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LES PRONOMS LIÉS EN ARABE CLASSIQUE SONT-ILS DES CLITIQUES*? Adel Jebali Université du Québec à Montréal Résumé Les clitiques ont à la fois les propriétés des mots indépendants et celles des affixes. En d’autres mots, ils peuvent être considérés comme des éléments autonomes, mais ils ont, en même temps, besoin d’un hôte fort auquel ils s’attachent pour pallier leur déficience accentuelle. Ces propriétés ont donné lieu à des questions qui ne cessent d’alimenter les débats linguistiques : dans quelle composante de la grammaire sont formés les clitiques? Est-ce en syntaxe, en morphologie (c.-à-d. en lexique) ou en phonologie? Et quel impact aura ce choix sur la théorie en général? Et si les clitiques n’étaient en fin de compte que des éléments d’interface qui impliquent toutes les composantes de la grammaire? Quelle est donc la relation entre ces modules (dans une conception modulaire)? Cette problématique est encore actuelle en ce qui concerne les pronoms liés en arabe classique. La question que nous posons ici est la suivante : est-ce qu’on peut considérer ces pronoms comme des clitiques? Nous développons une hypothèse qui répond à cette question par la négative et nous apportons des arguments pour une telle position, en appliquant les critères communément appelés les critères de Zwicky (Zwicky et Pullum (1983) et Zwicky (1977)). Abstract Clitics have both the properties of independent words and of affixes. In other words, they can be regarded as autonomous elements but, at the same time, they need a strong host to which they cliticise to compensate for their accentual deficiency. These properties have given room for questions which keep feeding linguistic debates: in which component of grammar are the clitics formed? Is this in syntax, in morphology (i.e., in lexicon) or in phonology? And what will be the impact of this choice on the theory, in general? And what if the clitics were, in the final analysis, only elements of interface which involve all the components of grammar? In what way are these modules related (in a modular concept)? etc. This problematic still exists with regard to the dependent pronouns in classical Arabic. The question that we pose is as follows: can these pronouns be regarded as clitics? We will develop a hypothesis which answers this question negatively, and will argue in favour of such a position by applying the criteria commonly called the criteria of Zwicky (Zwicky and Pullum (1983) and Zwicky (1977)).

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LES PRONOMS LIÉS EN ARABE CLASSIQUE SONT-ILS DES CLITIQUES*?

Adel Jebali

Université du Québec à Montréal

Résumé

Les clitiques ont à la fois les propriétés des mots indépendants et celles des affixes. En d’autres mots, ils peuvent être considérés comme des éléments autonomes, mais ils ont, en même temps, besoin d’un hôte fort auquel ils s’attachent pour pallier leur déficience accentuelle. Ces propriétés ont donné lieu à des questions qui ne cessent d’alimenter les débats linguistiques : dans quelle composante de la grammaire sont formés les clitiques? Est-ce en syntaxe, en morphologie (c.-à-d. en lexique) ou en phonologie? Et quel impact aura ce choix sur la théorie en général? Et si les clitiques n’étaient en fin de compte que des éléments d’interface qui impliquent toutes les composantes de la grammaire? Quelle est donc la relation entre ces modules (dans une conception modulaire)? Cette problématique est encore actuelle en ce qui concerne les pronoms liés en arabe classique. La question que nous posons ici est la suivante : est-ce qu’on peut considérer ces pronoms comme des clitiques? Nous développons une hypothèse qui répond à cette question par la négative et nous apportons des arguments pour une telle position, en appliquant les critères communément appelés les critères de Zwicky (Zwicky et Pullum (1983) et Zwicky (1977)).

Abstract

Clitics have both the properties of independent words and of affixes. In other words, they can be regarded as autonomous elements but, at the same time, they need a strong host to which they cliticise to compensate for their accentual deficiency. These properties have given room for questions which keep feeding linguistic debates: in which component of grammar are the clitics formed? Is this in syntax, in morphology (i.e., in lexicon) or in phonology? And what will be the impact of this choice on the theory, in general? And what if the clitics were, in the final analysis, only elements of interface which involve all the components of grammar? In what way are these modules related (in a modular concept)? etc. This problematic still exists with regard to the dependent pronouns in classical Arabic. The question that we pose is as follows: can these pronouns be regarded as clitics? We will develop a hypothesis which answers this question negatively, and will argue in favour of such a position by applying the criteria commonly called the criteria of Zwicky (Zwicky and Pullum (1983) and Zwicky (1977)).

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Introduction

Le système pronominal en arabe classique distingue deux sortes de pronoms selon leur attachement morphologique à leurs gouverneurs. Il faut noter que notre utilisation du terme « gouverneur » dans ce texte fait appel à la notion traditionnelle en grammaire arabe et non à la théorie du gouvernement et du liage. Dans la conception traditionnelle, un gouverneur est un élément de la phrase qui assigne un cas morphologique à un autre élément. Cette définition distingue les gouverneurs lexicaux (le verbe, la préposition et nom) et des gouverneurs « syntaxiques » (la prédication qui assigne le cas nominatif et la flexion casuelle au sujet des phrases nominales).

Les formes liées : (voir le tableau 1) sont toujours suffixées et ne peuvent être préfixées ou infixées. Ces pronoms sont toujours attachés à leurs gouverneurs (qui peuvent être de plusieurs types catégoriels : des verbes, des prépositions, des noms et des adjectifs) comme nous pouvons le voir en (1) :

Tableau 1 : Les pronoms liés non nominatifs1 Personne Genre Singulier Duel Pluriel

1 -ā -nā -nā 2 Masc. -ka -kumā -kum Fém. -ki -kumā -kunna 3 Masc. -hu -humā -hum Fém. -hā -humā -hunna

(1) a. RaAay-tu fī-hā xalāS-ī.2 Voir.accompli-je dans-elle salut-je Je l’ai considérée mon salut. b. Kān-a jamīl-a š-šacr-i Tawīl-a-hu. Être.accompli-il beau-acc les-cheveux-gén long-acc-il Il avait les cheveux beaux et longs.

