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51 HERMÈS 63, 2012 Thierry Paquot : La notion de « frontière » existe-elle dans toutes les langues ? Louis-Jean Calvet : Vaste question, et je ne connais pas « toutes les langues ». Mais le problème ne se pose pas dans ces termes. Toutes les langues peuvent exprimer à peu près toutes les choses. C’est une fois que les sociétés humaines ont inventé les frontières qu’elles ont utilisé leurs langues pour les nommer. Il faudrait ici interroger l’étymologie. Dans les langues romanes par exemple, la frontière et le front ont la même origine, front, aussi bien dans des expressions comme « faire front » que dans le sens militaire. Nous avons donc une première direction : la frontière est belliqueuse, ce qui n’étonnera personne… L’anglais a emprunté les termes romans, frontier et front, et dans cette langue, front désigne aussi la façade d’une maison ou d’un château, ce que l’on voit de l’extérieur donc. Il y a dans tout ça un champ sémantique intéres- sant : la frontière est vue de l’extérieur, nous voyons celle des autres et ils voient la nôtre. Mais cela est métaphorique, car nous ne voyons que rarement les frontières. Elles sont parfois matérialisées par un mur ou des barbelés (Israël/ Palestine, États-Unis/Mexique) ou par un fait géogra- phique (un fleuve), mais le plus souvent elles sont imma- térielles. Quant aux langues, leurs frontières sont toujours dif- ficiles à tracer et elles ne correspondent pas aux frontières politiques. Si vous suivez le bord de la mer Méditerranée entre Nice et San Remo, à quel moment changez-vous de langue ? Et si vous regardez la carte de l’Afrique, avec ses frontières héritées de l’époque coloniale, vous voyez qu’à de très rares exceptions près (le Rwanda, le Burundi), les langues sont le plus souvent transfrontalières. Le swahili, le lingala, le mandingue, le wolof, le hausa, bien d’autres langues encore, sont parlées dans plusieurs pays. Plus près de nous, en Europe, le français recouvre bien sûr la France mais aussi le Luxembourg, une partie de la Belgique, une partie de la Suisse, une petite partie de l’Italie, etc. Encore une fois, frontières linguistiques et frontières politiques ne correspondent pas. Et les choses sont parfois très com- plexes. Prenons le cas du Maroc, dont les frontières politiques sont à peu près fixées (à peu près, car il y a au sud le pro- blème du « Sahara espagnol »). Linguistiquement, le pays est divisé en deux, une partie de la population (dans le Rif, Louis-Jean Calvet Université de Provence Aix-Marseille 1 Des frontières et des langues Entretien avec Thierry Paquot

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Thierry Paquot : La notion de « frontière » existe-elle dans toutes les langues ?

Louis-Jean Calvet : Vaste question, et je ne connais pas « toutes les langues ». Mais le problème ne se pose pas dans ces termes. Toutes les langues peuvent exprimer à peu près toutes les choses. C’est une fois que les sociétés humaines ont inventé les frontières qu’elles ont utilisé leurs langues pour les nommer. Il faudrait ici interroger l’étymologie. Dans les langues romanes par exemple, la frontière et le front ont la même origine, front, aussi bien dans des expressions comme « faire front » que dans le sens militaire. Nous avons donc une première direction : la frontière est belliqueuse, ce qui n’étonnera personne… L’anglais a emprunté les termes romans, frontier et front, et dans cette langue, front désigne aussi la façade d’une maison ou d’un château, ce que l’on voit de l’extérieur donc. Il y a dans tout ça un champ sémantique intéres-sant : la frontière est vue de l’extérieur, nous voyons celle des autres et ils voient la nôtre. Mais cela est métaphorique, car nous ne voyons que rarement les frontières. Elles sont parfois matérialisées par un mur ou des barbelés (Israël/Palestine, États-Unis/Mexique) ou par un fait géogra-

phique (un fleuve), mais le plus souvent elles sont imma-térielles.

