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SARTRE CONTRE CAMUS : LE CONFLIT JAMAIS RÉSOLU Ronald Aronson P.U.F. | Cités 2005/2 - n° 22 pages 53 à 65 ISSN 1299-5495 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cites-2005-2-page-53.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Aronson Ronald , « Sartre contre Camus : le conflit jamais résolu » , Cités, 2005/2 n° 22, p. 53-65. DOI : 10.3917/cite.022.0053 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.200.65.59 - 03/05/2011 17h13. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 83.200.65.59 - 03/05/2011 17h13. © P.U.F.

Controverse Sartre Camus

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SARTRE CONTRE CAMUS : LE CONFLIT JAMAIS RÉSOLU Ronald Aronson P.U.F. | Cités 2005/2 - n° 22pages 53 à 65

ISSN 1299-5495

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cites-2005-2-page-53.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Aronson Ronald , « Sartre contre Camus : le conflit jamais résolu » ,

Cités, 2005/2 n° 22, p. 53-65. DOI : 10.3917/cite.022.0053

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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RONALD ARONSON

En vertu de quelle prescience la querelle la plus importante du XXe siècle a-t-elle annoncé la plus grande question du XXIe ? Lors de la rupture entreCamus et Sartre, le point sur lequel ils étaient le plus divisés était la ques-tion de la violence politique et spécifiquement celle du communisme. Etau fur et à mesure qu’ils continuaient à s’attaquer mutuellement, de façoncodée, tout au long de la décennie qui suivit, en particulier pendant laguerre d’Algérie, l’une de leurs principales pommes de discorde devint leterrorisme. À propos de l’Algérie comme à propos du communisme, leslauréats du Nobel de 1957 et 1964 étaient en profond désaccord quant autype de violence qu’il fallait de la manière la plus urgente étudier et atta-quer : les humiliations et l’oppression, souvent dissimulées, qui selon ladescription de Sartre faisaient partie intégrante de la vie quotidienne sousle capitalisme et le colonialisme, ou le calcul brutal et abstrait du meurtrequi, selon l’analyse de Camus, était justifié par des intellectuels quiprétendaient libérer les gens et améliorer l’état du monde ?

Étant donné qu’il se préoccupait de ce qui est aujourd’hui la question laplus débattue, ce n’est pas un hasard si l’un des volumes de l’œuvre deCamus le plus récemment publié est un recueil d’articles qu’il avait écritssur le terrorisme1. Ce n’est pas un hasard non plus si le livre de PaulBerman, Terror and Liberalism2, déclaration de guerre d’un progressiste

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R. Aronson

1. Albert Camus, Réflexions sur le terrorisme, Paris, 2002.2. Paul Berman, Terror and Liberalism, New York, 2003.

Cités 22, Paris, PUF, 2005

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américain à l’intégrisme islamique, prend Camus comme guide intellec-tuel. De la même façon, étant donné le soutien que lui avait apporté à laviolence révolutionnaire, et même au terrorisme, il est tout à fait logiqueque l’une des nouvelles études parues sur Sartre soit l’analyse que faitRonald Santoni de son attitude ambiguë par rapport à la violence.Santoni réussit entre autres choses à démontrer que le conflit entre Sartreet Camus demeure, cinquante ans plus tard, philosophiquement nonrésolu1. J’aurais envie de dire, même si cela va à l’encontre de ce qui estcouramment admis aujourd’hui, qu’il est aussi historiquement nonrésolu, quoi qu’en disent ceux qui, comme Tony Judt ou HerbertLottman, biographe de Camus, condamnent Sartre et vénèrent Camusrétrospectivement, et renversent la mode qui prévalait à Paris au début desannées 19502.

