30

Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire
Page 2: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

Dans la même collection

Pierre CHAUNU — Pour l'histoire.

à paraître

Robert DARNTON — La fin des lumières. Pierre CHAUNU — L'historien dans tous ses états.

Page 3: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

LES AMIS DU ROI

Page 4: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

DU MEME AUTEUR

Valmy, la démocratie en armes, Julliard 1970.

Les origines de la Révolution française, dossier Clio, PUF 1971.

Bonapar te et le duc d'Enghien, Laffont 1972.

L'Empire, legs de la Révolution, dossier Clio, PUF 1973.

La Révolution française (en collaboration), Larousse 1976.

Le Premier Empire, Tome II de l 'Histoire de la France contemporaine, Ed. sociales 1978.

La Révolution armée, les soldats citoyens et la Révolution française, Laffont 1979.

La vie quotidienne des Français au temps de la Révolution (1789-1795), Hachette 1983.

Page 5: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

JEAN-PAUL BERTAUD

LES AMIS D U ROI J o u r n a u x e t journal is tes royalistes

en France de 1789 à 1792

Collection POUR L'HISTOIRE

Librairie Académique Perrin 8, rue Garancière

PARIS

Page 6: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réser- vées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d 'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction inté- grale, ou partielle, faite sans le consentement de l 'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de l'article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code Pénal.

© L i b r a i r i e A c a d é m i q u e P e r r i n , 1984.

I S B N 2.262.00319 X

Page 7: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

A la mémoire de mon père, le capitaine Alfred Bertaud,

et en souvenir de Montournais.

Page 8: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire
Page 9: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

INTRODUCTION

Comment les nommer ces journalistes qui, de 1789 à 1792, dénoncent continuellement la Révolution comme le mal suprême ? Le terme contre-révolutionnaire vient immédia- tement à l'esprit. On peut aussi les désigner « de droite ». L expression apparaî t dès septembre 1789 pour qualifier les députés, souvent membres de la noblesse ou du haut clergé, qui, part isans du veto absolu du roi, se regroupent à droite par rapport à la présidence. On lit dans la presse de l' époque que des mandataires du peuple sont « du côté de la droiture », d 'autres « des députés gauchers ». A l'occa- sion d 'un débat à l'Assemblée pour savoir si celle-ci remer- cierait une société anglaise des félicitations qu'elle avait adressées lors de l 'anniversaire de la prise de la Bastille, l' abbé Royou, dans son journal du 22 juillet 1790, commen- te : « Le côté droit est français, le côté gauche anglais. »

Aux épithètes d'enragés, de démagogues, de républicains que leur décernent leurs adversaires, les Jacobins répon- dent que ceux-ci sont des « aristocrates » et ils les taxent bientôt de « royalistes », mais qui ne l'est pas en 1789 ?

Contre-révolutionnaire, « de droite », aristocrate, au tant de termes qui englobent en fait des journalistes témoignant à l' égard du pouvoir royal de bien des divergences. On ren- contre là des Monarchiens, des Monarchistes, des Constitu- tionnels et des Absolutistes. Or, parmi tous ces publicistes « d e droi te» , il existe un peti t groupe d 'hommes qui se disent, et sont souvent regardés comme tels pa r Louis XVI, les véritables amis du roi. Dans ce groupe, s'il y a des que- relles au sujet de la ligne politique à adopter, tous s'accor-

Page 10: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

dent pour rejeter la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen et le principe, selon eux aberrant, de la souve- raineté nationale. Le roi, soutiennent-ils, peut s'il le veut écouter les conseils de ses sujets rassemblés dans les trois ordres et « octroyer » des réformes. Celles-ci ne peuvent être, en définitive, l'objet d'un débat entre le monarque de droit divin et ses sujets. Sont ainsi refoulés peu à peu, entre 1790 et 1791, du groupe des fidèles du roi, les Monarchiens ou les Constitutionnels quand bien même ceux-ci veulent conserver un pouvoir royal fort : les uns et les autres accep- tent peu ou prou les nouvelles Tables de la Loi qu'est la Déclaration des Droits, et c'est un péché impardonnable. Enfin les amis du roi les suspectent d'être à l'origine de la Révolution : ne trouve-t-on pas parmi eux de ces hommes qui, dévorés d'ambition, ont voulu les troubles pour mieux partager ou ravir le pouvoir au souverain ?

De ces journalistes attachés au principe monarchique traditionnel, la mémoire collective n'a retenu que quelques noms. Celui de Rivarol s'impose tout le premier. Avant la Seconde Guerre mondiale, une des chaires de l'Institut de l'Action française portait son nom. Après la guerre, un jour- nal prit « Rivarol » comme titre. Les écrits de ce journa- liste ont été édités, il y a une quinzaine d'années, dans un format de poche qui en facilite la diffusion. Les biographies qui lui sont consacrées — de même que celles de Suleau, un autre journaliste royaliste — sont innombrables.

Qui se souvient des auteurs qui, avec Rivarol, firent Les Actes des Apôtres ou de ceux du Journal de la Cour et de la Ville, de La Gazette de Paris, du Journal Général ou de La Rocambole des Journaux ? Pourtant ces journaux pari- siens ont eu chacun plus de lecteurs dans la capitale et en province que Rivarol. Le plus méconnu de tous, de nos jours, est celui que les contemporains regardaient comme un « maître » et que les sans-culottes voyaient comme leur principal adversaire : l'abbé Royou. Il créa avec Montjoye, qui se sépara de lui, le journal qui eut le plus fort tirage de la presse « de droite » : L'Ami du Roi, des Français, de l'Ordre et surtout de la Vérité.

C'est autour de lui que nous avons voulu construire cette étude de la presse amie du roi. Curieux destin, dans l'histo- riographie de la Révolution française, que celui de cette presse et de ses journalistes : « ces Jacobins blancs » comme parfois on les surnomme ont tout autant que Marat ou

Page 11: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

Robespierre contribué, avec les autres Français, à faire, en ses débuts, la grande Révolution, et c'est à peine si les his- toires générales de la période leur consacrent quelques lignes.

