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BOOK REVIEW Des Rapports Entre Droit et Science S. Jasanoff: Le droit et la Science en Action (Textes Re ´unis, Traduits et Pre ´sente ´s par O. Leclerc) Pairs, Dalloz Rivages du Droit 2013, 206 p., ISBN 978 2 247 12586 9 Margo Bernelin Ó Springer Science+Business Media Dordrecht 2014 «Le droit et la science en action», ce titre est la parfaite illustration les domaines d’inte ´re ˆts de l’auteure dont les textes ici pre ´sente ´s, Sheila Jasanoff, et ceux de l’auteur de la traduction et de la pre ´sentation des dits textes, Olivier Leclerc. Ce livre publie ´ aux e ´ditions Dalloz dans la collection Rivages du droit est une se ´lection et une traduction de cinq textes e ´crits par Sheila Jasanoff, sociologue des sciences ame ´ricaine, Pforzheimer Professor of Science and Technology Studies au sein de la tre `s prestigieuse Universite ´ de Harvard. Ses travaux s’inte ´ressent principalement au ro ˆle de la science et des technologies au sein des socie ´te ´s contemporaines et notamment a ` leurs interactions avec le droit et la politique. Sheila Jasanoff n’est pas seulement sociologue, ce que rappelle a ` juste titre par Olivier Leclerc dans l’introduction de l’ouvrage. Titulaire d’un doctorat en linguistique, elle est avocate et a exerce ´ dans le contentieux de l’environnement avant de se tourner vers la sociologie. Cela explique l’inte ´re ˆt de Sheila Jasanoff pour les interactions entre le droit et la science et sa compre ´hension des impe ´ratifs juridiques. Elle a publie ´ de nombreux ouvrages de re ´fe ´rences, notamment Science at the bar: Law, Science and Technology [3]. Olivier Leclerc, qui a se ´lectionne ´ et traduits les textes de S. Jasanoff, est lui charge ´ de recherche au CNRS. Il partage les inte ´re ˆts de S. Jasanoff, mais du point de vue d’un juriste, notamment en ce qui concerne l’expertise et la preuve, the `mes e ´minemment scientifiques. Olivier Leclerc a se ´lectionne ´, ici, trois chapitres d’ouvrages et deux articles e ´crits par S. Jasanoff entre 2001 et 2007. Ces textes sont pre ´sente ´s sous forme de chapitres. Les deux premiers chapitres ope `rent un rappel des diffe ´rents travaux du courant des «Science Studies» (l’analyse sociale des sciences) et plus M. Bernelin (&) Charge ´e d’enseignements, Centre d’E ´ tudes Juridiques Europe ´ennes et Compare ´es (CEJEC), Universite ´ Paris Ouest Nanterre la De ´fense, Nanterre, France e-mail: [email protected]; [email protected] M. Bernelin DIM IS2-IT, Re ´gion I ˆ le-de-France, France 123 Int J Semiot Law DOI 10.1007/s11196-014-9375-8

Des Rapports Entre Droit et Science

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BOOK REVIEW

Des Rapports Entre Droit et Science

S. Jasanoff: Le droit et la Science en Action (Textes Reunis,Traduits et Presentes par O. Leclerc) Pairs, Dalloz Rivages duDroit 2013, 206 p., ISBN 978 2 247 12586 9

Margo Bernelin

� Springer Science+Business Media Dordrecht 2014

«Le droit et la science en action», ce titre est la parfaite illustration les domaines

d’interets de l’auteure dont les textes ici presentes, Sheila Jasanoff, et ceux de

l’auteur de la traduction et de la presentation des dits textes, Olivier Leclerc. Ce

livre publie aux editions Dalloz dans la collection Rivages du droit est une selection

et une traduction de cinq textes ecrits par Sheila Jasanoff, sociologue des sciences

americaine, Pforzheimer Professor of Science and Technology Studies au sein de la

tres prestigieuse Universite de Harvard. Ses travaux s’interessent principalement au

role de la science et des technologies au sein des societes contemporaines et

notamment a leurs interactions avec le droit et la politique. Sheila Jasanoff n’est pas

seulement sociologue, ce que rappelle a juste titre par Olivier Leclerc dans

l’introduction de l’ouvrage. Titulaire d’un doctorat en linguistique, elle est avocate

et a exerce dans le contentieux de l’environnement avant de se tourner vers la

sociologie. Cela explique l’interet de Sheila Jasanoff pour les interactions entre le

droit et la science et sa comprehension des imperatifs juridiques. Elle a publie de

nombreux ouvrages de references, notamment Science at the bar: Law, Science and

Technology [3]. Olivier Leclerc, qui a selectionne et traduits les textes de S.

