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BIBEBOOK RENÉ CREVEL L’ESPRIT CONTRE LA RAISON

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  • BIBEBOOK

    REN CREVEL

    LESPRIT CONTRE LARAISON

  • REN CREVEL

    LESPRIT CONTRE LARAISON

    1927

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1590-2

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : Les Cahiers du Sud, 1927 Wikisource

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    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • D de ses lettres sur la crise de lesprit, Paul Valryconstate : Lespoir nest que la mance de ltre lgard desprvisions de son esprit. Or cette mance nest pas un faitsimple. Lhomme a plus dun tour dans son sac et les raisons de sa raisonschafaudent en sournoiseries qui, pour monumentales, nen sont pasmoins inniment varies avec, leur fronton, des prtextes de logique,de tradition. Ainsi lespoir, qui dsigne justement dans ce quelle a de pri-mesautier, de plus ingnu, la rsistance individuelle, ne saurait dpeindrecertaines de ses faades compliques. Dailleurs, si nul ne peut mme son-ger en vouloir aux beaux animaux de sang assez riche, de chair assezconfusment opulente pour opposer une tte et un corps en toute spon-tanit victorieux des piges sentimentaux et des mchancets de lintel-ligence, quel moyen daccepter les calembredaines et syllogismes truqusdes anmiques, sots et pdants qui, grand fracas, se rclament de civili-sation, parlent avec ostentation de vie morale et, en fait, se contententduser de principes double fond pour composer un bonheur dont lasource na point jailli de ce morceau deux-mmes o il et t, sinonhroque, du moins dcent quils tentassent de la faire sourdre. Quil yait des degrs dans leurs tricheries et des degrs aussi dans la conscience

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  • Lesprit contre la raison Ren Crevel

    quils y apportent, voil qui ne saurait nous leurrer, ni nous empcher dednoncer leur mensonge glorieux ou sournois comme un vritable crimecontre lesprit.

    Cest que le confortable, dont la recherche est lgitime tant quil sagitdarrangements relatifs, de linstallation dune salle de bains ou dun ca-lorire, nous ne pouvons accepter que veuille sen soucier encore qui-conque se rclame dune notion suprieure. Au reste, ceux qui, pour sejuger favorablement, essaient de travestir sous des termes pompeux leursplaidoyers pro domo nen aboutissent pas moins au plus perdu des ga-limatias. Ainsi, par exemple, de lidoltrie scientiste, o la masse par leplus hypocrite des jeux de mots trouvait illusion de progrs spirituel sans,toutefois, perdre de vue les ns utiles ni oublier les prots particuliers tirer de nouvelles dcouvertes. En vrit, sous le masque de fer-blanc dela Walkyrie domestique, sous le nickel de sa cuirasse, nul de ses dvotsqui nadort son propre visage ou linforme nombril de son ventre mou.La desse Science, dailleurs, bien que tout le monde voult sobstiner faire semblant de la croire capable dilluminer les secrets de lhomme, nendemeurait pas moins plus vacillante dans sa marche et fumeuse que lesquinquets dont les bateleurs clairaient leurs patelinades sur les trteauxdes foires. Alors, trs vite, sonne lheure dune rsignation dhumblesmensonges. On cherche faire passer pour dinnocentes eurs de sagesseles produits de lgosme. Heure de scheresse. Rgne de lersatz. En at-tendant la Rvolution salutaire que ce spectacle si pitoyablement faux nepeut manquer damener, les cratures que na jamais animes le souede la libert, et cependant en passe de ne plus pouvoir se satisfaire deleurs pitres conditions, sous le coup chaque jour de quelque msaven-ture anecdotique, aprs tout un jeu compliqu daller et retour, de mi-nutes agites puis abattues, tentent encore de sacharner ne pas dses-prer delles-mmes, de leurs vellits, de leurs besoins. Cest cemomentquun rconfort possible est cherch dans lunit tout prix. On entasseles dtritus de conscience, on raboute des morceaux dindividus. Le toutassaisonn la sauce poussire et tradition et allons-y de notre petite syn-thse. Ltre limite son existence, son pouvoir, pour tre sr de soi, oublierle mystre et nier linni dont Louis Aragon fait si bien de nous annoncerla dfense. Au vrai, prtendre se soumettre aux faits ne fut jamais que

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    prtexte un mode sournois de fortication. Une pense quon a essaydepuis des sicles de traduire grossirement par de nouveaux avantagesimmdiats a racorni, stup lindividu. Il a voulu pargner ses jambes etses heures, mais il a us ses jambes et ses heures chercher le moyen deles pargner. Lesprit avant sa naissance dj avait t dclar bien parti-culier. La Raison fut la pioche dont on lui apprit se servir pour creuser saniche mme ce quon appelait sans modestie culture, civilisation. Maispas un propritaire qui, dans sa mesquinerie, noublit les avenues ma-gniques du rve. Entre les murs des coles obligatoires, des casernes, desmaisons de parlements, on prtendit enchaner les vents de lesprit. DesBourses, des Chambres de dputs taient camoues en temples grecs etles plis lourds et faussement classiques dune pseudo-Antiquit cachaientce soleil de soufre et damour qui, un beau soir, nit toujours par clater,l-bas, trs loin, plus loin que lhorizon et lhabitude.

    Pour que ne pt jaillir aucun geyser, le sol lui-mme fut cras sous lesplus lourdes pierres. Ltre qui dguisait les apparences et sa propre m-diocrit sous les noms atteurs de conscience, de ralit, esprant vivreparmi prtextes et mensonges aussi tranquille que le rat dans son clas-sique fromage et, comme ce rat, dcid en vivre, dun cur lger renon-ait toute justice suprme, toute grandeur.