Tout aussi minutieusement que l'Ami du Peuple ou que l' Incorruptible, un Royou ou un Montjoye font une critique

intelligente de la Constitution. Leurs analyses concordent parfois avec celles de leurs ennemis. Qui, de nos jours, re- court à leur texte pour montrer dans l'œuvre de la Consti- tuante la violation des principes affirmés par la Déclara- tion des Droits ?

faut aller chercher dans la bibliothèque de l'Institut d histoire de la Révolution française, à la Sorbonne, ou dans celles des universités de province pour découvrir, à l'état de diplômes dactylographiés, des études de valeur inégale mais qui toutes fourmillent d'informations sur ces « oubliés » de l'Histoire. Si l'on excepte la présentation de cette presse que fait J. Godechot dans l ' générale de la Presse (1969), la seule enquête un peu fouillée sur les amis du roi, et aussi sur les Monarchiens qui rédigèrent des journaux, date de plus de douze ans C'est une thèse de doctorat soutenue par M. J. Murray... à Canberra, en Aus- tralie ! A notre connaissance, elle n'a jamais été publiée. Il existe bien un livre récent (1980) de J. D. Popkin sur la presse « de droite » : publié en anglais, il porte sur la période 1792-1800.

Adversaires de ce qu'ils appelaient l'utopie révolution- naire, ces journalistes « amis du roi » ont construit jour après jour une idéologie contre-révolutionnaire qui, de 1789 à nos jours, imprégna des générations de Français. Qui le remarque ? Quand les royalistes d'hier et d'aujourd'hui veulent trouver un ancêtre spirituel, ils vont le plus souvent le chercher — comme beaucoup d'historiens d'ailleurs — en Angleterre où Burke écrivit en 1790 Réflexions sur la Révo- lution de France. Or Burke élabora son ouvrage à partir d 'informations puisées chez des correspondants français, et les journalistes furent sans doute de ceux-là.

Contrairement à ce que disent certains historiens, tous ces journalistes ne furent pas crispés sur leurs certitudes et convaincus jusqu'à l'intolérance. Certains, comme Royou, sentirent la nécessité de réformes et, à le lire, on verra que l' image qu'il donne de la société à construire n'est pas si éloignée de celle des notables du premier Empire.

Page 12: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

Presse « amie du roi » et presse révolutionnaire « conver- sent » comme le font nos quotidiens. Qui veut comprendre tel article de Marat, par exemple, doit se reporter à ceux écrits la veille par Du Rozoi ou Fontenai. Plus encore, la compréhension du mouvement révolutionnaire et de sa radicalisation passe par un examen de cette presse royalis- te qui contribua, sans toujours le vouloir, à l'élaboration du mythe du complot aristocratique. Celui-ci, de 1789 à 1792, mit en branle les foules révolutionnaires. Qui ne lit leur dénonciation du régime et leur appel à une violence soutenue par les puissances étrangères ne peut comprendre la Terreur populaire et la violence légale de 1792 à l'an II.

Restituer, sans les déformer, les voix de ces journalistes, c'est donc tout à la fois s'interroger sur la genèse d'une idéologie et sur le processus révolutionnaire lui-même. Telle a été notre ambition.

Page 13: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

CHAPITRE PREMIER

QUAND LE ROI COMPTE SES FIDÈLES

1. L ' a n I I d e l a L i b e r t é

1790. Un an déjà que les Etats généraux devenus Assem- blée nationale consti tuante construisent une France nou- velle. En juillet, ce fut la Bastille prise pa r les Parisiens, en août les paysans qui montèrent à l 'assaut des châteaux tandis qu'aux journées d'octobre les femmes cheminèrent vers Versailles à la recherche « du boulanger, de la boulan- gère et du petit mit ron ». De l'été à l 'automne, au tant de moments où le peuple tenaillé par la faim, frappé de peur et le cœur gonflé d'espoir impulsa parfois, aida souvent les députés dans leur œuvre de régénération.

Les privilèges des provinces, des villes et des ordres sont tombés dans la nuit du 4 août. La Déclaration des Droits de l 'homme et du citoyen a proclamé la Liberté, droit naturel et sacré.

1790 : an II de la Liberté. Le 14 juillet de cette année-là la France entière communie. A Paris, au Champ-de-Mars, autour de l 'autel de la Patrie, les membres du tiers état, du clergé et de la noblesse, tous désormais des citoyens, font de la Liberté une fête. Fête aussi dans les villages et dans les villes les plus reculés du royaume : les habi tants rassemblés autour des tables de banquet et des tonneaux en perce boivent à la santé de la Nation, de la Loi et du Roi. Des farandoles se forment. Elles manifestent le nivellement de la France et l 'union de tous ses fils.

An II de la Liberté : année heureuse ? En Bretagne, dans le Périgord, dans le Quercy comme dans bien d 'autres ré-

Page 14: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

gions, il y a des paysans qui décrochent à nouveau, au- dessus de l 'âtre, le fusil des ancêtres ou qui, dans l 'ombre des granges, fourbissent la lame des faux pour que, manchée à la manière de la pointe d'une lance, elle soit une a rme re- doutable. Pour quel combat ? Pour le siège des châteaux. C'est que, pour ces hommes, le 4 août a été une nuit de dupes. La terre et donc les hommes n 'ont pas été déclarés libres. Les redevances seigneuriales payées quelquefois à des bourgeois, le plus souvent à des nobles, n 'ont pas été abolies ; elles ont été dites rachetables et suivant des moda- lités telles que peu nombreuses sont les communautés de paysans qui ont pu se libérer. Il faut donc à nouveau, comme au temps de la Grande Peur, investir la demeure du maître de la seigneurie et met t re la main sur les docu- ments qui, prouvant sa propriété, lui permet tent d'effec- tuer une ponction sur le fruit du labeur quotidien ; ici, cette taxe est lourde, là, faible, par tout elle est ressentie comme injuste.

