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pour un humanisme combattant Combats Combats 6 00$ Volume 8 • Numéros 1 et 2 • Automne-Hiver 2004-2005 (numéro double) Contre un système privé de santé Des textes sur Aquin, Arcan, Derrida Collaborations de Donald Alarie, Marc Chabot, Claude Jasmin, Bruno Roy ARTS VISUELS Le Temps des Québécois au Musée de la Civilisation ENTRETIEN Yvon Gauthier

Combats - Cégep régional de Lanaudièremusulman et de quelques autres, paru chez Gallimard. Après les fruits amers de la colonisation, voici venu le temps des fruits secs de la

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pour un humanisme combattantCombatsCombats

600$

Volume 8 • Numéros 1 et 2 • Automne-Hiver 2004-2005 (numéro double)

• Contre un système privé de santé

• Des textes sur Aquin, Arcan, Derrida

• Collaborations de Donald Alarie, Marc Chabot,

Claude Jasmin, Bruno Roy

ARTS VISUELSLe Temps des Québécois au Musée de la

Civilisation

ENTRETIENYvon Gauthier

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PAGE 3COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005

CombatsPour un humanisme combattant, tel est lemot d’ordre de Combats. Revue d’idées,Combats est un organisme à but non lucratifqui a son siège social au Cégep régional deLanaudière à Joliette. L'organisme bénéficied'une généreuse donation de monsieur JeanGauthier, retraité de l’Organisation Mondialede la Santé. La revue reçoit aussi une aide duProgramme d'aide aux projets communautairesdu Syndicat des enseignantes et enseignantsdu cégep de Joliette, ainsi que du député deJoliette, par le Programme d'aide à l'actionbénévole du Gouvernement du Québec.

CONSEIL D'ADMINISTRATION

• Yves Champagne • Paul-Émile Roy• Andrée Ferretti

RÉDACTION

Directeur : Alain Houle

Rédacteur en chef : Louis Cornellier

Secrétaires à la rédaction : André BarilJean-Sébastien Ricard et Olivier Roy

Adresse : Combats20, rue Saint-Charles Sud, casier postal 1097Joliette, Québec J6E 4T1Tél : 450-759-1661poste 252 (André Baril)

Courriel : [email protected]@[email protected]@[email protected]

Site internet : www.combats.qc.ca (on y trouvera notamment les anciens numéros)

PRODUCTION

Infographie et impression : Kiwi CopieDépôt légal : Bibliothèque nationale du Québec

POLITIQUE4 Qui nous soignera? Qui nous guérira?

Contre le droit à la médecine privéeLouis Cornellier

5 Albert Memmi : triste portrait du décolonisé Alain Houle

6 Penser dans un «pays colonisé»? Alain Houle

7 Les blessures de la penséeMarc Chabot

9 L’éducation à l’ère de la mondialisation André Baril

11 Claude Jasmin à Terrebonne Alain Houle

11 Si jeunesse savait Claude Jasmin

13 Une Constitution pour le Québec : qu’attendons-nous? Pierre-Marc Daigneault

16 Libérez-nous des Libéraux! Louis Cornellier

17 Et si le lointain n’était qu’un divertissement sans consistance ? Éric Cornellier

18 Axor sur la rivière Batiscan Michel Tessier

20 Le discours médical en question Jean-Sébastien Ricard

HOMMAGE24 Derrida, notre ami, ce monstre

Olivier Roy

POLÉMIQUE 27 La preuve par deux

M.-J. Daoust, J.-Cl. Martin et L.-M. Vacher

LITTÉRATURE 29 Hubert Aquin homme « quantique », écrivain kamikaze

Pierre-Paul Roy

32 L’imparable solitude Bruno Roy

35 Lire Nelly Arcan avec Marguerite Duras André Baril

CINÉMA 36 Le cinéma japonais au FFM: portrait d'une jeunesse

Claude R. Blouin

SPORT 39 Les loisirs au temps de la Rome antique

Yves Préfontaine

PHILOSOPHIE 40 Philosopher avec le constructiviste Yvon Gauthier

André Baril

42 Entretien avec le philosophe Yvon Gauthier André Baril

44 Entre science et culture Yvon Gauthier

ARTS VISUELS 46 Le Québec, les Québécois, un parcours historique, de Jocelyn

Létourneau: de la mélancolie à l’ambiguïtéAlain Houle

49 Le Temps des Québécois : le culte des reliques

POÉSIE 51 Donald Alarie

52 Marcel Sylvestre

53 Dominique Corneillier

SOMMAIRE

Courtoisie : Musée national des beaux-artsdu Québec

Page couverture :Charles Alexander, L’Assemblée des six Comtés, en1837; huile sur toile.

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Il vient un temps où, dans le débat surl’avenir du système de santé au Québec, secontenter du discours de l’efficacité relèvede l’indécence et du scandale moral. Ilvient un temps où il faut vomir les lâchesqui désespèrent de la justice et de la com-mune dignité des hommes au nom d’unesoumission à un réel contraignant créé parleurs semblables.

Il faudra, clament-ils au nom d’unsupposé gros bon sens qui écoeure, se ren-dre à l’évidence et accepter que lamédecine privée vienne sauver sa con-soeur publique qui agonise. Un de cesnouveaux mercenaires, le Dr Luc Bessette,nouveau propriétaire d’une clinique médi-cale toute privée, parle de terrasser le« communisme médical » et prétendmême, dans une perversion du langagedont les néolibéraux semblent friands, queson initiative vise à « la démocratisationdes soins » (Le Devoir, 15 septembre2004). Avant que ce discours, soi-disantrationnel et généreux, ne contamine tropd’esprits inquiets qui y voient une solutionaux ratés de notre système de santé, ilimporte, de toute urgence, d’expliquer enquoi il est faux et infect.

Comment, en effet, est-on parvenu àfaire croire aux Québécois que l’injectiond’argent privé en santé profiterait à la po-pulation? Que cherche le privé? À fairedes profits. Ce n’est pas un mal en soi,mais il faut avoir l’esprit tordu pour croireque cette réalité bénéficierait à l’ensembledes patients et de la population. Pourchaque dollar investi, l’entrepreneur privéentend retirer plus que sa mise. Ainsi, onmet de l’argent dans le système, mais onen retire encore plus. Le processus engen-dre donc bien quelque chose comme un

gain, mais sur le dos des malades et non àleur bénéfice puisqu’il entre dans le sys-tème moins d’argent qu’il en sort. Fairecroire le contraire relève donc de la pluspure propagande.

Mais si certains sont prêts à payer,réplique-t-on? Cela n’aura-t-il pas poureffet de « soulager » le système public?Faux et infect, encore une fois. Si certains,en effet, sont prêts à payer, cela veut direque le discours qui prétend que les con-tribuables les plus riches sont égorgés parles impôts est faux. Ils veulent payer?Qu’on les fasse payer, mais pour amélio-rer un système universel dont tous, c’est-à-dire aussi eux-mêmes, profiteront.

Un lecteur d’un quotidien mon-tréalais, qui se réjouissait du lancement dela clinique toute privée du Dr Bessette,affirmait que la médecine privée était unchoix personnel. « Certains préfèrent,ajoutait-il, avoir un véhicule à 50 000$,d’autres une grande propriété et il y a aussiceux qui préfèrent se payer de bons ser-vices médicaux. » On sera poli en souli-gnant la naïveté du raisonnement. Qui,pensez-vous, aura les moyens de payer les100$ du 20 minutes facturés par le DrBessette, sinon ceux qui auront et levéhicule de luxe et la grosse cabane? Unchoix personnel? Au mieux, niaisefoutaise et, au pire, cruelle hypocrisie.

Quant à l’argument qui affirme queles payeurs contribueront à réduire leslistes d’attente, on connaît, aussi, sa faus-seté : les 10 patients privés du Dr Bessette,ce seront autant, sinon plus, de patientspublics privés de médecin. Les médecinsont certainement plusieurs qualités, maisle don d’ubiquité leur échappe encore.

Un enjeu moral

Certains, qui n’ont pas encore com-pris que l’enjeu fondamental de ce débatrelève de la morale, se scandalisent du faitque l’on puisse payer au privé, et cher,pour faire soigner des animaux ou pours’acheter une troisième Mercedes, maisnon pour guérir des humains. La santé deshommes ne vaut-elle pas plus que celle desanimaux ou qu’une bagnole chromée?Justement, tout est là.

C’est parce que la santé des hommes,

de tout homme et de toute femme, n’a pasde prix qu’elle doit être absolument àl’abri de toute logique financière. À la li-mite, je supporte que le chien du voisin aitdroit au traitement royal du vétérinaire etque le mien soit abandonné aux aléas de sanature animale. Je me fous que ce mêmevoisin remplisse sa cour avec des voituresde luxe. Il n’achète, ce faisant, que de l’ac-cessoire qui ne remet pas en cause notrecommune humanité. Dès lors qu’il peuts’acheter la santé plus que moi, plus qued’autres, une frontière morale est franchieet nous entrons, en acceptant ce bris ducontrat d’humanité, dans la trahison dugenre humain. Que des inégalités existent,soit. Mais pas, jamais, devant l’essentielqu’est le droit à la vie. Seuls les rats, dit-onparfois, quittent le bateau quand il coule.Les hommes, eux, ensemble, travaillent àle renflouer.

La loi morale, écrivait Kant, stipulequ’il faut se conduire « de telle sorte que jepuisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle ». La vogue dela médecine entièrement privée, si elle serépandait, transformerait le droit à la santé,c’est-à-dire aussi à la dignité humaine, enprivilège réservé à quelques-uns. Elle nesaurait, en ce sens, se revendiquer d’unquelconque souci de démocratisation etencore moins d’un quelconque respect dela morale universelle. Aussi, si la sociétéquébécoise entend mettre l’humain aucœur de son projet social, une seule solu-tion s’impose : interdire, clairement et ra-dicalement, cette dérive qui ne ferait quetenter la faiblesse et l’égoïsme deshommes, les miens y compris. Et qu’on enprofite, du même coup, pour mettre unterme aux fuites déjà existantes à cetégard.

Nous ne saurions, en cette matièrecomplexe (le fonctionnement d’un sys-tème de santé), nous passer de la néces-saire parole des experts. L’heure est venue,toutefois, d’entendre aussi les moralistesqui nous rappellent à nos devoirs de frèreset de sœurs humains. Tous ensemble, sansexclusive et sans privilège, nous noussoignerons ou nous périrons. Si c’est ça du« communisme médical », l’humanité ennous nous impose peut-être de redire« camarades » sur le chemin des urgences.

- QUI NOUS SOIGNERA? QUI NOUS GUÉRIRA? -CONTRE LE DROIT À LA MÉDECINE PRIVÉE

Louis Cornellier

C’est parce que la santé

des hommes, de tout

homme et de toute femme,

n’a pas de prix qu’elle doit

être absolument à l’abri de

toute logique financière.

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On connaît l’immense succès rencontré

par le Portrait du colonisé d’Albert

Memmi, ce grand penseur humaniste d’o-

rigine tunisienne. Portrait dans lequel

beaucoup de Québécois se reconnurent,

lors de sa parution en 1957.

Près de cinquante ans plus tard,

l’heure est au bilan de la décolonisation.

Agé de 84 ans, Memmi persiste et signe

un magistral Portrait du décolonisé arabo-

musulman et de quelques autres, paru

chez Gallimard.

Après les fruits amers de la

colonisation, voici venu le temps des

fruits secs de la décolonisation, de la

promesse non tenue au terme des luttes de

libération nationale visant à éradiquer la

misère des pays du Tiers-Monde, des con-

flits armés à répétition , de l’intégrisme et

du terrorisme ambiant.

Aussi, c’est avec profit qu’on lira

l’analyse critique que fait Memmi de

l’idéologie de la victimisation, toujours

encline à tenir l’Occident responsable de

tous les maux de la terre plutôt que de se

livrer à sa propre autocritique.

Comme le souligne Memmi, s’il

s’est avéré exact que les pays riches ne

veulent pas comprendre grand-chose à

l’interdépendance des nations, il faut bien

se rendre à l’évidence que la tyrannie, la

corruption et la mauvaise gestion de la

richesse constituent les principaux obsta-

cles à l’émancipation des pays pauvres.

Du même souffle, Memmi

n’hésite pas à condamner l’attitude sui-

cidaire des terrorismes de tout acabit qui

aggravent les conflits au lieu de les solu-

tionner.

Le Québec : une nation née trop tard?

Bien qu’il ne soit pas explicite-

ment fait état de la situation du Québec

dans le présent ouvrage, contrairement à

ce que l’on retrouvait dans Portrait du

colonisé, quelques remarques sur la «fail-

lite» du projet de l’État-nation nous met-

tent pourtant la puce à l’oreille sur l’évo-

lution de la pensée de Memmi.

Ainsi, Memmi conçoit que «pour

qu’une nation existe il lui faut un projet

commun» (p. 72). Peut-on appliquer à

notre propre projet de libération nationale

ce que Memmi diagnostique pour les

nations arabes ayant accédé à l’indépen-

dance?

Memmi considère que ces

nations seraient «nées trop tard». Passée

l’exaltation des luttes de libération con-

duisant à l’indépendance, une question de

taille se pose : «Dans quel but faut-il se

battre aujourd’hui? Une fatigue ancienne

semble remonter à la surface.» (p. 73)

Et notre auteur d’enfoncer le

clou. Entre un présent national évanescent

et les limbes d’une vision de l’avenir,

«(l)’État-nation s’est … épuisé avant de

s’affirmer pleinement; parce qu’il n’a pas

su mettre au point la société nouvelle que

réclament les jeunes générations […]»

(p. 76) Eh oh! Mousquetaires de la sou-

veraineté, cela vous dit quelque chose?

Les journalistes ont bien évidem-

ment questionné à nouveau Memmi sur sa

position quant à notre éventuelle sou-

veraineté, lors du récent passage de l’au-

teur au Québec.

Fort conséquent avec ce qui

précède, Memmi affirma alors à Elias

Levy que «l’indépendance absolue est un

concept chimérique» (La Presse) et à

Falvio Caccia que les Québécois n’ont

«pas d’intérêt à acquérir une indépen-

dance totale» (Le Devoir). Mais quoi

d’autre, alors?

Memmi confie à Levy que «ses

amis québécois» avaient compris que

vivant «à une époque d’interdépendance»

et tout en défendant vigoureusement leur

langue et leur identité, il ne leur restait

qu’à faire reconnaître leur société dis-

tincte au reste du Canada…Toute une

trouvaille! On se demande bien qui sont

ces nouveaux «amis» de Memmi qui

doivent se faire retourner dans leur tombe

Hubert Aquin et Gaston Miron…

C’est le philosophe des sciences

Gaston Bachelard qui disait que les grands

hommes, lorsqu’ils avancent en âge,

s’avèrent parfois nuisibles à la cause qu’ils

soutenaient. Nous devrons donc apprendre

à nous passer des lumières de Memmi si

nous voulons un jour advenir. ■

ALBERT MEMMI : TRISTE PORTRAIT DU DÉCOLONISÉAlain Houle

Les journalistes ont bien

évidemment questionné à

nouveau Memmi sur sa

position quant à notre

éventuelle souveraineté,

lors du récent passage de

l’auteur au Québec.

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PAGE 6 COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005

Ginette Pelland en-seigne la philo-sophie au collégialdepuis une ving-taine d’années.D’obédience freu-dienne, ses nom-breux essais pour-suivent une ré-flexion sur l’identitéquébécoise. D a n sson dernier livreÉcrire dans un

pays colonisé, éditions Trois-Pistoles,un essai aux allures pamphlétaires, ellepart du constat suivant lequel la Francecontrôlerait les deux tiers du marché

du livre québécois, pour en déduirequ’ainsi «perdure un colonialisme cul-turel éhonté.» ( p.27) Pelland dénonceéditeurs, libraires et médias qui entretien-nent cette situation de dépendance cultu-relle. Du même souffle, l’auteure consi-dère avec raison que la littérature québé-coise n’est toujours pas «reconnue» enFrance. Cela dit, faut-il en conclure avecnotre auteur que la culture d’ici est con-

damnée à végéter dans un «ghetto men-tal»? Si la preuve du chauvinismefrançais, parisien surtout, n’est plus àfaire, déplorer cette non-reconnaissancene relève-t-il pas, en définitive, d’une atti-tude propre au «néo-colonisé»?

Les Québécois souffriraient tou-jours collectivement d’un complexe con-sistant à considérer la littérature françaisesupérieure aux productions locales. Cequi nous condamnerait encore à «importerla pensée des autres» (p. 54)Paradoxalement, pour étayer ses propos,les références aux cultures occidentale etfrançaise foisonnent, notamment :Aristote, Montaigne, Montesquieu,Nietzsche, Freud, Gide, Heidegger, Sartreet Albert Memmi. Du côté québécois,hormis une allusion au Frère Untel et àGaston Miron auquel elle consacre unchapitre, où sont les auteurs censésassumer notre autonomie de pensée?

Même les littérateurs d’ici sontrarement mis à contribution. De façonassez comique, l’un des rares «résistants»convoqués est le poète Denis Vanier «quiécrivait pour ne pas se tuer» alors que,plus loin, notre auteur dénonce le systèmedes bourses et subventions faisant del’écrivain québécois un «assisté social»,«irresponsable» et «narcissique». Ce quidéfinit assez bien le personnage deVanier…

On connaît l’intérêt de GinettePelland pour l’œuvre de Michel Tremblayà qui elle consacra un essai intituléHosanna et les duchesses, porteur d’uneréflexion forte sur l’identité sexuelle desQuébécois liée à l’absence du père. DansÉcrire dans un pays colonisé, Pelland for-mule d’étonnantes affirmations. D’unepart, elle dit que «la langue maternelle dupeuple québécois, c’est la langue duthéâtre de Michel Tremblay» (p. 98), quecette langue «est un miroir pour seregarder en face». (p. 127) D’autre part, ils’agit d’une langue «indigente» dont «ilfaut néanmoins sortir».(p. 128) Si on veutbien reconnaître que la langue du théâtrede Tremblay n’est pas celle du romancier,comment peut-on réduire le parler québé-cois à ce « patois aliénant » sans tomberdans la caricature?

En fait, l’ensemble de l’argu-

mentation de Pelland repose sur une re-lecture du Portrait du colonisé écrit parMemmi en 1957, «notre lecture de chevetobligé» (p. 135) précise l’auteur, Portraitdans lequel les Québécois de l’époque sereconnurent, Aquin et Miron tout parti-culièrement.

Or, dans son Portrait dudécolonisé, Memmi constate que la situa-tion a bien changé. Et sans qu’il fasseexplicitement référence au cas du Québec,ne pourrions-nous pas nous appliquercette remarque qui évoque ces «colonisés(…) qui ne le sont plus, ou presque plus,qui continuent quelquefois à se croire tels[…]» (p. 13)

Au sujet du rapport entre lalangue du colonisateur et celle ducolonisé, Albert Memmi dans son récentPortrait du décolonisé apporte une ré-flexion intéressante. L’écrivain décolonisévit un «drame commun […] à tous lesfrancophones, terrorisés par Paris commele sont aussi les provinciaux del’Hexagone. Se sentant en outre coupablede trahison, l’écrivain décolonisé se li-vrera à des grimaces et des contorsionspour s’en excuser; il prétendra par exem-ple qu’il aura détourné, violé, détruit lalangue du colonisateur, et autres sottisescomme si tous les écrivains n’en faisaientpas autant!» (p. 57)

Ainsi, sur la question de savoir si noussommes toujours «colonisés» par la cul-ture française, Memmi apporte cettenuance à considérer : «Les relations inter-nationales ne sont certes pas régies par lapitié et la philanthropie; il s’agit d’uneautre sorte d’emprise, qu’il faudraitanalyser, mais plus de colonisation ou denéo-colonisation. La colonisation a com-mis bien assez de crimes, inutile de lui enimputer d’autres.» (p. 38)

Le jour où nous cesserons d’at-tendre l’éventuelle reconnaissance del’autre, qu’il soit Français, Américain,Canadien, peut-être serons-nous enfin enmesure de bâtir notre avenir. Ce dont lesautres pourront éventuellement prendreacte… ■

PENSER DANS UN «PAYS COLONISÉ»?Alain Houle

Dans Écrire dans un pays

colonisé, Pelland formule

d’étonnantes affirmations.

D’une part, elle dit que «La

langue maternelle du peu-

ple québécois, c’est la

langue du théâtre de Michel

Tremblay», que cette langue

«est un miroir pour se

regarder en face». D’autre

part, il s’agit d’une langue

«indigente» dont «il faut

néanmoins sortir».

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PAGE 7COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005

Il y a des débats

éternels. Des pro-

blèmes qu’une so-

ciété n’arrive pas

à résoudre et que

chaque génération

reprend à son

compte. L’existence de Dieu, la valeur de

la démocratie, la fin de la violence, le sens

de la vie ou la définition de l’être humain.

Des problèmes qui ont des résolutions

variables. Des problèmes qui n’entraînent

pas toujours des conflits majeurs entre les

générations mais que nous devons sans

cesse remettre sur nos tables de travail. Les

citoyens d’une démocratie ne peuvent pas

en faire l’économie. Plus que les autres

individus qui vivent encore dans l’autori-

tarisme du politique ou du religieux, ils

sont invités à réfléchir à ces problèmes et à

organiser une certaine cohérence démocra-

tique pour que leur société tienne et soit

encore une société. Jusqu’où doit aller l’é-

galité entre les humains ? Que suppose

cette égalité ? Jusqu’où va la liberté de dire

et de penser ? L’être humain a-t-il encore

un avenir ? Peut-on décider d’entrer en

post-humanité sans consulter les humains

à ce sujet ? Il suffit d’ouvrir le quotidien du

matin pour constater que nos sociétés

démocratiques sont aux prises avec des

débats majeurs qui concernent tous les

citoyens. Mais il n’y a rien de moins effi-

cace qu’une démocratie. Les démocraties

sont lentes parce qu’elles attendent l’ac-

cord du plus grand nombre avant d’agir.

En démocratie, on discute, on essaie de

convaincre, on établit des règles pour des

actions concertées. Un démocrate doit

apprendre à discuter, un démocrate doit

attendre avant de passer à l’action. Il doit

consulter, rédiger des rapports, discuter

encore, trouver un modus vivendi,

respecter une décision majoritaire et

penser les lois pour tous. Vivre en démo-

cratie suppose donc une attitude d’esprit

qui ne va pas toujours avec le rêve d’un

individu ou d’un groupe particulier. Nos

démocraties ne sont pas seulement lentes,

elles sont essoufflées. Bien des gens d’en-

treprises ou des entrepreneurs de toutes

sortes voudraient nous faire croire que la

démocratie est quelque chose de désuet,

inutile, trop loin des « nouvelles tendances »

en économie. Ils ne le diront jamais

clairement mais le mépris de l’État est

aussi le mépris de notre démocratie. Tout

est fait pour nous en convaincre. Les

démocraties sont paresseuses, insigni-

fiantes et inutiles. Nous manquons aussi de

vigilance. De plus, l’État oublie même sa

mission première qui est d’agir au nom de

tous et non d’un groupe ou d’une associa-

tion. Que faire de nos forêts ? Quelle édu-

cation pour nos enfants ? Pourquoi des

garderies d’État ? Pour qui les soins de

santé gratuits ? Pour quand des logements

abordables ? Des barrages, des éoliennes

ou des centrales nucléaires ? Qu’est-ce à

dire ? D’abord tenir le langage pour l’outil

essentiel de l’être. C’est par notre capacité

d’entendre l’autre et notre capacité d’ex-

primer nos idées le plus clairement possi-

ble que nous demeurons des démocrates et

des citoyens. La parole fait l’être. La

parole fait l’humain. Nos idées doivent cir-

culer. Nos idées ne peuvent pas être

imposées simplement par la force

physique. Le philosophe Éric Weil disait

que la philosophie a pour fonction pre-

mière d’éviter la violence. Or, la violence

est la tentation qui guette toujours l’hu-

main. Qu’il y ait un souci de la formation

générale dans nos cégeps ne signifie

qu’une chose : nous croyons que chaque

- LES BLESSURES DE LA PENSÉE -Marc Chabot

Qu’il y ait un souci de la

formation générale dans

nos cégeps ne signifie

qu’une chose : nous

croyons que chaque

citoyen doit prendre

conscience de l’autre et de

l’importance de la parole.

Sans cela, nous ne vivons

que des blessures de la

pensée.

professeur de philosophie au cégep François-Xavier-Garneau

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PAGE 8 COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005

citoyen doit prendre conscience de l’autre

et de l’importance de la parole. Sans cela,

nous ne vivons que des blessures de la

pensée. La douleur de ne pas pouvoir dire

blesse l’être et mène l’humain au bord de

la violence. Une violence contre l’autre ou

contre soi. La philosophie ne peut pas tout

faire, mais elle est là comme un enseigne-

ment d’urgence. La formation d’un

citoyen compte. Nous avons fait le choix

de vivre dans une société différente, une

société qui respecte la démocratie du

mieux qu’elle peut. Une société qui offre à

tous les citoyens les moyens d’avoir des

idées et de pouvoir les défendre devant les

autres. La philosophie est un lieu où des

débats peuvent s’amorcer entre les indi-

vidus. Le lieu où l’on doit se battre avec le

langage pour bien dire ce que nous pen-

sons. Le lieu de la vigilance. Le lieu de

l’argumentation cohérente. Discourir

ensemble de l’égalité des hommes et des

femmes, du racisme, de nos différences, de

nos cultures multiples, de nos choix et de

nos idées de toutes sortes ne peut pas être

considéré comme une perte de temps.

Tenir une telle position, c’est vouloir,

encore une fois, imposer le silence aux

individus. Les humains savent maintenant

que la démocratie a bien des défauts, mais

elle est un système qui permet la défense

des idées. Mieux vaut des idées défendues

par le plus grand nombre qu’une idée

imposée par la convergence, la mode, la

tendance, l’air du temps ou les nécessités

dites économiques. Une bonne formation

générale passe aussi par l’apprentissage de

la littérature. Un roman, c’est souvent

l’histoire d’un être particulier qui tente de

s’expliquer devant les autres. Un roman,

c’est l’histoire individuelle qui existe. Une

subjectivité qui s’avance lentement devant

les autres et tente de s’expliquer, de se

raconter, de narrer un fait de la vie ou une

période spécifique de l’histoire. Ici encore,

le langage tient une place privilégiée.

C’est là qu’on peut devenir encore plus

humain, plus ouvert. C’est là où l’on ren-

contre la pensée d’un être particulier dans

sa profondeur ou sa superficialité. C’est là

que l’on rencontre un humain pendant

quelques heures. Le reste du jour on peut

se contenter de croiser des humains sans

rien savoir d’eux. Peut-être que la philoso-

phie et la littérature sont des activités de

prévention. Prévenir quoi ? Les blessures

de l’âme, les blessures de la pensée. Les

blessures qu’on ne voit jamais et qui si

souvent brisent l’être. Je dis souvent à mes

élèves : la philosophie pourrait se définir

comme ce qui nous donne la chance de

cesser de se faire penser par les autres. Il

s’agit d’une possibilité. Cela exige de nous

un travail. On peut préférer se faire dire ce

qu’il faut faire, mais pendant combien de

temps ? Au profit de qui ou de quoi ? ■

CombatsPour les anciens numérosallez voir sur

www.combats.qc.ca

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PAGE 9COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005

Est-ce maintenant au tour du

monde de l’éducation de subir les

soubresauts de la mondialisation?

En tout cas, la nouvelle condition

étudiante et la remise en question

de l’institution collégiale semblent

clairement l’annoncer.

De nouveaux prolétaires pour la

mondialisation?

C’est connu, dans la société capi-

taliste, le gain, le profit, la plus-

value ou ce que les sciences de

l’administration préfèrent appeler

le bénéfice, est principalement

accaparé par ceux et celles qui dé-

tiennent, par le biais du droit de

propriété privée, les moyens de

production. À différentes époques,

sous la pression populaire, les gou-

vernements ont pris partiellement

la cause de la population. Ici au

Québec, les fondements de l’État-

providence furent mis en place au

tournant des années 1960.

Cependant, le règne de

l’État-providence est remis en

question au cours des années 80.

C’est à nouveau la crise et la mon-

dialisation va permettre aux entre-

prises de déjouer l’impôt et

d’amorcer le processus d’intégra-

tion verticale, aujourd'hui appelé la

convergence. Les économistes au

service des États modernes réagis-

sent, ils proposent de puiser non

plus dans la production des

matières premières, mais à toutes

les étapes, incluant la consomma-

tion. En instaurant par exemple la

taxe sur la valeur ajoutée, l’État se

met un peu en phase avec l’entre-

prise : dans les deux cas, la récolte

du profit peut se faire à chaque

étape de la transformation des biens

ou du développement des services.

Le gouvernement canadien gonfle

ses coffres avec des revenus nou-

veaux tirés des taxes sur la consom-

mation.

Aujourd’hui, le maintien du sys-

tème en place exige de nombreuses

dépenses. Il y a bien sûr les dépen-

ses nécessaires : renouveler les

infrastructures et subventionner la

recherche et le développement

technologiques. Mais l’État, par

différents crédits d’impôt, con-

tribue aussi aux dépenses ostenta-

toires ou spectaculaires, censées

faire oublier les malheurs de la con-

dition humaine. Où trouver de nou-

velles ressources pour alimenter

l’industrie de l’image? Après avoir

instauré un rapport de force avec

les travailleurs salariés du monde

industriel et après avoir mis à pro-

fit les populations des pays en voie

de développement (les avoir mis à

feu et à sang, diraient les plus radi-

caux d’entre nous), le régime capi-

taliste poursuit son expansion

planétaire.

