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Rouchier R. et al. (ed.), Actes de la XIIIème Ecole d'Eté de Didactique des Mathématiques, pp. 1 – 21. Cédérom. © 2006 – La Pensée Sauvage – Editions. Sarrazy B. (2006). « Différencier les hétérogénéités dans l’enseignement des mathématiques : Tenants idéologiques et enjeux didactiques ». [Cours thème 2 à 13 e Ecole d’Eté de St Livrade, Août 2005]. In Rouchier A. (ed.), Actes de la XIIIe Ecole d’Eté de didactique des mathématiques. Grenoble : Pensée Sauvage. BERNARD SARRAZY DIFFERENCIER LES HETEROGENEITES DANS L’ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES TENANTS IDEOLOGIQUES ET ENJEUX DIDACTIQUES Abstract : This text examines the question of the link between the heterogeneities that can characterise a didactic system and the teaching of mathematics. At the beginning, four types of heterogeneity were defined : 1) Exogenous heterogeneity : features that in principle are of non-didactic nature such as, for example, the socio- professional background of the pupils ; 2) Perididactic heterogeneity : all the characteristics linked with the acquisition of the discipline, for example the “school level of the pupils in mathematics” ; 3) Didactic heterogeneity was defined as a creation of the didactic system enabling the adjustment of the requirements set by the curriculum to the effective constraints of a particular didactic system (levels of the pupils, time, level of difficulty of the knowledge in question…); 4) Situational heterogeneity. In this theoretical model, teaching is envisaged as a process that regulates these heterogeneities with a view to achieving better mastery of the target knowledge for the largest possible number of pupils. INTRODUCTION Depuis quelques années, les thèmes d’hétérogénéité et de différenciation agitent vivement la noosphère comme en témoignent l’appel du Comité national de coordination de la recherche en éducation (CNCRE) intitulé « Hétérogénéité des élèves et des étudiants, unité et diversité, de l’école à l’université » en 1997, un numéro spécial d’Aster paru en 2002 et plus récemment, la publication d’une note de synthèse dans la Revue française de pédagogie (Dupriez, Draelants, 2004). Doit-on y voir un indice de la manifestation du néolibéralisme dans le champ scolaire dont l’individualisme, coextensif du déclin des institutions (Dubet, 2002) représente certainement un des traits des plus manifestes ? Probablement. On peut regretter que ces idéologies et effets de masquage qu’elles produisent sur des questions classiques, mais toujours aussi vives, comme celle des inégalités scolaires, n’aient pas toujours été analysées en tant que telles par les sciences sociales qui les ont même parfois relayées – Cf. l’analyse de Poupeau, 2003. Ainsi l’hétérogénéité est souvent présentée comme un fléau entravant le travail des professeurs et s’opposant à l’efficacité de l’enseignement ; il s’agit donc de la gérer par la mise en place de dispositifs ad hoc. Bien sûr, on ne saurait être en désaccord avec une telle finalité égalitaire mais, en marge de cette ambition, se pose la question des différents sens accordés à cette notion et des rapports qu’elle entretient avec l’enseignement des mathématiques. Telle est la question que nous nous proposons de clarifier. Ce texte se structure selon trois axes. Le premier situera historiquement la question de l’hétérogénéité et de la différenciation, et posera quelques jalons pour mieux comprendre leurs conditions d’émergence. Ce décor posé, on présentera une typologie des usages de la notion afin de clarifier les questions didactiques attachées à chacun de ces usages. Quatre types d'hétérogénéités seront distingués : 1) une hétérogénéité de type exogène définie à partir de critères non-didactiques ; 2) une hétérogénéité péri-didactique correspondante à un ensemble de critères liés indirectement à l’action didactique (le niveau scolaire des élèves, par

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Rouchier R. et al. (ed.), Actes de la XIIIème Ecole d'Eté de Didactique des Mathématiques, pp. 1 – 21. Cédérom. © 2006 – La Pensée Sauvage – Editions.

Sarrazy B. (2006). « Différencier les hétérogénéités dans l’enseignement des mathématiques : Tenants idéologiques et enjeux didactiques ». [Cours thème 2 à 13e Ecole d’Eté de St Livrade, Août 2005]. In Rouchier A. (ed.), Actes de la XIIIe Ecole d’Eté de didactique des mathématiques. Grenoble : Pensée Sauvage.

BERNARD SARRAZY

DIFFERENCIER LES HETEROGENEITES DANS L’ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES

TENANTS IDEOLOGIQUES ET ENJEUX DIDACTIQUES

Abstract : This text examines the question of the link between the heterogeneities that can characterise a didactic system and the teaching of mathematics. At the beginning, four types of heterogeneity were defined : 1) Exogenous heterogeneity : features that in principle are of non-didactic nature such as, for example, the socio-professional background of the pupils ; 2) Perididactic heterogeneity : all the characteristics linked with the acquisition of the discipline, for example the “school level of the pupils in mathematics” ; 3) Didactic heterogeneity was defined as a creation of the didactic system enabling the adjustment of the requirements set by the curriculum to the effective constraints of a particular didactic system (levels of the pupils, time, level of difficulty of the knowledge in question…); 4) Situational heterogeneity. In this theoretical model, teaching is envisaged as a process that regulates these heterogeneities with a view to achieving better mastery of the target knowledge for the largest possible number of pupils.

INTRODUCTION

Depuis quelques années, les thèmes d’hétérogénéité et de différenciation agitent vivement la noosphère comme en témoignent l’appel du Comité national de coordination de la recherche en éducation (CNCRE) intitulé « Hétérogénéité des élèves et des étudiants, unité et diversité, de l’école à l’université » en 1997, un numéro spécial d’Aster paru en 2002 et plus récemment, la publication d’une note de synthèse dans la Revue française de pédagogie (Dupriez, Draelants, 2004). Doit-on y voir un indice de la manifestation du néolibéralisme dans le champ scolaire dont l’individualisme, coextensif du déclin des institutions (Dubet, 2002) représente certainement un des traits des plus manifestes ? Probablement. On peut regretter que ces idéologies et effets de masquage qu’elles produisent sur des questions classiques, mais toujours aussi vives, comme celle des inégalités scolaires, n’aient pas toujours été analysées en tant que telles par les sciences sociales qui les ont même parfois relayées – Cf. l’analyse de Poupeau, 2003. Ainsi l’hétérogénéité est souvent présentée comme un fléau entravant le travail des professeurs et s’opposant à l’efficacité de l’enseignement ; il s’agit donc de la gérer par la mise en place de dispositifs ad hoc. Bien sûr, on ne saurait être en désaccord avec une telle finalité égalitaire mais, en marge de cette ambition, se pose la question des différents sens accordés à cette notion et des rapports qu’elle entretient avec l’enseignement des mathématiques. Telle est la question que nous nous proposons de clarifier.

Ce texte se structure selon trois axes. Le premier situera historiquement la question de l’hétérogénéité et de la différenciation, et posera quelques jalons pour mieux comprendre leurs conditions d’émergence. Ce décor posé, on présentera une typologie des usages de la notion afin de clarifier les questions didactiques attachées à chacun de ces usages. Quatre types d'hétérogénéités seront distingués : 1) une hétérogénéité de type exogène définie à partir de critères non-didactiques ; 2) une hétérogénéité péri-didactique correspondante à un ensemble de critères liés indirectement à l’action didactique (le niveau scolaire des élèves, par

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exemple) ; 3) une hétérogénéité didactique constitutive de l’action didactique elle-même ; cette hétérogénéité est le produit de la nécessité qu’a le professeur d'ajuster les exigences curriculaires aux contraintes effectives de sa classe (les niveaux de ses élèves, le temps disponible, le niveau de difficulté des connaissances qu’il doit transmettre…). Sous ce modèle, l’enseignement est envisagé comme un système à la fois producteur et régulateur d’hétérogénéités en vue d'une meilleure maîtrise des connaissances visées pour le plus grand nombre d’élèves dans un temps nécessairement limité ; 4) Enfin une hétérogénéité des situations sans laquelle on serait conduit à naturaliser la notion en considérant les critères de différenciation comme des caractéristiques ‘personnelles’ des élèves.