* Cet article est la version écrite de notre communication orale au 72e congrès annuel de l’ACFAS qui s’est déroulé à l’UQAM en mai 2004. Nous la reproduisons ici telle quelle, même si, depuis ce premier contact avec le monde compliqué et fascinant des clitiques, nous avons acquis une meilleure compréhension de ces éléments en arabe et dans les autres langues. Nous désirons remercier Pierrette Mathieu qui a corrigé la version anglaise du résumé et les deux lecteurs anonymes pour leurs remarques constructives. 1 Sous cette appellation, sont groupés les pronoms accusatifs et les pronoms génitifs; ces derniers n’ont pas une forme particulière propre à eux. 2 Les gloses font référence aux clitiques du français. Ainsi, chaque fois qu’il s’agit d’un pronom lié, nous le glosons par un clitique français et chaque fois qu’il s’agit d’un pronom libre, nous employons le pronom fort français correspondant.

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Les pronoms liés entretiennent une relation étroite avec ces gouverneurs et ne peuvent être séparés d’eux par des mots, à l’exception, par contre, d’autres pronoms liés. Considérons (2) par exemple :

(2) a. RaAay-tu bayt-an. Voir.accompli-je maison-acc J’ai vu une maison.

b. * RaAay bayt-an tu. Voir.accompli maison-acc je c. RaAay-tu-hu. Voir.accompli-je-il Je l’ai vu.

Les formes libres : ces formes sont indépendantes de leurs gouverneurs lexicaux, d’où leur liberté d’apparaître avant ceux-ci dans la structure et même d’être séparées d’eux par d’autres éléments phonologiquement réalisés. Dans l’exemple (3), le pronom libre huwa (=lui) précède son gouverneur lexical (le verbe raAā) en (a) et (b) et peut être séparé de ce gouverneur en (b) :

(3) a. Huwa raA-ā bayt-an. Lui voir.accompli-3MS maison-acc Il a vu une maison. b. Huwa llaDī raA-ā bayt-an. Lui qui voir.accompli-3MS maison-acc C’est lui qui a vu une maison.

Les formes liées constituent le cas non marqué. En effet, on ne peut recourir aux pronoms libres que sous certaines conditions en nombre limité que nous ne pouvons discuter ici. Mais si nous prenons l’exemple (2a), et remplaçons le pronom lié de la première personne du singulier par son équivalent libre Aanā, la phrase sera agrammaticale (4a). Par contre, quand ce pronom est topicalisé (et donc non gouverné par le verbe (4b)), la phrase est grammaticale :

(4) a.*RaAay Aanā bayt-an. Voir.accompli moi maison-acc J’ai vu une maison.

b. Aanā raAay-tu bayt-an. Moi voir.accompli-je maison-acc Moi, j’ai vu une maison.

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De plus, les pronoms liés ne constituent pas la forme réduite des pronoms libres, malgré ce que nous pouvons constater au tableau 2, où tous les pronoms libres non nominatifs sont composés de la ‘particule’ Aiyyā et du pronom lié non nominatif correspondant. En fait, la relation entre les pronoms libres nominatifs et les pronoms liés nominatifs n’est pas aussi directe et ne peut soutenir une telle hypothèse. Prenons les tableaux 3, 4 et 5. Dans ces tableaux on voit clairement que le pronom lié tu, a et at par exemple ne constituent pas la forme réduite de leurs équivalents libres Aanā, huwa et hiya. Tableau 2 : Les pronoms libres non nominatifs

Personne Genre Singulier Duel Pluriel 1 Aiyyā-ya Aiyyā-nā Aiyyā-nā 2 Masc. Aiyyā-ka Aiyyā-kumā Aiyyā-kum Fém. Aiyyā-ki Aiyyā-kumā Aiyyā-kunna 3 Masc. Aiyyā-hu Aiyyā-humā Aiyyā-hum Fém. Aiyyā-hā Aiyyā-humā Aiyyā-hunna Tableau 3 : Les pronoms libres nominatifs

Personne Genre Singulier Duel Pluriel 1 Aanā naHnu naHnu 2 Masc. Aanta Aantumā Aantum Fém. Aanti Aantumā Aantunna 3 Masc. huwa humā hum Fém. hiya humā hunna Tableau 4 : Le nominatif lié avec les verbes accomplis

Personne Genre Singulier Duel Pluriel 1 -tu -nā -nā 2 Masc. -ta -tumā -tum(ū) Fém. -ti -tumā -tunna 3 Masc. -a -ā -ū Fém. -at -atā -na Tableau 5 : Le nominatif lié avec les verbes inaccomplis

Personne Genre Singulier Duel Pluriel 1 A- n- n- 2 Masc. t- t-ā t-ū Fém. t-ī t-ā t-na 3 Masc. y- y-ā y-ū Fém. t- t-ā t-na

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Malgré ces propriétés exceptionnelles des pronoms en AC, les études qui leur sont consacrées ne sont pas nombreuses. C’est pour cette raison que nous voulons apporter de nouveaux éléments à ces recherches en examinant quelques hypothèses qui s’inscrivent dans les travaux sur les clitiques, et surtout les clitiques pronominaux. Considérant que les pronoms liés ont des propriétés très singulières, nous allons examiner deux hypothèses concernant ceux-ci : est-ce que les pronoms liés sont mieux traités comme clitiques? Ou bien faut-il les traiter comme des affixes? L’examen de ces hypothèses est important surtout quand on sait que la première, par exemple, a été adoptée sans argumentation dans quelques travaux récents en linguistique arabe, par exemple dans Kouloughli (1994) et Letourneau (1993).