À nouveau, les gouvernements sont

aux aguets, car sans modifier le

système économique dominant, où

trouver une nouvelle source de

richesse dans les pays industriels

avancés? Cela nous amène au

changement structurel en cours : les

gouvernements se tournent donc

vers les futurs techniciens du

savoir; cela est possible, car autre-

fois dissociés, le temps de forma-

tion et le temps de travail se

rejoignent sous l’effet de la techno-

science. On se forme, on travaille,

on se forme, etc. L’école doit main-

tenant faire partie du rouage

économique. Ce tournant est déjà

bien avancé aux E.U. et dans cer-

taines provinces du Canada. C’est

au tour du Québec de subir cette

nouvelle avancée du capitalisme

dans le champ du savoir et de la

culture.

Dans ce contexte, nos étudiantes et

nos étudiants deviennent les

L’ÉDUCATION À L’ÈRE DE LA MONDIALISATIONAndré Baril

Comment l’être humain

pourrait-il accepter une

nouvelle avancée moderne

si on ne prend même plus

la peine de comprendre le

cadre historique et

philosophique qui a

justement permis à

l’humain d’instaurer

l’espace de vie

démocratique?

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nouveaux prolétaires de la mondi-

alisation, on les fera payer dès le

premier jour de leur insertion dans

le nouveau système de production

scientifique et technique, c’est-à-

dire tout au long de leurs études

post-secondaires. Avec le nouveau

régime des prêts et bourses implan-

té par le ministre Pierre Reid, l’ef-

fet évident sera d’accroître l’endet-

tement des plus démunis, comme le

soulignait aussi Josée Boileau (Le

Devoir, 13 avril 2004). Les jeunes

ont d’ailleurs quitté le Sommet des

générations organisé par le gou-

vernement Charest en octobre

2004. Serions-nous en train d’ou-

blier que la gratuité scolaire a per-

mis une entrée réussie dans la

modernité à au moins deux généra-

tions entières?

À l’école de la mondialisation?

Mais il n’y a pas seulement le con-

texte économique. Que penser de la

volonté du Conseil supérieur de l’é-

ducation et de la Fédération des

cégeps de modifier la formation

générale dans l’enseignement col-

légial? Les réformateurs n’espèrent

pas seulement ouvrir l’école sur le

monde de l’économie, ils croient

que la mondialisation constitue le

nouveau monde commun et que les

individus peuvent désormais se

réaliser eux-mêmes à travers les

multiples apprentissages. Grâce à

la mondialisation, l’individu

accéderait tout de suite à l’expé-

rience du monde. La culture mon-

diale serait en phase avec la culture

populaire. Du coup, l’individu

n’aurait plus à passer par l’intermé-

diaire d’une formation philo-

sophique ou littéraire, il n’aurait

plus besoin de se référer à une cul-

ture dite humaniste, classique,

fondamentale ou générale.

L’argument semble décisif.

Pourtant, dès 1984, dans un texte

décapant intitulé Le plus complexe

à venir, Andrée Ferretti dénonçait

l’illusion d’une formation centrée

sur les apprentissages utiles à la vie

active et productive. Prenant

l’exemple de la nouvelle techno-

logie qui émergeait alors, elle

écrivait : «C’est une illusion de

penser que la facilité de l’ordina-

teur favorisera le développement

intellectuel de ses utilisateurs en

leur donnant accès à une somme

considérable de savoirs à manipuler

plutôt qu’à maîtriser. Apprendre,

c’est, au contraire, se soumettre à

des contraintes dont la première

consiste précisément à développer

notre mémoire comme support de

compréhension du monde.» De fait,

le mémorable constitue sans doute

l’un des principaux piliers de

l’école.

Et cette mémoire nous permet

justement de voir en quoi la com-

munication à l’échelle planétaire

renoue avec la période antique et

les Temps modernes : pour une

troisième fois, les rituels collectifs

et les institutions traditionnelles

subissent de fortes secousses sis-

miques. Alors, comment l’être

humain pourrait-il accepter une

nouvelle avancée moderne si on ne

prend même plus la peine de com-

prendre le cadre historique et

philosophique qui a justement per-

mis à l’humain d’instaurer l’espace

de vie démocratique?

Tout récemment, le titulaire de la

chaire de philosophie de la culture

à l’Unesco, Jacques Poulain, rap-

pelait que les États modernes ont la

responsabilité d’accorder à chaque

individu «ce qui lui permet d’être

citoyen du monde à part entière :

en lui accordant le droit à l’éduca-

tion philosophique». Ce fameux

chemin par lequel il faut passer

pour accéder à notre humanité ina-

liénable, il faut encore l’arpenter,

car il n'y a pas d'autre chemin : c'est

seulement par l’usage public de la

raison, par le partage du jugement

de vérité, que les humains peuvent

advenir comme sujets autonomes et

responsables.

Alors, pour une fois que la société

québécoise est à l’avant-garde, qui

osera nous enlever ce que les autres

populations dans le monde ne

cessent de réclamer? ■

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Le Département d’Arts et lettres du

Cégep de Terrebonne accueillait le célèbre et

dynamique auteur de La petite patrie, Claude

Jasmin, dans le cadre du cours De l’écrit à

l’image d’Éric Lamonde.

Claude Jasmin, 74 ans, bon pied,

bon œil et la langue toujours bruissante de

sens, cet «enfant expérimenté» (Peter

Brooks) a bien voulu échanger avec nos étu-

diantes et nos étudiants en Communication,

au sujet de son expérience du procédé

d’adaptation cinématographique d’une

œuvre littéraire. On se souvient que son

roman La Sablière a fait l’objet d’un «beau

film», dixit Jasmin, de Jean Beaudin, Mario.

Ce qui amena notre écrivain à tenter

de répondre à la question fondamentale :

-Adapter une œuvre, est-ce comme traduire,

c’est-à-dire trahir? pour reprendre le formule

de Milan Kundera, auteur des Testaments

trahis. Question que pose tout particulière-

ment l’œuvre en bonne partie autoréféren-

tielle de Jasmin qui poursuit toujours l’explo-

ration de son temps retrouvé.

Conteur hors pair, à la mémoire et à

l’expérience de vie prodigieuses, Jasmin sait

captiver son auditoire et l’entraîner dans les

méandres de son imaginaire. Il évoqua

notamment la riche galerie de personnages

puisée à même son milieu familial et social,

dont l’oncle Amédée de Terrebonne, notaire

«communiste» et «mécréant», père de la

grande figure du journalisme qu’a été Judith

Jasmin.

On peut lire l’auteur et échanger

avec lui sur son site, à l’adresse suivante :

htpp://www.claude-jasmin.com/

J’entends des : « Les jeunes, tous des

dévoyés, des paresseux incultes. » Le lamen-

to classique. Je reviens d’un bref séjour chez

des cégépiens. Trentaine de beaux jeunes vi-

sages, aux oreilles longues, curieux d’appren-

dre. Le « vieil homme » raconte ses joies et

déceptions, ses illusions enfuies, les mauvais

coups du sort. Avant tout, raconte les liens à

tisser avec « paroles et images », bédé, télé,

cinéma, la matière scolaire enseignée par leur

enthousiaste prof, Éric-le-Rouge, mon invi-

teur. À la fatidique « période des questions »,

je me demandais : combien sont-ils à travers

le territoire québécois à, ainsi, écouter, ques-

tionner, jauger ? Pourquoi tant de rapides

jugements sur la jeunesse ? Cet après-midi là,

ils sont brillants et si attentifs. Il y a que les

médias ne causent guère sur ceux qui se pré-

parent, on n’en a que pour les délinquants et

les décrocheurs qui bomment aux vitrines des

dépanneurs « taxant » les tits-culs frileux.

Minorité d’inconscients mais utile

Aux perpétuels chevaliers-

à-la-triste-figure, je viens

proclamer ici qu’il y a une

multitude (23 cégeps autour

de la métropole !) de jeunes

cœurs qui ne demandent

pas mieux que de s’armer

sur tous les plans.

Culturellement aussi.

Certains questionnements,

lucides, pointus, me firent

voir qu’au milieu de ce

grouillement de jeunes vies,

certains sont déjà bâtis

pour faire face.

CLAUDE JASMIN AU CÉGEP DE TERREBONNEAlain Houle

Claude Jasmin avec la directrice du Cégep de Terrebonne, Céline Durand, Alain Houle, coordonnateur du ProgrammeArts et lettres, et Éric Lamonde, enseignant en français et littérature.Photo de Mathieu Roger

Si jeunesse savait…Claude Jasmin

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aux crottes d’écoute. Dans de grands champs,

à l’orée d’une petite ville, vaste collège tout

neuf (il a deux ans !) : couloirs lumineux,

classes pleines de clarté, biblio accueillante,

neufs ordinateurs partout. Une jeune popula-

tion fringante, avide de connaissances, avec

aussi, tics nerveux et grimaces qui parlent,

une certaine angoisse. La frayeur ordinaire,

que j’ai connue en 1950 : « Que me réserve

l’avenir ? » C’est bouleversant quand un

regard farouche vous supplie de le récon-

forter. Ne pas mentir, ne pas masquer les dif-

ficultés prévisibles.

À chaque occasion, je veux dire

« Non, pas le temps ». Si on insiste, je faiblis,

je dis : « Bon, j’irai ». Au jour fixé, je regrette

mon « oui » : n’ai-je pas mérité de rester

tranquille chez moi ? Pourtant jamais, jamais,

la séance terminée, je n’ai regretté mon

voyage au pays-jeunesse. C’est stimulant. Ceux

qui, pessimistes, imaginent des « veaux

insignifiants » devraient aller rôder dans ces

cégeps remplis de jeunes caboches insa-

tiables. Je reviens donc de Terrebonne, je suis

allé à Joliette. J’irai à Rigaud bientôt.

Avant de part ir, je me dirai :

« T’étais si bien à lire tranquille, à te laisser

illuminer par les érables flamboyants.» Et,

encore une fois, je rentrerai le cœur en fête

car c’est un chaud spectacle ces jeunes filles

et ces garçons qui sourient à vos piques

malignes, qui froncent les sourcils aux rap-

pels des chagrins, qui montrent des visages

épanouies quand vous parlez de l’indispen-

sable confiance préalable. Surtout de l’iden-

tité solide, qu’ils doivent se construire, se

débattant du grégaire besoin d’attroupements

juvéniles.

Cette jeunesse se méfie, avec rai-

son, à la fois des complaisances flatteuses (il

faut dire des vérités dérangeantes) et aussi des

noircisseurs (il y faut montrer un optimisme

modéré). Parmi tous ces jeunes, je les obser-

vais attentivement, il y aura quelques destins

bafoués, la dure loi des existences humaines.

Il y aura aussi des favorisés-du-sort. Il n’en

reste pas moins que tous ces profs doivent

offrir mille moyens, mille facettes en possi-

bilités, ils font « le plus beau métier du

monde », je le répète partout même si tous,

hélas, n’en sont pas conscients.

Aux perpétuels chevaliers-à-la-

triste-figure, je viens proclamer ici qu’il y a

une multitude (23 cégeps autour de la métro-

pole !) de jeunes cœurs qui ne demandent pas

mieux que de s’armer sur tous les plans.

Culturellement aussi. Certains question-

nements, lucides, pointus, me firent voir

qu’au milieu de ce grouillement de jeunes

vies, certains sont déjà bâtis pour faire face.

Alors, un peu vidé, je marche vers

le parking tout ragaillardi. Faux : la jeunesse

actuelle n’est pas que stupides drogués pré-

coces, gigueurs frénétiques à rock’n’roll !

Elle contient des âmes éprises de « davantage

savoir ». Aurais-je fait face à des groupes

d’élite ? Allons, partout, ils m’ont paru tout

à fait conformes aux jeunes rencontrés dans

les rues, certains se font des chevelures foli-

chonnes, d’autres se fixent un anneau dans

une narine, affichent leur nombril, se vêtent

de haillons aux déchirures calculées. Attirail

candide pour se démarquer « des vieux ».

Je me souviens de nos accoutrements

d’une « bohème » artificielle pour provoquer

parents et voisins.

Derrière cette parade vestimentaire

sont tapis « des enfants grandis », ils souhai-

tent une seule chose : le bonheur; cette quête,

qui depuis même avant Socrate, est

l’espérance des hommes. Impossible de le

leur promettre ce «maudit bonheur » (Rivard)

mais il est permis de déclarer, installé devant

les pupitres, qu’il est accessible à tous désor-

mais, malgré le clivage des classes sociales.

Que le bonheur se prépare cul-sur-banc-d’é-

cole. Que, cher Yvon Deschamps, « le bon-

heur haït les moroses ». « Les choses étant ce

qu’elles sont » (De Gaulle), le bonheur, oui,

se mérite. Si « il devrait être interdit de dés-

espérer les hommes » (Albert Camus), il

devrait être interdit de désespérer des jeunes

juste parce qu’on a vu, aux actualités

télévisées, cinq ou six voyous guettant lâche-

ment des proies fragiles. ■

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N.d.l.r. Il y a quelque temps, MarcBrière fondait le «mouvement pour unenouvelle constitution québécoise» (mo-nocoq). À cette occasion, le juge à laretraite et vice-président au Parti québécoisdans Notre-Dame-de-Grâce nous avaitprésenté son projet (vol. 6, no. 1 et 2). Voicimaintenant le texte d’un jeune hommequi défend un objectif semblable. Nousremercions Marie-Josée Rivard, respon-sable du programme des bourses à lafondation Jean-Charles Bonenfant, denous en avoir fait connaître l’existence.

«L’âme de la cité n’est rien d’autre quela constitution, qui a le même pouvoir quedans le corps la pensée» disait Isocrate . 2. Ilexiste en effet peu de sujets aussi fondamen-taux pour une communauté politique quecelui de sa constitution. Au minimum, cettedernière définit la forme de l’État, en établitles différents organes et en circonscrit lespouvoirs. Dans certains cas, elle va mêmejusqu’à énoncer les grands principes quidoivent guider la conduite de la chosepublique, notamment les droits et libertésfondamentaux des individus et des collecti-vités. En bref, la constitution fixe les « règlesdu jeu politique ».

Le Québec, à l’instar des autresprovinces canadiennes (exception faite de laColombie-Britannique), ne s’est jamais dotéd’une Constitution . 3. Certes, plusieurs loisd’importance fondamentale telles que laCharte des droits et libertés de la personne 4.

ont été adoptées par l’Assemblée nationale.Malgré le fait que ces lois soient nécessairesau bon fonctionnement de notre communautépolitique, elles ne possèdent pas de statutconstitutionnel. Or, la question est la sui-vante : le Québec devrait-il, tout comme lesÉtats fédérés d’Allemagne, du Mexique etdes États-Unis, se donner une Constitution ?

Nous défendrons la thèse selon laquellel’adoption d’une Constitution québécoise estpossible d’un point de vue légal et pleine-ment compatible avec nos institutions par-lementaires. Nous soutiendrons par ailleursqu’une telle démarche procurerait des béné-fices importants en ce qui a trait à la protec-tion des droits et libertés des Québécois.

Il est à noter que ce projet concerne lescitoyens de toutes allégeances politiques. Desannées soixante à aujourd’hui, l’adoptiond’une Constitution québécoise a d’ailleurs étédéfendue par des députés (ou a été inscrite auprogramme) du Parti libéral, de l’Unionnationale, du Parti québécois et de l’Actiondémocratique. En outre, dans les dernièresannées, de nombreux intellectuels se sontprononcés en faveur d’une Constitutionquébécoise et, en 2002, les participants auxÉtats généraux sur la réforme des institutionsdémocratiques ont appuyé à 82% cette idée . 5.

1. Quelques définitions essentielles

D’abord et avant tout, que signifie le mot« constitution » ? Les professeurs Morin etWoerhling la définissent comme «...l’ensem-ble des règles juridiques, quelle que soit leurnature ou leur forme, qui portent sur la dévo-lution, l’exercice et la limitation du pouvoirpolitique dans le cadre de l’État » 6. . Lesauteurs précisent par ailleurs qu’elle régit lesrelations, d’une part, entre les différentsorganes étatiques et, d’autre part, entre l’Étatet les individus. Ainsi définie, la constitutionest entendue au sens général ou matériel duterme. Jean-Charles Bonenfant écrivaitd’ailleurs à ce sujet que tous les États possè-dent une constitution (au sens matériel)« ...car dès que dans un territoire des person-nes sont gouvernées, elles le sont selon cer-

taines règles qui peuvent être plus ou moinsdéveloppées mais qui existent toujours ». 7.

Quant à la Constitution formelle, elle possèdegénéralement quatre caractéristiques. 8.

Premièrement, le caractère constitutionnel dudocument est reconnu explicitement par écrit.Ensuite, on y énonce les principes fondamen-taux servant de référent normatif à la viepublique. Troisièmement, la prépondérancedes règles constitutionnelles y est affirmée.Cela signifie que ces règles sont placées ausommet de la hiérarchie juridique et rendentinvalide ou inopérante tout règle aveclaquelle elles entrent en conflit. Enfin, laConstitution formelle possède une certainerigidité, c’est-à-dire qu’elle est plus difficile àmodifier ou à abroger que les lois ordinaires.Il est à noter que les deux définitions nes’excluent pas mutuellement puisque laConstitution formelle est comprise dans laconstitution matérielle.

2. Le cadre constitutionnel du Québec

2.1 Les « sources » de la constitution duQuébec 9.

En premier lieu, le Québec ne possèdepas de Constitution formelle au sens d’undocument écrit, solennel, rigide etprépondérant énonçant les grands principessur lesquels il est fondé et qu’il aurait luimême choisi mais il est toutefois pourvud’une riche constitution matérielle. Tournons-nous vers les divers éléments qui composentcette dernière.

D’une part, la Partie V de la Loi consti-tutionnelle de 1867, 10. intitulée « Constitutionsprovinciales», fait indéniablement partie de laconstitution du Québec. En effet, plusieurscaractéristiques fondamentales de l’Étatquébécois y sont définies, par exemple, lespouvoirs et limitations de l’Assemblée lé-gislative. En outre, les dispositions contenuesdans ce document sont prépondérantes et nepeuvent être modifiées unilatéralement par leQuébec. Bien que la Partie V soit formelle auplan de la rigidité et de la prépondérance, ellene peut être considérée de plein droit commela Constitution formelle du Québec. Elle

UNE CONSTITUTION POUR LE QUÉBEC : QU’ATTENDONS-NOUS ?

Pierre-Marc DaigneaultBoursier-stagiaire 2003-2004Fondation Jean-Charles-Bonenfant

COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005

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résulte de négociations entre les représentantspolitiques des quatre provinces fondatricesdu Canada et n’est donc pas à proprementparler québécoise et ce, malgré le fait que desparlementaires du Bas-Canada aient participéà son élaboration.

D’autre part, plusieurs des élémentscomposant la constitution québécoise nerevêtent pas la forme constitutionnelle, con-trairement à la Partie V de Loi constitution-nelle de 1867. Tout d’abord, les loisorganiques, dont la Loi sur l’Assembléenationale 11. constitue un excellent exemple,portent sur l’organisation et le fonction-nement de la puissance publique. Ensuite,nous retrouvons parmi les sources de laconstitution les conventions parlementaires.Celles-ci sont «...issues de la pratique etgénéralement non écrites, elles concrétisentune entente entre ceux qui dirigent l’État etsont perçues par eux comme obligatoires ». 12.

Le principe de solidarité ministérielle qui« force » un ministre à endosser et défendrepubliquement la position du gouvernementou à démissionner s’il s’y oppose illustre bienl’importance des conventions dans notre sys-tème politique. Certaines règles de commonlaw, comme celle concernant la prérogativeroyale du lieutenant-gouverneur, font égale-ment partie de la constitution québécoise.Enfin, la jurisprudence constitutionnelle,c’est-à-dire l’interprétation, la modification etl’élaboration par les tribunaux des règles dedroit constitutionnel, en constitue une autresource. Mentionnons à titre d’exemple, lesnombreuses décisions du Conseil privé con-cernant le partage des compétences entre lesprovinces et le gouvernement central.Examinons maintenant si le Québec a lacapacité légale de se donner une Constituionformelle.

2.2 Le pouvoir constituant du Québec envertu de la Constitution canadienne

La Constitution canadienne «...estla loi suprême du Canada; elle rendinopérante les dispositions incompatibles detoute autre règle de droit ». 13. Bien que leQuébec n’est jamais adhéré à la Constitutioncanadienne de 1982, il est tout de même liépar elle d’un point de vue juridique. Celle-ciénonce à l’article 45 : Sous réserve de l’arti-

cle 41, une législature a compétence exclu-sive pour modifier la constitution de saprovince.

C’est en vertu de l’article 45 que leQuébec a aboli en 1968 son Conseil législatifet a modifié le nom de son Assembléelégislative pour celui d’Assemblée nationale.Le pouvoir constituant du Québec n’estcependant pas absolu : il est encadré par l’ar-ticle 41 de la Constitution canadienne et parla jurisprudence constitutionnelle. Parmi leslimites à ce pouvoir de modification constitu-tionnelle, notons entre autres le partage descompétences entre les gouvernements centralet provinciaux, l’usage du français et del’anglais, la charge de la Reine et du lieu-tenant-gouverneur et les droits de natureconstitutionnelle garantis par la Constitutioncanadienne. Par conséquent, la Constitutioncanadienne accorde le droit au Québecd’adopter (le droit de modifier inclut celuid’adopter) une Constitution de son choix enautant que cette dernière respecte les con-traintes ci-dessus.

3. Le projet : une Constitution québécoiseformelle

3.1 Sa procédure d’élaboration

D’abord et avant tout, qui devraitêtre responsable de l’élaboration de laConstitution du Québec ? Deux options sontpossibles : le processus peut être mené soitpar les députés de l’Assemblée nationale, soitpar une assemblée constituante, c’est-à-direun corps politique, habituellement formé dedélégués du peuple, qui a pour mandat derédiger une Constitution. À l’instar du pro-fesseur Bonenfant, nous estimons qu’unedémarche constituante menée parl’Assemblée nationale serait supérieure. 14.

D’une part, l’Assemblée nationale est l’or-gane politique à travers lequel s’exprimentles Québécois depuis plus de deux cent ans etjouit d’une très grande légitimité. D’autrepart, les risques que l’exercice d’élaborationse transforme en une « ...cacophonie confuseaboutissant à des impasses en série » 15. sontmoindres dans le cas où l’Assembléenationale en prendrait la responsabilité. Eneffet, l’assemblée constituante est vulnérable

aux « ...groupes d’intérêts inconciliables... » 16.

qui pourraient l’investir et y éterniser lesdébats. Une démarche constituante menéepar l’Assemblée nationale peut garantir unereprésentation efficace des intérêts populairespour autant que des consultations généralesqui impliqueraient largement tous lescitoyens soient tenues. Enfin, avantage nonnégligeable, une commission parlementairespéciale peut être mise sur pied beaucoupplus rapidement qu’une assemblée consti-tuante.

3.2 Son mode de ratification

Deux procédures de ratificationsont possibles 17. : la ratification parl’Assemblée nationale et la ratification mixte(par l’Assemblée nationale et par référen-dum). Nous privilégions la ratification mixte.En alliant l’accord des élus avec celui du peu-ple, cette méthode assurerait un degré plusgrand de légitimité au document constitution-nel. Les Québécois sont d’ailleurs habituésde s’exprimer par référendum sur les ques-tions constitutionnelles telles que la sou-veraineté (1980 et 1995) et la réforme dufédéralisme (1992). Nous croyons en outrequ’il serait important qu’au moins les deuxtiers des députés de l’Assemblée nationale seprononcent, lors d’un vote libre, en faveurd’une éventuelle Constitution pour que celle-ci soit adoptée. Quant au résultat du référen-dum, l’Assemblée nationale a déjà statué surla question : l’option gagnante est celle quiobtient 50% des votes plus un. 18.

3.3 Son contenu

Nous croyons que le contenu dudocument constitutionnel québécois devraitprincipalement être puisé à même l’héritagelégislatif du Québec et ainsi comprendre« ...les grands textes législatifs auxquels nousattachons une importance particulière... ». 19.

Cette tâche sera facilitée par le fait que leQuébec est « ...fondé sur des assises constitu-tionnelles qu’il a enrichies au cours des anspar l’adoption de nombreuses lois fondamen-tales... ». 20. Cette manière de procéder auraitl’avantage d’assurer une plus grande conti-nuité au niveau politique et légal.

Quels éléments devraient être inclus

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dans la Constitution québécoise? Pour êtrecomplète, cette dernière devrait comporter,outre le préambule consacrant le principe despeuples à disposer d’eux-mêmes, quatre sec-tions. 21. Tout d’abord, il importe de définirl’identité du peuple québécois, notamment lacitoyenneté québécoise (qui n’existe pas ausens institutionnel du terme) ainsi que lessymboles nationaux du Québec. La structurede l’État québécois serait présentée dans laseconde partie, notamment les tribunaux,l’administration publique, le parlement et lesystème électoral. Des éléments comme laLoi sur l’Assemblée nationale 22. et la con-vention parlementaire sur le gouvernementresponsable (en la mettant par écrit) pour-raient notamment s’y retrouver.Troisièmement, une Constitution québécoisedevrait impérativement garantir les droits etlibertés de diverses natures dont jouissent lesQuébécois (droits individuels et collectifs ;droits politiques, judiciaires, économiques etsociaux). La Charte des droits et libertés dela personne 23. devrait absolument y êtreinsérée. Enfin, il faudrait expliciter la placeréservée au droit général international et pré-ciser le statut des traités et ententes interna-tionaux par rapport au droit interne québécois.

Conclusion : mais qu’attendons-nous ?

Il a été démontré que l’adoption d’uneConstitution formelle, document qui faitactuellement défaut au Québec, contribueraità assurer une meilleure protection des droits.Or, si la démarche constituante comporte unsi grand avantage, qu’attendent donc lesQuébécois pour s’y lancer? D’une part, lapopulation est beaucoup plus préoccupée parles aspects « concrets » des politiques tels queles taxes sur l’essence et les listes d’attentespour les opérations chirurgicales. Il est doncdifficile de l’intéresser aux grands enjeux dela Constitution et des institutions politiques.D’autre part, rappelons que le Parti libéral duQuébec, actuellement au pouvoir, ne s’est pasprononcé explicitement en faveur de l’adop-tion d’une Constitution québécoise. À cetégard, Benoît Pelletier, ministre délégué auxaffaires intergouvernementales canadiennes,ne nie pas qu’il puisse être opportun que leQuébec se dote un jour de sa propre

Constitution, dans les limites cependant quisont posées par le droit constitutionnel cana-dien. Le ministre soutient néanmoins qu’ilserait risqué pour un gouvernement libéral de«s’aventurer» dans une telle démarche aucours du présent mandat. 24. En effet, pour uncertain nombre de Québécois, l’adoption parle Québec de sa propre Constitution, mêmedans les balises imposées par le fédéralismecanadien, serait vue comme une premièreétape vers l’accession à la souveraineté, cequi ne serait certes pas de nature à plaire auParti libéral du Québec.

Or, une démarche constituanteréussie nécessite à la fois le support de la po-pulation et un leadership politique. Espéronsque ces conditions gagnantes seront réuniesdans un avenir rapproché…

1. Cet article est le résumé d’un mémoire intitulé Une

Constitution formelle pour le Québec : mais qu’atten-

dons-nous ? qui a été déposé dans le cadre du programme

de stage de la Fondation Jean-Charles-Bonenfant à

l’Assemblée nationale du Québec, juin 2004, 45 p. (avec

les références bibliographiques).

2. Isocrate, Aeropagitique, (14).

3. Nous utiliserons la majuscule lorsqu’il est question de la

Constitution formelle d’un État et la minuscule dans le

cas de la constitution matérielle ou lorsque le terme est

utilisé de manière générale. Ainsi, nous écrirons

«Constitution québécoise» ou «constitution québécoise»

selon le contexte.

4. Québec, Charte des droits et libertés de la personne :

Lois refondues du Québec, chapitre C-12, à jour au 1er

juillet 2004, Québec, Éditeur officiel du Québec, 2004.

5. Québec, Secrétariat à la réforme des institutions démo-

cratiques, Les résultats du scrutin des États généraux,

Québec, Secrétariat à la réforme des institutions démo-

cratiques, Adresse Internet :

www.mce.gouv.qc.ca/srid/resultats_scrutin.htm, accédé

en janvier 2004, dernière mise à jour en juin 2003.

6. Nous ajoutons les italiques. Jacques-Yvan Morin et José

Woehrling, Les constitutions du Canada et du Québec :

du Régime français à nos jours, Montréal, Les Éditions

Thémis, 1992, p. 123.

7. Jean-Charles Bonenfant, «La constitution», série d’arti-

cles parus dans La Presse et reliés sous forme de

brochure, Montréal (Québec), 1976, p. 5

8. Nous avons adaptés ces éléments qui sont tirés de :

Commission des droits de la personne et des droits de la

jeunesse, Pierre Bosset (dir.), Après 25 ans la Charte

québécoise des droits et libertés, vol. 1, Bilan et recom-

mandations, Québec, Commission des droits de la per-

sonne et des droits de la jeunesse, 2003, p. 93.

9. Nous empruntons le concept de «sources» de la constitu-

tion aux auteurs suivants : Jacques-Yvan Morin et José

Woerhling, Les constitutions...; Henri Brun et Guy

Tremblay, Droit constitutionnel, 3ième édition,

Cowansville (Québec), Les Éditions Yvon Blais, 1997.

