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1 ©Laurent Jenny 2011 LE STYLE 1. Style et manière caractéristique 1.1. Individualité et généralité du style 1.2. Intentionnalité du style 1.3. « Organicité » ou caractère structurel du style 2. Deux conceptions antithétiques du style 2.1. Le point de vue rhétorique(ou distinctif) sur le style 2.2. Le point de vue stylistique (ou individualisant) sur le style 3. Une troisième conception du style : le style comme exemplification. Conclusion Bibliographie 1. Style et manière caractéristique Commençons par nous donner une notion rudimentaire du style : contentons-nous pour le moment de le définir comme la manière caractéristique d’une forme. Je voudrais d’abord donner son extension maximale à la notion de style. Le style n’est pas une donnée propre à la littérature. Il marque en priorité toutes les productions esthétiques. Mais on peut l’étendre à toutes les pratiques humaines. Comme le suggère le titre d’un livre récent sur le style, le style est une donnée « anthropologique ». On peut parler de style dans le jeu d’un sportif, dans les formes de cuisines, dans les types de stratégie militaire, dans les formes de danse. Aucune activité humaine n’échappe au style, même lorsqu’elle ne produit aucun artefact.

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©Laurent Jenny 2011

LE STYLE

1. Style et manière caractéristique 1.1. Individualité et généralité du style 1.2. Intentionnalité du style 1.3. « Organicité » ou caractère structurel du style

2. Deux conceptions antithétiques du style

2.1. Le point de vue rhétorique(ou distinctif) sur le style 2.2. Le point de vue stylistique (ou individualisant)

sur le style

3. Une troisième conception du style : le style comme exemplification.

Conclusion Bibliographie

1. Style et manière caractéristique Commençons par nous donner une notion rudimentaire du style : contentons-nous pour le moment de le définir comme la manière caractéristique d’une forme. Je voudrais d’abord donner son extension maximale à la notion de style. Le style n’est pas une donnée propre à la littérature. Il marque en priorité toutes les productions esthétiques. Mais on peut l’étendre à toutes les pratiques humaines. Comme le suggère le titre d’un livre récent sur le style, le style est une donnée « anthropologique ». On peut parler de style dans le jeu d’un sportif, dans les formes de cuisines, dans les types de stratégie militaire, dans les formes de danse. Aucune activité humaine n’échappe au style, même lorsqu’elle ne produit aucun artefact.

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Dans A la recherche du temps perdu, le narrateur décrit par exemple la manière très particulière de saluer qu’a un personnage, le marquis de Saint-Loup : observation froide et apparemment indifférente à travers un monocle de celui à qui on est présenté, inclinaison de tout le corps en avant comme dans un exercice de gymnastique, puis rétablissement brusque et élastique du buste qui le ramène en arrière un peu au-delà de la verticale, et enfin bras tendu en avant qui semble vouloir maintenir à distance la personne qui est saluée. Tout d’abord Marcel voit dans cette façon de saluer un style absolument unique lié à l’individualité du marquis de Saint-Loup. Il s’interroge d’ailleurs beaucoup sur la signification de ce salut. Il le prend d’abord cette élégance gestuelle pour une marque de froideur et de distance du marquis. En réalité, il n’en est rien et le marquis éprouve pour Marcel une très chaleureuse amitié. Progressivement, Marcel va découvrir que ce style de salut n’est pas propre à Saint-Loup mais qu’il est partagé par d’autres membres du clan aristocratique auquel Saint-Loup appartient, la famille des Guermantes. Et Marcel finit aussi par comprendre que ce style a des racines profondes dans le temps, qu’il a été forgé par tout un passé d’exercice militaire et d’aisance corporelle, qu’il est pour partie un héritage.

1.1. Individualité et généralité du style Cela peut nous faire réfléchir aux rapports du style à l’individualité. Le style renvoie à une forme singulière et en tant que tel il est une marque d’individualité. Mais cette marque d’individualité est toujours sur la voie d’une généralisation et cela de deux façons. D’une part, le style est fait de formes caractéristiques, c’est-à-dire de formes répétables et répétées. C’est ce qui permet d’identifier le style comme style et non comme simple hasard, accident. D’autre part, puisque les formes du style sont caractéristiques, elles sont non seulement répétables par un seul, mais aussi partageables et imitables. Dès qu’un style est reconnu dans ses caractéristiques, il peut être pastiché, c’est-à-dire repris et accentué). On peut dire qu’un style, c’est toujours un ensemble de singularités qui se proposent à une généralisation. C’est ce qui nous explique qu’un style s’applique toujours à un individu mais aussi bien à ce qu’on pourrait appeler des individus collectifs. On peut parler du style de Picasso dans une œuvre unique (« Les demoiselles d’Avignon » par exemple), mais on peut parler du style de Picasso durant une période (le cubisme analytique de 1908-1911), on peut parler du style partagé par Braque et Picasso durant cette période (pour certains tableaux, il faut un œil expert pour les distinguer tant ils se ressemblent), mais

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on peut parler aussi du style cubiste en général, voire d’un style moderniste en général qui inclurait les cubistes mais aussi les puristes, le Bauhaus, etc.. Le style se rapporte à la fois à plus qu’un individu (au sens d’une personne) et à moins qu’un individu. Le même artiste passe par des styles différents. Picasso avant d’être cubiste passe par une période bleue (figurative, néoclassique et mélancolique, puis par un cubisme qui a une allure sculpturale, puis par un cubisme qui tend vers l’abstraction, puis par un cubisme dit synthétique qui peut inclure des éléments de collage, etc. Et c’est évidemment vrai aussi en littérature. Le style de Céline n’est pas le même dans ses premiers romans comme Le Voyage au bout de la nuit et dans les derniers comme Rigodon. Le style de Beckett au fil de sa carrière connaît un renversement radical du continu au discontinu. Dans L’innommable, c’est une phrase interminable, non ponctuée, un flux continu. Mais dans les derniers textes comme Cap au pire par exemple, au contraire, le style est haché, sur-ponctué, il évoque presque une écriture jazzistique, syncopée. On peut en conclure que le style ne s’identifie pas à une personne mais à une individualité construite par l’interprète et qui peut être de dimensions très variables. Une page de Rousseau, le style du Nouveau Roman en général, le style d’une époque dans toutes ses productions (le Moyen Age), le style d’une culture. L’individualité stylistique qu’on choisit d’étudier a toujours un caractère historique. D’ailleurs, de quelque dimension qu’ils soient, les styles évoluent au cours de l’histoire, ce sont des êtres temporels. On le constate plus encore dans la modernité qui est caractérisée par un renouvellement de plus en plus rapide des styles (c’est l’avant-gardisme), mais aussi par une production commerciale de styles (la mode). Jamais sans doute dans l’Histoire, nous n’avons eu autant le culte du style qu’aujourd’hui… Avant d’en venir à la question du style littéraire, qui nous intéresse plus particulièrement, je voudrais encore souligner deux aspects du style en général qui me semblent important : son caractère intentionnel et son caractère organique. 1.2. Intentionnalité du style Lorsque tout à l’heure, j’ai défini sommairement le style comme la manière caractéristique d’une forme, j’ai laissé de côté un caractère du style qui me paraît important. Pour l’illustrer, je dirais qu’il me semble qu’on aurait de la peine à parler d’un style de nuage ou de montagne, bien que nuages et montagnes aient évidemment des formes caractéristiques et correspondent donc

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apparemment à la définition du style. A vrai dire un tel emploi est imaginable (le « style des cumulo-nimbus » et le « style des stratus »), mais il se fera alors sur un mode figuré et légèrement ironique, ce sera une « façon de parler ». Pourquoi ? Parce que nous n’accordons pas de capacité stylistique à des êtres inertes. La raison me semble en être que nous concevons cette manière caractéristique comme intentionnelle ou au moins partiellement intentionnelle. Revenons, si vous le voulez bien au salut du marquis de Saint-Loup. Proust décrit très bien dans son roman le mélange de passivité et d’intentionnalité qu’il y a dans le style de salutation de Saint-Loup. D’une part, Saint-Loup a une gestuelle qui est pour partie héritée d’un passé très ancien, pour partie imitée à partir de modèles qui sont ceux de sa famille et enfin pour partie volontairement infléchie dans un sens particulier qui lui est propre. Je dirais volontiers que dans tout style, il y a une dialectique de passivité et d’activité. La manière caractéristique est toujours « reçue » mais infléchie par le fait qu’on en a pris conscience et prolongée par cette prise de conscience. Saint-Loup ne se contente pas d’imiter, il accentue, il particularise le salut des Guermantes. Il ajoute des nuances dans le même esprit. Il raffine dans l’élégance corporelle. Pour le dire autrement, il n’y pas de style sans stylisation (c’est pour cela que les nuages n’ont pas de style mais des caractéristiques – encore faudrait-il nuancer cela, je peux avoir l’impression, mais c’est sur le mode du simulacre, qu’un type de nuage « en rajoute » sur sa forme typique, comme s’il voulait la donner en spectacle…). 1.3. « Organicité » ou caractère structurel du style Le dernier caractère du style que je voudrais signaler, c’est son aspect organique ou si vous préférez « structurel ». Un style n’est pas fait d’une addition de caractéristiques dépourvues de liens les unes avec les autres. Tous ses traits caractéristiques ont une cohérence et créent une physionomie d’ensemble. Pour donner un exemple de cette cohérence stylistique d’ensemble, je vais recourir non pas à la littérature mais à l’histoire de l’art. En 1915, l’historien de l’art Heinrich Wöllflin a inventé, si l’on peut dire, le style baroque dans ses Principes généraux d’histoire de l’art. Avant lui, on avait tendance à appeler « baroque » le style dans lequel les formes de la Renaissance se sont désintégrées ou ont dégénéré. Donc le « baroque » n’était pas considéré comme un style en soi mais comme la fin d’un style. Pour constituer le « baroque » en véritable style, Wöllflin a identifié dans les œuvres de cette période un ensemble de 5 formes caractéristiques,

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opposables une à une aux formes du style classique qui les avait précédées.

1. Selon lui le style classique est avant tout linéaire tandis que style baroque est pictural. Là où le style classique s’attache à la perfection des contours, image d’une essence immuable, le baroque s’intéresse plutôt à mettre en valeur la mobilité de l’image.

2. La vision classique projette l’image sur une surface, une fenêtre où l’image vient se mettre au carreau, tandis que la vision baroque pénètre l’espace en profondeur. Les plans ne sont plus distingués comme successifs mais favorisent une fuite de l’œil vers le fond de l’image.

3. La composition classique est close, chaque élément se rapporte à chaque autre selon des proportions définies. La composition baroque est ouverte. La forme se distend dans toutes les directions. Chaque élément est dans un rapport assez lâche à tous les autres. Les obliques et les courbes défont le cadrage horizontal et vertical de la forme classique, et empêchent le regard de se fixer.

4. Le style classique procède par analyse. L’ensemble s’articule en une pluralité de parties dont chacune est autonome. Le baroque part de la synthèse, vise un effet global, privilégie la prédominance d’une ligne ou d’une couleur au détriment des autres.

5. Le style classique exige l’absolue clarté tandis que le baroque préserve une confusion relative : « torsions outrées, mouvements impétueux, raccourcis destructeurs de proportions, dissolution des contours et des fonds dans le flou et dans la pénombre. » (W.Teyssèdre, Renaissance et baroque). Ces caractéristiques ont été discutées et remises en question, mais elles ont l’intérêt de nous montrer une tentative d’analyse stylistique globale. Ce qui frappe dans la description du style baroque par Wöllflin, c’est sa cohérence. Le style baroque tel qu’il le décrit n’est pas fait d’une addition de traits de styles sans lien les uns avec les autres. On voit bien qu’il y a une logique d’ensemble de la forme baroque. Il y a évidemment adéquation entre la forme ouverte, la profondeur, la mobilité, la dissolution des contours. Toutes les formes d’un même style apparaissent comme différents moyens pour résoudre un même problème ou manifester une même idée. Je crois qu’on peut en tirer deux observations.