Je dis de leur débat qu’il est non résolu parce que, si la question de laviolence est discutée pleinement et honnêtement aujourd’hui, toutes lesformes de violence méritent d’être placées sous le microscope, les formessystémiques dénoncées par Sartre tout autant que les formes anti-systémiques décrites par Camus. La violence intentionnelle des guerres etdu terrorisme demande à être interrogée en même temps que les violencesinscrites dans des pratiques sociales routinières. Non pas qu’elles soientpar conséquent toutes équivalentes, ou que l’on évite les distinctions degenre et de degré, ou qu’un type de violence en justifie par conséquent unautre. Mais il faudrait au moins que nous comprenions la position politi-co-morale de ces jeunes gens de gauche qui, près du Mur de Berlin ennovembre 1989, s’exclamaient, pleins d’espoir : « Un de tombé, plusqu’un à renverser ! » En d’autres termes, le communisme est tombé, etmaintenant c’est au tour du capitalisme. Si l’on veut exprimer cela dansdes termes qui reflètent la proéminence inchangée du débat entre Sartre etCamus, ce qu’ils voulaient dire était que les structures fossilisées créées parla violence révolutionnaire communiste à propos de laquelle Camus avaitécrit avec tant de force avaient pour l’essentiel été défaites, mais que lesdiverses formes de violence systémique à propos desquelles Sartre avaitécrit avec tant de pénétration n’étaient toujours pas, elles, passées en juge-ment. À dire vrai, pour de nombreux partisans actuels du rejet par Camus

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1. Ronald Santoni, Sartre on Violence : Curiously Ambiguous, State College, Pa., 2003.2. Cf. Herbert R. Lottman, Albert Camus : A Biography, Corte Madera, Ca. 1997, XIV-XV ;

Tony Judt, The Burden of Responsibility : Blum, Camus, Aron, and the French Twentieth Century,Chicago, 1998.

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de la terreur et de la violence révolutionnaire, ces formes de violence systé-mique demeurent invisibles.

Chacun des deux hommes a décrit et dénoncé une seule dimension dela violence contemporaine : la cible de Camus était la violence révolution-naire, la cible de Sartre était la violence imposée de façon structurelle pardes systèmes sociaux fondés sur l’inégalité. Ils voyaient l’un et l’autre éton-namment clair, mais de façon partielle, et chacun ignorait ce que voyaitl’autre. Cela n’est pas simplement dû au hasard. Après tout, ils furentproches durant les années décisives de leur formation politique – de 1943à 1947 – et chacun fit partie de l’espace de l’autre jusqu’à leur ruptureen 1952 ; de plus, jusqu’à la mort de Camus en 1960 ils furent les deuxprincipaux intellectuels engagés de la gauche française. Comme je lesoutiens dans Camus and Sartre : The Story of a Friendship and the Quarrelthat Ended it, chacun des deux hommes prit forme par rapport à l’autre.

Ce que comprenait chacun d’entre eux avait besoin d’être complété parce que comprenait l’autre, mais l’obligation de choisir entre deux campsqu’imposa la guerre froide, et le fait que chacun ait développé ses idées enpartie contre celles de l’autre, avant et après leur rupture, les empêchèrentd’accéder à plus d’une demi-vérité chacun. C’est ainsi que Sartre demeurasilencieux devant les atrocités perpétrées par des mouvements de libéra-tion nationale alors qu’il dénonçait implacablement tout faux pas dugouvernement français, tandis que Camus devint presque obsédé parl’anticommunisme, et ensuite ne remit jamais en question l’Algérie fran-çaise – statut imposé et maintenu par la violence – et rejeta l’exigence algé-rienne d’indépendance en la déclarant irrationnelle.

Tout comme les camps qui les rejoignirent pendant la guerre froide,chacun des deux hommes déguisait ses contradictions en ayant recours àun mode de jugement inégal, acceptant d’un côté des comportements quede l’autre il déclarait répréhensibles. Qu’ils aient agi ainsi de façonpresque parfaitement symétrique l’un par rapport à l’autre semble indi-quer que tous les deux refusaient intentionnellement, je suis obligé de ledire, de voir une partie inconfortable de la vérité. Cela semble indiquerégalement qu’il faudrait, pour que leur conflit soit réellement résolu,davantage que la victoire d’un camp, et davantage que notre proprecompréhension, intellectuelle aussi bien qu’historique, des vérités et desdistorsions présentes dans chaque camp. Autant dire que le conflit entreSartre et Camus ne sera résolu que lorsque les préoccupations des deuxhommes, ce qu’ils percevaient aussi bien que ce qu’ils ne voyaient pas,

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seront mises ensemble à l’ordre du jour politique, dans ce monde auquelon a jeté un sort depuis le 11 septembre.

