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Images en Ophtalmologie Vol. VIII n o 4 juillet-août 2014 134 Cas clinique Syndrome d’Alagille • Embryo- toxon • Rétinite pigmentaire • Dysmorphie faciale. Alagille syndrome • Embryo- toxon • Pigmentary retinitis • Facial dysmorphology. Diagnostic d’un syndrome d’Alagille chez une femme adulte Diagnosis of Alagille syndrome in an adult woman O. Lichtwitz 1 , M. Boissonnot 1 , C. Kremer 2 , J. Paquereau 2 , M. Mercié 1 , A. Guiochon-Mantel 3 , X. Drouot 2 , N. Leveziel 1 ( 1 Service d’ophtalmologie, CHU de Poitiers ; 2 Service de neurophysiologie, CHU de Poitiers ; 3 Service de génétique moléculaire, pharmacogénétique et hormonologie, hôpital Bicêtre, Le Kremlin-Bicêtre) U ne femme martiniquaise, âgée de 36 ans, est adressée en consultation d’ophtalmologie pour un bilan complémentaire devant la suspicion d’un syndrome d’Alagille. Anamnèse L’histoire clinique commence en 2010 à l’occasion de la découverte fortuite d’une cytolyse hépatique, d’une cholestase ictérique et d’un temps de prothrombine effondré avec un facteur V normal au deuxième trimestre d’une première grossesse. Le bilan étiologique initial oriente vers une cirrhose biliaire primitive (anticorps antimito- chondrie positifs au 1/160). La patiente est perdue de vue après sa grossesse jusqu’à une hospitalisation en mars 2013 pour un hémothorax massif compliquant une fracture costale spontanée. Le bilan rhumatologique met en évidence une ostéoporose fracturaire sévère par carence en vitamine D, avec tassements vertébraux multiples. Le complément de bilan par biopsie hépatique met en évidence une importante ductopénie avec une cirrhose avancée ; la bili-IRM montre l’absence de voie biliaire intrahépatique. Le bilan cardiologique ne retrouve pas d’anomalies cardiaques ou de l’artère pulmonaire. Sur le plan physique, la patiente présente un visage triangulaire avec un front élargi, un menton en avant et les yeux enfoncés dans les orbites (figure 1). Examen ophtalmologique et évolution À l’interrogatoire, la patiente décrit une héméralopie depuis plusieurs années ne la gênant pas véritablement. L’acuité visuelle aux 2 yeux est à 10/10 P2, la pression intraoculaire est normale. Les examens biomicroscopiques et gonioscopiques mettent en évidence un embryotoxon postérieur partiel de l’œil droit (figure 2). Le fond d’œil met en évidence une rétinite pigmentaire bilatérale dans sa forme ponc- tuée albescente, sans ostéoblaste en périphérie (figure 3). Le champ visuel de Goldmann met en évidence une contraction des isoptères centraux ainsi qu’un scotome annulaire périphérique. L’électrorétinogramme (ERG) global confirme l’atteinte sévère du système scotopique (bâtonnets) avec préservation du fonctionnement du système photopique (cônes) [figure 4, p. 137]. L’électro-oculogramme (EOG) montre une absence de genèse du Light Peak et un rapport d’Arden effondré pour les 2 yeux, traduisant une atteinte du système scotopique des bâtonnets (figure 5, p. 137). Ce tableau très évocateur d’un syndrome d’Alagille a conduit à rechercher la mutation du gène JAG1 par séquençage génomique des 26 exons, qui s’est avéré négatif ; l’étude complémentaire de la mutation par méthode MLPA (Multiplex Ligation-Dependent Probe Amplification) s’est, elle, révélée positive en montrant une délétion hétéro- zygote, à l’origine du syndrome d’Alagille. Légendes Figure 1. Faciès caractéristique marqué par un ictère cutané et conjonctival, un visage triangulaire, un front élargi, un menton en avant et les yeux enfoncés dans les orbites. Figure 2. a. Photographie à la lampe à fente de l’œil droit : embryotoxon postérieur. b. Vue gonioscopique du quadrant temporal de l’œil droit : embryotoxon postérieur corres- pondant à un épaississement et à une anté- roposition de la ligne de Schwalbe. Figure 3. Montage du fond d’œil gauche montrant la présence de multiples taches blanches prédominant en moyenne péri- phérie.