Quant aux langues, leurs frontières sont toujours dif-ficiles à tracer et elles ne correspondent pas aux frontières politiques. Si vous suivez le bord de la mer Méditerranée entre Nice et San Remo, à quel moment changez-vous de langue ? Et si vous regardez la carte de l’Afrique, avec ses frontières héritées de l’époque coloniale, vous voyez qu’à de très rares exceptions près (le Rwanda, le Burundi), les langues sont le plus souvent transfrontalières. Le swahili, le lingala, le mandingue, le wolof, le hausa, bien d’autres langues encore, sont parlées dans plusieurs pays. Plus près de nous, en Europe, le français recouvre bien sûr la France mais aussi le Luxembourg, une partie de la Belgique, une partie de la Suisse, une petite partie de l’Italie, etc. Encore une fois, frontières linguistiques et frontières politiques ne correspondent pas. Et les choses sont parfois très com-plexes.

Prenons le cas du Maroc, dont les frontières politiques sont à peu près fixées (à peu près, car il y a au sud le pro-blème du « Sahara espagnol »). Linguistiquement, le pays est divisé en deux, une partie de la population (dans le Rif,

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Entretien avec Thierry Paquot

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l’Atlas, le Souss) ayant l’amazight pour langue première et l’autre partie l’arabe marocain (par souci de simplifi-cation, je laisse de côté le problème de la langue officielle, l’arabe classique). Et ces populations se mêlent bien sûr dans les villes. Une troisième langue s’est insérée dans cette diglossie : le français, dans la plus grande partie du pays, et l’espagnol, au nord. Le cas de Tanger, ville qui n’est officiellement marocaine que depuis 1956, est exemplaire. Contrôlée par les Anglais à partir de 1856, puis enclave internationale aux frontières d’un Rif espagnol de 1912 à 1956, occupée par les Espagnols de 1936 à 1945, la ville a une histoire chaotique dont on trouve la trace dans des strates linguistiques : on y parle le tarifit (forme rifaine de l’amazight), l’arabe marocain, l’espagnol et un peu le fran-çais et l’anglais, etc. La notion de frontière se dilue dans ces pratiques plurilingues, les touristes espagnols n’ont pas de problèmes de communication (les commerçants parlent leur langue) et de l’autre côté du détroit de Gibraltar, en Espagne, les nombreux immigrés marocains ont importé leurs langues.

T. P. : La traduction est-elle le seul moyen de franchir les frontières linguistiques ?

L.-J. C. : Je dirais plutôt les barrières linguistiques. Il y a aujourd’hui près de sept mille langues dans le monde, et même si ce nombre est amené à diminuer de façon dras-tique, personne ne pourra jamais les parler toutes. Dès lors les solutions ne sont pas nombreuses. Il y a d’une part l’idée d’une langue véhiculaire internationale, l’anglais, mais avec une grande déperdition à la fois dans l’expression et dans la diversité linguistique. Certains, bien sûr, pensent à la solution alternative de l’espéranto : chacun continue-rait à parler sa langue et aurait appris en outre une langue internationale qui ne serait la langue de personne, d’aucun impérialisme. Idée généreuse, mais qui, depuis plus d’un siècle qu’elle est lancée, s’est avérée inefficace ou irréaliste.

Une autre solution est celle de l’intercompréhension. Il est par exemple facile, et assez rapide, d’apprendre à un

locuteur d’une langue romane à en comprendre d’autres. Ainsi un Italien, un Portugais et un Espagnol peuvent-ils sans trop de difficulté se comprendre en parlant chacun sa langue. J’enseigne moi-même depuis quelques années au Brésil, et mon portugais étant insuffisant, je le fais en espa-gnol ; tout le monde me comprend, comme je comprends les questions en portugais que me posent les étudiants. On voit aussi apparaître sur les frontières des solutions ad hoc, par exemple le « portunhol » – mélange de portugais et d’espagnol – entre l’Argentine et le Brésil. Et ce que j’ai dit sur l’intercompréhension entre les langues romanes vaut pour les langues germaniques, slaves, sémitiques ou bantoues : il suffirait de travailler un peu, de concevoir des méthodes…