Jasanoff, est lui charge de recherche au CNRS. Il partage les interets de S. Jasanoff,

mais du point de vue d’un juriste, notamment en ce qui concerne l’expertise et la

preuve, themes eminemment scientifiques.

Olivier Leclerc a selectionne, ici, trois chapitres d’ouvrages et deux articles ecrits

par S. Jasanoff entre 2001 et 2007. Ces textes sont presentes sous forme de

chapitres. Les deux premiers chapitres operent un rappel des differents travaux du

courant des «Science Studies» (l’analyse sociale des sciences) et plus

M. Bernelin (&)

Chargee d’enseignements, Centre d’Etudes Juridiques Europeennes et Comparees (CEJEC),

Universite Paris Ouest Nanterre la Defense, Nanterre, France

e-mail: [email protected]; [email protected]

M. Bernelin

DIM IS2-IT, Region Ile-de-France, France

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Int J Semiot Law

DOI 10.1007/s11196-014-9375-8

particulierement des Science and Technology Studies (STS, analyse de la science et

de la technique par des outils de science sociale) dans lequel s’inscrivent les

recherches de S. Jasanoff. Ces deux chapitres decrivent les grands traits des

reflexions des differents auteurs du domaine, le tout commente par S. Jasanoff. Ces

chapitres donnent au lecteur des clefs pour comprendre les notions utilisees par les

Sciences and Technology Studies et permettent d’ouvrir une porte sur ces travaux.

Le troisieme chapitre est peut etre celui qui interessera le plus le juriste, le bercant

dans un environnement familier: les decisions de justice. Sheila Jasanoff explore,

dans ce texte, la construction judiciaire des biotechnologies aux Etats-Unis,

analysant trois decisions de principe. Enfin, les deux derniers chapitres se

concentrent sur l’expertise et la preuve. Ces textes concernent, respectivement, la

legitimite de l’expert et l’interpretation, par les juges americains, de la fiabilite des

preuves scientifiques.

Ces cinq textes offrent une vision des differents travaux de Sheila Jasanoff et plus

largement une vision des apports du(des) courant(s) des STS, ce qui etait l’une des

ambitions de cet ouvrage. En effet, l’objectif de cette selection de textes et de cette

traduction est de permettre la diffusion de ces travaux a un public francophone.

Cette traduction semble en effet necessaire, tant les juristes francais apparaissent

ignorer les demonstrations des STS pour se cantonner a une etude tres schematique

et cloisonnee des liens entre droit et science. Cet ouvrage tend a creer un pont entre

les recherches en STS et la recherche juridique. Olivier Leclerc offre dans

l’introduction de ces textes des pistes de reflexions pour ‘‘esquisser des prolong-

ements de ces analyses dans le domaine de la theorie du droit’’ (p. 20). Reprenant un

constat dresse par S. Jasanoff, Olivier Leclerc explique que les STS et la theorie du

droit ont manque leur rendez-vous, ne nouant guere de relations. Pourtant pour O.

Leclerc, tout comme pour S. Jasanoff, la demarche des STS peut se rapprocher de

celle des theories realistes du droit, toutes deux envisageant la. En effet, si le courant

realiste s’interesse aux pratiques des juges dans la production du droit, les STS

s’interessent au role du droit et des juges dans la production des connaissances

scientifiques. On pourrait egalement ajouter que le rapprochement pourrait tout

aussi bien etre opere entre les STS et le courant de la sociologie du droit tant le

contexte social predomine dans les analyses des STS. Aussi, de maniere generale,

l’analyse juridique pourrait s’inspirer des STS et s’enrichir d’une etude des

conditions juridiques rendant possible la formation des connaissances scientifiques.

