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De la segmentation sociale à l’ethnicité dans les suds péninsulaires ?

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Réflexions sur les constructions identitaires et les jalons ethniques à partir de l’exemple des pêcheurs birmans du Tenasserim (avec Jacques Ivanoff)

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De la segmentation sociale à l’ethnicité dans les suds

péninsulaires ?

Réflexions sur les constructions identitaires et les jalons ethniques à partir de

l’exemple des pêcheurs birmans du Tenasserim

Maxime Boutry et Jacques Ivanoff

L’identité des groupes sociaux se transforme sans cesse, mais cette identité est sculptée

par un creuset socio-économique qui définit les limites des changements possibles. C’est

particulièrement vrai dans l’étude des interactions entre les pêcheurs Birmans arrivés depuis une

quinzaine d'années dans les îles du Tenasserim (Birmanie1) et les Moken, nomades marins

austronésiens, qui réétalonnent les marqueurs identitaires de chaque groupe, dans la nécessaire

construction commune d’un système symbolique et technique d’appropriation des ressources. Et,

par leurs stratégies d’adaptation et de capacité syncrétique, les Birmans des îles nous apprennent

que l’omniprésente « mondialisation » n’est pas toujours un concept opératoire quand nous

parlons d’ethnicité. En effet, les relations interethniques des Birmans et des Moken s’inscrivent

dans la continuité historique des échanges entre différents peuples de la région d’une part et

d’autre part entre sédentaires et nomades, centres et périphéries, une continuité qui dépasse le

cadre régional comme l’ont amplement montré les travaux de l’archéologie sociale et de

l’ethnologie des frontières2.

Cet article pose les questions suivantes : un groupe social marginalisé peut-il devenir

une ethnie ? Et alors qu’est-ce donc qu’une ethnie ? Peut-on faire des hypothèses quant à

l’ethnicisation des pêcheurs birmans du Tenasserim ? Marginalisés géographiquement,

contraints à des stratégies d’adaptations techniques et culturelles, s’appropriant un

environnement mal connu, les Birmans se trouvent face à un choix : ethnicisation ou

resocialisation de leur groupe, une fois l’accès aux ressources effectué3. Or, plutôt que de

s'appuyer sur une spécialisation de chacun des groupes en compétition qui serait à l’origine des

1 Renommée Union du Myanmar depuis 1993.

2 Cahiers de l’Arscan (Brun et Miroschedji 1998-1999), Ivanoff et Boutry (2008b).

3 On se doute bien cependant que la force de l’identité nationale birmane, le bouddhisme, la langue et bien

d’autres facteurs ne s’effaceront pas et que l’administration ne laissera pas se construire une nouvelle

identité et réagira (en officialisant les nouveaux villages mixtes birmans/moken par exemple).

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différenciations identitaires4, cet accès aux ressources se fonde avant tout sur une association

objective de compétences entre Birmans et Moken, remettant ainsi en cause certains principes

identitaires de chacune des populations pour se construire un mode d'appropriation des

ressources commun, basé sur la connaissance du milieu et l'acceptation de la différence.

Dans cette confrontation historique, les échelles de valeurs de chacun, mais aussi des

uns par rapport aux autres, sont redéfinies, mais pas forcément pour toujours. Il existe dans la

construction identitaire, issue d’une rencontre interethnique, des moments, des temps dans

lesquels des groupes se recomposent, se séparent, se réduisent, se réunissent, marquant la

dynamique des frontières ethniques.

Barth constate que les frontières entre les groupes ethniques, fondements d’un

certain ordre social, subsistent malgré le flot continuel de personnes qui les

traversent. Il attire l’attention sur le fait que ces groupes, porteurs d’une

certaine identité culturelle, sont dans un état d’interdépendance et ne se

maintiennent que par les frontières mêmes qui les séparent. » (Heusch 1997,

188)

L’histoire de la péninsule Malaise offre quelques cas similaires à cette dynamique de

colonisation du Tenasserim par les pêcheurs birmans. Les Samsam5 par exemple sont-ils un

4 Cf. Rambo et al. 1988, 2-6 :

Barth regarde les différenciations comme l'émergence d'interactions entre des groupes

en compétition pour des ressources limitées. Plus la compétition potentielle existe, plus

le degré de différenciation est important. Pour utiliser la terminologie écologique,

l'alternative à l'exclusion pour raison de compétition est le déplacement, chaque groupe

occupant une niche unique ayant l'exclusivité de l'accès aux ressources nécessaires à la

survie. Les individus choisissent de manifester les marqueurs culturels propres à un

groupe afin de réclamer les ressources assignées à la niche. Ainsi, les groupes ethniques

partagent leur environnement et développent leur degré de spécialisation dans

l'exploitation des ressources, accroissant par là même l'efficacité énergétique de chaque

groupe. On peut mettre l'accent sur certains points de cette approche. Abruzzi (1982) a

déplacé cette approche vers l'adaptation en argumentant que la spécialisation et la

différenciation ethnique peuvent être expliquées en termes de procédés écologiques

identiques. Benjamin (1985), d'un autre côté, a insisté sur l'importance de la tradition

symbolique intentionnellement maintenue.

5 Un groupe issu d’alliance entre Malais et Thaïs (Satun, Kedah, Perlis), entre bouddhistes et musulmans,

de plusieurs milliers de personnes (dans les années 1920). La langue est le principal marqueur de cette

population, la nourriture et d’autres domaines de la culture également. On voit donc que les marqueurs

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groupe ethnique ou une simple résultante d’associations ethniques fixées dans le temps ? Les

Orang Sireh, dont le nom provient de celui de la presqu’île de Sireh dans l’île thaïlandaise de

Phuket, sont-ils de simples Urak Lawoi (Supin Wongbusarakum 2007) ou les descendants d’un

groupe mixte de Malais et de Moken ? Remarquons qu’une situation semblable se développe

dans l’archipel où des flottilles6 mixtes apparaissent. C’est par exemple le cas de quelques

dizaines de Birmans de l’île de Ma Gyon Galet (tous mariés à des Moken), qui partent sur des

petites embarcations sans moteur — de nuit comme de jour (ce qui implique une grande

connaissance de l’environnement et un esprit pionnier) — exploiter l’île de Kubo à quelques

heures de là. Ils sont dans une dynamique de nomadisation : 1) spécialisation de l’exploitation ;

2) infiltration dans un espace laissé vacant ; 3) toponyme formé sur le nom de l’île qu’ils

exploitent ; 4) intermariages généralisés avec des Moken pour une intégration maximale.

Nouvelles flottilles ? Nouveau groupe ? Ils représentent en tout cas une situation extrême dans

le processus de segmentation sociale qui rappelle le processus d’ethnicisation des Orang Sireh.

Et que dire des quelques centaines de pêcheurs pionniers de l’île de La Ngann, à l’imaginaire

construit selon des codes moken et birmans, mariés aussi systématiquement à des femmes

nomades ? Ne sont-ils pas plus qu’un pivot de la colonisation du Tenasserim ? Ne constituent-ils

pas une avant-garde destinée à se séparer du groupe social birman, arrivant en force, à l’image

de la flottille de Kubo ? Ces Birmans « sacrifiés » sur l’autel de la colonisation du Tenasserim

construisent-ils un nouveau modèle identitaire ?

Interculturalité et identité

Le Tenasserim, région la plus méridionale de la Birmanie, ouverte sur la mer des

Andaman, est situé au croisement de grandes cultures de l’Asie du Sud-Est, continentale et

insulaire. Sur la mer, les peuples austronésiens dominent, pêcheurs malais exploitant les

ressources halieutiques du nord de la Malaisie (considérée ici comme un ensemble comprenant la

Malaysia et Singapour, qui est la vision « indigène ») aux littoraux du sud de la Birmanie en

d’une identité ethnique sont aléatoires, la religion, la technique et la langue n’étant pas toujours

suffisantes, alors que dans d’autres cas un seul de ces marqueurs suffit à reconnaître un groupe ethnique.

L’identité samsam dépasse donc le clivage religieux (ils sont musulmans). Selon Crawfurd (1987, 28) le

mot viendrait de la contraction des termes « Siamese » et « Samang ». Archaimbault (1957) aussi pensait

que les Samsam (ethnonyme qu'il supposait dérivé du Hokkien tcham-tcham — « mélanger ») étaient

d’origine peut-être mêlée (thaïe, chinoise, aborigène, malaise). D’autres théories sur l'origine du terme

« samsam » existent, comme par exemple la contaction des termes « Siam » et « islam ».

6 La flottille est l’unité de base à l’intérieur d’un sous-groupe lors des déplacements des Moken. Elle est

généralement constituée d’une dizaine de bateaux, chacun habité par une famille nucléaire.

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passant par le sud de la Thaïlande et dans l’archipel Mergui, dédale insulaire de plusieurs

centaines d’îles et d’îlots, nous entrons en territoire moken, nomades marins dont la présence est

attestée dans cette région depuis le XVIIe siècle. De Ranong, port de pêche actif du sud de la

Thaïlande, moins d’une heure de barque à moteur (rueua hang yao7) suffit pour rallier Kawthaung

en Birmanie, où commence la partie birmane de l’archipel Mergui8. Nous sommes aux marches

du pays, une périphérie que l’État tente de (re)conquérir depuis une vingtaine d’années, à travers

le développement économique de la pêche maritime. S’ensuit une migration importante de

nouveaux pêcheurs, birmans, partis à la conquête du littoral et des îles de l’archipel dans l’espoir

d’une ascension économique et sociale. Cette colonisation a engendré la création de nouveaux

villages et, dans la moitié sud de l’archipel en particulier, une dynamique d’interactions

ethniques avec les Moken, au profit de l’appropriation par les pêcheurs de l’environnement

insulaire et maritime. Remarquons d’emblée qu’il existe dans ce nouveau groupe de « Birmans

des îles », les mêmes prémisses d’une ethnicisation que ceux que l’on retrouve dans le mythe

fondateur de Gaman le Malais. Gaman est le héros qui apporta le riz aux Moken. En provoquant

la fuite des Moken suite à un adultère avec la sœur de leur reine Sibian, de civilisateur il bascule

vers le « sauvage », de sédentaire il devient nomade. Avant d’être culturelle, la mobilité est donc

sociale, elle permet de révéler et de faire se rencontrer les deux extrêmes : le riche et le pauvre.

Cependant, lorsque la différence sociale se double d’une appropriation du milieu différente,

provoquée dans la péninsule Malaise par l’arrivée de la riziculture, l’échange devient

déséquilibré et engendre une différence culturelle et ethnique.

Notre réflexion porte donc sur les relations entre les segments d’un groupe social venu

d’une ethnie dominante en ascension (démographie, sentiment national, bouddhisme, etc.) et des

nomades en déclin apparent (au moins au niveau démographique et de la mobilité). Nous

opposons donc deux systèmes et ne comparons pas des ethnies ou groupes sociaux aux espaces

sociaux plus ou moins équivalents9. En effet, les interactions engendrées par la venue des

7 Terme thaï désignant une embarcation effilée à fond plat, munie d’un moteur fixé à l'arrière et relié à

l’hélice par un long axe qui plonge dans l'eau à angle oblique. L’ensemble moteur-axe-hélice pivote et fait

fonction de gouvernail.

8 L’archipel Mergui s’étend depuis les îles Similan en Thaïlande, jusqu’à l’île de Tavoy, au nord de Mergui

en Birmanie.