Morin et Woerhling écrivent à la page 133 que l’utilisa-

tion du terme «sources» met à la fois l’accent sur la

recension et l’origine historique des éléments composant

la constitution.

10. Royaume-Uni, Acte de l’Amérique du Nord britannique,

1867, 30-31 Victoria, (codifiée avec modifications) dans

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982

sur le Canada (Royaume-Uni) dans Canada, Lois du

Canada, chapitre 11, 1982.

11. Québec, Loi sur l’Assemblée nationale : Lois refondues

du Québec, chapitre A-23.1, à jour le 1er juillet 2004,

Québec, Éditeur officiel, 2004.

12. Jacques-Yvan Morin et José Woerhling, Les constitu-

tions..., p. 135.

13. Article 52 (1) de la Loi constitutionnelle de 1982, loc.cit.

16. Journal des débats de l’Assemblée nationale du Québec :

Commission de la Constitution, séance du 14 août 1969,

p. 3048

17. Jacques-Yvan Morin et José Woehrling, Demain le

Québec…, Sillery (Québec), Septentrion, 1994, p. 211

18. Ibid.

19. Une ratification effectuée uniquement par référendum,

c’est-à-dire sans l’appui de la législature et la sanction du

lieutenant-gouverneur, est inconstitutionnelle. Voir

notamment à ce sujet Benoît Pelletier, La modification

constitutionnelle au Canada, Scarborough (Ontario),

Carswell, 1996, p. 160-165; Henri Brun et Guy

Tremblay, op. cit., p. 226-229; Jacques-Yvan Morin et

José Woerhling, Les constitutions..., p. 501-502.

20. Québec, Loi sur l’exercice des droits fondamentaux et

des prérogatives du peuple québécois et de l’État du

Québec : Lois refondues du Québec, chapitre E-20.2, à

jour au 1er juillet 2004, Québec, Éditeur officiel du

Québec, 2004, art. 4.

21. David Payne, Projet : Pour une constitution du Québec,

Québec, [s.n.], mars 1984, p. 40

22. « Préambule » dans Québec, Loi sur l’exercice des

droits..., loc. cit.

23. I. De l’identité du peuple québécois et de ses

symboles nationaux

II.De l’État du Québec et de ses institutions

fondamentales

III. Des droits et libertés des Québécois

IV. Des relations internationales du Québec

24. Benoît Pelletier, Rencontre avec les stagiaires par-

lementaires du Québec et de l’Ontario, Assemblée

nationale, automne 2003 ; Entretien avec Benoît Pelletier

(réalisé par Pierre-Marc Daigneault), Secrétariat des

affaires intergouvernementales canadiennes, 22 juin

2004.

COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005

Page 15: Combats - Cégep régional de Lanaudièremusulman et de quelques autres, paru chez Gallimard. Après les fruits amers de la colonisation, voici venu le temps des fruits secs de la

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« Le Québec va mieux qu’il y a un an! »,

déclarait Jean Charest le 17 juin dernier à

l’Assemblée nationale, en fin de session par-

lementaire, en réponse à une question du chef

de l’ADQ. Ses sbires, évidemment, l’ont

applaudi. Ne devrions-nous pas, en effet,

nous aussi, nous réjouir du nouveau Québec

libéral?

Les grandes agglomérations urbaines,

unifiées il y a peu après des années de mor-

cellement et de chicanes stériles, sont plus ou

moins revenues, dans certains cas, à l’époque

des splendides isolements municipaux au

nom de la microdémocratie. Déjà fini, le

temps de la solidarité et du goût de l’avenir

partagé. En une petite année, les Libéraux

auront réussi à renvoyer les pleureurs dans

leurs beaux quartiers. Et ça va bien, se con-

gratule leur chef.

Joyau de la Révolution tranquille, les

cégeps, de plus en plus mal financés, conti-

nuaient malgré tout de permettre à un nombre

plus que respectable de jeunes Québécoises

et Québécois d’avoir accès, dans leurs

régions, à une formation professionnelle et

générale de qualité à très bas prix. Ça ne

marche plus, ce modèle, a décrété le ministre

Reid sur la base de… on ne sait trop quoi.

Une journée, il fallait l’abolir. Le lendemain,

le conserver. Le surlendemain, le réformer en

l’abolissant. Aujourd’hui? On l’ignore. Mais,

rassurez-vous, ça va bien, nous dit le capi-

taine.

L’ineffable Jean Coutu avait voulu, il y a

quelques années, commercialiser l’eau du

Québec. Sa proposition, comme il se doit,

avait été accueillie avec une brique et un

fanal. Ça allait, croyions-nous, assez bien.

C’était, toutefois, sans compter sur

l’ingénieux ministre de l’Environnement

Thomas Mulcair qui vient de découvrir qu’il

y aurait peut-être une piastre à faire avec ce

beau projet de commercialisation de cette

ressource essentielle à la vie. Au profit des

régions, précise-t-il pour mieux faire passer

son sapin. Pourquoi pas, tant qu’à y être, pour

financer les nouveaux cégeps abolis et

améliorés de son collègue? Vous êtes in-

quiets? Arrêtez-moi ça! Ça va mieux qu’il y a

un an!

Des preuves supplémentaires? En voici

plein, en vrac. Kanesatake, par exemple, en

pleine crise sociale, peut compter sur le mi-

nistre Jacques Chagnon pour… ne rien faire.

Les syndiqués et les employés de l’État, ces

engeances nuisibles, comme chacun devrait

le savoir, au développement harmonieux

d’une économie prospère, sont dans la mire

du gouvernement. Une fois bien sous-traités

ou encore soumis au régime minceur de la

ministre du Conseil du Trésor, ils seront mis

hors d’état de nuire.

Quant aux coûts de l’assurance-médica-

ments, rassurez-vous, ils subiront le même

sort que ceux des garderies. Les privilèges

pour les malades et les parents de jeunes

familles, ça achève. Ceux des pharmaceu-

tiques, dites-vous? Contrairement à vous, le

gouvernement libéral n’est pas contre la

prospérité économique. D’ailleurs, preuve

supplémentaire s’il en est, sa grande argen-

tière rêve de partenariats public-privé dont

elle a confié l’analyse de la pertinence et de la

faisabilité à des firmes privées, d’experts il va

sans dire. C’est sûr, comme on dit, que ça va

bien aller. Entre-temps, toujours dans le

même souci d’efficacité, son collègue

Béchard continue de se demander ce qu’il

pourrait bien faire payer de plus aux assistés

sociaux à qui il a promis un ferme 533$.

L’année prochaine, pour eux aussi, ça devrait

aller encore mieux, si la tendance se main-

tient.

Comment expliquer, alors, que, devant

tant de belles réalisations qui s’accompa-

gnent de perspectives d’avenir tout aussi

emballantes, la grogne s’installe et que la

clameur fasse entendre de plus en plus claire-

ment un retentissant « libérez-nous des

Libéraux! »?

Ou alors, plus subtil, chercherait-il à

faire comprendre par là à ses bienfaiteurs

autoproclamés que de ce Québec qui va

mieux qu’il y a un an, il n’en veut pas, parce

qu’il n’est pas pour lui? ■

LIBÉREZ-NOUS DES LIBÉRAUX!

Louis Cornellier

(FIN DE SESSION PARLEMENTAIRE À QUÉBEC)

Le peuple québécois,

plein d’ingratitude,

pousserait-il l’audace

jusqu’à nier que

ça va bien?

COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005

Page 16: Combats - Cégep régional de Lanaudièremusulman et de quelques autres, paru chez Gallimard. Après les fruits amers de la colonisation, voici venu le temps des fruits secs de la

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militants souverainistes…

Quant à la supposée «mise en exil»

(p. 76) du peintre et auteur du Refus global

Paul-Émile Borduas, là encore, il faudrait

nuancer. La correspondance de l’artiste

établit clairement que Borduas est parti de

son propre chef, soulagé de quitter le milieu

tracassier de l’École du Meuble, afin de

poursuivre à l’étranger son «sauvage besoin

de libération» et accessoirement sa carrière

de peintre.

La Révolution tranquille

Toujours selon Létourneau, ce

serait un autre cliché que de considérer la

Révolution tranquille comme «le produit

d’une volonté largement partagée par la po-

pulation pour un changement radical de l’ordre

des choses». (p. 78) Peut-être pas si «large-

ment partagée», en effet, mais «changement

radical» tout de même, par la mise en place

du système de l’«État-providence».

Sur le thème de la Révolution tran-

quille, Létourneau ne se possède plus. Il

faudrait, selon lui, «déboulonner ce mythe

refondateur» (p. 82). Il propose même

comme modèle emblématique de l’époque la

triste figure de Claude Ryan!

Si Létourneau évoque bien l’exis-

tence d’une idéologie du rattrapage de type

techno-réformiste, défendue par les Libéraux,

il passe sous silence la thématique du

dépassement, préconisée par les milieux

nationalistes et socialisants.

Toutefois, Létourneau reconnaît

qu’en matière d’éducation, avec le Rapport

Parent, «le monde québécois de l’éducation

est bouleversé». (p. 87) Sauf que là encore, il

sous-estime le caractère émancipateur de cet

accès à la connaissance, de même que la

démocratisation de la culture dont est tou-

jours porteuse l’école québécoise. Et ce mal-

gré les «steppettes» erratiques du ministre

Reid.

La fin des ambivalences?

Dans les années 1970, Pierre Elliott

Trudeau et René Lévesque cherchèrent à

«désambivalencer» les Québécois (p. 94). Ce

qui amène Létourneau à conclure :

Jusqu’ici, le Québec est resté une ques-

tion qu’aucune réponse n’est venu clore, une

énigme qu’aucun Œdipe n’a réussi à résoudre

par un argument tranché. (p. 108) […] la col-

lectivité québécoise […] résiste à son embri-

gadement dans un seul lieu d’être identitaire

et politique.» (p. 109)

Mais comme l’a si bien exprimé Marcel

Rioux dans Les Québécois, ouvrage paru en

1974, si notre identité demeure encore incer-

taine c’est que tout au long de leurs quatre

siècles de vie en Amérique du Nord, les

Québécois ont dû tenir compte des autres,

parce que, coloniaux, conquis, colonisés,

dominés, minoritaires, ils n’ont jamais tenu le

bon bout du bâton. (p. 14) Ce peuple qui n’a

jamais été libre, n’a jamais pu - ou n’a jamais

su - aller au bout de lui-même […]. Le do-

miné a toujours peur de se montrer sous son

vrai jour. Il se produit une espèce de dédou-

blement de la personnalité, l’une, superfi-

cielle, où le dominé se comporte comme il

croit que le dominant veut qu’il se comporte;

et l’autre, refoulée, n’apparaît qu’épisodique-

ment et reste comme en attente d’une libéra-

tion. (p.90)

Et Rioux de citer un autre texte

important de Jean Bouthillette, Le Canadien

français et son double, que devraient méditer

tous les tenants de l’ambiguïté :

« La Conquête avait engendré en nous le

terrible dialogue de la liberté et de la mort.

C’est dans le dialogue de la liberté et de la vie

que se fera notre Reconquête. Mais à l’heure

de tous les possibles et des échéances déchi-

rantes, ce que doit d’abord vaincre notre peu-

ple, c’est sa grande fatigue, cette sournoise

tentation de la mort » (p. 121)

Modernité artistique?

Si l’un des objectifs de Létourneau

et de l’exposition est de démontrer que le

Québec accède à la modernité bien avant les

années 1960, il faut reconnaître qu’en matière

artistique, le propos est lacunaire et fort

mince. Amalgamer dans une même phrase

des esthétiques aussi diverses et contradic-

toires que celles de Mordecai Richler,

Michel Tremblay, Guido Molinari et René

Richard relève plus du «name dropping» que

de l’analyse.

Ainsi, dans la revue des person-

nages célèbres de notre histoire placée à la fin

de l’ouvrage, revue par ailleurs fort partiale et

incomplète, on apprend que Borduas est

«considéré comme le premier peintre mo-

derne du Canada français». Où sont passés

Alfred Pellan, Suzor-Côté et Adrien Hébert

dont on ne dit mot alors qu’une Vue de

Montréal illustre pourtant l’ouvrage? ■

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COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005 PAGE 17

«Par rapport à moi, le talus qui bordema route est plus riche que l’Océanie.Comment pourrais-je me décider à m’enaller un mètre plus loin, quand je n’aimême pas pu dénombrer les joies de cetendroit où je me suis arrêté ? J’ai seule-ment compris qu’elles étaient innom-brables.» (Jean Giono, Rondeur des jours,Éditions Gallimard, 1943)

Dans un interview qu’il accordaitrécemment à Gary Lawrence (Le Devoirdu 10 juillet 2004), le journaliste-vedetteMarc Laurendeau confiait avoir toujourscultivé le «désir de l’ailleurs». Prétextantvoyager plus souvent qu’autrement pours’instruire, Laurendeau rêve d’avoir vutous les coins du monde à la fin de sa vie.Mais attention, il ne compte pas s’attarderdans quelques déserts, glaciers, jungles ouautres endroits sauvages, car pour lui, le«plus excitant, [c’est] d’être à Bombay,Pékin ou Moscou». Pourquoi ? Parce que,affirme Laurendeau, «c’est là, [dans lesvilles], qu’on prend le pouls d’un pays, etparce qu’à chaque instant, il y a quelquechose qui nous frappe».

Pour la plupart d’entre nous, l’attitudede Laurendeau est parfaitement légitime.Voyager, n’est-ce pas une manière mer-veilleuse de découvrir le monde et d’a-grandir nos horizons ? N’est-ce pas, ensomme, une manière élégante et agréablede devenir plus intelligent et plus éclairéque ces pauvres gens qui, par manque demoyens, d’ambition ou de courage, restentchez eux, se condamnant ainsi à vivre dansl’ignorance des enjeux qui bouleversent levaste monde ? Pourtant, devant l’expres-sion d’une telle boulimie voyageuse, unautre point de vue est possible.

Afin d’illustrer ce point de vue quirefuse d’ériger le voyage en expérienceessentielle à la compréhension du monde,relisons une phrase immortelle du grandBlaise Pascal : «J’ai découvert que tout lemalheur des hommes vient d’une seulechose, qui est de ne savoir pas demeurer enrepos, dans une chambre» (Pensées,

Librairie générale française, 1962).Relisons aussi ces vers magnifiques dupoète portugais Fernando Pessoa : «Demon village, je vois de la terre / tout cequ’on peut voir de l’Univers / C’est pourcela que mon village est aussi grand /qu’un autre pays quelconque, / Parce queje suis de la dimension de ce que je vois /et non de la dimension de ma propretaille…» (Le gardeur de troupeau, Édi-tions Gallimard, 2001).

Giono parle des joies de l’explorationd’un talus qui borde «sa» route, Pascal, del’expérience existentielle de la solituded’une chambre et Pessoa, de la dimension

cosmique du village d’un gardeur de trou-peau. De son côté, Laurendeau, notrejournaliste globe-trotter, n’en a que pourles grandes villes, parce que ce serait là oùça se passe. Diantre ! la vraie vie, celle quivaut la peine que l’on en rende compte,aurait-elle déserté les forêts, les déserts, lesglaciers, les jungles, les villages, les taluset la solitude des chambres pour se réfu-gier dans les grandes villes ? N’étant pasen si mauvaise compagnie avec Giono,Pascal et Pessoa, que l’on nous permetted’en douter.

Davantage encore, il importe de rap-peler que c’est par la fidélité et l’attache-ment à son lieu d’origine que l’êtrehumain accomplit sa vocation de rendre lemonde meilleur, plus accueillant et plusriche de sens.

Pour que toute l’exubérance et lasignification de notre présence au mondeéclatent au grand jour, il devient nécessairede dénoncer la vanité de tous lesLaurendeau de ce monde. De dénoncer lasuperbe de tous ces voyageurs bon chicbon genre qui entre deux voyages, où ilsprétendent avoir été «bouleversé[s] par lamouise dans laquelle s’enlisent certainesrégions» ou «choqué[s] par la pauvreté»dont ils ont été témoins, reviennent faireles paons dans les médias, en posant àceux qui en ont vu d’autres.

Nous n’avons jamais eu besoin defaire le tour du monde pour vivre pleine-ment. Car le monde est ainsi fait, qu’àl’endroit même où l’on se trouve, la sou-veraineté du vivre s’accomplit en touteplénitude, à chaque instant de notre vie.Comme le dit Giono dans la Rondeur desjours : «rien n’est rien si nous ne com-prenons pas qu’il est plus émouvant pourchacun de nous de vivre un jour que deréussir en avion le raid sans escales Paris-Paris autour du monde». ■

Face à tous ceux qui

prétendent un peu vite que

les voyages forment la

jeunesse (peu importe

l’âge des voyageurs, car de

nos jours, sans crainte du

ridicule, tout le monde se

prétend jeune de cœur), il

importe de réaffirmer que le

monde qui nous est proche

- ma maison, mon village,

ma ruelle, mes voisins, mon

quartier, le ruisseau ou la

rivière qui passe non loin

de chez moi, etc. – est

aussi riche et aussi beau

que le lointain.

ET SI LE LOINTAIN N’ÉTAIT Q’UN DIVERTISSEMENT SANS CONSISTANCE?Éric Cornellier

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AXOR SUR LA RIVIÈRE BATISCAN : CECI N’EST PAS UNE CENTRALEHYDROÉLECTRIQUE!

Michel TessierPour les ami(e)s de la Batiscan

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Le 5 octobre dernier, à St-Adelphe

petite municipalité près de Trois-

Rivières, des représentants de la

compagnie Axor sont venus nous

faire part de leur projet d’établir

une centrale hydroélectrique à la

hauteur de la chute du Deux. Oups!

pardon, il s’agirait plutôt d’une

opportunité de développement

récréo-touristique… Ces messieurs

d’Axor, déplorant la faible fréquen-

tation de ce site naturel magnifique,

proposent d’en augmenter l’acces-

sibilité, d’y aménager une piste de

VTT, un sentier pédestre, une

plage, des aires à pique-nique et

bien d’autres belles choses. On ne

saura jamais qui leur a demandé de

s’occuper ainsi du développement

de ce site, mais bon, ils nous ont

répété à maintes reprises qu’eux, en

tant que vrais environnementa-

listes, avaient beaucoup à cœur

notre bien. Bien sûr, il y aura un

coût pour ce merveilleux

développement mais pas de pro-

blème, les messieurs d’Axor ont

aussi la solution : une centrale

hydroélectrique. Donc, nous y

voilà.

Un mur de béton de 18 mètres de

hauteur (équivalent d’un édifice de

6 étages), la rivière refoulée sur une

distance de 13 km, ennoyant au

passage 1,7 km2 de berges

forestières ( équivalent à 170 ha ou

17 millions de pi2 ), faisant dis-

paraître à jamais les chutes et nom-

breux rapides qui font le paysage

entre la chute du Deux et la chute

du Sept, exigeant d’une quinzaine

de propriétaires de chalets qu’ils

évacuent les lieux pour une poignée

de dollars, voilà la solution Axor,

sans oublier un charmant débit

esthétique pour masquer le tout!

« Nous ne dégraderons pas l’envi-

ronnement, nous le modifierons

quelque peu …» diront-ils sans rire.

Bien amère et bien grosse pilule à

faire avaler. Aussi, les messieurs

d’Axor ont recours à l’argument de

l’énergie propre, dont le Québec

aurait un urgent besoin. « Préférez-

vous recourir à l’électricité pro-

duite au charbon? » nous disent-ils.

Comme si c’était la question qui se

posait présentement au Québec!

Bien sûr que l’hydroélectricité est

une des formes d’énergie les moins

polluantes qui soit, mais a-t-on

besoin de la centrale d’Axor, cen-

trale d’une puissance de 17

mégawatts? À titre de comparai-

son, d’ici les dix prochaines

années, Hydro-Québec ira en appel

d’offre pour la construction

d’éoliennes pour 2 000 mégawatts

et, d’ici 2006, toujours selon

Hydro-Québec, la mise en place de

mesures d’économie d’énergie per-

mettra une économie de plus de

350 mégawatts, l’équivalent de 20

St-Adelphe ! Plus près de nous, les

pluies de notre été 2004 ont aug-

menté les réserves d’Hydro-

Québec d’environ 2 400 méga-

watts, soit trois fois la production

d’énergie de la très controversée

centrale du Suroît, d’ailleurs sur le

point d’être abandonnée par le gou-

vernement Charest. Soyez sérieux,

messieurs d’Axor, les 17 méga-

watts produits à St-Adelphe n’ont

aucun impact significatif dans le

bilan énergétique du Québec.

Alors pourquoi cette centrale? Qui

en a besoin? Il n’y a qu’une seule

réponse plausible : pour un promo-

teur privé, la production d’électri-

cité est très payante. Assez payante

pour qu’il puisse aussi payer

une piste de VTT aux riverains et

tout faire pour acheter les récal-

citrants !

Et nous revoilà plongés dans les

mêmes débats qui ont cours depuis

5 ans entourant l’avenir de la

Batiscan. Dans un nouvel embal-

lage, ces promoteurs font miroiter

des possibilités de retombées

économiques, tout comme la com-

pagnie Boralex à St-Stanislas et

d’autres pour la chute du Neuf, à

COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005

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Not re -Dame-de -Montauban .

Nouvel emballage mais mêmes

arguments : l’opposition vient de

l’extérieur, ce sont des pseudos-

environnementalistes voire des

extrémistes, si les gens n’en veulent

pas, on s’en ira, etc.

Souvenons-nous qu’en moins de 5

ans, n’eût été de l’opposition de

citoyens et citoyennes de la région,

nous serions témoins de la cons-

truction d’une troisième centrale

sur la Batiscan : et pourquoi pas 5

ou 10 ?! Tant qu’il y aura la moin-

dre dénivellation sur cette rivière, il

y aura un potentiel hydroélectrique!

Est-ce vraiment ce que la région

désire comme type de développe-

ment?

Nous sommes nombreux à

avoir la conviction qu’une centrale

hydroélectrique est une mauvaise

solution au manque réel d’infra-

structures récréo-touristiques de

notre région. Les mini-centrales ne

créent pas d'emplois, sont une

source de division au sein de la

population et portent atteinte au

patrimoine naturel collectif. La

protection et la mise en valeur de la

rivière Batiscan ne sont pas et ne

seront jamais l’objectif premier

d’un promoteur privé.

Il revient aux communautés

régionales, avec le support de l'É-

tat, de contrôler le développement

de cette richesse naturelle aux mul-

tiples potentiels. Encore faut-il que

l’État ne laisse pas chaque munici-

palité se débattre et se déchirer

autour d’enjeux qui dépassent

largement un tronçon de rivière.

Pourquoi de l’électricité privée au

Québec? En regard de la produc-

tion hydroélectrique du Québec, de

l’ordre de 34 000 mégawatts,

pourquoi laisser le champ libre à

des promoteurs pour 17

mégawatts? Comment se fait-il

qu’au moment où fait rage un

important débat sur l’avenir énergé-

tique du Québec, un moratoire sur

les petites centrales ne soit pas

reconduit ? Pas certain qu’un

référendum local puisse répondre à

de pareilles questions …

Nous souhaitons canaliser nos

énergies vers la recherche de solu-

tions plus acceptables pour notre

collectivité. Nous croyons aux

forces vives de notre communauté:

il y a suffisamment de gens intelli-

gents et de bonne foi, prêts à se

mobiliser pour la recherche de

solutions constructives et de projets

novateurs, créateurs d’emplois

durables et respectueux de l’envi-

ronnement. La semaine dernière, le

conseil municipal de Ste-Thècle,

municipalité voisine aussi affectée

par ce projet de centrale, a adopté

une résolution condamnant ce pro-

jet. Messieurs d’Axor, tout comme

Boralex, vous mettez au défi la

région de vous indiquer la sortie, ce

sera fait. ■

"Ce soir-là, tous les gens

participants à la rencontre

ont fait connaître leur totale

opposition (…) avec une

fermeté et une unanimité on

ne peut plus claires. (…) Ce

sont de véritables assauts

guerriers que subissent les

gens de la Batiscanie

depuis cinq ans par ces

rapaces qui débarquent

avec une poignée de

fric(…)" Jean-Marc

Beaudoin, chroniqueur au

Nouvelliste, le quotidien

régional.

Aux armes citoyens!vendredi 1er octobre, p. 3

COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005

Page 20: Combats - Cégep régional de Lanaudièremusulman et de quelques autres, paru chez Gallimard. Après les fruits amers de la colonisation, voici venu le temps des fruits secs de la

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Une certaine conviction populaire pré-

tend qu’avant toute chose, le bien le plus pré-

cieux qu’un individu puisse posséder est la

santé. Cette conviction repose sur l’idée selon

laquelle, sans la santé, un individu se voit

privé de toutes ses capacités : la santé est la

condition de possibilité de toute subjectivité,

sans elle, la subjectivité ne peut réaliser les

projets par lesquels elle se constitue. Comme

toute conviction populaire, cette idée contient

en son fond une vérité incontournable :

l’existence d’un individu dépend pour beau-

coup de sa volonté à persister dans l’être. Et

il est certain que le fait que les questions re-

latives au domaine de la santé se trouvent au

sommet des préoccupations populaires n’est

pas étranger, du moins en partie, à cette con-

viction générale.

Or, cette conviction qui accorde une telle

importance à la santé n’occulterait-elle pas

des réflexions encore plus fondamentales

quant au devenir-sujet propre à l’individu

moderne ? Peut-on voir dans cette obsession

pour tout ce qui touche au domaine de la

santé une conséquence du rapport ambigu

qu’entretient l’individu moderne avec sa sub-

jectivité, ambiguïté qui elle-même prend

racine dans la difficulté pour le sujet de

penser sa corporéité, de se définir au sein de

celle-ci, immanence ontologique du corps et

du sujet qui irait bien au-delà d’un matéria-

lisme réducteur et qui tiendrait compte dans

son entièreté de l’expérience du corps, non

pas comme un instrument, mais comme lieu

intégral de la subjectivité ? Y a-t-il un lien

entre le développement de la science médi-

cale et le fait que cette corporéité n’ait pas

encore totalement trouvé son séjour ?

Finalement, ne trouve-t-on pas derrière le dis-

cours politique officiel sur tout ce qui touche

au domaine de la santé une réticence

inavouée quant à l’accomplissement d’une

certaine subjectivation, ce discours ne cache-

t-il pas un dispositif de résistances qui

coupent les individus d’une pleine expérience

de leur singularité en faisant primer le lan-

gage de la technique sur la possibilité de cha-

cun et de chacune à choisir sa vie, à créer sa

vie ? Toutes ces questions forment la trame

d’un examen critique général de cette «crise

de la santé» qui contamine une bonne partie

du discours politique et social actuel. Au-delà

d’une déconstruction de la pensée médicale

moderne, cet examen se veut d’abord et avant

tout un appel à renouveler les prémisses

d’une médecine qui – malgré les intentions

humanistes nobles qui semblent l’animer –

dilue le sujet en l’arrachant à ses possibilités.

En renouveler les prémisses donc, afin d’en

faire un gai savoir réellement à hauteur

d’homme.

Subjectivité et corporéité: l’histoire d’une

ambiguïté

L’interpénétration du champ intellectuel

et du champ social est un fait indéniable.

Ainsi, autant le travail des idées puise cons-

tamment ses ressources au sein des préoccu-

pations occupant l’espace social, autant les

idées et concepts développés par la philoso-

phie trouvent leur chemin au sein du sens

commun. Du point de vue de l’histoire des

idées, le cas de Descartes est intéressant en ce

sens que la conception qu’il présente semble

recouper plusieurs points avec le sens com-

mun actuel. C’est à une compréhension

essentiellement connaissante et réfléchissante

de la subjectivité qu’en arrive Descartes au

cours de ses Méditations métaphysiques. En

effet, le «je», épuré de tous les éléments jugés

accessoires à sa véritable essence, se limite à

être une simple pensée. Le corps retrouve sa

place au terme d’une série d’arguments com-

plexes, mais sa nature divisible et changeante

le situe au second rang par rapport à la pen-

sée – définie en tant qu’unité indivisible –,

véritable lieu du moi. Coupant avec l’anthro-

pologie chrétienne concevant le rapport du

spirituel au sensible dans le cadre d’une doc-

trine de l’Incarnation, Descartes argumente

un tel dualisme en vue de donner à la science

moderne naissante sa légitimité méta-

physique, la séparation entre raison et sensi-

LE DISCOURS MÉDICAL EN QUESTIONJean-Sébastien Ricard

Peut-on voir dans cette

obsession pour tout ce qui

touche au domaine de la

santé une conséquence du

rapport ambigu qu’entretient

l’individu moderne avec sa

subjectivité, ambiguïté qui

elle-même prend racine dans

la difficulté pour le sujet de

penser sa corporéité, de se

définir au sein de celle-ci,

immanence ontologique du

corps et du sujet qui irait

bien au-delà d’un matéria-

lisme réducteur et qui

tiendrait compte dans son

entièreté de l’expérience du

corps, non pas comme un

instrument, mais comme lieu

intégral de la subjectivité ?

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bilité (et donc entre pensée et corps) garantis-

sant la distance entre le sujet et l’objet.

Assurément, Descartes convient que la rela-

tion qu’entretiennent la pensée et le corps dif-

fère de celle unissant un pilote et son navire :

mon corps n’est pas n’importe quel corps,

mais bien le mien. Cependant, le fait qu’il

s’agisse de mon corps implique une posses-

sion du corps par le sujet et donc une secon-

darité de la corporéité par rapport à la subjec-

tivité : le sujet a un corps dont il peut dispo-

ser à sa guise. Conception instrumentale de la

relation sujet-corps sur laquelle la science

moderne se fonde, le sujet étant la raison qui

sépare le vrai du faux parmi les informations

apportées par les sens.