Restent la traduction et l’interprétation, qui ont le mérite de respecter la diversité et qui sont les réponses les plus fréquemment utilisées, ce qui n’empêche pas d’ailleurs de militer pour que, dans tous les systèmes sco-laires, on enseigne correctement au moins deux langues étrangères. Mais les traductions posent un autre problème, ou plutôt nous apprennent autre chose. Engels disait que la preuve du pudding, c’est qu’on le mange ; nous pourrions dire que la preuve des langues, c’est qu’on les traduit. Or, depuis quelques années, on voit sur des livres traduits des mentions comme « traduit de l’anglo-américain », « traduit de l’anglais (Amérique) », voire « traduit de l’américain, de l’australien » et, pour l’espagnol, « traduit de l’espagnol (Argentine ou Cuba) », voire « de l’argentin, du mexi-cain, du cubain, etc. ». On ne nomme pas différemment des choses que l’on considère comme semblables et il y a donc derrière ces formules l’idée que ces langues sont en train de prendre des formes différentes aux quatre coins du monde.

On distingue en linguistique ce que nous appelons une « variable », un élément susceptible de varier, et des « variantes », c’est-à-dire les différentes réalisations d’une variable. De ce point de vue, nous pourrions considérer le « cubain », le « mexicain » ou le « colombien » comme des

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variantes de la variable espagnole, le « libanais », le « tuni-sien », le « marocain » comme des variantes de la variable arabe, le « britannique » et l’« américain » comme des variantes de la variable anglaise, et le « belge », le « qué-bécois », le « suisse », le « sénégalais » ou l’« hexagonal » comme des variantes de la variable française. Le problème est alors de savoir, dans quelle mesure ces variantes peuvent prendre leur autonomie et devenir à leur tour de nouvelles langues. Et ceci nous montre que les frontières linguis-tiques sont sans cesse en train de bouger, de changer.

T.  P. : Comment traduire des langues ayant des formes d’écriture totalement différentes, par exemple une langue alphabétique et une langue à idéogrammes ?

L.-J. C. : Oublions un instant les systèmes d’écriture. Un interprète peut sans problème traduire un discours en arabe ou en chinois vers le français ou le russe. Ces quatre langues n’ont pas le même système d’écriture, trois alpha-bets différents et une écriture idéographique mais, sous leur forme parlée, elles sont parfaitement traductibles. Que change le passage à l’écriture ? Pas grand-chose. Il y a bien sûr, dans toutes les langues écrites, des métaphores reposant sur le système graphique, par exemple de A à Z ou mettre les points sur les i en français, mais on trouve des expressions comparables dans les autres langues. Les choses se compliquent un peu avec le chinois, en parti-culier dans la poésie classique, où les caractères peuvent porter un sens connoté reposant uniquement sur le gra-phisme, sans contrepartie orale. François Cheng l’a bien montré dans son livre sur la poésie chinoise classique. Nous entrons alors dans un domaine où la traduction est difficile, mais il s’agit de faits très marginaux.

T.  P. : À part la Belgique, existe-t-il d’autres pays divisés par la langue ?

L.-J. C : Oui, beaucoup. Une simple approche statis-tique nous montre que le plurilinguisme est très largement répandu  dans le monde : environ deux cents pays, près

de sept mille langues, cela nous donne une moyenne de trente-cinq langues par pays. Les moyennes, bien sûr, ne sont que des moyennes. Mais, comme la Belgique, de nom-breux pays ont un plurilinguisme territorialisé : la Suisse, naturellement, ou le Canada, mais aussi l’Inde, bien des pays africains, etc. Cet aspect territorial du plurilinguisme produit en général un phénomène véhiculaire, une langue que l’on va utiliser lorsqu’on n’a pas la même langue pre-mière : le malais en Indonésie, le swahili en Afrique de l’Est, etc.

