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Le praticien en anesthésie-réanimation, 2004, 8, 1 84 RUBRIQUE PRATIQUE Conduite à tenir devant un traumatisme facial grave Thibault Liot, Véronique Léger, Karim Tazarourte (photo) INTRODUCTION Les traumatismes maxillofaciaux (TMF) sont fréquents dans le cadre de la trau- matologie actuelle. Dans une série de 9 543 patients (1) victimes d’un trau- matisme maxillofacial, les principales causes étaient les accidents de sport (31 %) et de « la vie de tous les jours » (38 %). Il s’agissait alors, le plus sou- vent, d’un traumatisme facial isolé (dentaire souvent) et sim- ple. Les agressions (12 %) et les accidents de la voie publique (12 %) étaient plus fréquemment responsables de lésions mul- tiples et graves. Les lésions faciales dépendent de la nature et de l’intensité du traumatisme et les conséquences du trauma- tisme sont liées aux particularités anatomiques de cette région : – la face fait partie intégrante du complexe craniocervicofa- cial et l’atteinte d’un de ces éléments peut s’accompagner d’une atteinte des deux autres ; – les voies aériennes supérieures sont proches des axes vas- culaires importants (branches de l’artère carotide) ; – aux lésions purement osseuses s’associent souvent des lésions cutanées et des parties molles sous-jacentes, ris- quant de léser les globes oculaires, le nerf facial ou le canal de Sténon. Il faut distinguer les traumatismes mineurs (fracture simple de mandibule, fracture isolée du malaire) qui sont hors de notre propos, les traumatismes isolés graves (les disjonctions cranio- faciales, les fractures du complexe naso-ethmoïdien et les fractures de l’étage antérieur de la base du crâne) et les trau- matismes maxillofaciaux associés à un polytraumatisme où seuls les gestes de réanimation seront entrepris initialement. APPRÉCIATION DE LA GRAVITÉ INITIALE La gravité des traumatismes maxillofaciaux est d’abord liée à la présence d’une détresse respiratoire avérée ou poten- tielle, d’une hémorragie abondante et/ou de lésions asso- ciées. Par ailleurs, il faut tenir compte des conséquences fonctionnelles (et esthétiques) secondaires. La détresse respiratoire L’asphyxie aiguë par obstruction des voies aériennes est la première cause de mortalité à la phase initiale. La détresse respiratoire est multifactorielle et peut être d’apparition retardée par rapport au traumatisme (Tableau 1). L’hémorragie Le saignement est constant lors des traumatismes graves, car la face est très richement vascularisée. Toutefois, le Points essentiels • Les traumatismes maxillofaciaux graves concernent les disjonctions craniofaciales, les fractures du complexe naso-ethmoïdien et les frac- tures de l’étage antérieur de la base du crâne. • Ces formes complexes peuvent entraîner des lésions associées, en particulier oculaires et neurologiques. • La recherche d’autres lésions potentiellement graves doit être systé- matique. • Les traumatismes maxillofaciaux complexes, même isolés, peuvent mettre en jeu le pronostic vital. • La détresse respiratoire par obstruction des voies aériennes est la principale cause engageant le pronostic vital. • L’intubation orotrachéale avec induction à séquence rapide est la méthode de choix pour traiter une détresse respiratoire. • L’hémorragie faciale réfractaire aux tamponnements antérieur et postérieur peut justifier le recours à une artériographie-embolisation. • Les urgences chirurgicales maxillofaciales lors d’un traumatisme maxillofacial grave sont les plaies de la face, les fractures ouvertes et les atteintes oculaires graves. Tableau 1 Causes de détresse respiratoire lors des TMF. Gêne à l’ouverture de la bouche Trismus par fracture des condyles Obstruction des voies aériennes Déplacements fracturaires Fragments d’os, de dents Sang ou vomissement Corps étrangers Œdème et hématome des parties molles (retardés) Atteinte laryngée Lésions associées Coma neurologique Traumatisme médullaire Traumatisme thoracique

Conduite à tenir devant un traumatisme facial grave

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Page 1: Conduite à tenir devant un traumatisme facial grave

Le praticien en anesthésie-réanimation, 2004, 8, 184

R U B R I Q U E P R A T I Q U E

Conduite à tenir devant un traumatisme facial graveThibault Liot, Véronique Léger, Karim Tazarourte (photo)