En ville, comme à la campagne, c'est Bonhomme Misère qui met en branle et traîne derrière lui des foules de ma- nouvriers ou de compagnons qui cherchent le pain et quê- tent l'ouvrage. Tous sont poussés à l 'action par le regard interrogateur des enfants. Au repas du soir, au tour de la soupe fumante où trempe — quelques instants — le mor- ceau de lard que l'on se passe de famille à famille, le père apprend qu'il y a sur lui et sur ses proches une violence exercée : le droit de vivre leur est refusé. Ce droit d'exister n'est-il pas, comme le disent certains pamphlétaires, le pre- mier des droits ? N'est-il pas plus inviolable et sacré que celui inscrit sur les nouvelles Tables de la Loi pa r les dépu- tés comme antérieur à toute société car voulu par l 'Etre suprême : le droit de propriété ?

Obliger l 'accapareur à vendre les subsistances qu'il mono- polise, régler le marché, taxer les prix des denrées alimen- taires et d 'abord celui du pain auraient dû être la première tâche des hommes politiques. Les grands propriétaires, les riches fermiers, les « gros » meuniers ne s'entendent-ils pas avec les aristocrates pour tisser les rets d 'un « pacte de famine » qui, avec le peuple, met t ra les réformateurs à genoux ?

Enfin il y a cette coupure prat iquée par l'Assemblée cons- t i tuante entre des hommes libres et prétendus égaux : ici des citoyens actifs qui, par le paiement de contributions,

Page 15: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

acquièrent le droit de participer aux affaires publiques, là des citoyens passifs qui, par leur pauvreté, sont réduits au silence.

Est-ce juste ? Au club des Jacobins ou à l'Assemblée, des hommes, comme Robespierre, questionnent : libre, tout homme même le bras nu possède son corps et doit veiller à la sauvegarde de celui de ses enfants, n'est-ce pas là une propriété qui fait de tous les Français des citoyens ayant le droit de parole et d'action au sein des assemblées ? Les discours des patriotes sont repris et amplifiés par les socié- tés populaires qui se multiplient à travers la France.

Qui peut, qui doit entendre ces cris ? Les Constituants, mandataires du peuple ? Le roi ? N'est-ce pas lui qui, tout le premier, doit percevoir l'alarme partout jetée ? De l'An- cien Régime à ce monde nouveau qu'éclaire tout un siècle de Lumières, le roi demeure, pour beaucoup, le père du peuple, l'arbitre suprême vers lequel on se tourne lorsqu'un danger menace.

Il y a deux ans à peine, le roi parcourait les villes et les campagnes, déliant sa bourse pour soulager la misère. Que fait-il ? Que dit-il maintenant pour le pauvre compagnon qui chaque jour, en place de Grève à Paris, vient attendre, souvent en vain, l'employeur ? Parmi ceux qui s'opposent à la Révolution beaucoup pensent qu'un geste et qu'un mot de lui vaudraient plus que les centaines de discours dont retentit l'enceinte de l'Assemblée. Le roi peut encore pro- fiter du respect et de l'affection filiale qu'inspire, depuis Saint Louis, la monarchie. XII + IV = XVI dit une image populaire et l'on veut croire encore que Louis XVI réunit en lui les qualités d'un Louis XII et du bon roi Henri IV dont on fleurit de tricolore la statue.

Depuis le discours du 23 juin 1789 où Louis XVI pro- mettait aux Français la liberté, le roi se tait. Au 17 juil- let 1789, par la cocarde reçue des mains du maire de Paris et mise à son chapeau, il a comme avalisé la prise de la Bas- tille et fondé la liberté. Certes, il a semblé reculer par la suite mais n'était-ce pas sous la pression des mauvais conseillers de la cour ? Aujourd'hui qu'il réside à Paris, au milieu de son peuple, n'accepte-t-il pas les réformes vou- lues par la Nation à laquelle il a prêté serment ? N'a-t-il pas quitté au 14 juillet 1790 le trône de ses ancêtres — don de Dieu — pour prendre place sur celui que lui tendait la communauté nouvelle des hommes libres ? Que pense-t-il

Page 16: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

de la situation présente ? De la crise persistante ? De l 'état d 'anarchie dans lequel s'enfonce, selon certains, la France ?

Que le roi parle. Son silence conduit ses fidèles à aban- donner la France pour s 'assembler en pays étranger. Ces émigrés laissent le roi de plus en plus seul en face de ses ennemis. Ses frères, le comte de Provence et le comte d'Ar- tois, s 'apprêtent , avec des aristocrates en fuite, à prêcher la croisade contre la France révolutionnaire. Ils pré tendent parler au nom d'un souverain qui, présenté p a r eux comme captif, ne peut rien dire. Ont-ils raison ? Le roi — le sait- on ? — désavoue en privé les paroles imprudentes des émi- grés et leurs actes souvent dangereux pour la couronne et pour ceux qui, à l ' intérieur du royaume, lui restent attachés.

Combien sont-ils ces fidèles de Louis XVI qui seraient prêts à sacrifier pour lui leur vie ? On dit que leurs rangs s 'éclaircissent et que le roi les compte, le désespoir au cœur. Ne seraient-ils pas plus nombreux si le monarque se déci- dait enfin à employer un langage ferme pour tancer tous ces patriotes, désorganisateurs de fait ?

Le roi se tait alors même que se déchaînent contre la monarchie les journalistes révolutionnaires aux cohortes multipliées depuis 1789. Parmi eux, Marat, l 'ami du peuple, prêche le refus d'obéissance à tout gouvernement et d 'abord à celui du roi. Il a écrit, en octobre 1 7 8 9 « Il est une vérité éternelle dont il est impor tant de convaincre les hommes ; c'est que le plus mortel ennemi que les peu- ples aient à redouter est le gouvernement. A la honte éter- nelle des princes de la terre et de leurs ministres, presque toujours les chefs qu 'une nation se choisit pour assurer sa liberté ne songent qu 'à lui forger des fers. » Le 4 novem- bre 1790, il soutiendra que « c'est une er reur grossière de croire que le gouvernement français ne puisse plus être que monarchique, qu'il eût même besoin de l 'être aujour- d 'hui ».