9 Il s’agit d’une analyse de la confrontation entre deux espaces sociaux, l’un restreint l’autre large

(Condominas 1980) et non d’analyses menées sur deux ethnies de même type, deux groupes sociaux de

mêmes configurations, avec des hiérarchies, des économies marchandes dynamiques, bouddhistes, comme

Robinne (2000) a pu le faire dans le centre et le nord de la Birmanie.

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pêcheurs birmans dans les îles avec les nomades s’inscrivent à l’échelle nationale dans un

processus d’intégration ou de réappropriation de la région du Tenasserim et de l’archipel

Mergui. Cet objectif s’est traduit d’une part par la privatisation de la pêche en 1994 et d’autre

part, par le déplacement en 1997 de la capitale de la province anglaise du Tenasserim,

Moulmein, vers celle de Dawey plus au sud, devenant capitale de la « division » du Tanintharyi,

dans un but de contrôle de la région, de ses habitants et de ses ressources. La birmanisation est

un concept accepté par la plupart des spécialistes de la région10 pour expliquer la construction

identitaire de la nation birmane. On pourrait la décrire comme l’intégration des minorités

ethniques et religieuses qui composent le pays et, souvent, comme une manière d’affirmer la

dominance de la « race » birmane et du bouddhisme sur l’ensemble du pays au-delà du discours

officiel et de la réalité fédérale de ce qui s’appelle aujourd’hui l’Union du Myanmar 11.

C’est en tout cas dans ce processus de birmanisation que se confrontent deux groupes :

un groupe « social », segment d’un groupe ethnique dominant, dont l’identité repose a priori sur

l’exploitation des ressources marines — celui des pêcheurs birmans — et un groupe

« ethnique » de nomades marins d’origine austronésienne — les Moken.

Les frontières ethniques permettent de négocier de nouvelles formes culturelles

nécessaires à l’adaptation. Ainsi, Heusch (1997, 191) rappelle l’exemple des déplacements de

groupes africains (tribus) vers les villes où la frontière ethnique « permet à chacun de se repérer,

de formuler une “attribution”, le produit d’une situation sociale particulière, qui engendre un

nouveau mode de vie ». C’est donc tout à la fois une association et une adaptation objectives

entre deux populations dont les espaces ethniques et sociaux se mêlent. C’est aussi un « essai

culturel » et donc une renégociation des frontières ethniques. Mais tous ces facteurs ne nient pas

la structure sociale profonde des populations, le nomadisme et le clientélisme12 pour les Moken,

l’esprit d’entreprise et la birmanisation de l’espace par les Birmans. C’est pourquoi nous

10 Lewis (1924) est un des premiers à parler de la birmanisation des Karen. Beaucoup plus récemment, on

peut citer The Burmization of Myanmar’s Muslims de Berlie (2008).

11 L’Union du Myanmar est en effet divisée officiellement en sept régions (division) et sept « États »

nommés d’après les « ethnies » censées être numériquement majoritaires (État karen, État môn, etc.).

12 Chaque sous-groupe moken possède un intermédiaire qui leur permet d’échanger les produits de leur

collecte contre du riz. Cette relation est génératrice d’un endettement structurel au nomadisme moken,

reposant notamment sur le refus d’accumuler, donc de cultiver le riz (bien qu’ils connaissent les

techniques) alors que la céréale est à la base de leur diette, ou encore dans le choix de pratiquer la collecte

et la chasse plutôt que la pêche.

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inscrivons notre réflexion résolument dans une dynamique interethnique dans laquelle

l’ethnicité est, pour reprendre la formulation de Bako-Arifari (1996),

perçue comme une forme d’interaction sociale parmi d’autres possibles. Cette

théorie est née […] en réaction contre les thèses primordialistes. Elle perçoit

l’ethnicité en termes « de processus continu de dichotomisation entre membres

et outsiders » validé seulement dans et par l’interaction sociale. Elle met

l’accent sur les « aspects génératifs et processuels des groupes ethniques » et

problématise avec Barth, l’émergence et la persistance des groupes ethniques

comme « unités identifiables par le maintien de leurs frontières » (p. 123).

L’approche interactionnelle se veut dynamique et met tantôt l’accent sur « la

négociation des statuts sociaux et les stratégies de maîtrise des impressions »,

tantôt sur les aspects cognitifs, notamment la production et la manipulation des

« labels ethniques » suivant les situations.

Ce qui nous importe donc d’explorer ici, ce sont les modalités d’adaptation de ces

frontières ethniques à travers les interactions entre pêcheurs birmans et moken dans un premier

temps, puis de mettre en exergue ce que nous apportent ces relations interethniques dans le

débat sur l’ethnicité et la construction identitaire — non seulement dans la relation de la

minorité à la population dominante, mais ce qui est résolument novateur, dans la relation d’un

segment de l’ethnie dominante à une ethnie minoritaire, sur la voie, donc, de la segmentation

sociale à l’ethnicité.

À cette fin, considérons la pointe ouest des migrations insulaires birmanes, l’archipel de

Lèngan13, ou encore La Ngann suivant qu'on le retranscrive en moken ou en birman. Encore une

simple halte moken et un cimetière nomade en 2000, l’île principale est devenue le pivot de la

nouvelle identité des pêcheurs birmans, pivot géographique (entre le sud et le nord de l’archipel)

et culturel (entre Moken et Birmans).

Le village de La Ngann est composé de trois groupes moken originaires d’une île plus au

nord, dont ils se firent chasser par les autorités birmanes14. Par l’intermédiaire de quelques

pionniers birmans mariés à des femmes de ces groupes moken, plusieurs pêcheurs vinrent pour

exploiter les ressources de l’archipel, conduisant progressivement les Moken à s’installer de plus

en plus longuement et de manière définitive à partir de 2002. Leur sédentarisation conduisit à

13 Lèngan signifie « main » en moken et désigne un ensemble de cinq îles. Le nom moken a par la suite

été repris en birman pour figurer comme nom officiel du village.

14 L’une des raisons est l’installation dans leur île d’origine d’une ferme perlière, ainsi que la création d’une

base militaire à proximité.

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l’officialisation du village par les autorités birmanes en 2003, car la volonté de contrôle des

différentes communautés de l’archipel conduit les autorités à les regrouper en des lieux

déterminés, plutôt que de laisser des petits groupes nomadiser entre les îles. Cependant, les

nombreuses tentatives de sédentarisation des nomades « par la force » se sont soldées par des

échecs, alors que la colonisation des îles par les pêcheurs et la multiplication des intermariages

s’avèrent en ce sens bien plus efficaces.

Alors que le village ne comptait qu’une dizaine de maisons en 2002, les transformations

se sont accélérées ces dernières années. Aujourd’hui (2008), une pagode érigée sur un

promontoire à l’ouest domine le village et la baie, signe extérieur d’une « birmanisation »

réussie, affichant d’entrée la prédominance du bouddhisme dans le village d’une cinquantaine de

maisons. En débarquant sur la plage, on remarquera dans un lieu dégagé au milieu des maisons

alignées face à la mer, trois poteaux en bois sculptés, une femme et un homme de taille réelle

(couple d’ancêtres fondateurs moken), ainsi qu’un serpent de près de deux mètres dressé en

direction de la mer, au-devant d’une cabane en béton et au toit de tôle, abritant trois petites

statuettes en ciment d’une dizaine de centimètres représentant des divinités, d’origine incertaine.

Il s’agit de la maison des esprits moken, devant laquelle sont érigés les « poteaux dédiés aux

esprits15 ». Première tentative de syncrétisme birman, les statuettes en ciment ont été imposées

aux Moken, c’est tout du moins ce qu’ils en disent. Elles ont en effet été sculptées sur le modèle

du saint bouddhique Shin Upagotta, entouré de ce qui ressemble à deux esprits birmans (nat16).

Toujours d’après les nomades, il s’agirait d’une condition des Birmans pour faire coexister les

esprits moken ainsi que les esprits birmans, sous la protection du bouddhisme évidemment.

Cependant, ces représentations birmanes sont également incorporées à la cosmogonie moken,

une dynamique de réappropriation des influences extérieures, intrinsèque à la culture des

nomades. Plus à l’est, on peut voir un petit abri en béton et tôle également, haut de moins d’un

mètre et sans cloisons, lieu des transes et cérémonies de guérison moken. En circulant entre les

habitations, on notera également la présence d’autels abritant des fixés sous verres de nat

15 C’est à l’occasion de la fête des poteaux dédiés aux esprits, rite annuel célébrant le passage de la saison

sèche à la saison des pluies que les poteaux sont sculptés. Les anciens ne sont jamais jetés, mais entreposés

à l’arrière de la maison des esprits.

16 Le culte des nat est un culte de possession que l’on retrouve dans toutes les régions de la Birmanie. Les

plus connus, les « tente-sept seigneurs », sont des divinités regroupées dans un panthéon constitué au fil

des siècles depuis le règne d’Anawratha au XIIe siècle. Pour les différentes formes du culte, voir les travaux

de Brac de la Perrière, notamment 1989.

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birmans et même une statuette représentant le Seigneur des eaux salées17, accompagné de ses

deux animaux emblématiques, le tigre et le crocodile.

Dans la grande maison sur pilotis appartenant à Myin Luin, un des premiers habitants

et pionnier des intermariages avec les Moken, trois autels sont adossés au mur est. À gauche,

sur le plus bas, une noix de coco entourée d’un morceau d’étoffe rouge et blanc, soutenu par

l’extrémité supérieure d’une proue de bateau. Au centre, sur l’autel le plus élevé, trône une

statue du Bouddha et enfin, à droite, en position légèrement inférieure, s’alignent sur un support

en bois plan divers objets : des fleurs synthétiques de part et d’autre d’un panier en plastique

dans lequel sont entreposés des produits de beauté, des feuilles de bétel et des noix d’arec, de la

chaux, du tabac ; une bouteille d’alcool birman est presque cachée par ces artefacts ; et une

statuette de poulet en plastique trône sur le devant. Il s’agit de l’autel de sa belle-mère moken,

héritière de la position de chamane du groupe principal dans ce village (transmission héréditaire

chez les Moken). En retournant à l’extérieur, on pourra également noter qu’à la pointe nord-est

de l’île sont fichés des piquets en bois entourés d’un tissu rouge et qu’au contraire, à l’ouest du

village, se dresse un autel dédié au « grand ancêtre » birman (Bo Bo Kyi).

On aura compris que dans ce village se côtoient des éléments propres à la culture

birmane et à la culture moken, mais que surtout, ils se réorganisent de manière syncrétique.

D’ailleurs, un observateur pourra même noter que certains enfants parlent à la fois le moken et

le birman. Ces enfants, qui sont-ils ? Et surtout qui seront-ils ? Des Birmans ethnicisés, c’est-à-

dire « mokennisés », ou des Moken « birmanisés » ?

Interrelations culturelles et temporalité

Pourquoi avoir distingué auparavant le « groupe social » des Birmans et le « groupe

ethnique » des Moken, entraînant de fait une discrimination alors que La Ngann peut être

considéré comme un espace homogène de relations sociales, économiques et culturelles (le

toponyme est partagé par les deux populations, une grande partie des Birmans parlent moken et

inversement, les rituels réunissent des gens des deux groupes, etc.) ?