Tout n’a pas changé depuis le 11 septembre. Incontestablement il y aquelque chose de nouveau, hélas, dans la vulnérabilité permanente queperçoit l’Amérique. Al Qaïda a déclaré une guerre sans État, une guerrenon révolutionnaire aux États-Unis et à leurs citoyens, et pour l’instantsemble à même de puiser dans des ressources infinies de chair à canonsuicidaire, d’argent et d’énergie, ainsi que dans une réserve inépuisable desoutien populaire. En situation totalement hégémonique depuis la fin dela guerre froide, à l’abri de tout risque de concurrence de la part d’unautre État, les États-Unis sont néanmoins menacés aujourd’hui par unmouvement de martyrs prêts à se suicider au nom de la religion. À causede ces nouveaux éléments, il est tentant de voir une nouvelle configura-tion depuis le 11 septembre, configuration qui inclurait le discours duprésident Bush – « être avec nous ou contre nous » – et les deux invasionsqui ont suivi ce discours et qui ont causé la mort d’un nombred’innocents largement supérieur au nombre des victimes des attentatscontre le World Trade Center et le Pentagone, sans pour autant mieuxprotéger les Américains. L’administration Bush a déclaré un état de guerrepermanent, tout en mettant en œuvre une ambitieuse nouvelle vision stra-tégique.

Cependant, si l’on prétend que la politique étrangère et militaire desÉtats-Unis marque une nette rupture, en réaction à une situationnouvelle, ou en profitant de celle-ci, il ne faut pas oublier un fait plusancien, qui est que « les batailles livrées par notre pays », selon les parolesde l’hymne des marines américains, se sont toujours déroulées « depuis lescouloirs de Montezuma jusqu’aux rives de Tripoli ». Toute analyse de la« guerre contre le terrorisme » menée aujourd’hui doit prendre en comptel’histoire américaine, y compris le demi-siècle qui, dans le seul hémisphèreoccidental, a vu des désastres se produire avec l’aide des États-Unis enArgentine, au Salvador et au Guatemala, a vu renverser le gouvernementAllende au Chili, étrangler Cuba de manière systématique, livrer uneguerre pas vraiment secrète au Nicaragua sandiniste et envahir la Grenade.Au Moyen-Orient et en Asie du Sud aussi l’intervention américaine a prisdes formes multiples, allant de la participation au renversement de Mossa-degh en Iran en 1953 au soutien à l’intégrisme musulman en Afghanistanet à la dictature militaire au Pakistan, en passant par le soutien à ladynastie d’Arabie Saoudite et à la domination des Palestiniens par Israël.

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Ainsi l’invasion de l’Irak est-elle inséparable d’autres aspects de la domina-tion du Sud par le Nord, et en particulier des efforts des États-Unis pourcontrôler une grande partie des ressources mondiales en pétrole.

En d’autres termes, si les idées de Camus à propos de la mentalité quiest derrière le terrorisme peuvent servir à introduire un chapitre d’uneétude visant à comprendre la violence à l’époque actuelle, un examensérieux du sujet ferait également usage des idées de Sartre à propos de laviolence qui est partie intégrante du système socio-économique capita-liste. Dans son livre écrit pour plaider en faveur d’un combat idéologiquecontre l’intégrisme musulman, Terror and Liberalism, Paul Bermancommence à juste titre par parler de L’homme révolté. Pour faire de sonanalyse plus qu’une demi-vérité, et pour comprendre ce que signifie sebattre aussi contre les oppressions structurelles dues au capitalismemondial, il nous faut aussi commencer par parler de Les communistes et lapaix et de Critique de la raison dialectique.

Au début de septembre 1952, Les Temps modernes publièrent leurnuméro d’août qui contenait les soixante-dix pages de la rupture entreSartre et Camus : la réponse en dix-sept pages de Camus à la critique deL’homme révolté écrite en avril par Francis Jeanson, et les réponses encoreplus longues de Sartre et de Jeanson à Camus1. Ce conflit qui mit fin àune amitié confirma en même temps une scission à l’intérieur de lagauche, française et internationale. Ce fut un conflit si profond et sidéplaisant qu’il en devint presque manichéen : juste avant de répondre àCamus, Sartre, après avoir dit que « un anti-communiste est un chien »jura, c’est connu, « une haine éternelle à la bourgeoisie » et promit quecette haine durerait aussi longtemps qu’il vivrait. Quant à Camus, reve-nant à l’écriture de textes politiques deux ans et demi après que Sartre luiavait imposé le silence, il usa de la pire insulte possible dans la France desannées 1950 : du point de vue politique et moral, dit-il, la gaucheprocommuniste ressemblait aux collaborateurs des nazis en 1940.