Combien de temps encore laissera-t-on, pensent les roya- listes, de tels « énergumènes » écrire de tels propos « incen- diaires » ? Ils poussent au crime contre la personne royale et incitent à l 'anarchie. Il faut prendre la défense du roi et r ameute r au tour de lui la partie saine du pays ; alors et alors seulement, disposant du soutien de la major i té des Français, le roi pourra parler et agir. Des journalistes sont convaincus que leur plume est la meilleure arme à manier pour ce combat. Certains, depuis les débuts de la Révolu-

Page 17: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

tion, s'acharnent à dénoncer les « faux principes » et à atta- quer « les fous ou les démagogues » qui conduisent la Fran- ce à sa ruine. S'attachant à démasquer de prétendus réformateurs et à détourner d'eux ceux qui, un temps, ont pu être séduits par leurs écrits, ces journalistes se procla- ment les Amis du Roi. Depuis l'été ou l'automne de 1789, c' est le cas de Rivarol qui rédige le Journal politique natio- nal, de Du Rozoi auteur de La Gazette de Paris, d'une équipe d 'excellents publicistes qui animent Les Actes des Apôtres, de Gautier de Syonnet directeur du Petit Gautier ou de l' abbé Royou qui poursuit la parution d'un journal lancé bien avant la Révolution, L'Année littéraire. Royou délaisse peu à peu ce journal pour donner tous ses soins à partir de juin 1790 à l'édition de L'Ami du Roi, des Français et sur- tout de la Vérité. Un de ses collaborateurs, Montjoye, se brouillant avec lui, fait paraître, cette année-là, un journal concurrent qui porte le même titre. En avril, Suleau dis- tribuera au public son Journal de M. Suleau. L'année sui- vante, au milieu d'innombrables feuilles contre-révolution- naires, le public distinguera aussi le Journal général de

abbé Fontenai et La Rocambole des Journaux. Le journal qui conservera jusqu'en 1792 le plus grand

nombre de lecteurs sera L'Ami du Roi de l'abbé Royou que tous ses concurrents respectent et regardent — à quelques exceptions près — comme leur chef de file.

2. Le p ro fe s seu r de Robesp ie r re

Au coin des rues Saint-André-des-Arts et de l'Eperon, tôt le matin, Royou, habillé d'une soutane de gros cadis noir, sort de chez lui pour se rendre à l'église. Dans ce quartier, celui de la section du Théâtre-Français où logent Danton et parfois Marat, les écoles et les collèges sont si nombreux et si familier le passage des prêtres qui vont ou sortent de leur classe que personne ne fait attention à l'abbé. Pourtant cet homme fait trembler le Tout-Paris patriote qui le regar- de comme l'incarnation même « du complot aristocrati- que ». Un mot de lui peut, par contrecoup, déclencher une émeute. Son nom est aussi connu que celui des plus illus- tres orateurs des Jacobins ou de l'Assemblée. Autour de L' Ami du Roi toute une légende s'est formée.

Il a, dit-on, ses entrées à la Cour et Louis XVI lirait tous

Page 18: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

les jours la feuille qu'il édite. Que le clergé se divise à pro- pos du serment à la Constitution, que la guerre s'allume entre prêtres réfractaires et jureurs et que le sang coule dans les luttes où s'affrontent catholiques et protestants, c'est la faute à Royou. Si les officiers répriment avec féro- cité la révolte de leurs soldats, c'est que, disent les Jacobins, Royou le leur a recommandé. Les nobles émigrent-ils, mettant en faillite par leur départ une foule d'artisans, leurs fournisseurs ? C'est Royou le responsable. Partout, dit-on, où l'on sème la défiance et où l'on appelle à la rébel- lion ouverte contre le régime nouveau, l'abbé est là.

Entend-on, venue d'outre-Rhin, la rumeur des aristocrates mobilisés pour l'assaut contre la France et escortés d'ar- mées étrangères, les patriotes mettent sur le compte de Royou la menace de guerre. Ne dépeint-il pas la France comme un pays au bord du chaos et sa population comme impatiente d'une intervention des rois de l'Europe ?

Ses adversaires, qui voient l'abbé partout où, dans Paris, gronde la contre-révolution, assurent qu'il se promène dans les lieux publics des pistolets à la ceinture, prêt à provoquer et à casser la tête de ses ennemis.

Brutal comme savent l'être, disent les sans-culottes, tous les aristocrates, Royou serait, comme la plupart des ci- devant, un homme riche. La bourse du roi ne lui est-elle pas ouverte comme celle des princes ? Ajoutez à cela, murmure-t-on, l'argent versé par des milliers d'abonnés, ce n'est pas lui qui connaît la difficulté qu'il y a à acheter son pain.

Le portrait est contrefait. L'homme a près de cinquante a n s Il a toujours été d'une constitution fragile et son corps est habité par la maladie qui va l'emporter. Inapte aux prouesses physiques, la violence lui répugne et son journal ne se ralliera que tardivement à la solution armée. Contraint à s'aliter en 1792, son frère, Jacques Corentin, le remplace- ra. Le lecteur de sa feuille lira un jour cette information : « Pendant tout le temps que dura la collaboration des deux frères, nul ne la soupçonna. Une conformité parfaite de style et d'opinion, une égale habileté à lancer le sarcasme, une égale persistance à combattre les doctrines nouvelles ne permirent jamais de distinguer auquel des deux frères appartenait tel ou tel article du journal. »

L'abbé est-il riche ? Si le journal qu'il dirige rapporte, nous le verrons, de solides bénéfices, ceux-ci sont partagés

Page 19: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

avec sa sœur Annétic-Anne Royou, veuve Fréron. Celle-ci doit longtemps subvenir aux frais d'existence des hui t en- fants que son mar i lui laissa d 'un premier lit.

Les papiers saisis chez elle p a r la p o l i c e et conservés encore dans la série des séquestres aux Archives nationales disent la modestie du t ra in de vie. Ce sont de petits papiers, parfois froissés, les uns écrits de la main nerveuse de son frère, les autres de celle plus appliquée de la veuve. On y lit les contrats jadis passés pour le lancement d 'un journal an- térieur à 1789 et les comptes d 'entreprise du nouveau quo- tidien. Le mémoire de la domestique qui fait le marché voisine avec les quittances de rentes. La dépense effectuée Pour la présentat ion du pain à bénir, pour l 'achat de cierges ou pour l 'offrande à l'église proche se mêle à l 'at testat ion

d'une aumône versée pour les pauvres de la paroisse. Le certificat de résidence s'y rencontre avec les quit tances de loyer ou avec celles de l 'achat d 'un meuble. C'est toute une manière de vivre que l 'historien peut ainsi saisir.

