer

1.3 – La croissance économique accompagne les transformations de la société

Document 6 – Transformations structurelles et diversité croissante de l’offre (Simon Kuznets – Prix Nobel 1971) « La croissance économique d’un pays peut être définie comme une augmentation à long terme de la capacité d’offrir une diversité croissante de biens, cette capacité croissante étant fondée sur le progrès de la technologie et les ajustements institutionnels et idéologiques qu’il demande » (Simon Kuznets, « Modern Economic Growth : Findings and Reflections », Discours de réception du Prix Nobel à Stockholm, décembre 1971) (…) Pionnier de la reconstitution des séries statistiques sur longue période (prix et production), du calcul du revenu national et de la comptabilité de la croissance, il livre, dans son discours de réception du Prix Nobel, une caractérisation complète de la « croissance économique moderne », ce phénomène unique entamé, selon lui, depuis 250 ans. Alors que la croissance est souvent définie de manière quantitative comme un accroissement du produit sur longue période, Kuznets insiste sur le rôle central du progrès technique dans la diversification croissante de l’offre et dans le changement de la composition du produit au fil de sa croissance. Comme il le note dès 1930, « notre système économique moderne est caractérisé par un changement incessant ». (…) Il poursuit ensuite cette caractérisation en montrant que les principales caractéristiques quantitatives de cette croissance sont les taux de croissance élevés du produit par tête, de la population et de la productivité et un très fort taux de transformation structurelle. Ce dernier renvoie aux changements structurels majeurs que sont le déclin de l’agriculture, l’augmentation de l’échelle des unités productives, les changements dans l’organisation et le statut du travail et les changements dans la structure de consommation. En soutenant que les accroissements quantitatifs du produit sont indissociables des changements qualitatifs qui affectent les structures de l’économie, l’analyse de Kuznets joue un rôle important dans la pensée économique.

Jean-Pierre Biasutti, Laurent Braquet, Les citations économiques, Bréal, 2011 p.61-62

Document 7 – La grande évasion : la hausse simultanée du niveau de vie et de la santé (Angus Deaton – Prix Nobel 2015) J’emploie le terme bien-être pour désigner toutes les choses bonnes pour les individus, tout ce qui rend la vie meilleure. Cela inclut le bien-être matériel, comme le revenu et la richesse ; le bien-être physique et psychologique, représenté par la santé et le bonheur ; l’éducation et la capacité à participer à la vie civile par le biais de la démocratie et de l’Etat de droit. (…) Le lien positif entre espérance de vie et revenu est crucial pour envisager la répartition planétaire du bien-être. Richesse et santé sont deux des plus importantes composantes du bien-être, (…) elles vont en général (mais pas

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inévitablement) de pair. (…) Pour la plupart des pays du monde, les hausses proportionnelles de revenus sont associées à une hausse comparable dans l’espérance de vie, tout comme elles sont associées à une même hausse en termes de satisfaction. (…) Depuis 1960, presque tous les pays sont devenus plus riches et leurs habitants vivent plus longtemps. C’est peut-être le fait le plus important concernant le bien-être dans le monde depuis la Seconde guerre mondiale : les choses s’améliorent, les composantes « santé » et « revenu » du bien-être progressent avec le temps. L’économiste et historien Robert Fogel (…) raconte comment les hommes ont échappé à la faim et à la mort prématurée. Cette grande évasion-là continue à grands pas depuis la Seconde Guerre mondiale.

Angus Deaton, La Grande Evasion. Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2016

Document 8 – La croissance économique accompagne la recherche de la prospérité dans les sociétés modernes (Edmund Phelps – Prix Nobel 2006) La prospérité qui a explosé au 19ème siècle, enflammant l’imagination et améliorant la vie professionnelle de millions de gens, est au cœur de mon récit. Un épanouissement à grande échelle, suscité par un monde du travail attirant et inspirant, s’est répandu en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, et par la suite en Allemagne et en France. L’émancipation progressive des femmes dans ces pays et, aux Etats-Unis, l’abolition de l’esclavage ont encore élargi l’assise de cet épanouissement. La création de nouveaux procédés et de nouveaux produits, qui en fait partie intégrante, constitue également la part essentielle de la croissance économique qui a accompagné cet épanouissement. (…) Dans le récit que je propose ici, la période de prospérité qui commence dès les années 1820 (en Grande Bretagne) et se poursuit jusqu’aux années 1960 (aux Etats-Unis) est le fruit d’une innovation endogène généralisée, autrement dit de l’adoption de nouveaux procédés ou de nouveaux biens produits par des idées endogènes ayant leur source dans l’économie nationale elle-même. D’une manière ou d’une autre, les économies de ces pays pionniers ont créé un fort dynamisme, c’est-à-dire l’envie et la capacité d’innover au plan local. Ces économies, je les nomme modernes. (…) Les économies que je nomme modernes ne sont pas les vieilles économies marchandes, mais quelque chose d’entièrement nouveau. Pour bien comprendre les économies modernes, il faut avoir présent à l’esprit que les idées originales naissent de la créativité et se fondent sur la singularité du savoir, de l’information et de l’imagination de chacun. (…) Les avantages de l’innovation pour l’homme (simulation de l’esprit, problèmes à résoudre, surgissement d’intuitions nouvelles, entre autres) sont essentiels au bon fonctionnement d’une économie moderne. Vivre et travailler dans ce type d’économie est une expérience enrichissante. (…) Pour cerner ce phénomène que je nomme dynamisme, je tiens compte du fait que celui-ci repose sur une myriade de libertés économiques, libertés que nous devons à notre démocratie occidentale. Il en va de même pour de nombreuses institutions mise en place pour répondre aux besoins du commerce. Mais l’avènement progressif de la modernité économique exigerait autre chose que l’existence et l’application de droits juridiques, autre chose que des institutions commerciales et financières. Dans ma définition du dynamisme, je ne conteste pas que la science a joué un rôle prépondérant (…). Selon moi, les comportements et les croyances sont la source même du dynamisme des économies modernes. Ce qui stimule l’innovation endogène d’un pays, c’est une culture consistant à protéger et à inspirer l’individualisme, l’imagination, la compréhension et l’affirmation de soi. Pour que l’économie d’un pays devienne majoritairement moderne, selon moi, il faut qu’elle ne se contente pas de produire des biens et des services déjà connus et spécifiques ; il faut qu’elle sache rêver de choses absolument nouvelles et qu’elle parvienne à concevoir la manière de produire des biens et services dont la production était jusqu’alors impraticable, voire inconcevable. (…) L’histoire de l’Occident que j’expose ici a donc pour moteur un antagonisme fondamental. Non pas entre socialisme et capitalisme (…). Non, l’antagonisme fondamental dont je parle ici oppose les valeurs modernes aux valeurs traditionnelles ou conservatrices.

Edmund Phelps, La prospérité de masse, Odile Jacob, 2017 p.10-11

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2 – La croissance économique depuis le 19ème siècle

2.1 – Au 19ème siècle, la croissance s’accélère : la sortie de la trappe malthusienne

Document 9 – La trappe malthusienne En 1798, dans son Essai sur le principe de population, Thomas Robert Malthus défend l’idée que les économies sont condamnées sur le long terme à une stagnation du PIB par tête à un niveau de subsistance. Il suppose que la « passion entre les sexes » entraîne une croissance démographique tant que la production alimentaire le permet. Si les salaires viennent à dépasser le niveau de subsistance, les travailleurs se marient plus jeunes, ont d’avantage d’enfants qui ont eux-mêmes plus de chances de survivre. Mais cette situation n’est pas durable. La pression démographique oblige à mettre en culture de nouvelles terres dont les rendements sont moindres. Le prix des denrées alimentaires augmentant, les salaires réels diminuent jusqu’au niveau de subsistance. L’économie est prise dans la trappe malthusienne : le niveau de vie ne peut pas durablement s’éloigner du niveau de subsistance. Ce modèle, fondé sur le dynamisme de la population et la loi des rendements décroissants, permet de comprendre à la fois la stagnation du niveau de vie et la faible augmentation de la population mondiale jusqu’au 19ème siècle.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 10 – Évolution du niveau de vie et de la population mondiale en indice base 100 (an 0)

Document 11 – La sortie de la trappe malthusienne À partir de la fin du 18èmesiècle, trois vagues de révolutions industrielles accélèrent brutalement le progrès technique qui, désormais, l’emporte durablement sur la parcimonie de la nature. L’énorme augmentation de la production permet d’augmenter la consommation par tête, ce qui limite la mortalité́ et favorise une croissance exponentielle de la population. Pour synthétiser, on peut dire qu’avant 1800, les rendements décroissants du capital naturel l’emportent sur le progrès technique et empêchent la hausse du niveau de vie et la progression de la population alors qu’après 1800, le progrès technique l’emporte sur les rendements décroissants du capital naturel et rend possible la croissance simultanée du niveau de vie et de la population.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017 Document 12 – Les cinq phases de croissance entre 1820 et la fin du 20ème siècle selon Angus Maddison Les travaux d’Angus Maddison pour l’OCDE sont une référence en matière d’étude de la croissance économique sur le temps long. Ils montrent que la croissance du revenu mondial connaît sur très longue période des ruptures de tendances abruptes et donc que la croissance n’est pas un processus linéaire. Ils montrent aussi qu’une cassure dans les rythmes de croissance s’opère dans les pays occidentaux au moment de la première révolution industrielle. Sur la période 1500/1820, Angus Maddison estime que la progression du revenu par tête est 30 fois inférieure à celle qui a eu lieu entre 1820 et aujourd’hui. Pour Angus Maddison, il est possible de distinguer 5 phases de croissances entre 1820 et la fin du 20ème siècle :

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- La phase 1820-1870 – la mise en place du capitalisme : C’est la période de mise en place du capitalisme libéral dans les pays développés. C’est la phase d’industrialisation (notamment en Angleterre) qui s’accompagne du développement du salariat, de l’innovation et du progrès technique, du modèle de l’usine. C’est en Europe qu’a lieu cette phase.

- La phase 1870-1913 – l’accélération de la croissance mondiale : Elle se caractérise par une accélération de la croissance mondiale. On assiste à une seconde révolution industrielle protée par l’électricité et le moteur à explosion. On assiste au rattrapage des économies « leaders ». C’est également une phase d’intenses échanges internationaux de biens, de capitaux mais aussi de personnes, on assiste à la première mondialisation (mobilités des facteurs et des marchandises). Les chocs démographiques durant cette période sont importants (près de 60 millions d’européens quittent le continent, dont 20 millions de britanniques). Les migrations internationales sont nettement plus importantes qu’aujourd’hui et les Etats européens connaissent la transition démographique durant laquelle l’augmentation de la population s’accélère.

- La phase 1913-1950 – le ralentissement de la croissance mondiale : Elle est marquée par un ralentissement relatif de la croissance dans un contexte de hausse des gains de productivité. Des innovations portant sur l’organisation du travail se diffusent (taylorisme et organisation fordienne) mais les deux guerres mondiales entrecoupées par la Grande Dépression des années 1930 annulent en grande partie les gains de productivité considérables permis par les nouvelles méthodes d’organisation du travail ;

- La phase 1950-1973 – l’âge d’or de la croissance : C’est la période durant laquelle le taux de croissance des pays développés est le plus élevé, que Jean Fourastié va qualifier de Trente glorieuse. Les pays les plus touchés par la guerre rattrapent les Etats-Unis (logique de la convergence entre PDEM). Durant cette période, la croissance devient durablement forte et régulière ;

- La phase 1973-1998 – le retour à la normale : Elle est marquée par un retour à une croissance en moyenne plus faible. Le taux de croissance annuel moyen entre 1973 et 1998 est quasiment identique à celui de la période 1820/1998. Durant cette période, les différences entre croissance des PDEM et croissance des PVD se creusent à l’exception de quelques pays asiatiques (la Corée du Sud, les nouveaux dragons asiatiques). En France, le PIB se contracte en 1975 et 1993. La question des divergences de taux de croissance entre PDEM se pose à nouveaux, certaines économies, les Etats-Unis notamment, semblent intégrer et tirer profit des nouvelles technologies plus rapidement que d’autres.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

Document 13 – Évolution du PIB mondial par habitant depuis l’an 1000

Source : Maddison

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2.2 – La dynamique de la croissance est inégale : le creusement des inégalités internationales jusqu’aux années 2000

Document 14 – Plus de croissance et plus d’inégalités internationales

Document 15 – Production de richesses (en milliards $ 1990), population en millions et production par habitant (en $ 1990)

0 1 000 1 820 1 998 Europe de l’Ouest, Japon et pays d’immigration européenne

Production de richesses 12,8 14,1 198 17 998 Population 28,9 34,9 175,1 838 Production par habitant 443 405 1 130 21 470

Amérique latine Production de richesses 2,2 4,6 14,1 2 942 Population 5,6 11,4 21,2 508 Production par habitant 400 400 665 5 795

Asie (hors Japon) Production de richesses 77 78,9 390,5 9 983 Population 171,2 175,4 679,4 3 390 Production par habitant 450 450 575 2 936

Afrique Production de richesses 7 13,7 31 1 939 Population 16,5 33 74,2 760 Production par habitant 425 416 418 1368

D’après Angus Maddison, L’économie mondiale, une perspective millénaire, OCDE, 2001

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Document 16 – La révolution industrielle : le début du clivage entre pays riches et pays pauvres PNB par habitant (exprimé en $ et prix des Etats-Unis de 1960)

Pays le plus développé

Pays développés Pays du Tiers-Monde

Monde

1750 230 182 188 188 1800 242 198 188 190 1860 575 324 174 218 1913 1 350 662 192 360 1950 2 420 1 050 200 490 1995 5 230 3 320 480 1 100

Paul Bairoch, Victoires et Déboires. Histoire économique et sociale du 16ème siècle à nos jours, Folio, 1997

Document 17 – A partir de 2000, les taux de croissance du niveau de vie les plus élevés ne s’observent pas dans les pays développés

Document 18 – L’évolution des inégalités internationales (François Bourguignon)

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3 – Les sources de la croissance économique : du modèle de Solow aux modèles de la croissance endogène

3.1 – Les contributions des facteurs de production à la croissance économique et la mise en évidence d’un résidu : le modèle de Solow

On appelle fonction de production la relation qui associe la quantité produite à celle des différents éléments ou facteurs nécessaires à cette production. Le plus souvent, on distingue deux facteurs de production, le travail (L) et le capital (K). La fonction de production s’écrit sous la forme Y = f (K ; L) avec Y le produit global. En utilisant davantage de facteurs, le produit global augmente. On parle dans ce cas de croissance extensive car il y a « extension » de la quantité de facteurs utilisés.

3.1.1 – Le facteur travail : l’évolution de la quantité annuelle d’heures travaillées

Document 19 – Comment chiffrer la quantité de travail disponible pour produire dans une économie ? Lorsque l’on cherche à relier la quantité de travail au produit, ce qui intéresse les économistes c’est moins l’impact de l’évolution de la population totale que l’impact de l’évolution de la quantité horaire annuelle de travail. Cela s’explique aisément par le fait que :

- une partie de la population totale ne participe pas au marché du travail parce qu’elle est trop jeune ou trop âgée ;

- au sein de la population en âge de travailler, une fraction ne souhaite pas travailler ; - parmi les actifs, une partie d’entre eux est au chômage ; - chaque actif occupé travaille en moyenne un certain nombre d’heures dans l’année ;

En 2008, la population totale de la zone euro dépasse la population totale des Etats-Unis. Pourtant le nombre d’heures travaillées dans la zone euro est inférieur de 13 % au nombre d’heures travaillées aux Etats-Unis. Le tableau qui suit en expose les raisons :

Variable Etats-Unis Zone euro Population totale en millions P 309 312 Ratio 15-64 ans/population totale y 67 % 67 % Taux d’activité des 15-64 ans x 75 % 73 % 1 – taux de chômage 1 – u 94 % 92 % Durée annuelle du travail (heures) d 1 792 1 574 Heures travaillées (milliards) H 259,8 226,7

Source du tableau : OCDE in A. Benassy-Quéré et alii, Politique économique, De Boeck, 3ème édition, 2012

Document 20 – De la population totale au nombre annuel d’heures travaillées

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Document 21 – Évolution de l’emploi et de la durée du travail en longue période JAPON ALLEMAGNE FRANCE ETATS-UNIS

Emplois (en millions)

1870 18,7 10,3 17,8 14,7 1998 65,1 35,5 22,3 131,5

Durée annuelle du travail

1870 2 945 2 941 2 945 2 964 1998 1 842 1 580 1 599 1 833

Nombre d’heures

travaillées (en milliards)

1870 55 075 30 292 52 421 43 570 1998 119 914 56 090 35 657 241 039

Évolution en % +117 % + 85 % -32 % +553 %

Source : Maddison

Document 22 – Évolution de l’emploi, de la durée du travail et du total des heures travaillées en France

3.1.2 – Le facteur capital : l’accumulation de capital physique

Document 23 – Définir le capital physique Le capital physique comprend aussi bien les machines, les ordinateurs, les logiciels, les véhicules, les bâtiments ou les infrastructures publiques, comme les routes et les ports, avec lesquels nous travaillons. Quasiment toutes les activités économiques requièrent du capital qu’il soit matériel ou immatériel. Trois traits principaux le définissent :

1. C’est un facteur de production : il sert à produire des biens et des services. Dans la mesure où les travailleurs produisent davantage quand ils disposent de plus de capital, les différences de dotation en capital expliquent en partie les inégalités de revenus entre les nations.

2. Il a lui-même été produit, au terme d’une opération que les économistes nomment l’investissement. La formation du capital est donc coûteuse : les ressources affectées à l’investissement ont du préalablement être épargnées, plutôt que consommées. Les économies modernes lui consacrent une part importante de leur revenu annuel : ainsi, les Etats-Unis affectent annuellement 20 % de leur PIB à l’investissement. Les pays en croissance rapide, comme la Chine (ou autrefois les tigres asiatiques), affichent des taux d’investissement de 40 %.

3. Il se déprécie au fil du temps. Comme tout objet physique, il s’use quand on s’en sert ; et comme tout objet incorporant de la technologie, il subit aussi une usure technologique, appelée obsolescence. Partant, une fraction importante de l’investissement vise à remplacer des équipements obsolètes ou usés.

D’après David Weil, Economic Growth, 2d Edition, Pearson 2009

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Document 24 – Accumulation du capital, capital par personne employée – ou intensité capitalistique – (hors logement, en milliers de dollars de 1990)

1890 1913 1950 1973 1992 Japon 1,5 2 8 40 113 Allemagne 9,5 13 18 58 102 France - 10 18 49 103 Etats-Unis 14 45 58 86 112

Source : Maddison in D. Guellec et P. Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, collection Repères, La Découverte, 2003

3.1.3 – Le modèle de Solow = l’analyse de la croissance dans un cadre néoclassique

Document 25 – Robert Solow et la décomposition de la croissance économique Robert Solow (1956) développe un modèle d’inspiration néoclassique pour expliquer comment évolue le rythme de croissance de l’économie. Si l’on pose que Y est la production, L la quantité de travail, et K la quantité de capital Si on considère que la production dépend de la quantité de facteurs utilisés K et L Alors on peut écrire que Y = f (K ; L) A partir de cette équation, il est possible de mesurer les contributions des variations de la quantité de travail et de la quantité de capital à la croissance. La hausse de la quantité de travail expliquant X % de hausse du produit, tandis que la hausse de la quantité de capital expliquera Y % de la hausse du produit. X % + Y % = augmentation en % du produit.

Document 26 – Le modèle de Solow isole le rôle du capital comme explication économique de la croissance Mais le modèle de Solow n’est pas uniquement un modèle visant à décomposer la croissance, c’est aussi un modèle explicatif : il cherche à déterminer comment la croissance peut évoluer quand un facteur économique varie. Or, il considère que des deux facteurs de production, seul le facteur capital est un facteur « économique », c’est-à-dire un facteur sur lequel les agents économiques prennent des décisions économiques. En fonction de leurs revenus, ils déterminent un montant d’épargne utilisé pour investir. La variation du produit a un impact sur le revenu, l’épargne, l’investissement, le produit et donc le revenu ainsi de suite. L’évolution du facteur travail est extérieure à cette dynamique. La variation de la population n’a pas de lien avec l’évolution du produit et ne relève pas de décisions « économiques » des agents. Elle renvoie plutôt à des variables socio-démographiques (évolution de la démographie, comportements d’activité des femmes, des seniors, des enfants…) qui ne sont pas reliées à la croissance. L’équation se transforme alors. On appelle k le rapport K / L : c’est-à-dire la quantité de capital pour chaque unité de travail ; ce rapport est également appelé intensité capitalistique. Ce qui intéresse l’économiste c’est de connaître uniquement les conséquences d’une variation du facteur K sur l’intensité capitalistique (k) et de k sur le produit par habitant (Y/L). L’équation de Solow s’écrit alors Y/L = f(k) avec k=K/L

Document 27 – L’hypothèse de décroissance de la productivité marginale du capital et l’état stationnaire Philippe Aghion dans sa leçon inaugurale au Collège de France (2016) présente ainsi le modèle de Solow et ses limites : « Ce modèle décrit une économie dans laquelle la production se fait avec du capital et où c’est la croissance du stock de capital qui fait croître le PIB. D’où provient la croissance du capital ? De l’épargne des ménages, et l’épargne est supposée égale à une fraction constante de la production (du PIB). Donc on se dit que tout va bien dans cette économie : davantage de capital financé par l’épargne produit davantage de PIB, ce qui se traduit par davantage d’épargne et donc davantage de capital pour produire davantage de PIB, etc. Autrement dit, voici une économie qui semble générer une croissance économique durable, même sans progrès technique, sous le simple effet de l’accumulation de capital (le rêve soviétique ?).

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Malheureusement, là où le bât blesse (et justement l’Union soviétique en a fait l’expérience) c’est que les rendements sont décroissants à ne produire qu’avec du capital. Plus le stock de capital (pensez à des machines) est élevé, moins on augmente le PIB en augmentant le stock de capital ; mais par conséquent, moins on augmente l’épargne et donc l’accumulation du capital. A partir d’un certain moment de ce processus, l’accumulation s’essoufle et l’économie cesse de croître. » Arrive un stade où l’épargne dégagée par la hausse du produit n’est plus suffisante pour faire augmenter le stock de capital utilisé, elle permet seulement de remplacer le stock de capital existant. C’est à stade que correspond l’état stationnaire de l’économie. Robert Solow renoue ici avec la tradition du pessimisme classique inaugurée par David Ricardo au début du 19ème siècle.