Lorsque nous parlons d’ethnie, nous parlons d’abord d’une minorité au sein d’une

nation. Ainsi, nous parlons de minorités ethniques, ce qui implique un rapport de force entre une

société dominante et une société dominée. Ce rapport de force fait entrer les minorités dans

l’histoire et l’histoire devient le pivot de leurs jalons identitaires. À l’inverse, les dominants

entrent à leur tour dans l’histoire des nomades en interagissant avec eux et, de ce fait, deux

17 U Shin Kyi est considéré par les pêcheurs comme le Maître des eaux salées (‘yé ‘ngan païn).

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temporalités se confrontent : le temps long dans lequel s'inscrit la construction structurelle de

l’identité nomade d'une part et, d'autre part, le temps court qui permettra au dominant de

s’affirmer en tant que tel et de justifier sa domination sur un territoire et ses ressources, en

créant un groupe social dont les caractéristiques sont liées à un environnement particulier et des

pratiques particulières à un temps donné. Nous en dégageons une première nécessité présidant à

la construction identitaire d’un groupe : l’inscription dans un processus historique

d’interrelations. Les temps courts et longs des Birmans et des Moken se croisent pour redéfinir

les marches de la nation birmane (définissant le concept d’État nation), concept inopérant ici

(cf. Horstmann et Wadley 2005 ; et Boutry 2008a) qui ne permet que de pérenniser une illusoire

coupure entre le centre et les frontières. Les Birmans nous montrent que ces concepts sont à

revoir, car il n’existe pas de rupture pour eux, mais une connaissance des relations

interethniques dynamiques qui fait la force de cette nation.

La colonisation des îles repose sur des intermariages systématiques entre Birmans et

femmes moken, cette relation faisant appel à une relation d’endettement, structurelle à la société

moken et entretenue par les « patrons-entrepreneurs » (taukè18). D’une manière plus générale,

les intermariages participent pour les Moken d’une stratégie permettant d’absorber les

influences culturelles extérieures, à partir desquelles l’identité est sans cesse redéfinie. Ce

processus fondateur a toujours existé et se retrouve aux origines mythiques de la société moken,

dans l’épopée de Gaman, héros malais marié à la reine moken Sibian. Cette stratégie moken

d’alliances sporadiques avec les populations dominantes explique les premiers intermariages

avec les Birmans (ce qui n’est pas le cas avec les Thaïs). Par ailleurs, c’est d’abord le faible

effectif des hommes19 qui a conduit les Moken à se marier à des Birmans, là encore dans une

18 Ce terme chinois, signifiant à l’origine « chef, maître, patron », est employé par la plupart des

populations de la région, du sud de la Birmanie au sud de la Thaïlande (pêcheurs birmans, thaïs, moken,

moklen notamment). Pour les Moken, il désigne l’intermédiaire (autrefois chinois ou malais et maintenant

principalement birman ou sino-birman) qui leur permet d’échanger les produits de leur collecte contre du

riz (relation génératrice d’un endettement structurel au nomadisme moken). Pour les Birmans du

Tenasserim, le terme taukè (htaun’ kè selon la transcription birmane) recouvre à peu près le même sens et

sert à distinguer les « patrons-entrepreneurs » entretenant une relation d’interdépendance différenciée et

paternaliste, structurelle au développement de la pêche dans cette région, d’un simple patron, appelé thu

‘hTé (Boutry 2008b). L’emploi du terme taukè dans le Tenasserim renvoie à ce qu’ailleurs en Birmanie on

nomme ‘kyé ‘zu shin.

19 Les deux causes principales de la mortalité masculine il y a une dizaine d’années étaient la plongée sur

les bateaux à compresseur (pour la collecte des perles et coquillages précieux) ainsi que l’héroïne, les deux

allant souvent de pair.

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stratégie de survie culturelle au départ projetée sur le court terme, une façon d’intégrer les

pionniers d’une population dominante toute juste arrivée dans les îles les plus éloignées de

l’archipel et d’absorber ainsi au prix de quelques femmes offertes aux dominants (comme cela se

fait avec les « patrons-entrepreneurs ») le « choc » culturel entre sédentaires et nomades, en

permettant au reste de la flottille de préserver la culture moken, une alliance objective donc.

Dans le contexte d’une mobilité de plus en plus menacée par la multiplication des communautés

insulaires et une intensification des réseaux économiques de la pêche birmane, les intermariages

se révèlent aujourd’hui les principaux garants de l’exogamie20 pour les Moken, car

exclusivement contractés entre hommes birmans et femmes moken, mais la stratégie est en

quelque sorte repensée sur le long terme, permettant aux Moken à travers le choix

d’intermariage des Birmans de garder une force culturelle face au risque d’intégration provoqué

par le développement de la pêche et la birmanisation de l’archipel.

Ce n’est qu’avec l’intensification de la pêche birmane entraînant une exploitation

massive de l’ensemble des ressources de l’archipel par des bateaux venus du continent et une

immigration croissante des Birmans vers les îles (le village de Ma Gyon Galet a vu sa

population décupler en une vingtaine d’années et celle de La Ngann presque tripler en

seulement quatre ans) que les intermariages avec les Moken se sont érigés en une institution

sociopolitique pour s’assurer une légitimité sur l’exploitation des ressources, notamment avec

des techniques particulières21, mais surtout scindant les Birmans insulaires en deux groupes : les

pionniers défendant leurs intérêts et les nouveaux arrivants profitant des réseaux économiques

développés par les premiers pour s’installer à leur tour. Progressivement, les alliances avec les

femmes moken sont devenues le centre d’un processus prenant la forme d’une exogamie birmane

20 L’exogamie est également à la base du nomadisme moken. Ainsi, un homme doit aller chercher sa future

femme dans l’un des deux groupes voisins, créant par la suite une dynamique d’échanges entre les groupes

dont sont issus les époux.

21 Par exemple, la pêche aux calamars pratiquée par les Moken au service des Birmans se fait à l’aide de

simples lignes munies d’un hameçon (turlutte), traînées par les Moken à bord de petites barques

propulsées à la main. Cette technique est en concurrence directe avec la pêche des calamars au lamparo et

filets relevants pratiquée par les Birmans du continent, la première s’avérant tout aussi rentable, voire

même plus, que la seconde, les investissements de départ étant largement inférieurs et les spécimens

pêchés étant de taille supérieure, donc d’un prix également plus élevé.

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nécessaire à la construction d’un système économique pérenne ; ce creuset socio-économique

définit les contours des nouvelles identités22.

Une étude ethnologique (Keeley 1988), réalisée sur un échantillon de quatre-vingt-

quatorze groupes de chasseurs-collecteurs, permet de mieux comprendre par comparaison les

enjeux de l’installation grandissante des pêcheurs dans l’archipel. Elle est venue montrer une

forte corrélation entre, d’une part, la densité démographique et la densité des ressources

disponibles et, d’autre part, la densité démographique et la complexité socio-économique. Cette

dernière, évaluée à l’aide de plusieurs variables combinées (la dépendance par rapport au

stockage, la sédentarité, l’inégalité sociale et l’utilisation d’un médium d’échange) permet de

distinguer deux catégories : les groupes simples et les groupes complexes. Ce faisant, Laurence

Keeley démontre un lien causal direct entre la pression démographique et la complexité socio-

économique.

Ainsi, face à cette pression démographique exercée par la deuxième vague de pêcheurs,

Moken et pionniers birmans sont conduits à trouver de nouvelles niches « économiques », un

phénomène qui présida auparavant au développement de la pêche aux calamars pratiquée

aujourd’hui dans l’ensemble des groupes mixtes. L’importance d’un creuset économique rejoint

l’idée de Godelier (2007, 37) selon laquelle c’est « seulement quand les rapports sociaux politico-

religieux servent à définir et à légitimer la souveraineté d’un certain nombre de groupes

humains sur un territoire dont ils pourront ensuite exploiter séparément ou collectivement les

ressources qu’ils ont la capacité de faire de ces groupes une société ». Cependant, cette idée sous-

entend un rapport statique au territoire et à ses ressources, alors que le « creuset économique »

est une composante dynamique. Ainsi, les Moken ont su s’adapter à l’apparition des

compresseurs pour la plongée avec oxygène remplaçant la plongée en apnée, à la raréfaction des

ressources comme les perles et certains coquillages qu’ils ont un temps remplacé par la pêche au

requin par exemple et, aujourd’hui, à la venue des Birmans qui modifie profondément les

activités des Moken. La plupart des groupes mixtes de Birmans et Moken ont à leur tour su

trouver une nouvelle « niche économique » avec la pêche aux calamars (La Ngann, Kubo, Ma

Gyon Galet). Le caractère dynamique et fluide des relations interethniques est souvent négligé

au profit d'une opposition générale entre groupes assimilés et groupes différenciés. Non

seulement ces processus sont continus et progressifs, mais ils sont marqués par des stades

intermédiaires se traduisant par la segmentation des sociétés au travers des relations

22 Ainsi des Moken qui lors de la différenciation d’avec le monde malais ont trouvé une niche économique

et écologique (la collecte en apnée de perles, coquillages, holothuries, etc., produits à forte valeur ajoutée

pour des réseaux d’acheteurs et de consommateurs chinois principalement).

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2211 Boutry /12

interculturelles, un ou plusieurs de ces segments pouvant se différencier un temps seulement

avant d’être rattrapés par la population ayant généré ces relations (dominante en général), ou au

contraire persister dans l’ethnicisation. C’est pourquoi Brun et Miroschedji (1998-1999) notent à

propos des rapports nomades/sédentaires et centre/périphérie que les « efforts les plus

intéressants ont surtout porté, ces vingt-cinq dernières années, sur le dégagement de catégories

plus fines et mieux fondées, à la fois sur l’information ethnographique et sur la documentation

archéologique ».

Ainsi, les pionniers qui sont sur la voie d’une ethnicisation moken, passage obligatoire

pour comprendre la mer, s’approprier les ressources et transmettre ce savoir donneront peut-

être naissance à une segmentation du groupe social « pêcheurs birmans », sur des

caractéristiques socioethniques : intermariages, langue, imaginaire, rituels ; cette dernière

catégorie étant particulièrement révélatrice du syncrétisme nécessaire à l’interculturalité.

Le partage de l’espace mythique au service du social et de l’ethnique

C’est pour poser les bases du dialogue et les fondations d’une plateforme d’échanges que

les gens des Sisters créent du social et du rituel. En effet, c’est bien pour cette raison que

coexistent trois autels dans la maison de Myin Luin à La Ngann. D’après ce dernier, lorsqu’il

arriva à La Ngann et s’installa définitivement dans cette maison, seuls se côtoyaient l’autel

bouddhique et celui de sa belle-mère moken. Cette dernière lui reprocha de négliger les nat

birmans, car les Moken se soucient particulièrement des esprits. C’est pour cette raison qu’il

installa un autel à Eïm twin’, esprit birman gardien du foyer. L’impulsion syncrétique est

d’abord le fait des Moken. Profitant de cette dynamique, Myin Luin a rajouté une proue d’un de

ses anciens bateaux pour soutenir l’autel. La proue, qui fait l’objet de rituels propitiatoires à bord

car elle abrite le nat protecteur du bateau, permet par sa charge symbolique d’affirmer un lien

structurel à l’environnement marin « conquis ». L’acceptation par un Birman de la flexibilité

nomade rituelle (mais aussi économique, technique, etc.) est un premier élément de la

segmentation du groupe social « pêcheurs » par rapport aux autres Birmans. La démarche révèle

par ailleurs l’échelle de valeurs autorisant la comparaison entre l’espace mythique proprement

birman et celui des Moken. Ce sont les esprits qui marquent le quotidien des hommes et

permettent un rapprochement entre Birmans et Moken, entre esprits birmans (nat) et esprits

moken (katoy). Les Birmans, débarqués dans un monde hostile, inconnu au mieux, s’appuient

nécessairement sur les peuples qui dominent cet élément avec leurs esprits, rituels et histoires.