INTRODUCTION

Les traumatismes maxillofaciaux (TMF)sont fréquents dans le cadre de la trau-matologie actuelle. Dans une série de9 543 patients (1) victimes d’un trau-matisme maxillofacial, les principalescauses étaient les accidents de sport(31 %) et de « la vie de tous les jours »(38 %). Il s’agissait alors, le plus sou-

vent, d’un traumatisme facial isolé (dentaire souvent) et sim-ple. Les agressions (12 %) et les accidents de la voie publique(12 %) étaient plus fréquemment responsables de lésions mul-tiples et graves. Les lésions faciales dépendent de la nature etde l’intensité du traumatisme et les conséquences du trauma-tisme sont liées aux particularités anatomiques de cetterégion :– la face fait partie intégrante du complexe craniocervicofa-cial et l’atteinte d’un de ces éléments peut s’accompagnerd’une atteinte des deux autres ;– les voies aériennes supérieures sont proches des axes vas-culaires importants (branches de l’artère carotide) ;– aux lésions purement osseuses s’associent souvent deslésions cutanées et des parties molles sous-jacentes, ris-quant de léser les globes oculaires, le nerf facial ou le canalde Sténon.

Il faut distinguer les traumatismes mineurs (fracture simple demandibule, fracture isolée du malaire) qui sont hors de notrepropos, les traumatismes isolés graves (les disjonctions cranio-faciales, les fractures du complexe naso-ethmoïdien et lesfractures de l’étage antérieur de la base du crâne) et les trau-matismes maxillofaciaux associés à un polytraumatisme oùseuls les gestes de réanimation seront entrepris initialement.

APPRÉCIATION DE LA GRAVITÉ INITIALE

La gravité des traumatismes maxillofaciaux est d’abord liéeà la présence d’une détresse respiratoire avérée ou poten-tielle, d’une hémorragie abondante et/ou de lésions asso-ciées. Par ailleurs, il faut tenir compte des conséquencesfonctionnelles (et esthétiques) secondaires.

La détresse respiratoireL’asphyxie aiguë par obstruction des voies aériennes est lapremière cause de mortalité à la phase initiale. La détresserespiratoire est multifactorielle et peut être d’apparitionretardée par rapport au traumatisme (Tableau 1).

L’hémorragieLe saignement est constant lors des traumatismes graves,car la face est très richement vascularisée. Toutefois, le

Points essentiels

• Les traumatismes maxillofaciaux graves concernent les disjonctionscraniofaciales, les fractures du complexe naso-ethmoïdien et les frac-tures de l’étage antérieur de la base du crâne.• Ces formes complexes peuvent entraîner des lésions associées, enparticulier oculaires et neurologiques.• La recherche d’autres lésions potentiellement graves doit être systé-matique.• Les traumatismes maxillofaciaux complexes, même isolés, peuventmettre en jeu le pronostic vital.• La détresse respiratoire par obstruction des voies aériennes est laprincipale cause engageant le pronostic vital.• L’intubation orotrachéale avec induction à séquence rapide est laméthode de choix pour traiter une détresse respiratoire.• L’hémorragie faciale réfractaire aux tamponnements antérieur etpostérieur peut justifier le recours à une artériographie-embolisation.• Les urgences chirurgicales maxillofaciales lors d’un traumatismemaxillofacial grave sont les plaies de la face, les fractures ouvertes etles atteintes oculaires graves.

Tableau 1Causes de détresse respiratoire lors des TMF.

Gêne à l’ouverture de la bouche

Trismus par fracture des condyles

Obstruction des voies aériennes

Déplacements fracturairesFragments d’os, de dentsSang ou vomissementCorps étrangersŒdème et hématome des parties molles (retardés)Atteinte laryngée

Lésions associées Coma neurologiqueTraumatisme médullaireTraumatisme thoracique

Page 2: Conduite à tenir devant un traumatisme facial grave

Le praticien en anesthésie-réanimation, 2004, 8, 1 85choc hypovolémique reste rare et doit avant tout fairerechercher des lésions hémorragiques associées (plaies duscalp, hémopéritoine…). Les hémorragies faciales sont sou-vent négligées, pas toujours extériorisées (saignement sedrainant dans l’estomac du patient) et la plupart du tempscausées par des lésions muqueuses. Des hémorragies massi-ves sont possibles par atteinte des artères maxillaires inter-nes ou ethmoïdales, en se manifestant par un saignementcontinu de la bouche et du nez, infiltrant les tissus mous etdonnant à la face l’aspect d’un « ballon de rugby ». Ces situa-tions extrêmes, en l’absence de thérapeutiques spécifiques,sont responsables de décès (2).