La première partie de cet article sera consacrée à la réfutation de la première hypothèse. La deuxième partie est un examen de la deuxième hypothèse et la troisième partie montrera les limites de celle-ci.

1. Les pronoms liés sont-ils des clitiques? 1.1 Qu’est-ce qu’un clitique?

Le terme « clitique » est une généralisation moderne des deux catégories traditionnelles proclitique et enclitique. Le proclitique est un clitique qui apparaît au début d’un mot ou d’un syntagme et l’enclitique apparaît à la fin de ceux-ci. Ce que ces deux entités ont en commun c’est surtout leur déficience accentuelle. Ils ne peuvent porter d’accent, d’où leur besoin de s’attacher à d’autres mots pour pallier cette déficience et former une unité prosodique avec leur hôte. Ainsi, le proclitique je en (5a) a besoin de s’attacher au verbe regarde pour former une unité prosodique avec celui-ci et pallier sa déficience accentuelle. De même pour l’enclitique ‘s en (5b) :

(5) a. Je regarde la partie éliminatoire des Canadiens de Montréal. b. Leslie’s house.

De plus, le comportement des clitiques « est en apparence intermédiaire entre celui des mots indépendants et celui des affixes habituels. S’ils semblent jouir d’une plus grande autonomie que ces derniers, ils s’appuient phonologiquement à un hôte, contrairement aux mots.» (Miller et Monachesi 2003). Cette ambiguïté définit l’un des critères essentiels des clitiques que nous pouvons récapituler dans les points suivants : (voir : Zwicky (1977, 1985), Zwicky et Pullum (1983) ainsi que Anderson et Zwicky (2003)) :

• La dimension phonologique : le clitique forme une unité prosodique avec son hôte à cause de sa déficience accentuelle.

• La dimension morphosyntaxique : le clitique est un élément dont l'emplacement dans une plus grande construction syntaxique est déterminé par des principes autres que ceux de la syntaxe normale de la langue. En d’autres mots, les clitiques occupent des

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positions non argumentales. Cette propriété est essentielle pour les pronoms clitiques des langues romanes. L’exemple en (6) illustre ce comportement où le pronom clitique la est réalisé en une position non argumentale en (6b) alors que son équivalent lexical la pomme est réalisé en une position argumentale en (6a) :

(6) a. Marie mange la pomme. b. Marie la mange.

• La dimension morphologique : un clitique est un élément ambigu dont le statut est intermédiaire entre celui des mots et celui des affixes.

• La dimension syntaxique : seuls des clitiques peuvent s’interposer entre un clitique et son hôte, sauf en cas de montée. Pour expliquer cette propriété, prenons les exemples en (7). En (7a) rien ne sépare le pronom clitique je de son hôte regarde, en (7b) un autre pronom clitique le peut s’interposer entre les deux et en (7c) l’auxiliaire avoir peut s’interposer entre la chaîne des clitiques et le verbe et illustre un cas de montée :

(7) a. Je regarde le match des Canadiens de Montréal. b. Je le regarde. c. Je l’ai regardé.

Prenant en compte ces critères qui définissent les clitiques, nous allons maintenant examiner la première des deux hypothèses concernant les pronoms liés en arabe classique : ces pronoms sont-ils des clitiques? 1.2 Les pronoms liés et les clitiques

L’hypothèse de la « cliticité » des pronoms liés est réfutable si nous confrontons les propriétés empiriques de ces pronoms aux critères énumérés dessus. Nous allons voir que la plupart de ceux-ci ne sont pas applicables, d’où notre conclusion que les pronoms liés ne sont pas des clitiques.

1) Le critère phonologique

Si un clitique est surtout défini par sa déficience accentuelle, les pronoms liés en AC ne sont pas des clitiques. Prenons comme exemple les deux pronoms liés -kunna (2PlFém) et -hunna (3Plfém). Ces deux pronoms sont bisyllabiques. Selon l’algorithme d’assignation de l’accent en arabe classique (voir Mc Carthy 1985 : 1273), la première syllabe de ces deux pronoms liés est porteuse d’accent et constitue même la tête du pied le plus à droite comme en (8) :

3 Les règles de l’assignation de l’accent en AC sont les suivantes :

a. mettre l’accent sur une ultième super lourde (CVCC ou CVVC) b. sinon sur la syllabe lourde (CVV ou CVC) non finale la plus à droite c. sinon sur la première syllabe.

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(8) Bayt-u-kunna. Maison-nom-vous.fém Votre maison.

2) Le critère morphosyntaxique

Le critère morphosyntaxique n’est pas applicable, parce que les formes pronominales liées constituent le cas régulier et apparaissent donc dans des positions argumentales, alors que les clitiques ont la particularité d’apparaître dans des positions non canoniques. Comparons par exemple le pronom clitique nous en français (9) et le pronom lié équivalent en AC (10). En (9b), le clitique apparaît en une position différente de celle où peut apparaître le NP correspondant qui fonctionne comme objet (9a). Cette alternance n’est pas attestée en (10) :

(9) a. Il aime les bons restaurants. b. Il les aime.

(10) a. Huwa y-uHibb-u l-AaSdiqāA-a Lui 3-aimer.inaccompli-ind les-amis-acc

Il aime les amis. b. Huwa y-uHibb-u-hum Lui 3-aimer.inaccompli-ind-ils Il les aime.