Le frère et la sœur vivent dans un quar t ier aux rues étroi- tes aboutissant souvent à des impasses où le pied du pro- meneur s 'arrête à la porte d 'un cloître. On y croise, comme l' écrit le contemporain Sébastien Mercier, des Limousins qui y viennent manger leur pain à l 'odeur du rôti car « à toutes heures on y trouve des volailles cuites et la fournaise ne s éteint que duran t le Carême ». Au rez-de-chaussée des maisons, il y a de ces boutiques ou échoppes dont les soli- ves et le sol dallé de grès se laissent apercevoir de la rue par de grandes baies vitrées cons tamment ouvertes. Ici s'affairent maîtres et compagnons : tailleurs, merciers, chapeliers, cordonniers, perruquiers ou coiffeurs. Au-dessus des ateliers, les premiers étages renferment toute une popu- lation d 'hommes de loi : le juge y coudoie l 'huissier, l'avo-

cat, l 'avoué. Leurs voisins sont médecins, chirurgiens ou professeurs, souvent membres du clergé.

Les appar tements de Royou et de sa sœur sont « d 'une honnête médiocrité » comme en témoignent les rappor ts de police et les plans conservés aux Archives. Trois pièces

pour la veuve Fréron qui débourse plus de 100 livres pa r trimestre, une seule pour l 'abbé qui paye 35 livres, soit un

Peu plus que le compagnon qui, à quelque distance, loue un galetas sous les toits.

Le mobilier, quand l 'historien peut le connaître, est d 'une grande simplicité. Le lit, pa r exemple, qu'achète Mme Fré-

Page 20: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

ron en 1791 contraste avec ceux qu 'à la même époque le Journal de la Mode recommande à sa clientèle bourgeoise. Pour la couche de la veuve, point de fer forgé ou doré, ni d'impériale qui supporte des pentes de taffetas ou de da- mas. Le lit d'Annétic est une couchette de 3 pieds 6 pouces à deux dossiers en bois peint de blanc. Elle renferme une paillasse de toile, deux matelas couverts d'une toile de co- ton, un lit de plume et un traversin en coutil de Bruxelles.

De leurs origines, Mme Fréron et son frère ont conservé l 'habitude de se contenter de peu. Leur père, procureur fiscal de l 'ancienne baronnie de Pont-l'Abbé, en Breta- gne 4 sans être riche, avait assez de bien pour faire face à l 'entretien et à l 'éducation de ses quat re fils et pour doter sa fille de quelques milliers de livres. Encore lui fallut-il en ra jouter car le gendre dépensait beaucoup : c'était un véritable crime pour ce milieu de petits bourgeois provin- ciaux où un sou était un sou et où l'on tenait d 'autant plus à l 'argent qu 'on savait le mal qu'il y avait à le gagner. Dans ces familles, les liens de parenté n 'empêchaient pas — toute affection gardée — de disputer âprement d 'un prêt ou des clauses d 'un contrat . Le chercheur, en fouillant dans les papiers de la sœur et du frère, apprend qu'à l 'heure de si- gner un acte d'association comme à celle de par tager les bénéfices, il n'y avait plus face à face que deux particu- liers.

Au séminaire, Thomas-Marie a renforcé son goût d'une vie modeste. Il s'y est forgé l 'âme : il y a Dieu et son Eglise, il y a le roi et ses sujets : la loi et la vérité. Celle-ci doit être préservée de toute atteinte. Elle exige de ceux qui la pos- sèdent d 'accepter toutes les souffrances, tous les sacrifices. Elle doit être défendue avec âpreté et intelligence. Jamais l 'abbé ne rejet tera les textes qui « sentent le soufre » sans les examiner avec soin pour en dégager les « faux princi- pes » et pour les présenter ensuite à ses lecteurs. Toujours il les conviera à utiliser leur raison contre des récits que dicte le Malin.

Prêtre, chapelain de l 'ordre de Saint-Lazare, professeur de philosophie, journaliste, sous des habits divers et dans des ministères ou des états différents, il reste l 'homme d'une seule mission : la défense de l'autel et du t rône à ja- mais associés.

Il consacre le plus clair de son temps à cette tâche. D'abord en travaillant avec ses collaborateurs, son frère

Page 21: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

Jacques-Corentin Royou, l'avocat, et son ami, G e o f f r o y Ce dernier, professeur que l'on dit malheureux avec ses

élèves, est un homme effacé. Un trai té d 'éducation 6 qu'il écrivit comme tant d'autres à la veille de la Révolution nous

dit qu'il voit dans l'indiscipline des enfants le reflet d 'une société pervertie par l'esprit de faus s e liberté et de tolérance

et par le laxisme des mœurs. Pour lui, nul doute : si l 'auto- rité — toutes autorité, aussi bien celle du souverain que celle du père de famille ou de l 'employeur — pas rétablie,

la société va vers la décomposit ion la plus totale.

Une fois l ' i n f o r m a t i o n reçue de ces deux hommes, Royou sa feuille. Il va du j o u r qui occupera la majeure part ie de

son lieu de c o m b a t .

Ses armes ? L'esprit et la plume . Il a, des idées et des hommes de son siècle, une connaissance parfaite. Profes- seur de philosophie au collège Louis-le-Grand ou journa- liste à les Anciens et les Moder- nes. Montesquieu, Voltaire, Rousseau, les encyclopédistes ?

Il sait, mieux que certains clubistes parfois, les œuvres qui firent de son siècle celui des Lumières.