Même si le côté où l’on se trouvait dans ce débat n’était jamais entière-ment bon, l’autre côté, l’ennemi, était lui à coup sûr considéré commetotalement mauvais. Camus n’a jamais soutenu le capitalisme, et considé-rait le système de démocratie parlementaire seulement comme le moinsmauvais, mais pendant dix ans à partir de 1945 l’essentiel de son énergie

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1. Cf. David A. Sprintzen et Adrian van Den Hoven (eds), Sartre and Camus : A HistoricConfrontation, Amherst, NY, 2004.

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politique fut dirigé contre le communisme. Ensuite, pendant la guerred’Algérie, il vilipenda le FLN pour ses attitudes « rouges ». Il était prêt àsoutenir la candidature de Mendès France comme président du Conseil, àrencontrer le gouverneur général Jacques Soustelle et même Charles deGaulle alors que le Général attendait d’être appelé pour à nouveau dirigerla France. Mais Camus ne pouvait se résigner à prononcer le nom deFront de libération nationale, à inclure les rebelles dans ses appels à négo-cier, ni à employer le mot interdit, « indépendance ».

Entre 1952 et 1956, Sartre le compagnon de route ne se contenta pasde donner des interviews scandaleuses dans lesquelles il portait aux nues lavie soviétique, mais en outre, comme il le reconnut plus tard, il « excluttoute idée de moralité » par rapport à la politique. Au moment del’exécution des Rosenberg aux États-Unis et de la révolte en Allemagne del’Est (en juin 1953) on l’entendit dénoncer violemment la première alorsqu’il garda le silence par rapport à la seconde ; lorsque Pierre Hervé,communiste influent, fut exclu du Parti pour avoir osé réclamer davan-tage de démocratie, Sartre ajouta sa voix au chœur du Parti pourcondamner Hervé et l’accuser de n’être qu’un écrivain médiocre et unréformiste. Ayant fait le serment de haïr sa propre classe et ayant décidé desoutenir les ouvriers français, dont la majorité étaient au PCF, Sartrependant cette période s’aligna sur les positions du Parti et soutint l’Unionsoviétique.

En intégrant l’exigence de choisir son camp qu’imposait la guerrefroide, Sartre et Camus se retrouvèrent à la tête de leurs camps respectifs :Sartre à la tête de la gauche des compagnons de route et Camus à celle dela gauche anticommuniste ; ce faisant ils atteignirent leur pleine statured’intellectuels engagés. Ils devinrent le Sartre et le Camus que nousconnaissons aujourd’hui. En dépit de leurs qualités intellectuelles et deleur capacité à voir les choses, qui étaient très différentes, ils devinrentaussi par moments des exemples classiques de mauvaise foi, qui nejugeaient pas de façon équitable, refusaient de regarder les faits gênants,restaient silencieux devant des maux contre lesquels ils auraient dûprotester et travestissaient leur engagement en faveur de la liberté et de lavérité. Le choix d’un camp et le manichéisme qui en résulta réduisirent defaçon significative la stature des deux hommes, assourdirent et déformè-rent leur voix, et compromirent ce qu’ils avaient à dire. Cependant ni l’unni l’autre n’allèrent jusqu’à s’égarer complètement : Camus ne s’engageajamais dans la guerre froide (il refusa de faire partie de la classe anticom-

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muniste française organisée) et n’approuva jamais la course aux arme-ments, tandis que Sartre se débarrassait de ses quatre années de compa-gnonnage de route pour écrire plusieurs de ses plus grandes œuvres etdevenir l’une des grandes voix politiques indépendantes du monde à la findes années 1950 et dans les années 1960.

À dire vrai, comme je l’explique dans Camus and Sartre, la guerre froideelle-même et l’obligation qu’elle imposa à chacun de choisir son campdans une bataille rangée entre le bien et le mal (ce dont Sartre et Camusfurent victimes et complices chacun à sa façon) firent de leur conflittragique et à l’échelle de l’histoire mondiale une simple pièce de théâtre,une moralité. Si l’un d’eux avait raison, alors il fallait que l’autre ait tort,et leur histoire était dépourvue de complexité et d’intérêt. Il n’est pasétonnant que personne ne se soit senti obligé de la raconter intégralement.Et aujourd’hui, comme nous le savons, les deux hommes ont laissé à ceuxqui les ont suivis un fardeau d’interprétation et d’explication, ils leur ontlégué la tâche de démêler leurs points forts de leurs faiblesses, ce qu’ilsavaient bien perçu de ce qu’ils avaient perçu de travers.