La dernière partie sera consacrée à la présentation de résultats de travaux, déjà réalisés ou en cours, qui ouvriront quelques perspectives d’étude de la question. Nous aborderons plus particulièrement la question des rapports entre les diverses formes d’hétérogénéités et leur lien avec l’enseignement des mathématiques. Ce sera l’occasion de discuter quelques aspects de l’approche anthropo-didactique développée depuis 1998 au sein du laboratoire de Didactique et d’Anthropologie des Enseignements Scientifiques et Techniques (le DAEST). Cette approche envisage l’action des professeurs comme le produit de divers assujettissements distribués dans deux grandes classes : didactiques et non-didactiques (anthropologiques). La première, bien connue des didacticiens, concerne l’ensemble des contraintes spécifiques du savoir à enseigner, qui déterminent sa transposition stricto sensu : de quel type de dépendances didactiques est-il ici question ? Comment est structuré le milieu ? Ses propriétés sont-elles ajustées aux intentions didactiques du professeur ? Quel type de contrat caractérise les relations élèves, maître et milieu ? Ce contrat est-il viable dans ce type de milieu ? Quelles variables didactiques sont sollicitées ? Quelles en sont leurs valeurs ? Comment peuvent-elles évoluer et comment évoluent-elles ? Peuvent-elles transformer la situation ? etc. La seconde, non-didactique, regroupe un ensemble de dimensions que nous qualifions d’anthropologiques : ces dimensions sont traditionnellement examinées par les recherches en sciences sociales (sciences de l’éducation, recherche pédagogique, sociologie et psychologie de l’éducation…). Bien que non spécifiques des savoirs à enseigner, elles sont nécessaires pour comprendre les raisons de certains modes de structuration et de gestion des situations d’enseignement. C’est le cas par exemple de l’affiliation (« effective » ou « affective ») d’un professeur à un mouvement pédagogique : il serait absurde de nier que cette ‘identité pédagogique’ déclarée n’ait aucun effet sur la manière dont il conduira son enseignement, dont il identifiera les difficultés, etc. C’est au croisement de ces deux champs, didactiques et anthropologiques, que s’intéresse l’anthropo-didactique. Elle s’est révélée particulièrement féconde pour mieux comprendre certains phénomènes d’enseignement comme la sensibilité au contrat didactique ou plus généralement certains phénomènes de conversions didactiques des Arrière-plans culturels dont certains seront évoqués dans ce texte.

L’HETEROGENEITE EN QUESTIONS

« Dans cette nouvelle organisation de l’enseignement [...] j’aperçois une idée qui ne me semble point juste, d’après laquelle il faudrait régler l’enseignement selon les aptitudes de l’élève. [...] On procède trop souvent comme s’il s’agissait de choisir ceux que l’on instruira. Folle méthode. S’il faut choisir, je choisis les esprits les plus rebelles ; les autres n’ont pas besoin de moi. [...] Ce monde ira toujours comme il va, si le trésor des Humanités est réservé à ceux qui en sont les plus dignes. Au contraire, si l’on se mettait à instruire les ignorants, nous verrions du nouveau. »

Alain, Propos II.

La question de l’hétérogénéité, telle qu’elle est apparue et telle qu’elle fut posée dans les années 90, est une question typiquement anthropo-didactique. Les professeurs sont contraints

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THEME 2 – DIFFERENCIER LES HETEROGENEITES DANS L’ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES 3

par les pressions institutionnelles, via les corps d’inspections, les organisations de parents d’élèves, les familles... bref par une demande sociale souvent porteuse des idéologies du moment (individualisme, appel au constructivisme…) : les exemples sont légions. Aujourd’hui, l’Ecole pâtirait de l’hétérogénéité des élèves qu’elle accueille et qui ferait obstacle à la réussite du plus grand nombre. Est-ce à dire que tous les élèves ne sont pas de ‘même nature’ puisque tel est le sens même du terme ‘hétérogène’ : « Se dit des parties, des éléments d'un tout qui sont de nature différente » (Petit Robert) ? On serait enclin à le croire à la lecture de bon nombre de textes, qu’ils soient officiels, militants et même parfois scientifiques. La focalisation opérée sur la prise en compte des différences entre élèves, de leurs singularités, souvent associée à une ‘psychologisation’ de la relation éducative ne risque-t-elle pas de brouiller les pistes, de diluer les missions de l’Ecole et de conduire les professeurs à se détourner de ce pourquoi ils ont été mandatés : enseigner. Alain avait, en son temps, écrit dans un Propos dont la publicité serait aujourd’hui salutaire : « Vous dites qu’il faut connaître l’enfant pour l’instruire ; mais ce point vrai ; je dirai plutôt qu’il faut l’instruire pour le connaître ; car sa vraie nature c’est sa nature développée par l’étude des langues, des auteurs et des sciences. C’est en le formant à chanter que je saurai s’il est musicien. » (Alain, 1986, 45).

Une des caractéristiques des publications en rapport avec l’hétérogénéité et la différenciation est certainement leur importante variété du point de vue de leurs visées (descriptives ou prescriptives), de leur niveau d’approche – macro structurel (le système d’enseignement dans son ensemble), méso (l’établissement) ou micro (la classe) – et de leur souci praxéologique plus ou moins manifeste. Une grande majorité d’entre elles est orientée par un souci, légitime mais souvent inconsidéré, d’efficacité et le plus souvent ces thèmes s’avèrent des milieux propices au développement d’idéologies individualistes comme en témoigne cet extrait d’un supplément au Bulletin officiel de juin 1999 :

Il ne s’agit donc pas de renoncer aux classes hétérogènes mais de passer d’une hétérogénéité subie, parfois vécue comme laissant sombrer les uns et empêchant les autres d’avancer, à une hétérogénéité maîtrisée, tenant mieux compte des besoins de chaque élève, de ses rythmes, de ses centres d’intérêts, de ses lacunes et de ses points forts. Telle est, là où la mixité n’est plus d’usage, la condition de sa reconquête. […........] Diversifier les méthodes d’enseignement réunit l’intérêt des élèves en difficulté et de ceux qui ne le sont pas, des collégiens qui ont du mal à suivre et de ceux qui excellent au collège. Aucune classe en réalité, fût-ce la plus ‘homogène’, ne constitue un agrégat d’élèves uniformes calés, un an durant, sur les mêmes rythmes d’apprentissage et les mêmes raisons d’apprendre. Les méthodes d’enseignement doivent s’adapter davantage à cette réalité. « (Ministère de l’Education Nationale, 1999).

Bon nombre de textes renforcent cette tendance à considérer l’hétérogénéité comme un obstacle à une véritable démocratisation qualitative1 et à l’efficacité des systèmes d’enseignement. La conclusion s’impose : l’hétérogénéité doit être régulée par la mise en place de dispositifs ad hoc permettant de contribuer à la définition d’une école plus juste – rappelons que la pédagogie différenciée a été officialisée par la loi d’orientation de 1989 (circulaire du 9 avril 1990), ce qui constitue une première dans l’histoire des recommandations ministérielles.

Ces directives ne sont pas restées sans effet puisque dans 47 % des écoles françaises ont été mis en place des groupes de niveau à l’intérieur d’une même classe (Mariette, 1996), 80 % des collèges publics comptent au moins une classe de niveau (Duru-Bellat, Mingat, 1997, 2002) et l’enseignement différencié apparaît comme un trait discriminant des profils d’enseignement (Desclaux 1996). Ainsi, s’est progressivement imposée l’idée d’une

1 Cf. la distinction introduire par Prost entre la démocratisation ‘quantitative’ et ‘qualitative’ : la démocratisation quantitative correspond à probabilité d’accès à tel ou tel niveau d'étude d’une classe d’âge donnée selon l'origine sociale ; la démocratisation qualitative correspond au différentiel de réussite pour un même niveau d’étude entre les divers groupes sociaux (Prost, 1986).

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B. SARRAZY 4

« conception générale » de l’hétérogénéité largement dominante aujourd’hui, aussi bien dans les textes officiels que dans les discours des professeurs eux-mêmes lorsqu’on les interroge sur l’origine des difficultés qu’ils rencontrent dans leur pratique d’enseignement (cf. Roiné, 2005 ; Sarrazy, Roiné, 2006).

Pourquoi finalement l’hétérogénéité pose-t-elle problème ? De quelle hétérogénéité parle-t-on ici ou là ? Quels effets sont engendrés par de telles approximations ? Le but de tout enseignement n’est-il pas de créer une homogénéité dans des usages spécifiques à des domaines disciplinaires (des manières communes de poser des problèmes et de les traiter), une homogénéité qui transcende les individualités, sans pour autant les diluer dans une même vision du monde ? Une communauté linguistique est une communauté culturelle sans pour autant être une communauté d’opinions ! Evitons de prêcher pour une égalité respectueuse des différences lorsqu’il s’agit d’enseigner à des élèves les biens culturels qu’ils doivent s’approprier pour s’inscrire dignement, en tant que sujet, dans la société dans laquelle ils devront évoluer : assujettissement n’est pas aliénation. Ainsi, ne pourrait-on pas renverser l’idéologie différenciatrice scolaire et concevoir l’hétérogénéité comme une raison d’être des systèmes didactiques ?

EMERGENCE DE LA NOTION D’HETEROGENEITE : QUELQUES REPERES HISTORIQUES

La question de l’hétérogénéité apparaît avec force dans les années 60-70, période des plus productive en sociologie de l’éducation (Cf. les grandes enquêtes de l’INED, de 1962 à 1972, les travaux de Bourdieu et Passeron, ceux de Baudelot et Establet, Boudon…) et période qui voit aussi aboutir le collège unique marquant ainsi la fin (officielle) de la différenciation structurelle dans la scolarité obligatoire. Deux catégories de raisons peuvent justifier de l’émergence de cette préoccupation : a) des raisons historiques et politiques et b) des raisons praxéologiques liées au rôle joué par l’usage des sciences sociales dans la définition des questions éducatives2.