    Le Je pense donc je suis comme cl de vote de la franc-maonnerie individualiste, dans les pitres banlieues de lintelligence, parmilliers se multiplirent les sordides cahutes o les hommes crurent fa-cile doublier linquitude scintillante des toiles. Bons Raminagrobis quidoutent de tout et de tous, sauf deux-mmes. Mais quun philosophepousse loutrecuidance jusqu traiter de folle du logis limagination,lesclavage o dautres prtendront la rduire naura pas t impunmentimpos. Le rveil ne saurait se rsumer par une simple explosion verbaleet le vrai visage romantique ne sencadre point dune chevelure grandilo-quente, non plus que dune cravate rouge hurler. Des silences, quelquesgestes, certaines tentations et leurs faisceaux de possibilits, bien mieuxque le gilet de Thophile Gautier, prouvrent de quoi lhomme peut trecapable. Un Julien Sorel, par exemple, qui na point trouv son salut dansla froide ambition, par son crime nous montre comment un fait divers

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    devient un fait lyrique. Le jeune homme stendhalien, dailleurs, par sadisponibilit dsespre, son impuissance se contenter des solutionsplatement humaines, est le type le plus pur de tous ceux que les faillitesquotidiennes jamais ont carts de lopportunisme et de ses solutions.De son temps, sans doute ntait-il pas encore de mode de parler dactegratuit, mais son exemple dj nous vaut de savoir que, pour qui veutsarmer, rien ne saurait distraire sa pense de la mort, des sentimentsou des gestes qui la donnent. Cest du meurtre dun vieux provincial parle Lafcadio des Caves du Vatican que fut tire notion de lacte gratuit. noter dailleurs que cet acte, gratuit pour la plupart, prsente au moinslintrt daider croire la possibilit de nen prendre rien. Autre-ment dit, cet acte qui serait dessence toute particulire, beaucoup nenfont la dcouverte et lloge que grce la confusion de leurs esprits etprennent leur ignorance deux-mmes et des autres pour un dtachementdont ils sont incapables. Ainsi, par exemple, a-t-on parl dacte gratuit propos de laaire Loeb et Lopold : lassassinat dun jeune garon pardeux tudiants dexcellente famille de Chicago. Mais, de ce crime, telstaient les mobiles intresss que les moindres dtails en avaient t xspar contrat, de mme que la rcompense accorde celui des deux crimi-nels qui aidait lautre prendre son plaisir du petit cadavre. Jamais faitneut de causes plus prcises. Lignorance de ces causes, seule, permit certains qui en crivirent de se tromper aussi grossirement.

    Quoi quil en soit, lacte gratuit dans sa forme idale serait un pont delambition minuscule la libert, du relatif labsolu. Pour donner toutson sens au simple geste humain, son principe, il doit pousser hors de laralit quotidienne la crature qui lui sert de truchement. Et cest pour-quoi rien ne pouvait mieux sonder les curs et les reins que la questionpose par la Rvolution surraliste, lors de sa premire enqute :

    Le suicide est-il une solution ? elle seule cette demande sut prouver que si ltre se me des

    prvisions de son esprit, lesprit la n du compte brise ses entraves,prend son galop et saute par-dessus les minuscules barrires de rusesopposes sa marche. Des interrogations dmoralisantes sont les plushonntes, les seules honntes rponses toutes les arguties et soi-disant

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    raisons dtat.Que lindividu agisse en vue dun bonheur grossier, quil sefasse de la science, de la raison autant de remparts dgosme, que peut-ilcontre une simple, une toute petite phrase de pote :

    Terre arable du songe ! Qui parle de btir ?Avec ce pote, Saint-John Perse, revenu des pays du Soleil levant, des

    hommes dvous lesprit et qui ne veulent plus des hochets anecdo-tiques avec quoi on a tent de les amuser, rptent :

    Aux ides pures du matin que savons-nous du songe, notreanesse ?

    Dj, des astres anxieux saccrochent au ciel banal des nuits. Lindi-vidu sent quil va clater dans sa peau terrestre. Son squelette tend malses muscles. Son crne nest pas lcrin quil faut sa cervelle. Et de cela, ilest sr comme de la faim, de la soif, de la vre. Tout au long de sa moellecourt le frisson des certitudes ngatives et le comte Hermann Keyserling,aussi simplement quun livre dhistoire naturelle apprit notre enfanceque lhomme a deux pieds, deux mains, deux bras, deux jambes, un tronc,une tte, un cou, crit : Jamais durant toute ma vie je ne me suis sentiidentique ma personne. Jamais je nai prouv que lindividu et unevaleur essentielle, que mon moi subt les contrecoups de mes apparences,de mes tats, de mes actes successifs, de ce que jprouvais et de ce quimarrivait.

    Aprs une telle constatation, quelle raison dciderait lhomme seconner au sein dune petite ralit exploitable ? Cette msentente mmepourrait devenir un idal, car dans le divorce de ltre et de son espritse trouve la garantie contre la corruption du plus srieux. Au contraire,nous savons quelle pourriture se condamnait lindividu qui, non satis-fait de sa crature terrestre, mais tout de mme incapable dassigner cette crature un simple rle relatif, non seulement ne la limitait point,mais encore pour donner, vis--vis de soi-mme et des autres, illusion debonheur ou de dignit quotidienne, pour touer les cris du doute, chan-tait la Marseillaise de sa mdiocrit, se galonnait de mensonges thiques,esthtiques et autres. Et le plus beau de toute cette aventure, cest queles idoltres de lapparence tout prix mnent sabbat, chantent pouille,

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    sagitent, parlent de sauver lesprit, alors que, sous couvert de raison, ilsne ngligent rien pour aider sa dcomposition.