Néanmoins, Zwicky (1977) parle d’une sorte de clitiques qu’il appelle « simples » et qui apparaissent en position argumentale. Les clitiques simples sont des formes non accentuées qui sont phonologiquement réduites et dépendantes de mots avoisinants dans la structure. C’est le cas, par exemple, de ‘ll (la forme réduite de will) en (11) :

(11) They’ll be here.

Les formes liées en AC partagent avec les clitiques simples la propriété d’apparaître dans la même position que les mots complets correspondants, comme le démontre (10). Mais encore une fois les pronoms liés peuvent être accentués en AC et on ne peut donc les considérer comme des clitiques simples. De plus, ces pronoms liés ne constituent pas la forme réduite des pronoms libres correspondants.

3) Le critère morphologique

Nous pensons que les pronoms liés sont caractérisés par l’ambiguïté qui distingue les clitiques. Leur statut semble être, en fait, intermédiaire entre celui des affixes et celui des mots indépendants. Ceci n’est, cependant, pas dû au fait qu’ils soient des clitiques, mais au fait qu’ils soient des affixes qui gardent certains traits des mots indépendants comme

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nous allons le voir plus bas. De toute façon, ce seul critère ne saurait trancher la question pour l’hypothèse de cliticité.

4) Le critère syntaxique

Seuls des pronoms liés peuvent s’interposer entre un pronom lié et son gouverneur lexical. Cette propriété est évidente en (12) :

(12) a. Wahab-a-ka tuffāHat-an. Donner. accompli-il-tu pomme-acc

Il t’a donné une pomme.

b. Wahab-a-ka-hā. Donner. accompli-il-tu-elle

Il te l’a donné.

Cette propriété rapproche les pronoms liés des clitiques des langues romanes, mais encore une fois pas parce que les pronoms liés sont des clitiques. Ce comportement est aussi caractéristique des affixes en arabe classique. Les affixes flexionnels ne peuvent, en fait, être séparés de la base que par d’autres affixes en arabe classique comme le démontre (13) :

(13) a. Xārij-un. Sortant-nom

Sortant. b. Xārij-at-un. Sortant-FémSing-nom

Sortant-elle.

Nous avons donc des raisons de penser que les pronoms liés en AC, tels que définis dessus, ne peuvent être considérés comme des clitiques, étant donné les quatre critères qui définissent un clitique. Trois de ceux-ci ne sont pas applicables et le quatrième n’est pas assez fort pour trancher la question à lui seul. Si les pronoms liés en AC ne sont pas des clitiques, sont-ils des affixes?

2. Les pronoms liés sont-ils des affixes?

Dans les travaux portant sur les clitiques des langues romanes, plusieurs propositions ont été avancées quant à la nature de ces éléments. Auger (1994, 1995), par exemple, traite les pronoms clitiques sujets du français parlé informel (FPI) comme marqueurs d’accord. L’approche qu’elle a développée distingue « deux dimensions indépendantes, le statut d’affixe, qui est une caractéristique purement morphologique, et le statut de marqueur d’accord, qui se situe au plan morphosyntaxique.» (Auger 1995, p. 21). Auger

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défend l’hypothèse suivante : tous les marqueurs d’argument du FPI (i.e. les pronoms ‘clitiques’) sont des affixes qu’il faut traiter dans la composante morphologique de la grammaire. Seuls « les marqueurs de sujet (en 14a) se comportent comme de véritables marqueurs d’accord dans le sens où eux seuls permettent la cooccurrence d’un argument lexical et d’un marqueur d’argument » (Auger 1995, p. 22), les marqueurs d’objets (en 14b), quant à eux, ne sont pas des marqueurs d’accord.

(14) a. Maman elle [a] recevait les enfants qui étaient mariés. b. Elle me l’a présentée.

Cette distinction entre les affixes et les marqueurs d’accord est faite dans un autre cadre théorique par Miller et Sag (1995, 1997). Ces deux auteurs, en se basant essentiellement sur les arguments proposés dans Miller (1992) et sur la théorie HPSG, proposent une analyse complètement lexicaliste des pronoms clitiques du français standard qu’ils appellent les « affixes pronominaux ». Dans cette analyse, qui est très proche de celle de Julie Auger, les pronoms clitiques sont considérés comme des affixes, sans toutefois prétendre un statut de marqueurs d’accord pour les affixes pronominaux sujets.

Nous pensons qu’une telle analyse affixale lexicaliste des pronoms liés en arabe classique est possible. Cette hypothèse affixale est soutenue par plusieurs arguments que nous allons présenter en ce qui suit, sans toutefois omettre de noter les quelques problèmes que pose une telle approche. 2.1 Les arguments pour une analyse affixale Le statut affixal des formes liées en AC est évident d’un point de vue orthographique. Ces formes apparaissent, en fait, toujours comme suffixes. Ainsi, l’écrit reflète une intuition quant à cette nature affixale. De plus, cette intuition est appuyée par les tests et critères que nous empruntons essentiellement à Zwicky (1977, 1985), Zwicky et Pullum (1983) et Miller (1992). Les constructions avec les affixes, la portée des pronoms liés sur les structures coordonnées, le degré de sélection du gouverneur, les idiosyncrasies morphophonologiques, les phénomènes de Sandhi et les règles phonologiques sont des arguments qui suggèrent un traitement morphologique de ces pronoms en termes d’affixes.

