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Commentaire composé rédigé (c’est-à-dire dans la forme attendue aux examens) de la fin de la nouvelle de Huysmans, A vau l’eau (extrait commenté en cours le 7/10). Ardent défenseur de l’école naturaliste et de Zola, son chef de file, Huysmans collabore en 1880 à la publication d’un recueil collectif de nouvelles qui fait intervenir divers écrivains des fameuses « soirées de Médan ». Deux ans plus tard, il écrit à « Vau l’eau », nouvelle qui met en scène le personnage de Folantin, employé de bureau dont la vie morose alterne entre le travail et les repas de mauvaise qualité au restaurant du quartier. A la fin de cette nouvelle, Folantin fait la rencontre d’une prostituée qui parvient à l’entrainer chez elle, et le héros médite sur cette aventure comme sur toute sa vie. En quoi ce passage est-il significatif du point de vue de la construction de la nouvelle ? Pourquoi peut-on dire que cet excipit répond à l’incipit, et souligne la portée didactique de la nouvelle ? Pour répondre à ces questions, nous étudierons le texte selon trois aspects. Nous verrons tout d’abord dans quelle mesure le dialogue est ici le moteur du récit. Puis nous analyserons la représentation qui nous est donnée de l’univers de la prostitution. Pour finir, nous montrerons comment la place de ce passage permet de mettre en valeur le sentiment de décadence propre à l’époque fin-de-siècle. Etudions tout d’abord la dynamique narrative de ce passage, qui repose sur un dialogue. Dialogue forcé, puisque Folantin, habitué à sa vie solitaire, est mécontent de devoir parler avec une intruse, et de surcroît une prostituée. Le narrateur souligne le déséquilibre et la tension de ce dialogue non désiré par un traitement particulier des discours rapportés. En effet, les propos de la femme sont rapportés la plupart du temps au discours direct, qui permet notamment de conserver la modalité impérative des verbes, et de souligner le caractère intrusif de la présence féminine. La hardiesse de la prostituée, sa façon vulgaire de créer une fausse intimité avec un inconnu, apparaissent clairement dans le tutoiement déplacé dont elle fait usage : « Tu m’emmènes, dis, monsieur ? ». A l’opposé, le personnage masculin est en retrait, et ses propos, marqués par les points de suspension qui soulignent son manque d’assurance, finissent souvent par être rapportés au discours indirect, ou encore au discours narrativisé, comme lorsque le narrateur dit qu’il « cherch[ait] des échappatoires, des excuses pour éviter ce mauvais pas, mais il s’embrouillait ».

Commentaire composé rédigé de A vau l'eau

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Commentaire composé rédigé (c’est-à-dire dans la forme attendue aux examens) de la fin de la nouvelle de Huysmans, A vau l’eau (extrait commenté en cours le 7/10).

Ardent défenseur de l’école naturaliste et de Zola, son chef de file, Huysmans collabore en 1880 à la publication d’un recueil collectif de nouvelles qui fait intervenir divers écrivains des fameuses « soirées de Médan ». Deux ans plus tard, il écrit à « Vau l’eau », nouvelle qui met en scène le personnage de Folantin, employé de bureau dont la vie morose alterne entre le travail et les repas de mauvaise qualité au restaurant du quartier. A la fin de cette nouvelle, Folantin fait la rencontre d’une prostituée qui parvient à l’entrainer chez elle, et le héros médite sur cette aventure comme sur toute sa vie. En quoi ce passage est-il significatif du point de vue de la construction de la nouvelle ? Pourquoi peut-on dire que cet excipit répond à l’incipit, et souligne la portée didactique de la nouvelle ? Pour répondre à ces questions, nous étudierons le texte selon trois aspects. Nous verrons tout d’abord dans quelle mesure le dialogue est ici le moteur du récit. Puis nous analyserons la représentation qui nous est donnée de l’univers de la prostitution. Pour finir, nous montrerons comment la place de ce passage permet de mettre en valeur le sentiment de décadence propre à l’époque fin-de-siècle.

Etudions tout d’abord la dynamique narrative de ce passage, qui repose sur un dialogue. Dialogue forcé, puisque Folantin, habitué à sa vie solitaire, est mécontent de devoir parler avec une intruse, et de surcroît une prostituée. Le narrateur souligne le déséquilibre et la tension de ce dialogue non désiré par un traitement particulier des discours rapportés. En effet, les propos de la femme sont rapportés la plupart du temps au discours direct, qui permet notamment de conserver la modalité impérative des verbes, et de souligner le caractère intrusif de la présence féminine. La hardiesse de la prostituée, sa façon vulgaire de créer une fausse intimité avec un inconnu, apparaissent clairement dans le tutoiement déplacé dont elle fait usage : « Tu m’emmènes, dis, monsieur ? ». A l’opposé, le personnage masculin est en retrait, et ses propos, marqués par les points de suspension qui soulignent son manque d’assurance, finissent souvent par être rapportés au discours indirect, ou encore au discours narrativisé, comme lorsque le narrateur dit qu’il « cherch[ait] des échappatoires, des excuses pour éviter ce mauvais pas, mais il s’embrouillait ».