La première répond à la question que je posais il y a un instant : comment un style a-t-il le pouvoir de référer à ses propriétés ? Il

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le fait en réunissant dans un espace restreint (l’œuvre, le cadre du tableau, le poème, etc.) des propriétés qui sont convergentes, c’est-à-dire qui se font écho les unes aux autres et qui ainsi illustrent une même tendance ou une même « idée ». C’est à dessein que j’emploie le mot « idée ». Et cela me servira à faire une deuxième observation. Ce que relève Wöllflin, comme vous l’avez vu c’est un ensemble de caractéristiques de formes. Mais ces formes entrent en résonance avec des significations. On pourrait dire qu’elles traduisent en données plastiques une vision du monde. Au monde classique des essences immuables, des idéalités parfaites, s’oppose un monde beaucoup plus tourmenté, de la mobilité perpétuelle, de la métamorphose et de l’infini. Les caractéristiques formelles du style ne restent jamais purement formelles. Elles sont interprétables en termes de signification, indissociables de l’esprit d’une époque, de sa philosophie. D’ailleurs, il est très difficile de limiter ces caractéristiques aux seules formes. Cela apparaît nettement si on applique l’analyse du baroque au domaine du discours, à la littérature par exemple. C’est ce qu’a fait le critique genevois Jean Rousset, en 1954, dans un ouvrage qui a fait date sur La littérature de l’âge baroque. Il s’est attaché à montrer qu’il y avait aussi un baroque littéraire en France, entre 1580 et 1670. Ce baroque, il l’a essentiellement identifié à la récurrence de certains thèmes dans la poésie et le théâtre de ces années-là : la métamorphose, l’eau en mouvement, le déguisement, le trompe-l’œil. Mais il l’a aussi trouvé dans un type de métaphore en forme d’énigme (celle du violon ailé), ou dans la structure éclatée du poème, qui rappelle la forme ouverte des œuvres plastiques baroque. Ainsi, dans un style, les aspects sémantiques et les aspects purement formels ne cessent de communiquer et de se renvoyer l’un à l’autre. Il y a une pensée de la forme, et l’organisation même du sens a une forme. Bien sûr, on pourrait faire des objections à cette conception organique et unificatrice du style, en affirmant qu’elle n’est pas universellement valide. Dans la modernité, on voit apparaître des œuvres dont le style est composite. Dans les arts plastiques, par exemple, apparaissent des œuvres qui font appel au collage d’éléments hétérogènes. En littérature, la polyphonie, les ruptures de style, le collage intertextuel apparaissent patents chez des auteurs comme Dostoievsky ou Joyce ou Michel Butor. Je ne crois pas que ce soit une objection très sérieuse. Dans tous ces cas, nous avons bien une unité stylistique, mais elle ne repose pas sur la physionomie des éléments de l’œuvre, cette unité repose sur le choix de ces éléments et sur leur mode d’assemblage. Au premier coup d’œil on reconnaît le style d’un collage de Max Ernst (et on peut évidemment l’opposer à un collage de Picasso) bien que Max Ernst n’ait dessiné aucun des éléments qu’il découpe

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et qu’il colle. En revanche nous reconnaissons son goût pour les illustrations de catalogues scientifiques ou de romans du 19e siècle, nous reconnaissons sa technique très illusionniste pour effacer toute forme de rupture entre les éléments collés et évidemment le type d’assemblage à la fois incongru et fantastique qu’il recherche dans ses images. D’autres praticiens du collage procèdent de façon radicalement autre en faisant au contraire « réagir » des éléments hétérogènes (morceau de corde et faux bois chez Picasso). D’autres enfin, comme Kurt Schwitters, en créant des compositions esthétiques à partir de déchets ou d’objets de récupération.

2. Deux conceptions antithétiques du style : le point de vue rhétorique (ou distinctif) et le point de vue stylistique (individualisant) A vrai dire, lorsqu’à l’instant j’ai défendu une conception organique du style, j’ai pris parti pour une certaine conception du style contre une autre. En effet, il me semble qu’il y a deux façons d’aborder le style, l’une plus marquée par la rhétorique, l’autre plus littéraire.

2.1. Le point de vue rhétorique (ou distinctif) sur le style. Il faut d’abord reconnaître que la notion de style est née dans les traités de rhétorique et qu’elle ne renvoie pas d’abord à une manière personnelle ou singulière de parler ou d’écrire mais plutôt à des formes génériques de discours. Vous vous souvenez que la rhétorique définit des genres de discours fondés sur des actes discursifs fondamentaux : le genre judiciaire (accuser ou défendre), le genre délibératif (persuader ou dissuader), le genre épidictique (louer ou blâmer). La rhétorique a progressivement associé ces genres à des styles et à l’époque de Cicéron on distingue entre style historique (rapporté à l’exemple de Thucydide), style conversationnel (rapporté à l’exemple de Platon dans ses dialogues) et style oratoire (rapporté à l’exemple d’Isocrate). Un peu plus tard, dans un geste plus littéraire, l’érudit Donat (grammairien latin du IVe siècle) a inventé la trilogie des styles simple, moyen (ou didactique) et élevé (ou épique). Pour ce faire, il ne s’est pas appuyé sur l’exemple de trois auteurs différents, mais sur trois œuvres emblématiques du même auteur : Virgile. Le style simple est imité des Bucoliques, le style moyen des Géorgiques et le style élevé de l’Enéide. Dès lors, ces styles servent de modèles ou encore de registres de discours. Ce qui caractérise le point de vue rhétorique sur le style, c’est qu’il nous présente le discours comme une grille de possibilités discursives à l’intérieur desquelles on fait des choix, un peu comme si on disposait d’un répertoire de possibilités. Tout à la

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fois, la rhétorique nous présente ce répertoire de possibilités comme fini et comme intemporel. C’est un peu paradoxal puisque, on vient de le voir, pour constituer cette grille de styles, on s’appuie sur un événement littéraire historique : l’oeuvre de Virgile. Mais cette oeuvre n’est pas traitée comme une nouveauté historique, elle est plutôt considérée comme la réalisation parfaite d’un modèle intemporel. Les trois styles, simple, moyen et sublime, n’auraient en quelque sorte pas été inventés par Virgile mais seulement illustrés par lui. Dans le point de vue rhétorique sur le style, les choix de style n’ont pas nécessairement une cohérence organique. Le style est fait d’une addition ou plutôt d’un enchâssement de classes des plus générales aux plus spécifiques. Le style d’une œuvre sera caractérisé par le dialecte (la langue) dans laquelle il est écrit, puis plus spécifiquement par le sociolecte dans lequel elle s’insère (sociolecte qui tient à son « genre » et à sa situation discursive) et enfin par l’ « idiolecte » propre à l’auteur. Le style apparaît donc comme une somme de caractérisations qui renvoient chacune à des classes d’appartenance. La stylistique de Charles Bally, disciple de Saussure qui a enseigné à Genève, s’inspire de ces principes. Elle ne s’intéresse pas à la littérature mais au discours en général. Bally remarque que, dans le discours, il y a toujours plusieurs manières de dire (plus ou moins la même chose). De fait les stylistiques « rhétoriques » postulent qu’il y a une synonymie ou une quasi-synonymie des manières de dire. Entre ces différentes manières de dire, les nuances ne sont pas de sens mais d’ « expressivité ». Aux yeux de Bally, elles s’expliquent largement par l’affectivité. Ainsi, comme Saussure avait conçu la langue comme système, Bally a fait de même avec le discours ou plus exactement les formes expressives du discours. Ce sont un peu les principes de la socio-stylistique aujourd’hui ou des stylistiques qui s’en inspirent. Elles peuvent bien sûr servir à distinguer des styles en les opposant à d’autres. L’idée de la distinction stylistique marque d’ailleurs toute la sociologie d’un Bourdieu. Un style n’a pas de valeur ou de sens en lui-même, mais seulement comme un choix qui cherche à se différencier d’autres choix, comme une position au sein d’un champ de possibilités. De la même façon, il y a des styles vestimentaires par lesquels les individus affichent leur appartenance à certains groupes sociaux et leur rejet d’autres groupes sociaux (le style « street » ou « baba-cool »). De même, la sociocritique traitera les styles d’écrivains comme des choix distinctifs. Elle se demandera en quoi le style de Proust se rapproche ou s’oppose au style artiste des frères Goncourt ou à l’écriture journalistique mondaine. Elle définira le style proustien comme une position dans un champ de possibles.

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Mais à mes yeux, ces stylistiques présentent l’inconvénient, de réduire le style à un ensemble de traits pré-définis dans un répertoire de possibles. Cela signifie que la seule façon pour un style d’être nouveau consiste à combiner autrement des caractéristiques qui sont déjà connues. C’est une façon de nier l’histoire et le fait qu’il y a des styles toujours nouveaux qui s’inventent et qu’ils sont foncièrement imprévisibles. Je ne crois pas, par exemple que l’usage absolument nouveau que fait Verlaine d’adjectifs dissonants et de sonorités proches les unes des autres, en une sorte de un pianotement mélodique, résulte d’un choix de possibilités déjà disponibles. Verlaine l’invente et c’était impensable avant, comme Camus invente avec L’Etranger une narration entièrement faite au passé composé, ce qui n’avait jamais été fait avant. Peut-être qu’on comprendra mieux les choses en recourant à une distinction que faisait le linguistique générativiste Noam Chomsky autrefois, à propos de la créativité discursive. Il opposait « la créativité gouvernée par les règles » et la « créativité qui change les règles ». Pour lui, la créativité gouvernée par les règles relevait simplement de la compétence linguistique, c’est-à-dire de la capacité d’un locuteur à engendrer un nombre de phrases infini à partir de règles syntaxiques finies. Cette créativité, elle est en quelque sorte prévue et prévisible à partir d’un état de langue donnée. Mais, dit Chomsky, il existe une autre créativité qui est localisée dans la parole. Elle consiste en de multiples déviations dont certaines finissent, en s’accumulant par changer le système. Nous le constatons tous, les langues ne cessent de se transformer, il y a une sorte de dérive historique des langues et qui les concerne tout entières : les intonations, le lexique, la syntaxe changent au fil du temps. Cette évolution linguistique, qui est aussi une créativité linguistique, elle est d’ailleurs traditionnellement étudiée par la linguistique historique. Mais il me semble que nous pourrions la rapprocher de la créativité littéraire. Effectivement dans le style littéraire, nous voyons se reproduire quelque chose qui est du même ordre que la créativité linguistique. Un style, c’est un système de déviations individuelles (Merleau-Ponty parlait de l’œuvre d’art comme une « déformation cohérente »). Bien sûr la différence entre créativité linguistique et créativité littéraire, c’est que la première est collective alors que la seconde est individuelle. L’œuvre littéraire esquisse si l’on peut dire un changement de langue ou au moins un infléchissement de langue dans un certain sens. Entre créativité linguistique et créativité littéraire, il existe d’ailleurs des ponts, et ce, pourrait-on dire, dans les deux sens. Les œuvres littéraires peuvent participer à la créativité linguistique à certaines époques historiques. A la Renaissance, en France, avec La Défense et illustration de la langue française des poètes comme

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Ronsard et Du Bellay se sont donné pour but explicite d’enrichir le français en rivalisant avec d’autres langues comme l’Italien. Et à l’âge classique, la poésie de Malherbe apparaît comme un effort symétrique pour non plus enrichir, mais régulariser, simplifier, géométriser la langue française. Mais réciproquement Humboldt, qui est l’un des fondateurs de la linguistique historique à l’époque romantique, a tendance à traiter les langues comme des créations littéraires. Il décrit la formation des langues comme un processus de forgerie poétique collective où s’exprime l’esprit d’un peuple. Les « peuples-poètes », après avoir forgé les caractères phonologiques et conceptuels d’une langue cèdent la place aux poètes individuels qui vont illustrer la langue avant que les grammairiens ne la fixent. Humboldt a une vision très littéraire des langues. Il ne les conçoit pas d’un point de vue rhétorique ou distinctif (comme des sommes de caractères opposables à d’autres). Il observe les langues comme une dynamique de développement interne. D’une part, il y a une cohérence, un « style » de développement de la langue à partir des choix premiers qu’elle fait et qui commandent sa construction. D’autre part, le devenir d’une langue est « ouvert » et relativement indéterminé. De tout cela nous conclurons que l’approche rhétorique du style a l’inconvénient de négliger la créativité stylistique. Elle fait du style littéraire une sorte de code reconnaissable par un ensemble de signes convenus. Elle dé-historicise la littérature. Par ailleurs, elle a tendance à traiter le style littéraire comme un ensemble de signes ou de procédés discontinus, une accumulation de faits de styles, compris comme des procédés. Entre les faits de styles, sorte de signaux de littérarité, il y aurait du non-style, des moments de prose transparente. C’est un peu ce que suggèrent les analyses scolaires qui demandent dans un style de repérer les figures du style, comme si le style consistait en un ensemble de formes locales. En réalité, tout est style dans le discours (même l’ « écriture blanche » prônée par Barthes et mise en pratique par le Nouveau Roman, cette écriture qui veut renoncer à toutes les figures et à tous les procédés est encore un style.) La neutralité est un style, et tout style est global, le méconnaître, c’est manquer son caractère organique, sa logique d’ensemble. C’est pourquoi, à l’approche distinctive du style, je préfère une approche individualisante.