Les premiers Birmans arrivés dans les îles — comme Myin Luin — pionniers des intermariages

avec les Moken, ont une démarche d’ethnicisation (partage de la langue, des techniques, rituels)

les rapprochant des nomades. Le dynamisme identitaire moken profite donc à une innovation

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2211 Boutry /13

des pratiques symboliques, révèle la perméabilité des croyances birmanes alimentant

l’imaginaire des pêcheurs. C’est donc au niveau des esprits que les Birmans et les Moken

peuvent partager leur espace mythique, reflet d’une structure sociale locale privilégiant les

intermariages entre les deux populations et d’une intégration réussie à travers des dynamiques

syncrétiques, dont on entrevoit l’enchevêtrement, au service de deux stratégies différentes —

intégration des influences birmanes à la société moken et des Moken à la société birmane —

révélant de fait la fongibilité de l’ethnique et du social.

Notons par ailleurs que si l’autel de la belle-mère moken de Myin Luin est en position

légèrement inférieure à celle de l’autel bouddhique, ce ne fut pas toujours le cas. En 2005, ce

système symbolique était le même à la différence que ces deux autels étaient situés à la même

hauteur. Ce changement s’explique par le fait que Myin Luin, selon ses propres paroles, « ne

comprend pas grand-chose aux esprits et à la façon de disposer les autels » et c’est un de ses

amis birmans qui lui conseilla, en tant que bouddhiste, de surélever l’autel. Après la

« mokennisation » obligée pour s’intégrer et dominer un élément inconnu, la résistance de

l’imaginaire birman fait basculer la démarche ethnique dans un processus de socialisation se

traduisant par une hiérarchisation des formes de culte entre bouddhisme, esprits moken et

esprits birmans.

Les éléments « mokennisés » sont intégrés aux pratiques sociales birmanes et des

segments de la société se trouvent en porte-à-faux avec leur groupe d’origine. Ainsi, les Birmans

ne peuvent théoriquement pas vivre à Ma Gyon Galet qui fut le lieu désigné par les autorités

birmanes pour regrouper l’ensemble des Moken de l’archipel Mergui. Théoriquement, car

beaucoup d’entre eux sont mariés à des Moken et certains ont même obtenu des papiers

d’identité attestant leur appartenance à ce village. Par ailleurs, les deux vecteurs essentiels de la

birmanisation, la construction d’une pagode et d’une école birmane, ont fait leur apparition dans

le village depuis 1996. Cependant, d’autres Birmans à l’origine installés à Ma Gyon Galet ont

continué de nomadiser avec leurs femmes moken et des nomades du même groupe, c’est le cas de

la flottille de Kubo (du nom de l’île de résidence de leurs femmes moken). Cette flottille est

constamment prise en tenaille par une volonté des autorités locales de regrouper les Moken et

les Birmans qui leur sont liés dans un lieu fixe pour faciliter les contrôles et l’impossibilité de

vivre à Ma Gyon Galet en permanence. Ils sont donc dans un schéma d’adaptation ethnique les

mettant en porte-à-faux avec la birmanisation programmée des îles de l’archipel. Quant à La

Ngann, la situation est un peu plus complexe, les pionniers birmans ayant joué le jeu des

autorités pour légitimer leur présence dans cette île éloignée (d’où la présence d’une pagode et

d’une école depuis deux ans). Cependant, ces pionniers des intermariages avec les Moken

continuent de penser le village comme un groupe mixte birmano-moken et créent de fait une

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2211 Boutry /14

dynamique d’opposition à une birmanisation totale des Moken (cf. infra), qui menace de plus en

plus avec l’arrivée de nouveaux Birmans.

La proue, marqueur de transition

Parallèlement, ils ne sont que le prélude à une absorption de la culture et du savoir

moken par des Birmans toujours plus nombreux dans des marches conquises et ces pionniers

sont les sacrifiés de l’identité birmane. Mais la pérennisation de leur groupe est incertaine, car

les migrants qui ne cessent d’affluer tendent à remettre les pêcheurs pionniers dans la logique

sociale birmane. Cependant subsistent des rituels « charnières », tel le culte de la proue, qui

cristallisent l’état de transition entre groupe social et groupe ethnique et qui posent, peut-être,

les futurs jalons d’une identité.

Le bateau est un élément à la fois matériel, symbolique et imaginaire qui permet de

transcender toutes les échelles du processus d’appropriation birmane de l’archipel Mergui

(national, régional, villageois, familial) en même temps qu’il révèle la perméabilité entre les

différents réseaux techniques23, socio-économiques24 ou encore symboliques : bouddhisme, culte

des nat et croyances moken. Ce qu’illustre parfaitement un ensemble symbolico-rituel situé à

l’extérieur du foyer de Ten Win, charpentier de La Ngann, composé de trois autels : celui du

saint bouddhique Shin Upagotta, celui du nat U Shin Kyi (Maître des eaux salées) et enfin un

autel constitué de trois proues. À l'origine, ces proues de bateaux ayant appartenu à Ten Win

étaient appuyées sur la façade de son foyer, face à la mer, légèrement surplombées par l’autel d’U

Shin Kyi tourné vers la maison (dos à la mer), lui-même dominé par l'autel à Shin Upagotta, face

à la mer. Les trois autels étaient globalement alignés selon un axe nord-sud, l’autel du saint

bouddhique étant géographiquement le plus proche de la pagode située sur l’île d’en face. Ainsi

matin et soir, Ten Win accomplissait des rites propitiatoires successivement sur l'autel de Shin

Upagotta, puis sur celui d'U Shin Kyi et enfin sur l'autel des trois proues. On retrouve là les

trois principales figures mythiques appartenant à l’univers des pêcheurs. Un saint bouddhique

vivant sous la mer, le nat des eaux salées et enfin Ma Shinma, le nat du bateau. Depuis, la maison

ayant été déplacée, les proues ont été plantées dans le sol entre les deux autres autels et

désormais les trois autels font face à la mer. En l’espace de deux années, l’espace mythique du

charpentier a donc été réorganisé et le lien avec la mer renforcé : le fait que les proues soient

fichées en terre en position centrale, même si elles sont légèrement en retrait, montre que le

23 Sur les emprunts techniques et l’évolution de la flotte maritime du Tenasserim, cf. Boutry 2004.

24 À propos des grands systèmes socio-économiques de la pêche birmane, les différences et évolutions qui

caractérisent le développement de l’économie de la pêche, cf. Boutry 2008b.

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2211 Boutry /15

bateau est bien au cœur de cet espace mythique. On retrouve également dans la manière dont

elles sont dressées la symbolique du mât, connexion entre le bateau, le ciel et le monde des

esprits25.

Ce type d’autel n’est pas propre aux Birmans et on peut en observer également dans le

sud de la Thaïlande, dans le village moklen de Tha Peyoy, dans l'île de Ko Phra Thong

(cf. Ferrari et al. 2006) : un autel bouddhique thaï et un autel moklen, avec au centre une proue

de bateau ceinte de tissus multicolores et ornée d’une offrande de fleurs, telles qu’elles sont

décorées sur les bateaux partant à la pêche, sont situés côte à côte. Il s’agit ici d’un marqueur

ethnique inscrit dans la modernité (mais ayant des racines plus profondes en rapport avec la

relation entre le corps, la société et le bateau, cf. Manguin 2001) puisque ce phénomène de

sanctification des proues apparaît après le tsunami en Thaïlande chez les Moklen26 (le tsunami

révélant de nouveaux enjeux sur l’acquisition des terres, devenue un fort vecteur de

sédentarisation) et en Birmanie quand les Birmans s’installent dans les îles. Il s’agit donc d’une

plate-forme d’association ethnique entre nomades et sédentaires construite à partir de traditions

proprement péninsulaires accentuant la césure avec la Birmanie centrale. Ces proues et leur

sacralisation sont la marque d’une population marine, soit ayant une relation avec la mer

multiséculaire, mais en voie de sédentarisation, soit nouvellement installée et marquant ainsi son

enracinement dans un nouveau territoire et son acceptation des nouvelles règles rituelles et

imaginaires (cas des Birmans).

Ce qu’il faut donc voir dans la sacralisation de la proue par les Birmans est l’emprunt à

des pratiques symboliques ou rituelles appartenant à la péninsule Malaise, dans laquelle Moken

et Moklen évoluent depuis des siècles. Ces deux groupes continuent d’ailleurs d’échanger, les

Moken ayant de la famille chez les Moklen et parfois même des femmes moklen. Quant aux

Birmans, ils sont dans un mode de vie charnière entre la sédentarité et le nomadisme, de la

25 C’est sur le mât que vient s’accrocher le pinlè ‘sun sous la forme d’un feu Saint-Elme, émanation

maléfique et produit de la réincarnation d’une femme indienne venant tourmenter les « mauvais » marins

à la saison des pluies principalement.

26 Les Moklen appartiennent à la même vague migratoire austronésienne que les Moken. Ils se

différencient de leurs cousins par un mode de vie semi-sédentaire, essarteurs peuplant les littoraux et les

îles mangées par la mangrove, spécialistes de cet « entre deux mondes », mais gardent encore les

fondements d’un nomadisme qu’ils font revivre au rythme du calendrier rituel et des emplois qu’ils

occupent, refusant toute possibilité d’ascension sociale en n’acceptant que les travaux les plus bas de

l’économie dominante (cantonniers, mineurs d’étain, saigneurs d’hévéa, pêcheurs de crabes, de méduses,

etc.) (cf. Ferrari et al. 2006).

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2211 Boutry /16

même façon que les Moklen de Tha Peyoy. La proue peut donc être considérée comme

l’indicateur d’une transition entre modes de vie sédentaire et nomade. Elle sert d’intermède pour

les Birmans afin de stabiliser la transition de la maison au bateau, en déposant à terre sa charge

symbolique (cf. Boutry 2007b). Pour les Moklen, au contraire, la proue figerait le passage du

mode de vie nomade à un mode de vie plus sédentaire imposé par la reconstruction post-tsunami

(cf. Ferrari et al. 2006). La proue est donc un étalon de référence qui permet d’établir le lien au-

delà de la mer et de la terre, des nomades et des sédentaires. Par sa charge symbolique, elle

devient un marqueur des interactions entre nomades et sédentaires : entre Moklen et Thaïs,

Moken et Birmans. Les Moklen, bien qu’intégrés à la société thaïe (ils possèdent des papiers

d’identité thaïs, les enfants sont scolarisés, les intermariages sont peu fréquents mais existent)

continuent de se définir en tant que Moklen et un groupe à part entière. La proue est ainsi un

marqueur de création sociale autant qu’ethnique, deux notions que l’on ne peut opposer

autrement que sur une échelle de temps. Elle est l’expression de deux formes de relations à

l’espace-temps, une stratégie à long terme pour les Moken et une stratégie de court terme pour

les Birmans, que nous allons continuer à explorer. Cette temporalité est celle qui unit et

différencie les nomades et les sédentaires. En s’installant sur les îles, les Birmans révèlent une

structure sociale souple, présentant des capacités d’adaptation importantes. Cette caractéristique

correspond à une stratégie nomade. Le brouillage des catégories séculaires permet aux Birmans

de s’intégrer en mêlant les caractéristiques sociales et ethniques des nomades et sédentaires vers

un objectif de conquête et d’appropriation d’un territoire. Jusqu’où cette souplesse peut-elle

aller ? Peut-elle créer un groupe ethnique ? Les flottilles de Kubo ou les couples mixtes de La

Ngann donneront-ils naissance à des microsociétés ?

Interculturalité : intégration versus ethnicité ?