    Or, si un jour le seul mpris rpond toutes leurs patelinades, si cer-taines intelligences proclament bien haut quelles ne consentent plus tre amuses et nacceptent rien qui nait t prouv, convient-il desalarmer, au nom justement de lesprit, de parler dune crise. Cest pour-tant parce que la frivolit ne fait plus gure illusion que depuis plusieursannes dans les livres, les feuilletons critiques des journaux, les revues, unpeu partout, a t dnonc un pril. Le culte des apparences, les proccu-pations techniques certes taient moins angoissantes et nous savons trsbien comment, lexemple de tel ou tel animal qui peut tomber en som-meil sil regarde longtemps un point xe, les ralistes dune part et, leursuite, les esthtes qui navaient dyeux que pour les attitudes, doreillesque pour les mots, dattention que pour les objets, ne se ddiaient ainsi tout cet attirail que par un confus mais rel dsir de somnolence. Orlentreprise de salut public que nous apparat Dada avec le recul de cesquelques annes a eu raison et assez vite de toutes les vieilles idoles for-melles. Dans un des manifestes du mouvement Dada, lu en fvrier 1920au salon des Indpendants, au club du Faubourg, luniversit du fau-bourg Saint-Antoine et publi en mai 1920 dans la revue Lirature, LouisAragon, aprs un rquisitoire o, par dnergiques ngations, il se refu-sait dnitivement lemprise de la vieillerie conventionnelle, scriait : Enn, assez de toutes ces imbcillits ? Plus rien, rien, rien, rien, rien. Et il ajoutait : De cette faon, nous esprons que la nouveaut simpo-sera moins goste, moins mercantile, moins obtuse, moins immensmentgrotesque.

    Comment, de telles rvoltes, un homme honnte pourrait-il prfrerles petites combinaisons avantageuses ? Un rveil, quil sagisse du rveilpour la vie quotidienne ou de lautre, le vrai, le rveil dans la nuit, laporte du rve et du mystre, ne va jamais sans lutte. Mais nos visionsinquites, au seuil des matins et des songes, voil justement o nous re-trouvons ce qui reste en nous de grandeur. Cest l et non dans le comapaisible, le radotage sans n des aprs djeuner et, comme le constateAndr Breton ds la seconde page duManifeste du surralisme : Rduirelimagination en esclavage, quand bien mme il y irait de ce quon appelle

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    grossirement le bonheur, cest se drober tout ce quon trouve au fondde soi de justice suprme. La seule imagination me rend compte de ce quipeut tre et cest assez pour lever un peu le terrible interdit, assez aussipour que jemabandonne elle sans crainte deme tromper. Comme si lonpouvait se tromper davantage. O commence-t-elle devenir mauvaiseet o sarrte la scurit de lesprit ? Pour lesprit, la possibilit derrernest-elle pas plutt contingence du bien ?

    Et certes, cette possibilit derrer ne va pas sans des menaces de dou-leur, des ncessits de batailles. Dans la grande aventure quest toute luttede lesprit pour lesprit, ltre, sil veut devenir digne de la libert, songide, doit avant tout renoncer au secours facile des apparences et nac-cepter rien de ce qui est astuces, gestes composs, charme. Lorsque, le13 mai 1921, Dada se constituait en tribunal rvolutionnaire pour jugerMaurice Barrs, Andr Breton, dans lacte daccusation quil pronona,dclara entre autres choses : Proter du crdit que nous valent quelquestrouvailles potiques heureuses et dune sduction qui est tout autre quecelle de lesprit pour faire admettre aveuglment ses conclusions dans undomaine o ses facults exceptionnelles ne sexercent plus constitue unevritable escroquerie.

    Voil une simple et dnitive rponse tous ceux qui, pour faire croire leur audace, ont choisi des cocardes aux dtails et couleurs inusuels, ontvant lorchide dOscarWilde et le boulon la boutonnire de Picabia. Etque nous importe cette dcomposition dun mauve si faussement dlicatdont se contraignit vouloir tre sduit Barrs au soir de son adolescence.Dj condamn ne point aller jusquau noyau dangereux, cest commedans un coin de sa propre mauvaise odeur quil respirait de ses narinesparchemines les miasmes des marais occidentaux. Dune Camargue illi-mite, il ne se rappelait que certains remparts de carton-pte, une villethtrale et avare et que le vent navait pas rgnre. La mort elle-mme,il lui fallait tout un maquillage de symboles pour farder son mystre, etses mains do ne partait nul faisceau dectoplasme mais qui, par de petitsgestes ossis, tremblotants, disposaient en bouquets faisands les eursquelles avaient voles aux pourritures humaines. Et cet gosme morbidede vouloir se donner de grands airs. En vrit, tout cet attirail de messenoire ne pouvait produire des miracles et le secours quil demandait tant

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    de gestes, de lieux, dtres articiels susait prouver combien il taittratre soi-mme celui qui osait parler dun culte du moi, alors que sonesprit, insusant ses grands desseins, pour vivre, avait besoin dun ne,dune petite lle, dun jardin.