1) Les constructions avec affixes

Les formes pronominales liées en AC se combinent avec des mots entiers, c'est-à-dire avec des mots qui sont déjà formés d’un point de vue morphologique. Ceci a pour effet que les pronoms liés peuvent entrer en combinaison avec des mots qui sont déjà fléchis pour le cas et qui comportent tous leurs affixes et infixes. Zwicky (1977) considère qu’un affixe ne peut entrer en construction qu’avec une base ou un autre affixe. Ainsi, nous pouvons considérer que le pronom lié -hum en (15) est un affixe :

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(15) Huwa y-uHibb-u-hum. Lui 3-aime.inaccompli-ind-ils Il les aime.

Dans cet exemple, le pronom lié -hum est suffixé au mot qui est déjà composé d’un préfixe y-, d’une base uHibb, d’un suffixe -u et d’un infixe (le schème morphologique de la formation de l’inaccompli).

2) La portée des pronoms liés

Miller (1992) définit l’un des critères essentiels des affixes, à savoir que ceux-ci ne peuvent avoir une large portée sur des éléments coordonnés, alors que les clitiques peuvent avoir ce genre de portée comme le montre (16), où les clitiques ‘ll et ‘s ont une portée sur les structures coordonnées placées entre crochets :

(16) a. [Pat and Leslie]’ll be there. b. [Pat and Leslie]’s book.

En AC, les pronoms liés ne peuvent avoir une large portée sur des éléments coordonnés. Ceci est valable pour les pronoms liés non nominatifs comme le montrent les exemples en (17) :

(17) a. NaHnu n-uHibb-u-hu wa n-aHtarim-u-hu. Nous 1pl-aimer.inaccompli-ind-il et 1pl-respecter.inaccompli-ind-il Nous l’aimons et le respectons.

b. * NaHnu n-uHibb-u-hu wa n-aHtarim-u. Nous 1pl-aimer.inaccompli-ind-il et 1pl-respecter.inaccompli-ind c. * NaHnu n-uHibb-u wa n-aHtarim-u-hu. Nous 1pl-aime-ind et 1pl-respecte-ind-il

Les pronoms liés nominatifs ne peuvent avoir une telle portée non plus :

(18) a. Huwa llaDī AaHbab-tu-hu wa rāfaq-tu-hu. Lui qui aimer.accompli-je-il et accompagner.accompli-je-il C’est lui que j’ai aimé et accompagné.

b. *Huwa llaDī AaHbab-tu-hu wa rāfaq-hu. Lui qui aimer.accompli-je-il et accompagner.accompli-il

c. *Huwa llaDī AaHbab-hu wa rāfaq-tu-hu. Lui qui aimer.accompli-il et accompagner.accompli-je-il

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3) La sélection du gouverneur

Zwicky et Pullum (1983) admettent que l’une des propriétés qui distinguent les affixes des clitiques, réside dans le fait que les affixes sont très sélectifs en ce qui concerne leurs bases, ce qui n’est pas généralement vrai pour les clitiques. Ce critère n’est en fait que l’expression d’une tendance générale dans les affixes, surtout dérivationnels, à sélectionner la base à laquelle ils s’attachent. Cette tendance est vraie pour les formes nominales liées de l’AC. Les formes liées nominatives, en fait, sont très sélectives et n’apparaissent qu’attachées à des formes verbales à l’accompli. Ceci explique le contraste en (19), où le pronom nominatif lié -tu ne peut apparaître suffixé à un verbe à l’inaccompli (19b), ni à un nom (19c), ni à une préposition (19d) :

(19) a. Nim-tu. Dormi-je

Je me suis endormi.

b. *A-anām-u-tu. 1sg-dormir.inaccompli-ind-je c. *Nawmu-tu. Sommeil-je. d. *Bi-tu. Avec-je.

4) Les idiosyncrasies morphophonologiques

L’une des propriétés essentielles des affixes selon Zwicky et Pullum (1983) est que ces derniers connaissent plus d’idiosyncrasies morphophonologiques que les clitiques. Miller (1992) propose même que ce soit l’une des caractéristiques indéniables des affixes que de connaître de telles idiosyncrasies qu’on ne peut expliquer sur les seules bases des règles phonologiques productives. Les règles de la syntaxe, étant régulières, ne peuvent non plus rendre compte de ces idiosyncrasies, qu’il faut lister dans le lexique et traiter avec les règles de la morphologie.

Les pronoms liés en AC connaissent plusieurs idiosyncrasies morphophonologiques quand ils sont combinés avec des gouverneurs prépositionnels : la préposition li (à) est réalisée la quand le deuxième membre du PP est un pronom lié (20b) et li quand ceci est un NP (20a) :

(20) a. Li-r-rajul-i. À-le-homme-gén À l’homme.

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b. La-hu. À-il

À lui.

c. *Li-hu.

Cette propriété n’est partagée avec aucune autre préposition, même si celle-ci ressemble à li de point de vue de sa composition phonologique (tel bi (avec) par exemple) :

(21) a. Bi-r-rajul-i. Avec-le-homme-gén

Avec l’homme. b. Bi-hi. Avec-il Avec lui. c. *Ba-hu.

De plus, certaines prépositions changent la voyelle du pronom lié quand celle-ci est u (22a). Néanmoins, cette harmonie vocalique ne semble pas être une propriété phonologique régulière, comme le démontre (22c) où aucune harmonie vocalique ne se produit entre le pronom et son gouverneur :

(22) a. Ailay-hi. Vers-il Vers lui.

b. *Ailay-hu. c. Min-hu. De-il De lui. d. *Min-hi.