Diagnostic d’un syndrome d’Alagille chez une femme adulte · en mars 2013 pour un hémothorax massif compliquant une fracture costale spontanée. Le bilan rhumatologique met en

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Images en Ophtalmologie • Vol. VIII • no 4 • juillet-août 2014134

Cas clinique

Syndrome d’Alagille • Embryo-toxon • Rétinite pigmentaire • Dysmorphie faciale.

Alagille syndrome • Embryo-toxon • Pigmentary retinitis • Facial dysmorphology.

Diagnostic d’un syndrome d’Alagille chez une femme adulteDiagnosis of Alagille syndrome in an adult womanO. Lichtwitz1, M. Boissonnot1, C. Kremer2, J. Paquereau2, M. Mercié1, A. Guiochon-Mantel3, X. Drouot2, N. Leveziel1

(1 Service d’ophtalmologie, CHU de Poitiers ; 2 Service de neurophysiologie, CHU de Poitiers ; 3 Service de génétique moléculaire, pharmacogénétique et hormonologie, hôpital Bicêtre, Le Kremlin-Bicêtre)

U ne femme martiniquaise, âgée de 36 ans, est adressée en consultation d’ophtalmologie pour un bilan complémentaire devant la suspicion

d’un syndrome d’Alagille.

AnamnèseL’histoire clinique commence en 2010 à l’occasion de la découverte fortuite d’une cytolyse hépatique, d’une cholestase ictérique et d’un temps de prothrombine effondré avec un facteur V normal au deuxième trimestre d’une première grossesse. Le bilan étiologique initial oriente vers une cirrhose biliaire primitive (anticorps anti mito-chondrie positifs au  1/ 160). La patiente est perdue de vue après sa grossesse jusqu’à une hospitalisation en mars 2013 pour un hémothorax massif compliquant une fracture costale spontanée.Le bilan rhumatologique met en évidence une ostéoporose fracturaire sévère par carence en vitamine D, avec tassements vertébraux multiples.Le complément de bilan par biopsie hépatique met en évidence une importante ductopénie avec une cirrhose avancée ; la bili-IRM montre l’absence de voie biliaire intrahépatique.Le bilan cardiologique ne retrouve pas d’anomalies cardiaques ou de l’artère pulmonaire.Sur le plan physique, la patiente présente un visage triangulaire avec un front élargi, un menton en avant et les yeux enfoncés dans les orbites (fi gure 1).

Examen ophtalmologique et évolutionÀ l’interrogatoire, la patiente décrit une héméralopie depuis plusieurs années ne la gênant pas véritablement.L’acuité visuelle aux 2 yeux est à 10/10 P2, la pression intraoculaire est normale. Les examens biomicroscopiques et gonioscopiques mettent en évidence un embryotoxon postérieur partiel de l’œil droit (fi gure 2).Le fond d’œil met en évidence une rétinite pigmentaire bilatérale dans sa forme ponc-tuée albescente, sans ostéoblaste en périphérie (fi gure 3).Le champ visuel de Goldmann met en évidence une contraction des isoptères centraux ainsi qu’un scotome annulaire périphérique.L’électrorétinogramme (ERG) global confi rme l’atteinte sévère du système scotopique (bâtonnets) avec préservation du fonctionnement du système photopique (cônes) [fi gure 4, p. 137].L’électro-oculogramme (EOG) montre une absence de genèse du Light Peak et un rapport d’Arden effondré pour les 2 yeux, traduisant une atteinte du système scotopique des bâtonnets (fi gure 5, p. 137).Ce tableau très évocateur d’un syndrome d’Alagille a conduit à rechercher la mutation du gène JAG1 par séquençage génomique des 26 exons, qui s’est avéré négatif ; l’étude complémentaire de la mutation par méthode MLPA (Multiplex Ligation-Dependent Probe Amplifi cation) s’est, elle, révélée positive en montrant une délétion hétéro-zygote, à l’origine du syndrome d’Alagille.