2.2. Le point de vue stylistique (ou individualisant) sur le style. A vrai dire, même la rhétorique ancienne ne s’est pas contentée d’un point de vue strictement distinctif sur le style. Dès le moment où elle s’est « littérarisée », c’est-à-dire à l’époque de Cicéron, c'est-

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à-dire le Ier siècle après J.-C., elle est devenue sensible à une dimension individualisante du style (et non plus seulement distinctive). Avec le concept d’ingenium Cicéron introduit dans la compétence rhétorique un facteur de talent individuel, de nature plutôt stylistique en ce qu’il en appelle à une forme personnelle d’invention. Et de même le traité Du sublime, au IVe siècle (traité longtemps attribué à Longin), met en valeur dans le discours l’effet « sublime » qui résulte d’une convergence des effets (« l’épisynthèse des parties »). Ce n’est pas l’addition de figures caractéristiques qui fait le style mais son économie d’ensemble où, à la limite, on ne parvient plus à distinguer aucun procédé particulier. A la différence des stylistiques « distinctives », les stylistiques individualisantes refusent la distinction entre forme et fond (qui justifiait l’idée de synonymie entre des formes de discours proches). Elles s’inspirent de Humboldt pour qui il y avait une unité organique de la pensée et de la langue dans une « forme interne ». Mais elles appliquent ce principe au style et non à la langue. Le philosophe Merleau-Ponty a plaidé pour ce genre de stylistique, affirmant avec force : « Toute pensée vient des paroles et y retourne, toute parole est née dans les pensées et finit en elles. » (Signes) Il n’y a sans doute pas de stylistique purement individualisante, mais si je devais en donner un exemple, je me tournerais vers l’œuvre du stylisticien Leo Spitzer (1887-1960). Comme le dit Jean Starobinski, face aux textes, Leo Spitzer, tente de saisir les caractères spécifiques propres à l’âme de l’auteur. Mais malgré ce présupposé assez fortement idéaliste, il le fait selon une méthode déjà structurale. Ce qui l’intéresse dans un style, ce ne sont pas des écarts aberrants mais des détails significatifs dont la répétition attire l’attention. Le fait remarquable est choisi en fonction de sa micro-représentativité, « sa façon d’énoncer déjà, au niveau de la partie ce qu’énoncera l’œuvre entière » (Starobinski). Le côté le plus fascinant de sa méthode tient à ces allers et retours entre l’exégèse du détail et « la conquête de la signification globale ». Dans une de ses Etudes de style, Spitzer se livre ainsi à une longue analyse du style de Racine qu’il regroupe sous une dénomination globale : « l’effet de sourdine ». Les faits de style qu’il relève sont minuscules et apparemment insignifiants. Ils portent par exemple sur l’usage désindividualisant de l’article indéfini là où on attendrait le défini (« sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère », sur l’usage d’un démonstratif dit « de distance » (« Pour vous mener au temple où CE fils doit m’attendre », la désignation de soi à la 3e personne (« Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue »), la personnification des abstraits, les périphrases, l’interruption du discours (aposiopèse), etc..

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Tous ces faits, au lieu de les considérer isolément, Spitzer les rapporte à une intention globale d’atténuation qu’il métaphorise musicalement : « la langue racinienne est une langue à sourdine ». Cette signification globale du style dépasse la simple forme, elle renvoie à tout l’esprit du classicisme racinien : « La langue poétique de Racine n’a pas de marques spécifiques fortes. C’est un style sécularisé, formé à la conversation usuelle, qui parvient à sa hauteur et à sa solennité essentiellement en renonçant au sensuel, au vulgaire et au pittoresque coloré. » (Vossler cité par Spitzer). Pour Spitzer, il s’agit de montrer pourquoi « nous ressentons toujours chez Racine, en dépit du lyrisme contenu et de la profondeur psychologique, quelque chose d’un peu froid, une distance, une sourdine, et pourquoi il faut la maturité de l’âge d’homme, et une intelligence spécialement formée aux expressions chastes et réservées, pour sentir toute l’ardeur cachée dans le pièces de Racine. » Spitzer affirme à l’occasion de cette étude un principe structural avant la lettre et il prend un parti nettement individualisant. A ceux qui font remarquer que tel usage de Racine (par exemple l’expression « chatouiller de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse »), ne lui est pas propre et qu’elle date déjà de Ronsard, il rétorque : « Il est (…), pour l’esprit rigoureux, impossible d’isoler un trait dans la langue d’un auteur pour le comparer à des traits parallèles de langue, également isolés de leur contexte, chez d’autres auteurs ; les divers traits d’une œuvre poétique doivent d’abord être comparés ENTRE EUX comme membres, éléments et supports d’un système, d’une unité cohérente. » (313) Un trait de style ne prend valeur et sens que dans la globalité d’un style. Dernière remarque concernant Spitzer. Aussi attentive soit-elle à l’individualité d’un style, la stylistique de Spitzer n’est pas bloquée sur une conception de l’histoire littéraire commme suite de grandes individualités ou de génies individuels. Comme le fait remarquer Jean Starobinski, dans le mouvement singulier d’une écriture, Spitzer cherche l’indice ou l’anticipation des changements de l’esprit collectif. Il y a d’ailleurs, on l’a dit, dans tout style une dialectique entre le singulier et le collectif. L’invention singulière est faite d’héritage, de reconfiguration individuelle de formes reçues et de restitution au patrimoine commun des formes. 3. Une troisième conception du style : le style comme exemplification.

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Je mentionnerai pour finir une troisième conception du style, qui me semble devoir être exposée, parce qu’elle fait partie de la culture théorique d’aujourd’hui en Lettres, mais je lui accorderai un peu moins d’importance, parce qu’elle est surtout théorique et n’a donné lieu à aucune application stylistique probante. Dans son livre Fiction et diction, Genette a développé une troisième conception du style qui s’inspire très largement des théories du philosophe et sémioticien américain Nelson Goodman. Si on veut énoncer cette thèse de façon simple, on dira avec lui que le style est « le versant perceptible du discours ». Si on veut lui donner une version plus technique, on dira que le style est l’ensemble des propriétés « exemplifiées par le discours, au niveau « formel », (c’est-à-dire, en fait, physique), au niveau linguistique du rapport de dénotation directe, et au niveau figural de la dénotation indirecte. » Pour comprendre cette définition, il faut d’abord éclaircir la notion d’exemplification. L’exemplification est selon Nelson Goodman, un type de référence. On peut référer par dénotation (le mot « veston » réfère à l’objet veston par dénotation). On peut aussi référer par exemplification. Il y a même des signes spécialisés dans l’exemplification, ce sont par exemple les échantillons de tissu qu’on trouve chez un tailleur, ils réfèrent aux propriétés du tissu (couleur, texture, épaisseur en en donnant un exemple). Tout objet possède un certain nombre de propriétés et peut devenir en même temps un exemple de ces propriétés. Et c’est également vrai des signes et du discours. Non seulement les mots dénotent mais ils exemplifient leurs propriété. Par exemple le mot « long » dénote la longueur mais, comme c’est un monosyllabe bref, il exemplifie, entre autres, le contraire, c’est-à-dire la brièveté. A vrai dire, n’importe quel mot exemplifie l’ensemble de toutes ses propriétés littérales ou figurées. Si je considère le mot « nuit », il est un exemple, de monosyllabe, de mot finissant par une diphtongue (ui) considérée métaphoriquement comme « claire » (cela fait le désespoir de Mallarmé), il est un exemple de mot féminin, il est un exemple de métaphore de la mort, il est un exemple de mot fréquemment employé par Racine, etc. Le style selon Genette consisterait donc dans l’ensemble des propriétés du discours. Comme tout énoncé est virtuellement plein de propriétés, tout énoncé a nécessairement « du style », parce qu’il a nécessairement un versant perceptible. « La phrase

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moyenne, le mot standard, la description banale ne sont pas moins « stylistiques » que les autres » (135). Cette idée va sensiblement à l’encontre de notre intuition (il y a des discours plus riches stylistiquement que d’autres). Et il me semble que ce paradoxe repose sur une ambiguïté qui n’est pas éclaircie par Genette. Dire d’un énoncé qu’il a du style, cela peut vouloir dire 3 choses différentes.

1. Cela peut vouloir dire qu’il possède un certain nombre de propriétés susceptibles d’être exemplifiées (c’est le sens de Genette).

2. Cela peut vouloir dire que certaines de ses propriétés qu’il possède sont effectivement mises en valeur dans un style donné.

3. Cela peut vouloir dire que nous accordons une valeur esthétique positive aux propriétés mises en valeur dans un style donné (c’est une évaluation subjective, un jugement de goût). Si la définition de Genette reste, à mes yeux, très théorique, c’est qu’elle ne nous explique pas comment un style impose la reconnaissance de certaines propriétés du discours (plutôt que d’autres). Il a l’air de relativiser entièrement cette donnée, c’est-à-dire de l’attribuer entièrement à la bonne volonté ou à la sensibilité du lecteur : « Le style est le versant perceptible du discours, qui par définition l’accompagne de part en part sans interruption ni fluctuation. Ce qui peut fluctuer, c’est l’attention perceptuelle du discours, et sa sensibilité à tel ou tel mode de perceptibilité ». C’est donc faire du style une donnée toujours latente mais absolument subjective. Il me semble que c’est méconnaître profondément la nature du style. Bien sûr, un style s’appuie sur les virtualités exemplificatrices du discours, mais à l’intérieur de toutes les exemplifications possibles, dans le cadre d’une œuvre d’art, un style met en relief certaines propriétés plutôt que d’autres et il le fait par répétition et convergence, comme je le disais tout à l’heure à propos de la conception du style de Wölfflin. Si nous devenons attentifs à certaines propriétés stylistiques d’une œuvre, ce n’est pas par hasard, c’est parce que l’œuvre insiste, répète, amplifie et met en résonance certaines données. Conclusion De tout cela, vous retiendrez, j’espère, que le style n’est jamais affaire « de pure forme » ou d’ornements, il participe au sens global de l’œuvre. Et il met le destinataire sur le chemin de cette signification en lui imposant la reconnaissance de formes

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significatives privilégiées. Identifier un style, c’est donc toujours interpréter une œuvre.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

J.-M. ADAM, Le Style dans la langue, Une reconception de la stylistique, Lausanne Delachaux et Niestlé, 1997

Ch. BALLY, Traité de stylistique française, Klincksieck, 1909 G. DESSONS, L’art et la manière, Paris, Champion, 2004 G. GENETTE, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991 N. GOODMAN, « Le statut du style », Manières de faire des mondes, Chambon, 1992 W. HUMBOLDT, Introduction à l’œuvre sur le kavi, Paris, Seuil, 1974 L. JENNY, La Parole singulière, Paris, Belin, 1990

« Du style comme pratique », Littérature n°118, 2000 (éd.) Le Style en acte, Métis-Presses, 2011 Ph. JOUSSET, Anthropologie du style, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007 M. MACÉ (éd.), « Du style ! », Critique, n°752-753, Janvier-février 2010 C. NOILLE-CLAUZADE, Le style , GF Corpus, 2004. L. SPITZER, Etudes de style, Gallimard, TEL, 1979 B. TEYSSÈDRE Préface à H. Wöllflin, Renaissance et baroque, éd. G. Monfort, 1988 H .WÖLLFLIN, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art (1915), Gérard Montfort,

1992

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©Laurent Jenny 2011

LES FIGURES D’ANALOGIE

Introduction 1. Les fondements de l’analogie

1.1. Les fondements psychologiques de l’analogie 1.2. Les fondements culturels de l’analogie

1.2.1. Les concepts métaphoriques 1.2.2. Concepts métaphoriques et métaphores créatrices

1.2.2.1. Métaphores innovantes par prolongement des parties utiles de la métaphore 1.2.2.2. Métaphores innovantes par exploitation des parties non-utiles de la métaphore littérale 1.2.2.3. Métaphores entièrement innovantes

1.2.3. Les métaphores littéraires et l’innovation

2. Les modes de présentation de l’analogie

2.1. L’énoncé de ressemblance 2.2. La comparaison

2.2.1. Comparaisons littérales 2.2.2. Comparaisons non littérales 2.2.3. Usages exemplatifs du « comme »

2.3. La métaphore in praesentia 2.3.1. La relation prédicative avec le verbe être 2.3.2. L’apposition 2.3.3. Le tour appositif introduit par « de »

2.4. La métaphore in absentia 2.4.1. La relation sujet-verbe ou verbe-complément 2.4.2. La détermination adjectivale

2.5. Les métaphores indécidables 3. La fonction des analogies

3.1. La conception substitutive des analogies 3.2. La conception inférentielle des analogies 3.3. Le guidage du déchiffrement des analogies

Conclusion Bibliographie

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Introduction La perception des analogies est réputée être une affaire de poètes, mais elle n’est pas seulement une affaire de poètes, parce que la perception des ressemblances est une donnée anthropologique générale. Nous sommes tous cognitivement « équipés » pour « voir le semblable » sans formation culturelle spécifique, sans éducation particulière. En ce sens nous sommes tous virtuellement poètes, si j’en crois Aristote qui dit (Poétique, ch. 22) : « Bien faire les métaphores, c’est voir le semblable ».