Il y aurait alors trois benefices attaches a cette demarche. Premierement, O. Leclerc

souligne qu’une telle approche permettrait de replacer l’etude du droit parmi les

sciences sociales comme outil d’analyse des phenomenes sociaux. Deuxiemement,

cette demarche permettrait de mettre en lumiere le potentiel d’analyse critique du

droit, ou le recours a la deconstruction serait particulierement pertinent. Le dernier

benefice anticipe par O. Leclerc est une incitation a une plus grande reflexivite au

sein de la science du droit. Fort de cette invitation a la decouverte, le lecteur peut

debuter son immersion au sein de STS par un premier chapitre introduisant les

grands traits des travaux portant sur les interactions entre droit et science.

Le premier chapitre, intitule ‘‘Ordonner le monde: le droit et la science en

action’’ [8], debute par un enonce de la volonte sous-jacente des STS: rendre compte

des interactions entre le la science et le contexte social, culturel, politique ou le droit

M. Bernelin

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s’inscrit. Les objectifs des recherches ont ete de trois ordres. Tout d’abord,

expliquer comment s’etablissent les faits scientifiques utilises par le droit;

comprendre comment certaines notions, telles que la causalite, la raison ou encore

la justice, sont utilisees par le droit et, enfin, comprendre comment les scientifiques

concourent au travail des juristes. Le droit est ici compris comme un element

influencant une science socialement situee. S. Jasanoff facilite le travail du lecteur

en explicitant les partis pris majeurs de ces recherches. Pour ces dernieres, le droit et

la science ne seraient pas des institutions etrangeres l’une a l’autre mais

partageraient des points communs. Ainsi, le premier parti pris des travaux en

STS est la prise en compte d’une symetrie dans l’analyse des pratiques juridiques et

scientifiques. Le deuxieme parti pris est que le droit et la science sont deux

institutions hautement culturelles qui interrogent les relations entre pouvoir et

savoir. Enfin, dernier parti pris des travaux en la matiere est de s’eloigner des

representations que les professionnels du droit et des sciences se font d’eux memes.

Apres cette explication des idees qui sous-tendent les travaux, S. Jasanoff s’efforce

de classifier les travaux et propose quatre lignes directrices, quatre axes de

recherche privilegies. Le premier axe est le plus ancien et concerne les interactions

entre science et droit. Ces interactions representent ici leurs points communs:

semantique (utilisation du mot loi), le rapport a la nature (parallele avec le courant

jusnaturaliste), la necessite de penser sur le fondement de faits (questions de

validite, legalite). Le deuxieme axe de recherche concerne l’autorite, c’est-a-dire

l’autorite du droit sur la science et inversement, l’autorite de la science dans le

domaine juridique. Le troisieme axe de recherche des STS concerne l’epistemologie

et plus precisement la maniere dont le droit contribue a etablir des procedures qui

permettront d’etablir des faits scientifiques. Enfin, le dernier axe de recherche

s’interesse aux enceintes ou se produisent les interactions entre droit et science. Il

convient de revenir plus longuement sur le deuxieme axe de recherche distingue par

S. Jasanoff. En effet, ce dernier se revele particulierement instructif pour les juristes

francais.

Cet axe de recherche est relatif aux questions de l’autorite des deux domaines.

Ici, l’auteure distingue cinq thematiques de recherche developpees par les STS. La

premiere concerne l’idee d’un retard que le droit aurait sur la science. Cette idee est

tres souvent reprise par la doctrine francaise depuis le debut des annees 1990. Des

1957 les sociologues se sont interesses a cette question et ont pu conclure dans les

annees 1980 que le droit n’etait pas toujours en retard. Prenant pour exemple le role

des juges, S. Jasanoff demontre qu’il existe une asymetrie entre le droit et la

science, asymetrie qui peut expliquer l’idee de retard du droit. Pour l’auteure,

l’innovation n’est pas valorisee en droit, pour preuve le juge doit justifier le

changement de regle qu’il serait amene a creer, alors que le phenomene inverse se

produit en science ou l’innovation est valorisee. Pour S. Jasanoff, les juristes ont une

vision deterministe de la science et accreditent, en consequence, la these du retard.