Les deux adversaires méritent l’un et l’autre d’être regardés non seule-ment d’un œil critique, mais aussi avec compréhension et bienveillance.L’un et l’autre se sont battus pendant des années contre l’exigence dechoisir son camp et contre la perspective de la rupture au plan personnel,et en même temps ont continué à se développer et à réagir aux événe-ments de façons qui rendaient cette rupture plus probable. Une logiquehistorique animait la controverse lorsque Sartre et Camus, évitant lesclichés relatifs au communisme et au capitalisme, se retrouvèrentcontraints d’exprimer les raisons les plus profondes qui faisaient que desgens qui réfléchissaient, des intellectuels engagés dans la défense de laliberté et de la justice sociale les plus larges possibles pouvaient soutenir lecommunisme ou s’opposer à lui.

Après leur rupture, l’obligation de choisir entre deux camps imposéepar la guerre froide allait dominer la gauche : si vous souteniez le change-ment social révolutionnaire, cela voulait dire que vous deveniez indiffé-rent à la liberté ; si vous défendiez la liberté, cela voulait dire que vousrejetiez le seul projet important susceptible de contester le capitalisme.C’est ainsi que furent détruits les espoirs d’une génération qui avait crupouvoir avancer en direction du socialisme et de la liberté, ce qui avait étél’espoir de Sartre et Camus dans la période d’après guerre. Les gens degauche se trouvaient mis en demeure de faire un choix impossible entre ce

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qui devint le réalisme sombre de Sartre – le communisme étant le seulchemin vers des changements substantiels – et le rejet du communismepar Camus, au nom des principes – ce qui le mit dans une situation quilui interdisait de s’identifier à une force importante de lutte pour le chan-gement. Sartre et Camus avaient exprimé les choses à demi justes et àdemi fausses, les demi-vérités et les demi-mensonges de ce qui devint latragédie de la gauche, non seulement en France mais dans le mondeentier, pour au moins la génération suivante.

Camus et Sartre en vinrent à affirmer qu’il n’y avait qu’une alternative,que reflètent leurs pièces Les justes et Le Diable et le Bon Dieu, et qui estétudiée de manière théorique dans L’homme révolté et dans Les commu-nistes et la paix : l’alternative est entre l’homme révolté de Camus et lerévolutionnaire de Sartre. Le Sartre qui percevait les structures et les effetsde la violence systémique de manière plus profonde que n’importe quid’autre au XXe siècle se retrouva à célébrer la violence révolutionnaire et àse taire devant les excès de celle-ci. Jamais Sartre ne fit une analysecritique, jamais même il n’écrivit une ligne à propos du meurtred’innocents, du terrorisme. Camus rejeta les justifications de la violencerévolutionnaire qui étaient alors courantes et perçut très bien ses consé-quences négatives, mais jamais il n’appliqua ce talent pour analyser lessituations à la description de la vie quotidienne en France ou en Algérie.Lorsqu’ils choisirent d’être pour ou contre le communisme, en fait ilschoisirent non seulement de prendre position l’un contre l’autre, maisaussi contre eux-mêmes, c’est-à-dire contre leur capacité à voir le tableaudans son intégralité, contre le souci qui était le leur dans les années 1940de défaire les structures de l’inégalité sociale en utilisant des moyens quine compromettent ni la liberté ni la démocratie. Lorsqu’ils firent le choixdes demi-vérités, quelle que fût la manière dont ils s’affirmèrent et quelsque fussent leurs arguments, Sartre et Camus, comme toute leur généra-tion, se trahirent aussi eux-mêmes, trahirent aussi les valeurs les plushautes auxquelles ils croyaient.

Ces questions historiques prennent une signification urgente aujour-d’hui où nous essayons de nous saisir du terrorisme et de la guerre contrecelui-ci. Aujourd’hui le manichéisme rôde dans le monde, accompagné deson exigence de choisir son camp, pour ou contre les États-Unis, pour lebien et contre le mal. Et des deux côtés domine l’incapacité à réfléchir à laviolence de manière cohérente. Je ne suis pas en train de suggérer qu’il yait un lien direct entre les demi-vérités et les jugements partiaux de Sartre