Document 28 – Le modèle de Solow : représentation graphique

3.1.4 – Le modèle de Solow : quelles portées ? quelles limites ? Document 27 – L’évolution du rapport de capital au PIB et évolution de la productivité horaire du travail

Évolution du rapport de capital (hors logement) au PIB Le coefficient de capital est égal au rapport entre le stock de capital et le PIB annuel (c’est donc l’inverse de la productivité du capital)

1890 1913 1950 1973 1992 Japon 0,7 0,9 1,7 1,7 3 Allemagne - - 1,8 1,9 2,3 France - - 1,6 1,6 2,3 États-Unis 3,1 3,3 2,5 2,1 2,4

Source : Maddison L’évolution de la productivité horaire du travail

Taux de croissance annuel moyen en % Japon Allemagne France États-Unis 1950-1973 7,7 6,0 5,1 2,7 1973-1998 2,9 2,6 2,5 1,2

Source : Maddison

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Document 28 – Un modèle qui permet de rendre compte du rattrapage de certaines économies en retard

Document 29 – La décomposition de la croissance On appelle fonction de production la relation qui associe la quantité produite à celle des différents éléments ou facteurs nécessaires à cette production. Le plus souvent, on distingue deux facteurs de production, le travail (L) et le capital (K). La fonction de production s’écrit sous la forme Y = f (K ; L) avec Y le produit global. En utilisant davantage de facteurs, le produit global augmente. On parle dans ce cas de croissance extensive car il y a « extension » de la quantité de facteurs utilisés. La croissance se décompose de la manière suivante : - part de la croissance imputable à l’augmentation de la quantité de travail - part de la croissance imputable à l’augmentation de la quantité de capital

Document 30 – Décomposition de la croissance du PIB et présence d’un résidu (en TCAM)

Document 31 – D’où provient le résidu ? La réponse de Robert Solow Cette adhésion au pessimisme classique est cependant tempérée chez Robert Solow par le rôle qu’il donne au progrès technique. Philippe Aghion (2016) écrit : « Comme l’explique très clairement Robert Solow, pour générer une croissance soutenue, il faut donc un progrès technique permettant d’améliorer la qualité des machines, c’est-à-dire « leur productivité ». Mais Solow ne dit rien sur l’origine du progrès technique, en particulier sur ce

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qui, dans l’économie, stimule ou freine l’innovation ». Ce progrès technique ne relève pas de la sphère économique (comme d’ailleurs, la hausse de la population). Il provient du hasard de la recherche scientifique appliquée aux productions des biens et services. La croissance économique est donc dépendante d’une variable « exogène » à l’activité économique et au modèle. Philippe Aghion (2016) ajoute : « Comme nous venons de le voir, le modèle de croissance néoclassique ne permet pas d’expliquer la croissance de long terme ; elle permet encore moins de comprendre pourquoi certains pays croissent plus vite que d’autres, pourquoi certains pays convergent vers les niveaux de PIB par tête des pays développés et d’autres en demeurent très loin ou s’arrêtent à mi-parcours. »

Document 32 – Le modèle de Solow et l’explication de la croissance économique (Résumé) Il décompose la croissance en 3 facteurs : - un facteur économique : l’investissement - un facteur démographique : la hausse de la population active + comportements d’activité (qui a un impact sur la quantité de travail) - un résidu : le progrès technique La fonction de production s’écrit désormais : Y/L = A.F(k) avec A comme résidu et k l’intensité capitalistique (K/L). Mais un modèle limité car : - un facteur économique (facteur endogène) qui n’explique pas la croissance sur le long terme : pourquoi l’état stationnaire n’apparaît pas durablement ? - un modèle utile pour rendre compte du rattrapage de certaines économies mais qui n’explique pas pourquoi d’autres économies en retard ne sont pas dans la dynamique de rattrapage ;

- un modèle qui n’explique pas la divergence constatée à partir des années 1990 entre les États-Unis et l’Europe ;

- un rôle donné au progrès technique mais qui n’est pas expliqué par le modèle (facteur exogène).

Document 33 – Que mesure la PGF ? Les indicateurs de productivité globale des facteurs (PGF) rapportent une mesure du volume de l’output à une combinaison des volumes de tous les facteurs de production dont la prise en compte est explicitée. Cette combinaison correspond à la relation fonctionnelle, ou fonction de production, retenue pour représenter la combinaison productive. Les évolutions de la PGF traduisent celles de l’output qui ne sont pas directement expliquées par les évolutions des inputs. (…) Mais que mesure la PGF ? Lipsey et Carlaw (2000, 2004) distinguent, dans la littérature économique, trois principales lectures de la PGF : - une première lecture, sans doute la plus courante, considère la PGF comme une mesure du progrès

technique ; - une deuxième lecture appréhende la PGF comme l’expression de gains de productivité induits par

l’activité économique, via des effets d’externalités ou d’économie d’échelle, et non appréhendés par les facteurs de production usuellement retenus. Ainsi, pour Hulten (2000), la PGF représente une manne tombée du ciel « Manna from heaven », c’est-à-dire des améliorations sans coûts (…) ;

- enfin, la troisième lecture est celle des sceptiques sur toute interprétation de ce que mesurerait la PGF. Pour Abramovitz (1956), repris par Griliches (1996), la PGF serait un indice de notre ignorance (« a mesure of our ignorance ») des sources de la croissance de la productivité. Les difficultés de mesure des inputs, de l’output et des interactions entre les différentes variables macroéconomiques en jeu sont telles que la PGF intégrerait les effets de facteurs non identifiés.

Gilbert Cette, Productivité et croissance en Europe et aux Etats-Unis, La Découverte, 2007, p.10-12

Document 34 – D’où provient le résidu ? (La réponse de Moses Abramowitz) « Puisque nous savons peu de choses des causes de l’accroissement de la productivité, l’importance constatée de cet élément peut être prise comme une sorte de mesure de notre ignorance quant aux causes de la croissance économique aux Etats-Unis (…). » Source : Moses Abramowitz, « Ressources and Output Trends in the United States since 1870 », The American

Economic Review, 1956

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Document 35 – Synthèse sur les sources de la croissance

3.2 – Expliquer l’origine de la productivité globale des facteurs : les modèles dits de croissance endogène

3.2.1 – Du résidu à la productivité globale des facteurs

Document 36 – La croissance est la conséquence de l’accumulation de capital sous diverses formes La théorie néoclassique identifie une seule source de croissance : l’accumulation du capital physique. Les théoriciens n’ignorent pas les autres sources, mais ils ne les intègrent pas explicitement dans les modèles, considérant que la variable exogène appelée « progrès technique » capte tous ces effets. A l’inverse, les modèles de croissance endogène sont caractérisés par une grande diversité des sources retenues : investissement en capital physique, en capital public, en capital humain, apprentissage par la pratique, division du travail, recherche et innovation technologique. Ces sources ont de longue date été identifiée par les économistes (la plupart sont citées par Adam Smith), mais la croissance endogène les formalise pour la première fois, et permet donc de mieux comprendre leurs effets.

Dominique Guellec, Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, collection Repères, La Découverte, 2003

Document 37 – Déterminer le rôle économique de A dans la croissance Les nouvelles théories de la croissance transforment la fonction Y/L = A.F(K ; L) proposée par Robert Solow. L’objectif est d’expliquer comment les décisions économiques des agents provoquent des rendements d’échelle croissants qui viennent contrecarrer la règle de l’épuisement du produit : conséquence, (A) n’est plus un résidu exogène au modèle mais la variable qui incorpore l’effet de ces rendements d’échelles croissants. Ce qui compte désormais, ce n’est pas tant la hausse de la quantité des facteurs mais la façon dont ces facteurs sont utilisés et la qualité de leur combinaison. La présence de rendements d’échelles croissants signifie que les facteurs sont de mieux en mieux utilisés et que leur augmentation au cours du temps s’accompagne d’une hausse de leur productivité globale. Le résidu A est désormais assimilé à la productivité globale des facteurs (PGF) et les travaux portant sur la croissance « endogène » montrent :

- comment la hausse de la PGF vient de l’accumulation de différents capitaux par des agents privés (capital physique, capital technologique et capital humain) ;

- comment l’accumulation de ces capitaux résulte des décisions des agents économiques ; - pourquoi ces décisions des agents peuvent être sous-optimales et requièrent l’accumulation d’un

quatrième « capital », le capital public ; - comment les décisions des agents dépendent des règles du jeu, c’est-à-dire les institutions,

notamment celles instaurées par la puissance publique. Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

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Document 38 – Les sources de la croissance du PIB aux États-Unis et dans la zone euro (TCAM 1990-2004)

Source : A. Benassy-Quéré et alii, Politique économique, De Boeck, 3ème édition, 2012 3.2.2 – L’accumulation de capital technologique

a) Les effets de l’accumulation de capital technologique sur la croissance économique

Document 39 – Qu’est-ce que le progrès technique ? Le progrès technique est défini de façon générale comme un accroissement de la connaissance que les hommes ont des lois de la nature appliquées à la production. Il consiste donc en l’invention de produits et procédés nouveaux qui augmentent le bien-être des individus soit par un accroissement soit par une transformation de la consommation.

Dominique Guelle et Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, Collection Repères, La Découverte, 2003

Document 40 – Innovation et destruction créatrice L’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle - tous éléments créés par l’initiative capitaliste. (…) Ce processus de mutation industrielle révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de destruction créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme.

Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942 Document 41 – La destruction créatrice génère des gains de productivité (renouvellement du tissu productif et incitation à innover) Dans le secteur manufacturier aux Etats-Unis, la productivité du travail s’est accrue de 21 % entre 1977 et 1987. Mais la croissance de la productivité n’est pas uniforme. Derrière l’évolution moyenne, la destruction créatrice est à l’oeuvre. La productivité des entreprises nouvelles est supérieure de 11 % à la moyenne du secteur en 1977, et celle des entreprises disparues est inférieure de 17 %. Les nouvelles entreprises ont chassé du marché des entreprises moins productives, et ce renouvellement du tissu productif explique 30 % du gain global de productivité. Mais là ne s’arrêtent pas les effets de la destruction créatrice. Les entreprises qui ont survécu ont dû s’adapter et innover à leur tour : en 1987, leur productivité était supérieure de 20 % à la moyenne du secteur en 1977. L’irruption de nouveaux concurrents et de nouvelles technologies les a poussées à innover sous peine de disparaître.

Shigeru Fujita, Creative Destruction and Aggregate Productivity Growth, Business Review, 2008

États-Unis UE 15 Écart 1990

-1995

1995-

2000

2000-

2004

1990-

1995

1995-

2000

2000-

2004

1990-

1995

1995-

2000

2000-2004

PIB 2,5 4,2 2,4 1,6 2,7 1,5 0,9 1,5 0,9 Heures travaillées (= a + b) 1,3 1,9 - 0,4 - 0,9 0,9 0,4 2,2 1,0 - 0,8 Contributions à la croissance des heures travaillées : Emploi (a) Durée du travail (b)

1,1 0,2

1,7 0,2

0,4 - 0,8

- 0,5 - 0,4

1,4 - 0,5

0,7 - 0,3

1,6 0,6

0,3 0,7

- 0,3 - 0,5

Productivité horaire du travail (= c + d)

1,2 2,3 2,8 2,5 1,8 1,1 - 1,3 0,5 1,7

Contributions à la croissance de la productivité horaire : Intensité capitalistique (c) PGF (d)

0,7 0,5

1,2 1,1

1,1 1,7

1,3 1,2

0,9 0,9

0,7 0,4

- 0,6 - 0,7

0,3 0,2

0,4 1,3

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Document 42 – Les innovations séculaires (également appelées innovation à portée générale)

Michel Aglietta, Europe Sortir de la crise et réinventer l’avenir, Michalon, p.288

Document 43 – Schéma : les effets de l’accumulation de capital technologique sur la croissance économique

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b) Les sources de l’accumulation de capital technologique

Document 44 – Le caractère profondément économique (endogène) de la production de connaissances Une première évidence qui ressort (…) est le caractère profondément économique de l’activité technologique. La perspective de revenus est l’incitation la plus forte depuis au moins deux siècles en Occident. Ainsi, la plupart des ingénieurs anglais impliqués dans la révolution industrielle de la fin du 18ème siècle (Arkwright, Crompton, Watt, etc.) étaient eux-mêmes entrepreneurs ou du moins étroitement associés à des entrepreneurs. La recherche fondamentale obéit certes à des systèmes d’incitation différents de ceux qui régissent la technologie, dans lesquels l’aspect monétaire est secondaire, mais elle est elle-même nourrie par les revenus issus d’autres activités économiques, et son avancée en dépend. Donc, par l’incitation comme par le financement, le progrès technique est endogène, et l’exclure de l’analyse économique conduit à confiner celle-ci au court ou au moyen terme.

Dominique Guelle et Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, Collection Repères, La Découverte, 2003 p.84

Document 45 – Le progrès technique : un bien collectif cumulatif Le progrès technique apparaît comme un bien public cumulatif. C’est un bien cumulatif dans la mesure où chaque découverte s’appuie sur d’autres découvertes faites dans le passé. Selon les mots de Newton, « nous sommes des nains montés sur les épaules de géants » : autrement dit, il suffit d’apporter une amélioration même très mineure à un résultat important pour obtenir un résultat plus fort encore. Les inventions les plus simples a priori, semblant se résumer à une idée, certes géniales, nécessite la mobilisation de connaissances étendues et diversifiées. Ainsi Gutenberg, pour réaliser le premier système d’imprimerie avec des caractères mobiles, a utilisé sa maîtrise de la métallurgie (la réalisation des fontes est difficile), de la mécanique (construction de la presse). Aucune invention ne sort du vide… La réalisation des grandes innovations modernes, telle l’automobile ou l’avion, a nécessité le rassemblement de connaissances de la plus grande diversité. Cela est tout aussi évident dans la science, où chaque chercheur est amené à utiliser les théorèmes établis par ses collègues pour en établir de nouveaux. Et il contribue par là-même à augmenter le stock de connaissances disponibles pour les générations suivantes de chercheurs. Ce stock, dont il sera largement question par la suite, peut être visualisé comme un ensemble d’idée, de thèmes, de résultats et aussi de questions.

Dominique Guelle et Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, Collection Repères, La Découverte, 2003

Document 46 – Les externalités de connaissance Cumulativité et non rivalité font de la connaissance un bien particulier. En effet, non seulement un innovateur peut utiliser les découvertes passées, mais il peut a priori les utiliser en totalité et cela simultanément à tous les autres chercheurs. Chacun peut mobiliser l’ensemble du stock, ce qui n’est bien sûr pas le cas pour le stock de capital physique dont l’usage est rival (une même machine ne peut servir simultanément à un nombre quelconque d’utilisateurs). (…) Si chaque chercheur peut utiliser les résultats de tous ses collègues et prédécesseurs, la réciproque est également vraie : les découvertes de chacun sont disponibles pour ses collègues et successeurs, car elles vont à leur tour s’ajouter au stock de connaissances. Cela traduit une externalité qui est au cœur du processus de croissance. Chaque chercheur contribue à accroitre la productivité de ses collègues, et l’externalité est même intertemporelle puisque parmi les collègues figurent ceux des générations suivantes.

Dominique Guellec, Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, collection Repères, La Découverte, 2003

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Document 47 – Les sources de l’accumulation de capital technologique

3.2.3 – L’accumulation de capital humain

a) Les effets de l’accumulation de capital humain sur la croissance économique

Document 48 – Qu’est-ce que le capital humain ? Le capital humain désigne le stock de connaissances valorisables économiquement et incorporé aux individus. Ce sont non seulement des qualifications, mais aussi (et dans le cas des pays en voie de développement surtout) l’état de santé, la nutrition, l’hygiène.

Document 49 – Corrélation entre durée de la scolarité et croissance

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Document 50 – Corrélation entre qualité de l’éducation et croissance

Document 51 – Des conséquences différentes suivant la position de l’économie par rapport à la frontière technologique

Document 52 – L’importance de l’éducation supérieure Une économie dont la croissance repose sur l’innovation de pointe a besoin d’universités performantes, en matière de recherche. Certains en France minimisent l’importance d’avoir des universités bien notées par les classements de Shangai ou du Times, voire les récusent au nom d’une irréductibilité spécifique française. Or, on peut montrer que les universités bien notées par Shangai ou le Times sont également ceux qui ont les meilleures performances en matière d’innovation et de brevets. Autrement dit, alors que la France des Trente Glorieuses pouvait se contenter d’avoir ses grandes écoles pour former le cercle étroit de ses élites polyvalentes tout en laissant à ses universités la formation de ses cadres, une France de l’innovation a besoin d’universités ancrées dans la recherche, à la fois bien dotées et gouvernées.

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Le graphique ci-dessus réalisé sur la base de comparaisons entre Etats américains, montre cet effet. On y remarque que plus un Etat américain est proche de la frontière technologique, et plus l’investissement en troisième cycle universitaire stimule la croissance de la productivité dans cet Etat (c’est le cas de la Californie et du Massachusetts). En revanche, plus un Etat est loin derrière la frontière technologique (Mississippi, Alabama), et plus c’est le premier cycle universitaire (avec l’école et le collège) qui stimule la croissance de la productivité dans cet Etat.

Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen, Changer de modèle, Odile Jacob, 2014 p.99-100

b) Les sources de l’accumulation de capital humain

Document 53 – Le capital humain selon Theodore Schultz « Ce que les économistes n’ont pas relevé, c’est une simple vérité : les gens investissent en eux-mêmes et ces

investissements sont très importants. » Theodore Schultz, « Investment in human capital » in The American Economic Review, 1961

Document 54 – Le rendement de l’éducation est en grande partie privé Le capital humain est donc appropriable par l’individu qui en est porteur, contrairement au capital technologique qui est pour partie un bien collectif. Par exemple le théorème de Thalès fait partie du capital technologique : il n’est pas nécessaire de le redécouvrir pour l’utiliser. Mais la connaissance ou non de ce théorème est une caractéristique d’un individu donné : on peut le connaître ou ne pas le connaître. Il y a donc une différence essentielle entre les mécanismes de rémunération du capital humain et du capital technologique : le rendement de l’accumulation du capital humain est privé (même s’il existe des externalités ; ainsi le fait d’être entouré de personnes efficaces rend sans doute plus efficace), alors que celui du capital technologique est d’abord public (même si la technologie est d’usage partiellement exclusif).

Dominique Guellec, Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, collection Repères, La Découverte, 2003

Document 55 – Ne pas confondre capital humain et capital technologique Capital technologique Capital humain

Qu’est-ce que c’est ? Des connaissances Des connaissances incorporées Ce capital est-il appropriable ?

Non ou seulement très partiellement (bien collectif)

Oui en très grande partie (bien privé)

Rendement social par rapport au rendement

privé (externalités)

Rendement social très supérieur au rendement privé

Rendement social supérieur au rendement privé

Niveau d’investissement dans ce capital permis par la coordination marchande

Très insuffisant car les externalités de connaissances ne sont pas prises en

compte

Insuffisant car les externalités positives associées au capital humain

ne sont pas prises en compte

Rôle de l’Etat

Prise en charge publique de la production de connaissances +

incitations à faire de la R&D (crédit d’impôt pour les dépenses de R&D,

subvention, brevet)

Prise en charge publique de l’éducation + bourses pour inciter à

accumuler du capital humain

Document 56 – Révolution agricole et accès à l’alimentation Au 18ème siècle et au début du 19ème, la population britannique consommait moins de calories qu’il n’était nécessaire pour que les enfants grandissent au maximum de leur potentiel, et pour que les adultes aient un corps fonctionnant sainement, apte à effectuer un travail rémunérateur et productif. Les gens étaient très petits et très maigres, peut-être plus petits qu’à aucune autre époque. Tout au long de l’histoire, l’homme s’est adapté au manque de calorie en ne devenant ni trop gros ni trop grand. Le rachitisme est la conséquence d’une alimentation insuffisante, surtout dans l’enfance, mais un corps plus petit exige moins de calorie pour son entretien de base, et il permet de travailler avec moins de nourriture qu’il n’en faudrait pour un corps plus grand. Un travaillant mesurant un mètre quatre-vingt et pesant quatre-vingt-dix kilos aurait à peu près aussi

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bien survécu au 18ème siècle qu’un homme arrivé sur la lune sans combinaison spatiale ; en moyenne, il n’existait tout simplement pas assez de nourriture pour soutenir une population dotée des caractéristiques physiques d’aujourd’hui. Les petits ouvriers du 18ème siècle étaient prisonniers d’un piège nutritionnel : ils ne pouvaient pas gagner beaucoup parce qu’ils étaient faibles physiquement, et ils ne pouvaient pas manger parce que, sans travail, ils n’avaient pas de quoi s’acheter de la nourriture. Avec le début de la révolution agricole, le piège en vint à se démanteler. Le revenu par tête commença à augmenter et, peut-être pour la première fois, une amélioration régulière de l’alimentation devint possible. Cette meilleure alimentation rendit les hommes plus grands et plus forts, ce qui permit une hausse de la productivité, créant une synergie positive entre le progrès du revenu et le progrès de la santé, chacun encourageant l’autre. Quand le corps des enfants est privé des nutriments nécessaires à la croissance physique, le développement du cerveau a également peu de chance d’atteindre tout son potentiel : ces individus plus grands et plus riches étaient aussi peut-être plus intelligents, ce qui favorisait encore l’essor économique et accélérait le cercle vertueux.

Angus Deaton, La Grande évasion Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2016 p.115-118

Document 57 – Malnutrition et développement cognitif Dans un environnement idéal où tout le monde obtient assez à manger et où personne ne tombe jamais malade, certains seront petits et d’autres seront grands, selon leur patrimoine génétique, mais il n’y aura pas de différence systématique dans la fonction cognitive selon la taille. Dans notre monde réel, certains seront victimes de privations dans l’enfance, et ces gens-là seront surreprésentés parmi les petits, c’est pourquoi les gens petits ont en moyenne une moins bonne fonction cognitive. Il peut s’agir simplement de calories en quantité insuffisante, ou de la lutte répétée contre les maladies infantiles, grandes consommatrices de calories.

Angus Deaton, La Grande évasion Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2016 p.185-187

Document 58 – De l’accumulation de capital humain à la croissance économique

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3.2.4 – Le marché est défaillant pour coordonner efficacement les décisions d’investissement de capital physique, de capital humain et de capital technologique : le rôle du capital public

a) L’importance de l’accumulation des différents types de capitaux dans le processus de croissance économique.

Document 59 – Les effets de l’accumulation des différents types de capital sur la croissance économique : l’exemple des années 1990 Dans le document suivant, nous pouvons observer les écarts dans l’accumulation du capital dans plusieurs PDEM. Les dépenses en R&D et en capital-risque, le nombre de brevets permettent de mesurer l’effort d’accumulation du capital technologique. Le nombre de chercheurs et la part des diplômés permettent d’évaluer les efforts d’accumulation du capital humain. La part de l’investissement en TIC permet d’observer l’accumulation du capital physique provenant de la diffusion des nouvelles technologies. On constate que sur tous ces critères, les États-Unis figurent en tête des classements des pays et cette situation permettrait d’expliquer pourquoi l’économie américaine « redémarre » au milieu des années 1990, résolvant en cela le paradoxe de Robert Solow (1987) : « Les ordinateurs sont partout… sauf dans les statistiques de la croissance. »

Manuel ESH 1ère Année, Studyrama, 2017

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b) Le capital public : un remède pour faire face aux défaillances du marché qui entravent l’accumulation des capitaux

Document 60 – Qu’est-ce que le capital public ? Le capital public est constitué de l’ensemble des infrastructures possédées par les collectivités publiques : transports, télécommunications… On peut y adjoindre d’autres biens et services fournis par les collectivités publiques, telles la sécurité ou l’éducation. Il est clair que la croissance du secteur privé requiert l’existence d’infrastructures.

Dominique Guellec, Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, collection Repères, La Découverte, 2003 p.52

Document 61 – Pourquoi accumuler du capital public ? (1) A quoi bon fabriquer des produits s’il n’y a pas de route pour aller les vendre au marché ? Le développement économique requiert des infrastructures adéquates : écoles, hôpitaux, chemin de fer, aéroports, barrages, réseaux d’électricité et de télécommunication, approvisionnement en eau, collecte et traitement des déchets. Ces infrastructures sont financées dans un premier temps par l’Etat ou par l’aide internationale et, au fur et à mesure que les pays s’enrichissent et perfectionnent leurs marchés financiers, par le secteur privé. L’investissement public en Allemagne, en France, au Royaume-Uni et en Italie a reculé de 4% du PIB au début des années 1970 à 2% au début des années 2000, alors qu’il a augmenté en Irlande, en Grèce, en Espagne ou au Portugal. Mais même dans le cas d’un financement privé, une intervention publique est nécessaire : - Premièrement, de nombreuses infrastructures sont des monopoles naturels. Ceux-ci peuvent être possédés par des investisseurs privés mais l’Etat doit alors vérifier qu’ils ne s’approprient pas une fraction excessive de la rente de monopole (c’est le cas des sociétés d’autoroutes dont les péages sont réglementés), et peut parfois décider que leur accès doit être gratuit, par exemple pour certaines catégories de la population ; - Deuxièmement, ces infrastructures créent des externalités positives (gains de temps pour les ménages, abaissement du coût pour les entreprises, amélioration de la santé publique) ou négatives (congestion et pollution). ceci justifie selon les cas des subventions (pour compenser l’écart entre rendement public et rendement privé) ou au contraire des prélèvements (par exemple, pour dédommager les riverains victimes de dommages) ; - Troisièmement, les infrastructures ne peuvent souvent pas être financées par le marché. En effet, lever des fonds pour financer des projets d’infrastructures requiert l’existence d’un marché pour des prêts ou des obligations à très long terme, pour la couverture du risque d’inflation, et dans le cas des pays en développement, pour la couverture du risque-pays. Ces externalités justifient l’intervention publique, mais ne sont pas une excuse pour entreprendre des projets dont le taux de rentabilité socio-économique (ie, le rendement après prise en compte des effets externes) est négatif. Ainsi le rendement socio-économique du tunnel Lyon-Turin a été estimé à 3% soit moins que son coût de financement. La tendance dans les pays développés est de privilégier les investissements favorables à la diffusion et l’utilisation des TIC : téléphonie mobile, internet haut débit, réseau satellites … ces projets bénéficient de la présomption d’un rendement social marginal supérieur, puisqu’ils permettent le développement d’activités dans les secteurs qui concentrent les gains de productivité. Mais il n’existe pas d’étude empirique systématique de leur impact sur la PGF. Plus généralement, la justification politique des grands projets renvoie souvent au jeu des intérêts particuliers ou à des effets keynésiens attendus, souvent à tort, sur l’activité et sur l’emploi. Un exemple extrême est le Japon, où les projets d’infrastructure se sont multipliés dans les années 1990 sans impact notable sur le niveau d’activité.