De fait, tout concourt à faire de ce petit événement une défaite de plus dans la vie du personnage principal, qui s’en trouve diminué. Dans le rapport de forces créé par le dialogue déséquilibré, Folantin apparaît comme un être faible, dominé par une créature féminine qui lui demande de « s’exécuter », et devant qui il se trouve « comme un poltron qui jette ses armes ». Grâce au jeu des discours rapportés, le lecteur est étroitement associé au point de vue de Folantin qui se regarde agir, dans une forme de dédoublement accentuant sa faiblesse puisqu’il lui gâche le peu de plaisir qu’il pourrait tirer de cette situation. Folantin a « la perception du grotesque » de cet échange, et de fait, sa politesse exagérée et inutile le rendent tout à fait ridicule. Il y a aussi une certaine forme de comique dans ce « vieil homme boiteux » qui retrouve « une bouffée de jeunesse » entre les bras habiles de la prostituée. Finalement, après une évocation de l’acte sexuel de façon à la fois suggestive et elliptique (« comme il tardait tout en s’empressant »), le narrateur montre que son personnage est non seulement « penaud » mais « profondément écoeuré » - écoeurement sur lequel nous reviendrons dans notre troisième partie.

Mais que dire de la source de ce sentiment de dégoût qui emporte notre héros ? Elle se trouve non seulement dans le jugement qu’il porte sur lui-même et sur son incapacité à résister à ses pulsions, mais aussi, bien évidemment, dans la personne de la prostituée. Pour faire surgir son image, le narrateur joue sur la réduction du point de vue à celui de

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Folantin. En effet, les verbes et les termes indiquant diverses sensations physiques installent dès le début de l’extrait cette focalisation interne : la femme est d’abord un « soufflet », un « grand frou-frou de jupes » puis une impression « d’ombre ». Lorsque Folantin « lèv[e] les yeux sur elle », c’est un visage de « petit singe », portant de « petites moustaches noires », qui lui apparaît – comparaison qui introduit d’emblée des connotations touchant à l’animalité. De fait, c’est par la bestialité, ou du moins la sensualité, que la femme va attirer Folantin dans ce qu’il considère comme un piège : le « parfum de new-mown-hay » qui s’exhale de son corsage va lui faire perdre la tête. Le personnage de la prostituée, dont nous ne connaissons pas les pensées, est aussi dessiné par ses discours, qui soulignent la vulgarité de ce personnage interprétant son rôle comme une mauvaise actrice.

Il est à noter que le décor dans lequel évolue cette actrice, comme bien souvent dans la littérature naturaliste, vient compléter l’image médiocre que le narrateur veut nous en donner. Ainsi, non seulement les détails par lesquels sont décrits les différents éléments de la chambre (tapisserie, divan et objets divers) contribuent à l’esthétique réaliste de la nouvelle puisqu’ils créent ce que Barthes appelle « l’effet de réel », mais on observe diverses connotations associées à cette représentation réaliste de l’espace. En effet, la vision d’une « bottine crottée », de « babys barbouillés » ou de « cheveux dans un journal » souligne à la fois le désordre et la saleté de la chambre, tout en symbolisant la déchéance sociale de celle qui l’habite. La mention de la « carte à jouer » ou du « tabac » corrobore cette idée de vice, et l’on peut voir ici encore l’illustration du projet naturaliste, ses écrivains prétendant représenter toute la réalité humaine, même sous ses aspects les plus noirs ou les plus répugnants.

De fait, à travers cette scène de rencontre si peu idéalisée, le narrateur (et l’auteur avec lui) installe une atmosphère particulièrement délétère, qui s’inscrit en continuité avec l’ensemble de la nouvelle. On remarque que celle-ci présente une structure circulaire, l’excipit montrant diverses analogies avec l’incipit, qui commence aussi dans un restaurant pour se terminer dans la chambre du héros, livré à ses pénibles réflexions. Le thème de la bougie morte et du feu éteint, apparu dès la première page de A vau l’eau, apparaît ici comme un leitmotiv cruel et symbolique : il n’y a pas plus de feu chez la prostituée que chez lui, et le héros doit subir constamment les désagréments du froid et de l’humidité. Dans cet extrait comme dans l’incipit, le titre est de nouveau mentionné, lourdement porteur de sens ; car entre le début et la fin de la nouvelle, presque rien ne s’est passé…si ce n’est une dégradation continue et douloureuse des choses.

C’est pourquoi il est intéressant de noter que non seulement le personnage tire une leçon personnelle de ce qui vient de lui arriver, mais par son monologue intérieur, on peut penser qu’il se fait l’interprète du regard que Huysmans porte sur la vie. Cependant, même si la philosophie de l’auteur se rapproche de celle de Schopenhauer, on ne peut ignorer l’aspect ironique de cette conclusion apparemment didactique. En effet, de son incapacité à communiquer ou à agir de façon raisonnée, le personnage tire des réflexions dont le caractère généralisant, un peu grandiloquent, peut prêter à sourire : comment ne pas voir le contraste entre l’aspect dérisoire, médiocre, de la rencontre qu’il vient de faire, et cette « inutilité des changements de routes », cette « stérilité des élans et des efforts » ? Dans cette mesure, la dernière phrase de la nouvelle constitue une chute tragi-comique à cette vie d’employé de bureau, peuplée de non-événements.

Utilisant les outils classiques de la narration réaliste, Huysmans parvient donc à faire la peinture d’une époque marquée par un sentiment de déliquescence et de déchéance morale. Le personnage de la prostituée, fréquent dans le répertoire du roman naturaliste,

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vient compléter ce tableau noir, et souligne la perte de sens à l’œuvre à la fin du 19è siècle. Déclassé, anonyme, l’employé de bureau n’a plus d’idéal auquel se raccrocher, et la réduction de ses moyens financiers achève de mettre à bas ses moindres ambitions.