Dans ces situations, certaines langues ont une fonc-tion identitaire – langues des racines, de la famille, de l’environnement immédiat – et d’autres sont uniquement véhiculaires, ou utilitaires. Mais les identités ne sont pas des jeux à somme nulle, on ne perd pas l’une en choisis-sant l’autre. On peut être à la fois breton et français, ger-manophone et suisse, et les langues illustrent ces identités plurielles.

T.  P. : Savons-nous pourquoi des mots voyagent ? Et comment ?

L.-J. C. : Il est vrai que dans un numéro consacré à la notion de frontière, les mots voyageurs sont un beau thème, puisqu’ils transcendent les frontières. On les appelle le plus souvent des emprunts, mais le terme est un peu impropre, puisque ces emprunts ne sont pas remboursés ou rendus… Plus sérieusement, les mots qui voyagent sont toujours les témoins des rapports entre des collectivités humaines. On peut ainsi lire dans le lexique espagnol la longue cohabita-tion de cette langue avec l’arabe (beaucoup des mots espa-gnols commençant par « a » sont d’origine arabe), on peut également lire dans le vocabulaire politique, administratif et technique des langues de l’Afrique francophone la trace des rapports de domination de l’époque coloniale. La place éminente de la Grande-Bretagne dans l’histoire des sports au xixe siècle se lit dans le vocabulaire sportif en français ou en italien. Nous pourrions également établir les cartes de ces mots migrateurs, celle du café ou celle de l’abricot,

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tous deux venus de l’arabe, l’un passant par le turc et la Turquie, l’autre par l’espagnol et l’Espagne. Et nous avons là un parallélisme entre le trajet de ces mots voyageurs et les migrations humaines, un parallélisme qui va au-delà de la simple métaphore. Les mots migrent, comme les êtres humains. Et parfois la loi s’oppose à ces migrations. Ainsi, en France, la loi Toubon et les commissions de termino-logie des différents ministères tentent-elles d’établir un barrage contre les mots étrangers, plus particulièrement anglais. On arrête les migrants à Gibraltar, en Italie ou aux Canaries, on tente d’arrêter les mots. Mais, si un ministre de l’Intérieur peut affréter des charters et les remplir de Maliens, il est difficile d’imaginer des charters de mots.

T.  P. : Comment expliquer le décalage entre l’usage d’un mot et son inscription dans le dictionnaire ?

L.-J. C. : Le dictionnaire est un frigidaire, une chambre froide, il enregistre et conserve l’usage. Cet usage est oral, c’est dans l’oral, dans les pratiques sociales, que la langue bouge, évolue, se transforme, et le dictionnaire court après ces transformations. Disons qu’il enregistre un état de langue, et qu’il est toujours en retard sur l’évolution. Cela ne signifie pas pour autant que toutes les innovations orales aient un avenir, qu’elles restent dans la langue. Certaines vivent ce que vivent les roses ou les papillons, peu de temps, d’autres se démodent et d’autres s’inscrivent durablement dans le paysage linguistique. Ce sont ces dernières qui, en général, entrent dans les dictionnaires. Mais ceux-ci se démodent aussi. Chaque année le Petit Robert ou le Larousse communiquent à la presse la liste des nouveaux mots qu’ils ont introduits dans leurs colonnes. Mais comme ils ont tou-jours à peu près le même volume, chaque année également des mots sortent du dictionnaire. Et la chambre froide est donc elle aussi traversée par le mouvement, par l’histoire.