A.Benassy-Quéré, B.Coeuré, J.Pisani-Ferry et P.Jacquet, Politique économique, De Boeck, 2010, p.506 Document 62 – Pourquoi accumuler du capital public ? (2) Robert Barro (« Government spending in a simple model of endogeneous growth », 1990) montre que la production de certains services est sous-optimale lorsqu’elle est laissée aux agents privés. Aucun agent n’a intérêt à construire une route ou un pont pour se déplacer ; les employeurs n’ont pas intérêt à financer une formation ou des soins de santé pour leurs salariés s’ils risquent de quitter leur entreprise et de

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faire profiter d’autres de l’augmentation de leur capital humain ; le creusement des inégalités réduit l’accumulation du capital humain par les plus pauvres ; les entreprises ont intérêt à financer le développement des innovations mais pas la recherche fondamentale (trop longue, incertaine et sans rapport immédiat avec le développement commercial d’une connaissance). Les infrastructures de transport, l’éducation et la santé, la recherche fondamentale sont des éléments essentiels pour améliorer l’utilisation des facteurs de production par les entreprises. Les infrastructures réduisent les coûts de distance, l’éducation et la santé font augmenter le capital humain et la recherche publique alimente la recherche appliquée en connaissances et idées. L’intervention économique de l’État dans ces domaines est donc justifiée parce que la présence de nombreuses externalités et les inégalités de revenus créent une situation de défaillance de marché : les incitations qui poussent les agents privés à agir ne permettent pas d’atteindre une situation optimale. L’accumulation du capital public vient de la capacité de l’État à se définir comme un acteur économique participant à la croissance à travers son action sur la productivité globale des facteurs. À quantité de facteurs de production inchangés, l’accumulation de capital public permet une meilleure utilisation des ressources et fait augmenter la productivité globale des facteurs.

Manuel ESH Studyrama, 2017

Document 63 – L’incertitude : un frein à l’accumulation de capital technologique Les nouvelles entreprises sont celles qui innovent le plus à la frontière technologique, une économie véritablement innovante est une économie où l’entrée et la croissance de nouvelles firmes jouent un rôle moteur. Ainsi aux Etats-Unis, au lendemain de la guerre, il fallait attendre deux décennies avant qu’un tiers des entreprises du « Fortune 500 » (le palmarès des 500 entreprises les plus performantes) soit renouvelé, alors qu’en 1970, il ne fallait plus qu’une décennie, et moins de trois ans dans les années 1990. La supériorité américaine par rapport à l’Europe en matière d’innovation tient d’abord au fait que les Etats-Unis dominent largement en termes de création de nouvelles en- treprises (c’est l’image un peu stéréotypée de la « start-up » de la Silicon Valley). Par ailleurs, alors que 50 % des innovations aux Etats-Unis émanent d’entreprises qui ont moins de dix ans d’âge, en Europe 90 % des innovations proviennent d’entreprises établies depuis plus de dix ans. Le contraste entre l’Europe et les Etats-Unis ne concerne pas seulement la création de nouvelles entreprises, mais également leur croissance : les entreprises américaines augmentent beaucoup plus et bien plus rapidement leurs effectifs que leurs homologues européennes (…). Comment expliquer cette relative apathie du secteur des entreprises en Europe et tout particulièrement en France ? De récentes études montrent que les contraintes de crédit représentent la principale barrière à l’entrée et à la croissance des entreprises, loin devant les réglementations : ces contraintes empêchent de nombreuses PME à fort potentiel de se développer et freinent ainsi l’innovation. Pour aider les PME innovantes à contourner l’obstacle du crédit, l’Etat dispose de différents leviers : l’un d’entre eux est la mise en oeuvre d’une banque publique de développement dont l’objectif serait d’aider les entreprises et leurs partenaires financiers à prendre des risques : garantie des financements bancaires, financements directs de certains investissements.

D’après Philippe Aghion, Alexandra Roulet, Repenser l’Etat, La République des Idées, Seuil, 2011 p.40-43

Document 64 – L’incertitude : un frein au financement des études (capital humain) L’optimalité de l’équilibre de marché repose sur l’existence de marchés pour un ensemble de transactions à des horizons plus ou moins lointains. Si certains marchés sont absents ou défaillants, l’équilibre de marché n’est plus nécessairement optimal au sens de Pareto. Par exemple, faute de collatéral sur lequel gager l’emprunt, il est très difficile d’emprunter pour financer ses études. C’est en outre risqué, car le choix d’une spécialisation professionnelle est difficilement prévisible. La quasi-absence d’un marché du crédit sur lequel les jeunes pourraient emprunter pour financer des investissements dans leur propre capital humain tend à limiter l’accès à l’éducation supérieure, en particulier dans les pays en développement. En l’absence d’intervention publique, l’investissement privé en capital humain est donc sous-optimal, ce qui nuit à la croissance.

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Cet argument fournit une justification à l’intervention publique quand les marchés sont incomplets. Dans l’exemple ci-dessus, c’est l’efficacité économique qui motive le financement des études par des bourses et l’offre de service d’éducation public.

D’après Agnès Bénassy-Quéré, Benoît Coeuré, Pierre Jacquet, Jean Pisani-Ferry, Politique économique, De Boeck, 2012

Document 65 – L’existence d’externalités positives associées aux investissements réalisés par les AE dans la santé et l’éducation légitiment l’accumulation de capital public

Robert Lucas insiste sur les effets de contagion (ou « externalités », dans le jargon des économistes) du capital humain. : non seulement une personne instruite sera elle-même plus productive, mais elle rendra également les autres plus efficaces, en favorisant l’adoption d’idées nouvelles, en plaidant pour une meilleure utilisation des ressources existantes, etc. Les externalités sont encore plus évidentes en ce qui concerne la santé : une personne malade a de fortes chances d’en contaminer d’autres. Comme les individus ne prennent pas en compte cette externalité, ils ont tendance à ne pas investir suffisamment dans leur propre capital humain ou dans celui de leur enfants. La société a donc le droit de les encourager, (voire de les contraindre) à investir plus qu’ils ne le feraient spontanément : cela peut justifier la gratuité de l’école ou des soins de base, l’obligation scolaire ou toute autre politique volontariste en matière de santé et d’éducation.

Esther Duflo, Le développement humain Lutter contre la pauvreté (1), Collection La République des Idées, Seuil, 2010 p.15

Document 66 – Politiques de santé et amélioration du capital public Cela ne fait aucun doute, la nutrition s’est améliorée et les hommes sont devenus plus grands, plus forts et plus sains. Mais se focaliser uniquement sur l’alimentation ne suffit pas (…). Cette approche sous-estime le contrôle direct de la maladie, et se concentre trop sur le rôle de l’économie de marché, trop peu sur les efforts collectifs et politiques. (…) Si la mortalité déclina parmi les enfants, ce qui entraîna une hausse de l’espérance de vie, cela vient du contrôle de la maladie que permirent les mesures de santé publique. Cela prit (…) la forme d’améliorations en matière d’hygiène et d’alimentation en eau, (…) la vaccination générale contre une série de maladie et l’adoption de bonnes pratiques de santé personnelles et publiques fondées sur la théorie microbienne. L’amélioration de la santé publique exigeait l’action des autorités publiques, ce qui supposait une campagne politique et n’aurait pu être accompli par le seul marché, même si la hausse des revenus réels rend certainement plus facile de financer des projets sanitaires souvent coûteux. Au niveau individuel, le déclin des maladies – en particulier la diarrhée, les problèmes respiratoires et autres infections parmi les enfants – améliora l’alimentation et contribua aux gains en taille, en force et en productivité. La consommation de nourriture est importante, mais c’est surtout l’alimentation nette qui compte, la quantité réellement disponible si l’on déduit la nourriture perdue à cause des maladies, directement dans le cas de la diarrhée, mais aussi dans la lutte contre la fièvre et l’infection.

Angus Deaton, La Grande évasion Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2016 p.115-118

Document 67 – L’importance du capital public pour assurer la santé – le cas de l’Angleterre industrielle du 19ème siècle (Angus Deaton – Nobel 2015) La Révolution industrielle en Grande-Bretagne conduisit des millions de campagnards dans les villes nouvelles comme Manchester, où l’industrie offrait de nouveaux emplois, mais où presque rien n’était prévu pour affronter les risques pour la santé causés par la présence de tant de gens dans un espace limité. La vie rurale est relativement sans danger même en l’absence d’un système officiel d’élimination des déchets humains, mais cela ne vaut pas pour les villes. Les animaux domestiques, les chevaux pour le transport, les vaches pour le lait et les cochons pour la nourriture et la consommation des ordures, vivaient tout près de leurs propriétaires dans ces villes nouvelles. Les usines produisaient aussi des déchets dangereux, tout comme les processus « toxiques » comme la tannerie et la boucherie, et l’eau potable était souvent contaminée par les détritus humains et autres. Il y avait plus de latrines publiques dans la Rome antique qu’à Manchester à l’époque de la Révolution industrielle. Quand les sources fournissant l’eau potable servaient aussi à emporter les selles, le lien féco-oral qui était un problème de la révolution néolithique prit une ampleur industrielle. L’espérance de vie dans les villes tomba bien en dessous de l’espérance de vie à la campagne, comme c’est le cas dans les pays pauvres aujourd’hui. La migration vers les villes malsaines explique pourquoi l’espérance de vie de l’ensemble

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de la population fut si lente à augmenter au début du XIXe siècle, et pourquoi la hausse générale de l’espérance de vie dut attendre après 1850. Finalement ces villes dangereuses et puantes, avec leurs « usines sataniques », (…) provoquèrent une réaction publique allant au-delà des déclarations sur la décadence morale des victimes ; les autorités locales et les responsables de la santé publique se penchèrent sur les questions d’assainissement. Le mouvement sanitaire n’avait aucune science pour guider ses efforts. Sa théorie de la maladie, la « théorie des miasmes » – ce qui sentait mauvais était mauvais pour la santé – était erronée (…). Cette théorie contenait pourtant assez de vrai pour être assez efficace lorsqu’elle était appliquée avec rigueur. En effet, les gens risquent moins de tomber malades si les détritus humains sont évacués et si l’eau de la ville ne sent pas mauvais. Mais cette théorie mena à une trop grande insistance sur l’assainissement et pas assez sur l’alimentation en eau, de sorte que les autorités londoniennes de santé en vinrent à vider dans la Tamise les fosses d’aisance des caves nauséabondes, recyclant ainsi le choléra dans l’approvisionnement en eau. Quelques années plus tard, durant l’épidémie de choléra de 1854, une des deux compagnies qui fournissaient Londres en eau potable de la Tamise puisait en aval des rejets d’eaux usées, recyclant les bactéries du choléra d’une génération de victimes pour la suivante. Le fait que l’autre compagnie puisait son eau en amont, dans une zone plus pure, permit à John Snow, alors médecin à Londres, de cartographier les morts causés par le choléra et de les associer à la première compagnie, et donc de prouver que le choléra se propageait par l’eau potable contaminée. (…) Ce fut l’une des premières « expériences naturelles » en santé publique, et j’y vois la plus importante de tous les temps. Les découvertes de Snow, complétées par les travaux postérieurs de Robert Koch en Allemagne et Louis Pasteur en France, contribuèrent à implanter la théorie microbienne des maladies (…). La découverte, la diffusion et l’adoption de la théorie microbienne furent les clés de la chute de la mortalité juvénile en Grande-Bretagne et à travers le monde. (…) Le savoir de base – les microbes causent les maladies ; dans le cas du choléra, les bactéries se propagent par l’eau contaminée – était gratuit et accessible à tous dans le monde. Pourtant, cela ne signifiait pas que les mesures qui découlaient de la théorie aient été adoptées aussitôt ou même rapidement. D’une part, tout le monde n’était pas convaincu. Et même quand les gens étaient bel et bien convaincus, il existait toutes sortes de barrières. Le savoir avait beau être gratuit, son adoption avait un prix. Construire une infrastructure sûre d’alimentation en eau coûte moins cher que de construire des usines de traitement des déchets, mais cela a quand même un coût, et elle exige des compétences en ingénierie et en surveillance, pour garantir que l’eau n’est réellement pas contaminée. Il faut se débarrasser des ordures de manière à ne pas polluer la source d’eau potable. La surveillance des individus et des entreprises est difficile et se heurte souvent à des résistances, et exige une autorité et une bureaucratie compétente. Même en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, la contamination fécale de l’eau potable resta un problème pendant une partie du 20ème siècle. Passer de la théorie microbienne à l’assainissement et à l’eau sans danger prend du temps et exige argent et autorité ; ces éléments n’étaient pas toujours disponibles il y a un siècle, et ne le sont toujours pas aujourd’hui dans de nombreuses parties du monde. Comme toujours, la politique a son importance. L’historien Simon Szreter décrit comment, dans les villes de la révolution industrielle, l’eau pure était largement disponible, mais comme source d’énergie pour les usines, pas comme boisson pour les habitants. Comme c’est si souvent le cas, les avantages des nouvelles méthodes étaient loin d’être équitablement répartis. Et les industriels, qui payaient aussi les impôts, n’avaient aucun intérêt à dépenser leur propre argent pour fournir leurs ouvriers en eau pure. Szreter montre comment de nouvelles coalitions politiques de travailleurs et de propriétaires terriens évincés firent campagne pour l’infrastructure d’approvisionnement en eau pure, mais connurent le succès seulement après que des réformes successives eurent accordé le droit de vote aux travailleurs. Une fois modifié l’équilibre politique, les industriels prirent le train en marche et les villes se mirent à rivaliser pour faire savoir combien la vie y était saine (…). Chaque fois que la santé dépend de l’action collective – travaux publics, soins médicaux ou éducation –, la politique doit jouer un rôle. Dans ce cas, la suppression (partielle) d’une inégalité – les travailleurs n’avaient pas le droit de voter – contribua à en supprimer une autre – les travailleurs n’avaient pas accès à une eau potable pure. La diffusion des idées et leur mise en pratique prennent du temps parce qu’elles exigent souvent que les gens changent leur façon de vivre. Dans le monde riche, aujourd’hui, presque tout le monde apprend à l’école qu’il faut éviter les microbes en se lavant les mains, en se désinfectant et en manipulant correctement la nourriture et les détritus. Mais ce qui nous paraît aller de soi était inconnu à la fin du 19ème siècle, et il fallut des années avant que les comportements publics et privés changent pour profiter pleinement des connaissances nouvelles.

Angus Deaton, La Grande évasion Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2016 p.118-123

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c) La gouvernance de l’accumulation de capital public

Document 68 – Quel est le bon niveau d’accumulation de capital public L’Etat a une influence directe sur l’efficacité du secteur privé : les investissements publics concourent intuitivement à la productivité privée. Ainsi, sans routes, quelle serait la productivité d’une entreprise de transport ? C’est dans cette optique que Barro présente un modèle de croissance endogène où les dépenses publiques jouent un rôle moteur. La production se fait suivant une technique (…) utilisant deux facteurs : le capital privé et le capital public. Trois résultats sont obtenus de ce modèle. Tout d’abord, (…) le modèle engendre une croissance auto-entretenue. Ensuite, le taux d’imposition joue un rôle positif sur la croissance. En effet, quand le taux d’imposition croît, le niveau de capital public augmente, et donc l’efficacité du capital privé. Cela accroit la rentabilité privée et donc le taux de croissance. Cependant, le taux d’imposition a aussi un autre effet tout à fait traditionnel : il décourage l’activité privée, donc influence négativement le taux de croissance. On obtient ainsi le 3ème résultat du modèle : il existe un niveau optimal de taux d’imposition. Autrement dit, il existe une taille de l’Etat qui maximise la croissance de l’économie. Le modèle de Barro a le mérite d’insister sur les relations qui existent entre niveau des prélèvements et croissance économique. (Certaines) critiques peuvent lui être adressées (…). (Tout d’abord), Barro s’interroge peu sur ce qui fait le caractère public de la dépense. Ainsi les services publics rendus par les dépenses publiques ne pourraient-ils pas être fournis par des entreprises privées ? Après tout, certaines infrastructures sont fournies ou financées par le secteur privé (autoroutes, etc.). Plutôt que d’entrer dans ce débat, Barro pose d’emblée qu’il existe une partie du capital total qui doit être publique. (…) (Ensuite), par certains côtés, le débat scientifique sur le lien entre productivité privée et capital public peut sembler puéril : bien sûr que le capital public influence positivement la productivité privée ! La vraie question est au delà, et elle est double :

- quelle est l’efficacité marginale d’un investissement public ? La réponse nécessite de savoir comment le capital public influence la productivité mais aussi quel est le niveau de capital public et enfin si l’investissement public sera utilisé efficacement (car les services non marchands n’étant pas, par définition, soumis à la loi du marché, il n’existe pas l’aiguillon de la concurrence pour assurer leur efficacité) ;

- l’investissement public doit être financé. Ce peut être par un prélèvement sur les agents privés. Ceux-ci peuvent alors réagir en modifiant leur comportement : ils sont moins incités à avoir une activité productive, puisqu’elle est taxée plus fortement. Quel est l’effet de cette désincitation ?

D’après Dominique Guellec et Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, Collection Repères, La Découverte, 2003 p97-101

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Synthèse : Comment déterminer le niveau optimal de capital public ?

Document 69 – Capital public ou fondation de nouveaux marchés pour assurer le financement des études ? C’est l’efficacité économique qui motive le financement des études par des bourses et l’offre de service d’éducation public. Cependant, les gouvernements peuvent aussi créer des nouveaux marchés : dans les années 1990, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont introduits des prêts aux étudiants conditionnés au revenu, dont le remboursement dépend du revenu futur du bénéficiaire du prêt. Un certain nombre de pays, comme le Chili, le Royaume-Uni, l’Afrique du Sud et la Thaïlande ont par la suite suivi cette voie. Ce type de réforme est fréquemment introduit en contrepartie d’une augmentation des frais de scolarité. Robert Shiller (2003) a proposé d’aller au-delà de ce système en développant des produits financiers spécifiques qui protègeraient les étudiants contre le risque de dévalorisation de leur capital humain, lié à des évènements économiques. Agnès Bénassy-Quéré, Benoît Coeuré, Pierre Jacquet, Jean Pisani-Ferry, Politique économique, De Boeck, 2012

Document 70 – Le capital public : l’importance primordiale de son organisation pour assurer son efficacité Mais comment faire triompher concrètement le droit que détient la société (tout particulièrement dans les pays pauvres) d’intervenir pour assurer les services d’éducation et de santé minimum ? Vos intentions sont louables, rétorquent les sceptiques, mais ne nagez-vous pas à contre-courant en essayant d’inverser la logique de la demande ? L’échec des efforts consentis pour la santé et l’éducation n’apporte-t-il pas la preuve depuis des décennies que cette entreprise est vaine ? Au-delà de leur cynisme, ces critiques indiquent une difficulté essentielle : dans la mesure où la société encourage l’éducation et la santé au-delà de la demande spontanée, elle est seule responsable d’assurer leur qualité. Contrairement au secteur privé, elle ne peut pas compter sur le libre jeu des forces du marché pour trouver le meilleur moyen d’organiser l’école ou les soins préventifs, puisque ce libre jeu conduirait précisément à leur déclin. On ne peut donc pas être en faveur du droit à la santé ou à l’éducation sans s’interroger sur l’organisation pratique de ces services. Le devoir qui consiste à assurer santé et éducation aux citoyens est trop crucial pour être abandonné au hasard des circonstances ou à l’improvisation même généreuse. L’échec, quand il survient, risque de discréditer

Accumulation de capital public

Effet bénéfique : Amélioration de la productivité

du secteur privé

Effet négatif : Désincitation générée par le prélèvement pour le financer

Raisonnement classique de type coût-avantage à la marge pour déterminer la taille optimale du capital public

Des problèmes : 1) Quelle est l’efficacité marginale de l’investissement public ? Ce qui revient à se demander

si l’investissement public est utilisé efficacement, est bien gouverné sachant que les incitations de marché ne fonctionnent pas dans ce cadre (cf. Les expérimentations aléatoires d’Esther Duflo pour améliorer l’organisation du capital public – santé et éducation – dans les PED – documents 70 à 72)

2) Quelle est l’ampleur de la désincitation de l’imposition supplémentaire ? 3) Est-ce que les services rendus par le capital public ne pourraient-ils pas être produits par

des entreprises privées ? (document 69 sur la création de nouveaux marchés + question de la délégation de service public avec les travaux de Jean Tirole – Prix Nobel 2014 – et Jean-Jacques Laffont)

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l’ensemble des efforts fournis (notamment à travers l’aide internationale). Dès lors, il faut adosser le développement de la santé et de l’éducation dans le monde à une technologie de l’évaluation et poser la question du choix : comment déterminer la meilleure politique, celle qui sera la plus efficace pour parvenir aux buts qu’on s’est fixé ? Cette question a des répercussions très concrètes. L’école doit-elle être gratuite ou payante ? Quelle est la taille optimale des classes ? Faut-il construire des centres de santé tout près des villages ou acheminer les malades des zones rurales vers les hôpitaux urbains ? Pour choisir entre ces différentes options, l’intuition et le raisonnement in abstracto sont des guides bien incertains. La seule solution consiste à tester rigoureusement chacune des politiques et à en comparer les prix ainsi que les effets. Pour tester l’effet des nouveaux médicaments, la recherche pharmaceutique a mis au point les « essais cliniques » : un nouveau médicament est testé sur un échantillon testé au hasard, un groupe témoin recevant un placebo. Le choix aléatoire du groupe témoin et du groupe auquel est administré le traitement garantit que la comparaison entre les deux permettra d’isoler exclusivement l’effet du nouveau produit. Ce n’est qu’après une expérience avec assignation aléatoire qu’un nouveau médicament est approuvé et mis sur le marché. Au 20ème siècle, les essais cliniques ont révolutionné la pratique de la médecine. Malheureusement, il n’en est pas de même pour les politiques relatives à l’éducation et à la santé. Bien souvent, elles ne sont pas évaluées rigoureusement avant d’être généralisées. Une fois qu’elles le sont, les enjeux politiques sont trop importants pour permettre d’établir un bilan objectif. C’est pour cette raison que le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, peut déclarer que l’on a progressé vers les « objectifs du millénaire », en particulier grâce aux politiques soutenues par l’ONU, pendant que Easterly que toute l’aide extérieure a été gaspillée. La vérité est que ni l’un ni l’autre n’ont d’éléments probants pour étayer leur position. Pourtant, l’absence d’enseignements tirés des expériences passées et l’impossibilité, pour un gouvernement désireux de lancer un nouveau programme, de prendre en considération les succès et les échecs des autres pays ne peuvent que limiter l’efficacité des dépenses. Il est cependant possible de s’inspirer des essais cliniques pour conduire des évaluations des programmes pilotes en matière d’éducation et de santé. Dès lors, non seulement on peut déterminer si les programmes sont efficaces ou non, mais on peut les comparer entre eux et mieux comprendre les déterminants de la demande en ces domaines. Ces expérimentations aléatoires introduisent un élément de hasard dans la mise en oeuvre d’un programme. Dans certains cas, un programme est appliqué dans un sous-échantillon aléatoire (de villages, d’écoles ou de bénéficiaires) et les résultats « obtenus » dans les villages « traités » sont comparés à ceux des villages témoins. Dans d’autres cas, deux interventions sont comparées entre elles : par exemple dans la moitié des écoles, les élèves sont répartis au hasard entre deux clases et, dans l’autre, on crée des groupes de niveau. Quand les échantillons sont suffisamment importants, la sélection aléatoire permet de s’assurer qu’en moyenne le groupe témoin et le groupe traité (ou les groupes ayant subi des interventions différentes) sont bien similaires en tout point, excepté l’introduction du programme dont on veut déterminer l’effet.