Nous est-il permis de croire que la vision

contemporaine du rapport entre la subjecti-

vité et la corporéité telle que le sens commun

la conçoit conserve en son fond les traces de

la métaphysique cartésienne, les résidus de

cette compréhension dualiste ? L’attitude

moderne a-t-elle pu s’imposer à l’individu

moyen en-dehors de l’héritage du rationa-

lisme de Descartes ? En d’autres termes, nous

est-il permis de croire que, dans son existence

quotidienne, l’homme actuel se rapporte à

son corps de manière instrumentale en se

montrant incapable de saisir sa subjectivité

autrement que comme transcendante par rap-

port à sa chair, ses os, ses organes, ses fluides,

etc., comme si le sujet se trouvait en-dehors

du corps ? Bien sûr, l’hédonisme et le maté-

rialisme qui semblent s’imposer de plus en

plus au sein des sociétés occidentales pour-

raient nous amener à croire le contraire.

Cependant, un bref examen de cette culture

de la jouissance nous montre à quel point

celle-ci rejoue l’argumentaire cartésien en

proposant au sujet un bonheur qui passe par

une intrumentalisation systématique du

corps. Nous pourrions être porté à croire que

cet utilitarisme vulgaire qui place au sommet

de sa morale l’usage des plaisirs de type

physiologique annonce la fin de la vision

dualiste de la subjectivité, or il n’en est rien.

Ne peut-on justement pas voir derrière cet

«ethos» le triomphe d’un sujet transcendant

qui mobilise son corps comme objet de jouis-

sance ?

La possibilité même de poser cette ques-

tion dévoile un des traits majeures de la com-

préhension moderne du corps humain : celle-

ci parvient mal à refouler sa contamination

par le discours de la technique. Celui-ci,

plutôt que de dévoiler l’interpénétration du

sujet et du corps, l’impossibilité de les penser

dans un rapport hiérarchique, entérine, voire

accentue, cette secondarisation du corps en le

considérant comme objet d’arraisonnement

par la technique. (Nous verrons plus loin

comment la médecine a joué (et joue encore)

un rôle dans la genèse de ce phénomène.)

Même au-delà du sens commun, cette

vision des choses a su faire son chemin. Le

cas de Husserl est flagrant puisque la

démarche phénoménologique de ce dernier

consiste à retourner à la vérité de la chose

dans sa monstration afin de rendre justice à

son essence. Pour le dire autrement, tout l’ef-

fort de pensée de Husserl repose sur une

volonté d’en arriver à la réalité telle qu’elle

apparaît en elle-même. Ainsi, la

phénoménologie se propose de renouveler

notre rapport au monde en l’accueillant dans

son immanence. Or, dans ses Méditations

cartésiennes, un de ses ouvrages les plus

fameux où il est essentiellement question du

sujet (dans son rapport à lui-même, au monde

et à l’autre), Husserl, malgré son immanen-

tisme, se montre incapable de penser

autrement que dans un rapport de secondarité

le corps. En effet, sa recherche, bien

qu’habitée par la volonté de partir totalement

à neuf, ne parvient pas à sortir du sens com-

mun : le corps, en tant que «corps propre», est

décrit comme appartenant au sujet. Bien sûr,

avant Husserl et après lui, nombreux sont les

philosophes qui ont su décrire autrement la

place du corps dans la constitution de la sub-

jectivité. Cependant, le fait qu’un philosophe

aussi important que Husserl puisse, en son

époque post-marxiste et post-nietzschéenne –

et ainsi marquée par la faillite d’une certaine

métaphysique –, en arriver à des conclusions

similaires à ce que croit la majorité tend à

démontrer à quel point il semble difficile de

concevoir autrement la corporéité.

L’objectivation du corps : le rôle de la

médecine 1.

Avant d’être ce qu’elle est devenue,

la pratique médicale cherchait à voir la ma-

ladie comme fait négatif surgissant sur la toile

de fond que constitue la nature. Ainsi,

jusqu’au début du 19ème siècle, la rencontre

avec la maladie prenait forme comme ren-

contre avec un mal qui au fur et à mesure de

son développement devenait de plus en plus

visible, comme un autre au sein du corps.

Afin de rendre plus perceptible ce mal, le

malade devait demeurer dans son milieu

naturel (à savoir, dans sa maison avec sa

famille), puisque c’est au sein de celui-ci que

l’altérité de la maladie risque le moins d’être

contaminée par d’autres éléments altérant : le

maintien de la mêmeté du sujet est une con-

dition essentielle à l’identification de cette

altérité qui ne peut que discorder par rapport

à la stabilité de la condition «naturelle» du

malade.

Sur le plan disons «anthropologique»,

cette médecine, bien que contemporaine de

Descartes, ne semble pas partager avec le

philosophe cette idée d’un rapport purement

technique du sujet au corps. Au contraire, la

place qui occupe l’altérité se limite à l’identi-

fication des différences entre la «nature» du

sujet et la maladie (ce qui n’est pas le cas dans

la pensée cartésienne où la secondarité du

corps par rapport au sujet constitue en soi une

forme d’altérité). Et cette «nature» propre au

sujet ne se limite pas seulement à son intel-

lect, mais aussi à ses relations sociales, ses

habitudes de vie et, surtout, à son corps en

tant que tel qui, avant que cet autre que cons-

titue la maladie ne vienne s’ajouter à son état,

participait d’une certaine unité. Pour le dire

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autrement, la médecine, en tant que discours

scientifique, reposait sur la rencontre entre un

sujet (le médecin) et un objet (la ma-ladie).

Ainsi, le corps du malade n’était pas objet de

connaissance puisque celui-ci s’inscrivait au

sein de la mêmeté de l’individu, mêmeté qui

sert de toile de fond à partir de laquelle la

maladie, comme autre, peut se faire voir. Pour

cette médecine, subjecti-vité et corporéité

s’interpénètrent, seule la maladie est disso-

nante.

Ce sont les bouleversements qui

s’opèrent au sein du discours médical à partir

du 19ème siècle qui reconfigurent l’espace

occupé par l’altérité dans le rapport à soi du

malade. Tournant le dos à l’idée selon la-

quelle la maladie puisse ressortir par rapport

au corps, la médecine part en quête d’un nou-

vel objet justement plus «objectivable» (la

maladie est trop mêlée au corps pour être

clairement définie comme objet). Il faut donc

qu’une manière de faire inédite prenne place

pour qu’une nouvelle objectivité médicale

soit permise. Cette pratique neuve qui redis-

tribue les éléments clés du jeu des possibilités

propre au savoir médical se trouve dans

l’examen des cadavres que l’on découpe afin

d’en voir l’articulation. Cette manipulation

des morts, jugée immorale pendant

longtemps, donne à la médecine l’objet

qu’elle cherchait : le corps, auquel on confère

son unité propre, avec ses règles et sa logique,

devient l’objet d’un savoir technique spéci-

fique. La médecine objective le corps en

l’isolant afin d’en découvrir l’organisation

(rapport des parties entre elles et avec le tout,

rapport du tout avec ses parties) et acquiert

par cette voie une efficacité qu’elle n’avait

pas jusqu’alors en développant des instru-

ments adaptées à cette organisation.

Conséquence de cette réorchestration du

savoir médical dans la compréhension

ontologique de l’homme, le modèle cartésien

de la subjectivité s’impose au sens commun

qui voit la corporéité à travers le succès de la

médecine. L’autre du sujet, du sujet qui

cherche à se maintenir en santé, n’est plus la

maladie, mais bien le corps en tant que tel. Ce

dernier devient objet de maîtrise technique

lorsque la conscience du sujet se montre prête

à le confier – comme n’importe quel bien –

au médecin qui, par son savoir et ses outils,

peut en maintenir le fonctionnement. Ainsi, la

science médicale introduit le dualisme au sein

du sens commun en l’empêchant de con-

cevoir une forme de subjectivité complexe et

composite qui voit son unité de par le corps.

Pour cette nouvelle compréhension, impossi-

ble de saisir l’expérience de la corporéité

comme étant essentiellement subjective,

comme si le corps avait une réalité propre en

dehors du sujet. Désormais, l’individu voit sa

subjectivité comme un supplément qui, en

tant que supplément, s’additionne à sa nature

d’objet, nature symbolisée par son corps.

Les intentions politiques sous-jacentes au

discours médical

La vie politique, entendue ici

comme vie des pouvoirs, joue un rôle évident

dans la manière avec laquelle l’individu se

«subjetivise». À travers ses Essais,

Montaigne l’avait bien compris : l’individu, à

travers le monde social, subit le jeu des pou-

voirs. En s’engageant dans la société, le sujet

engage sa propre subjectivité à être déter-

minée par celle-ci, par les rapports de force

qui la traversent. D’où l’importance pour

Montaigne du travail d’écriture de soi à l’é-

cart du monde social, dans une situation de

«loisir» par rapport à celui-ci, loisir permet-

tant à l’individu de travailler à déterminer par

lui-même sa subjectivité, à exercer le pouvoir,

certes, mais à l’égard de soi uniquement.

Pour le dire autrement, plus le pouvoir que je

subis en est un d’immanent, plus ma subjec-

tivité échappe au déterminisme de la société.

Cependant, la vie de l’être humain est

toujours en partie une vie en société où le

pouvoir des dominants cherche à se maintenir

au détriment des dominés en tentant de se

faire oublier. D’ailleurs, la stabilité d’un rap-

port de pouvoir tient toujours à son caractère

d’invisibilité. Pire encore, le pouvoir des

dominants cristallise son efficacité en par-

venant à se faire aimer par ceux qui le subis-

sent. L’individu peut donc se croire à l’abri

des luttes politiques qui animent le monde

social tout en subissant de la part de celui-ci

des pressions qui infléchissent dans un sens

déterminé le mode de subjectivation qu’il

croit choisir librement. Ainsi, l’authenticité

de ses choix peut toujours être une authenti-

cité d’apparence.

Peut-on croire que le développe-

ment croissant de la médecine et la domina-

tion de son discours au sein de la sphère

sociale contribuent à assurer la stabilité d’un

certain pouvoir désubjectivant ? Un examen

sérieux de la question amène à répondre par

l’affirmative. En effet, la raison médicale sub-

stitue une part de l’immanence du travail sur

soi en imposant du dehors une nécessité qui

ne peut pas ne pas être désirable : la santé

comme salut. En tant que science, la

médecine se présente comme étant totale-

ment neutre, son savoir s’oriente vers le bien-

être de tous les hommes, en constitue une

condition de possibilité incontournable. Or,

cette neutralité n’est qu’une illusion, le dis-

cours médical demeurant l’instrument d’un

contrôle social qui éloigne les individus de

leur propre réalité en les arrachant en partie à

leur subjectivité. Comme Foucault le dira à

partir de la fin des années 70, la politique

actuelle se doit d’être pensée comme une

«biopolitique».

L’articulation d’une telle politique

s’appuie en surface sur un désir d’égalité

sociale : la santé constitue une forme de ca-

pital symbolique auquel tous peuvent aspirer

peu importe leur position sur l’échiquier

social. Cependant, la possibilité d’acquérir un

tel capital doit passer par l’abandon partiel du

contrôle de notre corps aux mains de la tech-

nique médicale – technique qui regroupent,

bien sûr la technologie et la médication, mais

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aussi l’adoption de certaines habitudes de vie

(alimentation équilibrée, exercice physique,

réduction de la consommation d’alcool et de

tabac, etc.). L’importance accordée à la

médecine cache ainsi, derrière la neutralité

artificielle du savoir de celle-ci, une possibi-

lité de contrôle qui s’étend à plusieurs

niveaux.

Il est clair qu’un tel savoir dissimule le

désir de stabiliser des rapports de pouvoirs

qui assurent la domination d’une certaine

classe sociale. Le discours médical se

présente comme ayant le dernier mot sur bon

nombre de problèmes de santé en identifiant

comme cause première les habitudes de vie

des individus. Or, de telles habitudes ne sont-

elles pas déterminées en bonne partie par l’o-

rigine sociale de celui qui les adopte ? Car il

est clair que dans beaucoup de cas, l’é-

conomique et le culturel forment la couche

sous-jacente de nombreux problèmes de

santé . Mais plutôt que de chercher à soulever

le voile qui recouvre les rapports de pouvoirs

au sein du monde social et qui brouille la pos-

sibilité de voir la violence qui s’y exerce de

manière souterraine, le discours politique

dominant mobilise le savoir «objectif» - et

objectivant – de la médecine qui, dans sa neu-

tralité d’apparence, cache les problèmes so-

ciaux les plus fondamentaux. Par ce fait, elle

substitue à la recherche de solutions réelles à

ces problèmes la prescription de techniques

souvent désubjectivantes qui arrachent au

dominé ce qui lui reste de liberté. Comme si

le fait que les individus natifs d’Hochelaga-

Maisonneuve meurent avant ceux qui vien-

nent d’Outremont pouvait s’effacer seule-

ment en suivant les conseils d’un médecin.

Et même dans la perspective où une telle

situation serait possible, un question demeure :

en quoi l’amélioration de la santé des

hommes et des femmes les plus défavorisés

consiste en une plus grande «qualité de vie» ?

En parvenant à se faire désirer par ceux qu’il

permet de dominer, le biopouvoir arrache

aux individus la possibilité de définir

par eux-mêmes leur propre subjectivité en

leur faisant oublier leur condition réelle de

dominés. Ainsi, le gouvernement de la santé

(idée à partir de laquelle l’équipe de Jean

Charest a élaboré une bonne partie de ses

politiques actuelles) n’est ni plus ni moins

qu’un affermissement de la domination des

plus faibles, domination qui trafique leur

mince possibilité de libération en remplaçant

par le contrôle médical les rares pouvoirs

qu’ils peuvent exercer sur eux-mêmes.

Vers une nouvelle médecine ?

Nous venons de le voir, le discours

médical tel qu’il s’est développé au cours de

la modernité donne une inflexion particulière

à la conscience que les individus ont d’eux-

mêmes. Dans un premier temps, au niveau

ontologique, celui-ci transforme au sein du

sens commun la manière avec laquelle l’indi-

vidu se rapporte à sa corporéité en secon-

darisant celle-ci par rapport à sa subjectivité

la plus fondamentale. Dans un second temps,

au niveau politique, la médecine contribue à

solidifier une domination sociale violente en

se présentant comme étant le pouvoir le plus

désirable, masquant ainsi les véritables

enjeux. Un élément central unit ces deux con-

séquences : elles désorientent l’individu face

à ses propres possibilités en l’empêchant de

voir les voies les plus authentiques vers sa

subjectivation.

Le travail sur soi – cette définition

constante par l’individu de sa propre subjec-

tivité que prescrit Montaigne – ne peut en

effet prendre forme sans que l’expérience du

corps y soit intégrée. Il faut le moins possible

chercher à participer à la domination, s’en

abstraire en refusant d’être dominé, certes,

mais aussi en résistant à la tentation d’exercer

le pouvoir sur l’autre, la seule domination

souhaitable étant celle sur soi-même. Ainsi, la

liberté n’existe que dans l’origine immanente

du pouvoir que subit l’individu. Une réelle

politique de la subjectivité devrait œuvrer à

assouplir le plus possible la domination en

donnant aux individus les moyens de se

choisir.

Cette politique de la subjectivité devrait

orienter le discours médical dans ce sens. En

effet, pour l’individu, secondariser le corps

dans le travail de sa propre subjectivité, con-

siste à refuser cette immanence essentielle à

la liberté. Conséquemment, le corps se doit

d’être compris dans sa dimension subjective,

le plus loin possible de toute objectivation.

Cette perspective ne mène en rien à con-

damner la pratique médicale dans son ensem-

ble. Au contraire, s’il est nécessaire de penser

de par le corps la subjectivité, la médecine

acquiert une valeur inédite. Celle-ci devient

l’un des moyens privilégiés pour valoriser

cette immanence de la constitution de soi.

C’est toutefois en considérant le malade dans

son caractère subjectif, la maladie participant

de manière intégrale à l’expérience faite par

l’individu de sa propre subjectivité, que cette

médecine nouvelle est envisageable. Ainsi,

plutôt que de contrôler l’humain, la médecine

pourra travailler à le libérer. ■

1. C’est en grande partie sur les excellents travaux de

Foucault portant sur les développements de la médecine

et sur les implications politiques sous-jacentes aux dis-

cours médical que s’appuieront l’essentiel des réflexions

qui seront développées dans la suite de cet article. Nous

nous référerons ainsi à Naissance de la clinique (Presses

Universitaires de France, 1963) qui retrace les conditions

d’apparition du savoir médical tel que nous l’entendons

aujourd’hui tout en nous efforçant de rendre palpable les

implications «ontologiques» d’un tel savoir.

2. Un exemple évocateur de cette réalité est celui du taba-

gisme qui, plus souvent qu’autrement, demeure le seul

luxe au sein des milieux populaires.

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« Monsters cannot be announced. Onecannot say: ‘‘here are our monsters’’,without immediately turning the mons-ters into pets. »

"Some Statements and Truisms aboutNeologisms, Newisms, Postisms,

Parasitisms, and other smallSeismisms"

Je ne sais pas ce qui est mort dansla matinée d’avant-hier avecDerrida ni ce qui meurt encoreaujourd’hui sous ce nom, mais laune parisienne de ce matin, parti-culièrement tenace, ne m’a pas lâché

d’une semelle. Je suis de ceux —et nous sommes nombreux, j’ensuis sûr — qui reconnaissaient enDerrida un intime sans pourtantl’avoir jamais rencontré. Unintime, on l’a souvent dit, c’estquelqu’un qui ne fait pas de cadeau,quelqu’un prêt à vous inquiéter, àvous défier même, s’il en sent lebesoin. L’intime, c’est la plupartdu temps l’ami qui joue à l’ennemi,l’ami dépouillé de tout ce qui faitprécisément d’un ami un ami.Entre lui et nous, l’intime ménagetoujours, en raison de sa proximitémême, une impitoyable distance.Et c’est justement ce que Derridasavait faire de mieux : ne pas fairede cadeau, inquiéter, défier. Puisjouer à l’ennemi aussi, d’une amitiétoujours sans borne, ce qui veutaussi dire toujours distante. L’unaprès l’autre, ses « livres » nousarrivaient comme autant de preuvesd’amitié et creusaient un peu pluscette distance qui rapproche et « éloi-gne » (Entfernung), pour repren-dre le bon mot de Heidegger. « Laproximité ne consiste pas dans lepeu de distance » (Essais et con-férences, Gallimard, p.194.), seplaisait d’ailleurs à souligner cedernier, et c’est sans doute dansl’espace de cet éloignement qui faitdisparaître le lointain (Ferne), cetespace pieux où l’être éloigné peutenfin risquer une approche, queDerrida, notre ami, se glissait àchaque fois. Voilà pourquoi ses« livres » se donnent à lire commeune longue correspondance. Il lessignait comme on signe les lettres

d’une prodigieuse histoire d’amitié— du sceau à la fois sévère et bien-veillant auquel on reconnaît nos« intimes ». En ce sens, Derrida étaitpeut-être notre ami le plus mons-trueux : un ami qui refuse detomber sous la loi de l’ami et vientà chaque fois avec la sienne,

je suis de ces fumeurs qui main-tenant portent leur cendrier sureux, on ne sait pas où et quand ilsles vident (Circonfession inJacques Derrida, Seuil, 1991,p.134.)

si on entend par « monstre » ce quiprécisément ne tombe sous aucuneloi, ce qui fait exception à la règle,la conteste. L’intime, il faut se ren-dre à l’évidence, a toujours quelquechose de monstrueux. C’est làtoute sa puissance : il n’est a prioritenu à aucune règle. Derrida était cependant pleinementconscient du danger que courenttous les monstres : celui de finirdans la réédition d’un manuel dezoologie. C’est le syndrome del’homme-éléphant : un monstre quireçoit un nom n’est plus un mons-tre, mais un animal de foire ou decompagnie. Et c’est contre ce dan-ger redoutable qu’il a toujours tentéde se prémunir. Ses textes sontd’ailleurs remplis d’avertissementstestamentaires, de gloses funé-raires, semblables à celles que l’ontrouve à l’entrée des tombeaux decertains dignitaires égyptiens. je suis, comme, celui qui, revenant,d’un long voyage, hors de tout, la

- HOMMAGE -DERRIDA, NOTRE AMI, CE MONSTREL’AUTOPSIE DE JACQUES DERRIDA

Olivier Roy

Les mots de notre ami

paraissaient toujours

revenir d’un voyage

accablant : ils nous

arrivaient dans l’indigence

la plus complète, la plus

lamentable, comme des

cailloux qui auraient à

jamais quitté le repos de

leur sol […] On aurait envie

de dire, paraphrasant Miron,

en vue de villes et d’une

terre qui leur soient

enfin natales.

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terre, le monde, les hommes et leurslangues, essaie de tenir après coupun journal de bord, avec les instru-ments oubliés fragmentaires rudi-mentaires d’une langue et d’uneécriture préhistoriques, de com-prendre ce qui s’est passé, de l’ex-pliquer avec des cailloux desmorceaux de bois des gestes desourd-muet d’avant l’institutiondes sourds-muets, un tâtonnementd’aveugle d’avant braille et ils vontessayer de reconstituer tout ça,mais s’ils savaient ils auraient peuret n’essaieraient même pas […] iln’y aura ni monogramme ni mono-graphie de moi (Circonfession, op.cit., p.159-160.)

La question m’a collé à la semelletoute la journée : à l’heure de sonautopsie, Derrida parviendrait-il àdemeurer le monstre qu’il s’était,du long de sa vie, tant entêté àrester ? — En Égypte, on désespèrede découvrir des scellés intacts.Son écriture de la préhistoire, sonhistoire de primate allait-elle résis-ter à la lame du premier bistourivenu ?

* * *

J’avais à rendre un résumé duPhèdre lorsque je suis tombé sur Lapharmacie de Platon. Mon pro-fesseur Georges Leroux m’en avaitpresque sauvagement recommandéla lecture : « Si vous travaillez surle Phèdre, vous ne pouvez pas nepas lire cela : vous n’en avez pas ledroit », me lança-t-il de sa voixcaverneuse, lâchant chacun de cesne pas avec une déférence quasireligieuse. J’ai donc ouvert cetexte, je dois le dire, tenaillé par ledésir violent, mais inquiet qui com-mande toutes les formes de soumis-

sion, me pliant à l’injonction pater-nelle comme on succombe auplaisir en y résistant — la mortdans l’âme. Je ne saurais aujour-d’hui décrire le prodigieux effetque me fît cette lecture, mais jecrois que les quelques lignes instal-lées comme dans une marge à la findu texte, dans cette mise en scènemagistrale où l’on découvre unPlaton hanté par son propre calame,me suivent encore

La nuit passe. Au matin, on entenddes coups à la porte. Ils semblentvenir du dehors, cette fois, lescoups…Deux coups… quatre…- Mais c’est peut-être un reste, unrêve, un morceau de rêve, un échode la nuit… cet autre théâtre, cescoups du dehors… (La pharmaciede Platon in La dissémination,Seuil, 1972, p.213.)

et me suivent peut-être d’encoreplus près depuis que les mots denotre ami résonnent comme lescoups d’un revenant à nos portes.J’y ai découvert une intelligencesingulière et déliée, un tour de forcede l’esprit d’autant plus passion-nant qu’il s’attaquait au Père de lapassion spirituelle par excellence :la passion philosophique. Cettelecture semble cependant m’avoirporté son coup le plus fatal, m’avoirirrémédiablement atteint dans unesorte de ricochet paradoxal, unesorte de plus-value du traumatisme,où le contrecoup surpasse en forcele coup d’envoi. Avec le recul, j’enarrive à croire que c’est une cer-taine expérience de l’étrangeté etdu dénuement qui m’a le plus mar-qué dans cette rencontre. Les motsde notre ami paraissaient toujoursrevenir d’un voyage accablant : ils

nous arrivaient dans l’indigence laplus complète, la plus lamentable,comme des cailloux qui auraient àjamais quitté le repos de leur sol,comme des bouts de bois qui serépercuteraient dé-sespérément lesuns sur les autres sans rendre aucunson. On aurait envie de dire, para-phrasant Miron, en vue de villes etd’une terre qui leur soient enfinnatales. D’ailleurs, si Derrida avaitrencontré Miron, nul doute qu’ilaurait reconnu en lui un grand com-pagnon de fortune. Ce que notreami était venu nous dire, « […]nous le savions d’expérience dugénie de l’époque », écrivait dansune intuition tout à fait géniale unautre de nos grands amis, JeanLarose (L’amour du pauvre,Boréal, 2e édition, 1998, p.52.). Cequi explique en partie la relationsingulière qu’il entretenait avecnous, ses amis québécois : l’exil de« sa » langue, le déracinement quitravaillait le cœur de chacun de« ses » mots, comme s’ils traînaientavec eux leur propre formule d’ex-patriation, était aussi le nôtre, celui

de cet étrange lieu linguistiquequ’est le Québec, où le problème dela traduction se pose quand mêmedans des formes, avec une force,des traits, une urgence, politique enparticulier, tout à fait singuliers,[…] où à chaque instant, à chaquepas, les textes n’arrivent, nonseulement n’arrivent qu’en traduc-tion, mais remarquent la traduc-tion, souligne la traduction ; il n’ya qu’à ou bien se promener dans larue ou aller au café, et aussitôt lesénoncés vous arrivent en plusieurslangues simultanément, ou bien àl’intérieur d’un même énoncé,plusieurs langues se croisent,quelques fois trois. Je fais depuis

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deux ou trois jours, l’expérienced’énoncés en trois langues, dansune seule phrase ; c’est quandmême la singularité de ce qui sepasse ici (L’oreille de l’autre, oto-biographies, transferts, traduction,textes et débats avec JacquesDerrida, sous la direction deClaude Lévesque et Christie V.McDonald, VLB, p.192),

Il est fort probable que Derrida sesoit particulièrement reconnu ennous, particulièrement senti chez

lui en ce lieu par excellence du« plus d’une langue » et de ladéconstruction qu’est le Québec.Nous, « […] jeunes Américainsfrançais, [nous] sommes les vraisenfants de Derrida », pouvait ainsidire Larose (L’amour du pauvre,Boréal, 2e édition, 1998, p.52.).En ce jour malheureux, nous devri-ons apprendre à pleurer notre amicomme on pleure un père. Ou peut-être, plus profondément, d’unedouleur plus écrasante, plus néces-saire encore, comme une mère.

* * *

Comment pleurer un père ?Comment se montrer fidèle à sonhéritage ? Ces questions figurentparmi les plus embarrassantes queDerrida nous ait adressées. Dansune entrevue très touchanteaccordée en août au journal LeMonde, Derrida envisageait le pire :« quinze jours ou un mois après mamort, il ne restera plus rien. Sauf cequi est gardé par le dépôt légal enbibliothèque. » Trouverons-nous laforce de le contredire ? La force derelancer cet héritage, de le remettreen jeu autrement, la force de luifaire de nouvelles vies ? Faisons donc de ce jour, de ce tristejour pour nous tous, le premier jourde ses nouvelles vies.

Montréal, le 11 octobre 2004

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N.d.l.r. Les mémoires d’éléphant s’en

souviendront, une polémique est née autour

du projet visant fonder l’enseignement

philosophique sur des débats plutôt que sur

les textes philosophiques. Les étudiants

Olivier Roy et Jean-Sébastien Ricard, aujour-

d’hui membres du comité de rédaction de la

revue, ont contesté cette approche en ayant

notamment recours à la tradition herméneu-

tique. Voici le dernier volet de cette discus-

sion. Nous laissons, comme il se doit, le

dernier mot à ceux qui ont été pris à parti.

Daoust, Martin et Vacher prétendaient

qu’une formation philosophique centrée sur

l’étude des grands auteurs ne tend que trop

souvent à former non pas des esprits critiques

préoccupés de vérité et d’argumentation

logique et sérieuse, mais plutôt des fats

aimant mieux gloser indéfiniment, avec ou

sans raison, sur de vieux textes, que réfléchir

rationnellement aux problèmes.

Or que font nos deux critiques dans leur

réplique à la réplique?

Eh bien dans les trois quarts de leur

texte, ils glosent sur Kant, profitant de ce que

Daoust, Martin et Vacher ont commis l’im-

pardonnable imprudence de rappeler au pas-

sage une simple petite (mais fameuse)

maxime des Lumières sortie de la plume de

Kant. Accessoirement ils montrent ainsi, en

bons élèves satisfaits, qu’ils savent un peu

d’allemand (räzonieren) et qu’ils ont lu

Qu’est-ce que les Lumières? Après quoi, ils

glosent aussi sur Montaigne, sous le prétexte

d’une autre citation célèbre.

Ils soutiennent alors triomphalement que

Vacher, Martin ou Daoust n’ont pas compris

le sens profond du texte de Kant, ô scandale,

ni la pensée véritable de Montaigne — ce que

d’ailleurs ces trois malheureux n’avaient

jamais prétendu faire, mais un détail aussi

trivial importe peu à nos pontifiants her-

méneutes, qui cherchent moins à faire

avancer la question soulevée qu’à étinceler

d’érudition et à étaler leur pénétration exégé-

tique.

Pour faire bonne mesure, ils saupoudrent

encore un pincée de Platon, suggérant bien

sûr au passage qu’ils savent également un peu

de grec (skholè), puis un soupçon de Fernand

Dumont et de Peter Sloterdijk.

Tout cela pour en arriver à quoi?