5) Les phénomènes de sandhi

Zwicky (1977) considère que les règles phonologiques de sandhi interne ne s’appliquent que dans les mots entre les frontières de morphèmes et jamais entre les frontières de deux mots différents. L’harmonisation vocalique, la gémination et l’élision font partie des règles de sandhi interne. Nous allons voir que les formes liées peuvent apparaître dans des contextes où ces règles sont en vigueur. Pour ne reprendre qu’un seul

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exemple, en (23) une règle d’harmonisation est responsable du changement vocalique de la voyelle du pronom lié -hu qui prend la forme de -hi à cause de la présence de la voyelle [i] sur la finale du gouverneur lexical prépositionnel bi :

(23) a. Fī-hi. Dans-il Dans lui.

b. * Fī -hu.

La gémination fait partie des règles de sandhi interne, subséquemment entre un morphème et une base, à l’intérieur du mot. Ce phénomène est observé dans les composés gouverneur + pronom lié en AC et constitue un argument de plus pour le caractère affixal de ces pronoms :

(24) a. Aaflat-tu. S’enfuir.accompli-je

Je me suis enfui.

b. Min-nā. De-nous

De nous.

c. Auxay-ya. Frère-je

Mon petit frère.

Les phénomènes de sandhi interne interviennent donc en faveur d’une analyse morphologique des pronoms liés.

6) Les règles phonologiques Zwicky et Pullum (1983) prétendent que les règles phonologiques affectant les composés hôte + clitique n’affectent pas les composés base + affixe, et vice-versa. En arabe classique, la règle d’assimilation s’applique pour les composés article défini (un clitique) + nom (25a), mais pas aux composés verbe + pronom lié (25c) :

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(25) a. Aat-tājir-u4 Le-marchand-nom

Le marchand.

b. *Aal-tājir-u

c. Aamil-tu Espérer.accompli-je

J’ai espéré.

d. *Aamit-tu

Nous pouvons conclure que les pronoms liés sont mieux traités comme affixes que comme clitiques, vu les propriétés qui les caractérisent. La composante morphologique de la grammaire serait donc responsable de leur génération et de leur insertion dans la structure. Cependant, d’autres propriétés posent problème à cette approche, et il convient d’en discuter.

2.2 Les problèmes de l’analyse affixale

Considérer que les pronoms liés en AC sont des affixes comporte tout autant de problèmes que de solutions. Cette section sera consacrée à trois de ces problèmes qui concernent surtout la possibilité d’un traitement syntaxique.

1) L’ordre des suites de pronoms liés

Les pronoms liés, même considérés comme affixes, restent des pronoms qui occupent une fonction grammaticale dans la phrase. Cette propriété, exprimable en termes purement syntaxiques, a une influence sur l’ordre de ces unités quand il y en a plusieurs d’attachés à un gouverneur lexical verbal. L’ordre ainsi obtenu n’est pas idiosyncrasique et peut être expliqué par les principes réguliers de la syntaxe de la langue arabe. L’exemple en (26) illustre la contrainte sur cet ordre :

(26) Wahab-ta-nī-hi. Donner.accompli-tu-je-il Tu me l’as donné.

Cette contrainte est explicitée en (27) :

4 La forme de base de l’article défini en arabe est Aal. Avec les mots qui commencent par les lettres dites ‘solaires’, le l est assimilé à cette première lettre.

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(27) Sujet < objet direct < objet indirect

Mis à part le sujet (donc les pronoms liés nominatifs), les pronoms liés non nominatifs objet obéissent à la contrainte de la personne proposée par Fassi Fehri (1993) :

(28) la contrainte de la personne

Si deux pronoms non nominatifs x et y sont incorporés sur un gouverneur (dans cet ordre), alors Persx < Persy (où 1 < 2 < 3).

Les exemples suivants illustrent cette contrainte :

(29) a. Wahab-a-ka-hu l-AustāDu. Donner.accompli-il-tu-il

Le professeur te l’a donné.

b. Wahab-a-nī-ka l-AustāDu. Donner.accompli-il-je-tu Le professeur t’a donné à moi. c. Wahab-a-nī-hu l-AustāDu. Donner.accompli-il-je-il

Le professeur me l’a donné. Ces deux contraintes syntaxiques nous incitent à considérer les pronoms liés en AC

comme des éléments postlexicaux plutôt que comme affixes lexicaux. Les règles responsables de leur distribution étant de nature syntaxique, il n’y a aucune raison de les traiter dans le module du lexique par les règles de la morphologie. Ce traitement est, pourtant, possible pour les clitiques pronominaux du français, dont l’ordre est idiosyncrasique (voir Miller 1992, Auger 1994, Miller et Sag 1997).

2) L’argumentalité des pronoms liés

Si nous considérons les pronoms liés comme des affixes, un problème de taille émerge du fait que ces pronoms occupent des positions argumentales. En fait, les affixes en arabe classique n’ont pas cette propriété. En (30), par exemple, les affixes du nominatif u, de l’accusatif a, du féminin at et du génitif i n’occupent aucune position syntaxique, qu’elle soit argumentale ou pas. Ceci est valable tant pour les affixes dérivationnels que pour les affixes flexionnels.

(30) Xaraj-a l-walad-u l-leylat-a maca l-AustāD-at-i. Sortir.accompli-il le-enfant-nom cette-nuit-acc avec la-professeure-Fém-gén L’enfant est sorti cette nuit avec la professeure.

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Cependant, d’autres langues possèdent des unités qui sont à la fois des affixes lexicaux et des arguments syntaxiques, comme les clitiques non sujets du français québécois, les marqueurs d’objet en chicheŵa et les clitiques OD en espagnol (voir le tableau 6 : la typologie de Julie Auger). Il est donc possible que les pronoms liés en AC possèdent les caractéristiques de ces unités. De plus, rien n’exclut, a priori, la possibilité d’un système affixal mixte en arabe classique, dans lequel coexistent des affixes argumentaux et des affixes qui ne le sont pas. Ce système est, après tout, attesté pour une langue comme le français québécois selon l’approche de Julie Auger.