Esther Duflo, Le développement humain Lutter contre la pauvreté (1), Collection La République des Idées, Seuil, 2010 p.16-18

Document 71 – L’importance primordiale de bien organiser le capital public pour assurer son efficacité : l’exemple de l’éducation Lorsque les enfants sont inscrits à l’école, qu’ils sont déparasités, présents régulièrement et conscients des bienfaits que leur apporte l’instruction, apprennent-ils pour autant quelque chose ? Malheureusement, ce n’est pas certain. Année après année, l’enquête ASER en Inde montre que la moitié des enfants scolarisés ne savent pas lire un texte simple. (…) L’amélioration de la qualité de l’école est donc non seulement essentielle mais urgente. Comment faire ? Une première réponse, bien naturelle, consiste à allouer plus de moyens à l’éducation. (…) Peut-on améliorer la qualité de l’éducation en augmentant les moyens (recruter de nouveaux professeurs, distribuer des manuels scolaires) sans changer ni la pédagogie ni les incitations à étudier. (…) Il existe une série d’évaluations visant à donner plus de moyens aux écoles dans différents contextes. Or, toutes ces expériences ont été décevantes. En 1995, au Kenya, les manuels scolaires étaient rares : une des toutes premières études randomisées a consisté à évaluer l’impact de la distribution de manuels. Les premiers résultats ont montré qu’une telle intervention n’améliore pas les performances des élèves. (…) De même la réduction de la taille ne semble pas améliorer les résultats scolaires quand elle n’est pas accompagnée d’autres changements. (…)

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Comment expliquer ces résultats négatifs, alors qu’il semble évident qu’une classe de 40 élèves est un meilleur lieu d’apprentissage qu’une classe de 80 ? L’expérience sur la distribution des manuels nous fournit un indice précieux. Nous avons vu que les résultats aux tests de connaissance n’étaient pas améliorés par la distribution de manuels supplémentaires. Mais, en examinant plus attentivement les données, on s’aperçoit que les manuels aident tout de même certains élèves : ceux qui étaient déjà en avance sur les autres avant que les manuels ne soient distribués. Si l’on observe que les 10 % d’élèves qui étaient déjà les meilleurs avant la distribution des manuels, on constate que ceux ayant reçu des manuels ont davantage progressé que ceux n’en ayant pas reçu. Au Kenya, les élèves sont non seulement très nombreux dans chaque classe, mais également de niveaux très hétérogènes. C’est la rançon du succès, la politique éducative rend le niveau des élèves très hétérogène, y compris en ce qui concerne la maîtrise de la langue d’enseignement, l’anglais, qui n’est que la troisième langue des enfants vivants en zone rurale. Ils apprennent d’abord la langue locale, puis le swahili et enfin l’anglais, que leurs parents parlent rarement. Or les manuels scolaires sont en anglais, bien que la plupart des élèves le comprennent très mal. Ceci explique sans doute pourquoi seuls les meilleurs élèves ont pu tirer parti des manuels. Si cette explication est la bonne, ces résultats ont de quoi nous inquiéter : la pertinence des programmes scolaires est remise en cause. Dans de nombreux PED, les programmes sont souvent hérités de la période coloniale ; il s’agissait alors de former une élite locale, destinée à travailler dans l’administration. Longtemps après l’indépendance, l’éducation n’était encore accessible qu’aux seules familles de notables. Quand l’éducation s’est généralisée, les programmes sont restés ce qu’ils étaient, de même que l’instruction, la sélection des élèves et les attentes des enseignants. Le comportement des enseignants en présence d’un visiteur est à cet égard significatif : le tableau est couvert d’équations difficiles, l’enseignant espérant ainsi faire la preuve de sa grande maîtrise. Il lit sa leçon avec une prestance tout à son honneur, mais, pendant ce temps, les enfants regardent par la fenêtre, très sagement, en attendant qu’il ait fini. Il ne s’agit pas d’une maladresse de l’enseignant : il est convaincu que c’est ce que l’on attend de lui. Il y a une deuxième raison au manque d’efficacité des interventions consistant à augmenter les moyens : le défaut de motivation des enseignants. Ceci est mis en lumière par leur taux d’absentéisme. A l’occasion d’une étude de la Banque mondiale réalisée en 2002-2003, des enquêtes surprises ont été diligentées dans les écoles de plusieurs pays, aux heures d’ouverture. Au Bengladesh, 16 % des enseignants étaient absents, en Inde 25 % et en Ouganda 27 % ! Le taux d’absentéisme le plus faible a été révélé au Pérou (11 %). En outre, même lorsqu’ils sont physiquement présents à l’école, les professeurs n’enseignent pas toujours. En Inde, moins de la moitié des enseignants sont présents en classe lors des visites surprises. Une enquête antérieure avait permis de dresser la liste des activités auxquelles ils se livraient : boire du thé, discuter avec d’autres enseignant, fabriquer des affiches politiques, jouer aux cartes, etc. Si l’on ajoute à cela le fait que les enfants sont eux-mêmes absents environ un quart des jours ouvrables, on peut en conclure qu’une élève passe en fin de compte trois huitième du temps devant un professeur. On ne s’étonnera donc plus que ce dernier n’ait pas le temps de boucler les programmes ambitieux qui sont proposés. Tout ceci explique pourquoi les interventions qui se contentent de fournir plus de moyens échouent : les enseignants faiblement motivés tirent parfois parti de ces ressources pour travailler moins. Au Kenya ; afin d’étudier l’impact de la réduction de la taille des classes, un groupe d’écoles s’est vu proposer un budget pour recruter un enseignant supplémentaire pour le cours préparatoire. Ce dernier, issu de la communauté locale, était recruté pour un an renouvelable. L’objectif était de former deux classes d’environ quarante élèves au lieu d’une seule de quatre-vingts. Mais, par un effet pervers, les enseignants habituels se sont mis à travailler moins : lors des visites surprises dans les écoles ne bénéficiant pas de cette subvention, 59 % des instituteurs de cours préparatoire étaient bien en train d’enseigner. Mais dans les écoles ayant recruté un enseignant supplémentaire, ils n’étaient plus que 34 % ! Dans de nombreux cas, les instituteurs avaient décidé de réunir de nouveau les deux classes, le nouvel enseignant prenant en charge la totalité. Il s’agit ici d’un exemple extrême, toutefois symptomatique d’un phénomène plus général : si l’on ne fait pas en sorte que les ressources supplémentaires soient réellement employées pour changer de pratiques pédagogiques et accroître la motivation, elles ne sont pas utilisées pour le bien des enfants. En revanche, les interventions qui tirent parti d’un apport financier pour modifier les pratiques pédagogiques et accroître la motivation des enseignants ont des effets positifs.

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Esther Duflo, Le développement humain Lutter contre la pauvreté (1), Collection La République des Idées, Seuil, 2010 p.38-45

Document 72 – L’importance primordiale de bien organiser le capital public pour assurer son efficacité : l’exemple de la santé Commençons par un exemple concret : la situation à Udaipur en Inde. (…) L’état de santé global est mauvais. Les personnes interrogées se plaignent de nombreux symptômes : par exemple 33 % se plaignent de fièvre (14% déclarent ce symptôme sérieux) et 23 % de douleur à l’abdomen (dont 9 % sérieuses. Il s’agit donc d’une population qui n’est pas en bonne santé et qui en a conscience. (…) En théorie, le secteur de la santé publique à Udaipur correspond au système de santé idéal dans un PED qui vise à assurer un accès aux soins essentiels même dans les régions les plus reculées : des centres de secteurs ont en charge les villages (en moyenne, chaque village de notre enquête se trouve à moins de deux kilomètres d’un centre) ; une infirmière y assure les soins préventifs et les traitements les plus simples et elle oriente les malades les plus sérieux vers les centres de santé primaire (un centre pour 50 000 habitants)/ Le patient y est soigné ou, au besoin, orienté vers un hôpital de ville. A première vue, ce système fonctionne également dans la réalité : les centres publics existent en nombre suffisant et les postes sont pourvus. Mais en pratique, les centres du secteurs sont dans un état lamentable (ils n’ont pas d’électricité ni d’eau, peu de médicaments). Plus grave, le taux d’absentéisme des infirmières est supérieur à celui des enseignants dans les écoles. Pendant un an, un enquêteur est allé une fois par semaine dans les centres de santé, avec pour instruction de rechercher l’infirmière dans les villages du secteur si le centre était fermé. Plus de la moitié du temps (54 %), l’infirmière est restée introuvable. Ce taux d’absence élevé n’est pas une spécificité d’Udaipur : des enquêtes de la Banque mondiale ont révélé, dans les centres de santé primaires, un taux d’absence de 35 % au Bengladesh et de 40 % en Inde. En termes de soins, les patients y reçoivent moins souvent des antibiotiques superflus, mais les examens médicaux sont plus rares. Cet absentéisme semble en partie imputable au fait que les infirmières ont des missions si nombreuses qu’il leur est impossible de s’acquitter de toutes leurs obligations. Or la multiplicité de leurs tâches nuit à leur crédibilité vis-à-vis des patients. En particulier, elles sont chargées de persuader les femmes de se faire stériliser et sont sanctionnées si elles n’atteignent pas leur « quota » pour l’année. Etant donné l’histoire de la stérilisation en Inde (notamment les stérilisations forcées sous Indira Gandhi), les femmes à qui les infirmières ne parlent que de stérilisation se méfient de tout ce qu’elles peuvent leur proposer d’autre : la vaccination contre la polio a ainsi été accusée d’être un moyen de stériliser les bébés. Cette perte de crédibilité affecte donc toutes leurs autres missions. Cette surcharge de travail entraîne également un deuxième problème : elle permet aux infirmières de prétexter une tâche à accomplir pour ne pas s’acquitter d’une autre, ce qui leur fournit finalement une bonne raison de rester chez elles. La médiocrité de l’offre de santé et la préférence pour les charlatans privés se renforcent l’une l’autre. Dans les villages où les infirmières sont le plus souvent absentes, les villageois fréquentent moins les centres de santé. Cette corrélation a deux explications possibles : soit les patients, découragés par cet absentéisme, se tournent vers le secteur privé ou les bhopas (soigneurs traditionnels) ; soit ce sont les infirmières elles-mêmes qui sont démoralisées par le manque de patient dans les endroits où la demande est faible. Pour une jeune femme ayant fait des études longues et jouissant d’un certain statut social, passer toute sa journée dans un centre désert qui n’a ni eau ni électricité est très démotivant. Ces deux raisons (qui ne s’excluent pas l’une l’autre) appelle des réponses différentes : soit une action sur l’offre, soit une action sur la demande.

Esther Duflo, Le développement humain Lutter contre la pauvreté (1), Collection La République des Idées, Seuil, 2010 p.68-73

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3.2.5 – L’accumulation de capital physique, de capital humain, de capital technologique et de capital public s’auto-entretient

Document 73 – Les effets croisés entre capitaux L’investissement en capital physique alimente les effets de learning by doing, c’est-à-dire l’accumulation de capital humain. Le capital technologique fait évoluer les équipements nécessaires à la production en rendant certaines technologies obsolètes. Il provoque donc un besoin de nouveaux investissements en capital physique et incite à l’accumulation de capital physique. Le capital humain fait progresser la connaissance, ce qui est vecteur d’une accumulation de capital technologique. Enfin, le capital public stimule l’accumulation de capital humain (en développant la formation continue et professionnelle) ; il stimule l’accumulation du capital technologique en prenant en charge la dimension « fondamentale » de la recherche ; et, il stimule l’accumulation du capital physique en réduisant les coûts de distance.

Manuel ESH ECE1 Studyrama, 2017

Document 74 – L’accumulation de capital physique fait augmenter le capital humain Le modèle fondateur de la croissance endogène (Romer – 1986) repose sur des externalités entre firmes : l’investissement de chacune à non seulement pour effet d’accroître sa production, mais aussi d’accroître la productivité des autres firmes du fait de l’existence d’externalités technologiques. L’investissement est une source d’apprentissage par la pratique, et ce savoir ne peut être approprié par la firme qui le produit : il se diffuse inévitablement aux autres firmes. L’investissement cause la croissance directement et par ses effets sur le progrès technique. Parmi les formes d’apprentissage, citons : l’amélioration des équipements en place, l’agencement des technologies existantes, l’augmentation de la compétence des travailleurs (le learning by doing). Le modèle de croissance endogène de Romer (1986) voit dans les externalités engendrées par l’investissement en capital physique une source de progrès technique. Chaque investissement est source de connaissance supplémentaire, qui n’est pas appropriable par l’investisseur. Il se crée ainsi un stock de savoir collectif, dans lequel chaque firme puise gratuitement et que, inversement, elle contribue à alimenter.

Dominique Guelle et Pierre Ralle, Les nouvelles théories de la croissance, Collection Repères, La Découverte, 2003 p.84

Document 75 – Une illustration du « learning by doing » chez Adam Smith Je ferai remarquer seulement qu'il semble que c'est à la division du travail qu'est originairement due l'invention de toutes ces machines propres à abréger et à faciliter le travail. Quand l'attention d'un homme est toute dirigée vers un objet, il est bien plus propre à découvrir les méthodes les plus promptes et les plus aisées pour l'atteindre, que lorsque cette attention embrasse une grande variété de choses. Or, en conséquence de la division du travail, l'attention de chaque homme est naturellement fixée tout entière sur un objet très simple. On doit donc naturellement attendre que quelqu'un de ceux qui sont employés à une branche séparée d'un ouvrage, trouvera bientôt la méthode la plus courte et la plus facile de remplir sa tâche particulière, si la nature de cette tâche permet de l'espérer. Une grande partie des machines employées dans ces manufactures où le travail est le plus subdivisé, ont été originairement inventées par de simples ouvriers qui, naturellement, appliquaient toutes leurs pensées à trouver les moyens les plus courts et les plus aisés de remplir la tâche particulière qui faisait leur seule occupation. […] Dans les premières machines à feu, il y avait un petit garçon continuellement occupé à ouvrir et à fermer alternativement la communication entre la chaudière et le cylindre, suivant que le piston montait ou descendait. L'un de ces petits garçons, qui avait envie de jouer avec ses camarades, observa qu'en mettant un cordon au manche de la soupape qui ouvrait cette communication, et en attachant ce cordon à une autre partie de la machine, cette soupape s'ouvrirait et se fermerait sans lui, et qu'il aurait la liberté de jouer tout à son aise. Ainsi, une des découvertes qui a le plus contribué à perfectionner ces sortes de machines depuis leur invention, est due à un enfant qui ne cherchait qu'à s'épargner de la peine.

Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776

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Document 76 – Le capital humain fait augmenter le capital technologique Le modèle de Romer voit dans la recherche la source du progrès technique. L’économie représentée est à deux secteurs. Un secteur de production de biens physiques et un secteur de la recherche qui invente les biens ensuite produits. La croissance est représentée comme une augmentation de la diversité des biens d’équipements disponibles, elle-même source de productivité. Des machines nouvelles sont inventées, de plus en plus spécialisées, ayant des usages nouveaux, qui permettent une plus grande efficacité productive. Il y a des externalités positives dans la recherche (chaque chercheur bénéficie gratuitement des trouvailles de ses collègues et de ses prédécesseurs), et il y a concurrence monopolistique dans la production. En effet, la recherche constituant un coût fixe, le coût moyen de la production d’un bien donné diminue avec la quantité qui en est produite. Le taux de croissance de l’économie à l’équilibre est déterminé par le rythme du progrès technique, qui dépend lui-même du nombre de travailleurs qualifiés affectés à la recherche. Ce nombre dépend à son tour du nombre total de travailleurs qualifiés disponibles, ceux-ci se partageant entre la gestion de la production et la recherche. On remarquera que si le nombre de travailleurs qualifiés détermine le taux de croissance, alors celui-ci est fonction de la taille de l’économie : de deux économies identiques en tous points (capital physique et humain par tête notamment) sauf la taille, c’est la plus grande qui croîtra le plus vite.

Dominique Guellec, Economie de l’innovation, Repères, la Découverte, 1999

3.3 – Dans l’économie de la connaissance, la croissance économique génère de fortes inégalités territoriales : la métropolisation

Document 77 – Les gains économiques permis par la concentration spatiale des activités : les effets d’agglomération La littérature économique des vingt dernières années met en avant la géographie économique comme facteur déterminant de la productivité : une géographie de la production et de l’innovation plus « agglomérée » est plus efficace, plus productive et génératrice d’innovation et de croissance, grâce à trois phénomènes :

a) un partage plus efficace des biens intermédiaires et équipements, par exemple des infrastructures locales : du fait de la concentration des sous-traitants et producteurs d’un secteur sur quelques territoires, chaque entreprise bénéficie d’intrants à moindre coût grâce à la concurrence locale entre producteurs de biens intermédiaires et des économies d’échelle dont ceux-ci bénéficient. Le secteur aéronautique, concentré dans la région de Toulouse, le secteur automobile en Île-de- France en sont de bons exemples ;

b) un meilleur appariement sur le marché du travail local : si un territoire est spécialisé dans un secteur économique particulier, les travailleurs aux qualifications spécifiques à ce secteur trouveront plus facilement un travail sur ce territoire, et réciproquement, les entreprises du secteur trouvent les travailleurs dont elles ont besoin sur le marché du travail local. Le meilleur appariement permet d’améliorer la productivité. On peut penser à l’exemple de Sophia Antipolis où l’on trouve un pool d’ingénieurs très qualifiés et très spécialisés dans le secteur des technologies de l’information et de la communication. Par ailleurs, les entreprises auront une incitation plus forte à améliorer la formation spécialisée de leurs travailleurs. Les actions de formation peuvent être facilitées par l’action publique locale ou par les politiques publiques de type pôles de compétitivité ;

c) les externalités technologiques localisées : le regroupement d’entreprises de haute technologie favorise l’émergence de nouvelles connaissances et le développement d’innovations radicales. Ce mécanisme est souvent mis en avant pour expliquer la réussite de clusters tels que la Silicon Valley ou Sophia Antipolis. Malgré Internet et les autres technologies d’information, la distance physique reste un frein aux interactions intellectuelles qui sont essentielles dans le domaine de l’innovation. C’est pourquoi les activités de recherche et plus généralement celles liées à l’innovation sont plus concentrées que les activités de production. De nombreuses études empiriques ont montré que les interactions entre chercheurs (par exemple, les citations et brevets) décroissent fortement avec la distance physique entre ces chercheurs, cela sans se limiter aux seules activités de haute technologie.

Les entreprises bénéficient aussi de la localisation d’autres entreprises exportatrices du même secteur : la probabilité d’exporter vers un pays augmente lorsqu’une entreprise proche a exporté récemment vers ce pays. Il existe des échanges localisés d’information, par exemple, sur les conditions de la demande des marchés étrangers.

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Enfin, on observe des gains non seulement à la concentration d’un secteur spécifique sur un territoire (économies d’agglomération) mais aussi des gains à la concentration d’activités diverses sur un territoire (économies d’urbanisation), ce qui est le propre des métropoles urbaines. En effet, comme l’a montré l’urbaniste américaine Jane Jacobs, la métropole est le lieu où s’échangent plus facilement les idées, où les réseaux et les coopérations se forment et où le hasard permet des rencontres qui aboutissent à des projets économiques, des innovations et de la création de richesse. Il ne faut pas négliger les coûts d’une trop grande spécialisation, qui rend les régions vulnérables à des chocs sectoriels, eux-mêmes rendus plus probables par la mondialisation et le progrès technologique. Les clusters industriels existent depuis la révolution industrielle mais le déclin de certains secteurs – acier, textile, puis automobile – s’est traduit par le recul de certaines régions qui avaient lié leur destin à un seul secteur. Les grandes métropoles associent les gains d’agglomération sans en avoir les risques puisqu’elles peuvent regrouper des clusters de secteurs différents. Les grandes métropoles ont survécu et prospéré justement du fait d’une structure économique diversifiée. Cette diversité est importante car il est pratiquement impossible de déterminer aujourd’hui quels secteurs économiques seront les secteurs dynamiques de demain et les secteurs de haute technologie ne sont pas à l’abri. Philippe Askénazy, Philippe Martin, Promouvoir l’égalité des chances à travers le territoire, Note du CAE n°20,

février 2015

Document 78 – Le modèle centre-périphérie de Paul Krugman (« Increasing Returns and Economic Geography, 1991) Soit deux économies C et P qui possèdent chacune deux secteurs de production : un secteur agricole et un secteur industriel. Ces deux secteurs présentent les caractéristiques suivantes :

Secteur agricole Secteur industriel Main d’oeuvre Sédentaire Mobile et nomade Rendement d’échelle

Rendements constants (CPP) Rendements croissants (économies d’échelle internes et externes à la firme)

Le modèle suppose aussi que les échanges entre les deux régions impliquent des coûts qui sont une fonction croissante des barrières à l’échange entre les deux économies (droits de douane, coût du transport, assurance, formalités administratives, etc.). L’idée principale du modèle est qu’en présence de faibles barrières à l’échange des biens et des services, on assiste à une polarisation spatiale de l’activité aux rendements croissants (l’industrie) dans l’une des deux régions. Si les barrières à l’échange sont à un faible niveau, les écarts de rémunération entre les deux régions croissent au profit de la région dans laquelle la part des travailleurs nomades est la plus importante. Se met alors en place le mécanisme cumulatif de polarisation spatiale qui suit :

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Document 79 – Croissance endogène et concentration spatiale de l’activité Les théories de la nouvelle économie géographique sont très proches des théories de la croissance endogène. Elles reposent sur la mise en évidence de facteurs qui, parce qu’ils sont à l’origine de rendements croissants, sont de véritables moteurs de la croissance. Or les processus d’accumulation de ces facteurs repose sur des externalités dont l’intensité est implicitement contrainte par l’espace. Ainsi Lucas explique la croissance économique par l’accumulation continue de capital humain, grâce aux efforts d’éducation et de formation. Son modèle introduit une externalité simple : plus la densité de capital humain est importante, plus la productivité du travail est élevée. En clair, Lucas suppose qu’un ingénieur ne pourra pleinement exploiter ses connaissances que s’il travaille en compagnie d’autres ingénieurs. Le moteur de la croissance repose sur cette externalité : les travailleurs des régions qui accueillent une forte densité de capital humain ont des incitations plus fortes à investir dans l’éducation. Le capital humain tend alors progressivement à se concentrer dans les régions les plus riches, qui bénéficient d’une plus grande productivité, source d’une plus forte croissance. Les salaires en région parisiennes sont ainsi supérieurs de 15 % en moyenne à ceux de grandes villes comme Lyon ou Marseille, de 35 % à ceux des villes moyennes et de 60 % à ceux des zones rurales (…). La moitié environ de la prime salariale des zones denses s’explique par le choix des travailleurs disposant des meilleures aptitudes à y résider, notamment les travailleurs les plus qualifiés. On retrouve la même relation implicite dans les modèles qui mettent en avant l’innovation technologique comme moteur de la croissance (Romer, 1990). La dynamique de l’innovation repose en partie sur des externalités engendrées par le stock global de connaissances : l’activité de recherche est plus aisée dans les régions qui ont déjà produit davantage d’innovations. Or, pour admettre l’existence de telles externalités, il faut supposer que les échanges entre chercheurs contribuent à accroître la productivité de la R&D. il existe, ici encore, des économies d’agglomération : la concentration spatiale facilite les échanges de connaissances, donc l’innovation, et in fine la croissance. Bien qu’ils n’aient pas pour objectif principal d’analyser la géographie économique, les modèles de croissance endogène s’appuient sur l’idée que la croissance est non seulement inégale par nature (elle n’apparaît pas partout à la fois), mais aussi qu’elle engendre et favorise les inégalités entre territoires. Le rapprochement entre la nouvelle économie géographique et les théories de la croissance endogène passe, pour l’essentiel, par l’inclusion d’un moteur de croissance fondé sur l’innovation technologique dans un modèle centre-périphérie. Le choix de ce moteur de croissance s’explique par proximité de ces deux types de modélisation : les modèles à la Romer, tout comme la nouvelle économie géographique, font appel à la concurrence monopolistique. Mais, surtout, les processus d’innovation technologique sont très fortement influencés par des externalités localisées, et, à l’image de la Silicon Valley en Californie, les dynamiques d’investissement en R&D ont bien souvent un ancrage territorial. De nombreux arguments viennent justifier l’idée selon laquelle la constitution d’un marché du travail qualifié constitue un vecteur de transfert technologique. L’accès à un grand marché central permet d’atteindre la taille critique nécessaire à l’amortissement de l’investissement en R&D. De même, la proximité d’un grand nombre de fournisseurs facilite les transferts technologiques et l’adoption de nouvelles techniques aux différents stades de la production. L’analyse des districts industriels suggère que ce type d’échange favorise effectivement les transferts technologiques. Ceux-ci peuvent être fortuits ou bien dus à la mobilité des travailleurs, à des comportements d’imitation et d’espionnage industriel, ou encore à une collaboration explicite entre les entreprises. Enfin l’agglomération des activités en pôles spécialisés s’accompagne d’une pression concurrentielle qui, si elle n’est pas trop forte, incite les entrepreneurs à innover pour survivre (Aghion et Howitt, 1998). Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que l’on observe une concentration spatiale particulièrement marquée des activités de R&D. De plus, les études économétriques révèlent que l’essentiel des transferts technologiques se fait sur des distances très courtes. Les entreprises américaines les plus innovantes ont davantage tendance à appuyer leurs recherches sur des brevets déposés dans leur propre Etat que sur des recherches plus éloignées. On observe le même type de comportement en Europe.