    Et, certes, ce ntait pas impunment quil avait choisi cette ville en-ferme en soi et pourtant non capable de vivre de soi, condamne des coquetteries de vieille marionnette. Voil pourquoi point nest be-soin dattendre la Chambre des dputs, la Ligue des patriotes pour jugerde lhomme, pour le dnir des fausses pierres dont il se limite, commeAigues-Mortes de ses remparts. Donc, son inuence fut de lettres et nondesprit. Lcho barrsien nest pas dun secret bien dicile. Ses phrasesse laissent dcortiquer. Excellente technique sans doute, mais du mmeordre, somme toute, que celle des joueurs de billard. Il a russi des ca-rambolages de mots. Mais aprs ? Et voil certes lescroquerie dnoncepar Andr Breton, escroquerie dailleurs qui nest pas un cas particulierpuisque le mme Breton, plus de cinq annes dintervalle, dans une bro-chure intitule Lgitime Dfense quil vient de publier, prcise : II nesagit pas du tout pour nous de rveiller les mots, de les soumettre unesavante manipulation pour les faire servir la cration dun style aussiintressant quon voudra. Constater que les mots sont la matire premiredu style est peine plus ingnieux que prsenter les lettres comme base delalphabet. Les mots sont en eet bien autre chose et ils sont mme peut-tre tout. Ayons piti des hommes qui nont compris que lusage littrairequils pouvaient en faire et qui se vantent par l de prparer la renaissanceartistique quappelle et qubauche la renaissance sociale de demain. Et certes, en dpit des cadres de brutalit quon pourrait leur combiner,les usages liraires ne seront jamais que des simagres. Que psera laphrase la mieux habille en comparaison dune pense nue, dune st-nographie gniale telle que celle de la Saison en enfer ? Libres de leursrobes tranes, de leurs manteaux prtentieux, les images, les ides de nosplus rputs stylistes apparaissent plus pauvres que Job. Secret de coutu-rire, art darranger les restes. Mais qui donc osera se vanter davoir saisiles procds dun Baudelaire, dun Lautramont, dun Rimbaud ? Durs,nus, rvolutionnaires, ils ont fait craquer les cadres, envoy au diable lesmurs, les poivrires des faux remparts ; mme leur mmoire chappe

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    lemprise de tel ou tel parti et il ny a quun clat de rire pour accueillir letitre choisi par un crivain bien-pensant pour une tude sur lauteur desFleurs du mal quil baptise, srieux comme Artaban, Notre Baudelaire. Enopposition aux salamalecs de tous nos ociels dguiss ou non, je penseencore lhumour de Jarry, aux pomes blanc sur blanc de Paul luard.Un uf jamais na rpar sa coquille. Barrs, Aigues-Mortes ont essayde se faire une coquille. Pour prendre bonne opinion de soi, ils se sont for-cs jusqu la pitre notion dindividualisme. Comment stonner si, endpit de tant deorts lyriques, le dput des Halles sent le vieux bas delaine. Son gosme que nous ne saurions comparer, ni de prs ni de loin, ausubjectivisme idal, gosme ennemi de lesprit par roublardise paysanne,accroch tout ce quil croit notion de ralit, assez grande coquette pourvouloir jouer avec ce quil redoute le plus, nous voyons trs bien quel se-cours furent pour lui les accessoires, guerre, patrie, Brnice et, en dernierlieu, ce Jardin sur lOronte, entre deux sances de la Chambre des dputs,comme les joies de la rue des Martyrs pour dautres, avec cette dirence,encore, que, rue des Martyrs, on peut redouter une congestion, la mort,tandis quau jardin sur lOronte, les arbres bien taills, les mannequins develours et de soie nont jamais fait de mal personne et seraient bien enpeine den pouvoir faire.

    Barrs, pris comme exemple de cette rsistance lesprit, de cette ruse,les symboles par lui choisis (Venise, Tolde, Camargue) nont dailleurspoint rpondre du malaise de son uvre, de ses juxtapositions inconci-liables. Lui seul doit tre incrimin, qui se douta de quelque chose, maisnen usa pas moins des plus futiles simulacres. Crime contre lesprit etreniement du plus prcieux, la pense devenue art dagrment comme lamandoline de la lle de la concierge et, la n du compte, voleur vol,fausset, ennui de qui a si fort voulu ne pas tre dupe. Tant pis, car ilfaut beaucoup de navet pour faire de grandes choses et rien dadmirablenapparat possible sans cette innocence dont le spectacle faisait crire Robert Desnos, propos du peintre Mir dont les tableaux venaient dese rvler si libres, si rvolutionnaires, que nul ne pouvait se dfendreden avoir t surpris : Mir est un peintre bni. Ainsi semblable-ment furent bnis tous ceux qui osrent briser les frontires des pourri-tures avantageuses. Mais que penser du sot et mauvais romantisme de

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    qui range Rimbaud, pote bnipar excellence, dans les rangs des potesmaudits ? la vrit, la couardise de certains juges, seule, put les dcider parler ainsi dune bouleversante libert, de ses miracles.

    Pour lesprit, ce nest point une maldiction, mais une bndiction (etun peu plus il faudrait parler de grce), que de ne pas se trouver en ac-cord avec le monde extrieur, car si rien ne le choquait des apparences oudes lois que les hommes se sont donnes eux-mmes, lesprit, avec cesapparences, ces lois, se confondant, naurait point de vie propre. Touteposie, toute vie intellectuelle, morale, est une rvolution, car toujoursil sagit pour ltre de briser les chanes qui le rivent au rocher conven-tionnel. Il ne convient pas de parler de mage. Lautramont na-t-il pasdit : La posie peut tre faite par tous, non par un. Commentant cettephrase, Paul luard crit : La force de la posie puriera les hommes,tous les hommes. Toutes les tours divoire seront dmolies, toutes les pa-roles seront sacres et, ayant enn boulevers la ralit, lhomme nauraplus qu fermer les yeux pour que souvrent les portes du merveilleux.

    Une fois pour toutes, condamns en bloc les cadres agrables, diver-tissements et plaisirs destins celer ce que lintelligence risquerait dedcouvrir de plus ou moins contraire lindividu, si nous nous refusons user, en vue de prot individuel, des faits ou dispositions favorables, il estds lors non moins injuste daller chercher dans une apparence nfastedes raisons contre lesprit.