1. Les fondements de l’analogie On peut penser qu’il y a, indémêlablement, des fondements psychologiques et culturels à notre aptitude à percevoir le semblable. 1.1. Les fondements psychologiques de l’analogie L’une des raisons « naturelles » pour lesquelles nous sommes sensibles aux analogies, c’est que notre perception est synesthésique, c’est-à-dire que les différents sens ne sont pas séparés mais s’évoquent l’un l’autre. Lorsque Baudelaire écrivait que les sons, les parfums et les couleurs « se répondent », il ne décrivait pas une fantaisie de poète mais plutôt une expérience commune. C’est aussi l’avis, au 20e siècle, d’un philosophe comme Maurice Merleau-Ponty, ami de Sartre et auteur de La Phénoménologie de la perception (1945). Merleau-Ponty insiste sur le fait que la perception synesthésique n’est pas une exception mais qu’elle est « la règle » : Les sens communiquent entre eux en s’ouvrant à la structure de la chose. On voit la rigidité et la fragilité du verre et, quand il se brise avec un son cristallin, ce son est porté par le verre visible. (…) De la même manière, j’entends la dureté et l’inégalité des pavés dans le bruit d’une voiture et l’on parle avec raison d’un bruit « mou », « terne » ou « sec ». (p.265) Bref, « la perception sensorielle réunit nos expériences sensorielles en un monde unique » (p.266). Voir, c’est en même temps entendre et toucher. Proust dit lui aussi que la vue est « le délégué des autres sens » : voir, c’est déjà toucher, respirer, palper. Dans

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cette correspondance entre sensations, il y a bien entendu la source de beaucoup des métaphores qui nous viennent spontanément à l’esprit : une couleur est « criarde » comme un son, un bruit est « sec » comme une matière, une saveur est « capiteuse » comme un parfum, etc. Décrire ces correspondances par des métaphores, ce n’est donc pas faire une « opération poétique » particulière, c’est être « réaliste », se tenir au plus près de la perception. Et les métaphores usuelles du langage commun en sont des témoignages.

1.2. Les fondements culturels de l’analogie Mais, bien entendu, nous vivons aussi dans un monde de culture où les correspondances que nous établissons entre les choses sont également apprises et transmises. On peut appeler « univers symbolique », l’ensemble des associations (notamment analogiques mais pas seulement) qui sont propres à une culture donnée. Selon George Lakoff et Mark Johnson, les auteurs d’un important ouvrage paru en 1989, Les Métaphores dans la vie quotidienne, la pensée analogique n’est nullement une exception ou un écart dans nos modes de pensée. La métaphoricité serait un processus antérieur au langage et caractéristique de la pensée elle-même. Si nous pensons par métaphores, c’est d’abord et souvent parce que nous en avons besoin pour nous représenter facilement et concrètement des entités abstraites irreprésentables. C’est particulièrement vrai de notre représentation du temps. J’ai déjà évoqué la spatialisation du temps qui nous permet de nous représenter notre situation dans le temps (et en faisant un mobile qui bouge par rapport à nous : « le temps est passé », « je cours après le temps »). Ou parfois comme un « objet » par rapport auquel nous pouvons nous déplacer. Lorsque Proust évoque « le temps retrouvé », il en parle dans les termes d’un objet perdu, resté en un lieu qu’on ignorait et qu’on redécouvre intact en ce lieu, par hasard. Sans doute par là, nous ne présupposons pas que le temps est véritablement de l’espace, mais que c’est la meilleure façon de réfléchir sur lui, de nous situer. La même notion peut d’ailleurs participer de plusieurs métaphorisations concurrentes. S’agissant du temps, dans notre culture, non seulement le temps est de l’espace, mais le temps est aussi de la valeur économique. « Time is money ». D’où un ensemble de métaphorisations de l’usage du temps en termes économiques : « je gagne du temps », « je gaspille mon temps »

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1.2.1. Les concepts métaphoriques

Les valeurs les plus fondamentales et inconscientes d’une culture sont exprimées par ce que Lakoff et Johnson appellent un ensemble de « concepts métaphoriques ». Un concept métaphorique est constitué d’une métaphore-noyau fondamentale et d’un système de métaphores qui la particularisent, Par exemple dans notre culture il y a une valorisation d’une certaine position spatiale, le « haut », comme étant le « positif » social. Altitude et prestige sont donnés pour analogues. On pourrait le résumer par une formule du type : le haut est le bien. Ce concept métaphorique fondamental est décliné à travers tout un ensemble de métaphores dérivées que nous ne percevons évidemment plus comme des métaphores (dans le vocabulaire de la rhétorique classique ce sont des métaphores éteintes ou encore des catachrèses). Comme exemple de ces métaphores dérivées on pourrait mentionner : « l’ascension sociale », « être au sommet de sa carrière », « s’élever à la force du poignet », « avoir une position éminente », « être au top niveau », etc. Ces métaphores peuvent nous sembler si habituelles qu’elles nous apparaissent naturelles. Mais, il n’en est évidemment rien. Pour en prendre conscience, il suffirait que nous imaginions des cultures qui adoptent une autre symbolique spatiale. Il en a existé : en Chine ancienne, l’Empire du milieu, le « centre » est en tout cas doté d’une valeur qu’il n’a jamais eue dans la culture occidentale. A partir de là imaginons une correction de nos métaphores de l’accomplissement social : au lieu de « parvenir au sommet de sa carrière » on dirait « parvenir au centre de sa carrière », etc. Ce que nous livre l’analyse des concepts métaphoriques d’une culture donnée, c’est son espace symbolique. Comprenez par là l’ensemble des représentations qu’elle associe les unes avec les autres (essentiellement par analogie mais pas seulement : par exemple dans la culture occidentale, le « blanc » est associé à la virginité et à la pureté, en Asie, il a pu l’être avec la mort et le deuil – mais il est évident que le « blanc » ne ressemble ni à l’une ni à l’autre). Prenons un autre semple de « concept métaphorique ». Dans notre culture, « le débat argumentatif est une guerre ». Cette équivalence est d’ailleurs inscrite dans le lexique à travers l’étymologie d’un mot comme « polémique » (dérivé du mot grec « polemos », la guerre). Mais on en trouve des traces dans tout un système de métaphores dérivées ou plutôt spécifiées : « ses arguments sont indéfendables », « il a attaqué mon raisonnement », « j’ai démoli sa thèse », « sa démonstration a fait mouche », etc. Un concept métaphorique consiste donc à redécrire un concept dans les termes d’un autre. Il y a une valeur cognitive de cette superposition. L’analogie permet de dégager un certain nombre de

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traits du concept premier, mais inévitablement, elle en occulte d’autres. Si je reviens sur la redescription de la discussion comme une guerre, ce concept métaphorique met en lumière les rapports de force qui sont impliqués par tout débat rationnel, mais on pourrait dire qu’il en masque les aspects coopératifs. Le dégagement d’une vérité est profitable à tout le monde, il est susceptible de neutraliser des oppositions. Socrate, lorsqu’il décrivait sa méthode comme une « maïeutique », c’est-à-dire un « accouchement » de la vérité, proposait en fait un changement de métaphore. Celui qui mène la discussion ne cherche pas à « vaincre » mais à faire advenir chez l’autre, une vérité qu’il détient à son insu. 1.2.2. Concepts métaphoriques et métaphores créatrices. Ce constat que nous vivons dans un espace symbolique (c’est-à-dire que nous admettons un ensemble d’associations analogiques comme évidentes) doit évidemment nous faire reconsidérer la question de la métaphore littéraire. Contrairement à ce que la rhétorique tend à nous faire croire, l’opposition ne se situe pas pour nous entre un langage littéral (qui serait notre norme de pensée) et des écarts métaphoriques (qui seraient des sortes d’exceptions littéraires). Si notre pensée est d’emblée métaphorique, la véritable opposition se situe pour nous entre les métaphores admises et les métaphores créatrices. Pour le dire autrement, une métaphore créatrice ne vient (presque) jamais toute seule, elle vient sur fond de concepts métaphoriques existants (que nous n’identifions pas comme métaphoriques parce qu’ils nous semblent évidents). A leur propos, Lakoff et Johnson parlent d’ailleurs de « métaphores littérales » (ce qui paraît paradoxal mais ce qui est une autre façon plus parlante de nommer les « catachrèses » ou métaphores éteintes). Entre métaphores littérales et métaphores novatrices, il a évidemment toutes sortes de degrés pensables. Il s’agit d’un continuum plutôt que d’une rupture. Lakoff et Johnson, pour leur part nous proposent les distinctions suivantes. Soit une métaphore littérale ancrée dans notre culture : « les théories sont des bâtiments ». Cette métaphore littérale est impliquée par tout un système d’analogies : « sa théorie est bien construite », « elle est solidement charpentée », « elle a des soubassements indiscutables », « elle est bien étayée », « sa théorie s’est effondrée », « les décombres de sa théorie », etc. Lorsqu’on décrit un concept dans les termes d’un autre, on utilise en général tous les termes qui peuvent être facilement et judicieusement transposés dans les termes d’un autre. Dans notre

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exemple, on va utiliser comme métaphore tout ce qui dans le concept de bâtiment est projetable sur le concept de théorie, c’est-à-dire tout ce qui relève de la solidité d’une structure : la charpente, les fondations, l’équilibre d’ensemble. En revanche, on ne va pas projeter sur le concept de théorie des aspects particuliers des bâtiments qui n’ont pas d’équivalent dans une construction intellectuelle : les décorations de façade, les escaliers intérieurs, les couloirs ou le toit. Dans une métaphore littérale, il y a donc ce qu’on peut appeler des parties utiles et des parties inutiles. Les parties utiles sont celles qui appartiennent à notre manière ordinaire et « littérale » de parler des théories. Les parties inutiles sont celles qui ne sont pas ordinairement utilisées dans le concept métaphorique. L’utilisation des parties inutiles de la métaphore donnera lieu à des métaphores novatrices qu’on pourra appeler « métaphores imagées » ou « métaphores non littérales ». Lakoff et Johnson proposent d’en distinguer 3 sous espèces.

1.2.2.1. Métaphores innovantes par prolongement des parties utiles de la métaphore On pourra renouveler une métaphore littérale en recourant à des éléments appartenant aux parties utiles de la métaphore, celles qui sont ordinairement exploitées pour redécrire son concept, mais en spécifiant de façon inattendue ces parties utiles. Dans la métaphore « les théories sont des bâtiments », on pourra par exemple évoquer les « briques » d’une théorie pour désigner ses unités élémentaires et son « mortier » pour qualifier le type de logique qui fait tenir ces unités entre elles.

1.2.2.2. Métaphores innovantes par exploitation des parties non-utiles de la métaphore littérale On fera une métaphore plus audacieuse et inattendue si, tout en restant dans le cadre d’un rapprochement analogique connu (les théories bâtiments), on recourt à ce qui ordinairement ne sert pas au rapprochement : par exemple « la façade de sa théorie a une allure baroque », ou « sa théorie a des problèmes de plomberie ». 1.2.2.3. Métaphores entièrement innovantes Enfin on peut inventer des métaphores nouvelles qui n’appartiennent pas au système des métaphores admises dans notre culture. Mais elles seront plus surprenantes, plus difficilement recevables.