Mathieu Crozet, Miren Lafourcade, La nouvelle économie géographique, Collection Repères, La Découverte, 2009

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Document 80 – Agglomération et croissance économique : deux forces qui s’auto-entretiennent En définitive, la dynamique de l’agglomération est simple. Si les barrières à l’échange sont suffisamment faibles, les forces centripètes propres à l’économie géographique poussent les travailleurs qualifiés à migrer vers la région qui innove le plus. Cette région produit davantage de variétés de biens industriels ce qui, compte tenu des externalités dans le secteur de la R&D, y facilite la création de nouveaux brevets. La croissance économique et l’agglomération spatiale sont deux dynamiques qui se soutiennent mutuellement. D’un côté, dès lors que les régions diffèrent par leur taille, et tant que les externalités de connaissance ne se diffusent pas parfaitement d’une région à l’autre, la R&D est plus efficace dans le centre. L’investissement y est donc moins coûteux et de nouvelles firmes s’y implantent. Cette accumulation accroît la taille du marché central, ce qui renforce encore les tendances à l’agglomération. De l’autre, la concentration géographique dynamise la croissance : la concentration du capital dans une seule région permet d’exploiter au maximum les externalités de connaissances, la productivité du secteur de R&D augmente, le coût de l’investissement diminue et l’accumulation de capital s’accélère. Si cette croissance profite avant tout aux habitants du centre, la périphérie n’est pas forcément perdante. La fuite de son industrie vers le centre constitue effectivement un choc négatif. Mais en contrepartie l’économie dans son ensemble gagne en efficacité : une économie agglomérée dépose plus de brevets et favorise la création de nouvelles entreprises. Ce gain dynamique profite aussi aux consommateurs de la périphérie.

Mathieu Crozet, Miren Lafourcade, La nouvelle économie géographique, Collection Repères, La Découverte, 2009

Document 81 – les inégalités territoriales en France

Ph. Askenazy et Ph. Martin, « Promouvoir l’égalité des chances à travers le territoire », Les Notes du CAE n°20, février 2015

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Document 82 – Les inégalités territoriales en Europe

Patrick Artus, Isabelle Gravet, La crise de l’euro Comprendre les causes. En sortir par de nouvelles institutions, Armand Colin, 2012

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4 – Le rôle des institutions dans la croissance économique

4.1 – Les institutions ont des effets incitatifs sur les comportements des agents économiques 4.1.1 – Institutions, incitations et croissance

Document 83 – La définition des institutions par Douglass North (Prix Nobel 1993) Les institutions sont les contraintes humaines qui structurent les interactions politiques, économiques et sociales. Elles consistent à la fois en des contraintes informelles (sanctions, tabous, coutumes, traditions et codes de conduite), et de règles formelles (constitutions, lois, droits de propriété). A travers l’Histoire, les institutions ont été conçues par les être humains pour réduire l’incertitude dans les échanges. Avec les contraintes habituelles de l’économie, elles définissent l’ensemble des choix possibles, et, ainsi, elles déterminent les coûts de transaction et de production, donc la profitabilité et la faisabilité de l’entrée dans l’activité économique. Elles évoluent par incrémentation, reliant le passé avec le présent et le futur. En conséquence, l’Histoire est largement une histoire de l’évolution institutionnelle dans laquelle les performances économiques des économies ne peuvent être comprises que comme partie d’une histoire séquentielle. Les institutions fournissent la structure des incitations d’une économie. Au fur et à mesure que cette structure évolue, elle détermine l’orientation du changement économique : vers la croissance, la stagnation ou le déclin.

Douglas North, « Institutions » in Journal of Economic Perspectives, volume 5, 1991

Synthèse : institution, incitation et croissance

Remarque : On comprend assez facilement ce qu’est une incitation mais ce n’est pas toujours très facile de d’en donner une définition. Dernièrement, j’ai lu celle que donne Paul Krugman : « Une incitation est tout ce qui procure une récompense aux individus qui modifient leur comportement » (P. Krugman, Microéconomie, De Boeck, 2009). Je la trouve simple et efficace.

Institutions : Contraintes formelles ou informelles qui encadrent et régulent les interactions humaines selon Douglas

North Les institutions définissent donc la nature et le montant des coûts et

des avantages associés à la décision d’un agent économique

Effets sur les gains associés à un choix Par exemple, l’existence d’un droit de la

propriété intellectuelle garantit un certain niveau de rendement à celui qui

innove.

Effets sur les coûts associés à un choix Les institutions ont une influence sur :

• le montant des coûts de transaction à travers le degré d’incertitude qu’elle laisse subsister ou même le degré de civisme et de confiance qu’elles engendrent (cf. partie 4.2)

• le montant des coûts de production à travers par exemple l’effet du droit social sur le coût du travail.

Conclusion : les institutions, à travers leurs effets sur les gains et les coûts associés aux différents choix des AE, génèrent les incitations à produire, à

investir, à embaucher, à faire de la R&D, à réaliser des échanges… Bref, c’est le point de départ de l’activité économique et de la croissance

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CPGE ECE1 – ESH – Chapitre 3 – La Croissance économique – 2018-2019 40

4.1.2 – Les incitations générées par les institutions ne sont pas toujours favorables à la croissance économique

Document 84 – Quelles sont les bonnes institutions ? Certaines sociétés sont dotées de bonnes institutions qui encouragent l’investissement dans l’équipement, le capital humain et les technologies performantes et, en conséquence, ces sociétés prospèrent d’un point de vue économique. De bonnes institutions présentent trois caractéristiques :

- en garantissant le respect des droits de propriété à une grande partie de la population, elles incitent une large palette d’individus à investir et participer à la vie économique;

- en limitant l’action des élites, des politiciens et autres groupes puissants, elles les empêchent de s’approprier les revenus ou investissements d’autrui ou de fausser les règles du jeu ;

- et en promouvant l’égalité des chances pour de vastes pans de la société, elles encouragent l’investissement, notamment dans le capital humain, et la participation à la production économique.

Le passé et le présent montrent que, dans de nombreux pays, ces conditions ne sont pas réunies : l’Etat de droit ne règne que de manière sélective ; les droits de propriété sont inexistants pour la grande majorité des citoyens ; les élites jouissent d’un pouvoir politique et économique illimité, et seule une petite fraction de la population accède à l’éducation, au crédit et aux activités productives.

Daron Acemoglu, « Causes profondes de la pauvreté » in FMI, Finances et développement, Juin 2003

Synthèse : qu’est-ce qu’une bonne institution ?

Document 85 – Institutions inclusives versus institutions extractives : le cas des institutions économiques (Daron Acemoglu et James A. Robinson, Prospérité, puissance et pauvreté, Markus Heller, 2015) Les disparités économiques entre les divers pays du monde reposent sur des différences institutionnelles, sur les règles qui influencent la marche de l’économie et sur les motivations qui poussent les citoyens à l’action. Imaginons ce que des adolescents nord-coréens et sud-coréens attendent de la vie. Au Nord, ils ont grandi dans le dénuement, sans possibilité d’entreprendre, sans créativité ni éducation adéquate pour les préparer à un travail qualifié. Ce qu’on leur apprend à l’école se résume, pour l’essentiel, à une propagande conçue pour renforcer la légitimité du régime ; les livres sont rares, les ordinateurs plus encore. Une fois l’école terminée, les jeunes gens doivent passer dix ans dans l’armée. Ils savent qu’ils n’auront jamais le droit de posséder quoi que ce soit, de créer une entreprise ou de s’enrichir, même si nombre d’entre eux se livrent à des activités économiques illicites pour survivre. Ils savent aussi qu’ils n’auront jamais accès – en tout cas de manière légale – aux marchés où ils pourraient utiliser leurs compétences ou leurs économies pour acheter les biens dont ils ont besoin ou envie. Ils ne savent pas avec certitude à quels droits de l’homme ils peuvent prétendre. Au Sud, les jeunes gens reçoivent une bonne éducation et des motivations qui les encouragent à se dépasser et à exceller dans la voie qu’ils se sont choisie. La Corée du Sud jouit d’une économie de marché fondée sur la propriété privée. Les adolescents sud-coréens savent que, s’ils se montrent habiles entrepreneurs ou bons employés, ils pourront profiter un jour des fruits de leurs investissements et de leurs efforts ; ils peuvent améliorer leur niveau de vie, se faire soigner, acheter des voitures et des maisons.

Institutions

Respect des droits de propriété et garantie de l’exécution des

contrats

Contrôle et encadrement du pouvoir politique afin d’éviter la

corruption et les différentes formes d’abus de pouvoir

Promotion et réalisation de

l’égalité des chances

Incitation à entreprendre, à réaliser des transactions marchandes et à réaliser des investissements permettant l’accumulation des différentes formes de capital (capital physique, capital humain, capital technologique, etc.)

et débouchant sur une meilleure allocation des ressources et donc de la croissance économique

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CPGE ECE1 – ESH – Chapitre 3 – La Croissance économique – 2018-2019 41

Au Sud, l’activité économique bénéficie d’un soutien de l’Etat. Du coup, les entrepreneurs peuvent emprunter de l’argent aux banques et aux marchés financiers, des sociétés étrangères peuvent souscrire un prêt pour s’acheter une maison. Au Sud, on peut généralement recruter des employés, vendre des produits et des services, dépenser son argent comme on l’entend sur le marché. Au Nord, il n’existe que des marchés noirs. Ces règles différentes constituent les institutions respectives de la Corée du Nord et de la Corée du Sud. Les institutions économiques inclusives, comme celles de la Corée du Sud ou des Etats-Unis, sont celles qui permettent et favorisent la participation de la plupart des citoyens aux activités économiques en tirant le meilleur parti de leurs talents et leurs compétences, et permettent aux individus de faire leurs propres choix. Pour être inclusives, les institutions économiques se doivent de comporter un certain nombre d’éléments essentiels : protection de la propriété privée, système judiciaire impartial, services publics offrant un espace où pratiquer des échanges et établir des contrats ; elles doivent aussi permettre l’arrivée de nouvelles entreprises et laisser aux gens le choix de leur carrière professionnelle. Les contrastes observés entre les deux Corées, ou entre les Etats-Unis et l’Amérique latine, illustrent un principe général. Les institutions inclusives encouragent l’activité économique, la prospérité et une productivité accrue. Le droit à une propriété privée protégée est essentiel, car seules des personnes détenant de tels droits sont disposées à investir et à augmenter la productivité. Un homme d’affaires qui craint de voir sa production volée, saisie ou lourdement taxée, aura peu de motivations pour travailler, et moins encore pour investir ou innover. Encore faut-il que ces droits soient accessibles à la société dans son ensemble. En 1680, le gouvernement anglais organise un recensement de la population de sa colonie de la Barbade, dans les Caraïbes. Le recensement révèle que, sur un total d’environ 60 000 îliens, près de 39 000 sont des esclaves africains appartenant au tiers restant de la population. Qui plus est, ces esclaves sont la propriété des 175 plus gros planteurs de canne à sucre, qui possèdent également la plupart des terres. Ces gros planteurs, qui jouissent de droits de propriété sur leurs terres et même sur leurs esclaves, veillent à protéger et à faire respecter ces droits. Si un planteur souhaite vendre des esclaves à un confrère, il est libre de le faire et peut compter sur une cour de justice pour faire respecter la vente ou tout autre contrat. Pourquoi ? Sur les quarante magistrats et juges de paix que compte l’île, vingt-neuf se trouvent être de riches planteurs. Les plus hauts gradés des forces militaires présentes appartiennent à la même catégorie. Donc, malgré des droits de propriété et des contrats bien définis, protégés et jouissant du soutien de la justice, on ne peut parler ici d’institutions économiques inclusives : elles ne profitent qu’à l’élite locale, tandis que les deux tiers des habitants de l’île sont des esclaves privés d’instruction, de travail librement choisi et de motivation qui les inciteraient à utiliser leurs talents ou leurs compétences. Les institutions inclusives doivent offrir des droits de propriété sûrs et des opportunités économiques à une majorité de la population, et pas seulement à une élite. Droits de propriété protégés, loi, services publics, liberté de contracter et d’échanger : tout cela dépend de l’Etat, cette institution capable d’imposer l’ordre public, d’empêcher le vol ou la fraude et de faire respecter les contrats souscrits entre individus. Pour fonctionner correctement, la société a besoin d’autres services publics : des routes et un réseau de transport permettant la circulation des marchandises ; une infrastructure permettant la circulation des marchandises ; une infrastructure publique permettant le développement de l’activité économique ; et une réglementation de base pour prévenir la fraude et la délinquance. Nombre de ces services peuvent être proposés par des marchés et des citoyens privés, mais le degré de coordination nécessaire pour y parvenir à grande échelle rend souvent indispensable l’existence d’une autorité centrale. L’Etat et les institutions économiques sont ainsi enchevêtrés : non content de fournir l’essentiel des services publics, l’Etat fait appliquer et respecter l’ordre public, les contrats et la propriété privée. Les institutions économiques inclusives s’appuient sur l’Etat et ont besoin de lui. Les institutions économiques de la Corée du Nord ou de l’Amérique latine coloniale – la mita, l’encomendia et le repartimiento évoqués plus haut - ne possèdent pas ces qualités. La propriété privée n’existe pas en Corée du Nord. Dans l’Amérique latine coloniale, elle existait pour les Espagnols ; pour les peuples indigènes, elle était de nature très fragile. Dans ces deux régions, la majorité de la population était de ce fait incapable de prendre des décisions économiques, et subissait de fait une coercition de masse. Dans les deux cas, le pouvoir de l’Etat ne servait nullement à proposer des services publics propices à la prospérité. En Corée du Nord, l’Etat a mis sur pied un système éducatif destiné à diffuser sa propagande ; en revanche, il n’ jamais su prévenir la famine. Dans l’Amérique latine coloniale, l’Etat a consacré toute son énergie à obliger les indigènes à travailler. On ne trouve dans aucune de ces deux régions un espace neutre dévolu aux échanges ni un système judiciaire impartial. En Corée du Nord, le système judiciaire n’est que le bras armé du Parti communiste ; en Amérique latine, il était un instrument de discrimination dirigé contre la grande masse de la population. Nous nommerons les institutions de ce type (qui présentent des propriétés inverses de celles que nous nommons inclusives) des institutions économiques extractives – parce qu’elles visent à extraire les revenus et les biens de certaines couches de la société pour les transférer vers une autre couche. Les institutions économiques inclusives produisent des marchés inclusifs, qui non seulement permettent aux individus de suivre la vocation la plus adaptée à leurs talents, mais leur fournissent à cet effet un espace d’échanges neutres. Ceux qui

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ont de bonnes idées pourront créer une entreprise, les employés choisiront le secteur qui convient le mieux à leurs compétences, et les sociétés prometteuses remplaceront les sociétés moins efficaces. Le choix d’une profession n’est pas le même selon que le marché est inclusif ou non – que l’on songe au Pérou et à la Bolivie de l’époque coloniale où, dans le cadre de la mita, beaucoup de gens étaient envoyés dans les mines de mercure et d’argent, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils aient d’autres compétences ou non. Les marchés inclusifs ne sont pas seulement des marchés libres. La Barbade du 17ème siècle avait aussi des marchés ; mais, comme seule une petite élite de planteurs jouissait de droits de propriété, on ne saurait dire qu’il s’agissait là d’un marché inclusif, loin s’en faut. En réalité, les marchés aux esclaves étaient l’un des éléments constitutifs de ces institutions économiques qui asservissaient une majorité de la population, privée de son droit à se choisir un métier et à utiliser ses compétences. Les institutions économiques inclusives préparent aussi le terrain à ces deux moteurs de prospérité que sont la technologie et l’éducation. La croissance prolongée s’accompagne presque toujours de progrès technologiques qui permettent aux gens (la main d’oeuvre), à la terre et au capital existant (immeubles, machines, etc.) de devenir plus productifs. Voyez nos arrière-arrière-grands-parents, il y a un peu plus d’un siècle : ils n’avaient ni avions ni voitures, ni les médicaments et les soins qui nous semblent aujourd’hui aller de soi, ni canalisations intérieures, air conditionné, centres commerciaux, radio ou cinéma – sans même parler des technologies de l’information, des robots ou des équipements assistés par ordinateur. Si l’on remonte encore plusieurs générations, le savoir-faire technologique et le niveau de vie sont encore plus réduits, au point que l’on peine à imaginer comment les gens arrivaient à vivre. Ces progrès sont le fruit de la science et d’entrepreneurs comme Thomas Edison, qui s’est servi de la science pour créer des entreprises rentables. Ce processus d’innovation est rendu possible par des institutions économiques qui encouragent la propriété privée, permettent d’établir des contrats, créent un espace d’échanges neutre, et favorisent ou permettent l’arrivée de nouvelles entreprises qui pourraient donner vie aux nouvelles technologies. On constate donc sans surprise que ce sont les Etats-Unis qui ont produit Thomas Edison, non le Pérou, et que c’est la Corée du Sud, et non celle du Nord, qui produit des entreprises fondées sur des technologies innovantes comme Samsung et Hyundai. D’autres éléments sont indissociablement liés à la technologie. C’est le cas de l’éducation, des compétences, de la formation et du savoir-faire de la force de travail, toutes choses apprises à l’école, à la maison et sur le lieu de travail. Si notre productivité est bien supérieure à celle d’il y a cent ans, ce n’est pas seulement à cause d’une meilleure technologie incarnée par des machines, mais aussi en raison d’un meilleur savoir-faire des travailleurs. Toute la technologie du monde ne serait rien sans ouvriers capables de la manœuvrer. Un tel savoir est indispensable, mais les compétences professionnelles ne s’y réduisent pas. Ce sont l’éducation et la formation de la force de travail qui produisent le savoir scientifique sur lequel s’édifie le progrès, et qui rendent possible l’adaptation et l’adoption de ces technologies dans les secteurs professionnels les plus divers. Nombre des innovateurs de la révolution industrielle (et d’après), comme Thomas Edison, n’avaient pas reçu une éducation très poussée ; mais il est vrai que ces innovations n’avaient pas la complexité de la technologie moderne. Aujourd’hui, toute évolution technologique requiert une formation solide de l’inventeur et de l’ouvrier. On voit là l’importance des institutions économiques qui créent un terrain d’échanges neutre. Les Etats-Unis ont su produire (ou faire venir de l’étranger) des gens comme Bill Gates, Steve Jobs, Sergey Brin, Larry Page et Jeff Bezos, et les centaines de scientifiques qui ont fait des découvertes fondamentales en matière de technologies de l’information, d’énergie nucléaire, de biotechnologies et autres domaines sur lesquels les entrepreneurs ont construit leur entreprise. De nombreux talents y étaient à disposition, parce que la plupart des adolescents américains ont accès à des études longues s’ils le désirent et s’ils y parviennent. Observons à présent une autre société, comme le Congo ou Haïti, où une bonne partie de la société n’a pas les moyens d’aller à l’école – ceux qui peuvent malgré tout se l’offrir font face à un enseignement déplorable, avec des professeurs qui ne viennent plus travailler et une absence quasi totale de manuels et de livres. Le faible niveau d’éducation des pays pauvres est dû à des institutions économiques qui n’ont pas su inciter les parents à instruire leurs enfants, et à des institutions politiques qui n’incitent pas le gouvernement à construire et à financer des écoles répondant aux souhaits des parents et des enfants. Ce faible niveau d’instruction et cette absence de marchés inclusifs se payent au prix fort. Les pays concernés n’arrivent pas à mobiliser leurs talents en herbe. Ils abritent de nombreux Bill Gates en puissance, et peut-être un ou deux Albert Einstein illettrés en train de cultiver les champs, obligés de faire un travail dont ils ne veulent pas u de s’enrôler dans l’armée, parce qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de réaliser elur vocation professionnelle. Les institutions économiques peuvent exploiter le potentiel des marchés inclusifs, encourager l’innovation technologique, investir dans les personnes, mobiliser les talents et les compétences d’un grand nombre d’individus. Cette faculté est essentielle pour la croissance économique. Le présent ouvrage se donne pour but principal d’expliquer pourquoi tant d’institutions économiques semblent incapables d’atteindre des objectifs aussi simples.