    Libre donc Paul Valry dvoquer sur le mode lyrique les frissons ex-traordinaires qui ont couru sur la moelle de lEurope, les produits connusde lanxit qui va du rel au cauchemar et retourne du cauchemar aurel, libre lui de prononcer loraison funbre du Lusitania et dentonnerses thrnes. Ni le frisson extraordinaire, ni les produits connus de lan-xit, ni lhistoire pitoyable du Lusitania, ni aucun des spectacles o ilest dune telle facilit de nous convier nous apitoyer et qui, dans leurplus terrible dsolation, demeurent tout de mme du domaine relatif, nesauraient tre invoqus comme preuves ou causes dune crise de lesprit.

    Crise de lesprit ? Le symbole est bien commode, mais lexpressionmme trop lourde de sous-entendus pour que ne sveille point notre m-ance. Le pittoresque vague dune telle formule dailleurs ne pouvait quelui assurer un succs et la quasi universelle vanit se rjouit de ces mots

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    o sa prtention a trouv de quoi tre doucement atte, de quoi prendresa revanche des preuves que nul nignore dans notre lopin de temps etdespace. Mais sil fallait les malheureux accidents numrs par Paul Va-lry pour quune civilisation, selon ses propres termes, apprt savoirquelle tait mortelle, une telle civilisation, qui na pas mis en doute la l-gitimit de son orgueil raisonneur tant quelle a joui sans pril dun petitbien-tre quotidien, semble navoir t redevable de ses annes paisiblesquau dfaut de la plus lmentaire clairvoyance. Autruche qui ferme lesyeux et croit quelle ne sera point vue, nous savons quelle avait mau-vaise conscience, comme les trop gros mangeurs, mauvaise haleine. Aussine nous attendrirons-nous point au spectacle de ses minuscules scuritsperdues.

    Au reste, en admettant que lOccident, limit par les raisons de sa rai-son, ft assez myope pour confondre ses vues dans le temps et lespaceavec le parfait, luniversel, lternel, dordre si vulgaire quils aient pu tre,les malheurs qui lont veill de sa batitude, sils marquent une crisepolitique, conomique, bien moins que la priode satisfaite de relative-ralisme, mritent-ils dtre pris pour les signes dune crise de lesprit.preuves utiles, nest-ce point de leur ensemble que nous avons pris ar-gument pour repousser les tentations de torpeur, les lchets conseillespar la raison ?Que lesprit ne soit point daccord avec le monde extrieur,quil se refuse suivre les contours des objets, des faits, ne sache en ti-rer aucun parti et mme, le cas chant, se refuse en tirer aucun parti,voil qui ne saurait tre donn en preuve de son mauvais tat. Instruisantle procs de lattitude raliste, Andr Breton, dans le Manifeste du sur-ralisme, constate : Lattitude raliste inspire du positivisme de saintThomas Anatole France ma bien lair hostile tout essor intellectuel. Jelai en horreur, car elle est faite de haine et de plate susance. Cest ellequi engendre aujourdhui les livres ridicules, les pices insultantes. Ellese fortie sans cesse dans les journaux et fait chec la science, lart,en sappliquant atter lopinion dans ses gots les plus bas : la clartconnant la sottise, la vie des chiens. Lactivit des meilleurs espritssen ressent. La loi du moindre eort nit par simposer eux commeaux autres. Une consquence plaisante de cet tat de choses, en littra-ture par exemple, est labondance de romans. Chacun y va de sa petite

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  • Lesprit contre la raison Ren Crevel

    observation. Par besoin dpuration, Paul Valry proposait dernirementde runir en volume un aussi grand nombre que possible de dbuts deromans de linsanit desquels il esprait beaucoup. Les auteurs les plusfameux seraient mis contribution.

    Et quelques lignes plus loin, citant Dostoevsky et la description dunechambre dans Crime et Chtiment, Breton conclut : Que lesprit se pro-pose mme passagrement de tels motifs, je ne suis pas dhumeur lad-mettre. Or, de tels motifs, non seulement beaucoup les ont admis maisencore sy sont arrts, nont vu queux et par leur faute ont nglig les-sentiel. De ce mme Crime et Chtiment, par exemple, fut tir un lm onous pouvions contempler des maisons entasses au gr dune imagina-tion si biscornue que rien de touchant ne demeurait. Mais lesthtismede lapparence nest dailleurs pas le seul craindre et nous pourrionsappeler le mauvais tour jou par Dostoevsky certain besoin dexcen-tricit sentimental, dsir darmer de mauvais penchants, hte rp-ter : Nous aussi nous pouvons faire des cochonneries. Ces sinistresfarces nont rien voir avec le merveilleux auquel tant ont voulu les as-similer et dont la production littraire artistique contemporaine ore debien tranges exemples. Jappellerai aussi le mauvais tour de Lafcadio les combinaisons plus ou moins conscientes dactes quon nous proposecomme modles du gratuit, sans que dailleurs, aussi bien pour Gide quepour Dostoevsky, nous ayons le droit de reprocher ces auteurs une in-uence que des lecteurs trop htifs les forcent davoir. Les projectionsrelles de leurs uvres, nul ne saurait en mesurer la force, la lumire,les progrs. De mme aussi pour Stendhal et de ce fait divers par lui m-tamorphos en fait lyrique. Les annales criminelles qui lui fournirent ceque les critiques appellent un sujet, dans leur brutalit ocielle, navaientmme pas cette valeur objective intangible, objet de la foi positiviste, puis-quil put en drouler la bouleversante suite de rcits, de penses, dimagesque lon sait. Ds lors, pourquoi tolrer des expressions telles que Raisonobjective ? Le non-sens dune telle formule est trop facile prouver etmme, en dpit de sa grise humilit, comment admettre que ladite raisonpuisse pouser la matire, suivre les contours des choses ? Ainsi, entreautres bienfaits, un livre du genre du Manifeste du surralisme eut celuide nous montrer combien, au fond de lhomme, dur doit tre le noyau

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    dinjustice, dindignit devenir libre pour quil ait si aisment consenti se laisser enfermer sans regimber au milieu du bric--brac raliste. Maisenn commencent tre juges leur prix les raisons que donnrent pourvanter leurs taudis les gardiens de ce bric--brac et, dj, nous pouvonsarmer que la crise de lesprit ne suit point les oscillations dune plusou moins grande prosprit matrielle, ne dsigne point ltat dune in-telligence rvolte contre le blu dun monde arbitrairement raisonnablemais au contraire mrite de qualier les minutes, les annes, les sicleso lesprit croit sa puissance parce quil se trane laide des bquillesralistes.