C’est bien dans le contact interethnique que se révèlent des choix et donc une conscience

de son appartenance. Barth l’avait déjà exprimé en déclarant (1969, 10) « […] ethnic group are

categories of ascription and identification by the actors themselves ». En fait, chaque groupe en

contact reconfigure sa représentation de lui-même et de l’autre. Et une sphère commune

apparaît, plateforme culturelle, base structurelle à l’épanouissement potentiel d’une ethnie. Se

développent alors des imaginaires (n.ga, sirènes, etc.), de nouveaux rituels (le culte de la proue

par exemple), des alliances (intermariages). Mais ce nouveau « centre culturel » né de la

rencontre de deux espaces sociaux est-il pérenne ?

Si nous acceptons la définition « essentialiste » de l’ethnicité, nous devons accepter qu’au

bout du compte, ce soient les Birmans qui domineront (démographie, prosélytisme bouddhique,

école, armée, etc.) les Moken. Le fonds identitaire de l’ethnicité de chacun sera révélé en creux

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2211 Boutry /17

par ces interactions. Pour les Birmans, nous devons parler d’innovations socioethniques. En

effet, il s’agit d’un groupe social en adaptation à un environnement, issu d’un groupe dominant ;

cependant leurs alliances rituelles et familiales avec les nomades, leurs innovations et emprunts

techniques donnent naissance à des particularismes à tendance nettement ethnique. Les limites

adaptatives du groupe social sont les frontières de ce que constitue la base de la société, cette

qualité intrinsèque qui permet de penser son appartenance à un groupe particulier, que l’on

pense trop souvent en terme statique. Elle évolue pourtant tout en restant au centre de la

définition de l’ethnie, théorie que nous rappelle Bako-Arifari (1996) qui n’est plus en vogue et

qui pourtant, par défaut d’une meilleure définition, reste opératoire :

Les théories primordialistes et culturalistes (avec Murdock, Naroll, Nadel, etc.),

les premières à avoir été élaborées pour rendre compte du phénomène ethnique

et pour lesquelles l’ethnicité est une donnée primordiale qui se réfère à des

« attachements primordiaux » (le mot, de Shils, est repris par Geertz) à la fois

primaires et fondamentaux en ce sens que l’ethnicité est perçue comme une

qualité intrinsèque de l’individu et le groupe ethnique comme l’identité de

groupe de « base » pour tous les individus (p. 97). L’ethnicité apparaît ici

comme donnée une fois pour toutes, est « immuable et ineffable », excluant

toute possibilité de changement (p. 99). Or, l’ethnicité est tout sauf un

phénomène réifié.

Le fonds culturel de l’ethnie existe bien ; la représentation que s’en font les individus

d’un même groupe est un composé psychosociologique basé sur des données idéologiques

(idéologie nomade de non-acculturation, non-violence et idéologie nationale et prosélytisme

bouddhiste pour les Bimans). La deuxième partie de la théorie présentée soulève des questions.

Ce n’est parce qu’il y a une partie « immuable » de la société27 que la société ne peut évoluer. Les

interactions permettent le changement et la redéfinition de critères « immuables », leur

réévaluation, mais cette évolution est interne à la société. Toute société a un potentiel

d’adaptation à sa périphérie qui, jusqu’à un certain point, ne la menace pas dans son identité.

Tout est question d’équilibre. Si le cercle protecteur de l’adaptation possible est insuffisant à

protéger le centre de l’ethnicité, c’est l’acculturation, car la société ne peut créer de nouveaux

codes culturels qui assureraient sa pérennité. Sa base n’est plus protégée par des frontières

ethniques dynamiques, apportant réflexion, créativité, essais culturels. Cette base ethnique

protégée est ainsi ouverte à l’évolution, se référant en amont à l’histoire et à l’accumulation

27 Qu'il ait vécu en 1800 ou qu'il vive en 2008 un Moken reste un Moken : en dépit de la disparition des

bateaux, des collectes ou des poteaux des esprits, il existe un fonds culturel qui dépasse les formes que les

ethnologues étudient.

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2211 Boutry /18

d’expériences. L’ethnicité se conçoit aussi dans l’échange et la flexibilité (des marges surtout) qui

permet au cœur de s’affirmer en laissant une partie s’adapter pour survivre.

La question des relations entre groupe social de pêcheurs birmans et Moken en voie de

sédentarisation pose avec acuité les questions de remise à niveau du débat sur l’ethnicité. La

nature du phénomène de l’ethnicité est encore sujette à discussion. Car, en évitant le « centre

immuable », que nous appelons le fonds culturel, les chercheurs n’ont pas su répondre aux

questions de la construction identitaire. Les oppositions binaires entre ethnicité comme

phénomène politique et ethnicité comme processus symbolique, ethnicité comme substance et

ethnicité comme situation, ethnicité comme contrainte et ethnicité comme choix nous semblent

mal formulées, car ces positions apparemment contraires sont en fait complémentaires. Elles

s’organisent autour de plusieurs pôles, le principal étant celui de l’histoire. Mettre l’ethnicité

dans une perspective historique, c’est lui accorder le dynamisme nécessaire à son évolution. Mais

ce n’est pas pour autant que l’histoire doive vider de sa substance l’ethnicité comme le

voudraient certains (Coquery-Vidrovotch, cité par Heusch 1997, 187). L’histoire et l’ethnologie

vont de pair en éclairant les sociétés dans l’espace et dans le temps pour reprendre l’expression

de Lévi-Strauss. L’ethnie se construit en représentation selon des facteurs historiques et souvent

grâce un élément fondateur, véritable catalyseur accepté par le groupe pour justifier son

existence ; c’est l’esclavage pour les Moken ou la privatisation de la filière pêche pour les

Birmans. Ensuite viennent les éléments symboliques (construction des repères, rituels et

littérature orale par exemple) et techniques (choix de l’agriculture, de la collecte, de la pêche).

Les processus symboliques de la construction ethnique s’appuient donc d’abord en

amont sur des processus historiques ; en aval, c’est la question des relations avec le centre et la

population dominante qui doit être posée. Mais la nature des interrelations entre l’ethnie et son

amont (l’histoire) et son aval (l’intégration) ne sont pas de même niveau. En effet, l’intégration

est la confrontation d’un processus symbolique et politique. Notre exemple Birman/Moken

montre comment la sphère politique peut influer sur le processus symbolique. Il y a deux

niveaux de contact, mais une seule réalité interactive ethnique. La politique birmane ou

thaïlandaise a des objectifs certains quant à l’intégration, mais dans les faits, ces politiques ne

font que renforcer les identités de base, en les confrontant à des défis locaux.

Les ethnicités sont aussi des « substances » car elles se diluent et s’interpénètrent : à la

mokennisation des Birmans répond la birmanisation des Moken. Pourtant, ni les uns ni les

autres ne renient leur identité, leur idéologie ; ils les adaptent seulement à des contraintes qui

peuvent mener à la disparition, mais qui provoquent aussi le réveil des forces latentes des

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cultures acquises au cours de leurs histoires. L’interaction ethnique, c’est cela : le développement

et la révélation des latences, de la flexibilité et de l’opportunisme social des ethnies.

De la segmentation sociale à l’ethnicité

Le processus de segmentation au croisement de deux espaces sociaux

Étudions la nature des interactions Birmans/Moken, leurs rapports et influences

réciproques, sous l’angle de l’espace social, tel qu’il fut développé par Condominas (1980) :

« l’espace déterminé par l’ensemble des systèmes de relations, caractéristique du groupe

considéré », incluant l’espace géographique, les relations à l’espace et au temps, à

l’environnement, les relations d’échanges de biens, de communication, de parenté et de voisinage

et les relations avec la surnature, qu’il appelle l’espace mythique. Nous sommes là à la rencontre

entre deux espaces sociaux.

En effet, l’ethnie peut être définie comme une population à espace social « restreint »,

dont les limites sont définissables (en ce qui concerne un Moken, cet espace se limite à son sous-

groupe et aux deux sous-groupes voisins avec lesquels il entretient des relations de parenté et

s’étend à sa relation avec la société « dominante » à travers sa relation au « patron-

entrepreneur »), par rapport à une population à espace social « large », dans lequel l’imbrication

des échelles (notamment avec le commerce international, les parents à l’étranger) rend périlleuse

la définition de limites précises. Notons au passage que la revendication d’une identité pour les

populations de cet espace social « large » (se transformant souvent en idéologie) peut être

concrétisée par la constitution d’un État nation dans lequel s’applique a priori un système

éducatif homogène, État caractérisé par une langue nationale et le plus souvent (en ce qui

concerne l’Asie du Sud-Est) par une religion étatique. Ce qui remet à jour les notions de

« centre » et de « périphérie ». Car cette construction d’une identité nationale est génératrice

d’un centre (par exemple la région de Pagan-Mandalay, considérée par la plupart des Birmans

comme le centre culturel du pays) et par opposition, selon un phénomène de diffusion, crée une

ou des périphéries. Ainsi, connaître le Tenasserim, ce n’est pas pour un Birman connaître la

Birmanie même si les valeurs de la société birmane y prévalent. Dans les relations entre centre

et périphéries, notons que le premier se construit souvent en opposition à ces dernières. En

termes identitaires, pour notre exemple, les Moken, parce qu’ils vivent sur des bateaux, à moitié

nus (bien qu’avec une présence birmane toujours plus marquée les femmes moken se couvrent de

plus en plus souvent le haut du corps), permettent aux Birmans qui les connaissent, mais ne les

côtoient pas, ceux plus près du « centre », de s’affirmer comme « civilisés » par rapport à ces

« sauvages ». En s’intermariant, les Birmans font donc acte de sécession, acceptant les

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marqueurs ethniques « sauvages » et nomades. Ils acceptent les Moken et les marches birmanes

comme ce qu’elles ont toujours été, des espaces sociaux « intermédiaires » (Ivanoff 2008a),

dynamiques et fonctionnant en réseaux, avec un fort potentiel de développement économique.

Car un espace social « large » tel que l’espace social birman est caractérisé par une

imbrication d’échelles. Et si l’espace social est déterminé par l’ensemble des systèmes de

relations, caractéristique du groupe considéré, il convient de s’intéresser à l’emboîtement de ces

systèmes, à la prédominance de certains et, au sein de ceux-ci, à l’intensité des relations, pour y

déceler des dynamiques de différenciation sociale ou identitaire. Par exemple, un habitant de

Rangoun pourra aller prier à la pagode Shwedagon, pagode emblématique du bouddhisme dans

toute la Birmanie, alors qu’un pêcheur de Ma Gyon Galet ira prier à la pagode du village,

construite en 1996. La profondeur historique des deux lieux n’est pas la même, or si la région de

Pagan-Mandalay est associée au centre culturel de la Birmanie, c’est qu’il s’agit d’une terre

bouddhisée depuis des siècles, un bouddhisme promu par les rois et de fait lié à la royauté. Dans

la même perspective, en dépit des nombreuses pagodes de Basse-Birmanie endommagées par le

cyclone Nargis en mai 2008, nombreux sont les Birmans qui ont remarqué que les trois plus

anciennes (et non moins prestigieuses) de la région (Sule et Shwedagon à Rangounn et la

pagode de Caï Hti O) n’ont reçu que des dégâts mineurs. La dizaine d’années d’existence de la

pagode de Ma Gyon Galet n’est donc sûrement pas suffisante pour considérer l’île comme une

terre bouddhique.