Il peut etre note ici que S. Jasanoff prend seulement en compte le role des juges dans

la production normative au sein un pays de Common Law. Neanmoins, l’idee de

retard est avancee par la doctrine francaise par rapport au role normatif du

Parlement. L’objet de la critique n’est donc pas le meme, neanmoins ce passage ne

manquera pas d’attirer l’attention des juristes francais et peut-etre leur curiosite. Le

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deuxieme domaine recherche, dans l’axe concernant l’autorite, est intitule «le choc

des cultures». Ici, les travaux des STS se sont efforces de rapprocher les deux

domaines en montrant qu’ils partent d’un postulat proche: l’existence de frontieres

diverses. Le troisieme domaine est, lui, beaucoup plus enferme a l’interieur des des

Etats-Unis, et est intitule la «crise». Les STS se sont interrogees, dans un systeme

accusatoire, sur l’amplification des contentieux, notamment medicaux, necessitant

un appel aux expertises variees au cours des proces. Ici, sont a l’honneur les etudes

faisant le lien entre l’amplification du contentieux et la production correspondante

de preuves dont la fiabilite a ete remise en question (reference a la «junk science»).

Toujours dans le theme du proces, le quatrieme espace de recherche est intitule «la

deference» et fait reference au role du juge face a l’objet scientifique au cours des

proces. Enfin, le cinquieme domaine, peut-etre l’un des plus importants pour

l’auteure, est «la coproduction». L’idee est qu’il existe des processus de

coproduction dans lesquelles le droit interagit avec la science. Ainsi, les etudes

ont montre que «ce que l’on sait en science depend dans une large mesure de choix,

prealables ou concomitants, sur la maniere dont on a decide de connaıtre» (p. 49).

L’auteure developpe une idee tres peu repandue dans la doctrine juridique francaise,

selon laquelle le droit influence la formation des normes scientifiques. S. Jasanoff

rapproche alors, a juste titre, cette demarche de celles de deux courants de l’etude du

droit: Law and Economics et les Critical Legal Studies.

Le second chapitre du livre se detache quelque peu de la question des interactions

entre droit et science. Il s’intitule «Ordonner les connaissance, ordonner la societe»

[5]. Ce chapitre n’est pas pour autant deconnecte de la trame du livre. En effet, il

vient approfondir l’approche, ou plutot, la «grammaire de la coproduction». Cette

grammaire se veut opposee a toute idee de determinisme de la science ou du droit et

veut mettre en lumiere la complexite des elements qui influencent le developpement

de la science et de la technologie. La grammaire de la coproduction milite alors

activement pour la prise en compte d’elements sociaux dans l’analyse de la science.

En effet, «la science et la societe, en un mot, sont coproduites, chacune soutenant

l’existence de l’autre» (p. 76). Comme dans le texte precedent, S. Jasanoff opere une

classification des travaux en STS utilisant cette grammaire. Elle decrit alors deux

courants: un courant constructiviste et un courant interactionniste. Le courant

constructiviste s’interesse a l’emergence de nouvelles institutions et se centre sur la

maniere dont sont pris en compte des elements provenant de la nature ou de la

societe. L’apport de ce courant, selon l’auteure, est de refuter tout determinisme du

social sur le scientifique et inversement dans la production d’un ordre dans la nature

et dans la societe. Le courant interactionniste s’interesse, lui, aux conflits au sein de

nouvelles institutions socio-technologiques et aux modes d’adaptation des etres

humains face a ces dernieres. Ici, les recherches se sont centrees sur les questions

d’expertise et de reception des resultats scientifiques. S. Jasanoff guide alors le

lecteur et etablit une revue de litterature relative a ces deux domaines de recherche.

L’auteure precise que la coproduction ne vise pas a fournir des explications sur

l’influence de la science sur la societe et inversement, mais a proposer des outils

pour «penser les processus de creation du sens par lesquels les etres humains se

saisissent de mondes ou la science et la technologie sont devenues omnipresentes»

(p.113).