D’une part, notre approche dialogique

serait impropre à développer l’humanité

(totale) et la liberté (radicale) des élèves parce

qu’elle ne saurait se réclamer de Montaigne

ou de Kant, que nous aurions mal compris,

mauvais philosophes que nous sommes. À ce

sujet, une simple remarque. Nous ne croyons

pas qu’une interprétation du texte de Kant

(juste ou non) soit un préalable indispensable

à la formulation d’une conception péda-

gogique contemporaine. Mais puisqu’ils ont

cru bon de s’aventurer sur ce terrain, nous les

renverrions volontiers à une lecture plus

rigoureuse du texte de Kant et de sa distinc-

tion entre les usages privé et public de la rai-

son. Cette distinction soustrait à l’autorité de

celui qui s’est vu confier une fonction la

légitimité de la détermination des fins et des

modalités de l’exercice de cette fonction.

«J’appelle usage privé [de la raison] celui

qu’on a le droit de faire de sa raison dans tel

ou tel poste civil ou fonction qui nous est con-

fié… Dans ce cas, il n’est certes pas permis

de raisonner: il s’agit d’obéir.» Par ailleurs,

Kant nous dit: «J’entends par usage public de

notre raison celui que l’on en fait comme

savant devant l’ensemble du public qui lit.»

En tant qu’il s’adresse, au moins potentielle-

ment, à l’ensemble du «public qui lit», l’être

humain jouit de la liberté pleine et entière de

son entendement propre. Quant aux

éventuelles conséquences pédagogiques qu’il

conviendrait ou non de tirer de cela, s’ils

appliquaient correctement la distinction

kantienne et s’ils l’osaient, ils affirmeraient

sans doute qu’en tant que profs de philo nous

nous arrogeons en classe un droit qui ne nous

appartient pas, celui de déterminer les fins

pertinentes de l’enseignement de la philoso-

phie et les moyens les plus efficaces pour les

atteindre. Nous devrions plutôt obéir et nous

contenter de la définition de l’enseignement

de la philosophie selon la tradition historico-

herméneutique, l’usage plein et sans restric-

tions de notre propre entendement devant être

réservé à ces plaisants échanges avec des

gens comme nos auteurs qui défendent une

orthodoxie sclérosante et totalement inadap-

tée à la clientèle desservie: la manière d’en-

- POLÉMIQUE -LA PREUVE PAR DEUX

M.-J. Daoust, J.-Cl. Martin et L.-M. Vacher

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seigner la philosophie dont ils font l’apologie

ne permettrait guère aux élèves d’oser utili-

ser leur entendement propre, y substituant

l’interprétation et la compréhension des

grands auteurs. Dans une telle optique, les

Lumières ont-elles beaucoup de chances de

progresser dans l’enseignement de la philoso-

phie? Qu’il nous soit permis de rester scep-

tiques.

D’autre part, la méthode historico-her-

méneutique qu’ils affectionnent est bonne. Ils

le réaffirment tout bêtement, convaincus

d’avoir saisi — comme Dumont, Sloterdijk et

autres noms célèbres qui leur tiennent lieu

d’arguments — toute «la puissance subver-

sive que peut avoir pour un étudiant de cégep

la rencontre avec 25 siècles de réflexion cri-

tique».

Pour eux l’appel à l’autorité, combiné à

de douteuses associations d’idées et de cita-

tions, a valeur de raisonnement. Autrement

dit: prétendez qu’un grand auteur, de

préférence mort, vous approuverait, et vous

voilà justifiés. On croit rêver.

On chercherait en vain les raisons que

nos critiques, en se servant de leur propre

entendement et en le tournant vers les réalités

contemporaines, auraient pour appuyer leur

thèse enflée et contestable. Ils illustrent ainsi,

on ne peut mieux, les effets pervers d’une

fréquentation trop exclusive de l’histoire et

des textes, que nous dénoncions.

Si tel est l’affranchissement que produit

la rencontre avec vingt-cinq siècles de pensée

critique, on peut douter de son pouvoir libéra-

teur: l’érudition zélée («25 siècles», imaginez

un peu!) à laquelle ils se condamnent pour

briller dans la tradition qui les a formés, leur

interdit de parler et raisonner en leur nom

propre, occupés qu’ils sont à en rendre

compte correctement avant d’oser un mot qui

soit le leur.

Oh, soyons honnêtes: dans le quart

restant de leur réplique, ils s’aventurent hors

de l’exégèse des classiques. Ils affirment que

pour Daoust, Martin et Vacher «l’enseigne-

ment philosophique semble se réduire à une

éducation civique».

Au fait, à quoi ressemble généralement

un enseignement d’éducation civique?

Parcourons quelques programmes de cette

discipline glanés dans l’Internet: «Valeurs et

principes de la démocratie. Droits de

l’homme. Droits et devoirs de la personne.

Principes d’égalité et de justice. Citoyenneté

et démocratie. Initiation aux formes de la vie

politique, aux institutions et à leur fonction-

nement. Élections et assemblées représenta-

tives. Formation du jugement politique.

Préservation et transformation des institu-

tions sociales. Civilité et vie en société. La

lutte contre les discriminations. Les concepts

de solidarité et de sécurité. Connaissance des

risques majeurs et examen des problèmes de

santé publique. Rôle des citoyens, des asso-

ciations ou des organisations non gouverne-

mentales. Rapports entre les citoyens et la loi.

Citoyenneté et intégration (avec le thème de

la nationalité). Citoyenneté et travail.

Citoyenneté et transformation des liens famil-

iaux. Sens du Droit en tant que garant des lib-

ertés...» Etc.

À présent, si l’on ose cette remarque

déplacée, quelles sont les questions que

Vacher aborde dans ses ouvrages péda-

gogiques? «L’esprit humain peut-il connaître

la réalité extérieure? Quelle est la valeur de

la raison humaine? Dieu ou le surnaturel

existent-il? Quelle est la place de la vie dans

l’univers? Le monde n’est-il fait que de

matière? Qu’est-ce que le temps? Quels sont

les rapports de la pensée et du langage?

L’homme est-il un animal ou a-t-il une âme

spirituelle? Peut-on concilier la liberté et le

déterminisme? Les valeurs sont-elles rela-

tives? Quel est le fondement de la morale? Le

respect de la vie est-il un absolu éthique? Le

régime capitaliste est-il bon ou mauvais?

L’action politique est-elle compatible avec

les valeurs morales? La vie — et la mort —

ont-elles un sens?»

Conclusion de nos subtils juges (conclu-

sion grotesque, fondée sur pratiquement rien,

en fait): Vacher et ses amis réduisent l’en-

seignement de la philosophie à de l’éduca-

tion civique. CQFD.

Deux sophistes lettrés, purs produits

d’une tradition exagérément centrée sur l’his-

toire de la philosophie.

Voilà, à bien y penser, ce qui finalement

est tout de même assez extraordinaire: c’est

exactement ce que Vacher avait toujours dit.

Nous remercions nos contradicteurs d’avoir

déployé tant d’efforts pour administrer une

preuve supplémentaire (et inattendue) que

nous avions raison, mais pour notre part, nous

ne prolongerons pas cette polémique. S’ils y

tiennent, nous leur laissons de bonne grâce le

dernier mot, d’autant que cette revue est la

leur. ■

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« Le commencement est le com-mencement seulement à la fin. »Schelling

Introduction

POURQUOI REVENIR sur Hubert

Aquin, mort en 1977? C’est que le Parti

Québécois est en « saison d’idées » par les

temps qui courent. En particulier depuis la

publication de la lettre de Jacques Parizeau

sur une élection référendaire. C’est aussi et

surtout la faute au poète Michel Garneau qui

écrit : « […] Les politiciens ne feront pas

l’indépendance. C’est aux créateurs de don-

ner le goût de l’indépendance, de créer un

mouvement qui met le monde en état d’en-

thousiasme. » J’ai donc pensé revenir sur

l’œuvre et sur l’homme que fut Hubert

Aquin. Plus de vingt-cinq ans après sa mort,

il est temps qu’on reconnaisse, entre autres,

l’héritage intellectuel d’Hubert Aquin, celui

qu’on semble avoir oublié dans les coulisses

de l’Histoire. Comme l’écrit le sociologue

Stephan Larouche en avril 2002 : « Cet

écrivain fut le premier, et peut-être encore le

seul, à avoir saisi avec une lucidité impitoy-

able toute la complexité du Québec et de sa

communauté. Plus qu’un témoin de son

époque, il aura été sans aucun doute l’un des

acteurs ayant le plus contribué à l’élaboration

et à l’expression du nationalisme et de la cul-

ture québécoise. »

L’Homme quantique

HUBERT AQUIN, À MON AVIS fut le

premier écrivain québécois à poser la ques-

tion : que devenons-nous en ces temps où tout

change? Sommes-nous encore des hommes

II, néolithiques, déboussolés par des événe-

ments qui nous dépassent, ou déjà des

embryons d’hommes III? Et il nous donna la

réponse en l’écrivant, en la vivant. Aquin a

compris qu’il y a mutation de l’humanité et

qu’elle tient aux découvertes de la science.

Mutation qui est une sorte d’incendie qui

s’allume dans la paille de la modernité au

XVIIe siècle et qui s’embrase avec le XXe.

Aquin sort du monde classique pour entrer

dans le monde quantique. Un monde dont les

phénomènes ne sont pas continus, mais

abrupts.

L’HOMME AQUIN entre dans la tour

quantique pour y habiter. Quand on y habite,

cette tour évoque la merveilleuse abbaye de

Thélème dont Rabelais avait écrit la règle :

« Fais ce que veut ». C’est la règle absolue

dans le mon-

de quantique.

Tout y est

possible et

c’est la seule

r é a l i t é .

Aquin disait

ne jamais

vouloir être

réduit à un

rôle, ni à une

fonction, ni

même à une

profession. Il ajoutait : à quoi cela tient-il, je

me le demande? Il ne voulait pas que son

entité soit réduite. La preuve en est l’éventail

assez extraordinaire de ses activités : comédien,

directeur du journal le Quartier Latin, licence

de philosophie, diplôme en philosophie poli-

tique, boursier du gouvernement français et

du Québec, président du comité des résidents

de la Maison des étudiants à Paris,

chroniqueur de théâtre et de cinéma à la

Radio-diffusion française, journaliste et inter-

viewer à Paris, mise en ondes et réalisateur à

la radio de Radio-Canada, adaptations, rédac-

tions et réalisations à la télévision. Directeur

d’émission, cadre, toujours à Radio-Canada,

enseignant au collège Sainte-Marie, à

l’UQÀM, aux États-Unis, courtier en valeurs

immobilières, grand voyageur – France,

Suisse, Belgique, Afrique. Grand amateur de

- LITTÉRATURE -HUBERT AQUIN HOMME « QUANTIQUE », ÉCRIVAIN KAMIKAZE

Pierre-Paul Roy

S'il est, sur le plan de la

langue, plus correct d'utiliser

les expressions « respon-

sabilité sociale de l'entre-

prise» et «investissements

responsables», c'est ici à

dessein que nous

employons l'expression

«éthique du capital» car

nous voulons clairement

souligner que ce siècle devra

s'interroger sur la morale de

son utilisation même du ca-

pital redonnant ainsi à

l'Homme le rôle qui lui

revient, afin d'éviter une

décomposition sociale plané-

taire…

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course automobile, membre de l’équipe de la

revue Liberté, membre actif du

R.I.N.(Ralliement pour l’Indépendance

Nationale). À l’O.N.F. : réalisateur, produc-

teur et scénariste. Traducteur, conférencier,

consultant, recherchiste (archives de James

Joyce). Le 23 septembre 1958, il aurait

indiqué « écrivain » sur son passeport.

« DEMEURER M’EST DOULOU-

REUX, écrit-il, sinon dans une chose en

mouvement. Ce qui me fascine, c’est l’im-

mobilité de mon corps sur le siège d’une auto

que je conduis à 90 [miles] à l’heure. Mon

immobilité physique se trouve ainsi étrange-

ment proportionnelle à la vitesse de l’auto; je

réalise, par ce paradoxe grisant, la synthèse

charnelle de la philosophie antique qui cher-

chait en vain à concilier ce qui fuit et ce qui

est. Je suis ce qui fuit. Mon essence est fuite,

c’est-à-dire existence. Une chose ne peut pas,

à la fois, être et ne pas fuir. Ce qui fuit est : il

n’y a pas d’être en dehors de la fuite, car l’être

fuit tout en étant immuable dans son essence

qui est la fuite. Donc, le néant ne peut exister

puisqu’il ne fuit pas… »

SA FAÇON DE VIVRE la vitesse fait

penser au sport extrême qui serait, à mon

avis, une des caractéristiques du monde quan-

tique selon la règle du « Fais ce que veut » :

« Ta main tremblait sur le volant incertain,

Fangio, ton pied hésitait à pousser plus à fond

l’audace. Le soleil de Floride flambait dans le

ciel, mais toi, astre pur, tu rayonnais à toute

vitesse, tu gravitais sur la piste chaude

comme un satellite divin qui aurait perdu son

centre… » Ou encore, « Je ne sais pas ce que

c’est que l’amour, mais s’il existe, il doit

ressembler à la vitesse. Cette course conti-

nuelle et dangereuse, cette fuite délirante, ce

doit être cela l’amour…La vitesse, je le sens

maintenant de toute mon âme et jusque dans

ma chair, est un acte d’amour; c’est la séduc-

tion fugace d’une partenaire absolue, couchée

sur le sol et noire comme les pavés des villes.

Ainsi quand je suis au volant, aliéné par mon

extase multiple, je prends sournoisement pos-

session de ma ville, je la parcours comme un

frisson, je glisse sur sa peau en l’effleurant,

et je dessine sur son corps obscur la courbe

d’une épaule, la ligne infléchie de son dos et

de sa cuisse, le dessin ovale, circulaire ou

ellipsoïdal d’une grande forme féminine.

Oui, je veux finir en dessinant à toute vitesse

l’arc parfait d’un virage. Je mourrai dans le

fracas de l’extase, en plein mouvement, dans

une courbe trop belle. La prochaine, peut-

être, qui sait? » L’œuvre d’Aquin est donc tra-

versée en filigrane par les thèmes de la lib-

erté, de la vitesse, de la démesure et de la

nécessité d’agir à tout prix : nous sommes au

cœur du monde quantique. Lire et relire

Aquin : « Chaque livre est une pédagogie

destinée à former son lecteur » (Jacques

Derrida).

L’écrivain kamikaze

MORT LE 15 MARS 1977, Hubert

Aquin aurait eu soixante-quinze ans le 24

octobre 2004. Pendant ces 27 ans addition-

nels de vie, il lui eut été possible d’écrire et de

nous laisser un chef-d’œuvre; car de l’avis du

regretté écrivain Jean-Éthier Blais, il avait

l’étoffe d’un très grand écrivain : « Aquin fait

partie des quelques rares artistes québécois

qui sont des références historiques. Chez lui,

intensité, liberté, lucidité et art s’allient pour

donner une œuvre fulgurante, inachevée et

désaxée. Ils sont rares les écrivains dont la vie

résume les ambiguïtés, les culpabilités et les

souffrances d’un peuple, et dont la mort est le

prix à payer pour l’aider à avoir confiance en

lui-même. » L’écriture d’Aquin, un « frisson

nouveau », pour reprendre le mot de Victor

Hugo sur la poésie de Baudelaire. Plus qu’un

grand écrivain dira Gordon Sheppard, un

écrivain de stature mondiale (A world-class

writer). Il l’écrit dans son beau livre HA! A

Self-Murder Mystery que nombre de critiques

qualifient de chef-d’œuvre – espérons que ce

livre soit traduit en français. Que dit encore ce

monsieur?

« POUR GORDON SHEPPARD, écrit

Luc Perrault dans La Presse du 19 octobre

2003, il s’agit de faire connaître à un public

cultivé vivant hors Québec l’œuvre d’Aquin,

qu’il considère comme le plus grand écrivain

que le Canada ait connu. Celui-ci, estime-t-il,

peut prétendre à une stature internationale.

Pour son malheur, il n’a pas eu droit, comme

bon nombre d’artistes québécois, à son

Angélil. » Et l’auteur Sheppard lui-même :

« […] Quand j’ai lu Aquin (en français) pour

la première fois, tout de suite j’ai su que

c’était un grand écrivain. » L’intention avouée

de Gordon Sheppard, dans sa quête obses-

sive, passionnée est de faire comprendre à

l’univers entier qu’Hubert Aquin est l’un des

grands écrivains d’Occident.

PIERRE BOURGAULT qui s’y connaît

en littérature disait à Sheppard que l’incipit

de Prochain épisode d’Aquin est l’une des

plus belles phrases jamais écrites en français :

Cuba coule en flammes au milieu du lac

Léman pendant que je descends au fond des

choses. Et Bourgault d’ajouter : Tout le sui-

cide d’Hubert est dans cette phrase. Et toute

sa vie.

L’AUTEUR PAUL OHL : « Oui, sa

mort m’a convaincu des dangers de la plume.

La preuve est qu’il est disparu dans ses écrits.

Un écrivain peut tomber dans un piège.

Quand tu entres dans un monde d’illusion et

de fascination que t’offre l’écriture, il faut que

tu sois prêt à souffrir les conséquences; je

veux dire être prêt à regarder au plus profond de

ton être, à libérer une partie de toi-même que

tu ignores, généralement une partie dan-

gereuse. Tu dois savoir si tu peux, ou non,

relever le défi. C’est la grande question que

pose pour moi la mort d’Hubert. » Gaëtan

Dostie, lui, nous dit qu’Hubert Aquin était

une sorte de Léonard de Vinci qui voyait

assez loin dans le futur pour percevoir la

direction à prendre pour les Québécois.

ROSELINE TREMBLAY dans

L’écrivain imaginaire : « Dans Prochain

épisode la question du pays est le fondement

de l’aventure intérieure, esthétique et

amoureuse du narrateur, forcé d’écrire un

anti-roman dans un anti-pays. Le désastre

national engendre le désastre personnel et

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l’écrivain doit y mettre fin. Il n’est pas au ser-

vice de la nation, il est habité par elle : être

veut dire être de son pays. » Ceux qui veulent

écrire sont souvent les êtres plus sensibles

que les autres. Cette sensibilité devient de

plus en plus fine jusqu’à l’obsession.

L’obsession de rendre visible cette sensibilité.

En ce sens, pour capter ce phénomène in-

saisissable, il faut être un peu fou.

Il sera Meursault, en version engagée.

[…] le militant kamikaze sacrifié pour la

nation écrivant sous la dictée de Dieu.

HUBERT AQUIN KAMIKAZE? OUI.

Dans Prochain épisode, il l’annonce haut et

fort : « Depuis l’âge de quinze ans, je n’ai pas

cessé de vouloir un beau suicide : sous la

glace enneigée du lac du Diable, sous l’eau

boréale de l’estuaire du Saint-Laurent, dans

une chambre de l’hôtel Windsor avec une

femme que j’ai aimé, dans l’auto broyée

l’autre hiver, dans le flacon de Beta-Chlor

500 mg, dans le lit du Totem, dans les ravins

de la Grande-Casse et de la tour d’Aï, dans

ma cellule CG19, dans mes mots appris à l’é-

cole, dans ma gorge émue, dans ma jugulaire

insaisie et jaillissante de sang ! Me suicider

sans relâche, c’est là ma mission. » Oui,

kamikaze en ce sens que par son suicide il

détruit le présent du passé, qu’est sa

mémoire, le présent du présent qui est sa

vision, son intuition, et le présent du futur qui

est son attente. Kamikaze, oui, geste qui

aspirera et fera jaillir au soleil en gerbes

géantes ce qui était plat sous terre et qu’on ne

voyait plus. Kamikaze, oui : « Je ne cons-

truirai mon œuvre que sur les ruines de ma

vie […] je veux avoir la force de faire un

malheur qui m’enfantera.» Il arrive au ruis-

seau de disparaître sous terre, et de reparaître

au tournant…

L’homme québécois, un fils à maman?

SUR LE PLAN POLITIQUE, Hubert

Aquin était très déçu par le Parti Québécois

qui, le lendemain de la victoire du 15 novem-

bre 1976, ne voulait pas enclencher

l’indépendance. Nombreux ceux et celles qui

alors disaient : nous nous sommes fourvoyés,

pas de révolution; nous avons élu la bour-

geoisie du Québec… encore une fois. « La

bourgeoisie doit surtout empêcher un nou-

veau départ de la pensée révolutionnaire. Une

action révolutionnaire dans la culture ne

saurait avoir pour but de traduire ou d’expli-

quer la vie, mais de l’élargir » (Guy Debord).

Pour Aquin, le peuple québécois doit prendre

son avenir en main et s’imposer sur les scènes

politique et économique en construisant un

véritable État québécois : si nous restons dans

la Confédération, notre histoire est écrite d’a-

vance et n’offre aucune possibilité de

rebondissement.

POUR LE LECTEUR d’une autre

génération que celle d’Hubert Aquin ou

encore pour un étranger à l’extérieur de la

société québécoise, il est très difficile de com-

prendre l’échelle de valeurs d’Aquin et de sa

génération qui ont grandis dans une société

harassée de métaphysique. Imaginez ces

garçons de treize, quatorze ans avec un

directeur de conscience, à qui il faut raconter

péchés et fantasmes. Sans doute chez nombre

d’hommes la morbidité d’un tel acte et l’im-

pression profonde, souvent indélébile, mar-

quent la psyché. Hubert Aquin est quelqu’un

qui a vécu les conflits et problèmes de sa

génération sur le mode tragique.

PEUT-ÊTRE nous aura-t-il rendu un fier

service ce Gordon Shepppard anglophone, en

nous disant que le terrible secret alimenté par

un sentiment de culpabilité chez les

Québécois et refoulé, est la faiblesse de

l’homme et la force de la femme. La

Conquête, l’Église et eux-mêmes y auront

contribué. Donc si c’était vrai que l’homme

québécois est un fils à maman, un mollasson?

D’ailleurs, il prend Jean-Éthier Blais à

témoin, qui reconnaît qu’Aquin est « un très

grand artiste », mais qui ne se gêne pas pour

dire qu’à travers l’auteur on reconnaît « le fils

à maman ». Cela expliquerait ceci : l’ambiva-

lence, l’ambiguïté des Québécois.

Conclusion

QUAND JE RELIS La fatigue culturelle

des Canadiens français – , un texte charnière

dans la carrière d’Aquin – en réponse à La

trahison des clercs de Pierre Elliott Trudeau,

la supériorité de la puissance d’expression du

premier sur le second est absolument évi-

dente. Aquin développe une argumentation

serrée contre l’idée de nation laquelle, selon

Pierre Elliott Trudeau conduit à la violence,

est rétrograde et sanguinaire. Hubert Aquin a

écrit, entre autres, de grands romans et de

nombreux essais comme préambule d’un

chef-d’œuvre à venir. J’oserais même dire

que si Hubert Aquin avait pu faire partie de

l’équipe de René Lévesque, suite à la prise du

pouvoir par le Parti Québécois en 1976,

l’indépendance du Québec et le chef-d’œuvre

annoncé seraient peut-être advenus. Le

Québec n'était pas encore à la hauteur du

génie d'Aquin. Le titre du dernier livre sur

lequel Aquin travaillait est Obombre : jeter

une ombre sur .… Le titre jette une ombre sur

son œuvre inachevée, à l’image du Québec.

Aussi, son suicide est geste kamikaze signi-

fiant « vent divin ». Souffle qui redonnera vie

à son œuvre : une œuvre qui fait d’Aquin non

plus le simple témoin de son temps ou le

grand écrivain révolutionnaire, mais notre

contemporain essentiel. ■

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Il est remar-quable de cons-tater que l’écri-ture et l’engage-ment d’AndréeFerretti fondentle don d’elle-même dans laplus entièretransparence. Sion connaît la

femme intègre et engagée, malheureusement,on a oublié trop vite qu’en 1987, uneécrivaine s’était magistralement révélée avecun premier récit intitulé Renaissance enPaganie. Jean Basile avait dit de l’écritured’Andrée Ferretti qu’elle « déploie un universqui n’appartient qu’à elle. 1. » Il parlait d’unstyle naturel, nullement forcé. Dans ce trèscourt récit, nous sommes naturellement enprésence de vrais personnages de roman.Pour sa part, concernant le même récit,Madeleine Ouellette-Michalska concluaitceci : « On ne peut s’empêcher de faire le rap-prochement avec Marguerite Yourcenar. 2. »Vigueur et beauté, réussite formelle,économie de langage, intelligence sont aurendez-vous. Puis, quand parut en 1990 Lavie partisane, un recueil de neuf récits, JeanRoyer avait écrit que ce livre « est un vérita-ble livre d’écrivain […] dont le style s’animede sensualité et d’enthousiasme du côté de lavie. 3. » Andrée Ferretti, donc, une véritableécrivaine.

Ses récits sont sérieux et ses person-nages possèdent une intériorité qui se réper-cute sur les événements racontés. Certes,chez elle, il n’y a pas à s’en surprendre, lescontenus sont inévitablement politiques carils n’éliminent ni le questionnement ni ledoute. Dans Renaissance en Paganie, parexemple, l’absolutisme religieux est aussicontraignant que la pensée totalitaire; dans Lavie partisane l’écrivaine relate des destins defemmes présentées comme des figures de li-berté malheureusement oubliées de l’histoire.Les deux livres ont en commun des person-nages qui s’inscrivent dans la mémoire uni-verselle. Voici, désormais, que ces qualités etcette mémoire se retrouvent dans son premier

roman, L’été de la compassion (VLB éditeur,2003). Comme dans les livres précédents,l’écriture s’avère aussi émue que dense, aussifébrile que précise. En effet, cela faisait main-tenant trois jours que j’avais lu ce livre etj’avais toujours en travers de la gorge cetHörbiger de malheur, ce destructeur d’hu-manité. L’apparente bonté de ce personnagediabolique est un instrument dans le jeu desséductions et des abus. Il y a dans L’été de lacompassion une universalité troublante dupouvoir destructeur à travers les mécanismes

de la manipulation qui illustrent, en fin decompte, le mal absolu. Andrée Ferretti a euraison d’écrire ce roman. Moins pour ne plusoublier (ce sont des drames inoubliables) quepour comprendre le mal dans son essence.Car comprendre - c’est là que réside l’espoir- nous fait plus humains.

Sur la quatrième page de couverture, onlit ceci : « Une grande amitié se noue entreBéatrice, une fillette canadienne-française dedouze ans, et David, un Juif de vingt-deuxans qui a échappé de peu à la folie meurtrièrede l’Allemagne hitlérienne. […] Le dénoue-ment du roman démontre aussi bien la réus-site que la faillite de leur relation. » Le sujet

m’a conquis. Je sentais déjà l’intensité dupropos, la densité du drame humain. Peuimporte : j’allais lire une histoire d’amour, medisais-je, tout en imaginant son impossibilité.Et c’est cette impossibilité qui allait mefasciner, m’éblouir peut-être.

Il me faut le dire, j’ailu des pages d’unegrande profondeur,des pages essentiellesaussi, à travers sesexcès et ses bontés,pour la compréhen-

sion de la nature humaine. J’avais entre lesmains un grand roman. Audacieux par lesujet (l’antisémitisme et le nazisme), engagépar le parallèle tracé entre la question juive etla question nationale du Québec, profondé-ment humain par les destins respectifs deDavid et de Béatrice, universel par la rencon-tre de l’Histoire avec un grand H avec lapetite histoire. Et puis, il y a cette grandeleçon de l’ouverture à l’autre qui ne tombepas dans le message lénifiant et pastoral. Bienau contraire. Cette ouverture à l’autre estnaturelle comme devrait l’être tout échangeentre les hommes et les femmes, peu importeleur âge, leur sexe ou leur origine. Sans cetteouverture, Béatrice n’aurait pu développerune amitié réelle avec David, dix ans de plusvieux qu’elle, étranger de surcroît, de naturesi différente d’elle également. Tout cela estpossible en l’absence de préjugés. Si le ton

moraliste n’y estpas, c’est que l’au-teure a écrit L’étéde la compassionen authentique écri-vaine qui voit leschoses de l’inté-rieur. Comme celase passe dans lavraie vie. Il n’y adonc pas de leçonde vie et c’est bienainsi. Chacun avec

ses espoirs, chacun avec ses désespoirs. Unroman d’une grande justesse.

Dirais-je, ici, que la connaissance est un

L’IMPARABLE SOLITUDE Bruno Roy, écrivain

Au centre de l’échange, sesmots transportaient certesun drame mais aussi une

vérité universelle quechacun porte en soi : son

imparable solitude. Celle-ci,que découvre Béatrice, ne

l’empêche pas,heureusement, de conserver

son goût de vivre. C’estl’autre leçon du roman : onpeut apprendre à chaqueenfant « comment il peut

devenir un pilier de cemonde désirable et si ardemment désiré. »

Photo : © MICHEL GIROUX CSN

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personnage du roman autant que Béatriceelle-même tant cette connaissance est lemoteur qui fait évoluer les principaux prota-gonistes de l’histoire. La réalité surgit desmots, pas directement de l’action. En effet, lerécit s’ordonne autour des échanges presquesecrets entre la fillette et le jeune adulte.D’une certaine manière, le lecteur est tou-jours, à travers des dialogues émouvants,dans la pensée intime de l’un et de l’autre.C’est ainsi qu’il assiste au développementd’une conscience autant locale qu’universelle,autant sociale qu’historique. Ce point de vuede l’intérieur et de l’extérieur offre au lecteurune saisie complexe mais réelle d’une identitésingulière autant que multiple.