Tableau 6 : La typologie de Julie Auger (Auger 1995 : 48)

Marqueurs d’accord Arguments

Affixes

• Marqueurs de sujet en FPI • Suffixes d’accord avec le sujet

et marqueurs OI en espagnol • Marqueurs de sujet en bantou

• Marqueurs d’objet en FPI • Pronoms clitiques en français

standard • Marqueurs OD en espagnol • Marqueurs d’objet en chicheŵa • Marqueurs de sujet en celte • Suffixes possessifs en finnois

Non-affixes (clitique ou mot indépendant)

• Clitiques OI en nganhcara • Marqueurs de 2e et 3e

personnes en pirahan • Clitiques du 2e type en yagua • Marqueurs de sujet en polonais

archaïque

• Pronoms en anglais • Pronoms en allemand

3) Le degré de sélection des gouverneurs

Nous avons vu que les affixes sont plus sélectifs de leurs bases que ne sont les clitiques de leurs hôtes. Cette propriété nous a conduit à conclure qu’au moins une classe des pronoms liés se comporte comme les affixes à cet égard, à savoir les pronoms liés nominatifs. Ce critère pose, pourtant, le problème suivant : comment expliquer le fait que les pronoms liés non nominatifs n’ont pas cette tendance à être sélectifs en ce qui concerne leurs « gouverneurs »? Ils peuvent, en fait, apparaître attachés à des verbes (31a), à des noms (31b), à des adjectifs (31c) et à des prépositions (31d).

(31) a. QaraA-tu-hu. Lire.accompli-je-il Je l’ai lu.

b. Kitāb-ī. Livre-je

Mon livre.

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c. Kān-a jamīl-a š- šacr-i Tawīl-a-hu. Être.accompli-il beau-acc les-cheveux-gén long-acc-il

Il avait les cheveux beaux et longs.

d. La-ka kitāb-un. À-tu livre-nom

Tu as un livre.

Ils agissent ainsi plus comme mots syntaxiques que comme affixes. Une analyse syntaxique est, de plus, capable d’expliquer cette différence entre les deux familles de pronoms liés par les propriétés morphosyntaxiques de l’accord riche vs pauvre. En fait, les verbes à l’accompli ont une morphologie moins riche que les verbes à l’inaccompli en AC, ce qui fait des premiers un support favorable pour accueillir les formes nominatives liées, qui jouent, dans ce cas, un rôle très proche de celui des marqueurs d’accord. Rappelons que les verbes inaccomplis constituent, en plus, un contexte où le sujet lexical doit être obligatoirement absent de la structure (pro-drop obligatoire), grâce à cette richesse morphologique dont il bénéficie.

Ces problèmes que rencontre l’hypothèse affixale ne sont pas totalement insurmontables. Nous avons vu pour le problème de l’argumentalité, par exemple, que cette propriété n’est pas totalement inhabituelle dans les langues naturelles. De plus, le problème du degré de sélection des gouverneurs nécessite plus d’investigations, parce que certains éléments qui sont reconnus comme affixes en arabe classique n’ont pas le même degré de sélectivité que les affixes dans les langues romanes, par exemple. Nous pensons, entre autres, aux affixes des cas nominatif et accusatif qui se rattachent tant à des verbes à l’inaccompli qu’à des noms ou à des adjectifs. Approfondir cette idée mènerait sûrement à une révision des critères de Zwicky.

Nous pensons donc qu’il est possible de maintenir l’hypothèse lexicaliste, qui reste adéquate et motivée par plusieurs faits empiriques. 3. Les pronoms liés sont-ils des marqueurs d’accord? 3.1 Une discussion de Fassi Fehri (1993)

Les formes non nominatives liées en AC ne sont pas des marqueurs d’accord. En fait, ceci va de soi si nous considérons les deux propriétés suivantes :

• La nature des hôtes : les formes liées non nominatives peuvent apparaître attachées à des entités qui ne sont pas des verbes (des noms, des adjectifs ou des prépositions) et il est, par conséquent, incohérent de parler d’accord dans ces cas.

• Il n’y a pas d’accord entre le sujet et l’objet en AC alors que l’accord avec le sujet est une propriété essentielle de la morphologie verbale qui est sensible à la position du sujet, que cette position soit préverbale ou postverbale (voir Fassi Fehri, 1992).

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Les formes liées nominatives ne peuvent, non plus, être analysées comme marqueurs d’accord. Cette idée rejoint la proposition de Fassi Fehri (1993), tout en s’en démarquant. Pour ce linguiste, les pronoms liés sont avant tout des pronoms et l’on ne peut les considérer comme des marqueurs d’accord. Il propose que tous les pronoms d’AC soient générés comme des pronoms dans des positions d’arguments. Pour expliquer l’apparition des formes liées, il a recours à une analyse transformationnelle à la Kayne (1975), en supposant que les pronoms sont générés comme des D(éterminants) têtes de DP. Les pronoms liés doivent alors faire un déplacement de tête vers les gouverneurs lexicaux auxquels ils sont incorporés. Pour illustrer cette idée, prenons le PP bi-hi. La Structure-D du PP est présentée en (32a) et l’extrant de l’incorporation pronominale est (32b) :

(32a) PP

P DP bi D -hi

Cette approche suscite plusieurs questions :

1) Pourquoi les pronoms liés se déplacent-ils? Ce déplacement est plus problématique que dans les langues où les formes « liées » apparaissent dans des positions non canoniques. En AC, ces formes apparaissent toujours en position argumentale canonique, comme nous l’avons vu.