Les lésions associéesLes lésions oculairesLes lésions oculaires sont très fréquentes lors des fractures del’étage antérieur de la base du crâne mais elles restent souventmineures, ne nécessitant pas de traitement particulier. Toutesuspicion de plaie du globe oculaire oude compression du nerf optique est, parcontre, une urgence thérapeutique. Lesprincipaux facteurs de risques d’unelésion oculaire relevant d’un geste chi-rurgical ont été identifiés : baisse initialede l’acuité visuelle, diplopie, fracturescomminutives du malaire ou du plan-cher orbitaire (3).

Les lésions crâniennes et cervicalesL’atteinte du rachis cervical consécutive aux traumatismesmaxillofaciaux semble rare (1 à 5 %) mais doit toujours êtreévoquée. Un traumatisme crânien (même mineur) accompa-gne toujours les traumatismes graves. Les fractures de la basedu crâne s’accompagnent dans plus de 80 % des cas d’unebrèche dure-mérienne qui se manifeste par une rhinorrhée etun pneumocéphale (souvent spontanément réversibles). Leslésions carotidiennes non pénétrantes (dissection de l’artère)sont souvent méconnues. Elles résultent soit d’un mécanismede torsion soit d’une compression entre la mandibule et lerachis (fracture de la branche montante du maxillaire infé-rieur).

Autres lésionsDans le cadre du polytraumatisme, toutes les associationslésionnelles sont possibles.

PRISE EN CHARGE D’UN TRAUMATISME MAXILLOFACIAL GRAVE

La prise en charge doit débuter dès la phase pré-hospitalière,par une équipe médicale rompue aux techniques de réanima-

tion (SMUR). Le but est de prévenir et de traiter les complica-tions potentiellement létales des traumatismes maxillofaciauxet de rechercher les éventuelles lésions associées qui nécessi-tent une prise en charge spécifique et précoce. Il faudra segarder d’une évaluation initiale rassurante et toujours recourirà un transport médicalisé pour les patients victimes de trau-matisme graves, même isolés (attention aux détresses vitalesretardées).

Évaluation initialeSi le patient est conscient, le bilan des lésions faciales etextrafaciales peut être effectué rapidement (après pose d’uncollier cervical) :– inspection des téguments, du visage (hématomes enlunette très évocateur d’une fracture du massif facial), ducuir chevelu ;– palpation des contours osseux, appréciation d’une mobi-lité anormale du maxillaire supérieur ;

– examen endobuccal ;– examen des cavités (orbitaires, nasa-les, oreilles) ;– examen ophtalmologique succinct(acuité visuelle, oculomotricité, réflexi-vité pupillaire) avant que l’ouverturepalpébrale ne devienne impossible ;– examen général commun à tout trau-

matisé grave.Chez le patient inconscient, les gestes de réanimation sontprioritaires, après mise en place d’un collier cervical.

Prise en charge des voies aériennesC’est la priorité essentielle. Le rétablissement rapide de laliberté des voies aériennes peut prévenir une détresse res-piratoire. Les gestes élémentaires doivent être entrepris :ablation des corps étrangers, aspirations du sang et dessécrétions, voire traction de la langue. Si le traumatisme estisolé, le patient sera installé en position demi-assise.Un tableau de détresse respiratoire ou de coma imposeune intubation trachéale. La gravité des lésions, même enl’absence de détresse ventilatoire initiale, peut parfois jus-tifier d’une intubation trachéale « de sécurité » pour anti-ciper l’évolution de la tuméfaction des lésions et ses effetsobstructifs sur les voies aériennes.L’intubation orotrachéale par laryngoscopie directe aprèsune induction anesthésique à séquence rapide est la techni-que recommandée. L’intubation trachéale des victimes detraumatisme maxillofacial est réputée difficile, en raison de laperte des repères anatomiques habituels et de l’accumulationde sang et de débris de tout genre dans la cavité buccale. Parailleurs, la difficulté d’instaurer au préalable une pré-oxygé-nation au masque et la condition d’« estomac plein » de cespatients font que la marge de sécurité en cas d’intubation dif-

La suspicion de plaie du globe oculaire ou de compression

du nerf optique est une urgence thérapeutique.