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et de Camus, d’une part, les remarques manichéennes énoncées par lespartisans de la politique des États-Unis ou par ceux qui justifient le terro-risme, d’autre part. Mais il est incontestablement frappant de voir que lespartisans de la « guerre contre le terrorisme » invoquent Camus et queceux qui déclarent que la tactique terroriste est « la seule tactique » à laportée des opprimés parlent tout à fait comme Sartre. Il est égalementindéniable qu’une bonne partie de la réflexion actuelle, aux États-Unis, enfaveur de la guerre en Irak s’est fondée sur des modèles datant de la guerrefroide, et que parfois cela ramène les gens à Camus ou à Sartre. EdwardRothstein le montre clairement lorsque dans le New York Times il recom-mande Camus aux néo-conservateurs d’aujourd’hui1. Certaines personnesde gauche, modérées, que le terrorisme par le suicide trouble profondé-ment et qui sont déterminées à le combattre – Paul Berman en est unexemple – ont fini par soutenir la désastreuse invasion de l’Irak. De l’autrecôté il y a ceux à gauche qui, étant assez courageux pour affronter de facela domination des États-Unis, deviennent ensuite incapables de concen-trer leur attention sur la nature horrible du terrorisme d’Al Qaïda. Lesméfaits américains semblent rendre impossible une analyse égalementmorale de la violence suicidaire d’Al Qaïda : les commentaires de NoamChomsky après le 11 septembre en sont un exemple2. Tout cela fait partiede « la nécessité de choisir » : comme Sartre et Camus, les deux campsreflètent cette nécessité en ayant recours à des moyens qui déforment leschoses et qui mentent. Comme le firent Sartre et Camus, les deux campsaujourd’hui soutiennent une demi-vérité aux dépens de la vérité toutentière.

La façon variable, partiale, dont est jugée aujourd’hui la violencepolitique nous incite à examiner la manière dont des habitudes sembla-bles se développèrent chez Sartre et Camus. Tout d’abord ils refusèrentde choisir un camp. En 1944 le slogan de Combat était « De la Résis-tance à la Révolution » et les éditoriaux de Camus défendaient claire-ment l’idée qu’il fallait concilier socialisme et liberté individuelle. Àpartir du milieu de l’année 1945, aussi bien lui que les communistesavaient commencé à s’exclure mutuellement des coalitions qu’ils seraientprêts à soutenir, mais Camus ne considérait pas encore les communistescomme des ennemis, et encore moins comme les principaux ennemis.

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1. Edward Rothstein, « Connections : Camus and the neo-cons : More in common than theymight suspect », New York Times, 7 février 2004.

2. Cf. Noam Chomsky, 9-11, New York, 2001.

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D’ailleurs, même lorsque cela commença à être le cas, Camus continuaencore pendant plusieurs années à chercher une troisième voie entre lecommunisme et le capitalisme. Susceptible et sur la défensive quand onle critiquait, Camus commença à ruminer l’incompatibilité entrecommunisme et liberté lorsqu’il fut attaqué avec virulence par PierreHervé dans Action en juin 1945. Camus avait déjà renoncé à ses grandsespoirs de changements après la guerre, et bientôt ce fut non pas le capi-talisme ou le colonialisme, mais le communisme qui devint pour lui legrand problème. En 1938 et 1945, il avait écrit certains des articles lesplus intelligents jamais parus à propos de l’Algérie dans la presse fran-çaise, y compris dans la presse communiste. Malgré sa lucidité en ce quiconcernait le colonialisme, sa réflexion très claire sur la guerre etla violence révolutionnaire, jamais Camus n’appliqua une analysesemblable à la vie quotidienne dans les colonies, même après avoir peintcelle-ci de façon si mémorable dans L’Étranger. On constate plutôt queles blessures personnelles dues aux attaques des communistes s’ajoutèrentà son aversion pour la violence déclarée et particulièrement pour lesjustifications abstraites de la violence révolutionnaire, justifications quiinvoquaient la nécessité. Enfin, son évolution jusqu’à devenir le critiquele plus en vue, en ce milieu de siècle, de la violence communiste futaiguisée par ses relations avec quelqu’un qui avait pris, bien que pluslentement que Camus, la direction opposée : Sartre.