L e s h o m m e s q u i p e u p l e n t les assemblées politiques ? Avant même la Révolution il a suivi la carrière de certains. Depuis lors, il note leurs interventions et les confronte sans cesse. Il en est qu'il connaît encore mieux pour les avoir vus adolescents sur les bancs du collège ou pour les avoir fréquentés dans l'intimité de sa famille. Stanislas Fréron est de ceux-ci, lui qui n e v e u p a r alliance de Royou, rédige pour l'heure une feuille L' Orateur du Peuple, à laquelle collabore épisodiquement Marat. Camille Des- moulins qui, en juillet 1789, déclencha le réflexe de défense des Parisiens devant des l 'at taque éventuelle des troupes roya- les, a été un des étudiants de l'abbé. Certains prétendent que Robespierre lui-même aurai t reçu son enseignement. Jamais l'abbé ne le dira. Pourtant , avant même que l'In- corruptible ait atteint la notoriété, l 'abbé a, dans ses arti- cles, suivi son ascension, a t t i rant parfois l 'at tention du lecteur sur les interventions q u ' i l faisait aux Jacobins ou bien à l'Assemblée. De-ci, de-là il donnera sur l 'homme poli- tique son appréciation en de courtes notes qui ressemblent à celles qu'un professeur rédige sur le bulletin d 'un élève :

« Le seul nom de Robespierre, écrit-il ainsi, annonce des

Page 22: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

hyperboles, des déclamations, des sentiments exaltés et une carricature des principes 7 »

Jamais Royou, contrairement à ses confrères, ne cher- chera à tirer profit des mœurs supposées ou réelles du tri- bun pour provoquer le rire de son lecteur. Seules les idées l'intéressent et avec elles la confrontation des principes et des actes. La plume qui griffe et met à vif les médiocrités d'un individu, le mot qui fait mouche et que le lecteur ré- pète pour se gausser des puissants du jour, Royou les laisse à d'autres journalistes royalistes.

3. Le t r o u b a d o u r nan ta i s et les m o u s q u e t a i r e s

Le Palais-Royal est le lieu de plaisir où converge tout Paris. Dans le jardin, l'oublieur qui propose une pâtisserie fine tente de ravir la clientèle des gamins au vendeur de jouets. Les pères attendent l'ouverture de la tente où l'abbé Fauchet, commentant la Bible et les décrets de l'Assemblée, s'efforce de démontrer l'alliance qui unit toujours Dieu et la Liberté. Il y a des distractions moins honnêtes. Sous les arcades, le badaud rencontre les bouledogues qui, aux portes des maisons de jeu, lui promettent la fortune aux tables de biribi ou de trente-et-un. Et puis, innombrables, les raccrocheuses qui se prostituent pour deux sous ou dix livres.

Le Palais-Royal, ce sont aussi les cafés : Café de Char- tres ou Café de Conti, Grotte flamande ou Café mécanique où, tard dans la nuit, les citoyens peuvent boire café, thé ou moka et aussi toutes sortes d'alcools et de vins, vin d'Or- léans ou de Champagne, vin de Hongrie ou Malaga. Les traiteurs les plus réputés de l'Europe offrent, dans leurs établissements, les pâtés de veau de Pontoise, les perdrix rouges du Dauphiné, les langues de bœuf mayencées, les chapons farcis de truffes, de pistaches ou de chair d 'écre- visse.

C'est dans ce paradis des gourmets, dans des banquets évangéliques comme ils disent, que se réunissent les Apô- tres pour rédiger Les Actes8. Pour ces journalistes, grands amateurs de mets choisis et de fines bouteilles, la table de restaurant est le meilleur des bureaux et la nappe sert sou- vent de feuille où ils jettent les premières idées d'un arti- cle. In vino veritas, comme le proclame la feuille d'Hé-

Page 23: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

bert, leur ennemi ? A une exception près, ces Apôtres ne sont jamais totalement « en gaieté avec la bouteille ». Ce sont gens d'agréable compagnie qui savent user des bonnes choses avec modération. Francs compagnons, ils ont l'ami- tié chaleureuse et la rancune tenace. La devise que Dumas

donnera à ses mousquetaires leur aurait convenu à mer- veille : « Un pour tous, tous pour un. »

Le titre du journal a un double sens. Les Actes des Apô- tres, ce sont les agissements sournois et les décrets mal- faisants des prétendus patriotes que le journal passe en

revue et stigmatise. Mais les dénonciations elles-mêmes forment des actes que rédigent les bons Apôtres, les amis du roi, « de la vérité et de la justice ». Le titre a sans doute été inventé par Jean-Gabriel Peltier

qui dirige la feuille. D'une famille bretonne, ce dernier aime, pour rappeler ses origines, que ses amis le surnom- ment « le troubadour nantais ». Fils d'un riche négociant,

Peltier a reçu une éducation soignée chez les oratoriens. « Mon père, écrira-t-il, me fit devenir vieux à force d'études lorsque j'étais jeune. » A-t-il partagé les bancs de Louis-le- Grand avec Camille Desmoulins et Robespierre ? Un article des Actes le laisse supposer : « En partant de Paris, y est-il

écrit, Robespierre mit par distraction dans sa malle quel- ques chemises qui lui avaient été prêtées par MM. David et

Pelletier, deux Normands, ses camarades de collège. » Une récente biographie nie le fait : Peltier n'était pas normand et son nom ne figure pas sur les listes d'élèves du collège.

Au sortir de ses études, Peltier fut placé par son père dans les bureaux d'un financier parisien : démarche classi- que pour un homme qui, commerçant et armateur et fai- sant à l'occasion profession de banquier, comme beaucoup de ses confrères, désirait pour son fils une initiation à tou- tes les branches des affaires. En 1785, Peltier reçut de son Père des capitaux qui lui permirent d'ouvrir une banque à

Celle-ci fit faillite, la faute en étant imputable à la débâcle financière d'un client et peut-être aux relations tis-

sées avec Beaumarchais. Peltier partit pour Saint-Domingue, voyage d'instruction mais aussi tentative pour récupérer une créance qu'il avait sur un propriétaire des Antilles.

L'ouverture des Etats généraux le retrouva à Paris où il se jeta dans la politique. « Il était, écrit-on dans un rapport

de police, un très zélé révolutionnaire et surtout enthou- siaste de M. Necker (...) Il était un des plus ardents mo-

Page 24: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

t ionnaires du Palais Royal avec Camille Desmoulins. » Fut-il, comme certains le dirent, un des vainqueurs de la Bastille ? Ce qui est assuré, c'est son appar tenance à la Garde nationale. En août 1789, il écrivit un pamphle t Sau- vez-nous, Sauvez-nous où il fit la preuve de sa clairvoyance sur la si tuation financière de l 'époque.