Des raisons historiques et politiques

L’idée de la différenciation institutionnelle, celle qui s’opère par le jeu des orientations et des filières, n’est pas nouvelle : elle apparaît juste après la Révolution. Cette différenciation était fondée sur des différences de classes sur laquelle reposait la division sociale du travail. Dans une tonalité fort proche de celle de la République de Platon, voici comment Antoine Destutt de Tracy, philosophe humaniste, académicien et membre du conseil d'instruction publique en 1792, l’envisageait :

Je remarque tout d’abord que dans toute société civilisée, il y a nécessairement deux classes d’hommes ; l’une qui tire sa subsistance du travail de ses bras, l’autre qui vit du revenu de ses propriétés, ou du produit de certaines fonctions, dans lesquelles le travail de l’esprit a plus de part que celui du corps. La première est la classe ouvrière ; la seconde est celle que j’appellerai la classe savante. […] [Aux premiers] il faut qu’une éducation sommaire, mais complète en son genre, leur soit donnée en peu d’années, et que bientôt ils puissent entrer dans les ateliers. […] Ceux de la classe savante, au contraire, peuvent donner plus de temps à leur étude. […] Voilà des choses qui ne dépendent d’aucune volonté humaine ; elles dérivent nécessairement de la nature même des hommes et des sociétés : il n’est au pouvoir de personne de les changer. (Destutt de Tracy in Legrand, 1995, 52).

L’organisation proposée par Destutt De Tracy ne saurait bien sûr avoir la même signification politique aujourd’hui qu’au sortir de la Révolution. Si l’idée de l’Ecole de la nation est en

2 Pour aller plus loin sur l’aspect structurel de l’émergence de la question de l’hétérogénéité et de la différenciation, le lecteur peut se reporter aux travaux de Legrand (1995) ou de Prost (id.)

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THEME 2 – DIFFERENCIER LES HETEROGENEITES DANS L’ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES 5

route, tout reste à faire. Néanmoins, on peut considérer que cette proposition préfigure le double système de l’enseignement primaire et secondaire (celui des notables et celui du peuple) qui se mettra en place ultérieurement. Cette différenciation structurelle commencera à être vivement critiquée à la fin de la guerre 14-18 notamment par les Compagnons de l’Université Nouvelle :

Séparer, dès l’origine, les Français en deux classes et les y fixer pour toujours par une éducation différente, c’est aller à l’encontre du bon sens, de la justice et de l’intérêt national. […] Parlons de l’enseignement tout court, de l’enseignement unique […] Les pères ont travaillé dans les mêmes tranchées ; partout où cela est réalisable, les fils peuvent bien s’asseoir sur les mêmes bancs. (Compagnons de l’Université Nouvelle cités par Matéo, 1994, 3).

Malgré ces protestations, malgré les critiques de certains théoriciens de l’Education Nouvelle, malgré quelques tentatives échouées (en 1936 par exemple), cette différenciation se maintiendra jusqu’au mouvement de réformes des années 60-70 : d’abord la réforme Berthoin (1959) portant la scolarité obligatoire à 16 ans et qui unifiera le système pour les élèves de 11 à 16 ans, puis, en 1963, la réforme Fouchet qui supprimera le CEG (collège d’enseignement général) en faveur d’une structure unique le CES (collège d’enseignement secondaire) et enfin, la célèbre réforme Haby, qui, en 1975, clôturera ce mouvement d’unification des structures en instaurant le collège unique. Ces réformes contribueront à l’importante massification du collège qui subira une modification significative de sa composition sociale.

C’est dans ce contexte qu’émerge l’idée de gérer différentiellement l’hétérogénéité de ces ‘nouveaux publics’ et que se développent des interrogations, principalement sociologiques, sur le sens de ces transformations structurelles : allaient-elles dans le sens d’une démocratisation effective ?

On doit rappeler aussi que la fin des années 60 sont celles d’une industrialisation croissante, d’une transformation importante des rôles traditionnels de la famille, et sont marquées par des bouleversements importants du monde du travail et par l’effondrement des idéologies politiques. L’abandon des « grands récits » conduit à l’émergence de la pensée post-moderne (cf. Lyotard, 1979) et voit resurgir un intérêt pour la philosophie morale et politique. Une question va émerger avec force : l’équité est-elle compatible avec le libéralisme ? C’est celle que pose Rawls en 1971 dans son célèbre ouvrage Théorie de la justice, écrit en réaction à l’utilitarisme. Pour les utilitaristes, un système est équitable si la somme des bénéfices est maximale : le malheur des uns pouvant donc être compensé par le bonheur des autres et la fin pouvant ainsi justifier les moyens. A l’inverse, la théorie rawlsienne va tenter de concevoir un système permettant de maximiser le solde total des bénéfices pour l’ensemble des individus (Rawls, 1987, 152)3. La question du traitement équitable de l’hétérogénéité des publics scolarisés, telle qu’elle a été posée, a été et est encore aujourd’hui fondamentalement rawlsienne4 : les professeurs du reste, au-delà même de leurs différences de conception de l’enseignement, de leur sensibilité pédagogique, ne tarderont pas à intégrer un discours franchement rawlsien sur la question de l’équité (Cf. Jourdain, id.). La notion d’hétérogénéité se trouva ainsi directement associée à l’idée de justice sociale, qui rappelons-le, inspira les réformes à partir de 1959 : permettre à chacun des élèves de se ‘réaliser pleinement’ et marquer à l’école, par la mixité sociale, l’unité nationale chère aux fondateurs de l’école républicaine.

Des raisons praxéologiques

La seconde raison est liée aux effets d’amplification ou de légitimation de certains usages de la psychologie et de la sociologie dans le traitement de certains problèmes conséquents à la

3 Pour un développement de l’influence de Rawls sur l’enseignement et l’éducation morale voir Jourdain (2004). 4 C’est le cas par exemple de Dubet, 2001, 2004 qui pose la question de la justice scolaire par l’examen du sort réservé au plus faibles et propose ainsi une redéfinition (rawlsienne) de l’équité et de la justice.

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B. SARRAZY 6

massification et à l’allongement des études. Deux idées fortes se sont imposées dont on peut encore aujourd’hui mesurer l’influence dans la manière de poser certaines questions d’enseignement.

1) La première idée, héritée de la psychologie, est la suivante : les contenus et les formes d’enseignement doivent être adaptés aux caractéristiques cognitives et conatives des individus. C’est probablement la plus nocive didactiquement, car elle vient renforcer des idéologies tenaces : idéologie méritocratique, charismatique et mentaliste sur lesquelles je reviendrai ultérieurement. On peut aujourd’hui clairement en identifier les traces dans les discours et les pratiques des professeurs et en mesurer les effets dévastateurs (Cf. Roiné, 2005 ; Sarrazy, Roiné, 2006). Cette idée fut largement diffusée par la pédagogie de maîtrise inaugurée par Benjamin Bloom à Chicago dans les années 60 (Bloom, 1979). Ce type de pédagogie bien qu’étant nourrie des apports la psychologie génétique piagétienne (avec Louis d’Hainaut par exemple), a surtout intégré bon nombre d’apports de la psychologie différentielle (Reuchlin, 1990, 1991). Les travaux sur les styles cognitifs, probablement les plus connus, ont été ceux qui ont influencés le plus la mise en place de dispositifs de différenciation. Ces travaux, connus aussi sous le nom de « dépendance-indépendance à l’égard du champ » (D.I.C.) (Witkin et al., 1978), ont été introduits en France par Huteau (1987) et ont imposé l’idée que la sensibilité aux influences sociales, comme expression d’un style (dépendant du champ), permettrait d’expliquer les différences de réussite scolaire, notamment en mathématiques, mais aussi la supériorité, dans de nombreux domaines, des élèves indépendants du champ (Testu, 1986). Ces approches, principalement établies sur la base du calcul de corrélations (dominance hémisphérique, influence des facteurs endocriniens, appartenance sociale...) sont très faiblement explicatives – comme le pointent les psychologues eux-mêmes (Bastien, 1987) – et appellent de très sérieuses réserves quant à leur consistance théorique et leur pertinence scientifique. Malgré ces réserves, ils connurent un écho important à la fois dans les publications mais aussi dans la formation des professeurs.

2) La seconde idée, complémentaire de la première, est héritée de la sociologie, et plus particulièrement de la socio-linguistique (Bernstein, 1975). Il s’agit de concevoir des dispositifs micros et méso-structurels afin de compenser les déficits des élèves issus des minorités culturelles ou des classes populaires.

Que les positions scolaires soient ajustées aux positions socio-économiques n’est pas un fait nouveau, la nouveauté est dans la manière d’envisager les raisons de cet ajustement. Deux grands modèles avaient été avancés : (i) le modèle structuro-fonctionnaliste de Bourdieu et Passeron exposé dans La reproduction ; (ii) le modèle de l’individualisme méthodologique proposé par Boudon à peu près à la même période, exposé dans L’inégalité des chances (cf. Boudon, 1985, 1990). Au-delà même de leurs différences et de leurs ‘sensibilités politiques’, ces deux modèles ne se prêtaient pas ou fort mal à des ‘applications’ directes au système d’enseignement : le modèle de l’acteur rationnel, proposé par Boudon en 1973, par les rabattements opérés sur la volonté et l’ambition des individus, qualités censées rendre compte de l’inégale distribution des biens scolaires (via les choix scolaires opérés par les acteurs ou leurs familles), a conduit à un certain fatalisme à l’égard d’une possible intervention du politique : le principal facteur d’inégalité étant lié aux différences des choix d’orientation par les acteurs eux-mêmes, les réformes restent alors impuissantes pour réguler les inégalités. D’un autre côté, la ‘pédagogie rationnelle’, proposée au final des Héritiers par Bourdieu et Passeron, comme levier possible de réduction des inégalités, ne fera pas florès ; elle ne sera même pas reprise par les auteurs eux-mêmes !