Daron Acemoglu, James A. Robinson, Prospérité, puissance et pauvreté, Editions Markus Heller, 2015 p103-122

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Document 86 –Institutions inclusives vs institutions extractives : le cas des institutions politiques (Daron Acemoglu et James A. Robinson, Prospérité, puissance et pauvreté, Markus Heller, 2015) Les institutions économiques sont toutes produites par la société. Celles de la Corée du Nord, par exemple, ont été imposées aux citoyens par les communistes qui ont pris le pouvoir dans les années 1940 ; celles de l’Amérique latine ont été imposées par les conquistadors espagnols. Si la Corée du Sud s’est retrouvée avec des institutions très différentes de celles en place au Nord, c’est que des gens très différents, avec des intérêts et des objectifs très différents, ont fait des choix quant à la meilleure manière de structurer la société. En d’autres termes, la Corée du Sud vit sous un régime politique différent. La politique est le processus par lequel une société se choisit les lois qui la gouverneront. Elle est inhérente aux institutions pour la simple raison que, si les institutions inclusives favorisent la prospérité économique d’un pays, certaines personnes ou certains groupes, comme l’élite du Parti communiste nord-coréen ou les planteurs de canne à sucre de la Barbade coloniale, auront tout intérêt à mettre en place des institutions extractives. En cas de conflit au sujet des institutions, la suite dépend des individus ou des catégories qui l’auront emporté sur un plan politique – ceux qui auront obtenu des soutiens plus nombreux ou des ressources supplémentaires, ou ceux qui auront su former des alliances plus efficaces. En somme, la discorde sera tranchée en fonction de la répartition du pouvoir politique dans une société donnée. Les institutions politiques d’une société sont décisives à cet égard. Ce sont elles qui gouvernent les motivations dans le champ politique. Elles déterminent la manière dont le gouvernement est choisi, qui, dans ce gouvernement, sera investi de tel ou tel pouvoir, qui détient le pouvoir dans la société et à quelles fins ce pouvoir peut être utilisé. Si la distribution du pouvoir est très réduite et très peu surveillée, on parlera alors d’institutions politiques absolutistes – celles, par exemple, des monarchies absolues qui ont régné sur la planète pendant une bonne partie de son histoire. En présence d’institutions politiques absolutistes, comme celles de la Corée du Nord ou de l’Amérique latine coloniale, ceux qui détiennent un tel pouvoir pourront imposer des institutions économiques qui vont les enrichir et accroître leur pouvoir au détriment de la société. A l’inverse, les institutions politiques qui répartissent largement le pouvoir dans la société et le soumettent à des contraintes seront dites pluralistes. Au lieu d’être confié à un individu ou à un petit groupe, le pouvoir politique est partagé par une large coalition ou par divers groupes à la fois. Il existe naturellement un rapport étroit entre pluralisme et institutions économiques inclusives. Si la Corée du Sud et les États-Unis ont des institutions économiques inclusives, c’est parce qu’ils disposent d’institutions politiques pluralistes, certes, mais aussi parce qu’ils constituent des États suffisamment puissants et centralisés. La Somalie offre à cet égard un contraste saisissant. Comme nous le verrons plus loin, le pouvoir politique dans ce pays de l’Afrique de l’Est a longtemps été fort bien réparti, ce qui le rendait presque pluraliste. En fait, il n’existe aucune autorité réelle qui puisse contrôler ou sanctionner les actes des uns et des autres. La société est divisée en clans rivaux dont aucun ne peut dominer l’autre. Le pouvoir de tel clan n’est limité que par les fusils de tel autre. Cette répartition du pouvoir, loin de produire des institutions inclusives, mène au chaos. En cause : l’absence de toute centralisation politique, ou de toute centralisation de l’État, et l’incapacité de ce pays à faire respecter un tant soit peu l’ordre public pour assurer l’activité économique, le commerce ou même la sécurité minimale de ses citoyens. Max Weber, que nous avons rencontré au chapitre précédent, est l’auteur de la définition de l’État la plus célèbre et la plus généralement acceptée : il y voit un « monopole de la violence physique légitime » au sein de la société. Sans un tel monopole et le niveau de concentration qu’il suppose, l’État ne pourrait pas jouer son rôle et faire respecter la loi – et pourrait moins encore offrir des services publics ou encourager et réguler l’activité économique. Quand l’État ne parvient pas à imposer une certaine centralisation politique, la société finit par sombrer dans le chaos comme en Somalie. Quand les institutions politiques seront suffisamment centralisées et pluralistes, elles seront dites institutions politiques inclusives. Dans le cas contraire, on parlera d’institutions politiques extractives. Il existe une forte synergie entre institutions politiques et institutions économiques. Les institutions politiques extractives concentrent le pouvoir entre les mains d’une élite réduite et n’imposent que peu de contrainte à l’exercice de ce pouvoir. Les institutions économiques sont souvent structurées par cette élite, qui s’efforce d’extraire les ressources de la société à son seul profit. Les institutions politiques extractives s’accompagnent donc, tout naturellement, d’institutions économiques extractives. Et même, les premières reposent sur les secondes de manière constitutive. Des institutions politiques inclusives, parce qu’elles répartissent largement le pouvoir, auraient tendance à supprimer les institutions économiques qui dépouillent la majorité, érigent des barrières et font en sorte que les marchés ne fonctionnent qu’au profit d’une minorité. A la Barbade, par exemple, le système des plantations fondé sur l’exploitation n’aurait pu survivre sans des institutions politiques excluant les esclaves du processus politique. Le système économique qui appauvrit des millions de gens pour le profit d’une minuscule élite communiste, en Corée du Nord, serait tout aussi impensable sans la domination politique totale du Parti communiste.

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Cette relation de synergie entre institutions extractives (les économiques et les politiques) entraîne une réaction en boucle : les institutions politiques permettent aux élites de contrôler le pouvoir politique, et donc de choisir des institutions économiques rétives aux contraintes et aux forces d’opposition. Elles permettent aussi aux élites de structurer les futures institutions politiques et leur évolution. En retour, les institutions économiques extractives enrichissent ces mêmes élites, dont la richesse et la puissance contribuent à renforcer la domination politique. A la Barbade et en Amérique latine, par exemple, les colons ont pu utiliser leur pouvoir politique pour imposer les institutions économiques qui leur ont rapporté d’énormes fortunes, au détriment du reste de la population. Les ressources produites par ces institutions économiques ont permis aux élites de lever une armée et des forces de sécurité, et par là même leur monopole absolu de pouvoir politique. On peut donc en déduire que les institutions extractives économiques et politiques se soutiennent entre elles et ont tendance à se maintenir. Cette synergie présente d’autres aspects. Quand, dans un système d’institutions politiques extractives, les élites en place sont menacées par des nouveaux arrivants, on constate que ceux-ci ne sont également soumis qu’à des contraintes minimales. Dès lors, ils ont tout intérêt à maintenir ces institutions et à créer des institutions économiques du même ordre – comme l’ont fait, dans le Mexique de la fin du 19ème siècle, Porfirio Diaz et les élites qui l’entouraient. Les institutions économiques inclusives, en revanche, reposent sur des fondations établies par des institutions politiques inclusives ; le pouvoir est réparti au sein de la société, et son exercice arbitraire s’en trouve limité. De telles institutions politiques rendent également plus difficile d’usurper le pouvoir et de saper les fondations des institutions inclusives. Ceux qui contrôlent le pouvoir politique ne peuvent s’en servir aisément pour mettre en place, à leur seul profit, des institutions économiques extractives. Les institutions économiques inclusives, de leur côté, créent une distribution plus équitable des ressources, ce qui facilite le maintien d’institutions politiques inclusives. En 1618, la Virginia Company a donné des terres et accordé une certaine liberté aux colons qu’elle tentait jusqu’alors de forcer à travailler ; l’année suivante, une assemblée générale les a autorisés à gouverner eux-mêmes. Ces deux faits ne relèvent pas de la coïncidence. Donner des droits économiques sans droits politiques aurait éveillé la méfiance des colons, qui n’avaient pas oublié les efforts persistants de la Virginia Company pour les contraindre au travail. De même, des économies de ce type n’auraient été ni stables, ni durables. De fait, le mélange d’institutions extractives et inclusives s’avère généralement instable. Dans le cadre d’institutions politiques inclusives, des institutions économiques extractives ont peu de chances de perdurer, comme le montre l’exemple de la Barbade. De même, des institutions économiques inclusives s’accorderont mal avec des institutions politiques extractives. Soit le petit groupe qui détient le pouvoir va les transformer en institutions économiques extractives pour son propre bénéfice, soit la dynamique économique qu’elles suscitent va déstabiliser les institutions politiques extractives, préparant ainsi l’émergence d’institutions politiques inclusives. Les institutions économiques inclusives tendent aussi à réduire le bénéfice que retirent les élites de leur pouvoir sur les institutions politiques extractives, puisque celles-ci doivent tenir compte de la concurrence des marchés, des contrats et des droits de propriété dont bénéficie le reste de la société.

Daron Acemoglu, James A. Robinson, Prospérité, puissance et pauvreté, Editions Markus Heller, 2015 p103-122

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Synthèse – Institutions extractives et inclusives selon D. Acemoglu et J. A. Robinson

Définitions

Institutions économiques : règles qui influencent la marche de l’économie et les motivations qui

poussent les citoyens à l’action

Institutions politiques : règles qui déterminent de quelle manière une société choisit les lois qui la gouverneront. Elles déterminent la manière dont le gouvernement est choisi, qui, dans ce

gouvernement, sera investi de tel ou tel pouvoir, qui détient le pouvoir dans la société et

à quelles fins ce pouvoir peut être utilisé. Inclusives : ce sont celles

qui permettent et favorisent la participation de la plupart des citoyens aux activités économiques en tirant le meilleur parti de leurs talents et leurs

compétences, et permettent aux individus

de faire leurs propres choix. Pour être inclusives, les

institutions économiques se doivent de comporter un

certain nombre d’éléments essentiels : protection de la propriété privée, système

judiciaire impartial, services publics offrant un espace

où pratiquer des échanges et établir des contrats ;

elles doivent aussi permettre l’arrivée de

nouvelles entreprises et laisser aux gens le choix de

leur carrière professionnelle.

Importance de l’État pour assurer ces institutions

économiques inclusives : non content de fournir l’essentiel des services

publics, l’État fait appliquer et respecter l’ordre public, les contrats et la propriété

privée. Les institutions économiques inclusives

s’appuient sur l’État et ont besoin de lui.

Extractives : ce sont celles qui

visent à extraire les revenus et les biens de certaines

couches de la société pour les transférer vers

une autre couche. Absence ou mauvaise

protection des droits de propriété

(jusqu’à la propriété de soi et

donc la liberté). Insuffisance des services publics

propices à la prospérité :

éducation, espace neutre dévolu aux

échanges, etc. Trop de barrières à

l’entrée…

Inclusives : ce sont des institutions pluralistes

à savoir des institutions qui

répartissent largement le pouvoir politique au

sein de la société (pouvoir politique

partagé par une large coalition ou par divers

groupes à la fois) et qui permettent

également un contrôle strict et efficace du pouvoir politique.

Pour être inclusives, les institutions

politiques supposent également un État

suffisamment puissant et centralisé

(monopole de la violence physique

légitime pour Weber) pour qu’il puisse jouer

son rôle et fasse respecter la loi.

Extractives : ce sont des institutions

politiques insuffisamment

pluralistes et insuffisamment

centralisées.

Effet sur la croissance et le développement

Déterminant essentiel de la prospérité car génère des

incitations à investir, à innover et à entreprendre.

Faible croissance car peu ou pas d’incitation à investir et à

innover.

Effet positif sur le développement : elles favorisent l’adoption

d’institutions économiques

inclusives et sont en soi facteur de bien-

être.

Effet négatif sur le développement : elles favorisent l’adoption

d’institutions économiques

extractives et diminue le bien-être dans le

sens où la démocratie est une de ses dimensions.

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CPGE ECE1 – ESH – Chapitre 3 – La Croissance économique – 2018-2019 46

Document 87 – L’influence des institutions dans le décollage économique de la France et de l’Angleterre Dans Structure and change… (1981), North étudiait en particulier les trajectoires divergentes de la France et de l’Espagne d’un côté, et de l’Angleterre et des Pays-Bas de l’autre, entre le 16ème et le 18ème siècle, en termes de développement économique. Le besoin permanent de revenus pour l’Etat dans les deux premiers pays a conduit ce dernier à conférer des monopoles à des guildes ou des compagnies et à empiéter sur les droits de propriété privés, conduisant à la stagnation économique en France et au déclin en Espagne. Au contraire, en Angleterre et aux Pays-Bas, les intérêts de la classe marchande ont engendré un ensemble d’institutions qui ont créé des incitations favorables à des échanges efficaces, grâce à la protection des droits de propriété. Davantage, les attitudes différentes de l’Etat quant aux droits de propriété privée ont été transmises aux colonies : si les possessions espagnoles ou portugaises en Amérique latine se sont trouvées bloquées dans une trajectoire médiocre de développement, les colonies anglaises en Amérique du Nord ont connu une croissance durable.

Bernard Chavance, L’économie institutionnelle, collection Repères, La Découverte, 2007

Document 88 – Les institutions politiques extractives freinent la destruction créatrice et donc la croissance économique Les institutions économiques font nécessairement l’objet de disputes et de conflits. Des institutions différentes auront des effets différents sur la prospérité d’un pays, la manière dont les richesses y sont réparties et l’individu détenant le pouvoir. La croissance économique que permettent certaines institutions crée des gagnant et des perdants. C’est ce qu’illustre bien la révolution industrielle anglaise, qui a jeté les bases de la prospérité que l’on observe aujourd’hui dans les pays riches. Celle-ci s’est appuyée sur un ensemble d’évolutions technologiques très innovantes dans des domaines comme la machine à vapeur, les transports et la production textile. La mécanisation a conduit à une énorme augmentation des revenus, avant de devenir le fondement même de la révolution industrielle moderne ; à l’époque, pourtant, elle a fait l’objet d’une farouche opposition. Non par ignorance ou par myopie, mais pour des raisons strictement inverses. Cette opposition à la croissance économique possède sa propre logique – laquelle, hélas n’est pas sans cohérence. La croissance économique et le progrès technologique s’accompagnent de ce que le grand économiste Joseph Schumpeter nomme la destruction créatrice : ils remplacent l’ancien par le nouveau. De nouveaux secteurs captent les ressources des secteurs en place. De nouvelles entreprises prennent leur travail à leurs concurrentes plus anciennes. Les nouvelles technologies rendent obsolètes les compétences et les machines existantes. Le processus de la croissance économique, et des institutions inclusives qui la fondent, créent des perdants aussi bien que des gagnants dans le champ politique et sur les marchés économiques. La peur de cette destruction créatrice aliment l’opposition aux institutions économique et politiques inclusives. L’histoire de l’Europe offre un exemple très clair des effets de la destruction créatrice. Au 18ème siècle, à la veille de la révolution industrielle, la plupart des gouvernements européens sont contrôlés par des aristocraties et des élites traditionnelles ; celles-ci tirent l’essentiel de leurs revenus de propriétés terriennes ou de privilèges commerciaux obtenus grâce aux monopoles que distribue le monarque – et grâce aux barrières à l’entrée qu’il impose. Comme pour illustrer l’idée de destruction créatrice, la multiplication des industries, des usines et des villes capte les ressources dont bénéficient les terres, réduit les fermages et augmente les salariés que les propriétaires terriens doivent à leurs employés. Pour ces élites, l’émergence de nouveaux marchands et hommes d’affaires ne fait que rogner leurs privilèges commerciaux. Tout bien pesé en effet, elles seront les grandes perdantes de l’industrialisation. L’urbanisation et l’émergence d’une classe moyenne laborieuse, dotée en outre d’une conscience de classe, vient également remettre en cause le monopole politique des aristocraties terriennes. Avec l’implantation de la révolution industrielle, les aristocrates ne perdent pas seulement de l’argent : elles risquent aussi de perdre leur emprise sur le pouvoir politique. Face à cette double menace, elles constituent donc souvent une redoutable opposition à l’industrialisation. L’aristocratie n’est pas la seule perdante dans cette histoire. Les opposants à l’industrie comptent aussi les artisans dont les compétences manuelles sont remplacées par la mécanisation. Beaucoup s’organisent pour lutter, créent des émeutes et détruisent les machines, jugées responsables de la chute de leurs revenus. Ces « luddites » sont les ancêtres de ceux d’entre nous qui sont réfractaires à toute évolution technologique. John Kay, l’inventeur anglais de la navette lancée (en 1733), l’une des premières avancées essentielles dans la mécanisation du tissage, voit sa maison incendiée par des luddites en 1753. James Heargraves, l’inventeur d’une machine à tisser mécanisée, subira le même sort.

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En réalité les artisans sont bien moins efficaces que les propriétaires terriens en matière d’opposition à l’industrialisation. Les luddites ne détiennent pas le pouvoir politique de l’aristocratie terrienne, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas les moyens de peser sur des décisions politiques, au détriment d’autres catégories. En Angleterre, l’industrialisation se poursuit malgré l’opposition des luddites ; l’opposition aristocratique, pourtant bien réelle, est réduite au silence. Dans l’empire austro-hongrois et dans l’empire de Russie, où les monarques absolus et les aristocrates ont beaucoup plus à perdre, l’industrialisation est bloquée. Du coup, les économies de ces deux empires ne font que stagner et se font dépasser par d’autres pays d’Europe dont la croissance économique a décollé au 19ème siècle. Outre le succès ou l’échec de certaines catégories, la leçon à tirer s’impose d’elle-même : des groupes puissants s’opposent souvent au progrès économique et aux moteurs de la prospérité. La croissance ne requiert pas seulement une instruction plus universelle et des machines plus ingénieuses et plus nombreuses, mais aussi un processus de transformation et de déstabilisation, associé à une destruction créatrice à grande échelle. Pour se prolonger, la croissance doit éviter d’être bloquée par les perdants économiques (qui prévoient la perte de leurs privilèges) et par les perdants politiques (qui craignent l’érosion de leur pouvoir). On commence par se disputer de maigres ressources, l’argent, le pouvoir, puis le conflit porte sur les règles du jeu – les institutions économiques – qui déterminent les activités économiques et ceux qui en profitent. En cas de conflit, on ne peut satisfaire les désirs de toutes les parties en présence. Certains seront vaincus et mécontents, d’autres parviendront au résultat de leur choix. Qui sont les vainqueurs d’un tel conflit ? La réponse à cette question a des effets profonds sur la trajectoire économique d’un pays. Si les groupes hostiles à la croissance l’emportent, ils peuvent arriver à bloquer la croissance – ce qui entraînera la stagnation de l’économie. On a vu que les puissants ne souhaitent pas toujours créer des institutions économiques propices au succès ; cette logique s’étend tout naturellement au choix des institutions politiques. Dans un régime absolutiste, certaines élites peuvent se servir de leur pouvoir pour mettre en place les institutions économiques de leur choix. Ont-elles intérêt à changer les institutions politiques et à les rendre pluralistes ? Probablement pas, car cela ne ferait que réduire leur pouvoir politique : il leur serait alors difficile, voire impossible, de structurer les institutions économiques, en fonction de leurs intérêts. C’est là, encore une fois, une source de conflits potentiels. Les gens qui pâtissent d’institutions économiques extractives ne peuvent pas compter sur des dirigeants absolutistes pour modifier volontairement les institutions politiques et redistribuer le pouvoir au sein de la société. Le seul moyen d’y parvenir consiste à obliger les élites à créer des institutions pluralistes.

Daron Acemoglu, James A. Robinson, Prospérité, puissance et pauvreté Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres, éditions markus haller, 2015 p.117-120

Synthèse : Pourquoi les institutions politiques extractives sont-elles un obstacle à la croissance

économique ?

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Document 89 – Les institutions politiques inclusives sont favorables à la mise en place d’institutions économiques inclusives et renforcent la croissance économique La révolution industrielle a commencé en Angleterre. Son premier succès : révolutionner la production de toile de coton en utilisant des machines actionnées par des roues hydrauliques et, par la suite, des turbines à vapeur. La mécanisation du coton accroît massivement la productivité des ouvriers, d’abord dans le secteur textile puis dans tous les secteurs industriels. Ce qui permet des avancées technologiques dans toute l’économie, c’est l’innovation menée par des entrepreneurs et des hommes d’affaires soucieux de mettre leurs idées en application. Ce premier bourgeonnement ne tarde pas à franchir l’Atlantique pour gagner les Etats-Unis. En adoptant les nouvelles technologies mises au point en Angleterre, on ouvre des débouchés économiques très prometteurs. C’est aussi une source d’inspiration qui incite les entrepreneurs à développer leurs propres inventions. On peut essayer de comprendre la nature de ces inventions en observant de près l’attribution de brevets. Le système des brevets qui protège les droits de propriété intellectuelle est organisé par le « Statut des monopoles » voté en 1623 par le Parlement anglais ; celui-ci vise notamment à empêcher le roi d’accorder des « lettre patentes » selon son bon plaisir, ce qui revient à réserver certaines activités et certains commerces aux seuls détenteurs d’un tel monopole. Le plus frappant, quand on observe les documents d’archives relatifs aux brevets aux Etats-Unis, c’est que ceux-ci sont accordés à des inventeurs de toute origine sociale et professionnelle et pas seulement aux riches ou aux notables. Beaucoup ont fait fortune grâce à un brevet. C’est le cas de Thomas Edison : inventeur du phonographe et de l’ampoule électrique, il est également le fondateur de General Electric, qui reste l’une des plus grandes entreprises mondiales. Edison est le benjamin d’une fratrie de sept enfants. Son père, Samuel Edison, a exercé les métiers les plus divers – de charpentier à tailleur en passant par aubergiste. Thomas ne connaîtra pas longtemps l’école : c’est sa mère qui se charge de lui donner des cours à la maison. Entre 1820 et 1945, seuls 19 % des détenteurs de brevets aux Etats-Unis sont issus d’employés qualifiés ou de grands propriétaires terriens. Sur la même période, 40 % d’entre eux ont une éducation qui se limite, au mieux, à l’école primaire, tout comme Edison. De plus, ils exploitent souvent leur brevet en créant une entreprise, comme Edison là encore. Si les Etats-Unis du 19ème siècle sont plus démocratiques que la plupart des autres pays du monde sur un plan politique, ils le sont aussi en matière d’innovation. Cette particularité en fera l’une des nations les plus économiquement novatrices. Pour un inventeur sans ressources, déposer un brevet est une chose – cette formalité n’a rien de ruineux après tout. C’en est une autre de mettre ce brevet à profit pour s’enrichir. Naturellement, il peut toujours essayer de le vendre. C’est l’option choisie par Edison à ses débuts : pour se constituer un capital, il vend son télégraphe multiplexé à la Western union pour 10 000 dollars. Mais la cession de brevets n’est rentable que pour un inventeur très prolifique comme Edison. (Il est dépositaire de 1 093 brevets aux Etats-Unis, un record mondial, et de 1 500 dans d’autres pays). Le moyen le plus sûr de s’enrichir avec un brevet consiste à créer sa propre entreprise. Mais, pour ce faire, il faut convaincre les banques de vous prêter de l’argent. Dans ce domaine, les inventeurs américains ont également eu de la chance. Au cours du 19ème siècle, les banques et autres intermédiaires financiers connaissent une forte expansion, laquelle joue un rôle crucial dans la croissance et dans l’industrialisation de l’économie. Si l’on dénombre 338 banques en activité aux Etats-Unis en 1818, pour un actif total de 160 millions de dollars, on en compte 27 864 en 1914 pour un actif total de 27,3 milliards de dollars. Un inventeur potentiel peut donc accéder facilement aux capitaux qui lui permettront de créer son entreprise. De plus, en raison de la forte concurrence que se livrent les banques et les institutions financières américaines, ces capitaux sont accessibles à des taux d’intérêt assez bas. Au Mexique, la situation est tout autre. En 1910, première année de la révolution mexicaine, le pays ne compte que 42 banques, dont les deux principales contrôlent 60 % du total des actifs bancaires. La concurrence bancaire, féroce aux Etats-Unis, est quasiment inexistante au Mexique. Du coup, les banques peuvent imposer à leurs clients des taux d’intérêt élevés, et elles ne prêtent le plus souvent qu’à des clients privilégiés ou déjà riches qui profitent de cet avantage pour renforcer leur emprise sur divers secteurs économiques. La forme prise par le secteur bancaire mexicain découle directement des institutions politiques mises en place après l’indépendance. Après le chaos de l’ère Santa Anna, Napoléon III tente vainement d’imposer un régime colonial au Mexique entre 1864 et 1867 (…). Les Français sont bientôt chassé du territoire et une nouvelle constitution est adoptée. Mais le gouvernement mexicain (…) est rapidement défié par un jeune militaire du nom de Porfirio Diaz. Général victorieux de la guerre contre les Français, Diaz est assoiffé de pouvoir. A la tête d’une armée

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d’insurgés, il défiait les troupes présidentielles en novembre 1876 à la bataille de Tecoac et se fait élire président en mai de l’année suivante. Il dirige alors le Mexique, presque sans interruption et d’une manière de plus en plus autoritaire, jusqu’à être renversé lui-même. (…) Parvenu à la présidence, Diaz bafoue les droits de propriété, facilite l’expropriation d’immenses territoires, accorde monopoles et faveurs à ses partisans dans tous les secteurs, y compris la banque. Ce comportement n’a rien de nouveau ; c’était déjà celui des conquistadors espagnols (…). Si les Etats-Unis d’alors jouissent d’un secteur bancaire infiniment plus propice à la prospérité économique du pays, ce n’est pas en raison de quelque différence de motivation de la part des propriétaires des banques. Si le secteur bancaire mexicain est motivé par le profit, il en va de même aux Etats-Unis. Mais les institutions américaines étant radicalement différentes, cette motivation financière s’exprime d’une toute autre manière. Les banquiers doivent tenir comptent d’institutions économiques qui les soumettent à une concurrence bien plus marquée. La principale raison en est que les politiciens chargés d’élaborer des lois pour les banquiers ont eux-mêmes des motivations différentes, façonnées par des institutions politiques différentes. De fait, à la fin du 18ème siècle, peu après la mise en place de la constitution des Etats-Unis, on va voir émerger un système bancaire comparable à celui qui s’imposa plus tard au Mexique. Les politiciens tentent d’établir des monopoles bancaires d’Etat, qu’ils cèdent à des amis ou à des associés en échange d’une partie des bénéfices que rapportera le monopole. De même, tout comme au Mexique, les banques ne tardent pas à prêter de l’argent aux politiciens censés les réguler. Mais aux Etats-Unis, une telle situation ne peut perdurer : contrairement à leurs homologues mexicains, les hommes politiques qui tentent de créer des monopoles bancaires sont tributaires d’élections et de réélections. A condition de s’en tirer sans dommages, un politicien a tout intérêt à créer un monopole et à jouir de ses dividendes ; mais les citoyens, eux, n’y ont aucun intérêt. Aux Etats-Unis (mais non au Mexique), les électeurs sont en mesure de surveiller leurs élus et d’écarter ceux qui, profitant de leur poste, voudraient s’enrichir ou créer des monopoles pour leurs affidés. C’est pourquoi les monopoles bancaires ont fait long feu. La large distribution de droits politiques aux Etats-Unis, surtout par rapport au Mexique, garantit un accès équitable à la finance et aux prêts, qui peuvent donc profiter aux personnes souhaitant promouvoir une idée ou une invention.