T. P. : Qu’appelles-tu « écologie des langues » ?L.-J. C. : C’est une approche des langues qui prend en

compte leur milieu. On considère en écologie qu’une niche

est constituée d’un biotope (littéralement, un milieu de vie) et des espèces qui le peuplent. Je considère pour ma part qu’une situation sociale et les langues qu’on y parle consti-tuent une niche écolinguistique. Les langues n’existent pas en dehors de rapports historiques et sociaux, elles sont le produit de pratiques sociales. Pour rendre compte de leur coexistence, de leurs interactions, la notion de « niche » écolinguistique est utile. En outre, les langues n’existent pas en dehors de leurs locuteurs et elles entretiennent avec eux un rapport de type hôte/parasite, dans lequel bien sûr les langues sont les parasites : sans locuteurs, il n’y aurait pas de langues, c’est l’évidence, de la même façon qu’il n’y aurait pas de gui sans les pommiers qu’il parasite. Enfin, les langues entretiennent entre elles des rapports de type proie/prédateur, ce que j’ai appelé naguère la « glotto-phagie », puis la guerre des langues : certaines s’imposent face à d’autres et, parfois, les font disparaître. Tout ceci nous mène donc à considérer les milliers de langues de ce monde d’un point de vue darwinien – d’où la notion d’écologie des langues.

Il découle de cette approche de nombreuses consé-quences que je détaille dans Pour une écologie des langues du monde ou dans Il était une fois 7 000 langues, des phé-nomènes d’acclimatation des langues à une niche donnée, de concurrence aussi. Par exemple, il n’y a pas une langue française mais des langues françaises, acclimatées aux dif-férents espaces sur lesquels elles se sont répandues, au nord (France, Belgique, Canada, etc.) comme au sud (dans les anciennes colonies, en Afrique). Le français y a pris d’une part des couleurs locales (on parle d’ailleurs du français québécois ou du français sénégalais) et, d’autre part, se trouve inséré dans un processus de sélection naturelle face à d’autres langues, l’anglais au Canada, le bambara au Mali, le lingala au Congo, etc.

Disons que l’on peut, mutatis mutandis, appliquer aux langues dans la vie sociale (c’est d’ailleurs une tautologie : les langues sont toujours dans la vie sociale, c’est même le seul lieu où elles se trouvent et où on peut les décrire,

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les étudier), on peut donc appliquer aux langues dans la vie sociale ce que Darwin expliquait à propos des espèces.

T. P. : En quoi les langues sont-elles utilisées par des États comme armes de guerre ?

L.-J.  C. : Il y a dans la Bible une histoire intéres-sante, un moment de l’histoire sainte qui est à l’origine de la notion de schibboleth, ces pièges linguistiques qui comme nous allons le voir peuvent parfois être mortels. Il s’agit d’une guerre entre deux tribus d’Israël. La tribu de Galaad avait défait celle d’Ephraïm. Or, le mot qui signifie en hébreu un épi n’était pas prononcé de la même façon par les membres des deux tribus, ce qui permettait de les reconnaître. Voici le passage de la Bible qui narre ce qui arriva :

Puis Galaad s’empara des gués du Jourdain, vers Ephraïm. Lors donc qu’un des fuyards d’Ephraïm disait : « Je veux passer ! », les hommes de Galaad lui disaient : « Es-tu d’Ephraïm ? » Et s’il disait : Non ! Ils lui disaient : « Prononce donc Shibboléth ! » et il prononçait Sibboléth, car il ne réussissait pas à parler correctement. Alors on le saisissait et on l’égorgeait aux gués du Jourdain. Il tomba, en ce temps-là, qua-rante-deux mille hommes d’Ephraïm. (Les Juges, XII, 5-6)

Cela faisait beaucoup de morts pour une légère diffé-rence de prononciation, « s » ou « ch »… Mais cette anecdote nous apprend beaucoup de choses. Tout d’abord que bien avant la modélisation de la phonologie l’on était conscient de l’existence de différents points et modes d’articulation. Elle nous montre ensuite que le refus de l’usage de la diver-sité face à la diversité des usages n’est pas récent. Elle nous montre enfin que le pouvoir peut aller très loin dans ce refus. Le schibboleth est de ce point de vue un témoignage sur la variation, une prise en compte de la variation, en même temps qu’une utilisation sociale de cette varia-tion. Les membres de la tribu de Galaad n’avaient, bien