Ce ne sera pas le cas avec les thèses de Bernstein. L’intérêt du modèle bernsteinien est de montrer en quoi le langage, ou plus exactement certains usages du langage pouvaient constituer une variable intermédiaire susceptible d’expliquer le lien entre réussite scolaire et

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THEME 2 – DIFFERENCIER LES HETEROGENEITES DANS L’ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES 7

milieu social. Bernstein montre en effet que les enfants, selon leurs milieux sociaux, selon le type de structuration de leur environnement familial, développent des compétences cognitives différentes du fait des différences de codage de leur expérience sociale (des événements passés et à venir), ces différences tenant elles-mêmes à certains formes de structuration du langage. Cette théorie connue sous le nom de la théorie des deux codes (code restreint et code élaboré) contribuera à dénaturaliser l’échec des plus faibles et conduira, malgré les protestations ultérieures de Bernstein lui-même, à la mise en place de pédagogies compensatoires – autres formes de régulation structurelle des hétérogénéités. Les conséquences en France de ces thèses furent considérables ; elles conduiront ultérieurement (en 1982) à la mise en place de la politique des ZEP dont on connaît aujourd’hui les résultats extrêmement décevants (Duru-Bellat, 1996 ; Mingat, Duru-Bellat, 1997 ; Moisan C., Jacky S., 1997 ; Bénabou, Kramarz, Prost, 2004)5.

Conclusion de la première partie

Pour clore cette première partie, je rappellerai simplement que l’intérêt pour l’hétérogénéité est conséquent du processus de démocratisation et de la massification des années 60. La différenciation est apparue comme réponse institutionnelle à cette hétérogénéité des publics, mais les dispositifs instrumentant cette différenciation ne se sont pas avérés satisfaisants. En effet, le regroupement d’élèves en fonction des performances scolaires contrevient non seulement aux principes de justice de l’Ecole Républicaine (puisque cela revient finalement à regrouper les élèves sur des critères socio-économiques) mais aussi ces dispositifs se sont avérés inefficaces (cf. Crahay, 2000 ; Slavin, 1990 ; Grisay, 1994 ; Matéo, 1994 ; Mingat, Duru-Bellat, 1997 ; Zachary, 2001). Lorsque des différences apparaissent entre des contextes homogènes et des contextes hétérogènes (opposition elle-même contestable), elles sont toujours très faibles et vont toujours dans le même sens : les classes de niveaux ont tendance à pénaliser les élèves faibles sans apporter d’effets bénéfiques aux plus avancés. En revanche, dans les bonnes classes, le rythme est plus rapide, la couverture des programmes plus grande, alors que dans les classes plus faibles, les enseignants revoient à la baisse leurs exigences : « La pire des choses est de mettre des faibles avec des faibles » résume Mingat (id.) ; la formule garderait malheureusement tout son sens pour les élèves les plus avancés – songeons aux effets associés à l’échec des plus forts regroupés dans des « classes d’élite ».

Bref, les résultats de ces politiques sont dans l’ensemble très décevants, tant au niveau micro (la classe) qu’au niveau méso-structurel (l’établissement), et pourtant le thème de l’hétérogénéité continue d’agiter assez vivement la noosphère, autour des mêmes interrogations psycho-pédagogiques ou socio-pédagogiques, entretenant toujours la même idée de l’existence de dispositifs qui permettraient d’optimiser le rendement des systèmes d’enseignement et de réduire les inégalités scolaires.

Que ces dispositifs différenciateurs, soient inspirés par la psychologie ou par la sociologie, les résultats sont analogues ; on pourrait reprendre ici avantageusement la métaphore du seau percé que Brousseau avait utilisée en 1980 : rechercher dans les caractéristiques individuelles de l’élève pour comprendre la nature des difficultés qu’il rencontre « est une attitude analogue (aussi vaine) que celle qui chercherait à expliquer pourquoi l’eau fuit d’un seau percé en

5 1,2 million d'élèves y sont scolarisés, soit 10 % des effectifs de l'enseignement scolaire. Les crédits accordés aux ZEP sont 2,7 fois plus élevés que dans l'ensemble des autres établissements. Les performances scolaires des élèves y sont inférieures à celles des élèves des autres établissements : 40 % des élèves de 8 ans ZEP ne maîtrisent pas les compétences de base en lecture (contre 19 % pour les autres élèves), 57% pour les mathématiques (contre 38,9 %). En 6ème, le différentiel reste important et parfois proche de un à deux : 23,3 % des élèves de ZEP ne maîtrisent pas les compétences de base en lecture (contre 13,2 % pour les autres) ; ce taux était de 39,3 % en calcul (contre 20,8 %) et 58 % en géométrie (contre 35,3 %). (Cf. Éducation et formation n° 41, 1995.)

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B. SARRAZY 8

analysant les différences de qualité entre l’eau qui est sortie et celle qui est restée, comme si les raisons de la fuite résidaient dans la qualité propre à l’eau. » (1980a, 181). Depuis 25 ans, la métaphore n’a pris aucune ride ! Elle dénonçait les insuffisances des approches exogènes et comparatives visant à identifier l’origine des difficultés scolaires – plus spécifiquement les théories du déficit culturel fort en vogue à l’époque. La perspective ouverte par la Théorie des situations didactiques permettait d’importer la question des difficultés scolaires dans l’étude des situations mêmes où ces difficultés se créaient et se révélaient – Cf. le ‘Cas de Gaël’ (Brousseau, 2002) et les travaux princeps sur les échecs électifs en mathématiques (Brousseau, 1980b). Ce recentrage des questions scolaires sur la classe opérée par la toute jeune didactique, conduira à focaliser l’étude à la fois sur sa dimension disciplinaire, d’où l’intérêt initial de Brousseau pour les échecs électifs (id.) et sur les situations permettant de générer des conditions appelant des conduites (des manières de d’agir, de formuler ou de prouver) spécifiques aux mathématiques. La double rupture avec le sociologisme (rabattement sur les structures) et le psychologisme (rabattement sur le sujet) ambiants se trouvait consommée, ouvrant ainsi les voies d’une approche anthropologique6 cherchant à caractériser ce qu’est « faire des mathématiques » et à étudier les conditions de cette re-création dans les situations scolaires afin de faire approprier aux élèves ce qu’on ne peut leur enseigner directement : un usage des théorèmes et algorithmes.

APPROCHE ANTHROPO-DIDACTIQUE DES HETEROGENEITES

Curieusement, la notion d’hétérogénéité, malgré ses nombreux usages, est rarement définie ou de façon très approximative – comme dans la récente note de synthèse de la Revue française de pédagogie par exemple (Dupriez, Draelants, 2004). Tantôt les auteurs semblent faire appel à la complicité du lecteur en lui demandant d’admettre la notion au titre de simple donnée ; tantôt l’hétérogénéité semble renvoyer à la diversité des origines socio-économiques des élèves, à celle de leur niveau scolaire etc. Dans tous les cas, rien n’est dit sur les modes de construction de la notion et sur la nature des liens qui sont établis implicitement avec l’origine sociale des élèves. Le masquage des processus de conversion des différences sociales en différences scolaires conduit à naturaliser les mécanismes producteurs de cet ajustement et à laisser croire à une certaine inéluctabilité de ces processus, fussent-ils invoqués par certaines approches sociologiques ou psychologiques.

En quoi ces approches sont-elles insatisfaisantes pour examiner la question des hétérogénéités dans l’enseignement ? Pour répondre d’un mot, je dirai : parce qu’on ne saurait tenir pour acquis la naturalité du travail des professeurs comme pourrait le laisser croire certains travaux aujourd’hui, prenant à l’égard de l’école une posture d’entomologiste, c’est-à-dire faisant comme si les pratiques d’enseignement, les conduites scolaires des élèves… obéissaient à une sorte loi ‘naturelle’ qu’il s’agirait de découvrir. Tout semblerait se passer comme si les décisions des professeurs étaient libres de toute contrainte didactique, sociale, politique et même épistémologique puisque les mêmes modèles, les mêmes concepts sont ici employés et les mêmes méthodes, les mêmes conseils sont préconisés, qu’il s’agisse de mathématiques, de biologie ou de gastronomie. Or, n’en déplaise à ces spécialistes de la généralité, les élèves n’entrent pas en culture comme ils entreraient à l’épicerie avec leur liste de commissions et de motivations : non seulement ils ne sauraient quoi inscrire sur leur liste mais ils seraient bien incapables de reconnaître ce qu’ils doivent y acheter ! La focalisation sur les conditions spécifiques aux connaissances à enseigner opérée par les didacticiens fut un

6 Je fais ici référence à la Théorie des situations didactiques et non à la Théorie Anthropologique du Didactique selon moi insuffisante pour dépasser les paradoxes de la relation didactique et l’étude de ces phénomènes curieux dit « d’apprentissage ». Je ne peux développer ici davantage ces différences, le lecteur intéressé peut se reporter à Sarrazy, 2005.

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THEME 2 – DIFFERENCIER LES HETEROGENEITES DANS L’ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES 9

des apports des plus nouveaux et des plus essentiels : souligner l’hétérogénéité des connaissances elles-mêmes !