    Au reste, comme le remarque Aragon dans Une vague de rves : IIfallait, pour que lide de surralit aeurt la conscience humaine, dex-traordinaires coles et les vnements des sicles amoncels.

    Puis o se plat-elle surgir ? Cest au milieu de considrations bienparticulires au cours de la rsolution dun problme potique, lheure, ilest vrai, o la trame morale de ce problme se laisse apercevoir, quAndrBreton, en 1919, en sappliquant saisir le mcanisme du rve, retrouveau seuil du sommeil le seuil et la nature de linspiration.

    Dans labord, cette dcouverte, qui en cela seul dj est trs grande,nest rien dautre pour lui et pour Philippe Soupault qui se livre avec luiaux premires expriences surralistes. Ce qui les frappe, cest un pouvoirquils ne se connaissent pas, une aisance incomparable, une librationde lesprit, une production dimages sans prcdent et le ton naturel deleurs crits. Ils reconnaissent dans tout ce qui nat deux ainsi sans prou-ver quils en soient responsables tout lingalable de quelques livres, dequelques mots qui les meuvent. Ils aperoivent soudain une grande unitpotique qui va des prophties de tous les peuples aux Illuminations et auxChants de Maldoror. Entre les lignes, ils lisent les confessions incompltesde ceux qui ont tenu un jour leur systme.

    la lueur de leur dcouverte, la Saison en enfer perd ses nigmes,la Bible et quelques autres aveux de lhomme sont leurs loups dimages,mais nous sommes la veille de Dada. La morale qui se dgage pour euxde cette exploration, cest le blu du gnie. Ce qui sempare deux alors,cest lindignation devant cet escamotage, cette escroquerie qui proposeles rsultats littraires dune mthode et dissimule que cette mthode est

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    la porte de tous. Si les premiers exprimentateurs du surralisme dontle nombre est tout dabord restreint se laissent aller leur tour cetteexploitation littraire, cest quils se savent capables dabattre un jour lescartes et quils prouvent les premiers le grand charme issu des profon-deurs.

    Comme la beaut de toute cette page de Louis Aragon et sa lyriqueintelligence aussi font mieux comprendre par opposition tout ce quil ya de louche dans lopportunisme et ses malices, dans lattitude du mon-sieur qui se donne des airs pour paratre savoir quoi sen tenir. Demme,de tous ceux qui prennent certains tres, faits ou choses comme mesuredautres tres, faits et choses. Lobstination juger petitement, fairesemblant de croire la ralit, donner cette ralit en aliment les-prit avec lillusion que plus elle sera basse, facile, mprisable, moins ellecomportera de prils, lacharnement individuel tout peser, relativement soi, an de tout accommoder son intrt propre, den prendre bonneopinion, les sourires attendris des critiques ou romanciers lotissant lessteppes du rve et, pour rsumer, tout ce qui permet ou prouve lhabitudesimpliste de se limiter dans la conscience, voil qui a rapetiss ltre etcorrompu son esprit. Or, sil nest gure consolant quil ait fallu attendresi longtemps pour que lide de surralit, selon lexpression de LouisAragon, aeurt la conscience, comment, aujourdhui que le problmeest sinon rsolu, du moins pos et nettement pos, comment supporterla paresse, le dfaut de gnrosit, la peur du risque dont font preuvetous ceux qui se refusent aux magniques possibilits derrer en faveurde trois millimtres carrs dennui g ? Et dans leur eroi de ntre plus labri sous le toit de la raison mdiocre, sous le chaume dun ralismequi nest pas mme ignifug et dont le vent risque dparpiller les brinsavaricieusement joints au cours des sicles dconomie triste, dans leurtrouille devant lintelligence ds quelle ne consent plus jouer les utili-ts, les partisans du sens commun, de lordre tout prix, obligs enn devoir quoi les contraignent ces mythes, usent des pitres ressources dunromantisme de bas tage. Et voil pourquoi, tout bout de champ, est in-voqu le soi-disant nouveau mal du sicle, pilule bien dore et mieux lan-ce quune spcialit pharmaceutique, formule que son pseudo-inventeur,depuis certain prospectus publi en toute complaisance par la Nouvelle

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    Revue franaise, voici deux ans, a oerte, gros et dtail, aux courriristesde quotidiens, aux critiques distingus des revues mensuelles.

    Singulire position en tout cas que celle du commentateur qui voit unmal dans la rvolte de lesprit, la baptise signe de faiblesse comme si labonne sant, la force taient de croire, daccepter de croire que tout estpour le mieux dans le meilleur des mondes.

    ce compte-l, des hommes de la trempe dun Rousseau, dun Lutherseraient quantit ngligeable et, contre eux, auraient raison les cuistresqui ont mis des sicles nen point revenir dune telle franchise, dunetelle audace spirituelle. De mme aurait raison contre Freud ce poteociel qui dclarait propos des rcentes dcouvertes de la psychana-lyse : Freud, oui, un homme extraordinaire, mais comme ses remarquessont choquantes et il prte des penses dune inconvenance aux jeuneslles !