Dans Les Mouches Sartre avait présenté la violence d’une manièrepresque métaphysique, comme le chemin qui permettait à Oreste dedevenir réel. Lorsque Sartre devint un écrivain engagé, le soutien qu’ilapporta aux projets de changements révolutionnaires était lié à saprofonde compréhension de la dimension subjective qui s’opposait au« matérialisme dialectique » du Parti communiste français, comme on levoit dans des écrits tels que « Matérialisme et révolution ». Il analysaitattentivement la relation entre réalités objectives et action individuelle, etinsistait toujours sur la capacité de l’être humain à se créer à partir de lafaçon dont il a été fait, il insistait sur le choix. Par la suite, dans Lescommunistes et la paix, Sartre commença à apporter sa pierre, extraordi-naire, à l’étude du problème de la violence, saisissant et démontrant demanière conceptuelle la violence structurelle imposée aux ouvriers par lasociété bourgeoise. Armé de sa perception des choses, Sartre put pour lapremière fois apprécier la violence communiste comme réaction – la seuleefficace – à la violence bourgeoise. Mais l’absorption de l’histoire et de la

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société dans sa pensée ne fut pas chose facile, pas plus que le fait de sedéclarer partisan du Parti communiste ou, plus tard, des rebelles algériens.Dans le climat de choix obligatoire qu’entretenait la guerre froide, ilperdit toute mesure. Il porta aux nues la violence révolutionnaire, voyanten elle l’ « origine de l’humanité », refusa de critiquer le terrorisme, donnaun chèque en blanc aux rebelles anticolonialistes, et alla jusqu’à accepter lemassacre à Munich d’athlètes israéliens, déclarant que c’était « le seulmoyen de lutte » d’un peuple opprimé.

L’aveuglement de Camus se trouvait dans la direction opposée : malgréses efforts courageux pour résoudre le conflit algérien avec un minimumde violence, jamais Camus n’accepta l’indépendance de l’Algérie ; il envi-sagea diverses solutions qui auraient permis de maintenir l’Algérie sous lecontrôle de la France et refusa, lui qui était le fils le plus célèbre del’Algérie française, de dire la vérité à propos de ses privilèges coloniaux à lacommunauté pied-noir dont il était issu. Il repoussa la réalité du FLN. Ilrefusa de lier la violence du FLN aux réalités de la vie arabe dans l’Algériesous domination française, et refusa de voir les liens qui existaient entrecette violence, ces réalités et les privilèges quotidiens de la communautépied-noir. En d’autres termes, les deux hommes étaient tous les deux debrillants critiques de la violence et pourtant il y avait pour l’un et l’autredes exemples de violence qu’ils ne voyaient pas.

Si Sartre et Camus voyaient chacun une moitié de la violence contem-poraine, ils étaient l’un et l’autre de mauvaise foi quant à la moitié vue parl’autre. Camus réussit à lier ce qu’il percevait bien et la mauvaise foi dansune seule déclaration provocante, lors de sa visite en Suède pour y recevoirle prix Nobel, en décembre 1957 : « J’ai toujours condamné la terreur. Jedois aussi condamner un terrorisme qui est pratiqué aveuglément, dans lesrues d’Alger par exemple, et qui peut un jour frapper ma mère ou mafamille. Je crois en la justice, mais je défendrai ma mère avant de défendrela justice. »

La déclaration la plus choquante de Sartre parut dans la préface qu’ilécrivit en 1961 pour le livre de Frantz Fanon, Les damnés de la terre. Cetessai saisissant commence par une analyse et une dénonciation de laviolence coloniale, puis Sartre affirme que les dégâts causés par celle-cisont en train d’être réparés par la violence des indigènes, et enfin il se féli-cite que cette violence se retourne contre les Européens. C’est un desécrits les plus vivants et les plus brutaux de Sartre, aussi bien dans sonargument que dans sa vision du monde. Camus essayait d’ignorer la