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S. Jasanoff distingue dans ce chapitre quatre «instruments» de la coproduction.

Le premier d’entre eux est la production d’identite, cela permet de donner du sens,

d’ordonner, analyser le role des acteurs, par exemple le role de l’expert. Le

deuxieme instrument est la production d’institutions, c’est-a-dire la mise en lumiere

d’institutions conferant des identites, utilisant des postulats. Cela cree un cadre

d’analyse pour la coproduction. Le troisieme instrument est la production de

langage. L’ordonnancement passe par le langage, que ce soit par la creation d’un

mot ou par la modification d’un sens deja attribue a une semantique. Enfin, le

quatrieme instrument est celui de la production de representations science dans le

but de la rendre intelligible. S. Jasanoff conclu, ce texte, en enumerant les apports de

la grammaire de la coproduction. Ce passage est certainement essentiel pour

comprendre l’interet de cette approche. Pour l’auteure, la grammaire de la

coproduction est d’une richesse descriptive, mettant en valeur la complexite des

interactions et soulevant des questions nouvelles. De plus, l’approche permet

d’adopter une posture critique. Autre benefice, la coproduction autorise une analyse

de l’exercice du pouvoir au sein de nouvelles institutions socio-technologiques.

Enfin, elle favorise des conclusions predictives, bien que selon S. Jasanoff cette

capacite soit limitee.

Le troisieme chapitre de l’ouvrage, «Ordonner le vivant: le droit et la regulation

des biotechnologies» [4] sort de la logique de synthetisation des recherches en STS

pour apporter une analyse de la jurisprudence americaine (federale et federee)

concernant les biotechnologies. Ce texte est probablement celui qui interessera le

plus les juristes francais specialistes des sciences et techniques. Le chapitre explore

le theme de la nouveaute et de la nature. C’est a l’aune de ces notions que les

innovations dans le domaine des biotechnologies pourraient etre appreciees par les

juges. Pour l’auteure, les cours de justice sont des observatoires privilegies

d’acceptation, ou de rejet, par la societe de nouvelles technologies repoussant les

frontieres du «naturel» dans un contexte d’incertitude quant a leurs risques. Ce

chapitre permet de mettre en lumiere le role actif, bien souvent sous-estime par la

doctrine francaise, des juges dans les controverses liees aux biotechnologies. Ici,

l’etude de S. Jasanoff porte sur trois affaires au retentissement mondial. Pour

l’auteure, la ligne directrice d’une etude de telles decisions est de considerer, non

seulement des decisions, mais aussi «le contexte qui a permis leur adoption, les

termes dans lesquelles elles ont ete formulees, les interpretations qu’elles ont

ecartees et celles qu’elles ont retenues» (p. 135). Ces trois arrets ont en commun de

porter sur les notions centrales de «nouveaute» et de «nature».

S. Jasanoff commence par une etude de l’affaire Diamond v Chakrabarty de la

Cour Supreme des Etats-Unis [2], relative a la brevetabilite d’un organisme vivant

genetiquement modifie. Dans cet arret la question est de savoir si «des organismes

vivants comme des bacteries ou des souris, auparavant classes parmi les produits de

la nature», pouvaient etre fabriques et consideres comme des «inventions» (p. 136).

La reponse de la Cour Supreme des Etats-Unis fut positive. L’interet, pour l’auteure,

n’est pas tant l’issue de la decision, que le raisonnement ayant permis d’y parvenir.

S. Jasanoff decrit, ici, les arguments souleves par les parties devant la Cour

Supreme, ainsi que ceux retenus par cette derniere. L’argument central est celui de

la nouveaute. Deux positions s’affrontent alors. La premiere soutient que le domaine

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de la biologie moleculaire est nouveau et controverse, necessitant en consequence

une modification de la loi federale par le Congres. La seconde position defend,

d’une part l’idee selon laquelle les brevets ont necessairement pour raison d’etre de

soutenir l’innovation et donc la nouveaute, et d’autre part que les techniques de

manipulations moleculaires ne sont que le prolongement d’autres procedes de

manipulation du vivant. Ainsi, une modification de la loi par le Congres est inutile et

l’invention en question peut faire l’objet d’un brevet sur le fondement du droit en

vigueur. Cette seconde position est retenue par la majorite des juges de la Cour

Supreme et les conduit a appliquer une loi de 1790 a une technologie developpee au

XXe siecle.