Légendes

Figure 1. Faciès caractéristique marqué par un ictère cutané et conjonctival, un visage triangulaire, un front élargi, un menton en avant et les yeux enfoncés dans les orbites.

Figure 2. a. Photographie à la lampe à fente de l’œil droit : embryotoxon postérieur. b. Vue gonioscopique du quadrant temporal de l’œil droit : embryotoxon postérieur corres-pondant à un épaississement et à une anté-roposition de la ligne de Schwalbe.

Figure 3. Montage du fond d’œil gauche montrant la présence de multiples taches blanches prédominant en moyenne péri-phérie.

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20-21 septembre 2014 Congrès ARMD 2014 • Cannes

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Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.

Cas clinique

DiscussionDécrit pour la première fois en 1975 par D. Alagille et al. (1), le syndrome d’Alagille est une affection multisystémique héréditaire, de transmission autosomique dominante, à pénétrance faible (50 %) et à mosaïcisme somatique (8 %). Sa prévalence est estimée entre 1/70 000 et 1/100 000 (2).Le plus souvent, le syndrome d’Alagille est dû à des mutations hétérozygotes du gène JAG1 (94 % des cas) [20p12], codant pour un ligand de la voie de signalisation Notch (3), ou à des mutations du gène NOTCH2 (1,5 % des cas) [1p12] (4) ; ces 2 gènes jouent un rôle important dans la détermination du devenir de la cellule en développement (5). Le tableau clinique complet du syndrome d’Alagille comporte 5 caractéristiques prin-cipales : cholestase chronique par hypoplasie des voies biliaires intrahépatiques, dys-morphie faciale caractéristique, anomalies cardiovasculaires, anomalies vertébrales et embryotoxon postérieur. Dans le cas présent, la patiente présentait un phénotype quasi-complet (4 anomalies sur 5), une recherche de mutation positive et une absence d’antécédents familiaux. Les anomalies ophtalmiques sont fréquentes (90 % des cas) et rarement isolées : elles incluent un embryotoxon postérieur, une anomalie d’Axenfeld, une cataracte sous-capsulaire postérieure, une rétinite pigmentaire, une atrophie choriorétinienne, des anomalies papillaires ou du disque optique (drusens, excavation) ; plus rarement, une microphtalmie ou un kératocône peuvent être retrouvés (6).L’embryotoxon est l’anomalie la plus fréquente (75 % des cas). Il est généralement asymptomatique, même si d’authentiques glaucomes ont été rapportés (7). Le syndrome d’Alagille est diagnostiqué presque exclusivement chez les enfants, et très peu de cas diagnostiqués à l’âge adulte sont décrits dans la littérature (8) ; c’est le cas de notre patiente, qui présentait un phénotype de déclaration tardive et rapidement sévère. Le traitement inclut une alimentation riche en carbohydrates et en triglycérides à chaînes moyennes, et un complément en vitamines.Le pronostic est généralement favorable et la maladie se stabilise le plus souvent entre 4 et 10 ans. Une insuffi sance hépatique et/ou des lésions cardiaques grèvent le pronostic. Une transplantation hépatique peut être nécessaire en cas de maladie réfractaire.Le syndrome d’Alagille doit donc être connu des ophtalmologistes car il présente des anomalies oculaires caractéristiques, notamment l’embryotoxon, pouvant orienter le diagnostic. IIII

Références bibliographiques1. Alagi l le D, Odièvre M, Gautier M, Dommergues JP. Hepatic ductular hypoplasia associated with characteristic facies, verte-bral malformations, retarded physical, mental, and sexual development, and cardiac murmur. J Pediatr 1975;86(1):63-71.

2. Garcia MA, Ramonet M, Ciocca M et al. Alagille syndrome: cutaneous manifestations in 38  children. Pediatr Dermatol 2005;22(1):11-4.

3. Coglievina M, Guarnaccia C, Zlatev V, Pongor S, Pintar A. Jagged-1 juxtamembrane region: biochemical characterization and cleavage by ADAM17 (TACE) catalytic domain. Biochem Biophys Res Commun 2013;432(4):666-71.4. Leonard LD, Chao G, Baker A, Loomes K, Spinner NB. Clinical utility gene card for: Alagille Syndrome (ALGS). Eur J Hum Genet 2014;22(3).5. Lewis J. Notch signalling and the control of cell fate choices in vertebrates. Semin Cell Dev Biol 1998;9(6):583-9.