2) Le problème de cette analyse est celui de toute analyse transformationnelle du phénomène de la clitisation du sujet. Ces analyses sont obligées de stipuler un déplacement de tête vers le « bas » alors que toutes les autres transformations impliquent, généralement, la montée de l’élément déplacé dans la structure.

3) La morphologie de l’arabe n’est pas concaténative, cependant les analyses transformationnelles sont essentiellement basées sur des langues dont la morphologie est concaténative (comme l’anglais). Nous pensons donc qu’il est inapproprié pour AC de parler de têtes fonctionnelles qui attirent des éléments qui se déplacent (voir Auger 1994).

3.2 L’ambiguïté des paradigmes d’accord

L’AC est une langue à accord riche. Les traits d’accord sont la personne, le nombre, le genre et le cas. Les marqueurs d’accord constituent donc un paradigme très diversifié qui se confond parfois avec le système pronominal. Par ailleurs, certains linguistes ont

(32b) PP P DP P D bi -hi e

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proposé que certains de ces marqueurs (tableau 5) soient des pronoms liés (Fassi Fehri 1993). Deux remarques s’imposent ici :

1. Si nous considérons que les marqueurs d’accord en (33a), par exemple, forment un pronom lié, ceci n’explique pas pourquoi ledit pronom peut co-apparaître avec un sujet lexical alors que nous savons que les pronoms liés nominatifs ne peuvent apparaître en même temps qu’un sujet lexical (un nom (33b) ou un pronom) que lorsque la construction implique une « apposition emphatique » comme en (33c) où le pronom libre n’est qu’une emphase pour le pronom lié :

(33) a. Y-aDhab-u l-walad-u. 3ms-aller.inaccompli-ind l’-enfant-nom

L’enfant s’en va.

b. *Dahab-ā l-wald-ā-ni. Aller.accompli-eux les-enfants-nom-duel

Les deux enfants se sont allés.

c. RaAay-tu Aanā. Vu-je moi J’ai vu.

2. Fassi Fehri (1993) prétend que dans les exemples comme (34), le morphème -at est un pronom incorporé en (34a) et un simple marqueur d’accord en (34b) :

(34) a. JāA-at. Venir.accompli-elle

Elle est venue. b. JāA-at l-banāt-u. Venir.accompli-elle les-filles-nom Les filles sont arrivées.

La différence entre les deux formes est une différence de spécification de traits phi. En (34a), la forme -at est spécifiée pour les traits suivants : la personne (3e), le nombre (singulier) et le genre (féminin), alors qu’en (34b), elle n’est spécifiée que pour le trait genre (féminin). Ceci est tout à fait vrai pour le pronom lié -at qui fait partie du paradigme des pronoms liés nominatifs qui apparaissent avec les verbes accomplis (tableau 4). Il serait toutefois erroné de généraliser cette propriété pour englober les formes qui apparaissent dans le tableau 5. Ces formes sont toujours des marqueurs d’accord quelque soit le contexte dans lequel elles apparaissent. De plus, le pronom -at est un cas particulier, étant donné qu’il est le seul pronom qui peut à la fois jouer le rôle de marqueur d’accord et celui d’argument syntaxique.

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Cette discussion prouve l’ambiguïté des paradigmes d’accord en arabe classique, cette ambiguïté qui fait de ces marqueurs des candidats potentiels à la pronominalité, et qui fait des pronoms liés de bons candidats pour être considérés comme marqueurs d’accord. Par ailleurs, ceci nous permet d’expliquer l’asymétrie d’accord en AC entre les contextes où le sujet est préverbal et les contextes où il est réalisé en position postverbale. En fait, les marqueurs d’accord n’ont pas la même spécification dans les deux cas. Quand le sujet apparaît en position postverbale (comme en (35a) par exemple), le verbe ne porte comme marques d’accord que ce qui est nécessaire afin d’identifier le genre de son sujet. Par contre, quand le sujet est en position préverbale, l’accord sur le verbe est plus riche, d’où une spécification des traits de genre, nombre et personne, en (35b) :

(35) a. JāA-at l-banāt-u. Arriver.accompli-elle les-filles-nom

Les filles sont arrivées. b. L-banāt-u jiA-na. Les-filles-nom sont.arrivées-elles (3fp) Les filles, elles sont arrivées.

Conclusion

Nous avons essayé d’examiner quelques hypothèses concernant le statut morphologique des pronoms liés en arabe classique. Ces pronoms présentent plusieurs propriétés compatibles avec un statut affixal, mais d’autres propriétés sont plus compatibles avec un statut syntaxique de mots indépendants. Dans un cas comme dans l’autre, nous ne pouvons les considérer comme clitiques, dans le sens le plus commun de ce terme, et qui fait appel aux deux critères phonologique et morphosyntaxique. Le statut de marqueurs d’accord est moins clair et mérite plus d’investigations, surtout en prenant en considération l’ambiguïté des paradigmes d’accord dans cette langue et la richesse morphologique des formes verbales. Ce qui est certain c’est que les pronoms liés en AC font appel à plusieurs propriétés d’interface, et surtout l’interface morphologie/syntaxe. C’est dans un cadre capable de présenter ces propriétés d’interface qu’il faut traiter ces pronoms. Références Anderson, S. et A. Zwicky. 2003. « Clitics ». In The Oxford International Encyclopedia

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Fassi Fehri, A. 1992. « Sous-spécification, accord et pronoms en arabe » in Revue

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Mc Carthy, J. 1985. Formal Problems in Semitic Phonology and Morphology. New York

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