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Ex : Une bonne théorie vieillit comme un bon vin 1.2.3. Les métaphores littéraires et l’innovation Si on réfléchit à présent aux métaphores littéraires et poétiques que nous rencontrons le plus souvent, on s’aperçoit que la plupart relèvent de la deuxième catégorie. Ce ne sont pas des créations analogiques à partir de rien. Elles s’appuient sur des métaphores littérales mais les renouvellent en les spécifiant. Soit par la métaphore

Ex : Les jeunes filles sont des fleurs à laquelle recourt Proust dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Il ne s’agit nullement d’une métaphore novatrice. Elle a une tradition poétique très ancienne depuis Ronsard et bien avant jusqu’aux femmes-fleurs de Wagner. Mais d’ordinaire la métaphore est exploitée pour qualifier analogiquement : le teint des jeunes filles, leur beauté périssable, ou leur pureté virginale. En revanche Proust innove sérieusement lorsqu’il évoque les regards de Marcel qui désirent

Ex: butiner les joues des jeunes filles C’est transformer par implication l’amant en insecte et les jeunes filles en productrices d’un pollen consommable. A partir d’une métaphore convenue, il a inventé par exploitation de ses « parties inutiles ». En revanche, je peux trouver chez des écrivains modernes des métaphores radicalement novatrices, c’est-à-dire qui ne s’appuient sur aucun concept métaphorique existant. Par exemple, lorsque je lis chez Michaux : Ex : L’Europe a partout le petit rire de sang de ses maisons de brique C’est un rapprochement totalement inattendu entre bâtiments et espèces de rires. Je dois faire un effort pour comprendre, c’est-à-dire justifier ce rapprochement qui, dans le cas précis, ne semble tenir que par la couleur rouge, comme Michaux l’indique lui-même, mais qui nous propose de considérer l’architecture comme une expression émotionnelle involontaire. 2. Les modes de présentation de l’analogie

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Jusqu’à maintenant, nous avons globalement parlé des analogies mais sans faire de distinctions entre types d’analogie. Or le même rapprochement analogique peut nous être présenté de façon très différente. Voyez la différence entre

Un énoncé de ressemblance Ex : Ses joues ressemblent à des roses Une comparaison Ex : Ses joues sont comme des roses

Une métaphore in praesentia Ex : les roses de ses joues Une métaphore in absentia Ex : Son visage nous offre ses roses

D’un énoncé à l’autre, on n’a pas changé les termes du rapprochement, mais la relation entre ces termes. Nous sommes passés d’une relation de ressemblance à une relation d’identification entre les termes. 2.1. L’énoncé de ressemblance Il pose explicitement la relation de ressemblance, mais en même temps, il la modalise, il ancre la ressemblance dans la perception subjective d’un énonciateur et par là même il la relativise Ex :

Tu ressembles parfois à ces beaux horizons Qu’allument les soleils des brumeuses saisons Baudelaire (« Ciel brouillé ») L’énoncé de ressemblance est susceptible de multiples formulations. Dans le poème « Ciel brouillé », on trouve par exemple « On dirait.. », « Tu rappelles… »,. Ailleurs « on croirait que… » « Tu fais l’effet de.. ». C’est la forme la plus atténuée du rapprochement analogique. 2.2. La comparaison Elle explicite le fait qu’on a affaire à une relation analogique, mais en revanche, elle a tendance à objectiver cette relation, comme si cette analogie s’imposait universellement et n’était plus le fait d’une évaluation subjective. Ex : Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige

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(Baudelaire « Harmonie du soir ») La comparaison est elle aussi susceptible de formulations multiples. Toujours chez Baudelaire, je trouve par exemple : Ex : La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison

(« Le Balcon) N.B. A propos des comparaisons, il faut remarquer qu’il en existe plusieurs types et qu’elles ne fonctionnent pas toutes de la même façon. Les sémanticiens distinguent ainsi entre des comparaisons littérales et des comparaisons non littérales. 2.2.1. Comparaisons littérales Dans le cas des comparaisons littérales, les deux termes de la comparaison ont un ou plusieurs prédicats saillants en commun (comprenez des caractères évidents qui entrent dans leur définition et qui justifient le rapprochement) Ex : Les dictionnaires sont (alphabétiques, à visée de complétude, grands) comme les dictionnaires Les traits saillants sont aussi valides pour l’un des termes de la comparaison que pour l’autre. Cela a pour conséquence que ce type de comparaison est parfaitement symétrique. On peut les renverser sans provoquer d’effet d’étrangeté. Ex : Les dictionnaires sont comme les encyclopédies. 2.2.2. Comparaisons non littérales En revanche, il existe de très nombreuses comparaisons non-littérales. Dans ce cas les termes A et B de la comparaison ont un prédicat en commun, mais ce n’est un prédicat saillant que pour l’un des deux termes, alors que pour l’autre c’est un prédicat marginal. Ex :

L’homme est comme un roseau

La comparaison fait allusion à des prédicats saillants du roseau (la souplesse, la faiblesse, la fragilité) qui existent chez l’homme

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mais ne sont pas saillants. D’où l’effet de redescription de la comparaison non-littérale. Les comparaisons non-littérales sont dissymétriques, c’est-à-dire qu’on ne peut les renverser sans altérations. Ainsi l’énoncé Ex : *Le roseau est comme un homme est problématique parce que le comparant « homme » n’a pas de traits saillants qui s’appliquent facilement au roseau. Ceci éclaire un aspect intéressant des comparaisons littéraires qui s’applique aussi aux métaphores in praesentia: à partir d’un caractère principal du comparant, elles mettent en valeur un caractère marginal du comparé. 2.2.3. Usages exemplatifs du « comme » Dernière remarque, tous les « comme » ne sont pas analogiques, certains ont une valeur exemplative. C’est le cas de la fameuse série des « beau comme » de Lautréamont dans les Chants de Maldoror. Ex : Beau comme la rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection

(Lautréamont)

Dans cette expression, Lautréamont ne fait pas une analogie entre la beauté et autre chose, il donne un exemple (inattendu et paradoxal) de beauté telle qu’il la conçoit.

2.3. La métaphore in praesentia La métaphore in praesentia fonctionne à peu près comme une comparaison non-littérale, à une nuance près, c’est qu’elle n’explicite pas par le « comme » la relation analogique. De ce point de vue, elle a tendance à présenter comme relation d’identité la relation d’analogie. La métaphore in praesentia a un caractère plus moderne que la métaphore in absentia. Effectivement, elle jouit d’une grande liberté de rapprochement analogique, puisque, comme la comparaison, elle explicite les termes qu’elle met en présence. Elle peut donc en choisir de très éloignés et établir des relations non conventionnelles. C’est pour cela qu’elle a la faveur des « modernes ».

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La métaphore in praesentia est grammaticalement présentée par un ensemble de relations qui suggèrent l’identité

2.3.1. La relation prédicative avec le verbe être Ex : L’homme est un roseau Ex : Mon vide est ouate (H. Michaux) La relation prédicative entraîne une relation d’équivalence. Il y a cependant une nuance entre ces deux énoncés. Dans le premier la relation portée par le verbe être est d’identité. Mais dans le second, l’absence d’article donne au mot « ouate » une nuance de détermination (en fait un quasi adjectif).

2.3.2. L’apposition C’est le mode de présentation le plus courant de la métaphore in praesentia. On lui donne parfois le nom de métaphore maxima et Victor Hugo en a fait une véritable marque de fabrique de sa poétique. Il arrive que l’apposition soit précédée d’un démonstratif, comme dans cet exemple d’Hugo Ex : L’ennui, cet aigle aux yeux crevés Le déictique atténue ou modalise un peu la brutalité du rapprochement. Il prend le double sens d’une modalisation (« cette sorte de ») et d’une prise à témoin du destinataire (faisant appel à la reconnaissance par ce dernier de la pertinence du rapprochement). D’autres exemples nous montrent une relation plus brutale de juxtaposition entre les termes : Ex : C’est l’ange Liberté, c’est le géant Lumière (Hugo) Ex : Le pâtre promontoire (Hugo) Ex : Soleil cou coupé (Apollinaire) Ex : Après cela vient la toux, une toux-tambour (Michaux)

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La relation appositive tend à l’identification des deux termes qu’elle rassemble puisqu’elle consiste en une re-nomination d’un référent unique. On voit d’ailleurs dans l’exemple de Michaux comment on glisse du rapprochement de termes à leur fusion dans un mot-valise unique. Dans tous les cas c’est le terme apposant (en apposition) qui joue le rôle de comparant (le promontoire est le comparant du pâtre). Il est le plus souvent en position seconde, mais pas dans notre premier exemple où on a une relation de re-nomination et où l’ange est le comparant de la liberté, et non l’inverse. 2.3.3. Le tour appositif introduit par « de » Il existe un certain nombre d’expression introduites par la préposition « de » qui ont la même valeur qu’une apposition et qui doivent être paraphrasées par une apposition (bien qu’elles ressemblent à une relation de détermination) Comparons : Ex : Les fêlures des vitres Ex : Les flaques des vitres

(M. Deguy)

Dans le premier cas les « vitres » déterminent le type de fêlure auquel on a affaire. Mais dans l’expression de Deguy, il y a analogie entre les vitres et les « flaques », et le mot « vitres » ne détermine pas un type de flaques. Cette dernière expression pourra être paraphrasée par des formes prédicatives (« les vitres sont des flaques »), ou appositives (« les vitres, ces flaques verticales.. ») ce qui est impossible dans le premier cas (« *les fêlures sont des vitres »). J’en citerai d’autres exemples Ex : Le troupeau des ponts (Apollinaire) Ex : Les poissons d’angoisse (Eluard) Ex : un coq de panique (Eluard) Ex : le Polygone barbelé du Présent sans issue (Michaux)

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2.4. La métaphore in absentia La métaphore in absentia, à la différence de la métaphore in praesentia ne fonctionne plus comme une comparaison. Elle opère une substitution de termes, puisque seul l’un des éléments de la relation analogique, le comparant, apparaît en contexte

Ex : Cette faucille d’or dans le champ des étoiles (Hugo)

Le comparant « faucille » se substitue ici à « lune », terme propre qui se trouve seulement évoqué. L’une des conséquences de ce fonctionnement substitutif, c’est que, les métaphores in absentia, pour pouvoir être déchiffrées doivent être relativement conventionnelles.

Ex : l’or de ses cheveux Ex : Il lui a exprimé sa flamme Ex : Elle est mariée à un ours

Ici la métaphore in absentia est d’autant plus déchiffrable qu’elle est quasiment lexicalisée : l’un des sens du mot « ours » étant « individu bourru et peu sociable ». Mais des métaphores vraiment novatrices ne peuvent être présentées par une relation in absentia. Ainsi je ne peux transformer une métaphore in praesentia originale en métaphore in absentia intelligible. Pour reprendre quelques exemples de ces dernières :

Ex : *Le cou coupé se couche sur la Seine

Ex : * Je vis dans le Polygone barbelé

Comme dans le cas des métaphores in praesentia, les métaphores in absentia sont présentées grammaticalement. La métaphore in absentia est le seul élément qui ne peut être compris littéralement dans un contexte littéral. Il y a toujours tension entre une relation grammaticale qui présuppose la compatibilité sémantique des termes et un terme qui apparaît déplacé en contexte parce que non

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littéralement compatible avec le contexte. Ces relations grammaticales sont de divers types.

2.4.1. La relation sujet-verbe ou verbe-complément Ex : La porte de l’hôtel sourit terriblement (Apollinaire) Le présupposé de la relation sujet-verbe, c’est que sujet et verbe ne comportent pas de traits sémantiques exclusifs l’un de l’autre, par exemple le trait « inanimé » du sujet (« la porte ») est incompatible littéralement avec le trait « animé » appelé par le verbe « sourire ». C’est le constat de cette tension qui va nous pousser à modaliser le terme que nous soupçonnons d’être non littéral, et à le comprendre comme le substitut d’un terme littéral absent (ici « être ouverte » - à noter que cette métaphore est parente d’une métaphore quasi lexicalisée : la porte « baîlle »). Ex : Le soleil s’est couvert d’un crêpe (Baudelaire) On pourrait faire le même type de remarque sur l’impropriété du complément « crêpe » (tissu léger, particulièrement marque de deuil), qui sera lui aussi identifié comme terme non littéral dans un contexte littéral.

2.4.2. La détermination adjectivale Ex : l’eucalyptus lépreux (Michaux) Ex : Les étoiles muettes (Eluard) La relation nom-adjectif fonctionne de la même façon dans la mesure où elle suppose un partage de traits sémantiques non contradictoires entre nom et adjectif.

2.5. Les métaphores indécidables Nous venons de voir que la condition indispensable pour que nous puissions repérer des termes métaphoriques, c’est que nous disposions d’un contexte littéral. Or, il existe des contextes où l’on ne peut décider de ce qui est littéral et non-littéral. C’est le cas par exemple dans l’écriture automatique surréaliste où il n’y a pas de contexte de réalité solidement établie mais seulement un enchaînement associatif de termes.

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Ex : Nous regrettons à peine de ne pouvoir assister à la réouverture du magasin céleste dont les vitres sont passées de si bonne heure au blanc d’Espagne. (Breton et Soupault)

Dans cet extrait, il n’est guère possible de décider si c’est le mot « magasin » que je dois considérer comme métaphorique ou le mot « céleste ». Le contexte ne permet pas de trancher entre deux hypothèses.

a. Soit le texte nous parle d’un magasin réel et littéral, et c’est métaphoriquement qu’il est qualifié de « céleste » (terme métaphorique qui évoquerait son caractère « idéal », « lumineux » ou sa couleur azurée).

b. Soit le texte nous parle du littéralement du ciel et c’est métaphoriquement qu’il le re-décrit comme « magasin » (au sens où le ciel contiendrait beaucoup de choses, serait à cause des nuages semblable à des vitres passées au blanc d’Espagne, etc.) Ainsi nous nous trouvons dans le cas où nous sommes sûrs qu’un terme est métaphorique mais nous ne pouvons dire lequel… C’est évidemment un cas-limite de discours poétique au sens où il renonce à toute référence claire et se contente d’agencer des chocs d’associations sémantiques. 3. La fonction des analogies On opposera deux conceptions de la fonction des analogies, l’une expressive et ornementale, propre à la rhétorique classique. L’autre inférentielle et sémantique, d’inspiration pragmaticienne.