L’auteure poursuit, ensuite par l’etude de l’’affaire Moore v. Regent of the

University of California [10]. Dans cette espece, la Cour Supreme de l’Etat de

Californie refuse de reconnaıtre un droit de propriete sur des cellules humaines dont

le titulaire serait la personne prelevee de ses cellules. Ici, S. Jasanoff s’est focalisee

sur le rejet par la Cour de ce droit de propriete a la personne dont les cellules sont

issues, alors qu’en parallele, le brevet depose sur ces memes cellules, c’est-a-dire un

droit de propriete intellectuelle etait, lui, reconnu. Pour l’auteure, cette asymetrie est

frappante. Alors que dans l’affaire Moore, c’est bien la nouveaute des pretentions

soutenues qui a conduit la Cour a rejeter l’idee d’un droit de propriete sur des

cellules, dans le cas des brevets c’est cette meme nouveaute qui fonde l’obtention

d’un titre de propriete intellectuelle.

Pour finir, l’auteure etudie la decision Johnson v. Calvert [9] relative a la

gestation pour autrui. Dans cette espece, se retrouvent en concurrence des parents

«genetiques» et une mere de substitution. Cette derniere avait recu l’insemination

d’un ovule feconde d’un couple et, a la naissance de l’enfant, refusa d’executer le

contrat de gestation et de donner l’enfant au couple. La lecture de l’auteure

s’interesse a l’ordre naturel et social impose par la Cour Supreme de Californie. La

decision fait droit aux parents genetiques et non pas a la mere de substitution.

S. Jasanoff releve que pour la Cour Supreme de Californie, l’ordre naturel est donc

celui determine par les genes et non pas celui dicte par le fait de porter un enfant.

Pour la Cour, l’element determinant est la volonte des parents biologiques de

concevoir l’enfant. L’auteure souleve egalement que l’ordre social, qui decoule du

raisonnement de la Cour, fait primer les interets d’un couple dont la situation

economique est favorable que celle de la mere de substitution.

Ainsi ces trois affaires ont ete rassemblees dans ce texte car elles sont similaires.

Le droit positif, ainsi que les notions de «nouveaute» et de «nature» ont ete

mobilisees pour repondre a des questions nouvelles et cantonner les problematiques

a de simples applications du droit en vigueur. Cela a permis d’ecarter des questions

relatives a la reification du corps humain et de ses elements. L’analyse discursive

proposee par S. Jasanoff permet une analyse critique des decisions et de les replacer

dans un contexte que le juriste serait tente d’exclure.

Les deux derniers chapitres du livre s’interessent, quant a eux, a l’expertise et a la

preuve. Le chapitre IV est intitule «Le jugement en question: les trois problemes de

la legitimite de l’expert» [6]. Ce texte debute par le constat que les questions posees

aux experts dans des domaines controverses necessitant une politique publique,

peuvent rarement appeler des reponses tranchees faute de connaissances suffisantes

M. Bernelin

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et disponibles. Pourtant, leurs avis sont eminemment attendus. Mais parce qu’ un

avis scientifique ne peut etre exact, la question qui se pose est celle de la credibilite

de l’expert qui rend un avis. Pour l’auteure, la mise a profit de la science pour

atteindre des objectifs sociaux met en lumiere des partis pris scientifiques qui ont

une influence sur l’autorite des experts. Apres une etude du debat sur l’examen par

les pairs au sein des politiques publiques americaines, l’auteure s’interesse aux

pratiques de legitimation des experts mises en place au Royaume-Uni et en

Allemagne. S. Jasanoff montre dans ce passage que les mecanismes de legitimation

des experts sont culturellement situes. Ainsi, en Allemagne, une attention toute

particuliere est portee a la representativite territoriale au sein des comites d’experts.