Daron Acemoglu, James A. Robinson, Prospérité, puissance et pauvreté Pourquoi certains pays réussissent mieux que d’autres, éditions markus haller, 2015 p.51-56

4.1.3 – Définir les bonnes incitations : le cas du brevet

Document 90 – Le brevet : une solution au problème de passagers clandestins Vous sortez de vos études de biotechnologie et vous vous orientez vers la recherche appliquée avec pour objectif de découvrir un nouveau vaccin, d’utiliser des micro-organismes pour produire des biocarburants ou de développer de nouvelles récoltes plus résistantes et moins gourmandes en eau. Vous aurez besoin de financements, qui eux-mêmes ne se concrétiseront que si votre projet offre une perspective de bénéfice financier qui permettra de rembourser les investisseurs. Ce qui nous amène au cœur du sujet. La connaissance que vous allez générer est ce qu’on appelle un « bien public ». Une fois créée, elle peut être utilisée par tous de façon non exclusive et quasi-nul. Une fois connue la formule chimique d’une molécule et son utilisation, toute entreprise peut utiliser cette formule et commercialiser le produit correspondant (vaccin, biocarburant, semence), laissant des marges bénéficiaires infimes à celui qui a engagé les dépenses de recherche et développement. Nous rencontrons là de nouveau le problème du « passager clandestin » : si toute découverte tombait dans le domaine public et était donc exploitable gratuitement par tous, chacun attendrait que les autres fassent les dépenses de R&D, plongeant l’activité créatrice dans un attentisme généralisé. La propriété intellectuelle est un mal nécessaire visant à stimuler la R&D ou la création artistique en procurant un revenu à son détenteur. C’est pour cette raison qu’elle est apparue très tôt, les premiers brevets datant de l’Antiquité grecque, puis s’est développée au 15ième siècle à Florence et à Venise. La propriété intellectuelle prend de multiples formes : - le brevet qui garantit à son détenteur un droit exclusif, un monopole sur l’utilisation de la connaissance

ainsi générée. (…) Le brevet est un processus public et permet à son détenteur de commercialiser des licences s’il ne désire pas exploiter l’innovation lui-même de façon exclusive ;

- le droit d’auteur (ou copyright) qui protège une forme d’expression ; - le secret de fabrication qui ne concerne généralement qu’une innovation de processus ;

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- la marque brevetée qui offre à l’entreprise un signe lui permettant de distinguer son produit de produits similaires de ses concurrents ;

Source : Jean Tirole, Economie du bien commun, 2016, p.470

Document 91 – Le brevet : une privatisation de la connaissance Qu’y a-t-il de commun entre ces différentes institutions ? Toutes, en protégeant la propriété intellectuelle, octroient à l’inventeur un pouvoir de marché, c’est-à-dire la possibilité de profiter financièrement de son invention, soit en vendant des licences de ses brevets, soit en faisant des marges bénéficiaires au-dessus du coût de production du produit final s’il produit et commercialise ce bien final. (…) On voit immédiatement le coût de la propriété intellectuelle : pour créer une incitation à l’innovation en permettant à l’inventeur de tirer profit de son invention, la puissance publique renchérit le coût de l’utilisation de cette invention et limite donc sa diffusion : il y a tout simplement moins d’utilisateurs. C’est le compromis fondamental sous-jacents à nos institutions.

Jean Tirole, Economie du bien commun, 2016, p.470

Document 92 – Les externalités de connaissance désincitent les innovateurs De façon générale on définit les externalités comme des interactions entre les agents qui ne sont pas reflétées dans les prix. Dans le cas le plus étudié, celui de l’environnement, les externalités sont négatives (…). Dans le cas de la technologie on attend plutôt des externalités positives. La première et principale forme d’externalité associée à la technologie est « les externalités de savoir » ou externalités informationnelles (Arrow, 1962). Elles désignent le fait que le savoir produit par l’innovateur bénéficie à d’autres agents sans compensation, monétaire ou autre, de leur part. La connaissance est un bien collectif (Romer, 1990), caractérisé par deux traits. En premier lieu, la connaissance est non rivale, en ce sens qu’une même connaissance peut être utilisée un nombre quelconque de fois, par un nombre quelconque d’agents, et cela simultanément et sans se détériorer. Si l’on ne peut manger la même pomme deux fois, l’on peut en revanche mettre en oeuvre la même invention autant de fois que l’on veut. De plus, la circulation de l’information se fait à un coût direct (coût de la transmission) nul ou presque. La conséquence directe de cette propriété en termes économiques, est que le coût marginal de l’utilisation d’une connaissance est nul. Une fois qu’une invention a été réalisée (ce qui entraîne un coût fixe), le coût de sa reproduction est nul. Cela constitue une forte incitation à l’imitation. En effet, l’imitateur, contrairement à l’inventeur initial, n’encourt que le coût de production directe du bien, et non le coût de l’invention. En second lieu, la connaissance est un bien partiellement exclusif. Cela signifie que le propriétaire ne peut que partiellement en contrôler l’usage par d’autres agents. Si cette utilisation est visible, par exemple l’invention est reprise par un concurrent et mise telle quelle sur le marché, l’imitation sera alors détectée et pourra être sanctionnée. Cependant, l’invention peut aussi être utilisée dans le laboratoire des concurrents, comme connaissance de base pour d’autres découvertes, et cela est plus difficilement détectable. Une découverte peut également porter de l’information au-delà de son contenu : son existence-même peut signaler la fertilité d’une voie de recherche que chacun croyait jusqu’alors stérile. Le contrôle de cette information indirecte par l’inventeur est encore plus difficile. En conséquence, l’inventeur ne peut, en général, s’assurer le monopole de l’usage d’une connaissance et donc s’approprier toute sa valeur. Cela distingue la connaissance comme bien économique des autres biens, les biens matériels notamment : il est impossible d’utiliser un bien physique, une machine par exemple, en dehors du contrôle de son propriétaire légal. Puisque la valeur de l’invention ne peut être captée entièrement par l’inventeur, qu’elle ne se traduit donc pas intégralement dans le prix du bien, on a là un cas d’externalité positive. Les inventions des uns bénéficient pour partie gratuitement à d’autres. Le rendement social de l’invention dépasse son rendement privé (pour l’inventeur). Plus généralement, le rendement social se répartit entre trois catégories d’agents : l’inventeur, ses concurrents et les consommateurs. Les études économétriques conduisent à une estimation du rendement social à environ le double du rendement privé (…) : autrement dit, l’inventeur s’approprie en moyenne la moitié de la valeur de son invention. L’existence des externalités peut être considérée de deux points de vue. D’un côté c’est une bonne nouvelle pour la société dans son ensemble, puisqu’elle bénéficie d’un actif gratuit ou sous rémunéré, la technologie. D’un autre côté, c’est une mauvaise nouvelle pour les inventeurs qui ne peuvent s’approprier tout le bénéfice de leur travail. Cependant même pour la société, ce n’est peut-être pas une aussi bonne nouvelle. En effet,

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puisque le rendement privé est plus faible que le rendement social, l’investissement en activités innovantes dans une économie de marché sera inférieur à son montant désirable socialement. Les firmes sous-investissent en recherche, délivrant un progrès technique moindre que celui qui serait atteint si la société décidait des investissements en la matière.

Dominique Guellec, Economie de l’innovation, Repères, la Découverte, 1999

Document 93 – Un exemple d’externalité de connaissance Bradford Delong a décrit l’exemple fascinant de la technologie des icônes, des curseurs, du double clic et des fenêtres. Ces instruments de traitement de l’information qui sont devenus paradigmatiques ont été développés par Xerox dans les années 1970, avant même que soient inventées les ordinateurs personnels et la souris. Apple a été en mesure de convertir en un système utilisable et Microsoft, Intel et d’autres sociétés ont gagné des fortunes à partir de ce qui, pour l’essentiel, était une technologie gratuite. Delong écrit : « Le résultat net ? D’énormes avantages pour l’économie et la société en termes de croissance accrue de la productivité grâce au travail réalisé par Xerox dans les années 1970. Maix Xerox lui-même n’a pas gagné un cent, ou peu s’en faut, sur ces recherches qui lui avaient coûté très cher. Les sociétés en quête de profit ne consacrent pas longtemps beaucoup de temps et d’efforts à des projets de recherche qui ne stimulent pas leur propre productivité et leurs propres recettes, même s’ils gonflent la productivité et les recettes de la branche. Il y a donc toutes les raisons de croire que le secteur privé tend à sous-investir en recherche et développement ».

M. Burda et Ch. Wyplosz, Macroéconomie Une perspective européenne, De Boeck, 2009

Document 94 – La définition du champ du brevet est un arbitrage Ces nuances sur la qualification d’un monopole nuisible sont encore plus importantes dans l’économie d’aujourd’hui, fondée sur l’innovation et la création artistique. Le modèle très simple présenté au début du chapitre s’applique certainement mieux aux laitues qu’aux médicament ou aux jeux vidéo, produits qui nécessitent de gros efforts de recherche et sont très faciles à copier une fois inventé. Une certaine dose de monopole se justifie dans cet environnement du point de vue économique afin que les profits futurs rentabilisent le coût initial. La puissance publique doit en tenir compte. Pour les économistes, au moins depuis Schumpeter, le respect de la propriété intellectuelle est une arme à double tranchant. D’un côté, les résultats de la recherche doivent pouvoir être librement utilisés par les chercheurs afin d’engendrer des innovations supplémentaires. C’est par exemple la logique qui prévaut dans la recherche fondamentale universitaire, où les chercheurs livrent aux lecteurs des revues scientifiques toute l’information nécessaire pour répliquer leurs découvertes. Mais d’un autre côté, il est sain de donner aux firmes innovantes une certaine exclusivité dans la commercialisation de leurs innovations, afin de leur permettre de rentabiliser leurs efforts de recherche et développement. Les brevets et le droit de la propriété industrielle sont là pour opérer cet arbitrage.

Augustin Landier et David Thesmar, La société translucide Pour en finir avec le mythe de l’Etat bienveillant, Fayard, 2010 p.24

Document 95 – Lorsque les règles du droit de la propriété intellectuelle produisent de mauvaises incitations La protection intellectuelle a engendré de nombreux débats sociétaux ces dernières années. (…) Par exemple, l’extension rétroactive de la protection du droit d’auteur est particulièrement étonnante. En effet si, comme le veut la logique, la propriété intellectuelle n’est qu’un mal nécessaire visant à donner des incitations à la R&D ou à la création artistique, il faut demeurer fidèle à la R&D ou à la création artistique, il faut qu’elle demeure fidèle à cet objectif. Or s’agissant d’investissements déjà accomplis, un renforcement de la propriété intellectuelle n’a aucun effet incitatif : il est trop tard ! Le renforcement réduit la diffusion sans contribuer à la création. Et pourtant, le législateur américain a par deux fois prolongé la durée de protection des droits d’auteurs, d’abord en 1976 en l’étendant à 50 ans après la mort de l’auteur, puis en 1988, où cette durée fut portée à 70 ans. Ce dernier Copyright Term Extension Act est parfois appelé le Mickey Mouse Protection Act en référence à la compagnie Disney qui risquait de perdre les droits d’auteur sur des films et des produits dérivés très rentables et fit un lobbying effréné pour que les droits d’auteurs soient prolongés. Le nombre de brevets a considérablement augmenté aux États-Unis durant les 30 dernières années pour un certain nombre de facteurs : mauvaise incitation des bureaux des brevets, en particulier aux États-Unis, où avant la réforme America Invent Act de 2011, le bureau des brevets était indirectement encouragé à octroyer des brevets plutôt qu’à les refuser ; élargissement du champ des brevets vers des nouveaux domaines : les logiciels, la

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biotechnologie et les science du vivant, les méthodes commerciales. Cette prolifération des brevets ne serait pas très grave si les brevets superflus étaient sans conséquence, tel le brevet décerné pour cette montre pour chien qui tourne 7 fois plus vite qu’une montre ordinaire afin de refléter l’espérance de vie de l’espèce canine … L’internet regorge de site web répertoriant les brevets ridicules. Cependant les conséquences économiques de la prolifération des brevets peuvent être considérables. Certains brevets ont le potentiel de capter la valeur économique sans pour autant constituer une avancée majeure pour la société. Ainsi, le brevet One click d’Amazon qui faisait sienne l’idée qu’un commerçant du web puisse garder les informations du client afin de ne pas avoir à le lui redemander lors de l’achat suivant était une simple réplique de pratiques déjà bien connues de nombre de boutiques physiques. Et quand bien même cette pratique n’aurait pas existé, elle était suffisamment évidente pour ne pas mériter un brevet. (…) Ce brevet fut rapidement invalidé par une cour de justice, mais on imagine la rente qu’aurait pu percevoir Amazon dans le cas contraire, devenant ainsi le gardien de tout le commerce électronique.

Jean Tirole, Economie du bien commun, PUF, p. 569-572

Document 96 – L’abus de position dominante dans le cas du brevet Le second danger est la multiplication des gardiens pour une technologie donnée et la concomitante accumulation des redevances auxquelles sont soumis les utilisateurs. (…) Un pool de brevets est un accord entre différentes entreprises, en vue de commercialiser en commun les licences pour un groupe de brevets appartenant aux membres du pool (…). Ce système permet aux utilisateurs de la technologie d’acquérir une licence globale, là où il faudrait normalement obtenir des licences d’exploitation sur 5, 10 ou 15 brevets … avec le risque que chaque propriétaire d’un brevet bloque par ses exigences excessives son accès à cette technologie. La formation d’un pool est un exemple de ce que les économistes appellent la « coopétition ». Ici les entreprises potentiellement en concurrence sur un marché coopèrent pour commercialiser ensemble leurs brevets. (…) Mais il y a des bons pools, ceux qui font baisser le prix de la technologie, et les mauvais pools, ceux qui font monter ce prix.

Jean Tirole, Economie du bien commun, PUF, 2016, p.580 4.2 – L’influence du capital social sur la croissance économique

Document 97 – Le capital social et son influence sur la croissance économique Certaines « règles du jeu » sont informelles et elles ont un impact sur les échanges marchands en les facilitant. Certains échanges peuvent rencontrer des difficultés : la voiture d’occasion que j’achète est-elle de bonne qualité ? Le salarié que j’embauche va-t-il effectuer correctement son travail ? Dans un échange, il est possible de cacher quelque chose : c’est-à-dire de garder pour soi une information que l’on ne souhaite pas divulguer au coéchangiste. L’asymétrie d’information permet alors des comportements opportunistes : un individu cherche à arriver à ses fins par la ruse. L’échange est donc marqué par l’incertitude, et cette incertitude peut avoir des conséquences importantes : sur la santé (quelle est la qualité des aliments ?), sur l’investissement réalisé (la maison que je viens d’acheter est-elle bien construite ?)… La confiance permet de réduire l’incertitude, facilite la coopération et l’échange. Cette confiance peut provenir de la rédaction d’un contrat, de l’existence d’un « dispositif de réputation ». Mais la confiance provient également du degré de sociabilité des individus et des liens qui les unissent aux autres. Ces liens peuvent être suffisamment forts pour conduire les individus à ne pas craindre des comportements opportunistes.

Manuel ESH ECE1, Studyrama, 2017

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Synthèse : l’efficacité du marché repose sur la confiance mutuelle

Document 98 – Défiance et limitation de la concurrence La demande pour une réglementation qui limite la concurrence est une conséquence logique de la méfiance du marché. L’existence d’une telle relation entre méfiance et réglementation de la concurrence est confirmée par les données disponibles. Les données indiquent aussi que la limitation de la concurrence a pour corollaire le développement de la corruption qui nourrit, en retour, la défiance. (…) Le nombre de procédures diffère beaucoup selon les pays. Les pays anglo-saxons, mais aussi les pays nordiques, ne requièrent en général pas plus de deux ou trois procédures. À l’opposé, la France était en 2001 le pays de l’OCDE qui, juste après l’Italie, nécessitait le plus de procédures pour ouvrir une entreprise. Cette ouverture réclamait en effet quinze procédures et cinquante-trois jours. Le déficit de confiance au sein d’une société a pour corollaire une limitation du libre-échange par une forte régulation. Une interprétation possible est que les habitants d’un pays sont d’autant plus enclins à faire contrôler les marchés qu’ils suspectent leurs concitoyens de ne pas respecter spontanément des règles morales dans les échanges. Il est possible que cette interprétation soit en partie valable. Néanmoins, il existe en général des interventions plus adaptées que les barrières réglementaires à l’entrée des marchés pour réguler efficacement la concurrence. En fait, ces barrières sont fréquemment le fruit d’activités de recherche de rente qui permettent à des groupes de pression d’obtenir des réglementations les protégeant de la concurrence. À cet égard, l’exemple des taxis parisiens est significatif. Il existe aujourd’hui un manque criant de taxis dans les grandes métropoles françaises du fait de la rareté des licences délivrées par les maires (et le préfet à Paris). (…) depuis 1945 le PIB de la France a été multiplié, hors inflation, par plus de six, et les transports croissent à un rythme qui est le double de celui du PIB. On peut donc estimer que le nombre de taxis aurait donc dû être multiplié par bien plus de six en l’absence de réglementation contraignante. Or, il y avait 25 000 taxis parisiens en 1925, 14 000 entre 1937 et 1992. Il y en a 15 000 depuis 2005. Conséquence de cette rareté, les licences de taxi se négocient à prix d’or : entre 150 000 et 180 000 euros à Paris et jusqu’à 300 000 euros pour les licences d’aéroport. Il faut savoir que la vente des licences ne rapporte pas un centime au contribuable. En effet, la licence a toujours été accordée gratuitement par l’administration pour satisfaire des besoins d’intérêt général parce qu’elle ne saurait faire, en principe, l’objet d’une quelconque appropriation par son propriétaire. Ces

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considérations expliquent que le droit a longtemps prohibé la cession des licences. Néanmoins, en pratique, les professionnels se sont mis à monnayer leur titre. Les « dessous-de-table » baptisés « pas- de-portière » se sont développés, d’abord sous le manteau, puis plus ouvertement. Cette évolution a pris tellement d’importance qu’elle a été entérinée par la Cour de cassation qui a reconnu en 1963 les « pas-de- portière ». La loi du 20 janvier 1995 a repris l’orientation de la Cour de cassation en disposant que chaque titulaire d’une licence peut, sous certaines conditions, présenter à titre onéreux un successeur à l’autorité administrative compétente. Au total, une personne désireuse d’exploiter un taxi dispose actuellement de deux moyens pour acquérir une licence : soit l’acheter auprès d’un exploitant déjà en place, soit profiter de la création de nouvelles licences, délivrées gratuitement par l’administration. Les nouvelles licences sont attribuées suivant l’ordre chronologique d’enregistrement des demandes, chaque demande étant valable un an et devant être renouvelée trois mois avant l’échéance. Bien entendu, le principal obstacle à l’accroissement du nombre de licences est la rareté même des licences : les propriétaires de licence ont d’autant plus à perdre à une augmentation du nombre de licences qu’ils ont payé la leur chère. L’exemple des taxis montre comment une mauvaise réglementation du marché, qui créé des barrières à l’entrée, suscite des comportements opportunistes qui cherchent à protéger des rentes de situation. En France, ces rentes sont devenues progressivement tellement élevées qu’elles ont dû être légalisées aux dépens de l’ensemble des consommateurs. Le cas des taxis n’est pas un exemple isolé. En France, de nombreux secteurs et professions sont protégés par une réglementation inadaptée qui confère un pouvoir de marché prohibitif, source de dysfonctionnement de la concurrence. Une étude (…) illustre ce phénomène dans le cas du secteur de la grande distribution. Les auteurs montrent que la loi Raffarin de 1996, relative au contrôle du développement des grandes surfaces, a eu pour principale conséquence, non pas la protection des petits commerces, mais uniquement l’augmentation des profits des grandes surfaces et un accroissement des prix supportés par les consommateurs. Les barrières réglementaires à l’entrée sur les marchés des biens et services ont ainsi un coût direct en termes d’accroissement des prix, de réduction de la qualité et des quantités. Mais elles ont un coût indirect encore plus insidieux, dû à l’accroissement potentiel de la corruption qu’elles induisent et au sentiment de la partialité de la sphère publique.

Y. Algan et P. Cahuc, La société de défiance, Edition ENS Rue d’Ulm, 2007

Document 99 – Défiance, demande sociale de réglementation et corruption La corruption est l’utilisation et l’abus du pouvoir public à des fins privées. Elle peut constituer une cause de la défiance envers les institutions publiques et prend diverses formes : versements à des responsables officiels afin qu’ils agissent plus vite, de façon plus souple et favorable ; falsification de données, de factures ; collusion d’intérêt ; délits d’initiés ; emplois fictifs ; argent obtenu par la coercition ou la force ; vol de ressources publiques par des fonctionnaires, etc. Cette grande diversité de la corruption, associée à son caractère illégal, et donc généralement dissimulé, rend sa mesure très délicate. La corruption est évaluée par des organismes internationaux (…) grâce à des enquêtes menées auprès d’usagers des services publics, d’experts et de fonctionnaires. (…) La France est relativement mal lotie dans ce classement en Europe, puisqu’elle précède uniquement certains pays méditerranéens et les pays de l’Europe de l’Est. (…) Les pays où la corruption perçue est la plus importante sont ceux où la défiance envers la justice est la plus élevée. (…) Ce type de relation indique que la défiance envers les institutions publiques et les institutions de la société civile est systématiquement liée à un sentiment de prévalence de la corruption. Or les barrières réglementaires peuvent entretenir la corruption. Elles visent souvent, en effet, à protéger certains groupes cherchant à défendre leurs intérêts par des moyens divers qui peuvent inclure la corruption. En pratique les barrières à l’entrée sont souvent mises en oeuvre par des commissions composées de professionnels et de représentants des pouvoirs publics. Dans ce cadre, la corruption peut constituer un moyen d’obtenir des autorisations pour accéder au marché. (…) Les pays établissant le plus de restrictions à la libre entrée sur les différents marchés sont ceux où le sentiment de corruption des administrations publiques et de l’Etat est le plus élevé. Cette corrélation suggère bien que barrières réglementaires à l’entrée des marchés et corruptions des administrations publiques s’autoentretiennent. Comme le montre l’exemple des taxis ou de la grande distribution en France, des barrières réglementaires plus importantes induisent des rentes plus élevées, qui incitent les bénéficiaires de ces rentes à se mobiliser pour les conserver, voire pour les faire prospérer. Cette mobilisation, qui consiste à faire pression sur les pouvoirs publics pour conserver ou instituer une

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réglementation favorisant un groupe restreint de personnes aux dépens du plus grand nombre, suscite naturellement des tentatives de corruption, dont certaines finissent par aboutir.