6. Kim BJ, Fulton AB. The genetics and ocular fi ndings of Alagille syndrome. Semin Ophthalmol 2007;22(4):205-10.

7. Mielke J, Schlote T. [Juvenile glaucoma: a 17-year-old patient with liver transplantation]. Ophthalmologe 2001;98(3):308-9.

8. Arnon R, Annunziato R, Schiano T et al. Orthotopic liver transplantation for adults with Alagille syndrome. Clin Transplant 2012;26(2):E94-E100.

Légendes

Figure 4. L’électrorétinogramme global (pro-tocole standard de l’ISCEV) montre une dimi-nution d’amplitude des réponses du système scotopique.

Séquence 1 (réponse du système scoto-pique) : absence des ondes A1 et B1 tradui-sant une atteinte sévère des bâtonnets.

Séquence 2 (réponse des systèmes scoto-pique et photopique avec prépondérance pour le système scotopique) : les ondes A1 et B1 sont nettement diminuées en amplitude.

Séquence 4 (réponse du système photo-pique) : les ondes A1 et B1 sont d’amplitude normale, traduisant un bon fonctionnement des cônes L, M et S.

Séquence 5 (réponse du système photo-pique) : l’amplitude des fl ickers est normale, traduisant un bon fonctionnement des voies ON et OFF des cônes L et M.

Figure 5. Électro-oculogramme senso-riel anormal avec une absence de genèse du Light Peak et un rapport d’Arden eff ondré à 119 % pour les 2 yeux.

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Séquence 1 ISCEV

ERGOSCOT 16 mn 13 s Val = 8 Rej = 0

100 μV Œil droit

Œil droit

Œil gauche 100 μV

Œil gauche

2

1

1

2

3

3

5

5

8

7

4

4

6

6

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Œil droit

Œil gauche

Séquence 2 ISCEV

ERGWPHOT 0 mn 35 s Val = 30 Rej = 0

100 μV Œil droit

100 μV Œil gauche

A1±

A1±

B1±

B1±

3

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1

1

2

2 3

54

5 6

4

67Œil droit

Œil gauche

Séquence 5 ISCEV

ERGFLICK 19 mn 34 s Val = 30 Rej = 0

20 μV Œil droit

20 μV Œil gauche

Séquence 4 ISCEV

FLICK-10 19 mn 51 s Val = 30 Rej = 0

20 μV Œil droit

Œil droit

Œil gauche 20 μV Œil gauche

A1

A1

B1

B1

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Séquence 1 ISCEV

ERGOSCOT 16 mn 13 s Val = 8 Rej = 0

100 μV Œil droit

Œil droit

Œil gauche 100 μV

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Séquence 2 ISCEV

ERGWPHOT 0 mn 35 s Val = 30 Rej = 0

100 μV Œil droit

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A1±

A1±

B1±

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5 6

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67Œil droit

Œil gauche

Séquence 5 ISCEV

ERGFLICK 19 mn 34 s Val = 30 Rej = 0

20 μV Œil droit

20 μV Œil gauche

Séquence 4 ISCEV

FLICK-10 19 mn 51 s Val = 30 Rej = 0

20 μV Œil droit

Œil droit

Œil gauche 20 μV Œil gauche

A1

A1

B1

B1

5

Œil droit

μV

1 500

500

1 000

00 5 10 15 20 25 mn

Minimum = 493 μV

Maximum = 588 μV

Rapport d’Arden = 119 %

Œil gauche

μV

1 500

500

1 000

00 5 10 15 20 25 mn

Minimum = 492 μV

Maximum = 588 μV

Rapport d’Arden = 119 %

Light PeakLight Peak

Light PeakLight Peak

Dark TroughDark Trough

Dark TroughDark Trough

No ms μV %

No ms μV %

No ms μV %

No ms μV %

No ms μV %

No ms μV %

No ms μV %

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