3.1. La conception substitutive des analogies La rhétorique classique jusqu’à Fontanier, au 19e siècle a adopté une théorie purement substitutive de la figure. Les métaphores sont considérées comme des écarts par rapport à une norme. Pour elle une métaphore est la substitution d’un mot non pris littéralement (« flamme ») à un terme propre (« amour »). Sous le mot métaphorique, on peut toujours retrouver le mot littéral. Comprendre la métaphore, c’est rétablir le littéral sous le figuré. Autrement dit, toutes les métaphores sont paraphrasables ou encore traductibles sans perte. « Amour » est le sens de « flamme ».

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Bien sûr, si les métaphores sont traductibles sans reste, on a envie de demander à la rhétorique quel est l’intérêt de l’opération d’écart métaphorique. A cela la rhétorique répondra que cet intérêt est essentiellement expressif et esthétique. D’une part, l’expression métaphorique est « plus frappante » que l’expression littérale. D’autre part, la métaphore a une valeur ornementale ou esthétique. C’est donc soustraire la métaphore à toute valeur sémantique. La conception substitutive de la métaphore a une pertinence pour autant qu’on demeure dans une rhétorique très conventionnelle où les métaphores sont quasiment lexicalisées. Mais dès que la métaphore est non conventionnelle, cette théorie montre ses faiblesses. Il existe de très nombreuses métaphores qui ne sont pas traductibles en un substitut littéral. C’est le cas notamment des « métaphores ouvertes ».

Ex : Juliette est le soleil (Shakespeare)

On voit mal dans un énoncé comme celui-ci comment on pourrait paraphraser « soleil » par un terme unique qui serait sa traduction littérale. Ou bien, il faudra recourir à plusieurs termes (Juliette est « glorieuse », « éclairante », « inspiratrice », « vitale »), ou bien il faudra recourir à des énoncés complets.

3.2. La conception inférentielle des analogies A la différence de la théorie substitutive, elle consiste à concevoir les analogies comme le point de départ d’un processus inférentiel (un raisonnement) qui se fait dans l’esprit du destinataire. J’ai déjà évoqué ce processus à propos des figures en général. Je vais le repréciser à propos des analogies. En substance, les analogies nous proposent des rapprochements entre termes, mais elles nous invitent à chercher nous-mêmes les justifications du rapprochement qui nous est proposé. Ou plus exactement beaucoup d’analogies posent les termes d’un rapprochement et nous mettent sur la voie des inférences que nous devons faire à partir de ces rapprochements.

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3.3. Le guidage du déchiffrement des analogies Reprenons l’énoncé métaphorique de Pascal :

Ex : L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. (Pascal)

On peut dire qu’ici, Pascal guide très strictement le déchiffrement de la métaphore qu’il pose. En déterminant le roseau comme « faible », il dégage ce qui justifie à ses yeux le rapprochement homme-roseau (notez bien que La Fontaine s’intéressera à une autre justification de ce rapprochement la « souplesse » qui est totalement absente de la pensée de Pascal, car son intention de rapprochement est dévalorisante pour l’homme). Et une fois qu’il a justifié son rapprochement, Pascal en relativise la pertinence en nous désignant un trait différentiel entre le roseau et l’homme : le don de la pensée chez l’homme). On peut dire que nous avons affaire ici à un auteur qui entend strictement contrôler la compréhension de sa métaphore et les limites qu’il faut lui accorder. La métaphorisation qui nous est proposée par Baudelaire dans le poème La Chevelure est elle aussi guidée, mais de façon nettement moins contraignante :

Ex : Tout un monde lointain, absent, presque défunt

Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique ! (Baudelaire) D’une part Baudelaire pose une analogie entre deux termes, « chevelure » et « forêt » (« chevelure » n’apparaît pas dans le contexte immédiat du vers mais c’est le titre et le thème général du poème). D’autre part, il nous fournit deux justifications de ce rapprochement : la chevelure est comparable à une forêt en tant qu’elle est « profonde » et en tant qu’elle est parfumée ou « aromatique ». Les déterminants de la métaphore sont aussi les principales justifications de la métaphore, mais rien ne nous empêche de songer à d’autres justifications implicites qui ajouteraient à la pertinence du rapprochement (la chevelure est semblable à une forêt en tant qu’elle est « sombre », « dense », « impénétrable », « broussailleuse », « vivante », « exotique », etc.). Le rapprochement ouvre à tout un champ possible d’inférences (que nous appellerons « évocations »). Le poète a dégagé les justifications qui étaient pour lui principales, mais il nous laisse libres de compléter. Ce qu’on peut remarquer, c’est que plus un rapprochement analogique est surprenant, plus nous avons besoin que le poète

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nous mette sur la voie des justifications principales du rapprochement. Reprenons l’exemple particulièrement surprenant de l’expression de Michaux (dans Portrait des Meidosems).

Ex : Meidosem inscrit dans le polygone barbelé du Présent sans issue. (Michaux)

Qu’est-ce qui peut bien justifier le rapprochement apparemment saugrenu entre un « polygone » et le « présent « ? Nous avons bien besoin que Michaux nous le souffle. Et c’est ce qu’il fait en dégageant le trait commun d’ « enfermement » et en l’appliquant simultanément au comparé (« sans issue ») et au comparant (« barbelé »), ou plutôt en l’imposant parce que ce n’est pas une représentation forcément partagée que le « présent » nous enferme…. Mais il arrive que l’écrivain nous laisse absolument libres dans les inférences que nous pouvons être conduits à faire à partir de son rapprochement. Soit encore de Michaux cette métaphore dans son livre Ecuador :

Ex : Nous fumons tous ici l’opium de la haute altitude

Le terme « opium » est clairement une métaphore in absentia pour « l’air ». Mais Michaux nous laisse libres de trouver nous-mêmes des justifications. La plus évidente c’est que l’air raréfié de la haute altitude est « enivrant » comme l’opium, « difficile à respirer » comme une pipe d’opium, « euphorique », etc. Conclusion Pour conclure, on remarquera que l’analyse des analogies intéresse au premier chef l’interprétation, parce qu’elles sont une source d’implicite importante, surtout lorsqu’elles sont novatrices. Elles servent une re-description du monde en attirant notre attention, par le biais des comparants, sur des aspects inattendus des choses. Et elles nous contraignent à traiter les rapprochements comme le point de départ de raisonnements et de justifications.

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Bibliographie

M. Black, « La métaphore » in Po&sie 5, Belin, 1978 P. Fontanier, Les figures du discours (1830), Flammarion, 1968 A. Ortony, Metaphor and thought, Cambridge University Press, 1984 G. Lakoff et M. Johnson, Les Métaphores dans la vie quotidienne (1980), Paris, Minuit, 1985 P. Ricoeur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975 J.R. Searle, « La métaphore » in Sens et expression (1979), Paris, Minuit, 1982

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© Laurent Jenny 2011

LE SENS DES SONS *

Introduction

I. Le débat théorique : Arbitraire et motivation I.1. Le Cratyle I.2. Saussure et l’arbitraire du signe II . Condillac et l’approche stylistique II.1. La théorie strictement imitative II.2. Théorie expressive II.2.1. L’explication articulatoire II.2.2. L’explication synesthésique II.3. Les théories euphoniques II.4. La théorie sémantique et fonctionnelle II.4.1. Rapports analogiques II.4.2. Rapports contrastifs II.4.3. Rapports inclusifs

Conclusion Bibliographie Annexe I : Liste des phonèmes du français Annexe II : Classification des phonèmes du français * J’emprunte ce titre ainsi que de nombreuses classifications à l’excellent article de T. Todorov, « Le sens des sons », Poétique 11, 1972.

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Introduction

Souvent, nous sommes frappés, interloqués sans trop savoir quoi en penser, par des jeux de sonorités dans le discours. La plupart du temps, cela se produit dans des contextes littéraires ou poétiques. Paul Valéry, soulignait en effet, en poésie, « l’indissolubilité du sons et du sens ». C’est cette intrication du son et du sens qui donne au langage poétique sa saveur particulière.

Généralement, il nous semble que ces agencements de

sonorités ne sont pas indifférents, qu’ils ne se réduisent pas à une crécelle de sons, mais qu’ils produisent sur nous certains effets et qu’ils ont peut-être une signification qui nous atteint sans que nous sachions vraiment la déchiffrer. Le phénomène déborde d’ailleurs la sphère littéraire. Au-delà de la poésie, le langage commercial de la publicité, voire même les titres de journaux, exploitent largement les jeux de sonorités et s’en servent pour insinuer en nous des significations indirectes.

Est-ce qu’il est vain d’essayer d’en dire quelque chose dans le

commentaire littéraire ? Sommes-nous alors condamnés à faire part d’impressions subjectives invérifiables et impartageables ? Ce sont ces questions que j’aimerais examiner. Et d’abord en revenant à la réflexion antique sur le sujet.

I. Arbitraire ou motivation I.1. Le Cratyle Le problème qui nous intéresse est posé depuis au moins le dialogue de Platon intitulé Cratyle où deux adversaires, Hermogène et Cratyle, s’opposent sur la question de la « justesse des noms ». Hermogène soutient la thèse « conventionnaliste » (ou encore celle de l’arbitraire du signe) selon laquelle les noms résultent seulement d’un accord et d’une convention entre les hommes, mais n’ont aucune motivation « naturelle ». Cratyle soutient une thèse contraire, que Genette appelle « naturaliste » ou qui est celle, en termes saussuriens, de la motivation, thèse selon laquelle chaque objet a reçu une dénomination juste et qui lui convient naturellement.

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« Une dénomination juste et qui lui convient naturellement », cela renvoie peut-être cependant à deux choses différentes. Pour Cratyle, la dénomination juste ne veut pas forcément dire que le mot ressemble à la chose, qu’il est mimétique d’elle, mais qu’il est une sorte de définition de la chose. Pourquoi est-ce qu’en grec le corps se dit « soma » ? C’est, nous dira Cratyle, parce que ce mot en évoque un autre « séma », qui veut dire en grec à la fois « tombeau » et « signe », or, ajoute Cratyle, le corps est le « tombeau » de l’âme (dans une vision platonicienne) et il en est aussi le signe ou la manifestation. Le corps est donc « justement nommé » parce que son nom est une sorte de déclinaison de ses attributs. Il ne s’agit donc pas d’une motivation directe (en forme de ressemblance) mais d’une motivation indirecte ou dérivée (le nom condense les associations qui lui conviennent). Mais au fil du dialogue, Cratyle change de plan et en vient à l’idée que ce ne sont pas seulement les mots qui sont motivés indirectement, par une sorte de définition abrégée, mais que les éléments des mots, autrement dit les phonèmes sont eux-mêmes motivés, c’est-à-dire qu’il y a une affinité entre la sonorité et ce qu’elle évoque. Ainsi le [R] évoquerait le mouvement parce que c’est le son sur lequel la langue s’arrête le moins et on le trouve dans des mots comme « rhein » (couler). Le [i] évoque la légèreté et l’élan (comme l’indiquent des mots grecs comme « ienai », « aller ». Le [O] évoque la rondeur comme dans le mot grec « gongulon », etc. La position de Cratyle, et jusqu’à un certain point celle de Socrate est qu’il faudrait corriger le défaut des langues, et rétablir cette convenance primaire ou naturelle entre sonorités et significations que Cratyle reconnaît dans certains aspects de la langue. Cette attitude, Genette l’appelle « cratylisme » ou encore « mimologisme ». I.2. Saussure et l’arbitraire du signe L’attitude inverse, c’est celle qui est défendue par Saussure dans son Cours de linguistique générale (1915) lorsqu’il souligne les « caractères primordiaux » du signe linguistique : d’une part le signe linguistique est arbitraire, d’autre part il est linéaire. Seul le premier aspect nous intéresse. Que veut dire exactement « le signe linguistique est arbitraire » ? Saussure répond : « Ainsi l’idée de « sœur » n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons [s- œ -r ] qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n’importe quelle autre : à preuve les différences entre les langues et l’existence même de langues différentes : le signifié « bœuf » a pour signifiant [b-œ-f ]d’un côté de la frontière et [ɔ -k-s] (ochs) de l’autre.

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Arbitraire veut donc dire que le signifiant est immotivé, qu’il est arbitraire par rapport au signifié avec lequel il n’a aucune attache dans la réalité. Saussure est cependant contraint d’envisager deux cas qui suggèrent une motivation relative du signe : celui des onomatopées et celui des exclamations. Cependant il repousse cette idée en faisant valoir plusieurs arguments. D’une part les onomatopées authentiques (du type « glou-glou » ou « tic-tac ») sont rares et elles constituent une imitation déjà conventionnelle de certains bruits (les onomatopées ne sont pas les mêmes dans toutes les langues : pour le train au « teuf-teuf » français correspond le « dodescaden » japonais, et en italien les coqs font « chicchirichi » et non pas « cocorico »…). De même pour les exclamations puisqu’au « aïe ! » français correspond l’allemand « au ! ». En réalité, si Saussure écarte comme des phénomènes d’importance secondaire onomatopées et exclamations, il ne peut réduire complètement la possibilité d’une motivation relative du signe. Bien qu’elle soit difficile à définir et à préciser, la motivation du signe hante l’imaginaire de la langue. Beaucoup d’écrivains et de linguistes du passé en ont rêvé et Gérard Genette a consacré un énorme dossier, son livre Mimologiques, à faire l’historique et l’étude des différentes formes de mimologisme. Pour ma part, je me contenterai d’une approche stylistique de la question : peut-on dire quelque chose de rigoureux sur la valeur des sonorités dans le discours et éventuellement leur signification ?