Une typologie des hétérogénéités

Pourquoi une typologie ? Car la question de l’explicitation des critères est beaucoup plus essentielle qu’il n’y paraît dès lors que l’on évoque la question de l’hétérogénéité : de quoi parle-t-on et dans quel but ? Nous l’avons vu, les jeux de langage de l’hétérogénéité ne sont pas aussi homogènes que le seul usage de son singulier semble le laisser croire. Le but de cette typologie est de différencier les critères par lesquels on distinguera divers types d’hétérogénéités afin d’examiner, dans un second temps, les rapports qu’ils entretiennent, et de clarifier ainsi le niveau de responsabilité et de traitement de certaines questions d’enseignement. Trois principes ont conduit à définir 4 classes d’hétérogénéités :

1) L’hétérogénéité n’est pas une propriété intrinsèque d’une population : elle est à la fois critériée et orientée par une intention. Par exemple, il est fort peu probable pour que l’hétérogénéité des tailles des élèves intéresse un professeur de mathématiques, ce qui ne sera pas le cas pour un entraîneur de basket-ball… en revanche, le premier aura beaucoup plus d’intérêt pour les résultats d’une série d’exercices. Ne pas expliciter les critères par lesquels l’hétérogénéité est évoquée, conduit à terme à la naturaliser, voire même à en déterminer les effets (effet Rosenthal) ;

2) L’hétérogénéité est relative à une position donnée de l’observation du système didactique (on dit par exemple « Le professeur prépare sa classe » mais « il enseigne à ses élèves ») mais aussi à une situation (parmi d’autres) qui permet ou non de la révéler ;

3) Enfin l’hétérogénéité est une notion relative et non absolue : il paraît en effet difficile d’affirmer que telle ou telle classe est ou non hétérogène sans spécifier a minima le critère et sa mesure.

Présentons maintenant les quatre types annoncés.

Les hétérogénéités exogènes Ces hétérogénéités sont définies par des critères non-didactiques c’est-à-dire sans aucun lien avec le domaine de connaissances considéré, bien que ces critères non-didactiques peuvent, sous certaines conditions, engendrer des effets didactiques et contribuer ainsi à l’explication de certains phénomènes d’enseignement. Par exemple, il n’y a aucune raison a priori pour que les élèves issus de classes populaires rencontrent plus de difficultés que les autres élèves dans la compréhension d’une notion mathématique ; en revanche, le regroupement d’élèves par niveaux scolaires (et donc indirectement selon le milieu social) pèsera fortement sur les formes d’organisation et de gestion des dispositifs didactiques. Un autre exemple est fourni par le rôle des habitus linguistiques familiaux dans la production des différences de participation des élèves ; différences qui, à leur tour, peuvent engendrer des effets didactiques, comme j’ai pu le montrer à propos de l’examen des interactions didactiques maîtres-élèves, selon le genre (Sarrazy, 2001). Dans ce premier type, on peut classer : le genre, la catégorie socioprofessionnelle d’origine, le lieu d’habitation, la taille des élèves ou la couleur de leurs yeux, les pratiques d’éducation parentales, leur nationalité…

Les hétérogénéités péri-didactiques Cette deuxième classe regroupe des hétérogénéités dont les critères sont produits par divers traitements didactiques, scolaires ou non. Ce type d’hétérogénéité permet de décrire la variabilité au sein d’une population du point de vue des acquisitions réalisées (ou supposées

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comme telles) dans un domaine de connaissances particulier. Ce peut être la distribution des niveaux scolaires, les résultats à une épreuve (test, examen, évaluation ordinaire…) mais aussi l’estime de soi scolaire (« Je suis bon / mauvais en mathématiques »), les jugements professoraux… Ce type d’hétérogénéité peut être estimé par un test de connaissances, une batterie d’exercices, un questionnaire ou une simple évaluation réalisée par un professeur, etc. Sur cet aspect, et plus particulièrement sur les modalités de construction des catégories d’appréciation du niveau des élèves, on pourra se reporter à une partie travail proposé par M.-P. Chopin dans l’atelier attaché à ce cours.

Les hétérogénéités didactiques Ce type d’hétérogénéité diffère fondamentalement des deux autres : il s’agit ici d’une hétérogénéité produite par l’action didactique elle-même. En effet, toute action didactique trouve sa raison d’être dans une hétérogénéité initiale entre deux institutions : le professeur est celui qui sait ; l’élève est, par définition, celui qui ne sait pas ou sait mal. L’intention didactique visant à réduire cette distance, se manifeste par tout un ensemble d’actions visant à faire naître ou à transformer les rapports des élèves à des objets dont la maîtrise nécessite les connaissances visées par l’enseignement ; comme le rappelle Rouchier, tout « système didactique porte en lui-même les conditions de son extinction » (1996, 192). Mais l’ensemble des rapports des élèves à ces objets mathématiques est, de facto, hétérogène eu égard à leurs différences de trajectoires scolaires, d’intérêts, de niveaux… Certains élèves aiment faire des mathématiques, d’autres moins ou pas du tout ; certains identifient plus clairement que d’autres les enjeux de la leçon, les connaissances utiles, les attentes du professeur etc. Les professeurs ne disposent d’aucun autre moyen que les situations pour traiter ces différences : ils peuvent tenter de les réduire en les organisant structurellement (par des « groupes de niveaux » par exemple) ou, comme nous le verrons plus bas, les utiliser comme des sortes d’outils d’enseignement en leur affectant des fonctions didactiques différenciées. Mais au-delà de ces différences, et indépendamment de leurs ‘intensités’, le travail du professeur consiste d’abord à rendre manifeste et à optimiser une hétérogénéité initiale des rapports des élèves à l’objet d’enseignement. Cette création est constitutive de toute action didactique : elle permet au professeur non seulement d’ajuster le contrat aux caractéristiques de sa classe (du point de vue des connaissances en jeu), mais de légitimer aussi son enseignement puisqu’elle consiste à faire apparaître, pour les élèves, un certain nombre d’incertitudes quant à l’efficacité de leurs connaissances.

En fonction des propriétés des milieux, de leurs modes de gestion, de leur ajustement aux intentions didactiques du professeur, selon les moments de la leçon…, ces différences sont didactiquement nécessaires au professeur : l’intervention d’un bon élève peut permettre de poser un problème intéressant, de (re)lancer un débat, de sortir d’une impasse, de produire une institutionnalisation… mais peut tout aussi bien, dans d’autres moments, dans d’autres types de contextes, tuer le débat en dévoilant trop tôt les enjeux du contrat et entraver du même coup le « bon » déroulement de la leçon (Sarrazy, 2001). Ainsi, et quelque soit le niveau de ses élèves et leur variabilité, tout se passe comme si le professeur ajustait son enseignement en fonction : (i) des exigences du programme (ce qu’il doit faire) ; (ii) de ses convictions pédagogiques, de son épistémologie implicite… (déterminant en partie la manière dont il le fait) ; (iii) d’un ensemble de contraintes effectives auxquelles il est soumis et auxquelles il se soumet (consciemment ou pas là n’est pas la question) : le niveau moyen de sa classe, l’hétérogénéité péri-didactique, les réactions de ses élèves, le temps disponible qu’il s’accorde…

Une leçon trop ambitieuse sera trop difficile pour une proportion importante d’élèves et le professeur ne pourra pas enseigner, ne pourra pas raccrocher le nouveau à l’ancien… ; inversement, une leçon trop simple ne serait pas plus acceptable : trop gourmande en temps

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THEME 2 – DIFFERENCIER LES HETEROGENEITES DANS L’ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES 11

institutionnel, elle étendrait inutilement le temps didactique et risquerait de provoquer de la lassitude pour proportion importante de ses élèves, voire même du chahut comme on peut parfois l’observer chez de jeunes professeurs dont le souci de faire avancer tout le monde les conduit parfois à des interactions interminables avec les élèves les plus en difficulté.

Telle est la tension paradoxale qui dynamise l’hétérogénéité didactique : si trop peu d’élèves ne peuvent s’inscrire dans les situations proposées, ne peuvent répondre aux demandes du professeur, l’enseignement, pour fondé qu’il soit, n’est pas tenable ; si, au contraire, une grande majorité d’élèves identifie trop facilement ce qu’il s’agit de faire, l’enseignement est réalisable certes, mais s’avère pas ou peu fondé. C’est par ce processus d’ajustement entre ces divers impératifs (externes et internes) que se crée l’hétérogénéité didactique.

Cette hétérogénéité didactique est fonctionnelle, puisqu’elle est une des conditions de l’enseignement qui, en même temps, vise sa réduction pour en créer ultérieurement de nouvelles par un déplacement à la hausse des exigences contractuelles ; l’institutionnalisation en est d’ailleurs la marque explicite par l’homogénéisation qu’elle décrète à propos des rapports des élèves à l’objet d’enseignement. Autrement dit, sous ce modèle, l’enseignement est conçu comme un processus d’hétérogénéisation-homogénéisation, caractérisable par les ruptures successives de contrats, par le jeu des transformations des variables, par la variété et la pertinence des assortiments didactiques (Esmenjaud-Genestoux, 2000), des sauts informationnels… bref tout un ensemble d’instruments par lesquels le professeur affine sa visibilité didactique (cf. Chopin, id.), ajuste le contrat, maintient la tension didactique entre l’ancien et le nouveau, fixe le tempo, distille les difficultés ou les rappels, organise les ruptures, clôture en institutionnalisant… C’est ainsi et en fonction de tout un système de contraintes (didactiques et non didactiques) que se règle l’avancée non linéaire du temps didactique.