Page 3: Conduite à tenir devant un traumatisme facial grave

Le praticien en anesthésie-réanimation, 2004, 8, 186ficile est très étroite. De fait, il faut pouvoir disposer de tech-niques alternatives soit à la laryngoscopie directe soit àl’intubation trachéale.– l’intubation trachéale par voie rétrograde est une techni-que ancienne et décrite dans le cadre des traumatismes gra-ves (4), mais l’opérateur doit être expérimenté ;– l’intubation trachéale par un masque laryngé type Fas-trach® peut être proposée mais n’a pas été évaluée dansce cadre ;– l’intubation sous fibroscope est souvent rendue difficilepar la présence de sang dans le champs visuel ;– en cas d’intubation impossible, une solution transitoired’oxygénation trachéale doit être proposée (masque laryngé,voire cricothyroïdotomie), en attendant la trachéotomie.Il est utile de rappeler que la mise en place d’une sondegastrique, une fois le patient intubé et ventilé, ne s’effec-tuera que par la voie orale.

Contrôle de l’hémorragieLes gestes d’hémostase doivent être précoces. La compres-sion de zones hémorragiques, ou lors d’une épistaxis, letamponnement nasal antérieur voire postérieur, au moyende sondes adaptées, sont des gestes à réaliser dès la phasepréhospitalière et/ou en salle de déchocage. Un saigne-ment massif réfractaire à ces techniques simples d’hémos-tase doit faire entreprendre une artériographie pourpermettre une éventuelle embolisation de la ou des artèresresponsables (5).

Prévenir l’infectionLa face est très vascularisée mais il persiste des risquesd’infection par les germes saprophytes des muqueuses desvoies aériennes et de la cavité buccale. Quelques mesuressimples doivent être prises :– toilette, parage et recherche de corps étrangers ;– protection antitétanique ;– antibiothérapie prophylactique pendant 48 heures (amoxi-cilline-acide clavulanique en l’absence d’allergie) si fractureouverte ou tamponnement postérieur.La présence d’une brèche ostéoméningée fait courir un ris-que de méningite, mais ne justifie pas à elle seule l’adminis-tration d’une antibioprophylaxie.

Bilan radiologiqueIl est commun à celui de tout traumatisé grave.La tomodensitométrie permet une analyse précise deslésions faciales et de stratifier les délais pour faire intervenirle chirurgien, une fois les éventuels problèmes vitauxréglés. Une plaie du globe oculaire, une compression dunerf optique, une plaie du nerf facial ou du canal de Sténon,une réimplantation des parties molles, des fractures ouver-tes sont des urgences chirurgicales maxillofaciales. L’éven-

tuelle reconstruction de lésions osseuses est en généraldifférée (15 premiers jours). Il faudra prévoir un écho/dop-pler des vaisseaux du cou à la recherche d’une éventuelledissection de l’artère carotide.

CONCLUSION

La prise en charge des TMF graves repose essentiellementsur la réanimation respiratoire. L’intubation trachéale deces patients peut être rendue difficile par le type de lésionsrencontrées. Les urgences chirurgicales sont rares mais doi-vent être connues. La chirurgie réparatrice est effectuée leplus souvent à distance du traumatisme. Les formes comple-xes de ces traumatismes doivent systématiquement fairerechercher des lésions extrafaciales associées.

RÉFÉRENCES1. Gassner R, Tuli T, Hachl O, Ulmer H. Cranio-maxillofacial trauma: a

10 year review of 9,543 cases with 21,067 injuries. J CraniomaxillofacialSurg 2003;31:51-61.

2. Richter M. Traumatismes graves de la face. In: Urgences 2002, Enseigne-ments Supérieurs et conférences. Paris, Arnette, 2002:221-7.

3. Payen JF, Bettega G. Traumatismes maxillo-faciaux. In: SFAR, ed. Confé-rences d’Actualisation 1999. Paris, Elsevier, 1999:705-17.

4. Barriot P, Riou B. Retrograde technique for tracheal intubation in traumapatients. Crit Care Med 1988;16:712-3.

5. Sakamoto T, Yagi K, Hiraide A, et al. Transcatheter embolization in thetreatment of massive bleeding due to maxillofacial injury. J Trauma1998;28:840-3.

Tirés à part : Karim TAZAROURTE,SAMU 77-SMUR Melun,

Hôpital Marc Jacquet,rue Fréteau de Pény,

77000 Melun.