On peut donc dire que la relation entre la réalité idéelle birmane et la pratique

symbolique est plus forte/directe dans le « centre » que dans les « périphéries ». Par exemple,

une campagne de plusieurs jours en mer signifie que la relation au bouddhisme durant cette

période sera limitée aux prières effectuées devant l’autel au Bouddha situé dans la cabine, mais ce

qui dominera dans les pratiques, ce seront les prières à l’esprit protecteur du bateau, au Maître

des eaux salées, ou encore à la déesse indienne Mekhala, etc.

Au centre, il apparaît que l’identité nationale correspond plus à une identité et des

pratiques locales, alors qu’il existe un « décalage » identitaire plus fort dans les périphéries.

Mais ce décalage est historique et constitutif des relations entre sociétés sédentaires et nomades.

Brun remarque dans ses analyses entre sociétés sédentaires et nomades, entre agropasteurs et

chasseurs-cueilleurs, que les sociétés longtemps côte à côte provoquent des interactions :

« menacées dans leur mode de vie traditionnel, elles se sont adaptées aux nouveautés

économiques et idéologiques en élaborant un système social nouveau, original, différent de celui

des colons et de leur propre passé » (Brun et Miroschedji 1998-1999). En revanche, la venue des

Birmans dans cet espace périphérique (tant que l’on se place du point de vue de l’idéologie

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dominante) permet de révéler ce décalage identitaire : l’apposition d’une identité religieuse

nationale (la pagode Ma Gyon Galet ou de La Ngann) afin de compenser le différentiel temporel

crée un « vide » identitaire que les hommes se doivent de combler. En effet, comme le souligne

Godelier (2007), les hommes produisent de la société pour vivre et la société préside toujours à

la naissance de chaque individu. Ce qui différencie les humains de tout être social, c’est qu’ils

modifient en permanence leurs rapports sociaux afin de répondre à leurs besoins, expliquant les

dynamiques de différenciation sociale. Et c’est ce « vide » identitaire et culturel, qui permet

d’assurer le continuum historique entre la population dominante et l’ethnie minoritaire, entre les

sédentaires et les nomades, entre le groupe social et l’ethnie, propice à une autonomisation et

une différenciation des pratiques par rapport à l’imaginaire idéel des Birmans. Ce qui prouve par

ailleurs la capacité d’adaptation des Birmans et leur ouverture syncrétique, créant à partir d’un

fonds culturel birman et local (proto-malais28) du social et de l’identitaire.

De plus, il faut relativiser la marginalisation des nomades ; si en effet leurs relations

avec les sédentaires sont « périphériques », ceci vaut dans la relation à l’espace géographique, à

l’espace mythique, aux échanges, mais pas dans la relation au temps qui est l’une des autres

composantes de l’espace social. Les relations entre sociétés nomades et sociétés sédentaires sont

inscrites dans la durée, car, ainsi que nous l’avons déjà souligné, les Moken ont construit leur

identité à travers leurs relations aux dominants. L'un des apports majeurs de l'archéologie

sociale est d’ailleurs d'insister sur la symbiose et non l’opposition entre nomades et sédentaires

dans la constitution et l’évolution des sociétés au cours de l’histoire :

On remarque […] qu’à l’image des membres de ces sociétés et souvent même

de leurs descendants, les chercheurs tendent assez spontanément à raisonner

devant les sociétés mobiles et les sociétés sédentaires en termes d’oppositions.

Or, comme le montrent toutes les études présentées ici, c’est au contraire en

termes de complémentarités — jusque dans leurs conflits réciproques — que

leurs rapports se déclinent. La question qui se pose est dès lors de caractériser

et mesurer ces complémentarités dans leurs changements temporels,

environnementaux d’abord, mais aussi sociaux.

Dans cet ordre d’idée, il est essentiel de ne pas gauchir les outils théoriques

élaborés dans d’autres sciences humaines pour penser les relations entre des

sociétés très différentes dans leur organisation tant économique, que politique

et idéologique. Lire le modèle de l’économie-monde comme une opposition

entre un centre et sa périphérie revient à commettre un radical contresens et

28 De nombreuses pratiques rituelles des pêcheurs birmans démontrent une similitude avec les pratiques

des pêcheurs malais de Malaysia ou encore les Thaï-islam du sud de la Thaïlande (cf. Boutry 2007b).

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fait, de surcroît, passer à côté de la principale utilité du modèle braudélien :

articuler de façon réellement systémique, dans la longue durée et sur de vastes

espaces, des formations sociales différentes, en particulier dans leur niveau de

complexité. (Brun et Miroschedji 1998-1999)

La question de la segmentation sociale répond aussi à la différenciation socio-

économique pour expliquer la constitution des identités nomades et la révélation des latences.

On retrouve parmi les différentes civilisations du littoral de la mer des Andamans des

populations définitivement sédentaires comme des populations dont le nomadisme est élevé au

rang d’idéologie. Le différenciateur culturel permettant de mettre en valeur cette idéologie et

d’effectuer une typologie entre les deux extrêmes demeure l’exploitation du milieu et les choix

technologiques qui y sont associés.

Dans les mouvements de groupes dominants qui constituent le corps des nations

actuelles (Laos, Malaysia, Birmanie et, dans une moindre mesure, Thaïlande), l’étirement de

l’échelle socio-économique est très grand et s’accélère de plus en plus au fur et à mesure du

développement et des changements techniques, agricoles… Des groupes sont ainsi marginalisés

(culturellement et géographiquement) et peu à peu se considèrent comme différents. Le fonds

culturel acquis au cours des migrations et des expériences devient un élément constituant de la

nouvelle identité. C’est là que la notion de choix apparaît, le déclencheur étant un phénomène

historique (esclavage, guerre, etc.). Pour les Birmans du Tenasserim, les conditions sont réunies

pour l’émergence d’un choix de société, d’où la projection théorique vers l’ethnicité que nous

faisons : un déclencheur historique (la privatisation de la filière pêche), une marginalisation

(géographique et culturelle), une adaptation technique, une mixité avec un groupe différent et

une reconstruction rituelle.

La question se pose maintenant de savoir quelle est la représentation de leur groupe au

sein de la nation. C’est donc en aval, vers le centre (les Birmans de la côte et des plaines) que la

réalité de l’existence d’un groupe marqué culturellement se fera. La représentation exogène, en

séparant, dans l’imaginaire national, la population des îles, marginalisera le groupe et lui

donnera une identité que celui-ci en retour pourra s’approprier. C’est un développement possible

bien que le mouvement de l’histoire soit plutôt dans le sens d’une assimilation des nomades par

les pionniers birmans dans l’appropriation du milieu, rattrapés eux-mêmes par les habitants du

centre et des côtes venus profiter de la nouvelle ouverture économique qui a été créée en

s’associant avec des Moken. Mais ce segment sacrifié qui s’est adapté, possède des

caractéristiques particulières qui vont lui donner un statut à part, celui de pionniers, de

connaisseurs — bref, celui d’anciens — et qui pourront s’imaginer être des nomades pour

affirmer leurs connaissances et leurs différences.

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Mondialisation et fin des ethnies ?

C’est pourquoi la « mondialisation » ou quel que soit le nom qu’on lui donne (système

global, globalisation) n’est pas une notion opératoire, car elle n’empêche pas les interactions et

les recompositions identitaires. Les codes de constructions identitaires sont ailleurs que dans le

modèle donné par une mondialisation abstraite valorisant le communautarisme et un système

très économico-centriste. L’importance de l’économie monde, de l’internationalisation des

échanges, de la montée en puissance d’une idéologie libérale déconstructionniste qui voudrait

faire disparaître les ethnies pour les remplacer par des communautés auxquelles on saurait

parler et parmi lesquelles on saurait intervenir est une réalité bien sûr (projets de

développement, récupérations idéologiques de l’aide humanitaire, cf. Ferrari et. al. 2006). Mais

jamais son influence n’a perturbé le fonctionnement multiséculaire des relations interethniques

notamment celles liant les nomades et les sédentaires, les centres à leurs périphéries. Car depuis

le désenclavement planétaire de l’époque moderne la mondialisation est un facteur historique

constitutif des identités qui s’adossent à elle (le commerce international a toujours été donné

comme une cause des créations « ethniques » et de leurs corollaires, les niches économiques,

cf. Braidwood et Reed 1957 ; Rambo et al. 198829). Les relations traditionnelles des ethnies et les

créations identitaires restent encore valables et fonctionnent selon des dynamiques séculaires

communes aux Malais du sud de la Thaïlande, aux Orang Ko Sireh, aux Samsam, aux Birmans

pêcheurs, aux Moken. Ainsi, le littoral de la péninsule Malaise reste un territoire « régional »,

laboratoire d’études comparatives sur les mouvements identitaires, et les pêcheurs birmans

pénètrent ce monde depuis quelques années.

La question ethnique, de la survivance même des ethnies et de la nécessité même de

l’utilisation du terme, est posée depuis longtemps. Beaucoup ont tenté d’y répondre, il serait

donc vain d’essayer de se situer par rapport à toutes les théories sur la question. Cependant,

nous situerons notre travail entre deux extrêmes. Le premier est représenté par le courant

théorique qui rappelle l’histoire et l’évolution du concept d’ethnicité à travers l’analyse qu’en

font Barth et certains de ses critiques (Bart 1969 ; Poutignat et Streiff-Fenart 1995) et l’autre

par les chercheurs contemporains — par exemple ceux qui ont écrit dans le livre Ethnologie.

Concepts et aires culturelles (Segalen 2001).

29 La question du choix reste cependant pertinente au niveau théorique et de la dynamique sociale. Elle a

été posée puis analysée par Benjamin (1985) en réaction contre un certain déterminisme considérant

l’écologie et le commerce comme étant à la source des créations identitaires.

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Il est frappant de constater que c’est aux normes du creuset libéral et de l’adaptation à la

mondialisation que devrait se lire la notion d’ethnicité. La mondialisation, c’est-à-dire

l’imposition du modèle occidental libéral qui donne le ton de la dynamique ethnique mondiale

n’est pourtant qu’un élément, important certes, mais qui fait partie d’un faisceau de relations

constitutives de l’identité. Les auteurs contemporains répètent donc ce qu’écrivaient déjà les

chercheurs des années 1940 comme le remarque Bako-Arifari (1996) :

[…] années 40, qui verront la formulation et la première utilisation du concept

d’ethnicité (ethnicity) avec Warner aux États-Unis. Dans les Yankee Cities Series,

le concept d’ethnicité est conçu dans une acceptation ethnocentrique comme

l’appartenance à un groupe social autre qu’anglo-américain ; il est utilisé

comme une simple variable indépendante parmi d’autres (religion, race, âge,

sexe, etc. — p. 22)

L’exemple que nous proposons a une valeur paradigmatique quant à la pérennité de ce modèle.

Nous nous inscrivons donc en faux quant aux questions de disparition des ethnies et de

l’imposition d’un modèle théorique dominant, celui que rappelle Bako-Arifari (1996) :

La troisième génération (celle de l’époque contemporaine) commence dans les

années 1970 au cours desquelles le concept d’ethnicité parviendra au statut de

paradigme scientifique pertinent dans les sciences sociales anglo-saxonnes,

dans un contexte marqué par l’acuité des conflits ethnorégionalistes dans le

Tiers-monde et dans les vieilles nations européennes comme la France à partir

de la fin des années 60, mettant ainsi à mal les thèses de modernisation qui

tablaient sur une disparition inéluctable des groupes ethniques avec les progrès

de la modernité.