Y. Algan et P. Cahuc, La société de défiance, Edition ENS Rue d’Ulm, 2007

Synthèse : Le cercle vicieux de la défiance, de la réglementation et de la corruption (Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance, 2007)

Document 100 – Le coût économique de la défiance Quel est le coût économique et social de la défiance ? À en croire le prix Nobel d’économie K. Arrow, il pourrait être très important. Pressé par ses pairs d’expliquer l’origine de la richesse des nations lorsqu’il reçut le prix Nobel, K. Arrow surprit beaucoup d’économistes en ne mentionnant aucun facteur économique traditionnel tel que le travail ou l’accumulation de capital physique et humain, mais uniquement la confiance : « Virtuellement tout échange commercial contient une part de confiance, comme toute transaction qui s’inscrit dans la durée. On peut vraisemblablement soutenir qu’une grande part du retard de développement économique d’une société est due à l’absence de confiance réciproque entre ses citoyens. » Cette remarque fait écho aux résultats mis en évidence dans cet opuscule : en limitant les possibilités d’échanges mutuellement avantageux, la défiance réduit l’efficacité du fonctionnement de l’ensemble des secteurs de l’économie. Elle agit en ce sens comme une véritable taxe sociale sur l’activité économique. (…)

Y. Algan et P. Cahuc, La société de défiance, Edition ENS Rue d’Ulm, 2007

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Document 101 – Conséquence sur le niveau de revenu par habitant pour un niveau de confiance identique à celui de la Suède

4.3 – Les économies ont-elles besoin d’institutions identiques ?

Document 102 – Les économies en rattrapage Dans les pays en rattrapage, les institutions propices à l’accumulation du capital physique et technologique s’appuient sur un interventionnisme public important. Les politiques publiques, notamment en matière industrielle, s’appuient sur des champions nationaux et les entreprises sont incitées à copier les technologies des pays leaders. Dans ces économies, la croissance reste encore majoritairement tirée par l’accroissement de la quantité de facteurs de production plutôt que par l’amélioration de leur utilisation. Dit autrement, la croissance est avant tout extensive et basée technologiquement sur ce qui se fait ailleurs (imitation).

D’après Manuel ESH 1ère année, Studyrama, 2017

Document 103 – Les économies à la frontière technologique Dans les pays à la frontière technologique, la problématique des incitations à la croissance est différente. Ces économies appuient leur croissance avant tout sur des innovations « radicales », celles qui transforment en profondeur les marchés (au sens de Schumpeter). L’accumulation de capital technologique est donc au coeur du modèle de croissance. Or, l’activité innovante soulève de nombreuses défaillances de marché : innover, c’est casser la routine, c’est donc une activité qui place l’économie dans l’incertain (incertitude qui limite le financement de ces activités). Mais innover, c’est également produire des connaissances qui génèrent des externalités positives. Pour ces deux raisons (incertitude et externalités positives), les agents privés ne réalisent pas des décisions optimales et l’intervention de l’État doit alors permettre, par l’accumulation de capital public, de stimuler l’accumulation de capital technologique, physique et humain. Dans ces économies à la frontière technologique, la croissance est donc tirée essentiellement par la PGF ; elle est davantage intensive qu’extensive.

Manuel ESH 1ère année, Studyrama, 2017

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Document 105 – En se rapprochant de la frontière technologique, certaines économies deviennent moins performantes : le cas argentin et le cas japonais En 1890, l’Argentine a un niveau de PIB par habitant se situant à environ 40 % du niveau de PIB par tête des États-Unis – ce qui la qualifie de pays à revenu intermédiaire – trois fois plus que le Brésil ou la Colombie, et c’est équivalent, à l’époque, au PIB par tête du Japon. Et ce niveau de 40 % du PIB américain, l’Argentine parvient à le maintenir jusque dans les années 1930. Plus précisément, un test (…) montre une rupture vers 1938, à partir de laquelle on observe une tendance à la baisse de la productivité argentine, par rapport à la productivité américaine, de 0,21 % par an. Comment expliquer ce décrochage ?

L’explication que propose la théorie de la croissance schumpétérienne, c’est que des pays comme l’Argentine étaient dotés d’institutions (…) favorisant la croissance par l’accumulation du capital et le rattrapage économique. Mais ils n’ont pas su faire évoluer leurs institutions pour devenir des économies innovantes. Or, (…) plus un pays se développe – c’est-à-dire se rapproche de la frontière technologique –, plus c’est l’innovation « à la frontière » qui devient le moteur de la croissance et prend le relais de l’accumulation du capital et du rattrapage technologique. J’ai parlé de l’Amérique latine, mais il y a également l’Asie. Au Japon, par exemple, où la concurrence a toujours été étroitement contrôlée par l’Etat, le ministère du commerce et de l’industrie (MITI) limite l’émission de licences d’importation et l’Etat subventionne l’investissement de ces gros consortia industrialo-financiers connus sous le nom de keireitsu. Ce n’est donc pas une surprise que le Japon ait vu sa croissance passer d’un niveau très élevé – envié par les autres pays développés – entre 1945 et 1985 à un niveau très faible depuis 1985. (…) De nombreux pays profitent avec retard et incomplètement des vagues technologiques, en particulier à cause de rigidités structurelles ou de politiques économiques inadéquates – ces pays n’ont pas su se transformer, passer d’une économie de rattrapage à une économie de l’innovation. La comparaison entre la Suède et le Japon (…) est particulièrement édifiante : on observe que la croissance de la productivité s’accélère en Suède alors qu’elle ralentit au Japon.

Tendance de la productivité en Suède et au Japon

Philippe Aghion, Repenser la croissance économique, Collection Collège de France, Fayard, 2016 p32-34 &

p.46-47

!

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Document 106 – Qu’est-ce que la politique industrielle ?

Document 107 – Les outils des politiques industrielles verticales

Document 108 – Les politiques industrielles verticales sont bien adaptées dans des économies en rattrapage

Politique industrielle : Ensemble des mesures étatiques (subventions, taxations, régulation des marchés des biens et facteurs de production) qui modifie l’allocation des ressources obtenue par le marché et

qui vise à renforcer la croissance et la compétitivité de l’économie nationale

Politique industrielle verticale • Elle repose sur un Etat volontariste qui se

substitue aux marchés en organisant directement l’appareil productif et en favorisant le développement de certaines entreprises ;

• dans une logique « top down » où l’Etat décide et les entreprises appliquent ;

• Elle vise à faire émerger des champions nationaux.

Politique industrielle horizontale • Elle ne s’applique pas à une entreprise ou à

un secteur particulier ; • Elle vise à accroître la compétitivité de

toutes les entreprises sur le territoire national à travers la création de biens collectifs générateurs d’externalités positives pour toutes les entreprises (capital public) ;

• Elle laisse jouer la concurrence entre les firmes ;

• Logique « bottom up »

Politiques industrielles verticales

Planification Nationalisations Aides directes aux entreprises privées

Protectionnisme

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Document 109 – Les politiques industrielles verticales deviennent inefficaces dans une économie à la frontière parce que le rôle de la concurrence change profondément Des travaux récents le montrent : les leviers d’une croissance basée sur l’innovation sont différents de ceux d’une croissance fondée sur l’imitation ou le rattrapage technologique. Tout d’abord, l’innovation de pointe (ou d’innovation à « la frontière technologique ») a besoin d’un marché des biens concurrentiels, et cela pour deux raisons essentielles : d’une part, parce que davantage de concurrence incite à l’innovation pour justement échapper à la concurrence et réaliser des profits de monopole (au moins temporairement, jusqu’à ce que l’innovation soit rendue obsolète par de nouvelles innovations) ; d’autre parce, parce que les nouvelles idées sont souvent introduites par de nouveaux entrants sur le marché des biens, tandis que les firmes en place tendent à perfectionner les produits ou les technologies qu’elles ont inventé dans le passée. Ainsi, ce ne sont pas les grands producteurs d’avions à hélices qui ont introduit les avions à réaction, tout comme ce n’est pas IBM qui a le premier introduit les ordinateurs portables. Et, de fait, les travaux empiriques montrent que plus la croissance d’une économie repose sur l’innovation « frontière », plus cette croissance est stimulée par davantage de concurrence et de mobilité sur le marché des biens. Le graphique 3.1 montre bien qu’une augmentation du niveau de la concurrence (ici, cela correspond à un taux d’entrée plus élevé des firmes étrangères) a un impact positif sur la croissance de la productivité (autrement dit sur l’innovation) pour les firmes qui sont proches de la frontière technologique. A l’inverse, cette même augmentation du niveau de concurrence a un effet négatif sur la croissance de la productivité pour les firmes qui sont loin derrière la frontière technologique. Dans le premier cas, plus de concurrence incite les firmes à innover davantage pour survivre, alors que dans le second cas, cela a l’effet inverse pour les firmes qui sont loin de la frontière technologique. Ces dernières savent qu’elles n’ont aucune chance face aux nouveaux entrants sur le marché des biens. Et plus l’économie est proche de la frontière technologique, plus est composée de firmes innovantes plutôt que de firmes installées, et par conséquent l’effet global de la concurrence sur l’innovation sera plus largement positif dans cette économie.

Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen, Changer de modèle, Odile Jacob, 2014 p.97

Synthèse : la politique industrielle verticale est inefficace dans une économie à la frontière technologique

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Document 110 – Quelle politique industrielle dans les économies à la frontière technologique ? Au sortir de la Seconde guerre mondiale, de nombreux pays ont engagé des politiques dites « industrielles » dans le but de promouvoir de nouvelles industries et de protéger les activités domestiques contre la concurrence des pays étrangers plus avancés. Ainsi, en Asie de l’Est, des pays comme la Corée ou la Japon ont choisi de promouvoir l’exportation, en partie grâce à des barrières tarifaires et non tarifaires et en partie en maintenant des taux de change sous-évalués. En Europe, plusieurs pays se sont engagés dans des politiques de subventions ciblant certaines industries ou certains « champions nationaux », en particulier en France où le pouvoir gaulliste a pratiqué une politique colbertiste en soutenant fortement des secteurs en pointe tels que l’industrie aéronautique, les télécoms, l’espace, l’énergie. Cependant, la fin du rattrapage, l’intégration européenne qui interdit le protectionnisme, même offensif, et le passage à une économie de l’innovation basée sur la destruction créatrice (c’est-à-dire la création et la destruction permanente d’entreprises et d’activités) ont remis en cause ce modèle. En particulier, il lui est reproché d’empêcher ou de biaiser la concurrence, or celle-ci est un moteur clé du processus d’innovation. Ainsi, les décideurs publics ont progressivement basculé en faveur de politiques dites « horizontales » qui, au lieu de soutenir telle ou telle industrie, visent à améliorer l’environnement économique, dans lequel opèrent toutes les entreprises. En particulier, la Commission européenne prône une pleine libéralisation des marchés de biens et services et du marché du travail ainsi que la stabilité macroéconomique et financière. Mais l’histoire économique récente et la crise financière de 2008 son venues à leur tour bousculer cette nouvelle doxa anti-politique industrielle. Tout d’abord, l’expérience de la crise financière récente et la montée en force de la Chine sur la scène économique internationale ont démontré la supériorité des pays où l’Etat intervient pour soutenir des secteurs décisifs pour la croissance, autrement dit où l’Etat conduit une politique industrielle conséquente. Plus précisément, la crise a montré qu’en l’absence totale d’intervention de l’Etat, les pays se soumettent à des dynamiques de spécialisation uniquement dictées par les forces du marché et qui s’avèrent souvent sous-optimales. C’est ainsi, que en se spécialisant à l’excès dans les services domestiques non exportables (construction et immobilier), la Grèce et l’Espagne sont devenues particulièrement vulnérables à la crise. Et il est intéressant de remarquer également que, pour lutter contre la récession, les gouvernements de plusieurs pays avancés (France, Allemagne, Etats-Unis) ont renoué avec les politiques sectorielles et ont notamment tous soutenu leurs industries automobiles. Cela signifie-t-il qu’il faille retourner aux pratiques anciennes et à cette conception dirigiste (top-down) de la politique industrielle ? Nous ne le pensons pas. Certes, il y a une place pour des politiques sectorielles même dans une économie de l’innovation, mais ces politiques doivent être profondément repensées et réinventées. Elles passent par une meilleure définition du rôle des acteurs, une gouvernance plus rigoureuse (…).

Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen, Changer de modèle, Odile Jacob, 2014 p.97

Synthèse : une nouvelle politique industrielle dans les nations à la frontière technologique

Politique industrielle verticale :

Politique industrielle horizontale :

Nuit à la concurrence et donc à la PGF et à la croissance dans une économie à la frontière

technologique

Défaillances du marché dans l’allocation des ressources : exemple des mauvaises spécialisation dans les services domestiques non exportables ou bien les difficulté que

rencontrent les entreprises innovantes pour se financer et pour croître

Nécessité de l’intervention de l’Etat : Quelle politique industrielle pour favoriser l’innovation dans une économie à la frontière technologique ?

Une politique industrielle qui soutient les secteurs clés tout en préservant la concurrence et en évitant les défaillances de l’Etat (problèmes de mauvais choix ; problèmes de mauvaise gestion du fait des asymétries

d’information ; problèmes de corruption, problème de captation des subventions et des dépenses publiques – lobbies)

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Document 111 – Un État qui n’est pas omniscient : les problèmes de mauvais choix de la politique industrielle Le 6 janvier 2006, Jacques Chirac annonce dans ses vœux aux forces vives de la Nation que l’Europe va « relever le défi mondial des géants américains Google et Yahoo » grâce au lancement du moteur de recherche Quaero (« je cherche, en latin ») qui sera « véritablement multimédia, c’est-à-dire intégrant, outre les textes, le son et l’image ». Pour atteindre cet objectif, le programme Quaero a reçu 90 millions d’euros de l’Agence de l’innovation industrielle. Ce programme s’est achevé le 31 décembre 2013 et, aux dernières nouvelles, on ne trouve pas trace de moteur de recherche révolutionnaire sur Internet. Quaero est un échec patent. Les avocats de l’agence de l’innovation industrielle pourraient aisément rétorquer qu’un investissement est toujours risqué, surtout dans le domaine des nouvelles technologies, et que le secteur privé n’aurait pas fait mieux. Pas si sûr. Un raisonnement simple, voire simpliste, suggère que les gestionnaires de fonds publics pourraient parfois choisir des projets trop risqués et mal expertisés puisque ce ne sont pas leurs propres deniers qui sont engagés.

Pierre Cahuc & André Zylberberg, Le négationnisme économique, Flammarion, 2016 p.60

Document 112 – Un État qui n’est pas toujours bienveillant : les problèmes de captation des deniers publics Il ne s’agit pas de conspuer par principe l’idée de politique industrielle. L’État a bien un rôle à jouer dans l’économie moderne, mais ce rôle, il faut en définir précisément la doctrine pour lui éviter d’être le jouet des intérêts particuliers. Car l’action de l’État n’est pas, par magie, systématiquement bienveillante à l’égard du plus grand nombre. Les hommes et les femmes qui font fonctionner l’appareil d’État ne sont ni des saints laïcs, ni des rentiers à l’abri du besoin. Ils ont des carrières à mener et, en bons professionnels, ils pensent stratégiquement au coup d’après. Les politiques ne veulent pas voir leur action désavouée par le jugement des urnes, les fonctionnaires évitent de se fâcher avec les secteurs qu’ils régulent. Hélas ! la politique industrielle en France se fait au coup par coup sans doctrine et sans garde-fous : le coût est bien réel, car l’État stratège, ce n’est pas juste de l’affichage, c’est une dépense non symbolique de deniers publics. (…) Tout ce saupoudrage opaque fait inévitablement le lit d’une économie de copinage : une bonne connexion politique pour se brancher sur une subvention peut faire office de business plan. Face à ces milliards de fonds publics, les élus locaux se transforment en lobbyistes des entreprises de leur territoire, et ils ne s’en cachent pas : « L patron de cette entreprise est un ami et il installe une machine à papier. Nous n’aurions sûrement pas pu être aussi efficaces pour l’aider à obtenir un financement de l’État si je n’avais pas pu rencontrer le ministre de l’Aménagement du territoire directement » écrivait tout fier, un député maire sur son blog en juin 2012…

Augustin Landier et David Thesmar, 10 idées qui coulent la France, Flammarion, 2013 p.60

Document 113 – Un État qui n’est pas toujours bienveillant : les problèmes de corruption La corruption érige des barrières à l’entrée de nouvelles entreprises innovantes. Dans une démocratie corrompue, c’est-à-dire où des dirigeants accordent régulièrement des faveurs ou des privilèges en échange de gratifications matérielles ou symboliques, le processus de destruction créatrice est faussé. En effet, si les entreprises en place (les innovateurs d’hier) bénéficient de traitements de faveur, en particulier de législations favorables à leurs intérêts, il devient plus difficile à tout entrant potentiel de s’imposer sur le marché en question. Dans un pays miné par le népotisme, sans appuis politiques, point de salut. Et inversement, lorsque l’on dispose d’assez d’influence et de poids pour défendre ses intérêts, il n’est plus besoin d’innover pour se maintenir sur le marché. Au contraire, dans une économie où il n’y a pas collusion entre le gouvernement et les entreprises en place, les barrières à l’entrée sont plus faibles et, par conséquent, l’innovation a toutes ses chances. Non seulement, elle est portée par les nouveaux entrants, mais de plus la menace de nouvelles entrées sert de catalyseur et oblige les entreprises en place à innover pour se maintenir sur le marché. A cet égard, le graphique suivant est très parlant : on y voit

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qu’un pays qui contrôle mieux sa « corruption » est également un pays où les barrières à l’entrée sont plus faibles. C’est un pays où le processus de destruction créatrice est plus dynamique et plus ouvert.

Philippe Aghion et Alexandra Roulet, Repenser l’Etat Pour une social-démocratie de l’innovation, Collection La République des Idées, Seuil, 2011 p.102-103

Document 114 – Subventionner des secteurs plutôt que des firmes Des études récentes montrent qu’en ciblant des subventions sur des secteurs, et non sur des firmes, on limite le risque de choisir un mauvais « champion ». En outre, si les subventions se concentrent sur des secteurs où opèrent déjà plusieurs firmes concurrentes, alors la concurrence au sein du secteur continue à opérer, favorisant l’innovation et la croissance. Plus précisément, on observe que des aides sectorielles sont d’autant plus favorables à la croissance qu’elles interviennent dans des secteurs fortement compétitifs. De même, on peut montrer que les aides sectorielles ont plus d’impact sur la croissance si elles sont ciblées sur des secteurs qui misent davantage sur la qualification des travailleurs. Il est donc possible de définir des critères pertinents de sélection des secteurs. D’autres études montrent qu’il importe de bien penser la gouvernance des subventions. Des subventions sectorielles ont un effet sur la croissance d’autant plus positif qu’elles sont « égalitaires », c’est-à-dire qu’elles ne privilégient pas une entreprise ou un sous-groupe d’entreprises au sein d’un secteur. A cet égard, décentraliser la politique industrielle peut aider : par exemple, en Allemagne, le fait que l’aide sectorielle soit décentralisée au niveau des Lander fait que, même si chaque région choisit son propre champion, la multiplicité des région garantit la pluralité des entreprises bénéficiaires au sein d’un même secteur au niveau national. Enfin, l’analyse historique des banques de développement, notamment en France et en Allemagne, ainsi que celles des processus de transition dans les PECO, suggère que des aides publiques sectorielles cofinancées avec le secteur privé offrent la garantie que des investissements qui se révèlent infructueux ne seront pas poursuivis indéfiniment. En résumé, la question n’est pas tant de savoir si les pays développés ont besoin ou non d’une politique industrielle que de la définir intelligemment. Comment concevoir et gouverner la politique industrielle de façon à limiter ses effets négatifs, et comment la réconcilier avec la politique de la concurrence, étant donné que cette dernière exerce un rôle positif sur l’innovation et la croissance ? (…) En résumé, la question n’est pas tant de savoir si les pays développés ont besoin ou non d’une politique industrielle, que de concevoir et gouverner cette politique industrielle de façon à la rendre compatible avec la concurrence, qui elle-même stimule l’innovation. (…) En particulier, on constate à partir de données chinoises que plus la concurrence dans le secteur recevant l’aide de l’Etat est élevée, plus cette aide est de nature à stimuler l’innovation et la croissance dans ce secteur. On s’aperçoit aussi qu’une aide sectorielle a des effets positifs élevés sur l’innovation et la croissance de la PGF si cette aide est moins concentrée, autrement dit si elle ne privilégie pas une ou quelques entreprises dans le secteur. En résumé, plutôt que de s’accrocher aux principes passéistes de l’Etat interventionniste ou au contraire à une opposition systématique à tout ciblage sectoriel, nous proposons une refonte des politiques industrielles française et européenne qui permette de les réconcilier avec les exigences d’une économie de l’innovation.

Philippe Aghion, Alexandra Roulet, Repenser l’Etat, La République des Idées, Seuil, 2011

Document 115 - La transparence de l’information et l’évaluation des politiques publiques sont nécessaires Des historiens de l’économie, comme Mancur Olson, ont expliqué le déclin de l’économie anglaise, au début du 20ème siècle, par le fait que les grandes entreprises issues de la révolution industrielle, constituées en groupes de pression, avaient réussi à obtenir du gouvernement britannique des mesures restreignant l’entrée de nouveaux concurrents sur leurs marchés. Plus récemment, des études ont montré l’ampleur des moyens dont peuvent disposer les lobbies. (…) L’action des lobbies sur les choix gouvernementaux et sur les hommes politiques ne constitue pas seulement une entrave à la mise en œuvre des réformes visant à dynamiser l’économie en la rendant plus concurrentielle, plus flexible et plus ouverte. Elle pervertit également les effets de toute politique d’intervention ciblée. (…) La capacité d’une politique d’aide sectorielle à générer de la croissance est liée à sa bonne gouvernance et notamment au respect de critères objectifs dans le choix des secteurs et de modalités claires et vérifiables pour l’attribution de l’aide aux entreprises d’un même secteur. En

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particulier, il est capital que les bénéficiaires des aides soient déterminés en fonction de leur capacité à générer de la croissance, indépendamment de toute pression provenant de groupes influents et « généreux ». Mais concrètement, comment faire pour éviter que népotisme et favoritisme ne minent la démocratie ? On peut distinguer deux leviers importants et insuffisamment développés en France par rapport à d’autres pays de l’OCDE : d’une part, des médias suffisamment indépendants (pour pointer du doigt les pratiques politiques douteuses ou abusives) ; d’autre part, des institutions adéquates et dotées de moyens suffisants pour évaluer les politiques publiques de façon systématique, indépendante et rigoureuse.

Philippe Aghion, Alexandra Roulet, Repenser l’Etat, La République des Idées, Seuil, 2011

Synthèse – Les institutions garantissant l’efficacité de la nouvelle politique industrielle dans une économie à la frontière technologique

Institutions garantissant la transparence de l’information et permettant

l’évaluation des politiques publiques (démocratie)

Règle de conduite de cette nouvelle politique industrielle : subventionner des secteurs plutôt

que des firmes

Limitation du risque de corruption et de captation des deniers publics

Limitation du risque de mauvais choix

Concurrence préservée

Réduction des défaillances de l’État

Efficacité de la politique industrielle

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CPGE ECE1 – ESH – Chapitre 3 – La Croissance économique – 2018-2019 64

Synthèse finale : Les institutions qui favorisent la croissance dans une économie en rattrapage ne sont pas les mêmes que celles fondant la croissance économique dans une économie à la frontière technologique

Economie à la frontière technologique

Economie en rattrapage

Type de croissance Intensive Extensive

Moteur de la croissance Innovation à la frontière (radicale) Accumulation de facteur & imitation technologique

Incertitude Très importante Faible Institution 1 : quelle politique de

la concurrence ? Favoriser la concurrence pour

stimuler l’innovation Favoriser le développement de

« champions nationaux » Institution 2 : quelle politique

industrielle ? Politique industrielle horizontale Politique industrielle verticale

Institution 3 : quel type d’éducation ?

Troisième cycle universitaire qui stimule le plus la productivité

Favoriser la coopétition entre les universités

Enseignement secondaire et premier cycle universitaire qui

stimulent le plus la productivité

Institution 4 : quelles règles sur le marché du travail ? Flexisécurité Protection de l’emploi

Institution 5 : quel degré d’approfondissement

démocratique ?

Indispensable pour éviter les défaillances de l’État, stimuler

l’innovation et préserver la concurrence

Rôle moins important pour l’accumulation de capital et

l’imitation technologique

Institution 5 : quelle politique commerciale ? Libre échange Protectionnisme

Exemples

États-Unis à partir du début du 20ème siècle

France à partir des années 1980 Japon à partir des années 1980

France et Japon après la WW2