    Or ce qui aide lquivoque cest que, si, en fait, comme le note An-dr Breton dans le Manifeste du surralisme, nous vivons encore sous lergne de la logique, les procds logiques de nos jours ne sappliquentplus qu la rsolution des problmes secondaires. Et Breton dajouter : Le rationalisme absolu qui reste de mode ne permet de considrer queles faits relevant troitement de notre exprience. Les ns logiques, parcontre, nous chappent. Inutile dajouter que lexprience mme sest vueassigner des limites. Elle tourne dans une cage dont il est de plus en plusdicile de la faire sortir. Elle sappuie elle aussi sur lutilit immdiate etelle est garde par le bon sens. Sous couleur de civilisation, sous prtextede progrs, on est parvenu bannir de lesprit tout ce qui se peut taxer tort ou raison de superstition, de chimre, proscrire tout mode derecherche de la vrit qui nest pas conforme lusage. Cest par le plusgrand des hasards en apparence qua t rcemment rendue une partie dumonde intellectuel et de beaucoup la plus importante dont on aectait dene plus se soucier. Il faut rendre grce aux dcouvertes de Freud. Sur la foide ces dcouvertes, un courant dopinion se dessine enn, la faveur du-quel lexplorateur humain pourra pousser plus loin ses investigations, au-toris quil sera ne plus seulement tenir compte des ralits sommaires.Limagination est peut-tre sur le point de reprendre ses droits. Si les pro-fondeurs de notre esprit reclent dtranges forces capables daugmenter

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    celles de la surface ou de lutter victorieusement contre elles, il y a toutintrt les accepter, les capter dabord pour les soumettre, ensuite, sily a lieu, au contrle de la raison.

    Quel discours mieux que cette page dAndr Breton pourrait prciserltat des choses ? Servi par un sens peu commun des valeurs, lauteur duManifeste du surralisme assigne ainsi la raison son vritable rle quiest de contrle. Adjudant de lintelligence, ses attributions lempchentde voir large, daller lessentiel, mais parce quil est trop facile de sab-sorber dans des dtails, la lutte injuste entre elle et lesprit ne cesse dese poursuivre. Tout de mme, nest-ce point dj pour lesprit une vic-toire magnique et quasi inespre que cette libert nouvelle, ce sursautde limagination qui triomphe du rel, du relatif, brise les barreaux de sacage raisonnable et, oiseau docile la voix du vent, dj sloigne de terrepour voler plus haut, plus loin.

    Responsabilit, merveilleuse responsabilit des potes. Dans lemur detoile, ils ont perc la fentre dont rvait Mallarm. Dun coup-de-poing ilsont trou lhorizon et voil quen plein ther vient dtre dcouverte unele. Cette le, nous la touchons du doigt. Dj, nous pouvons la baptiserdu nom quil nous plaira. Elle est notre point sensible. Mais que, grce des hommes, leurs semblables, porte de la main soit ce point sensible,cette corbeille de surprises, de dangers et de douleurs, cest bien ce quene sauraient pardonner tous ceux queraie le risque et cependant tentelaventure. Il est un fait que, depuis deux annes, le problme de lEsprit etde la Raison, plus nettement que jamais pos par le surralisme, na pluslaiss indirent quiconque a le got des choses de lintelligence. Etmmeceux qui, trop faibles pour accepter la redoutable libert oerte, prrentcontinuer vivre dans le petit fromage de la tradition ne peuvent sem-pcher, parmi toutes les uvres daujourdhui, de prfrer celles qui ex-priment le plus parfaitement la ncessit de libration. Sans doute, uneclaire bonne foi, la continuit de certains eorts ne peuvent manquer deforcer au respect, et la dlit lesprit a dautant plus de valeur si onla compare linconstance de beaucoup qui, dabord dcids aller delavant, nont point persvr dans les voies de laudace et, parvenus certaine altitude, privs des parapets sculaires, ont t pris dune tellepeur quils nont os marcher plus longtemps ni risquer davantage. Do

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    leur retour sournois dj mentionn aux questions accessoires, des pro-blmes de forme. Ils essaient de se rattraper aux branches secondaires,de dessiner des arabesques, doublier le fond pour la forme, de ne pluspenser au pourquoi, mais au plus simple, au plus facile comment.

    Qui donc dailleurs, durant les premiers lustres de ce sicle, et prvu coup de quel vigoureux questionnaire seraient poursuivis les roman-ciers, benotement ralistes ? Le premier qui leur fut port fut celui delenqute mene au lendemain de la guerre, en 1919, par la revue Lira-ture qui osa demander aux pontifes : Pourquoi crivez-vous ?

    Voil bien de quoi berluer les plus brillants de la carrire des lettres.On fonait droit sur leur somnolence, on nacharnait contre leur rou-tine, on secouait leur apathie gave. Leurs rponses les trahissaient maisils nosaient se taire, intimids par laudace des nouveaux venus qui necraignaient point de recourir des procds aussi directs, ddaignaientde composer, interrogeaient les autres et soi-mme sur les questions es-sentielles. Dlire insens de tant de vieux Nos qui ne purent cuver enpaix leur encre. Une pingle piquait au beau milieu pour les dgonerles creuses bedaines, et la transparence de leur ennui permettait de voir,intestins monstrueux, leurs chapelets de nausabonds motifs.