L’enfant Béatrice, David l’adulte.L’enfance joyeuse, l’enfance infernale. Cequi est intéressant, c’est que la romancièren’as pas seulement juxtaposé ces deuxenfances, elle les a fait se rencontrer dans deslieux et des souvenirs, dans des odeurs et descouleurs tantôt diaboliques (les confidencesde David), tantôt magistrales (les toiles dufleuve). Au centre de cette rencontre, uneamitié absolument gratuite, sans aucun espoirde quelque retour que ce soit. Ce qu’il y a deplus beau, de plus vrai, de plus exemplaire.Ça fait du bien à l’âme du lecteur qui se ditqu’il y a là une vérité toute humaine quiféconde un espoir pour la sauvegarde de l’hu-manité. Il y a aussi, sur la touche du cœur, despersonnages de femmes québécoises (fortes,autonomes et en santé), qui, avec le coupleVendroux (qui a sauvé David des griffes dusoldat allemand qui l’a violé) déploient unegénérosité à l’endroit des ouvriers et uneabsence de préjugés sans pareille. Il y a làaussi un sens de l’engagement, une passionmême pour reprendre l’un des titres de sesessais, qui ramène cette part de notre huma-nité à sa véritable signification : le respect etl’amour de l’autre qui n’ont rien à voir avec lecalcul intéressé ou l’ambition personnelle.

Un mot sur Loyseau, ce personnage utileà la compréhension des enjeux du roman. Saprésence permet d’approfondir cetteambitieuse question de l’antisémitisme et dunazisme. Ce qui est impossible avec l’enfantBéatrice qui, à son âge, ne peut saisir tous lesenjeux politiques. Voici que l’histoire peut serépéter, se répète et que la manipulation n’est

pas une caractéristique nationale ou ethnique.Elle est de l’ordre du comportement humain.C’est ainsi qu’Andrée Ferretti, grâce au per-sonnage de Loyseau, sort du cliché, voire dupréjugé qui veut que le mal provienne tou-jours des autres. Ce qui se passe ailleurs peutse passer ici. Ainsi, lorsque Loyseau se faitl’écho de la conscience de David, en verba-lisant autrement son drame et en l’universa-lisant, il détourne, par le biais de sonapproche intellectuelle, ses réelles intentionsqui sont à la fois celle d’agresser David etainsi, par une sorte de retour du destin, cellede venger son propre destin de jeune adultesurpris par son patron, de confession juive,alors qu’il tentait lui-même d’abuser un jeunegarçon. Cela ajoute au drame de David qui,ne pouvant échapper aux malheurs de sonenfance, s’enferme en lui-même. Cettedimension, dans le roman, n’est pas banale.Elle est nécessaire pour comprendre plus pro-fondément le drame qui poursuit sans cesse laconscience de David et du sens qu’il doitdonner à son destin : à quoi, finalement,n’échappe-t-il pas ? se demande-t-il. Et il y atoute cette question de la vengeance, celle deLoyseau, celle de David, celle du destin. Sansle savoir, Béatrice se charge de la vengeancede Loyseau en l’écartant du village. Davidvoudra tuer son bourreau et le suicide du jeuneallemand exilé accomplira la vengeance surson propre destin. « Il y a une nuit dans la nuit», avait déjà dit la grand-mère de Béatrice.

De plus, j’ai particulièrement étéintéressé par l’analogie qu’Andrée Ferrettisuggère, tout au long de son roman, entre laquestion juive (la judéité) et la questionquébécoise (le destin national). Cela n’étaitpossible qu’avec une connaissance réelle deces deux questions. Ce qui est définitivementson cas. Comme dans ses récits précédents,s’y cache un sérieux et évident travail derecherche. C’est pourquoi le parallèle va plusloin que l’intuition et que la comparaisondemeure appropriée. L’analogie ne reposepas sur une histoire commune mais sur desmécanismes d’exclusion de l’un et de l’autrequi, tout en ayant leur propre historicité, con-servent leur point de convergence. Et ce quiest fort efficace, c’est que cette conscienced’un destin comparable qui ne tombe pasdans le pathos surgit de la tête d’une petitefille de douze ans. Cela se passe donc en

dehors de tout préjugé puisque c’est l’infor-mation brute qu’elle reçoit qui lui permet defaire spontanément des liens que d’aucunn’oserait faire : ce malheur d’être Québécoisqui, bien que moins abominable, est si sem-blable au malheur d’être Juif.

«Toujours tentée par les comparaisons,Béatrice pensait comment, depuis LordDurham, les Canadiens anglais et leursassimilés avaient également sans cesse voulufaire disparaître les Canadiens français, soiten essayant de les aliéner, soit en appliquanttoutes sortes de mesures qui avaient poureffet de les minoriser et de les dépouiller despouvoirs essentiels à leur développementéconomique et culturel. Bien sûr, elle savaitque leur volonté d’écraser ceux qu’ils consi-déraient comme des vaincus ne les avait pasconduits à envisager le génocide physique deson peuple, mais elle ne pouvait s’empêcherde penser avec colère qu’ils n’en prenaientpas moins tous les moyens pour le fairemourir à petit feu.»

Cette conscience qu’« on nie auxCanadiens français la pleine valeur de leuridentité », Béatrice la tient de sa tantePhilomène qui lui enseigne que « le refusdélibéré des Anglais [d’adresser à leurs ouvri-ers] un seul mot dans leur langue exile lesCanadiens français dans leur propre pays ».C’est cet appel à la solidarité et ce senti-ment d’exil intérieur, juxtaposés à une volon-té de faire disparaître un peuple en l’aliénant,qui permet la comparaison. Me vient cetexemple du père de Gabrielle Roy qui, sousprétexte qu’il ne votait pas du « bon bord »,fut congédié in extremis du gouvernement duCanada quelques semaines avant ses soixanteans perdant, du même coup, tout droit deréclamer une pension. C’est la manière qu’ilfaut retenir, manière qu’on associe générale-ment aux régimes totalitaires mais dont ontrouve des traces en régime dit démocratique.C’est pourquoi la comparaison tient le coup.Et c’est la grande intuition de Béatrice depenser qu’il y a des liens à établir entre lavolonté d’exterminer les Juifs et la volonté defaire disparaître les Canadiens français.

«Béatrice admire et envie cette solidaritédes Juifs entre eux. Elle partage ainsi l’opi-nion de nombreux Canadiens français qui

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croient que, si leurs compatriotes manifes-taient entre eux une telle solidarité, lesAnglais auraient moins beau jeu pour leurmanger la laine sur le dos. Malgré son jeuneâge, il ne se passe pas un jour, depuis qu’entroisième année elle a appris la mort dansl’âme, la défaite des plaines d’Abraham desFrançais et des Canadiens contre les Anglais,sans que le destin de la nation ne vienne trou-bler son cœur et son esprit. Elle se sent per-sonnellement atteinte par les effets innom-brables et quotidiens de la domination exer-cée sur son peuple, et de celui-ci à la subir luiparaît lâche et la révolte.»

Outre cette capacité à faire desliens, Béatrice a une aptitude à l’écoute quiest aussi celle du silence. Et c’est ce qui« sauve » David de son propre silencedestructeur, celui-là si contraire à son amiecanadienne-française de douze ans. Cela estpossible, parce que Béatrice reste elle-mêmedans sa relation avec David. Bien des choseslui échappent dans sa compréhension « intel-lectuelle » des événements historiques liés àl’existence personnelle de son ami, mais elles’en tient à sa propre compréhension, incom-plète certes, mais suffisante pour saisir lanature du drame qui lui est raconté. Cetteécoute et ce silence sont aussi possibles parcequ’il y a eu, particulièrement entre la grand-mère, la tante Philomène et sa nièce, uneforme de transmission d’un certain nombrede valeurs qui ont façonné la conscience deBéatrice. Entre’autre, cette conviction qu’a satante que dans les grands films, l’histoire desprotagonistes s’inscrit souvent dans l’histoiregénérale d’un peuple : « Cette conjugaisonplaît à Philomène qui croit qu’un individu nepeut devenir un héros, au cinéma commedans la vie, que s’il sait solidement lier en luice qui le rend unique : ses forces intimes etcelles qu’il doit à l’univers particulier qui l’aforgé. » C’est cette valeur de transmissionqu’on retrouve dans le roman d’AndréeFerretti et qui, à travers Béatrice, illustre lesens de la continuité. Hélas! Cette transmis-sion si nécessaire ne se fait plus aujourd’hui,tenant les jeunes dans l’absence de leur pro-pre histoire et de celle de l’humanité.Soutenue et encouragée par sa grand-mère etsa tante, Béatrice développe une invulnérabi-lité face aux coups extérieurs; ce qui la rendplus forte. C’est pour cette raison qu’elle peut

recevoir les confidences de David sans quecela change son regard positif sur la vie.

Quant au destin du jeune allemand,même exilé à Saint-Vallier, ce si beau coin depays aux allures de fleuve, il se poursuit sansabandon de lui-même face à l’autre, quelqu’il soit. « Je vous le répète, Béatrice, insisteDavid, car je vois que vous ne comprenez pasbien. Je suis à jamais prisonnier d’un monstrequi est en moi, qui est moi. » Plus on avancedans le roman, plus Béatrice comprend qu’ilest des destins, comme celui de David, quisont imparables, irréparables. Et c’est le ren-forcement de sa maturité qui s’en trouveaccéléré : « Béatrice saisit alors tout à fait lesens de ce que lui disait parfois sa grand-mère :que chaque souffrance est particulière, quechacun est blessé au point le plus sensible deson être, que ce point est unique, le lieuimpénétrable de sa solitude. » Et face à ceconstat, ce que Béatrice peut donner demieux, c’est de rester elle-même : sensible àl’autre et pleine de vie. Et c’est ce bien-êtreque David, dans sa lettre d’adieu, lui exprimealors que devenu un homme, il mourra, mal-gré tout,de sa propre main « accomplissant le seulacte libre qui lui est désormais accessible » :

«Réjouissez-vous, au contraire, à la pen-sée que je vous suis infiniment reconnaissantde m’avoir aidé à me regarder en face, alorsqu’avant notre rencontre je voulais délibéré-ment être une épave afin d’égarer en moi laréalité. Vous m’avez donné bien plus quevotre temps et votre énergie, bien plus quevotre compassion et votre amitié, vousm’avez offert tout votre être comme on tendun miroir enchanté dans lequel l’être le pluslaid pourra se trouver quelque beauté. […]Soyez toujours convaincue, chère, très chèreBéatrice, que vous m’avez sauvé, et que lalumière de votre âme, si éclatante dans votreregard, votre sourire et votre rire, m’accom-pagnera jusqu’au dernier instant, jusqu’auseuil de l’imparable solitude ».

Et c’est précisément dans le regardde l’autre que David a pu avancer quelquepeu. Au centre de l’échange, ses mots trans-portaient certes un drame mais aussi unevérité universelle que chacun porte en soi :son imparable solitude. Celle-ci, que décou-vre Béatrice, ne l’empêche pas, heureuse-

ment, de conserver son goût de vivre. C’estl’autre leçon du roman : on peut apprendre àchaque enfant « comment il peut devenir unpilier de ce monde désirable et si ardemmentdésiré. » Ici, dans L’été de la compassion, il ya continuité de pensée avec son premier récit.En effet, ainsi que l’écrivait Jean Basile à pro-pos de Renaissance en Paganie, « Il y anaturellement quelque chose d’étrange à con-damner le monde à la "violence de la beauté"et d’autant plus qu’il faut apprendre à nosenfants "la blancheur opaline de l’aube"…4.»Constamment, la chose est récurrente, l’écri-ture d’Andrée Ferretti s’inaugure par sa rela-tions à l’avenir, voire à la beauté. Lorsqu’elleécrit, elle retrouve le sens profond de sonengagement; engagement, a déjà signalé JeanBasile, inscrit dès le premier récit : « Seshéros nous disent par sa bouche qu’après lamort, à soi-même donnée ou décidée pard’autres, il reste encore la beauté « qui peutchanger le monde » car elle est « l’ultime vio-lence qu’il peut supporter 5.».

Ici, nous retrouvons Andrée Ferretti avectoute sa force de vivre dans ce pays tant aiméqu’est le Québec et que sa réelle naissance,un jour, espère-t-elle, conduira à sa maturité.Il est même à se demander si lorsqu’elle avaitdouze ans, elle ne ressemblait pas à Béatrice,ne croyant déjà plus ni à Dieu ni au diable, sielle n’était pas portée à prendre le monde surses épaules, à s’en tenir responsable, person-nellement destinée à sauver le monde, si ellene s’était pas promise, dès sa jeunesse, à s’en-gager dans la bataille d’un pays à naître. Jen’en serais aucunement surpris. Ne voulons-nous pas, chacun de nous, à l’instar de Béa-trice - cette lumière de l’âme dans le regard -,nous élever au-dessus de notre condition.

Bref, de son roman, le lecteur en sortému, mais surtout réconforté par toutes lesBéatrice de ce monde que la lecture de L’étéde la compassion fera naître. ■

1. Jean Basile, « Ferretti, l’auteure, fait revivre Aquin », La

Presse, 27 juin 1987.

2. Madeleine Ouellette-Michalska, « Aquin et Hypatie filant

le parfait bonheur en Paganie », Le Devoir, 13 juin 1987.

3. Jean Royer, « Pour un octobre de lumière », Le Devoir,

1er décembre 1990.

4. Jean Basile, « Ferretti, l’auteure, fait revivre Aquin », La

Presse, 27 juin 1987.

5 . Jean Basile, Ibid.

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«Toute sa vieDuras a craint debasculer dans lafolie. Elle lafréquenta si sou-vent qu’elle déci-da d’en faire unecompagne plusqu’une ennemieà abattre : Être àsoi-même sonpropre objet de

folie et ne pas en devenir fou, ça pourraitêtre ça le malheur merveilleux, écrit-elledans Les yeux verts» (Laure Adler,Marguerite Duras, Gallimard 1998, coll.Folio, 2000, p. 74)

J’avais aimé Putain. Le second récit deNelly Arcan. Folle, m’a plu tout autant.S’agit-il d’une «autofiction»? Je m’en ba-lance, cette étiquette ne dispense personne dese demander si le style de l’écrivain l’a portéjusqu’à la fin, ni de s’interroger, en tournantla dernière page de cette œuvre, si les person-nages ont traversé ou non une expériencehumaine significative . Nelly Arcan a unstyle, c’est indéniable (elle en dévoile lateneur à la page 43), mais je laisserai aux spé-cialistes le soin de le décrire. Quant à savoirsi ses personnages ont fait une expérience sig-nificative, c’est ce dont je voudrais justementparler.

Le roman de Nelly Arcan va à mon senstrès loin dans la compréhension de ce quipourrait entraîner, à notre époque, l’échecamoureux à répétition. Le récit d’un amourconsumé en quelques mois que nous proposela narratrice permet de jeter un certain regardsur les relation de couple dans une sociétéobsédée par l’image.

C’était raté d’avance, commente la nar-ratrice, mais il faut quand même savoirpourquoi! Ainsi commence, sur un tonpresque détaché, la revue des causes possi-bles. Aucune longueur inutile, pas de morale.Le roman contient plutôt des descriptionsprécises et rapides de la rencontre initiale, dela première discussion, des étreintes qui ontsuivi (oui, les pratiques sexuelles), puis descrises et finalement de la séparation. Cetteanalyse exhaustive des causes possibles estsimplifiée par la construction littéraire, car lesévénements s’enroulent sur eux-mêmescomme un amas de gaz dans une spirale gra-vitationnelle.

Parmi les raisons qui conduiront à la ca-tastrophe finale, il faut évoquer, côté femme,«le problème d’apparition», j’y reviendrai

plus longuement, car à mon sens la richessedes romans de Nelly Arcan réside précisé-ment dans sa façon d’aborder ce qu’elleappelait déjà, dans Putain, « l’exigence deséduire ».

Côté homme, il y a eu la confusion tra-ditionnelle : l’image qu’il se faisait d’elle,mêlée aux souvenirs d’anciennes amoursainsi qu’à son univers fantasmatique. Mêmeaujourd’hui, la sexualité polymorphe du mâledéfie le monde raisonnable : ici, il jouit enregardant les «porn stars» sur Internet. Il y enaurait long à dire sur la difficulté qu’ont leshommes d’amener leurs fantasmes et leurdésir à la portée d’un jugement. Pour l’heure,disons que les femmes ont raison : au regardde la sexualité, les hommes sont définitive-ment le sexe faible.

Les femmes semblent elles aussi trèsfragiles, mais dans un autre sens, prisonnièresdu regard de l’autre. À cet égard, il y a chezla femme une inquiétude constante et la nar-ratrice de Folle l’exprime admirablement :«Tout le monde croit que je me raconte deshistoires parce qu’il existe des blondes ditesincendiaires et des brunes laides dont on arien à dire mais tout le monde oublie que labeauté d’une femme ne sert à rien si elle n’en-tre pas dans le goût d’un homme…»

Dans les premières pages de L’amant,Marguerite Duras avait essayé de décrire cetaspect de la condition féminine. La narratricese rappelle que les femmes de Saigon pas-saient leur temps à préparer leur apparitiondans le monde. Pour Duras, les femmes setrompaient : «ce ne sont pas les vêtements quifont les femmes plus ou moins belles». Elledisait que «ce manquement à elles-mêmes»était une «erreur» qui avait parfois de graves

conséquences : « Certaines deviennentfolles ».

Une dimension de l’amour sembleéchapper à la femme. Est-ce l’homme lui-même? Pas certain Marguerite Duras avaitessayé d’indiquer la sortie de l’angoisse fémi-nine tout en continuant d’exister commefemme, elle disait : « il n’y avait pas à attirerle désir ». (L’amant, éd. Minuit, 1984, page28)

Or justement, il faut relire le premierroman de Nelly Arcan pour redécouvrir lespassages où elle tente de saisir, à sa manière,ce qui déroute les femmes : «… les femmesont souvent trop de ce qu’elles ont, elles sonttoujours trop ce qu’elles sont, rivées à leursexe, incapables de réinventer leur histoire oude penser la vie en dehors des magazines demode, inépuisablement aliénées à ce qu’ellescroient devoir être…» (Putain, Seuil 2001,coll. Points, page 42)

Retournons maintenant au secondroman de Nelly Arcan, au passage où la nar-ratrice évoque son « problème », sa « tare »,écrit-elle aussi. En passant devant un miroir, àla sortie du bar avec son nouvel amoureux, lanarratrice doutera de sa propre présence aumonde. Elle dira : « Ce soir-là à Nova je t’aimontré sans le vouloir cette tare de naissancequi a fait de moi un monstre incapable d’ap-paraître dans les tarots de ma tante, j’ai tou-jours dit que mon problème en était un d’ap-parition » (Folle, éd. Seuil, 2004, p. 154).

Apparaître dans le monde, exister dansle regard de l’autre. Telle est la conditionhumaine. Pour les deux, pour l’homme autantque la femme, bien sûr. Mais à cause de ceque l’on attend des femmes dans leurs rap-ports personnels ou amoureux avec leshommes, une forme d’abandon dirais-jenaïvement, leur apparition dans le monde lesobsède plus particulièrement (« il ne faut pasoublier que c’est le corps qui fait la femme »,pouvait-on lire aussi dans Putain, page 48).

Le personnage créé par Nelly Arcandans son second roman incarne à merveillecette obsession, qui est aussi une « faiblesse »,avoue la narratrice : « Au début de notre his-toire tu me croyais imbue de ma personneparce que je me regardais tout le temps dansles miroirs que je rencontrais, ensuite tu ascompris que j’étais faible et tu ne m’a plusaimée … » (Folle, toujours la page 154).

En terminant la lecture, je me dis que lanarratrice a retrouvé un peu de sa liberté, ellea décrit la source de son angoisse. Une bellevictoire, « en ces jours où on maquille les fil-lettes et où on doit avoir dix-huit ans toute savie » (Putain, page 101). ■

«Ce soir-là à Nova je t’ai

montré sans le vouloir cette

tare de naissance qui a fait

de moi un monstre

incapable d’apparaître dans

les tarots de ma tante, j’ai

toujours dit que mon

problème en était un

d’apparition.» (Folle, éd.

Seuil, 2004, p. 154)

LIRE NELLY ARCAN AVEC MARGUERITE DURAS André Baril

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Dans une société

d'abondance, que

reste-t-il à désirer?

Là où l'on associe

puissance, instanta-

néité et technologie,

quel sens donné à la durée? Vous valorisez

dextérité, intellectuelle ou manuelle, (les

compétences?!)? Qu'advient-il alors de ce

qui ne se mesure pas en termes de perfor-

mance? Que me dit de cela un festival dont

j'ai appris à espérer le retour, fin août,

comme une occasion non seulement de

voir des films japonais autrement absents,

mais aussi des cinéastes susceptibles de

tenir à jour mes connaissances de l'état du

cinéma et de la société au Japon et dans le

monde, mais aussi des critiques de partout

et des cinéphiles d'ici dont les points de

vue contrastés me permettent de nuancer,

réviser, préciser les miens? Oui, que m'en

dit-il, au milieu des rumeurs de sa méta-

morphose, au moment où tournent en rond

les bolides de la Molson Indy? Parmi les

films vus, l'ancien professeur que je fus

vous propose un retour sur ce que serait

être un garçon de 19 ans dans un monde

urbain, industrialisé, hédoniste et forcené à

la fois. De l'irrésolution des six héros de

Hard Luck Hiro à la criminalité de celui de

(Is A), les cinéastes Sabu et Fujiwara, dans

des styles et avec un bonheur différent,

mettent en cause le sens et le désir de vivre

d'une jeunesse de société riche.

Hard Luck Hiro

On ne saurait rêver cinéaste plus

oulipien que Sabu. Depuis son premier

film, il revisite le thème de la course et la

manière dont elle fait ressortir les valeurs

des personnages, et dont on peut commu-

niquer aux spectateurs les sensations

qu'elle suscite. Trois couples de gars, en un

récit conduit comme un bolide le serait

autour de la place Bourget, à Joliette, sont

précipités, qui hors de leur apathie, qui de

leur prétention à saisir un raccourci à ce

qu'il doit. Le film lance des gags

savoureux sur le racisme (par méprise, un

gangster prend un jeune pour un Thaï et

commente la différence culturelle...),

l'éducation à coups de poing d'un autre, le

kitsch des décors et de la mode, les specta-

cles de boxe dignes de la WWF...

Employés de bureau, apprentis

gangsters, cuisiniers, leur velléité, par l'ex-

périence de la peur et l'urgence de l'ex-

primer, se mue en engagement à aller au

bout de leurs rêves. Curieusement, ce film

regroupait ces éléments qui, à l'instar des

ingrédients colorés d'une ratatouille

présentés en générique, auraient pu me

ravir. Du clip commandé, le cinéaste

aurait pu, en se jouant des divers angles

selon lequel un même événement est

perçu, nous entraîner au moins dans le

ravissement de la virtuosité. Mais il a

choisi de glisser des inserts de couples

dansant au ralenti, d'images documentaires

de ravitaillement lors d'une course, d'une

palette limitée dans l'expression de la peur,

de redites qui m'ont rendu nostalgique de

la brièveté des Exercices de style de

Queneau!

J'ai donc regretté n'être pas laissé

dans le plaisir des éléments évoqués plus

haut, d'autant plus que le cinéaste manifestait

une joyeuse confiance dans la capacité de

- CINÉMA -LE CINÉMA JAPONAIS AU FFM: PORTRAIT D'UNE JEUNESSE.

Claude R. Blouin

Tandis que le film de Sabu

évoque les valeurs des

jeunes, le film de Fujiwara

nous présente un jeune

homme qui connaît plus de

choses qu'il n'en peut

aimer. Et cela est mortel,

comme nous le rappelait le

père Ernest Gagnon, à la

suite de Thomas d'Aquin...

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la jeunesse de son pays d'apprendre non

pas du succès seulement, mais de ses

échecs aussi. Les héros, de consomma-

teurs, se font acteurs ...

(Is A)

Fujiwara prend la jeunesse par

son extrême le plus inquiétant, parce qu'il

se joue des stéréotypes: il se concentre sur

un jeune qui jouit d’une dextérité, tant

intellectuelle que manuelle, recherchée par

les employeurs. Ce premier de classe fait

ce qu'on lui demande, mais se retire dans

un silence, qu'il ne rompt qu'en dactylo-

graphiant ses pensées sur son ordinateur

portable. Jamais ne se confronte-t-il à ses

aînés, dont rien ne lui laisse croire qu'ils se

posent les questions, partagent les doutes

surtout qui le préoccupent. Maîtres atten-

tifs, père aimant et présent comme

rarement le cinéma québécois en montre

peu, ces exemples sont impuissants chez

l’enfant non seulement à prévenir la cons-

truction et le déclenchement, à 14 ans,

d'une bombe, mais encore, en dépit de l'ap-

pui du père et d'un tuteur, la récidive,

lorsque 4 ans plus tard, jeune homme, l'as-

sassin recouvre la liberté. Première entorse

au récit habituel de ce type: ni psycho-

logues, ni sociologues n'interviennent ici.

Même si le père s'interroge sur ses man-

quements et si ses collègues se demandent

où étaient les parents, le récit ne permet

pas d'attribuer à l'absence à la pauvreté, la

cause de cette délinquance. Or, si le récit

est fictif, il est inspiré du cas d'un jeune de

14 ans devenu, à Kobé, ville du cinéaste,

assassin. Nous sommes donc devant un

phénomène où la génétique et la sociolo-

gie sont impuissantes ou en tout cas vite

limitées dans l'explication du comporte-

ment. Deuxième écart: le jeune homme a

tué, entre autres, le fils et l'épouse d'un

policier qui ne se sent vivre que dans la

pensée de venger ces morts. Rien de neuf,

direz-vous. Sauf que celui-ci est convain-

cu que ces quatre ans d'emprisonnement à

l'école de réforme ne l’ont pas changé, en

dépit de ce que proclame son dossier d’ex-

cellence. Or, peu après cette libération, un

jeune homme est tué. Le policier

soupçonne notre héros; la victime s’avère

avoir été le dénonciateur… Notre désir de

croire en la réhabilitation sinon notre con-

viction du manque d’ouverture de l’enquê-

teur, est donc ébranlé.

Mais le récit ne joue pas seule-

ment sur la tension entre criminel et poli-

cier. Il oppose aussi celui-ci en tant que

père d’un fils assassiné au père du fils,

vivant certes, mais assassin… Les deux

font l'expérience de l'impuissance pater-

nelle à exercer de manière absolue le rôle

de protecteur. Par trois fois, sur des ponts,

le long de garde-fous, se rencontrent des

hommes qui n'ont pu avec l'adolescent

construire de pont, le garder d'une folie

moins vue en termes psychiatriques que

comme le produit d'une rationalisation par

le jeune intellectuel. Rationalisation

inspirée de quoi? De son interprétation de

l'évolution, qui mène l'être humain de la

Nature, paradisiaque sans l'homme, à la

mer et à l'état de poissons, puisque la fonte

des glaces annoncées menace tous les con-

tinents. La civilisation est représentée en

gros plans par des déchets , canettes, ordi-

nateurs, téléphone (la sonnerie répétitive

signale une fausse absence, puisque mère

et soeur sont bien là, prostrées, après

l'agression approuvée par un copain du

héros...), photos enfin de victimes, de l'as-

sassin lui-même du temps perdu où il était,

chaleureux, ouvert à autrui, enfant...

La technologie, cette adresse à

monter une à une les pièces d'horlogerie

présentées en gros plan, transpose un

instrument de mesure du temps en un outil

pour déclencher sa fin! Voici donc un

jeune homme qui connaît plus de choses

qu'il n'en peut aimer. Et cela est mortel,

comme nous le rappelait le père Ernest

Gagnon, à la suite de Thomas d'Aquin...

Le dernier plan montre une jeune

fille qui fleurit la stèle commémorative des

morts d'une explosion dont elle est elle-

même une rescapée. Il suggère que le con-

sentement à vivre plutôt qu'à nier la peine

et l'angoisse libère la possibilité de recon-

naître que nos deuils ou nos impuissances

n'occultent pas tout le champ de nos possi-

bles. Cette honnêteté, et de permettre l'ex-

pression même des interrogations qui nous

laissent sans réponse et de nous adresser à

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autrui, c'est à elle que, comme en creux,

nous invite ce récit.

Ce premier film d'un cinéaste de

35 ans embrasse peut-être trop, mais c'est

avec affection et courage, puisqu’il prend

le problème posé par son aspect le plus

résistant à notre espérance: le cas du

récidiviste issu d'un milieu confortable et

aimant, et auquel on ne trouve pas de

mobiles sur lesquels agir... Le cinéaste

m'avouait que c'est la paralysie des milieux

policier et judiciaire ainsi que des associa-

tions de parents lors du meurtre commis

par l'enfant qui l'avait motivé dans le désir

d'écrire une fiction. Et le A du titre renvoie

à l’Anonymat dans lequel le mineur doit

être préservé… et auquel le réalisateur

souhaitait que chacun puisse se demander

si ce n’est pas de lui qu’il s’agit…

Regardons bien le visage de ceux

qui, obéissants, affectent une mine impas-

sible, réussissent en ce que nous appelons

réussir. Sous le conformisme et les gestes

attendus, cela bouge...Noir, dites-vous?

Moins que de laisser entendre qu'il y a des

interrogations non partagées, et que l'on

puisse indéfiniment éluder dans le travail

l'éternel «À quoi bon?»