II. Condillac et l’approche stylistique L’un des ancêtres de la stylistique (qu’on essaiera de mieux définir au semestre de printemps) c’est l’abbé Condillac qui est l’auteur d’un Art d’écrire paru en 1772. On peut y lire une phrase qui va nous servir à nous orienter et à faire des classifications. Condillac écrit : L’harmonie imite certains bruits, exprime certains sentiments ou bien elle se borne à être seulement agréable. Je vois ici la désignation de 3 types de théorie différents sur la valeur des sons.

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Dire que « l’harmonie imite certains bruits », c’est proposer une théorie imitative ou cratylienne des sonorités du langage. Vous noterez que ce ne sont pas les mots en eux-mêmes mais bien les phonèmes qui sont dotés d’une valeur imitative. Cela pose le problème de savoir ce qu’un phonème peut bien imiter. Evidemment des êtres sonores, Condillac dit des « bruits ». Nous ne sommes donc pas loin de l’onomatopée. On va y revenir. Dire par ailleurs que, dans certains cas, l’harmonie « exprime certains sentiments », c’est proposer une théorie expressive des sonorités. Il ne s’agit plus de raisonner en termes d’imitation, mais de valeurs expressives et émotionnelles. C’est poser qu’il y une correspondance régulière entre sonorités et sentiments. Dire enfin que « l’harmonie se borne à être agréable », c’est poser au contraire que les sonorités du langage n’ont ni valeur imitative, ni valeur expressive, mais en revanche qu’elles sont susceptibles d’euphonie, c’est-à-dire qu’il y a des configurations de phonèmes qui sont tout simplement plus agréables à entendre que d’autres. Condillac ne mentionne pas un quatrième type de théorie des sonorités que j’appellerai sémantique ou fonctionnelle. Dans cette théorie, les phonèmes prennent des valeurs significatives non par nature, mais en fonction du contexte, c’est-à-dire de leur association avec certaines significations. Jean Sarobinski a ainsi relevé une sorte d’anagramme dans une phrase d’un des Petits poèmes en prose de Baudelaire : « Je sentis ma gorge serrée par la main terrible de l’hystérie ». J.S. note que les phonèmes du mot « hystérie » diffusent dans toute la phrase dans « sentis » « serré » « terrible ». Il y a dès lors un jeu de reflets entre la maladie et ses symptômes qui en quelques sortent l’annoncent. Ce ne sont pas ces phonèmes qui en eux-mêmes traduisent les valeurs de l’hystérie mais bien leur association au mot. Nous voici donc aux prises avec 4 théories différentes de la valeur des sons du langage. Nous allons les examiner successivement pour essayer d’en juger la pertinence. II.1. La théorie strictement imitative. Je dirai d’abord que c’est une théorie essentiellement acoustique. Elle repose sur la sonorité des phonèmes (et non pas la façon par exemple dont ils sont prononcés : on verra que l’articulation peut influer sur les valeurs expressives et même sémantiques des sons).

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Force est de reconnaître en effet que les phonèmes ont des propriétés acoustiques. Je n’entrerai pas dans les détails de l’analyse phonétique. Mais disons seulement que globalement les VOYELLES s’opposent aux CONSONNES (comme des sonorités où il y a plus d’HARMONIQUES). Cela les rapproche grossièrement de notes de musiques, bien que ce soient des sonorités beaucoup plus impures et complexes. En revanche, les consonnes sont marquées par une plus haute teneur en bruit. Il en découle d’ailleurs que ce sont surtout les consonnes qui sont susceptibles d’imiter des BRUITS DU MONDE. De fait les consonnes sont caractérisées du point de vue acoustique par le type de bruit qu’elles produisent. On distingue ainsi les OCCLUSIVES, consonnes dites aussi discontinues [p/b, t/d, k/g], qui produisent un effet d’EXPLOSION après un silence (EXPLOSIVES) et les CONSTRICTIVES, consonnes dites continues parce qu’elles peuvent être prolongées, et produisent divers bruits : frottement pour [ f /v], sifflements pour [s/z], chuintement pour [ʃ/ʒ]. A partir de ces considérations peut-on faire des commentaires intéressants de la valeur des sonorités ? Si je considère un vers comme le fameux vers racinien (Phèdre) Mais quels sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? je note que l’on remarque le bruit des SIFFLANTES, en grande partie grâce à leur répétition allitérante (car il y a aussi d’autres sonorités liquides comme les [L], fricatives comme le [V], occlusives comme les deux [T], qui elles aussi pourraient prétendre à produire des effets mimétiques). Si notre attention se porte sur les sifflantes et seulement elles, c’est évidemment à cause de leur concentration et de leur position accentuée qui les rend notables. Par ailleurs leur effet mimétique est d’autant mieux perçu qu’il est nommé dans le vers. Donc la VALEUR MIMETIQUE, sur le plan du son est parfaitement redondante avec la désignation. On pourra tout juste dire qu’à la représentation s’ajoute un effet réaliste puisque l’évocation sémiotique du bruit de sifflement est accompagnée de l’exemplification d’un sifflement réel. A ces descriptions qui mettent sous les yeux, ou plutôt ici font parvenir aux oreilles, la rhétorique ancienne donnait le nom d’harmonisme. Mais la plupart du temps les sonorités seules sans l’appui des significations sont impuissantes à produire ces effets mimétiques. Pensons par ex. à ce verset de Saint-John Perse (Exil V) : Et le soleil enfouit ses beaux sesterces dans les sables qui cumule les

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sifflantes en nombre aussi grand que dans le vers de Racine sans produire aucun effet mimétique de sifflement... D’une façon générale, on sera extrêmement prudents et on veillera à ne pas évoquer des effets mimétiques lorsqu’ils ne sont pas confirmés par la signification. Par ailleurs, pour ne pas tomber dans l’arbitraire, il ne faudra relever que des phonèmes manifestement mis en valeur, soit par la répétition, soit par leur place dans des positions accentuelles privilégiées (en fin de mot et parfois en initiales de mots). A ces réserves près, on pourra se permettre, s’il y a une mise en valeur avérée de tel type de phonème à évoquer l’ambiance qu’ils créent. Les consonnes sonores sont plus musicales et plus douces que les sourdes. Les occlusives évoquent la discontinuité et l’explosion, alors que les constrictives évoquent le continu et le frottement. Il arrive que des écrivains les exploitent expressivement. Ainsi dans ces deux phrases d’Henri Michaux (tirées de Portrait des Meidosems) : Il ne Fera pas Fondre la Ville. [F-F-V] Il ne Pourra Pas Percer le Cuivre [P-P-P-K] Ici s’opposent les constrictives et les occlusives, comme deux modes d’agression douce ou dure, à partir de phonèmes répétitivement exploités dans des positions privilégies (début de mots) De même Les bilabiales [p b m] sont plus douces que les vélaires [k g R]. Mais on a affaire à des effets d’évocation diffus plus qu’à des imitations précises. II.2. La théorie expressive. La théorie expressive postule donc que les sonorités du langage expriment des sentiments. A priori cela peut sembler incongru, mais si l’on fait des tests auprès de locuteurs de différentes langues et qu’on leur pose des questions du type Qui est le plus gentil : I ou K ? Qui est le plus dur : MALOUMA ou TIKETE ? Ils répondront avec un bel ensemble que i est plus gentil que k, et que MALOUMA est plus tendre que TIKETE

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Cela milite donc encore pour une relativisation de l’arbitraire du signe. En fait nous avons tous un imaginaire phonétique qui tient à un ensemble d’associations d’origine à la fois kinesthésiques (tenant aux mouvements articulatoires et aux sensations internes liées à ces mouvements) et synesthésiques (tenant à des correspondances que nous établissons entre domaines sensoriels différents). N.B . Ces deux mots ne doivent pas être confondus avec le terme « cénesthésie » [du grec « koinè aisthèsis », sensation commune] qui désigne une impression générale résultant d’un ensemble de sensations non spécifiques. A vrai dire, comme on va le voir, kinesthésie et synesthésie peuvent être assez étroitement liées. II.2.1. L’explication articulatoire Lorsque nous prononçons des phonèmes, nous engageons les muscles liés à l’articulation dans des mouvements de tension, détente, blocage, relâchement. Un théoricien, des années 1970, Ivan Fonagy appelle cela joliment « un petit drame sphinctérien ». Sa thèse générale, inspirée de la psychanalyse, c’est que, dans l’articulation phonétique, on réinvestit des organes qui ont d’autres fonctions que la parole (succion, alimentation, respiration, excrétion). Du même coup, on réactive des investissements libidinaux liés à ces organes. Pour prendre quelques exemples les phonèmes bilabiaux [P / B / M] mais sont étroitement liés à l’érotisme oral. Le M serait ainsi une normalisation linguistique du mouvement de succion (accompagné de la relaxation du voile du palais qui permet de respirer sans quitter le sein maternel). Cela expliquerait notamment que ces bilabiales [mama] soient associées dans beaucoup de langues à la sphère maternelle et à l’idée de la mère. Les constrictives impliquant un relâchement, une détente, une ouverture seraient liées à des pulsions urétrales, et, si j’ose dire à la douceur du laisser –aller. Les occlusives mettent en jeu au contraire une tension musculaire (pour être claire une rétention) et seraient davantage liées aux pulsions que Freud appelle sadiques-anales. Cela nous explique qu’elles soient interprétées comme plus DURES TIKETE plus dur que MALOUMA que les constrictives (en somme ce n’est pas seulement la question acoustique de la violence du bruit impliqué), c’est aussi une question posturale.

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Ivan Fonagy a poussé très loin, un peu trop loin sans doute, l’idée de cet alphabet des pulsions que constituerait l’articulation phonétique. Et Julia Kristeva s’en est beaucoup servi pour interpréter Mallarmé et Lautréamont. II .2.2. L’explication synesthésique A vrai dire ces valeurs articulatoires se compliquent inévitablement de valeurs synesthésiques. Lorsqu’on demande aux enfants d’associer des qualités avec des phonèmes, ils en mentionnent plusieurs d’ordre sensoriel différent. Par ex : [ i] est perçu comme PETIT, CLAIR ET GENTIL [u] est sombre et méchant [K] est dur et méchant Dans de nombreuses langues on trouve aussi des synesthésies de luminosité pour désigner les voyelles comme « claires » ou « sombres ». On retrouve aussi des métaphores analogues pour désigner certains sons comme liquides [l] ou mouillés [j] (yod). Ces synesthésies tiennent à l’image corporelle que nous avons de nous-mêmes et des autres quand nous prononçons certains sons. Par exemple, les voyelles avant, articulées vers l’extérieur [i – e- ø - y] sont jugées « claires » parce qu’on se représente le son extériorisé au dehors de l’orifice buccal. Elles sont aussi considérées comme plus « sociales », littéralement tournées vers autrui. En revanche les voyelles arrière [u – o – ɔ- ɑ] prononcées vers le voile du palais sont jugées « sombres » et plutôt chargées négativement d’un point de vue relationnel. De la même façon, c’est l’articulation du [i ] (bouche très fermée) qui explique son association à la « petitesse » et par une inférence douteuse mais régulière le passage de cette « petitesse » à la « gentillesse » (parce que les petits font a priori moins peur que les grands en ce qu’ils sont supposés moins nuisibles…). Alors que le [ɑ] (ou le [ɔ]) sont articulés avec une grande aperture (et très en arrière de la bouche). Voyez (ou plutôt écoutez) comment Baudelaire joue de cette opposition des voyelles de grande et de petite aperture dans Le Voyage : Ah ! que le monde est grAND à la clarté des lAMpes ! Aux yeux du souveIr, que le monde est petIt !