Commentaires sur l’intérêt anthropo-didactique de ce modèle Ce processus d’hétérogénéisation-homogénéisation engendre des effets non strictement didactiques et non étudiés comme tels, comme par exemple la distribution des élèves sur des positions scolaires associées à des rôles et des fonctions variables selon les systèmes didactiques. C’est la régularité des positions occupées par les élèves dans ces distributions qui détermine ce concept flou, mais ô combien usuel, de « niveau scolaire ». L’intérêt de ce point de vue sur les catégories scolaires est d’ouvrir de nouvelles perspectives d’étude des processus de conversion du capital culturel, linguistique… en capital scolaire. Ce fut par exemple le cas pour l’étude des phénomènes de sensibilité au contrat didactique : les modes de structuration des Arrière-plans culturels des élèves ont permis de comprendre comment certaines formes d’enseignement, par la valorisation de certains habitus (linguistiques par exemple) favorisait l’ajustement entre certaines positions de l’espace social et culturel à certaines positions de l’univers didactique. Ce modèle, en inversant la causalité classique, selon laquelle les compétences cognitives détermineraient le niveau des élèves, considère ces catégories comme des créations générées par le système didactique : la question de l’apprentissage, classiquement localisée dans le champ psychologique, devient alors une question anthropo-didactique. En effet, la distribution des rôles, directement liée aux nécessités imposées par le fonctionnement didactique, n’est plus mystérieusement attribuée à certaines vertus psychologiques des élèves toutes aussi mystérieuses (doués ou non, motivés ou pas…). Il ne s’agit plus, comme c’est classiquement le cas, de définir des dispositifs ou des formes d’enseignement en fonction de types d’élèves (conception classique de la différenciation) mais de comprendre comment certains dispositifs d’enseignement et leur mode de gestion fabriquent des positions différentielles caractérisables par des fonctions spécifiques dont les propriétés qui leur sont attachées sont ajustées à certaines propriétés de

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B. SARRAZY 12

positions de l’espace culturel7. C’est pour des raisons assez proches de celle-ci, que l’anthropologie de l’éducation américaine (Mc Dermott & Hood, 1982, Spindler, 1982) se développa, et se constitua comme champ autonome, dans les années 70 en réaction à la psychologie de l’éducation (Ogbu, 1985)8. Une bonne partie de la recherche en éducation américaine considérant les enfants comme des ‘atomes sociaux’, différant les uns des autres par les caractéristiques sélectionnées comme l’ethnicité, la classe sociale, l’appartenance religieuse... ne permettait pas de comprendre comment au sein de ce type d’organisation sociale, se créaient des rôles sociaux et des identités, comment des formes sociales émergeaient, comment des rituels, et d’autres formes de comportements se développaient, bref comment des enfants étaient transformés en élèves (Marchive, 2001, 2003). Une telle perspective ne permet pas davantage au psychologue de l’éducation de découvrir que les problèmes de langage, de cognition et de compétence sociale peuvent être produits par cette organisation sociale. C’est une des raisons pour lesquelles certains anthropologues de l’éducation, comme Ogbu par exemple, ont été conduits à rejeter le point de vue de beaucoup de psychologues de l’éducation localisant la question de l’apprentissage à l’intérieur de la tête de l’élève (Ogbu, 1985, 280).

Si, d’un côté, on ne peut que s’associer à la critique de Ogbu à propos de la critique qu’il fait des approches psychologiques qui placent « l’origine du succès et de l'échec scolaires à l’intérieur de la tête des enfants pris individuellement » (Mc Dermott et Hood, 1982, 232), d’un autre, il paraît difficile d’y souscrire entièrement car faute d’instruments théoriques adaptés, ce courant de recherche a minoré ce qui se passait en classe du point de vue didactique. On n’a en effet aucune raison de croire à une régularité des conduites des élèves, indépendamment de l’examen des conditions de ces régularités : les conditions didactiques, loin de recouvrir les conditions de l’enseignement, contribuent quand même largement à la compréhension des modes de production de ces régularités. S’il paraît évident que la classe n’est pas un espace entièrement insensible aux influences externes, il serait tout aussi excessif de lui refuser une relative autonomie. J’illustrerai cette position théorique par deux exemples de recherche (Sarrazy, 2001, 2001b) dans lesquelles j’avais reconsidéré ainsi les catégories scolaires habituelles.

La première est une étude anthropo-didactique des interactions maître-élèves, qui a permis de montrer : (i) d’une part qu’une même forme interactive témoigne d’intentions didactiques fort différentes selon les cultures didactiques, et engendre des effets cognitifs hétérogènes à même niveau scolaire d’un contexte à l’autre (Sarrazy, 2001) ; (ii) d’autre part, que les rôles didactiques attachés aux types d’élèves (bons, moyens, faible) s’avéraient fort variables selon les cultures didactiques, mais aussi selon les Arrière-plans culturels et sociaux des élèves.

La seconde (Sarrazy, 2001b) s’est attachée à l’analyse des fonctions didactique et pédagogique des appréciations que les professeurs portent sur les bulletins scolaires, afin d’examiner ce qu’elles révélaient publiquement de leur pratique d’enseignement, et de montrer comment ces appréciations pouvaient nous enseigner sur le regard que portent les professeurs sur les élèves selon leurs statuts scolaires indépendamment de leur niveau, et réciproquement comment les élèves, selon leur milieu social, envisageaient la manière de se conduire pour satisfaire aux attentes de leur professeur.

Hétérogénéités situationnelles

« Si l’on avait demandé à Ulrich de dire à quoi il ressemblait vraiment, il aurait été fort

7 La recherche concernant les rapports entre les formes de structuration de l’environnement familial (les valeurs éducatives, les styles d’éducation parentale) et les phénomènes de sensibilité au contrat didactique dans le cas de la résolution de problème, en constitue un des exemples des plus pertinents (Sarrazy, 2002). 8 Pour un développement plus complet sur les rapports entre l’anthropologie américaine de l’éducation et les didactiques, voir Clanché (2000).

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THEME 2 – DIFFERENCIER LES HETEROGENEITES DANS L’ENSEIGNEMENT DES MATHEMATIQUES 13

embarrassé ; comme beaucoup d’hommes, il ne s’était jamais examiné que dans une tâche donnée et en relation avec elle. » (Musil, L’Homme sans qualité)

Les situations ne sont pas seulement le produit de décisions intentionnelles, elles imposent aussi des contraintes sui generis afférentes à la fois aux fonctions transpositives qu’elles permettent d’assurer (on apprend toujours qu’en situation) et aux espaces de liberté qu’elles ouvrent, sans lesquels l’apprentissage ne serait que dressage – la dévolution n’est pas une intention mais une nécessité didactique : elle ne peut pas ne pas être. C’est une banalité de l’affirmer, mais il faut reconnaître que, les propriétés des situations et leurs rapports avec les décisions des professeurs ou des élèves sont trop souvent passées sous silence dans les analyses de l’enseignement. La variabilité des conduites qui s’y manifeste tient tout autant aux individus qu’aux situations elles-mêmes, au point même qu’il serait vain de chercher à les distinguer – si ce n’est pour des raisons théoriques clairement exprimées (par exemple Margolinas, 1995). La théorie des situations constitue certainement la théorisation la plus complète et la plus avancée pour l’analyse et l’élaboration de ces familles de situations d’action, de formulation et de validation (cf. Brousseau, 1998, Margolinas, 1995).

Pour montrer l’intérêt de ce type d’hétérogénéités, je rappellerai rapidement quelques résultats que j’avais établis à propos d’une étude critique de la notion de ‘rapport au savoir’ (Sarrazy, 1998). J’avais soumis un problème « pseudo-multiplicatif » à 155 élèves de CM1 dans quatre situations différentes (que je présenterai ultérieurement) :

Un escargot est au fond d'un puits. Il décide de sortir de ce puits. Sachant qu'il mettra 6 jours pour sortir du puits, combien de temps mettront 3 escargots pour faire le même trajet ?

Ce problème présente la particularité de mettre en jeu un usage peu habituel de la multiplication puisqu’il s’agit pour l’élève : (i) d’utiliser ses connaissances pour affirmer que ce problème ne relève pas de la multiplication ; (ii) de produire une réponse sans calculer.

Les quatre situations dans lesquelles les élèves doivent répondre au problème cible sont toutes des situations d’évaluation ; elles diffèrent entre elles par leur degré d’analogie aux situations habituelles sur deux dimensions : leur niveau d’officialité déterminé principalement par le statut de l’émetteur des problèmes (pouvant être selon les situations, des élèves, leur professeur ou l’expérimentateur) ; et les enjeux attachés à l’épreuve (individuel vs collectif).