Un festival, à la fin août de

chaque année, rassemble ces images et

sons mis en rythme, pour nous aider à

trouver, génération par génération, culture

par culture, une façon de vivre avec les

questions pour lesquelles une réponse se

dérobe. Et dont c'est déjà donner une

forme à l'espérance que de reconnaître que

nous nous les posons... ■

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La littérature sur les divertissements

du temps de la Rome antique est rarissime

dans la famille livresque qui traite du

phénomène du loisir ancestral. De là l’im-

portance des manuscrits Les Gladiateurs

de l’Amérique de Paul Ohl et L’Histoire du

sport de Jean-Paul Massicotte et Claude

Lessard.

L’empire romain sous le règne de

César était friand de divertissement et les

jeux du cirque étaient populaires. C’était

l’époque du pain et des jeux qu’on retrou-

ve dans l’histoire sportive. César calmait

son peuple par des combats de gladiateurs,

d’animaux et de course de chars.

Particulièrement pendant la crise

économique où les jeux et divertissement

du cirque servaient de panacée et de

baume un peuple non tribal.

Selon Paul Ohl ces combattants

étaient des esclaves, des prisonniers et des

amuseurs publics qui divertissaient la

plèbe romaine. Les citadins de Rome

demandaient à satiété des spectacles de

gladiateurs et autres jeux du cirque. C’était

pour eux un loisir décadent qui assouvis-

sait leur soif de violence. Et ces jeux du

cirque romain pouvaient attirer jusqu’à

250 000 spectateurs dans le « Circus

Maximus » mieux connu sous le nom de

Colisée de Rome. Une pléthore de gladia-

teurs sont morts dans le cirque de Rome.

La véhémence inspirait les gladiateurs

romains et le peuple était leur complice.

C’était le trésor public qui soutenait les

jeux.

Et on retrouvait à Rome des écoles de

gladiateurs qui regroupaient diverses caté-

gories. On pense aux mirmillons, rétiaires,

et bestiaires qui combattaient dans le

Colisée de Rome. C’était le « curator » qui

était responsable de ces guerriers-gladia-

teurs. Les athlètes étaient instruits par des

instances qui s’appelaient lanistes. Ces

combats de gladiateurs prirent leur origine

dans l’Étrurie. Ces guerriers romains sont

les ancêtres des athlètes professionnels de

notre ère moderne. Les jeux du cirque

prirent fin en 403 après Jésus-Christ.

Contrairement aux Grecs, les

Romains n’avaient aucune attirance pour

l’athlétisme qui était sacré pour les Grecs.

D’où l’importance majeure des jeux de la

Grèce Antique sur les jeux de Rome dans

le Colisée. Et les combats de gladiateurs

ont été le début du déclin de l’ère romaine.

Rome comme cité sportive était fastueuse

et glorieuse avec ces combats. Mais

l’époque féodale du moyen âge avec ses

combats de chevaliers a remplacé l’ère

romaine et ses combats de gladiateurs.

En définitive, les sportifs profession-

nels d’aujourd’hui qui livrent bataille dans

les enceintes et les amphithéâtres de notre

ère moderne sont les gladiateurs de la

Rome Antique. ■

- SPORTS -LES LOISIRS DU TEMPS DE LA ROME ANTIQUE

Yves Préfontaine

Contrairement aux Grecs,

les Romains n’avaient

aucune attirance pour

l’athlétisme qui était

sacré pour les Grecs.

COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005

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C’était à la fin des années 70. À

l’époque où j’amorçais des études en

philosophie à l’Université de Montréal, un

ami m’avait recommandé les cours

d’Yvon Gauthier. Je m’en rappelle encore,

il était déjà un personnage, il marchait en

longeant le grand tableau, s’arrêtant un

bref instant pour écrire un concept ou une

formule. Il marchait vite, mais parlait

posément, cherchant à nous amener dans

le vif du sujet; nous ne comprenions pas

toujours ses constructions logico-mathé-

matiques, mais ses suggestions épisté-

mologiques et philosophiques étaient

autant d’invitations à lire les contempo-

rains et à exercer notre jugement critique,

tandis que sa bonne humeur, ses phrases

lapidaires et ses métaphores nous faisaient

vraiment rire. Je découvrais alors un

philosophe patenté habité par la joie de

vivre.

En effet, Yvon Gauthier a toujours été

un professeur de philosophie qui ose faire

école (le constructivisme) et qui a l’ambi-

tion de participer au renouvellement de la

logique (en proposant de nouvelles inter-

prétations des notions de négation et d’in-

fini). Il a publié une dizaine d’ouvrages,

sur les fondements des mathématiques, sur

la logique, sur les sciences sociales, etc. Il

a rédigé une centaine d’articles, discutant

des travaux des penseurs d’ici et d’ailleurs,

articles écrits dans plusieurs langues et

parus dans diverses revues savantes du

monde entier. Et il donné des conférences

un peu partout, notamment au Brésil, en

France, en Russie et même en Chine où il

s’est rendu en 2002.

Mais quel est son propos? Eh bien,

avant de répondre, je ferais une petite

remarque sur la conception que nous nous

faisons du savoir aujourd’hui. Nous avons

souvent tendance à penser que notre

époque a provoqué «l’éclatement du

savoir» et nous croyons du même souffle

que l’esprit universel s’est éteint avec

Goethe, génie qui pouvait encore, comme

l’écrit Milan Kundera dans son roman

L’immortalité, embrasser les divers savoirs

de son temps.

Or, pour le philosophe des sciences

qui a longtemps fréquenté l’œuvre de

Hegel, le savoir est d’abord et avant tout

une forme, un dessin, un plan généré par la

capacité proprement humaine à discrimi-

ner, à différentier, à diviser, à séparer le

semblable du semblable, pourrait-on dire.

«L’activité de diviser est la force et le tra-

vail de l’entendement», écrivait Hegel en

1807. Gauthier va retenir la leçon : «la dif-

férence est la condition de l’extériorisation

ou de l’objectivité» (Théorétiques, éd. Le

Préambule, 1982, p. 228). Ce point de

départ est-il toujours actuel? En tout cas,

dans sa très profonde étude du structura-

lisme, le génial Jean-Claude Milner le

reprend à sa façon, en commentant Platon;

nous ne sortons jamais de la Caverne, dit

Milner, mais un savoir est quand même

possible : «Le savoir issu du seul repérage

de la distinctivité et non-distinctivité est en

droit et en fait le plus haut et le plus puis-

sant des savoirs» (Le périple structural,

éd. Seuil, 2002, p. 174)

Justement, lire Yvon Gauthier,

c’est faire l’expérience d’une sensibilité

discriminante, d’une pensée incisive, c’est

découvrir à quoi ressemble l’acuité de la

pensée quand elle se met à l’étude de la

très grande et très diversifiée production

scientifique. Il y a une unité du savoir,

mais elle n’émane ni d’une source

naturelle ni d’une finalité surnaturelle, pas

même d’un sujet collectif, elle réside plus

simplement dans l’acte de connaître lui-

même. Tel est en effet le sens de la

Lorsque Yvon Gauthier jette

son regard aussi bien sur la

cosmologie, le calcul des

probabilités, la logique

intuitionniste, la théorie des

particules élémentaires que

sur l’anthropologie, la

psychologie génétique ou la

théorie critique de la société,

c’est toujours pour mettre à

l’épreuve la solidité des

constructions scientifiques

récentes et de les justifier à

l’aide des activités du sujet

linguistique constructeur.

- PHILOSOPHIE -PHILOSOPHER AVEC LE CONSTRUCTIVISTE YVON GAUTHIER

André Baril

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philosophie arborée par Yvon Gauthier

depuis des décennies : le constructivisme.

Comment rendre compte en quelques

lignes du constructivisme, une école de

pensée qui a eu des ramifications dans

divers domaines au cours du 20e siècle? Je

me risquerai à deux idées. D’abord, le cons-

tructivisme d’Yvon Gauthier fonde notre

rapport délibéré au monde sur l’activité du

dire « La question du langage est, plus pro-

fondément et plus intimement que la ques-

tion de l’être, la question où "nous"

sommes en question. Nous commençons

seulement à comprendre que l’être,

l’esprit, la conscience sont de plus simples

objets que le langage. Car le langage est,

comme le disait déjà Hegel, un "extérieur

intérieur" », écrivait Gauthier dans son pre-

mier ouvrage, L’arc et le cercle, publié en

1969. De plus, le constructivisme affirme

que le savoir est le fruit d’un acte créateur,

exactement comme peut l’être une

constante que le mathématicien a réussi à

extraire de ses laborieux calculs (et cette

constante, faudrait-il peut-être ajouter,

assure la fermeture du modèle formel tout

en libérant le sujet de son propre labeur).

Au fil des ans, Gauthier a souvent

exposé le sens de son travail. Pour lui, l’é-

tude des fondements du savoir «combine

les approches logique, mathématique et

philosophique dans un effort d’analyse de

‘la’ mathématique». De plus, «les fonde-

ments ont aussi pour fonction de situer les

mathématiques dans le panorama des

activités théorétiques. C’est ici que la

philosophie reprend une partie de ses

droits», ajoutera-t-il dans son Logique et

fondements des mathématiques (éd.

Diderot, 1997, p. 66).

Qu’est-ce à dire? Afin de répondre,

permettez-moi de distinguer trois paliers

dans l’édifice du savoir. D’abord, il y a la

patiente recherche fondamentale menant à

une preuve ou à la création d’un savoir

nouveau. Vient ensuite la mise à l’épreuve,

suscitée par une crise, un changement de

paradigme, ou par un questionnement sur

les fondements de nos savoirs. Ce travail

proprement critique, l’analyse fondation-

nelle, est une tâche qui incombe générale-

ment au savant qui s’intéresse à la philoso-

phie ou à l’épistémologue instruit aux

méthodes de preuve, bien au fait l’appareil

analytique de quelques sciences. C’est le

cas d’Yvon Gauthier. Enfin, il y a le temps

de l’approbation, de la reconnaissance de

la théorie par la communauté, voire par la

population en général, quand le travail de

vulgarisation est bien sûr mené à terme

(entendez : traduit dans une forme journa-

listique, car s’il faut en croire Hemingway,

elle est devenue la forme universelle de

l’expression).

Dès lors, lorsque Gauthier jette son

regard aussi bien sur la cosmologie, le cal-

cul des probabilités, la logique intuition-

niste, la théorie des particules élémentaires

que sur l’anthropologie, la psychologie

génétique ou la théorie critique de la

société, c’est toujours pour mettre à

l’épreuve la solidité des constructions

scientifiques récentes et de les justifier à

l’aide des activités du sujet linguistique

constructeur. Dans cette perspective, l’hy-

pothèse réaliste d’un univers qui se serait

fait sans nous pour nous modeler par la

suite n’est guère plus intéressante que

l’hypothèse idéaliste d’un Esprit capable

de contenir le monde dans sa totalité. À

chaque fois, on gomme les conditions de

possibilité de notre rapport délibéré au

monde.

En somme, Yvon Gauthier est l’un de

nos rares philosophes des sciences et le

seul au Québec à avoir proposé une

analyse constructiviste du savoir contem-

porain avec une telle force et une telle

constance. Je l’ai rencontré en septembre

2004, à l’édifice Stone Castle, un pavillon

de l’Université de Montréal situé rue

Édouard-Montpetit où il a son bureau et

dispense son enseignement depuis 1973. Il

a bien voulu répondre à mes questions,

même les plus naïves… ■

COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005

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- Pour commencer, j’aimerais vous de-mander comment vous êtes arrivé à laphilosophie…

Très tôt, j’ai commencé à m’intéres-

ser à la philosophie en lisant, contre l’avis

de mes professeurs, la Phénoménologie de

l’esprit de Hegel. Pourquoi Hegel? Parce

qu’il proposait ce qui est pour moi la défi-

nition de la philosophie, une compréhen-

sion de l’expérience humaine la plus vaste

possible.

- C’est-à-dire une compréhension de notre

triple rapport au monde, de soi à soi, de soi

à autrui et de soi au monde.

Voilà. Hegel a le

projet, l’ambition de

décrire l’ensemble

de l’expérience hu-

maine et de la con-

cevoir dans un sys-

tème. Évidemment,

ce projet a échoué.

- Pourquoi?

Pour Hegel, la chose en soi n’est pas

ailleurs mais en nous. L’Esprit, pour

Hegel, c’est le terme qui devait rendre

compte de toute l’histoire du monde. Or,

dans cette vision, le langage humain est

encore subordonné à l’esprit. C’est une

vision idéaliste. A mon sens, Hegel a

oublié que le locuteur, ce que j’appelle l’a-

gent linguistique constructeur, était un

esprit fini. Mais il y a une autre définition

de la philosophie chez Hegel. La philoso-

phie signifie aussi l’inquiétude du savoir.

- C’est cette vision que vous appliquez

aujourd’hui en étudiant les fondements des

sciences…

Oui, le savoir scientifique est la

traduction de l’inquiétude du savoir. Avec

l’abandon des réponses fondées sur

l’Esprit, avec le rejet de la métaphysique

ou de ce que j’appelle les termes inassi-

gnables, le tournant vers la philosophie des

sciences s’est imposé de lui-même. Un

terme inassignable désigne un terme qui

n’a pas de référence, ni dans l’expérience

concrète ni dans le calcul. Par exemple

l’Etre, ou encore le Néant, ou la Nature, la

Matière ou encore le Monde sont des ter-

mes inassignables.

- Certes, les sciences tournent notre regard

vers la Nature ou plutôt le monde

physique, puisque vous n’aimez pas le

nom inassignable de Nature, mais est-ce

mieux?

Pour justifier les constructions scien-

tifiques, plusieurs, comme le philosophe

américain Willard Quine, né en 1908 et

mort tout récemment en l’an 2000, ont

élaboré une philosophie naturaliste qui

consistait à réduire la théorie de la con-

naissance ou l’épistémologie à une

branche de la psychologie empiriste. C’est

une vision du monde qui fait un parallèle

avec la théorie de l’évolution : s’il y a une

évolution des espèces, il y a aussi une évo-

lution de nos capacités cognitives. Mais

cette analogie n’est pas très solide. À la

fin, le naturaliste devrait admettre que

l’évolution humaine se détache de l’évolu-

tion biologique initiale. Autrement dit, rien

ne dit que la physique soit compréhensible

à partir d’une théorie de l’évolution!

- Essayons de faire le point. Nous voulons

comprendre la totalité de l’expérience

humaine mais nous ne pouvons pas fonder

cette compréhension sur la notion tradi-

tionnelle d’Esprit. Ce serait l’idéalisme.

En même temps, nous ne pouvons pas jus-

tifier nos constructions mathématiques en

les concevant comme de simples généra-

lisations des actions d’un organisme ou

d’un animal sur son environnement. Ce

serait du réalisme ou encore du natu-

ralisme. Y aurait-il d’autres avenues possi-

bles?

Certains diront qu’il reste la société.

Alors abordons la dimension sociale de la

connaissance. Il y a un courant de pensée,

le constructionnisme social, qui dit notam-

ment que la science est une activité sociale

parmi d’autres. C’est l’idée que le

développement des mathématiques ou de

la physique est dépendant des structures

sociales. Le constructivisme ne peut pas

l’accepter. Je reviens à l’agent linguistique

constructeur. Est-ce que le sujet humain

est parfaitement défini par le contexte

social? La réponse est non. Les sujets indi-

viduels peuvent contribuer à un ideal-type

collectif comme le disait Weber, aujour-

d’hui on dirait intersubjectif, mais pas

dans le sens d’un sujet collectif qui déter-

minerait les individus. Évidemment, l’in-

dividu est nourri par la communauté et

c’est encore la société qui accueille ou non

les constructions des sujets individuels.

Mais la création est le fait d’un sujet. Un

exemple, le théorème de Pythagore. C’est

l’école de Pythagore qui a donné naissance

à ce théorème, mais c’est un individu,

peut-être un élève de Pythagore, qui en en

donné la première formulation.

- Alors, qu’en est-il des fondements de

notre savoir?

En un sens, le constructivisme mathé-

matique que je défends est la doctrine la

plus réaliste pourrait-on dire, car plutôt

que de se référer à un monde déjà consti-

- ENTRETIEN AVEC LEPHILOSOPHE YVON GAUTHIER -

André Baril

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tué, elle s’associe à la pratique construc-

tive des mathématiciens. Du point de vue

constructiviste, le savoir relève de nos

modèles, de notre langage logico-mathé-

matique. Par exemple, prenons le chaos.

Contrairement à Platon qui disait que le

chaos est sans mesure, on peut dire aujour-

d’hui qu’il y a une mesure du chaos. On a

des modèles qui nous donnent une prise

sur le réel. On ne peut pas supposer,

comme tendent à le faire les réalistes naïfs,

que nous recevons passivement la copie

intacte d’une réalité primitive.

- Il y a un dicton qui dit que Dieu a créé les

nombres naturels, l’humain a inventé tout

le reste…

On attribue parfois ce dicton au ma-

thématicien allemand du 19e siècle

Leopold Kronecker, mais en réalité il di-

sait le contraire : les nombres naturels sont

des constructions de l’esprit humain, pas

des constructions de l’esprit divin. Et il

ajoutait qu’à partir de cette arithmétique

élémentaire on pouvait construire l’arith-

métique générale qui recouvre l’ensemble

des mathématiques, l’algèbre abstraite, la

géométrique algébrique, par extension

conservatrice, des opérations élémentaires

de l’arithmétique. Dans cette perspective,

malgré ce qu’en pensait un élève de

Kronecker, Georg Cantor, le créateur de la

théorie des ensembles, il n’y a justement

pas d’ensembles infinis. D’ailleurs, Cantor

empruntait sa plus grande justification de

ces ensembles infinis à la théologie : Dieu

étant infini, il ne peut avoir créé que des

objets infinis. Mais comment Dieu, ayant

créé des objets infinis, peut-il concevoir le

fini? (rires)

- Que dire alors de la notion d’infini

dans le cadre mathématique?

Comme l’a dit le plus grand mathé-

maticien du 20e siècle, Hilbert, la notion

d’infini sert uniquement de «détour», pour

faciliter les calculs. Mais une fois que l’on

a utilisé le détour, on revient au fini, à la

métamathématique, la théorie des sys-

tèmes formels et on dit : puisque nos cal-

culs sont finis, on n’a pas besoin de l’infi-

ni puisqu’il n’apparaît jamais à la fin du

calcul… Mais comme on a d’abord fait le

chemin par le détour, c’est ensuite plus dif-

ficile de refaire la preuve sans la notion

d’infini. C’est peut-être ce qui explique

que les mathématiques constructivistes

arrivent après les mathématiques clas-

siques. Quand même, au moment où

Cantor créait sa théorie des ensembles infi-

nis ou des ordinaux transfinis, deux autres

mathématiciens, Weierstrass et Cauchy

montraient que l’on pouvait utiliser des

nombres irrationnels finis comme limite

dans la continuité des fonctions, de sorte

qu’il y avait là une arithmétisation de

l’analyse. Aujourd’hui, on peut envisager

une arithmétisation de la logique et c’est

précisément sur ce projet que je travaille.

Cette tâche est nécessaire, car la théorie

des modèles, c’est-à-dire la sémantique de

la logique repose encore sur la théorie de

Cantor. Or Cantor a tort! (rires) Il faut faire

abstraction des ensembles infinis pour éla-

borer des calculs qui donneront des objets

mathématiques.

- Pour donner une nouvelle illustration des

questions fondationnelles, prenons un

autre thème, l’incomplétude des systèmes

formels.

Dans l’opinion générale, est répandue

l’idée que tous les systèmes formels sont

incomplets. Non, le phénomène d’incom-

plétude est limité à l’intérieur des mathé-

matiques à un certain nombre de théories

logiques. Il y a de nombreux systèmes

formels qui sont non contradictoires, con-

sistants et complets. Même en logique, la

théorie des prédicats du premier ordre est

une théorie consistante, complète et déci-

dable. Autrement, le mathématicien ne

pourrait pas démontrer, en un temps fini,

un théorème nouveau! Par ailleurs, le

théorème d’incomplétude a introduit une

autre idée, c’est que les mathématiques

sont créatives. Avec cette nouvelle opi-

nion, nous soulevons le rapport paradoxal

entre la fermeture du formalisme et la

créativité des mathématiques.

- Reste un autre étage à l’édifice du savoir :

que dire de la vulgarisation et de l’en-

seignement?

La vulgarisation vise à traduire des

informations scientifiques dans un langage

non spécialisé. Le vulgarisateur est un

intermédiaire, il doit être bien informé et

mettre l’accent sur cette fonction de mé-

diation, c’est-à-dire qu’il a le devoir de

donner les sources. Dans une bonne revue

de vulgarisation, dans la revue Scientific

American ou Pour la science, on donne les

sources. Pour approfondir, il faut aller aux

sources, faire une lecture de première

main. Bref, un bon vulgarisateur est celui

qui va transmettre les sources du savoir à

un public élargi, en le prévenant des con-

clusions trop rapides.

- Et l’enseignement?

Pour moi, le professeur doit être

moins sévère que sa matière. Le professeur

doit avoir cette vivacité de dire ce qu’il

pense tout en soulevant un débat. Le pro-

fesseur de philosophie n’a pas à imposer, il

a à présenter une position pour que l’on

sache d’où il parle. Les étudiants pourront

ensuite utiliser ce point de référence, qui

pourrait être un point à l’infini comme en

géométrie projective, un point que l’on

peut éliminer par la suite. C’est ça l’invita-

tion philosophique. Au fond, on com-

mence à penser le monde comme méta-

physicien, on veut mettre en mots la tota-

lité de l’expérience. Le poète fait la même

chose, mais non seulement veut-il com-

prendre, il veut aussi «être» le Tout. C’est

peut-être pour cela qu’il se désespère plus

vite, je pense à Hölderlin et à Rimbaud…

Tandis que les philosophes … ■

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N.d.l.r. Avec l’aimable permis-sion de l’auteur, nous publionsici un extrait de l’avant-proposdu prochain ouvrage d’YvonGauthier, à paraître, aux Pres-ses de l’Université de Montréal.

Le titre « Entre science et culture »signifie que l’on peut pratiquer unpassage entre la philosophie dessciences exactes et la philosophiedes sciences humaines. La philoso-phie des sciences humaines (ousociales) est-elle pour autant unephilosophie de la culture ? Ilfaudrait sans doute ajouter ici« sciences de la culture » si l’on consentà redonner à la notion de cultureson sens le plus large d’ensembledes productions culturelles del’homme (englobant le langage etles autres institutions sociales). Lascience apparaît alors comme uneproduction culturelle à côté de l’artou de la littérature, mais occupe-t-elle le premier échelon dans lahiérarchie des savoirs et dansl’éventail des pratiques culturelles ?Ce n’est pas là une question quirelève de la philosophie des scien-ces qui s’occupe essentiellement dela logique interne du discoursscientifique. Cette logique internen’est pas une grammaire uni-verselle du savoir, sorte de méta-physique ou de protophysique ouphysique première, qui viendraitfonder en dernière instance les pré-tentions au savoir de toutedémarche scientifique. La logiqueinterne vise plutôt à dégager ducontenu d’un savoir les principesconstitutifs du discours scien-tifique, les règles de son engen-drement et la valeur cognitive ou laportée philosophique de ses conclu-

sions. Ce n’est donc pas la logiqueformelle, pas plus que la méta-physique, qui peut servir de recoursultime dans l’évaluation critiquedes savoirs, mais plutôt une logiqueinterne plus près du mode de cons-truction des objets de science. Lescritères de scientificité, pourformels qu’ils soient, devrontrefléter la singularité d’une disci-pline scientifique tout en l’intégrantdans l’ensemble plus vaste dusavoir scientifique.

Le clivage ancien entre sciences dela nature (et de la vie) et sciences del’esprit (et de la culture) subsistetoujours et la mathématisationrécente de disciplines comme labiologie, l’économique ou la lin-guistique ne constitue pas encoreun remblai suffisant. Certainesnotions ou théories peuvent cepen-dant servir de pont entre les terri-toires du savoir scientifique, lanotion de modèle au sens formel duterme et la théorie des probabilités,par exemple. C’est pour cette rai-son que j’ai cru important de lesintroduire dans un ouvrage d’initia-tion.

Pour le philosophe des sciencesexactes, la physique demeure lascience pilote, peut-on dire, si onne veut pas employer le termerebattu de paradigme. La ques-tion « Qu’est-ce qu’une théoriescientifique? » est adressée d’abordà la physique. Mais la questionentraîne d’autres questions surles notions d’hypothèse et de modèleet les outils de la logique formelleou de la théorie des probabilitésqu’il faut introduire pour mieux définirles critères de scientificité qui permet-tent de mieux circonscrire le con-

cept de théorie en sciences exactes.C’est là l’objet du premier chapitre.Un deuxième chapitre aborde latradition de l’épistémologie his-torique qui a tenu lieu de philoso-phie des sciences en France jusqu’àrécemment. L’histoire des sciencesest nécessaire pour nourrir unesaine épistémologie, elle n’est passuffisante. Il faut pouvoir évaluercritiquement les acquis de lascience passée dans ce que j’ai appeléune histoire récessive du savoir.Ainsi de Copernic à Einstein, deGalilée à Heisenberg, de lamécanique newtonienne à la cri-tique de Mach, il faut savoir ce quidemeure dans la théorie physique.C’est l’objet du troisième chapitre.

[…] Ce sont donc les sciencesphysiques qui nous servent d’abordde cible épistémologique. La biolo-gie, qui est une science aux yeux decertains dans la mesure même oùelle est réductible à la physico-chimie, a une logique interne qu’onvoudrait contenir dans le conceptd’émergence qui permettrait juste-ment d’échapper au réduction-nisme. Mais le concept est maldéfini et pourrait entraîner avec luiune logique floue. Les sciences dela vie, de la biologie moléculaire àl’éthologie en passant par la géné-tique des populations et la théoriesynthétique de l’évolution, obéis-sent à une logique interne qu’on nepeut guère formaliser, c’est-à-diredécrire en un système de règlesopératoires ou un algorithme fini,malgré les vœux d’un informaticiencomme Alan Turing ou d’un physi-cien comme Erwin Schrödinger –voir de ce dernier son ouvragecélèbre Qu’est-ce que la vie ? Les

ENTRE SCIENCE ET CULTUREAVANT-PROPOS

Yvon Gauthier

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méthodes que la science du vivantemprunte à la linguistique ou à lacybernétique, de la transcription del’information génétique à la trans-cription inverse, n’ont pas con-tribué à stabiliser une logiqueinterne qui pourrait servir d’appui àl’analyse critique. Mais une épisté-mologie de la biologie reste possi-ble et de nombreux essais y ont étéconsacrés.

De la philosophie des sciencesexactes à la philosophie des scienceshumaines (et sociales), il faut jeter desponts et aménager des passages cri-tiques. Ces passages ne peuventêtre que souterrains, relevant de ceque j’ai appelé la logique interne.C’est dans la discussion fondation-nelle que doivent s’ouvrir cespassages. J’ai déjà défini ailleurs larecherche fondationnelle en mathé-matiques (voir mon ouvrageLogique et fondements des mathé-matiques, Diderot, Paris, 1997).Pour les fondements de laphysique, la philosophie de laphysique ou l’épistémologie cri-tique, que ce soit en sciencesexactes ou humaines, la vocationfondationnelle n’est pas différente :la recherche fondationnelle est unethéorie de la pratique et elle sup-pose une discussion critique aussibien avec les praticiens qu’avec lesintervenants, philosophes ou autres,qui s’engagent dans le débat dusavoir scientifique, où tous sontbienvenus sans masque (ou sansétiquette), mais bien armés! C’estainsi que dans ces passages cri-tiques, des philosophes des scien-ces contemporains comme Basvan Fraassen, Nancy Cartwright ouIan Hacking, mais aussi des scien-tifiques comme Ilya Prigogine oudes philosophes généralistes com-me Habermas sont invités au débatcritique. Mais les enjeux ici nerelèvent pas des opinions de cha-cun, mais des options ou postures

fondationnelles qui ont pour nomréalisme, antiréalisme, empirismeconstructif, constructivisme, cons-tructionnisme et la multiplicitéindéfinie de leurs variantes. Il fauttrouver un chemin dans ce dédalede passages critiques et j’ai essayédans cette deuxième partie de jouerle rôle du passeur qui essaie d’or-donner le débat dans un sens cons-tructif et constructiviste – jem’explique brièvement là-dessusen conclusion de l’ouvrage. Com-ment alors assurer le passage, dansla troisième partie de l’ouvrage, àune épistémologie critique dessciences sociales?

En surface, la physique et la so-ciologie ne peuvent que s’opposersur le front épistémologique, mal-gré le vœu positiviste chez AugusteComte d’une sociologie comme« physique sociale ». La sociologiede la connaissance, ou laWissenssoziologie (l’Ecole deFrancfort), tentera d’en rapprocherles enjeux épistémologiques, alorsque le programme fort du construc-tivisme social (l’Ecole d’Edim-bourg) voudra les réunir dans uneseule problématique sociologi-sante. Le constructivisme social,que nous appellerons construction-nisme à la suite de Ian Hacking etd’autres, devra être soumis aussi àl’examen critique.