sûr, pas d’académie de la langue hébraïque, mais cela ne les empêchait pas de massacrer allègrement ceux qui ne prononçaient pas comme eux. Il s’agit évidemment d’une histoire mythique, mais les mythes ont beaucoup à nous dire. Les langues ne se font pas la guerre et ne sont pas des « armes de guerre », mais elles ont leur place dans les conflits sociaux. On peut ici évoquer le black English aux États-Unis, mais aussi la fracture linguistique que connaît la France, fracture entre la langue des beaux quartiers et celle des banlieues, fracture linguistique dont nous payons la facture sociale.

T. P. : La diversité des langues est-elle source de paix ou de guerre ?

L.-J. C. : Elle est d’abord, c’est une tautologie, source de diversité. Et cette diversité peut produire une coexis-tence pacifique, ce qui est la situation la plus souhaitable. L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) l’a bien compris qui, dans sa déclaration sur la diversité culturelle, associe cette diversité à la diversité linguistique, se proposant de « sauve garder le patrimoine linguistique de l’humanité et soutenir l’ex-pression, la création et la diffusion dans le plus grand nombre possible de langues » et « d’encourager la diversité linguistique – dans le respect de la langue maternelle – à tous les niveaux de l’éducation, partout où c’est possible, et stimuler l’apprentissage du plurilinguisme dès le plus jeune âge ».

Mais la diversité des langues peut aussi jouer un rôle dans des conflits qui ne sont pas à l’origine linguistiques, constituer le versant linguistique de conflits ethniques ou politiques. La haine de l’autre peut aussi se manifester dans la haine de la langue de l’autre. Il suffit d’évoquer la Belgique et le conflit entre Flamands et Wallons. Cette volonté de nier l’autre et sa langue peut également débou-cher sur l’invention de langues, et nous retrouvons ici la question des frontières. Les conflits entre hindouistes et musulmans en Inde ont mené à la création d’un nouveau

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pays, le Pakistan, mais aussi à l’éclatement d’une langue – hindi d’un côté, ourdou de l’autre – avec des alphabets différents, un lexique qui se différencie. Apparition d’une frontière, donc, et de nouvelles langues. Il s’est produit un peu la même chose avec l’ex-Yougoslavie. On y parlait une langue, le « serbo-croate », on y trouve aujourd’hui des frontières, de nouveaux pays, mais aussi de nouvelles lan-gues, le serbe, le bosniaque, le croate, etc.

T. P. : En quoi Internet modifie-t-il le poids des langues ?L.-J.  C. : Question très intéressante. À la création

d’Internet, nombreux étaient ceux qui disaient : « Bof, c’est un truc inventé par les Américains et pour les Américains, il n’y aura que de l’anglais ». Et il est vrai qu’au début, Internet était à 100 % anglophone. Depuis, les choses ont changé de façon spectaculaire. Sans entrer dans les détails, disons qu’entre 1998 et 2005, l’anglais est passé de 75 % à

45 %, pendant que d’autres langues voyaient leurs « parts de marché » s’accroître. Par exemple, entre 2003 et 2005, l’anglais est passé de 49 % à 45 % des pages Web tandis que le français passait de 4,32 % à 4,93 %, l’italien de 2,59 % à 3,05 %. Aujourd’hui l’anglais baisse encore – en pour-centage bien sûr, pas en valeur absolue – et c’est le chinois qui monte.

Ainsi, non seulement Internet modifie le poids des langues, mais il est devenu un espace de concurrence et de liberté. N’importe qui peut par exemple écrire, dans sa langue, fût-elle très minoritaire, peu parlée, un article dans Wikipedia, article qui franchira les « frontières » et pourra être lu par quelqu’un parlant la même langue et vivant à l’autre bout du monde. Il est impossible aujourd’hui de penser la diversité linguistique, de réfléchir aux poli-tiques linguistiques, sans considérer la situation mondiale comme le versant linguistique de la mondialisation.

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