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violence perpétrée par les colons, mais ici Sartre faisait l’éloge de laviolence comme libération et comme thérapie. Écrivant comme toujoursde haut, Camus instaurait des règles pour gérer le conflit, tandis queSartre le partisan intégral appelait les indigènes à se débarrasser du colo-nialisme « par tous les moyens en leur pouvoir ». Camus modérait savision des choses et ses déclarations selon ce qu’il pensait être l’intolérancede sa propre communauté, les pieds-noirs, mais Sartre partait à l’assaut desa propre communauté, se faisant la voix européenne la plus remarquabledu Tiers Monde. Si l’anticommunisme de Camus masquait son incapa-cité à traiter les indigènes autrement que de façon paternaliste, Sartre lerévolutionnaire donnait le feu vert aux pires atrocités anticoloniales. Lethème des « mains sales » avait été pour Sartre la manière de comprendrele rôle joué par la violence dans les luttes pour les changements sociaux,mais il en faisait maintenant une éthique de la lutte, allant même au-delàde l’affirmation que les fins justifiaient les moyens : il donnait à laviolence elle-même une valeur éthique et psychologique, une fonctionlibératrice. Camus avait essayé de garder les mains propres – les siennes etcelles de la France – à l’époque de la Résistance mais au fur et à mesureque cette détermination le menait vers l’anticommunisme, il se désinté-ressa peu ou prou des luttes des ouvriers sauf lorsqu’il s’agissait, comme enAllemagne de l’Est et en Hongrie, d’ouvriers qui se révoltaient contre leParti. Pour ce qui était de l’Algérie, son souci des mains propres coïncidaitavec le soutien qu’il continuait à apporter à la présence coloniale française,malgré ses fréquentes dénonciations du colonialisme.

Aujourd’hui le débat entre Sartre et Camus n’est toujours pas clos, carles questions qu’il soulevait n’ont pas été résolues. Comme les faits brutsque sont le terrorisme contemporain et « la guerre contre le terrorisme » lemontrent de façon éclatante, quelque chose va de travers dans notremonde, encore plus qu’à l’époque de la guerre froide. Et même si lesdétails et certains des traits de ce qui ne va pas sont nouveaux, nous conti-nuons à être empoisonnés par les problèmes fondamentaux du XXe siècle.En ce qui le concerne, Camus se retournerait dans sa tombe s’il voyaitqu’on utilise ses idées, fût-ce indirectement, pour justifier la guerre améri-caine en Irak. Pourtant, après le 11 septembre et pendant la période qui amené à l’invasion de l’Irak, la demi-vérité qui était la sienne à propos de laviolence a été bien utile aux néo-conservateurs qui dominent la réflexionstratégique du Département de la Défense américain. Parce que nouscontinuons à vivre au milieu des obscurcissements de la violence caracté-

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ristiques de la guerre froide, dans les deux camps, nous sommes tous endanger. Les vainqueurs ont continué à considérer comme taboue touteconversation sérieuse à propos de la violence systémique et à s’élever, lamain sur le cœur, contre toute violence commise par le sous-prolétariatmondial. Et ceux qui s’opposent aux vainqueurs sont trop facilementindulgents vis-à-vis du terrorisme. Maintenant une « guerre contre leterrorisme » cherche à délégitimer tout type de violence anti systémique.

Si nous restons pris entre ces deux positions antithétiques, nous voyonsque, lors du débat entre Sartre et Camus, aucun des deux hommes n’aremporté la victoire. Au lieu que nous ayons petit à petit trouvé grâce àl’histoire un chemin susceptible de nous emmener vraiment au-delà desperceptions contradictoires de Sartre et de Camus, notre compréhensioncollective est restée coincée au même endroit. Mais que faudrait-il pouraller plus loin ? J’ai évidemment montré la direction d’un rapprochementthéorique des moitiés de vérité de Sartre et de Camus, mais pour que celaaboutisse à quelque chose, il faut à un moment ou un autre que cela sefasse dans le cadre d’un mouvement politique qui décide qu’il a besoin dece que percevait chacun des deux hommes, et qu’il sera avantageux pourlui de rapprocher leurs idées plutôt que de les maintenir en des pointsopposés. Ce n’est qu’alors que nous serons à même de voir vraiment lesdeux hommes, simultanément de les apprécier et de les critiquer, et devoir comment les deux réunis pourraient conduire à des manières depenser et d’agir plus fécondes. Mais cela présuppose un nouveau genre demouvement, un mouvement qui soit prêt à vivre selon un unique critèrede moralité politique. Ce mouvement cherchera à défaire les structuressystémiques de la violence et en même temps à limiter la violence néces-saire pour ce faire ; autrement dit, ce sera un mouvement révolutionnairedoté des scrupules et du sens des limites d’un mouvement réformiste. Ou,pour regarder les choses en sens inverse, ce sera un mouvement démocra-tique visant des buts révolutionnaires. En d’autres termes, pour dépasserle fossé entre Sartre et Camus, il faudra une gauche différente de toutes lesgauches qui ont existé jusqu’ici, une gauche qui rejette tout autant leterrorisme et les guerres contre le terrorisme.

(Traduit de l’anglais par Florence Perronin.)

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