Si Peltier se félicita tout d 'abord de la monarchie consti- tutionnelle et du nouvel ordre des choses « commencé, écrivait-il, à cette époque à jamais mémorable où le peuple a si énergiquement fait connaître et ses droits et ses for- ces », les journées d'Octobre le firent, comme beaucoup d'autres, changer d'opinion. Désormais « le nuage de sang qui menaçai t » la France était là. Derrière l 'action du peu- ple, il dénonce alors la cabale de Philippe d'Orléans le rouge et de Mirabeau qui rêvent l 'un d'être le lieute- nan t général du royaume et l 'autre, un ministre. Domine, salvum fac regem, tel est désormais son mot d'ordre.

Grand et maigre, les cheveux poudrés, le chapeau sur l'oreille, toujours riant, « il n 'a pas précisément de vices, écrira de lui Chateaubriand, mais il est rongé d 'une ver- mine de petits défauts dont on ne peut l 'épurer ». Joyeux drille pour les uns, mauvais sujet pour les autres, il a l 'ar t de se moquer , et d 'abord de lui-même. En même temps qu'il donnera un style inimitable aux Actes des Apôtres, il saura être parmi les royalistes la meilleure tête pensante en éco- nomie.

A ses côtés, débauché et alcoolique, si gros que ses amis l 'appellent le tonneau, il y a le frère du grand ora teur de l'Assemblée, Mirabeau. André-Boniface-Louis Riquetti, vi- comte de Mirabeau est, disent ses adversaires, le pi tre de la Constituante. Il prétend, quant à lui, en être le bouffon et il excelle dans les lazzi qu'il décoche aux députés qui se posent en « nouveaux souverains ». Ses tares n 'ont pas gâté son esprit et il garde, dans la repartie, une vivacité qui étonne ceux qui le voient toujours entre deux vins. Un jou r qu'il t i tubait en gravissant les marches de la tribune, son frère lui ayant reproché devant tous les députés d'être, une fois encore, ivre, il rétorqua, dans l ' instant : « Je suis ivro- gne, je l'avoue... C'est le seul vice que vous m'ayez laissé. »

Lèvres boursouflées et chair couperosée, il y a dans ce visage où les joues et le menton s 'écroulent en cascades de graisse deux petits yeux malins qui savent encore quêter et re tenir les petitesses des héros du jour. Il sait — il invente,

Page 25: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

disent les mauvaises langues — toutes les histoires drôles qui se colportent à travers Paris. Malgré les repas trop gé- néreusement arrosés — ou plutôt grâce à eux, aurait-il sou- tenu — il tient une place honorable parmi les Apôtres.

Le troisième compère est S u l e a u Mme Coigny, son amie, l'appelle le chevalier de la difficulté. Il ne semble heureux

que dans les situations périlleuses qu'il s'ingénie souvent à créer. Né dans une famille qu'enrichit le commerce de la laine, sitôt ouvertes les portes du collège il a fui la vie quiète qui devait être la sienne. Bourgeois, il se fait mili- taire et s'engage dans une des armes les plus difficiles pour un homme de son état : les hussards. Il troque vite le dol- man pour la robe et devient un avocat renommé. Il gagne des écus qu'il perd en peu de temps, à la suite de mauvaises

a ffaires financières. De retour d'un séjour aux Antilles, il se fait connaître du grand public par un pamphlet, Le petit mot à Louis XVI, qui n'est rien de moins qu'une admones- tation au roi qu'il presse d'agir.

Généreux et désintéressé, Suleau n'a pour toute boussole que les impulsions de son cœur. Après quelques hésitations,

se range parmi les contre-révolutionnaires. Il leur apporte son esprit brillant et plein de verve. Au milieu des pires dangers il sait comme Peltier rire et mettre de son côté

ceux auxquels il s'adresse. Le voici, en 1790, détenu au Châtelet. Il aurait voulu agi- ter sa Picardie natale dans le moment même où les auto-

rités craignaient, avec la fuite éventuelle du roi, des insur- rections. Il transforme son interrogatoire de justice en une farce à l'italienne et les Parisiens accourent dans la salle

audience comme s'ils allaient au spectacle. L'un des rap- porteurs veut tout connaître de ses études, de ses amis, de

ses parents, du père et de la mère jusqu'au dernier de ses cousins. Suleau, feignant d'être sérieux :

« Je ne puis vous dire avec précision combien de fois j'ai battu ma nourrice mais le comité des recherches doit avoir

là- d essus des notes infiniment précieuses et instructives. J' ai fait mes humanités à Amiens, mon cours de philosophie au collège Louis-le-Grand. J'ai même eu l'honneur — si c'en est un — d'être un suppôt de la fille aînée de nos rois

(maître es arts de l'Université de Paris). J'avais alors 18 ans, y a donc 13 ans 4 mois et 17 jours que je suis un grand

garçon.

« Si vous êtes curieux de savoir ce que j'ai fait depuis

Page 26: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

ce temps là, vous verrez beaucoup d'espiègleries et même, p a r ci pa r là, quelques polissonneries, et si vous voulez me suivre par tout où j 'ai divagué, je vous ferai voir du pays. »

En tête du journal Les Actes des Apôtres, le lecteur pou- vait lire : « Liberté, Gaieté, Démocratie royale. » Suleau sait met t re cette devise en pratique. Dans le combat polit ique mené, l ' humour est outil de réflexion. Au lendemain de son passage au Châtelet, il est suspendu de tous ses droits civi- ques. Il écrit :

« J 'oubliais que j 'ai été tué civilement pa r un décret judi- ciaire qui, depuis un mois, a paralysé tout mon être, sauf toutefois l'exercice de mes petites facultés intellectuelles et aussi sans al térer la vigueur ni enchaîner l'activité de mes fonctions animales : je bois, je mange, je digère, je fais gaie- men t mes quat re repas et je... comme si de rien n'était. Il y a quelque chose de plus merveilleux encore, c'est que je conserve pour tous les actes de virilité autant d 'apt i tude (et j 'y vaux même plus, s'il faut les en croire) que si je n'étais pas rayé du nombre des vivants 10 »

Le public peut faire deux lectures de ce texte. Une pre- mière qui att ire le sourire, une seconde qui entraîne la ré- flexion. Qu'est-ce que cette Nation que l 'on dit égalitaire où les uns, citoyens actifs, ont une existence légale tandis que les autres, citoyens passifs, sont réduits à n 'être que des fantômes ? Que penser en définitive, de cette Déclara- t ion des Droits, fondement du régime, qui opère une dis- t inction entre l 'homme et le citoyen ?