Au Royaume-Uni, la legitimite de l’expert repose, elle, sur ses qualites

professionnelles mais aussi sur sa capacite a se mettre au service du public. Cet

enseignement permet a l’auteure de mieux analyser le systeme americain, systeme

profondement fonde sur la reconnaissance professionnelle. S. Jasanoff milite alors

pour une reflexion plus theorique sur la legitimite de l’expertise prenant a la fois en

compte les connaissances des experts, leurs partis pris possibles et les processus

d’etablissement de leurs avis. Selon l’auteure, une telle reflexion devrait permettre

une meilleure visibilite dans la chaine des responsabilites en matiere de decision

publique et favoriser la democratie.

Le dernier chapitre de l’ouvrage, «Ce que sait le droit: la science au service de la

decision de justice» [7] concerne la recevabilite des preuves scientifiques devant les

cours de justices americaines. L’auteure revient sur l’arret Daubert [1] qui est

fondamental en ce qu’il a clarifie les conditions de recevabilite des preuves mettant

un terme aux divergences d’appreciation des juges des circuits federaux. Cet arret

pose les criteres de validite de la preuve scientifique suivants: la technique ou la

theorie etablissant la preuve doit pouvoir etre testee, elle doit etre reconnue, elle doit

avoir ete soumise a l’examen des pairs et son taux d’erreur doit etre connu.

S. Jasanoff voit dans cet arret un glissement du role du juge, maıtre de la preuve

pouvant refuser la production de certaines preuves scientifiques. Selon elle, cette

posture est critiquable sur trois points. S. Jasanoff montre en premier lieu que les

contraintes pesant sur l’etablissement des faits par la justice (ethiques, pratiques) et

par les sciences sont de nature differente. Ainsi, la transcription des criteres

scientifiques dans les decisions de justice apparaıt intenable. Ensuite, les juges ne

sont pas formes pour apprecier la recevabilite des preuves sur le fondement des

quatre criteres enonces. Enfin, et de maniere encore plus eclatante, l’auteure pose la

question des consequences que cette vision de la science implique pour la charge de

la preuve. En exigeant que les quatre criteres soient remplis l’attention semble

detournee d’autres elements telle que la raison pour laquelle certaines connaissances

scientifiques n’existent pas et imposent aux parties une preuve plus couteuse.

L’auteure conclut son propos sur une note negative, mettant en exergue le decalage

entre ce constat et l’objet d’une decision: rendre la justice.

Cette selection et ces traductions de textes permettent de remplir l’objectif que

s’etait fixe O. Leclerc, a savoir rendre accessible, a un public francophone, les ecrits

de Sheila Jasanoff et plus largement ouvrir une porte sur les Science and

Technology Studies. Ces textes s’adressent, a l’origine, a un public familier des

STS, en consequence leur lecture par un juriste francais necessitera un certain

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investissement. Neanmoins, ces textes ne manqueront pas d’interesser, voir de

federer aussi bien les theoriciens du droit, que les specialistes du droit des

biotechnologies, de la bioethique ou encore les specialistes de procedure civile. Le

lecteur devra rester attentif au contexte d’ecriture et, ainsi, prendre un certain recul

sur les apports de textes centres sur les Etats-Unis. Toutefois, les idees de justice et

de democratie, ainsi que la critique de la «deference aveugle au critere scientifique»

(p. 181), auront pour effet—peut-on l’esperer—de rassembler les lecteurs franc-

ophones et de susciter une curiosite vis-a-vis des STS.

References

1. Daubert v. Merrell Dow Pharmaceuticals, 509 U.S. 579, 1993.

2. Diamond v. Chakrabarty, 447 U.S. 303, 206 USPQ 193, 1980.

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XVII(62): 34–50.

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Democratization of expertise? Exploring novel forms of scientific advice in political decision-making,

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9. Johnson v. Calvert, 5 Cal.4th 84, 851 P.2d 776, 1993.

10. Moore v. Regents of the University of California, 51 Cal. 3d 120, 271 Cal. Rptr. 146, 793 P.2d 479,

1990.

M. Bernelin

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