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Cependant le problème de la théorie synesthésique c’est que les suggestions associées à certains phonèmes vont souvent à l’encontre de la signification des mots dans lesquels ils sont engagés. Mallarmé déplore par exemple que les phonèmes du mot « nuit » en français soient « clairs » (effectivement ce sont des voyelles aiguës, [y ]et [i] , associées synesthésiquement à la clarté, comme on l’a vu ) et qu’en revanche la voyelle du mot « jour » [u] soit « sombre » parce que c’est une voyelle catégorisée comme telle. Selon Mallarmé, le remède à cet arbitraire contrariant peut être trouvé dans le travail du vers qui va conférer un environnement de phonèmes « clairs » au mot « jour » et de phonèmes sombres au mot « nuit » (par exemple « sombre », « ténèbres », etc.). En somme, il faut comprendre « rémunération du défaut des langues » comme « réparation de l’arbitraire », correction des suggestions du signifiant par un travail d’harmonisation avec le sens. Pour résumer la théorie expressive est riche de suggestions, mais sur le plan de sa rentabilité stylistique, je ferais à son sujet les mêmes remarques que pour la théorie mimétique. Pour que des valeurs expressives se dégagent et puissent être relevées, il faut qu’elles frappent un grand nombre de phonèmes dans des positions privilégiées. Et ces valeurs se dégagent surtout dans des contextes sémantiques favorables. Du coup, la valeur de signification des sonorités apparaît faible. Elle est plutôt une valeur de renforcement connotatif de certaines significations. II.3. Les théories euphoniques Les théories euphoniques brièvement évoquées par Condillac comme une troisième possibilité de valeur des sonorités postulent d’une part qu’il existe une indépendance de la chaîne signifiante par rapport aux signifiés et d’autre part que certaines distributions de phonèmes ont plus de valeur esthétique que d’autres. Je ferai ici brièvement référence à la théorie harmonique de Maurice Grammont qu’il a développée dans son ouvrage Le Vers français, ses moyens d’expression, son harmonie au début du siècle. Comme on va le voir cette théorie repose sur une analogie implicite entre phonèmes et notes de musique. Du coup Grammont va être amené à privilégier le rôle des voyelles au détriment de celui des consonnes (parce qu’elles sont plus proches de notes de musique). Pour construire son système, il commence par définir des groupes de voyelles antithétiques. D’une part ce qu’il appelle voyelles

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« claires » [ø, e, i, y, ə], c’est-à-dire en gros toutes les voyelles qui sont prononcées à l’avant de la bouche (palatales). A ces voyelles claires, il oppose des voyelles « graves » [o, u, ɑ ], c’est-à-dire celles qui sont prononcées à l’arrière de la bouche (vélaires). Le couple antithétique ainsi formé reçoit chez lui une dénomination un peu bizarre puisque l’un des termes, « claire », est métaphorique et réfère à la luminosité tandis que son opposé, « grave » est littéral et renvoie à la musique. Quoi qu’il en soit, le postulat posé par Grammont, c’est que l’harmonie consiste en une série de modulations phonétiques, c’est-à-dire de suites de voyelles claires ou graves alternées.

A. toutes les suites vocaliques doivent présenter une modulation. B. Ces modulations doivent coïncider avec les divisions rythmiques

du vers ou de la phrase C. Elles doivent se reproduire dans le même ordre ou à la rigueur

s’inverser symétriquement L’exemple d’une réalisation harmonique idéale selon Grammont se trouverait dans un vers de Racine comme Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée Soit la séquence de voyelles [u-u-y/ə -o-ɔ/ u-u-y/ ə -e-e] Vers harmonique s’il en fût parce que s’y reproduisent des séquences [u-u-y] qui font se succéder 2 voyelles sombres et une claire, tandis que s’opposent en fin d’hémistiche une série Claire-grave-grave [ə - o- ɔ] et une série claire-claire-claire [ə -e-e]. Dans le même ordre d’idée un vers comme celui de José-Maria de Heredia La Floride apparut sous un ciel enchanté Fait se succéder 4 séries grave-grave-claire. Bien d’autres modulations sont envisageables. On remarquera que les modulations de Grammont sont d’autant plus perceptibles qu’elles s’appliquent à un rythme d’alexandrin parfaitement régulier au découpage 3-3-3-3. Mais elles deviennent plus floues dès que le vers s’écarte un tant soit peu de ce patron. Par exemple dans le vers de Hugo : Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèles Je ne m’attarderai pas à la théorie de Grammont mais me contenterai de quelques remarques critiques. Sur un strict plan acoustique la distribution en claires et graves proposée par

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Grammont n’est pas très rigoureuse. Par ailleurs, il exclut de l’harmonie tout ce qui est d’ordre consonantique alors que les consonnes jouent clairement un rôle dans la construction sonore du vers. Mais surtout la valorisation de ce qu’il appelle « harmonie » est largement arbitraire ou plutôt elle témoigne d’un goût historiquement marqué pour une certaine époque de la poésie. La méthode de Grammont ne donnerait rien de bon si on l’appliquait à Verlaine, parce que Verlaine travaille plutôt sur les continuités mélodiques que sur les oppositions harmoniques comme dans les vers suivants des Romances sans paroles Qu’as-tu voulu, fin refrain incertain ? Ou dans cette strophe de « A la manière de Paul Verlaine » : C’est à cause du clair de la lune Que j’assume ce masque nocturne Et de Saturne penchant son urne Et de ces lunes l’une après l’une. Au total, on conclura sur ce point en remarquant que, s’il est vrai que certains poètes se caractérisent par une musicalité caractéristique qu’on peut tenter de décrire (c’est-à-dire un usage préférentiel de certains phonèmes et configurations de phonèmes), il est difficile d’en faire une théorie rigoureuse. Par exemple l’opposition voyelle/consonne, d’un strict point de vue acoustique n’est pas si tranchée que cela. Certaines consonnes, dites sonantes comme le [ L] ou le [R ] sont très proches des voyelles. Par ailleurs les phonèmes étant des sons impurs, il est difficile de les engager dans des oppositions musicales nettes. Enfin, on remarquera qu’une telle description reste en-deçà de la signification et est donc d’un intérêt interprétatif faible. II.4.La théorie sémantique et fonctionnelle Il reste une seule piste que Condillac n’exploite pas mais qui est peut-être la plus intéressante pour nous qui cherchons essentiellement à interpréter les textes. Selon cette théorie les phonèmes n’ont pas de valeur a priori mais ils se chargent de valeurs de sens par association à certains mots. Et du coup, ils sont susceptibles de diffuser leur connotation sémantique au-delà du mot auquel ils sont associés, si les séquences phonétiques du mot-matrice se répètent. Ou pour parler comme Jakobson autrefois les relations entre formes phonétiques ont tendance à suggérer des rapports entre significations.

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Prenons un exemple très simple. Soit l’expression La nature éternelle Si l’on examine la suite consonantique qui constitue cette expression, on se rend compte qu’elle est constituée des suites [L N T R / T R N L]. Formellement, il y a un rapport symétrique entre les consonnes du mot et celles de l’adjectif épithète. Parce qu’elles sont composées des mêmes éléments phonétiques, nature et éternité apparaissent en relation d’affinité, elles forment un ensemble clos et en quelque sorte congruent. Cette association de significations apparaît donc non pas « arbitraire » mais « fondée en nature » par la langue elle-même, puisqu’à la solidarité entre la notion et son attribut. Cet exemple nous conduit à énoncer un principe général propre à la théorie fonctionnelle, inspiré par les réflexions de Roman Jakobson sur le parallélisme en poésie : lorsque les signifiants entretiennent des rapports formels simples (analogie / opposition / symétrie / inclusion), nous avons tendance à projeter ces rapports sur le plan des significations. Vous voyez plus qu’il ne s’agit plus ici de la valeur de phonèmes isolés mais de groupements de phonèmes dans leur rapport au sens. Voyons ensemble quelques exemples de ces rapports symboliques simples (qu’on peut aussi appeler « figuraux ») entre phonèmes. II.4.1. Rapports analogiques Dans ce vers de Baudelaire (« Ciel brouillé ») Ton œil mYstErIEUx (Est-Il blEU,grIs ou vERt) La série vocalique [i-e-i-ø] du mot « mystérieux » se retrouve approximativement dans les voyelles du début de la question [e-i-ø-i]. Il y a association entre le mystère et l’incertitude de la couleur. Un double pianotement entre des phonèmes aigus très proches et des nuances de couleur qui sont elles aussi difficiles à discerner. La suggestion c’est donc qu’il y a analogie entre le sentiment de mystère et l’incertitude perceptive. II.4.2. Rapports contrastifs Dans un poème où il s’auto-parodie (« A la manière de Paul Verlaine »), Verlaine écrit : Des romances sans paroles ont, D’un ACCORD DISCORD ensemble et frais, Agacé ce cœur fadasse exprès

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Les phonèmes d’accord discord sont à la fois en « accord », les finales en [ɔR] riment, et en opposition, la voyelle la plus fermée[ i] s’opposant à la plus ouverte[ a]. II.4.3 Rapports inclusifs Dans un vers d’ « Esther », Racine écrit Et du cœur D’ASSuéRuS aDouCiR la RuDeSSe soit la série consonantique [DSR SDR RDS]. Le nom du roi Assuérus contient donc les consonnes de « douceur » et de « rudesse ». De fait, le roi Assuérus, d’abord intraitable avec les juifs sous l’influence de mauvais conseillers, va se laisser fléchir par Esther et les sauver. Il va passer de rudesse à douceur, deux sentiments finalement assez proches bien qu’inverses, et qui sont tous les deux inclus dans son nom. Conclusion Si donc les jeux phonétiques ont très souvent comme on l’a vu une valeur de redoublement des valeurs du sens dénoté (dans les pratiques imitatives et expressives), nous voyons (dans les pratiques fonctionnelles auxquelles on a parfois donné le nom de « signifiance ») qu’ils ont aussi le pouvoir de suggérer des relations de sens qui ne sont pas simplement redondantes. Ce halo sémantique qui entoure les mots en poésie, c’est ce qui leur donne cette profondeur, cette réserve inépuisable de suggestions et ce cachet de réalité qui les rapproche des choses du monde. Bien loin d’y voir une somme de suggestions fallacieuses, un poète comme Yves Bonnefoy trouve dans ce caractère du langage poétique la possibilité de réconcilier le monde et le langage comme participant d’une même réalité « corporelle ». Je le cite pour finir : «Par la grâce du mot, conséquemment parce qu’il est ce corps matériel, naturel, qui a l’infini de la chose, notre corps peut venir à la rencontre du monde, à ce niveau élémentaire, antérieur aux notions, où ce monde est précisément totalité, unité. » (« Voix rauques »)

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Bibliographie Yves BONNEFOY, « Voix rauques » in Rue traversière, Paris, Mercure de France, 1977 Abbé CONDILLAC, Traité de l’art d’écrire ; suivi d’une dissertation sur l’harmonie du style, (1772), Orléans, éditions Le Pli, 2002 Ivan FONAGY, La vive voix, Paris, Payot, 1983 Michel GAUTHIER, Système euphonique et rythmique du vers français, Paris, Klincksieck, 1974 Gérard GENETTE, Mimologiques, coll. « Poétique », Paris, Seuil, 1976 Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, « Le signifiant de connotation » in La Connotation, Presses Universitaires de Lyon, 1977 Maurice GRAMMONT, Le Vers français, ses moyens d’expression, son harmonie, paris, Delagrave, 1937 Stéphane MALLARME, « Crise de vers », in Variations sur un sujet, Paris, coll. Pléiade, Gallimard. Platon, Cratyle, GF, Flammarion, 1998. Ferdinand de SAUSSURE, Cours de linguistique générale (1915), Payot, 1969. Tzvetan TODOROV, « Le sens des sons », Poétique n°11, 1972 ANNEXE I : Liste des phonèmes du français (Alphabet phonétique français) [ a ] lac, cave, agate, il plongea [ ɑ ] tas, vase, bâton, âme [ e ] année, pays, désobéir [ ɛ ] bec, poète, blême, Noël, il peigne, il aime [ i ] île, ville, épître [ ɔ ] note, robe, Paul [ o ] drôle, aube, agneau, sot, pôle [ u ] outil, mou, pour, goût, août [ y ] usage, luth, mur, il eut [ œ ] peuple, bouvreuil, bœuf [ ø ] émeute, jeûne, aveu, nœud [ ə ] me, grelotter, je serai [ ] limbe, instinct, main, saint, dessein, lymphe, syncope [ ] champ, ange, emballer, ennui, vengeance

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[ ] plomb, ongle, mon [ œ ] parfum, aucun, brun, à jeun [ j ] yeux, lieu, fermier, liane, piller [ ɥ ] lui, nuit, suivre, buée, sua [ w ] oui, ouest, moi, squale [ p ] prendre, apporter, stop [ b ] bateau, combler, aborder, abbé, snob [ d ] dalle, addition, cadenas [ t ] train, théâtre, vendetta [ k ] coq, quatre, carte, kilo, squelette, accabler, bacchante, chrome, chlore [ g ] guêpe, diagnostic, garder, gondole [ f ] fable, physique, Fez, chef [ v ] voir, wagon, aviver, révolte [ s ] savant, science, cela, façon, patience [ z ] zèle, azur, réseau, rasade [ ʒ ] jabot, déjouer, jongleur, âgé, gigot [ ʃ ] charrue, échec, schéma, shah [ l ] lier, pal, intelligence, illettré, calcul [ r ] rare, arracher, âpre, sabre [ m ] amas, mât, drame, grammaire [ n ] nager, naine, neuf, dictionnaire [ ɲ ] agneau ANNEXE II : Classification des voyelles et des consonnes

1. Les voyelles

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2. Les consonnes

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