Les Apôtres reconnaissent tous en Antoine Rivarol 11 un maître. Né dans le Gard, Rivarol avait un père qui fut un temps aubergiste. Chassé de son commerce, il pri t un emploi subal terne dans l 'administrat ion des fermiers géné- raux. Il prétendai t descendre de nobles du Piémont, les Ri- varoli. Au milieu d'une famille de douze enfants guettée sans cesse par la misère, le jeune Antoine se résolut à deve- nir prê t re en un temps où le noir plus que le rouge de l'ha- bit militaire permet ta i t à un homme du Tiers de s'élever dans la hiérarchie sociale. Il sorti t du séminaire d'Avignon tonsuré et fut ordonné prêtre. Il je ta vite la robe aux orties pour suivre à Paris l 'un de ses amis, l 'abbé de Cubières.

Parrainé par d'Alembert et ami de Voltaire, f réquentant Buffon et Diderot, on le vit dans tous les salons à la mode, chez la marquise de Polignac comme chez Mme d'Houdetot , chez la maréchale de Beauvau comme chez la marquise de

Page 27: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

Chambonas. Il y révéla un esprit p rompt à manier l'épi- gramme, le calembour et le quolibet. Dans une société où

l'on avait l 'art et le goût de la formule à l 'emporte-pièce, les gens disaient de lui qu'il était comme « un feu d'artifice

sur de l'eau ». Chacun retenait et redisait ses bons mots. De l 'abbé de

Vaucelles qui insupportai t tout le monde en pré tendant être l'homme de lettres le plus éclairé, Rivarol, pour dégonfler

le vaniteux, eut cette phrase : « On ne sent jamais mieux le neant de l 'homme que dans la prose de cet orateur-là. » A un ami qui lui écrivait : « Je vous écrirai à nouveau demain sans faute », il répondai t : « Ne vous gênez pas. Ecrivez-moi comme à votre ordinaire. » Apercevant un jour, dans u n

dîner offert p a r la princesse de Vaudémont, l 'abbé Sabat ier hésitait à se servir un plat de saucisson d'ânon, il

s 'écria : « L'abbé ne mangera pas, il n 'est pas anthropo- p hage. » Quand Beaumarchais, lors de la « première » du

Mariage de Figaro, vint se plaindre à lui : « J'ai t an t couru

ce matin auprès des ministres, auprès de la police que j 'en ai les cuisses rompues ! » Rivarol répondi t s implement : « C ' est toujours cela ! »

Comme le dit un de ses biographes, il possédait l 'art de a critique et l 'arme de la parodie 12 Pour M. de Florian, ne-

veu de Voltaire, qui publiait un ouvrage où il voulait tout à la fo is égaler l 'Enéide et le Télémaque, il composa ce

Ecrivain actif, guerrier sage Il combat peu, beaucoup écrit Il a la croix pour son esprit E t le fauteuil pour son courage.

Mme de Genlis, la maîtresse du prince d'Orléans, avait commis un traité intitulé De la Religion considérée comme

l'unique base du bonheur et de la véritable philosophie. Buffon, pour lui faire sa cour, s 'était abaissé à lui écrire une

epître élogieuse. Rivarol, parodiant alors l ' de Ra- cine, fait dire à Mme de Genlis :

L 'image de Buffon devant moi s 'est montrée Comme au jardin du roi pompeusement parée : Ses malheurs n'avaient pas aba t tu sa fierté, Même il usait encore de ce style apprêté

Page 28: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

Dont il eut soin de peindre et d'orner son ouvrage Pour éviter des ans l'inévitable outrage. « Tremble, ma noble fille et trop digne de moi, Le parti de Voltaire a prévalu sur toi ; Je te plains de tomber dans ses mains redoutables, Ma fille... » En achevant ces mots épouvantables, L'Histoire naturelle a paru se baisser : Et moi, je lui tendais les mains pour la presser, Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange De quadrupèdes morts et traînés dans la fange De reptiles, d'oiseaux et d'insectes affreux, Que Bexon et Guéneau * se disputaient entre eux.

Rivarol avait d'autres mérites que celui de critique pour être reconnu et célébré dans le monde des lettres. L'acadé- mie de Berlin ayant mis au concours le problème posé par « l'universalité de la langue française », il composa un éloge de notre langue. Il soulignait d'abord la promotion glo- rieuse en Europe du français. « Jamais, en effet, écrivait-il, pareil hommage ne fut rendu à un peuple plus poli par une nation éclairée. » L'anglais trop sec et taciturne, l'allemand à la construction complexe, l'italien comme l'espagnol trop pompeux ne pouvaient disputer au français l'honneur d'être en Europe la souveraine des langues. « La prose française se développe en marchant et se déroule avec grâce et no- blesse... Sûre, sociale, raisonnable, ce n'est plus la langue française, c'est la langue humaine... Et c'est pourquoi les puissances l'ont appelée dans leurs traités ; elle y règne depuis les conférences de Nimègue. »

Promotion glorieuse, promotion légitime qui tient aux qualités mêmes du caractère français. « Une nation parle d'après son génie... C'est une chose bien remarquable qu'à quelque époque de la langue française que l'on s'arrête de- puis sa plus obscure origine jusqu'à Louis XIII et dans quelque imperfection qu'elle se trouve de siècle en siècle, elle ait toujours charmé l'Europe, autant que le malheur des temps l'a permis. Il faut donc que la France ait tou- jours une perfection relative et certains agréments fondés sur sa position et sur l'heureuse humeur de ses habitants. L'histoire qui confirme partout cette vérité n'en dit pas autant de l'Angleterre. » « La langue française ayant la

* Collaborateurs de Buffon.

Page 29: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire
Page 30: Dans la même collection Pierre CHAUNU — Pour l'histoire

INDEX