    Voil par quelle enqute a dbut la lutte de lEsprit contre la Raisonque devaient poursuivre Dada, lcriture automatique, le surralisme. Labrusquerie de lattaque, spontanment, branla et jusque dans ses plusprofondes et traditionnelles racines lopportunisme. Du premier coup,la preuve venait dtre faite que toute posie est une rvolution en cequelle brise les chanes qui attachent lhomme au rocher conventionnel.Dj voici venir le temps o nul nosera sans rire se justier par des rai-sons formelles et cest ainsi que le professeur Curtius, dans un rcentarticle sur Louis Aragon, a pu le louer d avoir vaincu la beaut, ce pr-texte, par lauthentique posie . Un tel loge, mritent dtre partag, lesmeilleurs daujourdhui qui ne se sont soucis ni des secours de la formeni des faciles sductions des couleurs. Lil dun Picasso, aigu percerles nuages commodes, dchire les voiles des brouillards trop doux pourclairer dune lumire inexorable les mystres cachs derrire chaque ob-jet, chaque forme, chaque couleur. Alors se lvent de hautains fantmesque ne tentent ni le romantisme du geste, ni les draperies, ni les eets de

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    costume ou dattitude.Nous les avons suivis jusquau plan o Max Ernst nous dit qu au-

    dessus des nuages marche la minuit. Au-dessus de la minuit plane loiseauinvisible du jour, un peu plus haut que loiseau, lther pousse les murset les toits ottent . Ailes des paupires, nos regards volent et le vent enlhonneur duquel Picasso de chaque pierre triste a fait jaillir les Arlequinset leurs surs cyclopennes et tout un monde endormi dans les secretsdes guitares, limmobilit du bois en trompe lil, les lettres dun titrede journal, le vent en lhonneur duquel Chirico a construit des villes im-muables et Max Ernst ses forts, pour quelles rsurrections emporte-t-ilnos mains, ces eurs sans joie. Jai vu un tableau de JoanMir o un currouge battait mme un ciel bleu. Magicien des palpitations subtiles, MaxErnst, lui, nous ore des colombes dont nos doigts veulent prouver lachaleur, les craintes, les volonts. Ainsi nous hante le secret dune cra-tion si simple, si naturelle que nous allons droit aux toiles, comme si leurcadre en vrit ntait quune simple porte. Semblable miracle dans desrues o tout jusqu la fume stait ptri sous une lave glauque, nousfut oert par Giorgio De Chirico. Avenues insensibles dune cit creuseau centre mme de la terre, son ciel ignorant du chaud et du froid, lombrede ses arcades, de ses chemines, en nous donnant le mpris des appa-rences, des phnomnes, dj, nous rendaient plus dignes du rve absoluo un Kant put sentir son esprit samplier en plein vertige noumnal.

    Les remparts ont craqu, lombre de la mort elle seule disjoint lesplus lourdes pierres. Visage perceur de murailles , explique le potePaul luard, et de la plante minuscule nous partons pour le pays sanslimite.

    Des oiseaux alors sallument en plein ciel, la terre tremble et la merinvente ses chansons nouvelles. Le cheval du rve galope sur les nuages.La ore et la faune se mtamorphosent. Le rideau du sommeil tomb surlennui du vieux monde soudain se relve pour des surprises dastres etde sable. Et nous regardons, vengs enn des minutes lentes, des curstides, des mains raisonnables.

    Univers imprvu, quels ocans peuvent jusqu ses bords mener lesnavigateurs du silence ? cette question, Max Ernst a rpondu par le nomtrouv pour le plus surprenant de ses tableaux : La Rvolution la nuit.

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    La rvolution la nuit. Nous savons que lesprit attentif aux contours,docile aux objets, soumis leur apparence ordinaire, comme on lui a silongtemps conseill dtre, naurait pas de vie propre et mme, vrai dire,nexisterait pas. Ainsi lhomme libre ddaigneux de la conscience et deson joug aspire la nuit, son bonheur, sa libert. Andr Breton ne nousrapporte-t-il point, et non sans raison, dans le Manifeste du surralisme,que Saint-Pol Roux avait crit sur la porte de sa chambre dormir, de sachambre rver : Le pote travaille. Et ce travail na rien voir avec lesfestons, astragales et petits mensonges multicolores qui dcidaient Pascal comparer les soi-disant potes de son sicle des brodeurs. Lre des di-vertissements passe, qui donc se contenterait des pointes, jeux despritdont tant nacceptent le secours quaccule n dviter daller au centremme du dbat ? Alors Ils se croient laise et se rjouissent de se croire laise fut-ce milieu mme de la forteresse dindividualisme rationalo-positiviste o ils se sont rfugis, eux et leurs vieux troupeaux. Et jusquce quils meurent crass sous les pltras de leur fausse culture, ils nierontles vidences qui les dpassent et tcheront de faire prendre leurs excen-tricits extrieures pour la libert elle-mme. Erays par tout ce qui lesdpasse comme le cheval Bucphale par son ombre, aprs avoir henni desusance, ils croiront avoir vaincu lombre et la peur. De leurs poissonsrouges ils feront des baleines mais, juste revanche, ils se noieront dansle ruisseau. Accrochs au souvenir, aux faits, jamais ils ne connatrontcette exaltation de qui a renonc la joie du ventre, cet espoir dontPaul Valry nous disait quil nest que la mance de ltre lgard desprvisions de son esprit

    Le pote, lui, au contraire, ne atte ni ne ruse. Il nendort pas sesfauves pour jouer au dompteur mais, toutes cages ouvertes, cls jetes auvent, il part, voyageur qui ne pense pas soi mais au voyage, aux plagesde rves, forts de mains, animaux dme, toute lindniable surralit.Et voyez son mpris des rocailles, des travestis. Le livre de ses songes,il le lit comme ces leons de choses o son enfance essaya dapprendre connatre lconomie du monde, la marche du temps, les caprices deslments et les mystres des trois rgnes. Cest, en plein ciel, un rcit auxcouleurs plus persuasives, plus prilleuses que le chant lgendaire des si-rnes.

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    Des hommes en dautres temps avaient la joie de planter des arbresquils appelaient arbres de la libert. La posie qui nous dlivre des sym-boles plante la libert elle-mme et son ascension laisse trs loin derrire,trs bas sous elle, les sons, les couleurs qui lexpriment.

    Mais quel technicien comprendra jamais ?Automne 1926.

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  • Une dition

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.