Beaucoup ne voient dans les ethnies que des archaïsmes que la globalisation va faire

disparaître, un discours identique à celui de la colonisation30 qui était censé apporter les lumières

aux populations primitives. Aujourd’hui, la mondialisation se chargerait d’apporter le

développement libéral aux minorités ethniques ou groupes sociaux au développement intégré

qui n’auraient d’autres choix que de l’accepter. Implicitement, même si on regrette ces

transformations, on accepte la supériorité du modèle. Mais pour qu’il soit acceptable, on le

moralise ; beaucoup pensent alors que le communautarisme ethnique (dans lequel les ethnies

30 N’oublions pas que le terme ethnie a été substitué par les administrateurs coloniaux aux termes

« tribu » ou « peuplade », avec pour eux, des caractéristiques physiques associées. On a donc séparé les

peuples colonisés des autres en leur interdisant de s’épanouir comme les autres populations. On a ainsi pu

dire que les ethnologues créèrent des fictions ethniques, suivant en cela les logiques coloniales (cf.

Amselle et M’Bokolo 1985, Bazin1985 et Vansina 1991).

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2211 Boutry /25

sont découpées en segments communautaires : femmes, enfants, immigrés) est une composante

du monde libéral respectueux de la différence (chacun serait égal à chacun). En n’acceptant pas

la différence et en découpant le réel avec sa batterie d’indicateurs, on détruit les solidarités

ethniques pour mieux imposer des modèles de développement (cf. Ferrari 2007 et 200831 ;

Ivanoff 2007).

Le néocolonialisme et le néolibéralisme dominent le débat sur l’ethnicité et dissimulent

les enjeux identitaires locaux et intégrés. Cette inféodation des chercheurs aux modèles

dominants occidentaux de l’intégration, et donc de l’ethnicité, enlève toute crédibilité à

l’ethnologie qui ne serait alors chargée que d’accompagner les populations vers un avenir libéral

inéluctable. Il s’agit de ne pas substituer une réalité pour une autre en imposant de nouveaux

concepts, la communauté remplaçant l’ethnie jugée comme un concept archaïque et non

opératoire. Ceci nous ramène à un mouvement de remise en cause de tous les acquis de

l’ethnologie et donc du déconstructionnisme à la mode dans les réflexions menées autour de

l’ethnicité. Certains auteurs — comme Coquery-Vidrovitch qui en réclame la disparition —

voudraient donc supprimer l’ethnie, suspecte comme l’ethnologie, d’être un produit de la

colonisation (cf. Segalen 2001).

L’évolution même de la société sédentaire dans son ensemble se fait en grande partie sur

la base de revendications identitaires, que ce soit dans l’opposition aux nomades pour s’affirmer

comme « civilisée », puis dans le processus d’une birmanisation du territoire selon une

dynamique d’intégration des savoir-faire, des techniques, d’une niche économique, à partir d’un

substrat local permettant d’alimenter l’ensemble des structures de l’espace social birman. Dans

les réflexions sur l’influence de la mondialisation dans la constitution, ou disparition, des 31 Par exemple, Ferrari 2008 :

Au début d’un projet un nouvel « objet », qu’il soit physique ou conceptuel, est introduit

dans une « communauté », l’importance d’avoir ce nouvel « objet » est d’abord expliquée

à la « communauté » et les moyens pour se le procurer lui sont donnés. À la fin la

« communauté » possède l’ « objet » et l’administre elle-même. Ce genre de projets sont

ce que l’on appelle les community based projects.

Néanmoins, si la démarche est tout à fait logique et rationnelle, son point de départ l’est moins : la

nécessité et le désir de la part de la « communauté » de posséder l’ « objet » sont automatiquement

présupposés et ne laissent transparaître aucun doute. En utilisant le terme « communauté », on

présuppose que les critères qui définissent la qualité de vie transcendent l’identité culturelle d’un peuple

(puisqu’il est, par exemple, une « communauté » avant d’être Moklen) et, automatiquement, que la

hiérarchie qui gère l’importance relative des valeurs est la même pour tous les peuples et toutes les

cultures confondues.

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identités, l’idéologie birmane et les chercheurs rejettent les périphéries et intègrent les nomades

dans un concept fourre-tout, celui de l’État nation. Mais dans la pratique la relation entre les

Birmans et les Moken ou les nomades et les sédentaires, est plus complexe et nuancée.

Cette relation structurelle entre nomades et sédentaires, inscrite dans le temps long,

met l’exogamie au service de deux stratégies opposées, puisque les Moken s’en servent pour

faire face à une birmanisation inéluctable de l’archipel et les Birmans pour jeter les bases d’une

culture maritime. Les modalités de la colonisation adaptative des Birmans selon les deux

systèmes symboliques évoqués précédemment sont par ailleurs différentes, voire même

opposées. Myin Luin intègre l’influence moken au sein du système symbolique de son foyer, se

traduisant par une composition syncrétique entre bouddhisme, esprits moken, esprits birmans et

esprit du bateau émanent de pratiques spécifiques aux marins, alors que Ten Win crée

également avec les mêmes éléments, mais au service d’une socialisation de l’environnement.

D’une part, cette dynamique et la variabilité de ses modalités témoignent encore une fois du

substrat nourri par des relations séculaires entre nomades et sédentaires, d’autre part, elle

dépasse les enjeux de la socialisation de l’environnement par les Birmans en imprimant des

modifications plus profondes à la reproduction des valeurs sociales birmanes et participe de fait à

une différenciation identitaire. Celle-ci nécessite notamment l’acceptation de l’intégration d’un

futur substrat nomade aux pratiques rituelles. Ainsi, la création identitaire, que l’ethnologie a

reconnue aux populations « exotiques » du temps de la décolonisation, mais refuse aux

populations actuelles, se révèle être un processus contemporain. Pourquoi alors refuser un

processus historique aux populations d’aujourd’hui sous prétexte d’une déconstruction de

l’ethno-logie et de son objet d’étude ?

Le dynamisme syncrétique (social, culturel, religieux) des Moken fait partie d’une

stratégie identitaire éprouvée au fil des siècles, adaptée aux rapports de forces entretenus avec la

société dominante (Malais, Thaïs et Birmans). Cette stratégie est donc au service d’une survie

culturelle en tant que Moken, visant à la préservation d’une identité. Ainsi, ce que nous

soulignons ici est l’ouverture structurelle du système socioculturel, une culture « mouvante » au

profit d’une identité « résistante ». Cette stratégie de préservation identitaire s’exprime

directement dans la parole moken, les nomades ne cessant de répéter : « Moken matay ka »

(« les Moken sont morts »), justifiant la menace perpétuelle d’une disparition de l’ethnie moken

qui est en réalité structurelle de leur identité. D’autre part, la stratégie d’appropriation de

l’environnement au profit d’une birmanisation de l’environnement physique, social, culturel et

ethnique, un essentialisme birman pensé immuable démontre de profondes modifications. Ainsi,

les Birmans sont plus qu’un groupe social et pourtant ne peuvent encore être caractérisés

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comme groupe ethnique. Tout d’abord, les grands marqueurs, langue et ethnonyme ne sont pas

encore apparus, mais on peut se poser la question des exonymes. Est-ce que les Birmans du

littoral ou de l’intérieur considèrent les Birmans des îles comme une catégorie « à part » ? Tout

le système est en construction et on peut se demander comment les pionniers des îles

s’approprieront leurs aventures et leurs dynamiques identitaires dans un futur proche. L’avenir

des enfants et les modalités de la conquête des îles, la pérennité des systèmes techniques mis en

œuvre seront les réponses qui définiront un groupe de pêcheurs birmans, ou des « gens de La

Ngann », « la flottille de Kubo ».

L’imaginaire et le choix

L’ethnicité est une construction imaginaire qui intègre les représentations endogènes et

exogènes. Et cet imaginaire s’est construit au cours d’une marginalisation et d’une exploitation

de l’environnement différent du groupe duquel ils sont issus (ici la mer contre les rizières). Cette

problématique a permis en France le développement du concept d’idéologie nomade,

conséquence immédiate de ce choix, concept que l’on retrouve dans les travaux de Sellato 1994 à

propos des nomades de Bornéo et de Jacques Ivanoff qui écrit (2004, 334) :

On discerne donc dans ces particularités certaines règles : valorisation,

négation, inversion, sacralisation et projection mythique. La sélection des traits

culturels de la culture malaise déclarés pertinents par les Moken est un choix

conscient. L’idéologie moken apparaît bien au centre de la problématique des

récits : il y a l’avant, le pendant et l’après. Chaque individu de la société moken

peut reconstruire son itinéraire ethnique, percevoir ses différences et ses

ressemblances, se situer dans le temps et dans l’espace et se définir sans aucune

difficulté par rapport aux autres. Les constituants de l’identité moken sont

assemblés par les textes oraux.

Les interactions sociales et culturelles sont aux fondements des dynamiques identitaires,

ceci est admis par tous les chercheurs. Il faut donc accorder aux relations entre un petit groupe

social de Birmans pêcheurs et de Moken nomades, la possibilité théorique de construire de

l’ethnicité. Cependant, les formes spécifiques de ces interactions nous renvoient à la dynamique

identitaire de la péninsule, raccrochant l’expérience de La Ngann à l’histoire pluriséculaire de la

colonisation adaptative des peuples dominants sur les peuples minoritaires dont ils ont cherché à

capter les connaissances pour mieux s’adapter. Ces interrelations sont opératoires à plusieurs

niveaux. D’une manière classique, elles s’ancrent dans les intermariages, les échanges de biens ;

mais, et c’est plus spécialement le cas à La Ngann, sur la représentation de la société qu’impose

« l’Autre ». Il s’agit d’un jeu de rôle et de miroir, mais personne n’est dupe, chacun sachant

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exactement ce qu’il doit faire dans le groupe pour survivre. Les Moken renvoient aux Birmans

une image valorisante de décideurs, patrons et alliés qui en retour les situent eux-mêmes dans le

rôle de « clients » privilégiés ; ils adaptent leur position traditionnelle dans la relation

patron/client qu’ils ont systématisée. Il s’agit d’une association objective et nous devons donc

faire le lien avec la deuxième théorie de l’ethnicité présenté par Bako-Arifari (1996) à propos de

l’ouvrage de Poutignat et Streiff-Fenart :

Les théories instrumentalistes et mobilisationnistes quant à elles, considèrent

l’ethnicité comme une expression d’intérêts communs, une ressource

mobilisable dans la conquête du pouvoir politique et des biens économiques,

tout ceci dans le cadre d’un processus de compétition.

Cette théorie a permis l’émergence des explications mécanistes liant la notion d’ethnicité

à celle des niches économiques et écologiques, les populations se spécialisant pour un accès aux

ressources. Cette théorie a fait du commerce international l’explication majeure présidant à la

nomadisation de certains groupes spécialisés dans l’acquisition de ressources particulières. Elle

niait pourtant la dynamique interne, celle que permet une ethnicité incontournable et

incompressible, construite de manière plus ou moins consciente au cours des siècles, et les choix

des populations, choix ethniques par excellence que semblent avoir fait en connaissance de cause

les gens de La Ngann. En effet, le nomadisme est un choix et non une contrainte ; il a toujours

été une composante majeure de l’ethnicité et de l’apparition d’une idéologie.

L’analyse de la (re)construction identitaire, de la création de nouveaux mécanismes

d’adaptation, de l’apparition de syncrétismes, de l’émergence de plateformes d’échanges entre

deux cultures qui doivent cohabiter, permet de mieux comprendre ce qui s’est passé dans la

péninsule depuis deux ou trois siècles (relations Semang/Malais, Semang/Thaïs, Moken/Thaï,

Moken/Chinois, Urak Lawoi/Moken, Urak Lawoi/Thaï et Malais, etc.). Pour les Moken, le

souvenir de cette construction est essentiel, car il permet de se situer dans un ensemble

complexe de populations, les constituants de cette identité étant assemblés dans les textes oraux.