(i) Situation 1 (cadrage explicite auprès des élèves : « expérience d’un chercheur ») : l’expérimentateur demande aux élèves de résoudre une série de problèmes. Les élèves sont informés que l’épreuve n’est pas notée mais un certain nombre d’aspects liés à l’enjeu de cette évaluation n’ont pas été explicités (Le professeur, les parents seront-ils informés des résultats ? Les résultats seront-ils communiqués publiquement dans la classe aux autres élèves ?...) ; (ii) Situation 2 (cadrage explicite « concours de mathématiques inter-classes ») : cette épreuve est présentée aux élèves comme un concours inter-classes dans lequel chaque classe participante est censée proposer des problèmes aux autres classes. L’épreuve se déroule en deux temps : 1) présentation des règles du « concours » puis chaque élève rédige un énoncé avec sa solution qu’il remet ensuite à l’expérimentateur ; 2) L’épreuve proprement dite : le chercheur soumet son propre protocole. L’enjeu n’est pas individuel comme dans les autres situations, mais collectif. (iii) Situation 3 (cadrage explicite « évaluation de fin de semestre ») : chaque professeur procède à une évaluation telle qu’ils ont l’habitude de le faire à la fin d’un bimestre en y incluant le problème cible. L’enjeu pour les élèves est ici clairement défini : individuel et apprécié par leur professeur. (iv) Situation 4 (cadrage « expérience d’un chercheur ») : nous cherchions à nous assurer que les élèves étaient effectivement capables de repérer un énoncé de problème « défectueux ». Dans cette épreuve les élèves sont informés de la présence de problèmes non-calculables et de problèmes calculables (classiques).

Une analyse factorielle des correspondances avait permis d’apprécier le poids des différents facteurs en présence (niveau scolaire des élèves et types de structuration des situations) sur les décisions des élèves à l’égard du problème cible.

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B. SARRAZY 14

Rép. Exacte

Non Rép.

Calcule

B-S1 B-S2

B-S3

B-S4 M-S1 M-S1

M-S3

M-S4

F-S1 F-S2

F-S3

F-S4

Situation 4 Situation 1 et 2

Situation 3

Fig 1 – Plan principal de l’AFC : Types de réponses aux PPM, types de situations et niveau scolaire des élèves

(Codage des individus : « B-S1 » : bons élèves dans la situation 1 etc.)

Les résultats montrent clairement que les décisions des élèves à l’égard du problème cible s’expliquent davantage par le type de structuration des situations que par leur niveau scolaire : lorsque l’enjeu est collectif et que le degré d’officialité est moindre, les élèves s’autorisent davantage à produire une réponse sans calculer. Il semble alors difficile de caractériser un ‘rapport’ à la multiplication indépendamment de l’examen des situations dans lesquelles ce rapport se manifeste.

Ces travaux, qui ont conduit ultérieurement au développement de l’anthropo-didactique, permettaient de réaffirmer la double rupture initiée par Brousseau dans les années 60-70, à la fois avec une conception essentialiste de la culture (conduisant à des formes didactiques mécanistes tels l’enseignement d’heuristiques à la manière de Polya, ou l’enseignement méta-cognitif), et avec une conception déprivationiste, débouchant sur les enseignements différenciés et compensatoires, dont on connaît aujourd’hui les conséquences néfastes en terme de politique culturelle ou éducative.

Une des conséquences importantes de cette perspective pour la question qui nous préoccupe est la reformulation qu’elle rend possible des rapports entre les hétérogénéités culturelles ou sociales, les hétérogénéités scolaires et les hétérogénéités didactiques précédemment discutées. La suite de ce texte sera consacrée à la présentation des principaux résultats et des pistes ouvertes par cette perspective.

QUELQUES RESULTATS EXPERIMENTAUX A PROPOS DES HETEROGENEITES ET DE LEUR REGULATION DANS LES SYSTEMES DIDACTIQUES9

Les conditions de l’expérience

L’échantillon est composé de 112 élèves répartis sur 7 classes de CM1 (9-10 ans). Afin de standardiser au mieux les conditions de l'observation et que celles-ci soient aussi proches que possible des conditions habituelles d’enseignement, un même thème de leçon a été négocié. Deux leçons d’une heure ont été réalisées – cette durée est apparue très raisonnable pour l’ensemble des 7 professeurs. Ces leçons ont été précédées d’un pré-test et suivies d’un post-test. Deux contraintes ont orienté le choix du thème de ces deux leçons : les connaissances en jeu devaient être compatibles avec le niveau de conceptualisation des élèves et ne devaient pas avoir déjà été traitées par les enseignants afin d’éviter des effets de mémoire didactique. La quatrième structure additive de la typologie de Vergnaud (1981) permettait de satisfaire à

9 Cette dernière partie emprunte à Sarrazy (2002) auquel le lecteur pourra se reporter pour précisions éventuelles.

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ces deux exigences. Cette structure présente la particularité de ne mettre en jeu que des transformations positives ou négatives (" gagner " ou " perdre ") sans qu’aucune indication ne soit fournie sur l’état numérique initial. Voici un exemple de ce type de problème :

Elodie joue deux parties de billes. Elle joue une partie. A la seconde partie, elle perd 4 billes. Après les deux parties, elle a gagné 6 billes. Que s’est-il passé à la 1ère partie ?

Mesurer les hétérogénéités

La plupart des variables ici manipulées n’ont de sens que sur des échelles catégorielles ou ordinales. Ainsi, la variance comme mesure de la dispersion ne pouvait être retenue – elle le sera lorsque les conditions d’utilisation seront réunies (distribution normale d’une variable numérique). Aussi, avons-nous retenu l’entropie (H)10 comme mesure de l’hétérogénéité. Elle correspond à la mesure du degré d'incertitude associée à l'apparition d'un individu dans une série statistique : plus un groupe est hétérogène plus la valeur de H est importante.

Remarque : rappelons qu’il s’agit d’étudier les rapports entre divers types d’hétérogénéité et non à estimer les effets attachés à telle ou telle dimension qualitative d’un échantillon (classe faible/forte, origine socio-économique des élèves favorisée / défavorisée…). Ainsi, deux distributions peuvent présenter des entropies identiques bien que les profils de leur distribution soient très dissemblables (une classe de niveau très élevé et une autre de niveau très faible peuvent avoir la même entropie). En un mot, ce n’est pas le niveau des classes qui nous intéresse mais la dispersion de cette variable.

Hétérogénéité exogène et hétérogénéité péri-didactique

Evaluons la dépendance entre la distribution des hétérogénéités exogènes et celle des hétérogénéités péri-didactiques (en mathématiques et en français).

H.CSP H.NET H.FRA

H.NET .607 – –

H.FRA .804 * .759 * –

H.MAT .236 .136 .585

(ddl = 5) * sign., prob. <.05 ** sign., prob. <.02 *** sign., prob. <.01 Si la valeur r n’est suivie d’aucune étoile : non significatif

Tab. 1 – Hétérogénéités exogène/ péri-didactique Corrélations totales (coefficient r de Bravais-Pearson)

Ces résultats permettent d’affirmer :

1) l’existence d’un lien entre les hétérogénéités exogènes (niveaux d’étude et catégorie socioprofessionnelles des familles) et les hétérogénéités péri-didactiques (distribution des niveaux scolaires français) : r =.80 ; p. <.05 pour la CSP et r =.76 ; p. <.05 pour le niveau d’étude des parents ;

2) En ce qui concerne les mathématiques, l’hétérogénéité des niveaux scolaires n’est pas liée à l’hétérogénéité des origines socioprofessionnelles des élèves (r =.236 pour la CSP et r =.136

10

⎟⎠

⎞⎜⎝

⎛−= ∑

=i

k

ii nnNN

N 21

2 loglog1H avec N : effectif de l’échantillon et ni : effectif de la modalités i d’une variable à k

modalités.

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pour le niveau d’étude des familles)11. Aussi, il serait abusif de prétendre expliquer la première par la seconde.

Ce qui est vrai pour les mathématiques ne l’est pas pour le français : ici, l’hétérogénéité exogène est fortement associée à la variété des acquisitions linguistiques des élèves (cœfficient de corrélation partielle : r =.845 ; s. ; p. <.01). Ces différences pourraient s’expliquer par la faible proportion de pratiques sociales (non scolaires) des mathématiques, alors que c’est loin d’être le cas pour la langue maternelle. La réussite en mathématiques, contrairement à la réussite en français, s’avère beaucoup moins sensible aux différences socioculturelles ; en tout état de cause, ces résultats permettent de réaffirmer, une fois de plus, l’importance qu’il convient d’accorder à la spécificité des savoirs en jeu dans une situation d’enseignement : les questions relatives à l’enseignement de la langue ne peuvent pas se poser de la même manière (et se traiter selon les mêmes méthodes ou avec les mêmes instruments) que celles concernant l’enseignement des mathématiques. Aussi, pourrait-on interroger le bien-fondé de certaines propositions, disciplinairement indifférenciées, relatives à la gestion de l’hétérogénéité et à la différenciation pédagogique, qui procèdent en large part d’une conception exogène de l’hétérogénéité ? Ne prend-on pas ici le risque d’obtenir des effets inverses à ceux qui sont initialement et explicitement recherchés en stigmatisant des différences par des dispositifs différenciateurs ?

Régulation des hétérogénéités didactiques

Les élèves ne profitent pas tous également de l’enseignement : ce sont les élèves de niveau élevé et de niveau moyen qui en bénéficient le plus ; parmi les élèves qui ont significativement progressé, ce sont ceux qui ont le moins bien réussi au pré-test, qui progressent le plus au post-test (et inversement) : on enregistre en effet une forte corrélation entre le niveau de réussite au pré-test et les gains enregistrés au post-test (bons élèves ρ = -0,776 ; s. p. <.0001 – élèves moyens ρ� = -0,729 ; s. p. <.0001). Ce n’est pas le cas pour les élèves faibles.