[…] Les passages d’un savoir à l’autresont critiques parce qu’ils sont cons-truits dans le sol de la recherchefondationnelle, c’est-à-dire larecherche qui s’intéresse auxfondements du savoir de la logiqueaux mathématiques et des sciencesexactes aux sciences sociales ethumaines. Les fondements cri-tiques ont pour mission de circons-crire une perspective ou un point devue fondationnel qui appartient àl’ordre philosophique et non pas à

un savoir particulier. La philoso-phie qui n’a pas d’objet, si ce n’estsa propre histoire, doit trouver horsd’elle les objets d’un savoir qu’ellene saurait posséder. Cette distancia-tion de l’objet est le destin de laphilosophie, destin qu’elle doitconvertir en vocation critique. Loind’être une axiologie ou théorie desvaleurs du savoir scientifique, laphilosophie critique des sciencescontribue plutôt à mieux définir laposture fondationnelle qui doit pré-valoir dans l’analyse critique dudiscours scientifique. Je ne cacheraipas que le point de vue défendu iciest celui d’un constructivisme radi-cal – à distinguer radicalement duconstructionnisme, comme on leverra plus loin – dont la défense etl’illustration a été reprise maintesfois. Les passages critiques servi-ront à mettre en relief les contourset les aspérités de cette positionfondationnelle à l’occasiond’analyses concrètes et de remar-ques ponctuelles sur la littératurecontemporaine en philosophie dessciences.

La philosophie ou l’épistémologiecritique des sciences n’a rien à voiravec la méthodologie d’une scienceparticulière, ni avec la taxinomie oula classification des savoirs quirelève d’une méthodologiegénérale apparentée jadis à unephilosophie de la nature.[…]. Maisle constructivisme radical ne reniepas l’idéal constructiviste que Kanta inauguré et que Hegel a exacerbé,il le tempère seulement par le rejetdes aspirations métaphysiques etpar la promotion d’un esprit cri-tique qui bien au fait du savoir con-temporain veut en donner la pleinemesure philosophique sans outre-passer les limites de la science dansune sagesse philosophique quiaccueille en elle l’inquiétude dusavoir. […] ■

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Le Musée de la civilisation de Québec

présente depuis peu une nouvelle exposition

permanente intitulée Le Temps des

Québécois. Cette présentation se veut une

synthèse des grands évènements qui ont

façonné les 400 ans de notre histoire.

Avant de nous rendre sur les lieux

pour contempler de visu le résultat , [voir

texte suivant], nous nous sommes plongés

dans la lecture de l’ouvrage de l’historien

Jocelyn Létourneau Le Québec, les

Québécois, un parcours historique (éditions

Fides), qui accompagne la dite exposition

(précisons : ce livre ne constitue pas un cata-

logue de la présentation, ce qui aurait été

«trop coûteux» aux dires du responsable des

communications de l’institution).

Comme de nombreux historiens ont

été amenés à participer au projet, la directrice

de l’établissement muséal, Claire Simard,

souligne que l’on a voulu éviter une interpré-

tation «souverainiste» ou «fédéraliste» de

notre histoire. Mais on est en droit de se

demander pourquoi avoir confié au seul

Jocelyn Létourneau, qui semble avoir plus

d’affinités avec le fédéralisme qu’avec le

nationalisme, la rédaction d’un tel ouvrage?

À la parole «engagée» qui caractérise les pro-

pos de l’intellectuel, le professeur de

l’Université Laval opposerait le «regard

lucide et dégagé» du «scientifique»…

(p. 106)

La vision ambiguë de Létourneau

Toujours selon les dires de Madame

Simard placés en avant-propos du livre,

Jocelyn Létourneau aurait constaté, après

maintes enquêtes auprès de ses étudiants, que

les jeunes partageaient «une vision assez

mélancolique, de l’histoire du Québec»;

vision axée sur la conception d’un «peuple

abandonné, reclus, se redressant mais tou-

jours hésitant à s’accomplir». (p. 2)

Ce n’est toutefois qu’à la page 54

de son essai que Létourneau juge bon de pré-

ciser l’origine de cette «vision mélanco-

lique». Elle serait le fait de notre premier his-

torien, François-Xavier Garneau, vision

reprise notamment par Lionel Groulx.

Avec la montée du nationalisme au

XIXe siècle, nos premiers historiens reprirent

la thèse de la «vocation messianique de la

race canadienne», de la noblesse de nos ori-

gines et de notre destin contrarié par la

Conquête anglaise, d’abord véhiculée par le

clergé et les hommes politiques.

Létourneau entend déconstruire les

récits mythiques qui jalonnent notre che-

minement comme peuple pour «rétablir les

faits» dans leur positivité, qu’il s’agisse de

l’exposé hagiographique de nos «glorieuses»

origines, des conséquences de la Conquête,

de la Rébellion de 1837-38, de la «grande

noirceur» duplessiste voire de la supposée

«Révolution tranquille».

Le problème est que maints histo-

riens se sont déjà attelés à la tâche et que ce

ne sont pas les interprétations qui font défaut.

Mais Jocelyn Létourneau, dans sa volonté de

remettre les pendules à l’heure, se comporte

comme s’il était le grand découvreur de l’his-

toire du Québec.

Le projet de Létourneau viserait à

«mettre à jour les processus ambivalents»,

«l’identité ambivalente des Québécois», «les

lieux ambigus de l’histoire canadienne».

Histoire qui serait somme toute porteuse

d’une «indétermination enviable». Évidem-

ment, à tant présupposer «l’ambivalence»,

que dis-je, à l’appeler de tous nos vœux, on

- ARTS VISUELS -

Alain Houle

LE QUÉBEC, LES QUÉBÉCOIS, UN PARCOURS HISTORIQUE, DEJOCELYN LÉTOURNEAU: DE LA MÉLANCOLIE À L’AMBIGUÏTÉ

on est en droit de se

demander pourquoi avoir

confié au seul Jocelyn

Létourneau, qui semble

avoir plus d’affinités avec le

fédéralisme qu’avec le

nationalisme, la rédaction

d’un tel ouvrage?

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finit par se convaincre et à en trouver plus

qu’il n’est besoin…

Le récit des origines

L’histoire du Québec était jadis

enseignée comme relevant de l’histoire

sainte. Les Canadiens français constituaient

un «peuple élu», porteurs du flambeau de la

civilisation chrétienne, histoire riche d’une

galerie de personnages célèbres héroïques et

de «saints martyrs» morts pour la foi. Mais

quelle histoire populaire n’en procède pas

moins de la sorte?

Or, quand Létourneau remet en

question la thèse du «grand empire français

en terre d’Amérique» en soulignant les

ambivalences de notre mère-patrie vis-à-vis

le développement de sa colonie, rendant par

là notre destinée incertaine, il ne parle pas

autrement que les tenants de la «vision

mélancolique» de jadis à aujourd’hui.

Nos ancêtres étaient «débrouillards,

inventifs, désordonnés et rebelles» énonce

Létourneau. Il aurait pu préciser que c’est

exactement ce que l’on apprend à la lecture

du récit de voyage que fit Lahotan en

Nouvelle-France en 1608, où il ressort que

les Canadiens sont «entreprenants, braves,

infatigables» voire «présomptueux et «rem-

plis d’eux-mêmes», se considérant

«supérieurs» aux Français de passage… Il

n’y avait donc là rien qui présageait que la

Conquête anglaise allait faire de nous un peu-

ple de «porteurs d’eau et de scieurs de bois»,

sinon que la réalité de notre oppression col-

lective allait causer des torts immenses.

De la Conquête à la Rébellion

La Conquête de 1760 était certes de

nature à freiner l’élan vital des plus entre-

prenants, qui se révélèrent plus enclins à col-

laborer avec les nouveaux arrivants, selon le

mode de «l’interdépendance contrainte»,

qu’à contester l’ordre des choses. Deux

écoles d’historiens s’affrontèrent sur la ques-

tion de savoir si la Conquête avait été une

«catastrophe» ou une «divine surprise» nous

épargnant notamment des suites de la

Révolution française. L’historien Michel

Brunet a démontré, en fouillant dans les re-

gistres, que les Canadiens tirèrent somme

toute peu de «profit» du partage de la richesse

insufflée par l’économie anglo-saxonne.

Quand survient l’épisode des trou-

bles de 1837-38, Létourneau entend démon-

ter «le récit accrédité d’une nation en gesta-

tion vers l’indépendance». Pour lui, «il ne sert

à rien d’illuminer le passé d’une clarté qui lui

fait défaut». (p. 31) N’empêche qu’à défaut

«d’illuminer», il ne s’étend guère sur le sujet.

Près de 80,000 citoyens avaient signé le texte

des 92 Résolutions du Parti patriote deman-

dant en vain à Londres la formation d’un

«gouvernement responsable». Il ne nous dit

pas que ce sont d’abord les jeunes Anglais du

Doric Club qui prirent les armes pour faire le

coup de feu dans les rues de Montréal et que

le soulèvement des Fils de la Liberté entraîna

de terribles représailles, dont maints villages

incendiés et plus de mille personnes jetées en

prison. Selon sa lecture, les «radicaux»

étaient peu nombreux et l’on comptait, parmi

ceux qui prirent les armes, des «idéalistes sur-

voltés» et de «pauvres habitants». Ici, nous

frôlons l’injure, à tout le moins le mépris…

L’expansion impérialiste

Le XIXe siècle fut marqué par une

intense industrialisation qui s’empara de tout

le pays. Sur ce sujet encore, Létourneau

entend relativiser la perception d’un long

hiver de survivance qu’auraient traversé les

Québécois au profit du thème lénifiant du

«pays à construire». Comme si les deux

univers, les deux solitudes, pour reprendre

l’expression du romancier Hugh McLennan,

n’avaient pas cohabités.

Plus d’instruction et moins de reli-

gion auraient sans doute été bénéfiques à

notre développement collectif, en déduisirent

les esprits libéraux de l’époque. Bien que l’on

continue à mettre la faute sur le clergé qui

aurait failli dans son rôle d’éducateur, il ne

faut pas négliger l’attitude des «habitants»

qui ne voyaient pas d’intérêt à faire éduquer

leurs garçons étant donné que les emplois

bien rémunérés étaient réservés aux Anglais.

Quand fut adoptée la

Confédération, Létourneau opine que les

Canadiens français n’étaient pas contre

puisqu’ils élirent tant au provincial qu’au

fédéral des partis favorables à l’entreprise. Il

ne dit mot des propos de Louis-Antoine

Dorion qui dénonça l’absence de référendum

sur l’entrée dans la Confédération…

La «grande noirceur»

À partir de la Deuxième Guerre

mondiale, le Québec se modernise de façon

exponentielle. Les Québécois, écartelés entre

leurs valeurs traditionnelles générant un

mode de vie archaïque et le progrès porteur

d’avenir, se choisirent un leader charisma-

tique, Maurice Duplessis, qui tend à concilier

deux modes de vie antagonistes, agricultura-

lisme/industrialisme, tout en défendant avec

acharnement l’autonomie provinciale.

Que la version d’un Duplessis «roi-

nègre» ne tienne pas la route, comme le rap-

pelle Létourneau, cela n’est pas non plus une

révélation récente. C’est surtout dans les

années 1970 que nos «Princes» mettent des

chefs syndicaux en prison, de même que des

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militants souverainistes…

Quant à la supposée «mise en exil»

(p. 76) du peintre et auteur du Refus global

Paul-Émile Borduas, là encore, il faudrait

nuancer. La correspondance de l’artiste

établit clairement que Borduas est parti de

son propre chef, soulagé de quitter le milieu

tracassier de l’École du Meuble, afin de

poursuivre à l’étranger son «sauvage besoin

de libération» et accessoirement sa carrière

de peintre.

La Révolution tranquille

Toujours selon Létourneau, ce

serait un autre cliché que de considérer la

Révolution tranquille comme «le produit

d’une volonté largement partagée par la po-

pulation pour un changement radical de l’ordre

des choses». (p. 78) Peut-être pas si «large-

ment partagée», en effet, mais «changement

radical» tout de même, par la mise en place

du système de l’«État-providence».

Sur le thème de la Révolution tran-

quille, Létourneau ne se possède plus. Il

faudrait, selon lui, «déboulonner ce mythe

refondateur» (p. 82). Il propose même

comme modèle emblématique de l’époque la

triste figure de Claude Ryan!

Si Létourneau évoque bien l’exis-

tence d’une idéologie du rattrapage de type

techno-réformiste, défendue par les Libéraux,

il passe sous silence la thématique du

dépassement, préconisée par les milieux

nationalistes et socialisants.

Toutefois, Létourneau reconnaît

qu’en matière d’éducation, avec le Rapport

Parent, «le monde québécois de l’éducation

est bouleversé». (p. 87) Sauf que là encore, il

sous-estime le caractère émancipateur de cet

accès à la connaissance, de même que la

démocratisation de la culture dont est tou-

jours porteuse l’école québécoise. Et ce mal-

gré les «steppettes» erratiques du ministre

Reid.

La fin des ambivalences?

Dans les années 1970, Pierre Elliott

Trudeau et René Lévesque cherchèrent à

«désambivalencer» les Québécois (p. 94). Ce

qui amène Létourneau à conclure :

Jusqu’ici, le Québec est resté une ques-

tion qu’aucune réponse n’est venu clore, une

énigme qu’aucun Œdipe n’a réussi à résoudre

par un argument tranché. (p. 108) […] la col-

lectivité québécoise […] résiste à son embri-

gadement dans un seul lieu d’être identitaire

et politique.» (p. 109)

Mais comme l’a si bien exprimé Marcel

Rioux dans Les Québécois, ouvrage paru en

1974, si notre identité demeure encore incer-

taine c’est que tout au long de leurs quatre

siècles de vie en Amérique du Nord, les

Québécois ont dû tenir compte des autres,

parce que, coloniaux, conquis, colonisés,

dominés, minoritaires, ils n’ont jamais tenu le

bon bout du bâton. (p. 14) Ce peuple qui n’a

jamais été libre, n’a jamais pu - ou n’a jamais

su - aller au bout de lui-même […]. Le do-

miné a toujours peur de se montrer sous son

vrai jour. Il se produit une espèce de dédou-

blement de la personnalité, l’une, superfi-

cielle, où le dominé se comporte comme il

croit que le dominant veut qu’il se comporte;

et l’autre, refoulée, n’apparaît qu’épisodique-

ment et reste comme en attente d’une libéra-

tion. (p.90)

Et Rioux de citer un autre texte

important de Jean Bouthillette, Le Canadien

français et son double, que devraient méditer

tous les tenants de l’ambiguïté :

« La Conquête avait engendré en nous le

terrible dialogue de la liberté et de la mort.

C’est dans le dialogue de la liberté et de la vie

que se fera notre Reconquête. Mais à l’heure

de tous les possibles et des échéances déchi-

rantes, ce que doit d’abord vaincre notre peu-

ple, c’est sa grande fatigue, cette sournoise

tentation de la mort » (p. 121)

Modernité artistique?

Si l’un des objectifs de Létourneau

et de l’exposition est de démontrer que le

Québec accède à la modernité bien avant les

années 1960, il faut reconnaître qu’en matière

artistique, le propos est lacunaire et fort

mince. Amalgamer dans une même phrase

des esthétiques aussi diverses et contradic-

toires que celles de Mordecai Richler,

Michel Tremblay, Guido Molinari et René

Richard relève plus du «name dropping» que

de l’analyse.

Ainsi, dans la revue des person-

nages célèbres de notre histoire placée à la fin

de l’ouvrage, revue par ailleurs fort partiale et

incomplète, on apprend que Borduas est

«considéré comme le premier peintre mo-

derne du Canada français». Où sont passés

Alfred Pellan, Suzor-Côté et Adrien Hébert

dont on ne dit mot alors qu’une Vue de

Montréal illustre pourtant l’ouvrage? ■

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L’exposition Le Temps des Québécois,

au Musée de la Civilisation de Québec, s’est

fixée un lourd mandat : évoquer les 400 ans

d’existence de notre nation. Pour y arriver,

pas moins de 500 objets - sans compter les

archives sonores et visuelles - y sont conviés.

Il s’agit d’artefacts porteurs d’une valeur

symbolique, mais qui versent souvent dans le

pittoresque et l’anecdotique, pour ne pas dire

dans la mélancolie.

Ainsi, lorsque j’ai pris connaissance

de l’imposante liste des dits objets - liste qui

aurait fait les délices d’un surréaliste ou d’un

Borges -, je me suis demandé comment dia-

ble pouvait-on organiser un tel bric-à-brac

pour en faire un tout cohérent.

Dans le domaine des objets «atten-

dus», on retrouve bien sûr quelques artefacts

archéologiques, des documents d’époque,

livres, ordonnances, drapeaux, armes,

médailles et monnaies, bustes de personnages

- plus souvent en plâtre qu’en bronze - des

maquettes, mais surtout des objets de la vie

courante, quelques belles pièces de mobilier

et des vêtements.

Où sont les œuvres d’art?

Évidemment, les objets de culte

abondent : du chef-d’œuvre d’orfèvrerie et de

mobilier jusqu’à ceux d’un kitsch absolu. Par

contre, les œuvres d’art véritables ne sont pas

légion. Un beau portrait de madame de La

Naudière par Baillairgé, une Nativité

attribuée à François Coypel, de la mythique

collection Desjardins, composée pour

l’essentiel de copies de maîtres européens,

une toile d’un petit maître hollandais rap-

pelant le peu d’envergure des nouveaux riches

anglophones, une huile de Pierre Gauvreau

de 1955 pour résumer l’art moderne, une

œuvre de Lise Nantel et Marie Chevalier et

une autre de Francine Larivée pour souligner

l’art féministe des années 1970; c’est à peu

près tout. La majorité des objets se retrouvent

dans des vitrines, y compris les tableaux, cela

réduit peut-être les problèmes de surveillance

mais donne une impression de froideur digne

des cabinets de curiosité de jadis. Pourtant, le

livre de Létourneau, «complément» à l’expo-

sition, est abondamment illustré par de nom-

breuses gravures et peintures, ce qui aurait pu

donner plus d’envergure à l’ensemble.

Une collection hétéroclite

Évidemment, le Musée se devait de

mettre sa collection en valeur, mais quel

éclectisme! Et que d’objets de valeurs iné-

gales. Souvent, on se demande ce que l’objet

choisi nous apprend sur le personnage ou le

thème traité. En voici quelques exemples fla-

grants.

En quoi la chape de Mgr de Laval -

pour magnifique qu’elle soit - nous ren-

seigne-t-elle sur les mœurs du saint homme?

À ce compte, mieux aurait valu présenter son

cilice… Et que dire de la fontaine murale de

Louis Hébert, notre «premier colon»? Le

chapeau de Louis Riel? Celui du cardinal

Léger? Le flageolet «made in England» dont

jouait Denis-Benjamin Viger pour se conso-

ler dans la prison Au Pied du Courant? Que

nous révèlent, sur leur personnalité respec-

tive, le porte-documents de Duplessis, le

porte-cigarettes de Lesage, le bureau de René

Lévesque, la machine à écrire de Félix

Leclerc, la guitare de Michel Rivard? Avec

ces «pieuses reliques», nous sommes au

rayon nostalgie, à la jonction du fétichisme

de l’objet et de la dimension subliminale.

Matière à comparaison

On a quand même réussi à mettre

les pièces du puzzle en place et à donner une

certaine cohérence à l’ensemble. Il n’em-

pêche qu’on a l’impression de se retrouver

dans la caverne d’Ali-Baba, d’autant que

l’accrochage est serré et l’espace pour cir-

culer fort réduit. On s’étonne qu’un musée

disposant d’autant d’espace cantonne cette

exposition permanente dans un tel périmètre.

Il faut savoir que l’exposition «remplace» les

trésors des tsars, reportée à une date

ultérieure. Peut-être a-t-on un peu manqué de

temps pour peaufiner le tout?

Par comparaison, l’autre exposition

permanente consacrée à notre passé,

Mémoires, en montre depuis l’ouverture de

l’établissement en 1988, nous semble plus

réussie, parce que plus vivante et dynamique.

Elle dispose de plus d’espace et les ensem-

bles thématiques sont mieux ciblés et plus

percutants.

LE TEMPS DES QUÉBÉCOIS : LE CULTE DES RELIQUESAlain Houle

Que nous révèlent, sur leur

personnalité respective, le

porte-documents de

Duplessis, le porte-

cigarettes de Lesage, le

bureau de René Lévesque,

la machine à écrire de Félix

Leclerc, la guitare de Michel

Rivard? Avec ces «pieuses

reliques», nous sommes au

rayon nostalgie

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Une certaine cacophonie

L’exposition comprend aussi des

documents sonores et audiovisuels qui

ajoutent certes un complément d’informa-

tion. Encore faut-il prendre le temps de lire

toute cette documentation écrite qui jalonne

les présentoirs, de même qu’écouter ces voix

qui émergent du passé, ce qui finit par devenir

fastidieux, même pour les mieux intention-

nés. Comme quoi l’abondance est parfois

l’ennemie du bien. D’ailleurs les archives

sonores - non dénuées d’intérêt - génèrent

une cacophonie sonore qui finit par étourdir.

On a parfois l’impression d’être dans une

foire commerciale.

Un Québec moderne et pluri-ethnique

Une des préoccupations des con-

cepteurs semble de montrer l’apport des

autres cultures au développement du Québec.

Ainsi, dès l’entrée, nous sommes accueillis

par une bande-vidéo donnant la parole à une

jeune autochtone qui se questionne sur son

identité. On aurait pu mentionner au passage

que le Québec traite mieux ses «premières

nations» que le gouvernement fédéral.

D’ailleurs, la boucle est bouclée en

fin de parcours où l’on présente un documen-

taire inédit et fort d’actualité dans lequel on

entend l’écrivain Neil Bissoondath recon-

naître que le Québec de la Loi 101 permet

dorénavant aux communautés ethniques de

mieux s’intégrer que la fallacieuse notion de

multi-culturalisme canadien qui confine plus

au ghetto qu’à l’ouverture sur la réalité du

pays.

Par contre, la vaisselle en prove-

nance du restaurant Sam Wong de Québec,

l’enseigne et la kippa du boutiquier juif et le

tambour africain relèvent plus du cliché.

Mieux eut valu évoquer les figures de

Norman Bethune, de Leonard Cohen ou

d’Oscar Peterson.

Une histoire plurielle

Pour en revenir à la collaboration de

l’historien Jocelyn Létourneau - voir le texte

précédent -, on peut au moins dire que son

interprétation de l’histoire n’oblitère guère les

thématiques abordées. Ainsi, dans la vidéo

sur la Conquête, on peut voir le sympathique

Jacques Lacoursière résumer adéquatement

les deux approches - événement catas-

trophique ou providentiel - , mais conclure

assez curieusement que les historiens

«ignorent» aujourd’hui cet épisode pourtant

marquant de notre histoire.

La vidéo sur les Patriotes est parti-

culièrement saisissante, faisant intervenir à

nouveau Lacoursière, mais aussi Gérard

Bouchard et en montrant la version québé-

coise par rapport à la réaction anglaise à

l’évènement.

Vision d’avenir

Dans le film Un Québec en mouve-

ment, Jacques Turgeon résume finement le

passage d’une société aux structures tradi-

tionnelles centrée sur la paroisse et la famille

étendue à une société moderne où l’État est

appelé à jouer un rôle majeur dans tous les

secteurs de la vie et dans son actuel «désin-

vestissement». Car si l’État est appelé à se

retirer de la vie des citoyens, comme le veut

la présente tendance néo-libérale, qui donc

assumera les grandes orientations sociales et

économiques constitutives du Québec con-

temporain?

De tout cela, il faut en conclure que

Le Temps des Québécois est une

auberge…espagnole où tous trouveront

quand même quelque chose à se mettre sous

la dent, mais à leurs risques et périls. ■

L'IMPRESSION DU CENTRE-VILLEL'IMPRESSION DU CENTRE-VILLE

GRAPHISMEIMPRIMERIE

PHOTOCOPIE370, BOUL. MANSEAU

(COIN STE-ANNE)

JOLIETTE (QUÉBEC) J6E 3E1

TÉL.: 450.752.2222

FAX: 450.755.4832

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- POÉSIE -Donald Alarie

N.d.l.r. L’auteur a récemment publié un recueil de nouvelles, Au café ou ailleurs,aux éditions XYZ.

NOTRE ARCHITECTUREMENTALE

pendant que d'autres préparent des mois de haine*nous employons toute la force qu'il nous reste

pour tenter de changer le cours des choseset faire ainsi éclater les bulles d'incertitude

qui accentuent la tristesse du ciel

cela ne nous assure pasque la vie sera renouvelée aussi facilementqu'une garde-robe au début du printemps

ou que les grandes tours des capitalesqui se sont effondrées avec une telle rapidité

vont bourgeonner de nouveaudans les jours qui viennent

sous les yeux éblouis des passants

mais notre architecture mentaleretrouve ainsi peu à peu ses formes vitales

et qui sait ce que nous parviendronsà construire dans le futur

*Roland Giguère

UN VÊTEMENT INDÉSIRABLE

malgré l'assurancedont nous essayons de faire preuve

certains soirs de fatigue extrêmele vertige nous prend par la taille et nous renverse*

avec une facilité déconcertantecomme si notre coeur n'avait jamais appris

à battre de façon autonome

les refuges les plus sécuritairesceux dont nous connaissons tous les secrets

depuis notre arrivée en ce mondes'avèrent incapables de nous protéger

de mettre un terme à l'effroiqui nous recouvre tel un vêtement indésirable

il ne reste alors que le sommeilet les rêves qu'il nous offre parfois

pour oublier que notre sortest malheureusement encore entre des mains

souvent d'une propreté douteuse

*Roland Giguère

BALLET INVENTIF

une feuille tombant d'un arbrenous émeut jusqu'aux larmes

ses riches couleurs ne nous leurrent pasnous connaissons son destin tragique

nous la regardons descendreen valsant dans la lumière

ballet inventifqu'elle s'applique à faire durer

nous savons qu'elle donnetout ce qu'elle peut

pour laisser une impression rassurante

il faut l'accompagner etl'aimer durant son voyage*

comme le méritent tous les êtresqui n'ont que leur fragilité

pour survivre

*Hector de Saint-Denys Garneau

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- POÉSIE -Marcel Sylvestre

L’ATTENTE

Dans un labyrinthe indifférent à

l’histoire

Un rendez-vous transfiguré

en linceul

Glace l’ossature

de l’âme

Pourtant je persiste et signe

l’existence

Oscillant comme un

pendule

Entre l’ennui et

l’espérance.

LES HUMILIÉS

Ferraillant leur amour

Avec des mains de moribonds

Les sans nom des trottoirs

Espèrent la compassion

D’un geste, d’une main

Leurs yeux chiffonnés de

Regards fauves épient

Des passants indifférents

Aux poches pleines

D’argent sonnant.

LE POÈTE

Il y avait l’idée qu’un pays

ne valait pas un vent

et c’est ainsi

qu’une colonie de fourmis

resta fidèle à la reine

et au faiseur de pirouettes

Il y avait un rêve d’indépendance

mis en balance

avec de vertes Rocheuses

et des plaines à l’Ouest

Il y avait quelque chose comme

un signal de poète

une province comme une île

et une manifestation d’amour

pour qu’elle demeure presqu’île.

COMBATS • VOLUME 8 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2004-2005

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LA VIE DE DOMINIQUECOUTEAUX.

Dominique Corneillier

Un couteau sans manche et qui n'a pas de lame. -Lichtenberg, Georg Christoph

Il suit une règleComme on ressentirait l'ambiance

Dans sa nuit il travaille à l'accointance des sphèresIl n'est pas précaire

Il mise gros

Couteaux

Sa vie se stabilise à la mesure de la pâteIl ne traduit pas le spirituel en mots

Il se tient dans l'immanence de l'humourLà où se tendent les peaux

Couteaux

Il ne naît pas dans la symétrieIl divague noble dans la logique

C'est son épistémologie à luiQu'il vous propose dans la panique

Pour le travail autonome il a les mots

Couteaux

À la frontière des images et de l'air du tempsIl dialogue avec ses contemporains

Il a sur les villages des environs des anecdotesSi vous voulez il vous entretient

Il a eu la vie qu'il faut

Couteaux

Dans la codification des isoloirsDans la noirceur atténuée des jeux de lumières

Il est encore lui-mêmeCe n'est pas qu'il ait une forte personnalité

Mais plutôt qu'il se donne :

À la crinière des connaissances CouteauxIl se donne

Aux croisements des tribus dans la zone il se donneDans la préciosité feinte des bordels il se donne

Partout où le regard paye son tribut à l'hypothèse de l'âmeVoyez comme il se donne

Il vendra ses œuvres jusqu'à la poussière des solsDans un juillet qu'il ignore

Couteaux

Avant que vous vous trouviez un genreCouteaux avait le sien

Ce qui fait que souvent on le confondAvec une personnalité de la télévision :

Il vous fait penser à ElvisIl danse avec assuranceIl a des airs de Matisse

Il vous caresse les seins avec les fusains de la nuit

Soudain Couteaux disparaît Et c'est peu dire tant il vous manqueTant sa présence était une confidence

Une utopie qui aurait la chance de son styleIl a tous les destins sur la peau

Couteaux

C'est voyez-vous qu'il n'a pas de secretIl est forêt plutôt qu'arbre

Il est poésie romantique sur l'écorce des bouleaux Quand l'époque est à la nature des institutions

Vous êtes Émile Il est Rousseau

Couteaux

Il a fait des études en artImaginez vous retrouver dans son état

Il peint le Christ en abstraction

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À la manière de BorduasSauf qu'il ne refuse pas en bloc sa situation

Il favorise le dialogueIl est d'une autre époque de toute façon

Et il est beau

Couteaux

Il n'ira pas vous contredireIl ne vous décevra pas

Il est tout à lui depuis ses origines :Ces arabesques de l'histoire à sa poitrine

Il suit la normeIl est autonome

Couteaux

C'est sa fête qui est à l'orée du versComment voulez-vous qu'il ne soit poésieQu'il ne soit taxi la nuit plutôt que métro

Couteaux

Le poète ne peut pas dire de lui-mêmeQu'il chante comme l'oiseau

Lui il le peut

Couteaux

??

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