Les histoires, l’imaginaire et les nouveaux rituels que développent les pêcheurs birmans

de l’archipel de La Ngann sont aussi les prémisses de la naissance d’une littérature orale

particulière (peuplée de sirènes hommes et femmes, de créatures fabuleuses, de n.ga, etc.) et de

traditions émergentes. Cette microsociété sera-t-elle rattrapée et récupérée par le bouddhisme et

la tradition birmane plus traditionnelle ? C’est toute la question.

Nous posons la question de la représentation endogène et allogène d’une ethnie et par là

même la question de la « labellisation ». Il ne s’agit pas d’opposer une identité imposée de

l’extérieur à des individus ou des groupes (ce que Barth a remis en question) à une identité

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« intangible et intemporelle » (proche de l’essentialisme critiqué par Barth) mais bien au

contraire de comprendre l’articulation entre les deux extrêmes théoriques de l’identité. Le

« fonds » culturel d’une ethnie, construit par accumulation d’expériences pluriséculaires, se

révèle lors de coups de boutoir de l’histoire (l’esclavage pour les Moken par exemple). Ce fonds

possède des caractéristiques reconnues (perpétuation biologique, valeurs culturelles,

communication).

C’est bien entendu dans l’interaction et la rencontre de deux espaces sociaux, l’un large,

l’autre restreint, que se joue la réalité de l’identité ; c’est aussi dans l’interaction de deux

systèmes ethniques que se joue la reconnaissance de soi et de l’autre. C’est là que se construit la

valorisation endogène d’une identité, qu’apparaît la conscience du fonds « essentialiste » de

l’identité : perpétuation du groupe (intermariages généralisés), valeurs partagées (rituels et

imaginaires marins), espace de communication (les langues), partage du territoire, etc. Toutes

ces valeurs ethniques qui constituent le fonds nécessaire à l’épanouissement d’une identité

existent dans les villages de La Ngann. Cette zone interactive des relations qui constitue

l’identité est, comme Barth l’avait pressenti, une zone frontière (le boundary anglo-saxon). Cette

zone frontière, point de rencontre des ethnicités et des identités, est donc le révélateur des

potentialités et des latences de chaque groupe. Elle révèle les potentiels d’adaptation, développe

des synergies et accélère les processus historiques (un substrat nomade moken dans un monde

de pêcheurs birmans par exemple). Cette frontière ethnique est donc à l’image des frontières

tout court : un précipité de valeurs et un révélateur des structures. Au-delà de la révélation des

potentiels par les frontières, on assiste à l’apparition d’essais culturels qui naissent au point de

contact de deux ethnies ; ce sont des exemples pour la construction identitaire de tout le groupe.

Conclusion

Au-delà donc des rapports sociaux politico-religieux chers à Godelier pour définir le

fondement des sociétés, c’est une perspective historique marquée d’événements fondateurs qu’il

faut également prendre en compte. Ainsi pour les Moken et les Moklen, l’esclavage est devenu le

marqueur identitaire fondateur. C’est un événement historique permettant de retracer les jalons

de l’histoire qui est nécessaire. On pourrait imaginer pour une partie des pêcheurs birmans de

l’archipel Mergui de tels événements fondateurs : l’avènement du régime dictatorial birman

comme moteur d’une migration vers le sud de la Birmanie beaucoup moins contrôlé que le reste

du pays, la privatisation de la pêche comme principal moteur du développement économique.

Récemment, la position adoptée par les Birmans des villages mixtes birmano-moken renforce

cette notion de pose de jalons identitaires par exemple à travers l’intermariage généralisé,

devenu une stratégie de résistance pour affirmer à la fois leur supériorité par rapport aux

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pêcheurs du continent (ainsi, les Birmans mariés à des Moken soulignent leur meilleure

connaissance de l’environnement, leur faculté de naviguer à la saison des pluies) et la

préservation d’un créneau économique vis-à-vis des autres Birmans, qui se traduit notamment

par une régulation des installations dans le village de La Ngann, instaurée par ses fondateurs, au

profit des Moken et des couples mixtes. Cette stratégie se justifie par ailleurs face à la politique

du gouvernement birman qui dans certaines îles tente de chasser les Birmans au profit de

villages strictement moken et inversement (politique nationale de folklorisation et de figement

de la diversité culturelle), seuls les Birmans étant mariés à des Moken pouvant y rester (c’est le

cas dans le village de Ma Gyon Galet). Il existe donc un pragmatisme birman qui accepte de

« mokenniser » une partie de sa population au nom de l’appropriation du milieu marin.

Cette capacité d’adaptation de l’identité est le résultat de plusieurs conditions présidant

à la construction identitaire et la différenciation ethnique, tout d’abord des interrelations entre

deux populations s’inscrivant dans un processus historique à l’image des Moken qui ont toujours

échangé avec les populations dominantes, les Chinois, les Thaïs et les Malais, puis les Birmans.

Avec cette dernière population, c’est au gré de divers stimuli (économiques, politiques) que ces

interrelations se sont concrétisées en une stratégie d’alliance, pour s’assurer une souveraineté

sur l’exploitation des ressources, à l’intérieur d’un creuset économique. Une phase de

syncrétisme technico-rituel préside à la création d’un imaginaire permettant d’inscrire des

alliances fonctionnelles dans une représentation nouvelle de la réalité, du territoire par exemple.

Ainsi, cette phase conduit à un partage imaginaire du territoire entre les Birmans qui

s’approprient progressivement les terres insulaires et les Moken qui sont progressivement

assimilés à un peuple de la mer (alors que traditionnellement ils se définissent comme un peuple

de l’entre-deux), une vision exogène que les nomades se réapproprient pour affirmer leur

existence auprès des Birmans. Bien sûr la pérennisation de cette différenciation susceptible de

créer des segments à l’intérieur d’un groupe social dépend de la transmission de leur création

identitaire. Celle-ci est-elle assez valorisée pour être transmise ? On peut remarquer que d'ores

et déjà les premières générations issues de mariages mixtes, dans le village de La Ngann, sont

imprégnées des savoirs propres aux pionniers pêcheurs. Il y a donc déjà un groupe à part, aux

références particulières, même si elles ne sont pas visibles et non exprimées à travers un

exonyme ou une langue. Cependant, l’exemple des Orang Ko Sireh et des Samsam peut nous

éclairer quant à ces dernières composantes de l’ethnicité.

Sireh est une presqu’île de Phuket. Selon Ivanoff (1986) les Orang Sireh pourraient être

des descendants d’un couple mixte fondateur (le premier « patron-entrepreneur » malais

musulman et de Kèn, chassée pour avoir trompé sa sœur, la reine moken Sibian). Cette relation

expliquerait l’isolationnisme de ce groupe en dépit de leur assimilation par les chercheurs aux

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Urak Lawoi des îles d’Adang, Lanta et Phuket (Supin Wongbusarakum 2007, 11). Ils parlent

l’urak lawoi, mais comprennent et parlent également le moken et se distinguent sur la base du

toponyme Sireh qu’ils ont transformé en Orang Sireh. Ainsi, suite à la segmentation de certains

groupes de pêcheurs birmans, on pourrait imaginer que des pionniers pêcheurs s’approprient des

toponymes pour devenir des La Ngann ‘tha (lit. « “gens” de La Ngann »), ou encore la flottille de

Kubo. Les exonymes Orang Laut, Urak Lawoi (lit. « “gens” de la mer ») et le toponyme du sous-

groupe Orang Sireh (lit. « “gens” de Sireh ») sont devenus des ethnonymes, réappropriés par les

populations isolées et mêlées à l’image des pionniers pêcheurs de l’archipel Mergui. Les Orang

Sireh seraient un groupe segmenté d’Urak Lawoi dans le processus d’interactions culturelles

avec les Moken. Les Samsam quant à eux sont un groupe au croisement de deux populations

(Thaïs et Malais) et de deux religions (le bouddhisme et l’islam). Musulmans, ils sont cependant

caractérisés par les autres populations en tant que métisses, l’exonyme Samsam étant devenu

leur ethnonyme. Les différences temporelles influent donc sur l’ethnicité et, avant l’intégration

sociale à la nation birmane, il existe une période souple de transition dans laquelle les pionniers

pêcheurs peuvent devenir un groupe et s’épanouir en dehors des cadres préétablis des relations

interethniques et des rapports de forces entre dominants et dominés. Cette segmentation est une

première étape vers une ethnicisation potentielle.

Par ailleurs, les références à un état centralisateur et une intégration à la française

(dissolution de l’ethnie dans la nation) opposée à une intégration à l’américaine

(communautarisme) pourraient, en extrapolant quelque peu, correspondre à l’intégration à la

thaïlandaise (thaïsation des ethnies) et birmane (fédéralisme qui pourrait donner une identité à

des groupes). Si la Thaïlande ne réussit guère à intégrer ses minorités nomades, c’est parce

qu’elle n’a pas de traditions pluriculturelles aussi marquées que celles de ses voisins laotiens ou

birmans, qui comptent un pourcentage très important de « minorités ethniques et/ou

nationales ». La Thaïlande n’a pas besoin de composer avec ses minorités et développe donc des

traditions interethniques distantes (peu d’intermariages avec les minorités, pas de nécessité de

comprendre la gestion des ressources et développement d’un appareil technique d’appropriation

des territoires qui ne doit rien aux minorités locales) ; la Thaïlande est, en ce sens, résolument

« moderne » c’est-à-dire qu’elle entre dans le moule de la mondialisation libérale. Les minorités

sont reléguées dans un traditionalisme figé et offertes en pâture aux ONG, aux chercheurs et

organismes internationaux.

Cette opposition entre une intégration thaïlandaise et birmane reste cependant

réductrice tant la spécificité de la péninsule est marquée. Les modèles de relations interethniques

sont pérennes dans la région et toujours d’actualité et la rencontre Moken/Birmans nous

permet d’en dégager un modèle :

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— un contact opportuniste pour un accès restreint aux ressources (forestières et

marines surtout) ;

— des intermariages pour s’approprier le savoir et les richesses ;

— une période d’équilibre démographique et d’échange culturel (développement de

rituels charnières et croisés) ;

— une supériorité démographique de la population dominante ;

— une intégration et la formation d’un substrat persistant aux périphéries sociales

en contact avec les minorités.

Nous ne pouvons donc apporter de réponse quant à l’ethnicisation définitive de certains

groupes de « pêcheurs birmans » car nous étudions un processus contemporain, mais les

éléments sont là et seules la conscience de leur propre différence et l’envie de la transmettre

permettront d’en décider. L’avenir des Birmans des îles leur appartient et cette liberté de choix

est une liberté proche de celle des choix nomades.

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Légendes des illustrations

Fig. 1 : Carte de la péninsule Malaise

Fig. 2 : Le village de La Ngann, dans l'archipel Mergui

Fig. 3 : Les autels du foyer de Myin Luin : autel bouddhique au centre, autel de l'esprit gardien du foyer

en bas à gauche, et à droite, autel moken (de la belle-mère de Myin Luin)

Fig. 4 : Une composition symbolique à La Ngann : à gauche le saint Shin Upagotta, au centre trois proues

de bateau et à droite l'autel du Maître des eaux salées

Auteur(s) et organisme(s) de rattachement

Maxime Boutry, Lauréat du programme Lavoisier du ministère des Affaires Étrangères-EFEO

Rangoun

Jacques Ivanoff, IRASEC