Ces résultats ne sont ni vraiment nouveaux, ni vraiment étonnants, ils permettent toutefois de montrer que l’enseignement n’est efficace12 qu’à partir d’un seuil de compétence initial : ce seuil est fixé par le professeur et pourrait être comparé à, ce que A. Marchive (1997) appelle une zone proximale d’enseignement (en référence à Vygotsky) dans laquelle le professeur peut raisonnablement enseigner. Les résultats du tableau confirment et précisent ces résultats :

Degrés de difficultés (% des réussites au pré-test) [100 ; 75] [75 ; 50] [50 ; 25] [25 ; 0] Post-test -.87 *** -.04 .41 .83 ** * sign., prob. <.05 ** sign., prob. <.01 *** sign., prob. <.001

Tab. 2 – Degrés de difficulté initiaux et création/ réduction de l’hétérogénéité Corrélation m / σ� sur l’ensemble des 7 classes

Pour des problèmes "faciles" (dont la réussite au pré-test est supérieure à 75 %) on observe une corrélation négative fortement significative (ρ = - 0,87 ; s. ; p. <.001) entre l’élévation du niveau de réussite et la variabilité de ces réussites : lorsque le degré de difficulté initial est moindre (sans pour autant être trivial) ; pour prendre une métaphore cycliste : le peloton se resserre. En revanche, lorsque le degré de difficulté initial est élevé, (taux de réussite inférieur à 25 % au pré-test), l’élévation du niveau au post-test s’accompagne d’un accroissement de

11 Les variables en présence étant fortement liées entre elles, nous avons calculé les coefficients de corrélation partielle afin d’éliminer l’effet des autres variables : les résultats ici obtenus se maintiennent (cf. Sarrazy, 2002). 12 Le modèle d’estimation des progrès utilisé est d’une construction complexe et ne peut être présenté en détail ici ; la procédure utilisée (construction d’un modèle théorique) permet d’éviter les effets classiques de plafond ou de plancher et autorise à affirmer que l’élève a progressé (ou régressé) au seuil de risque de 10 %.

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l’hétérogénéité (ρ = + 0,83 ; s. ; p. <.01) : plus la classe progresse, plus l’hétérogénéité s’accroît. Pour continuer à filer la métaphore, on pourrait dire que dès que le degré de la pente s’accroît, le peloton s’étend.

Ce phénomène reste stable quel que soit le niveau de la classe et le style d’enseignement. Comme on peut le lire dans la figure 2, pour les 14 problèmes les moins bien réussis au pré-test (réussite inférieure à 50 %), et pour lesquels les progrès s’avèrent statistiquement significatifs13 : plus les progrès réalisés (Δm post-pré) sont élevés, plus l’hétérogénéité s’accroît (Δσ post-pré) ; réciproquement, plus les progrès enregistrés sont faibles plus l’hétérogénéité se réduit (les trois-quarts des variations de l’hétérogénéité entre le pré-test et le post-test sont expliqués par l’élévation du niveau moyen de réussite R² =.74).

Fig 2 – Corrélation des écarts des moyennes et des écarts types entre le pré-test et le post-test

Toute progression des connaissances se paie donc en gain d’hétérogénéité. Les connaissances avancent par déplacement des hétérogénéités initiales14. L’hétérogénéité didactique est donc à considérer comme une variable régulée par le processus d’enseignement, indépendamment des ‘compétences cognitives’ des individus et des caractéristiques des groupes dont les enseignants ont la charge ; en tout état de cause, on peut maintenant affirmer que les statuts scolaires ne sont à considérer ni comme des catégories « naturelles », ni comme l’effet d’une « norme implicite de jugement selon laquelle il ‘doit’ y avoir des bons, des moyens et des faibles dans chaque classe » (Bressoux, 2000, 201) mais correspondent bien à une nécessité constitutive du fonctionnement didactique lui-même.

Commentaires et perspectives

Si l’on examine, comme on vient de le faire, l’action du professeur du point de vue de la réduction des hétérogénéités didactiques (l’enseignement a-t-il permis une appropriation des savoirs pour le plus grand nombre d’élèves ?) en fonction des hétérogénéités péri-didactiques (cet avancement est-il également réparti selon les niveaux scolaires ?) alors on peut comprendre le dilemme qui se pose régulièrement aux professeurs : faire avancer le savoir

13 Ces progrès ont été estimés par la méthode de l’écart-réduit au seuil de risque 5 %. 14 Si l’on examine les distributions des entropies des 14 problèmes les moins bien réussis au pré-test, on observe une augmentation significative de l’hétérogénéité au post-test [t de Student (échantillons appariés) : t = 3.95 ; p. <.001]. Ce phénomène s’inverse pour les problèmes plus faciles (ceux dont la réussite au pré-test dépasse 50 %) – [t = 1.39 ; p. <.18].

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sans abandonner ‘certains’ élèves dans cette aventure – dont la distribution des origines sociales est (malheureusement) trop bien connue, et quasiment stable depuis 50 ans (Duru-Bellat, 2002).

Certains théoriciens de la différenciation pédagogique laissent croire qu’il existerait un dispositif optimal qui permettrait de gérer les hétérogénéités péri-didactiques, mais aucun n’a vraiment abordé sérieusement cette terrible équation en prenant le risque de fixer explicitement un seuil qui permettrait de déterminer si la décision du professeur est ou non moralement acceptable. Le travail de thèse engagé par M.-P. Chopin permet de préciser largement cette première approche de l’hétérogénéité didactique en la liant à la question du temps didactique (Chopin, 2004b). Elle étudie les déterminants anthropo-didactiques des instruments de créations et de régulations des hétérogénéités didactiques en vue de caractériser les modalités d’avancement du temps didactique. Pour ce faire, elle est conduite à examiner le rôle et les fonctions des interactions didactiques, les assortiments didactiques comme instruments de régulations ou de création des hétérogénéités et le rôle du temps légal dans la définition des dispositifs sollicités (un premier groupe d’enseignants dispose de 2 h pour réaliser une leçon, un second groupe de 4 heures).

Les premiers résultats permettent de montrer que la contrainte temporelle conduit les professeurs qui disposent de moins de temps à se centrer davantage sur la structuration didactique de l’objet d’enseignement et à privilégier les formes didactiques aux formes pédagogiques (on observe peu de débat entre élèves par exemple). Ces professeurs s’avèrent non seulement plus efficaces mais aussi plus équitables (tous les élèves progressent). La thèse de C. Roiné (2005, en cours) cherche précisément à étudier le rôle et les effets didactiques des idéologies noosphériennes : par exemple, que se passe-t-il (et c’est souvent le cas) lorsqu’un professeur entretient un rapport a-didactique à une situation qui ne permet pas de satisfaire ce rapport ? Des travaux déjà réalisés sur les interactions verbales maître-élèves permettent déjà de montrer la fonctionnalité didactique des hétérogénéités péri-didactiques dans la résolution de cette impasse : selon les styles, les interrogations des professeurs et les traitement qu’ils en font ont des significations radicalement différentes : ‘didactiques’ pour les uns, ‘cognitives’ pour les autres.

CONCLUSION

L’idéologie charismatique dénoncée jadis par Bourdieu et Passeron dans les Héritiers est sans nul doute un moyen puissant de masquer des inégalités, mais on pourrait aussi envisager cette idéologie du point de vue des professeurs, comme l’effet d’une sorte de refoulement conséquent à leur impuissance pour agir sur les mécanismes qui conduisent à une situation à leurs yeux inacceptable, et qu’une frange non négligeable de la noosphère leur demande de réguler. Le rabattement ainsi opéré sur les professeurs de la responsabilité de la réduction des inégalités ou plus généralement de dysfonctionnements du système d’enseignement, n’est pas plus acceptable que le fatalisme entretenu par d’autres. Peu de travaux, à ma connaissance, ont été réalisés sur les effets praxéologiques engendrés par ces discours. La perspective anthropo-didactique, par la clarification des questions engendrées par l’usage de concepts fourre-tout, dispensant le plus souvent de l’analyse et de la compréhension des phénomènes incriminés, pourrait être d’une grande fécondité pour éviter le double écueil d’un technicisme étroit, évacuant la question du sens et toujours aveugle aux effets incontrôlés qu’il engendre, et d’un relativisme tout aussi suspect idéologiquement qui, nous faisant croire que « tout se vaut », ouvre la voie aux idéologies pédagogiques les plus folles. Le succès de l’hétérogénéité et de la différenciation est redevable, me semble-t-il, à cette élasticité conceptuelle ; ces thèmes ont condensé bon nombre d’idéologies égalitaires, parfois même contradictoires en elles, et ont largement contribué à maintenir les choses en l’état en détournant l’attention des

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professeurs de ce qu’ils peuvent raisonnablement et effectivement traiter. Militer pour l’égalité des chances est une chose, clarifier les questions, élaborer des instruments pour les élucider en est tout une autre, pouvant même contribuer à renforcer les armes des militants en quête d’espoir social et contribuer à la dévolution aux politiques, de choix relevant de leur domaine de responsabilité. Dans cette affaire, les didacticiens ont un rôle à tenir, puisse ce texte en témoigner.

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