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PAROLES D'EXPERTS - AVRIL 2013 AVRIL 2013 - PAROLES D'EXPERTS 17 18 d’éviter l’atteinte à l’égalité des armes. Il est même probable que dans une affaire d’une « particulière complexité », selon les termes du jugement, la pos- sibilité de consulter pendant quelques dizaines de minutes, voire quelques heures, les éléments très techniques du dossier, n’aurait pas davantage permis d’organiser une défense efficace. En réalité, seule une procédure d’ins- truction, contradictoire par nature, aurait permis de remplir cet objectif. Sauf à considérer, avec un peu d’ironie, que la nullité de la procédure d’en- quête était en l’espèce la seule véritable défense, ce que ne dit pas le jugement qui n’aborde pas le fond… L’instruction, souvent indispen- sable en droit pénal financier Dans un arrêt du 24 octobre 2011 7 , la cour d’appel d’Agen accueillait une exception de nullité fondée sur la viola- tion de l’article 6 § 3 de la CEDH, au motif que l’avocat du prévenu, malgré ses demandes, n’avait pu avoir accès à l’intégralité du dossier durant la garde à vue de son client. Le 19 septembre 2012 8 , la chambre criminelle de la Cour de cassation estimait au contraire que « l’absence de communication de l’ensemble des pièces du dossier, à ce stade de la procédure, n’est pas de nature à priver la personne d’un droit effectif et concret à un procès équitable, dès lors que l’accès à ces pièces est garanti devant les juridictions d’instruction et de jugement ». Mais qu’en est-il du « droit effectif et concret à un procès équitable » lorsque des affaires, pourtant complexes, ne donnent pas lieu à l’ouverture d’une information judiciaire ? Retenu trois ans en enquête préliminaire, le dossier Havas a été marqué par un traitement inégalitaire des différents suspects, qui, bien qu’ayant tous été visés par les plaintes, ont été entendus, pour certains, en tant que simples témoins, et pour d’autres, dans le cadre de gardes à vue. L’ouverture d’une information judiciaire aurait permis de remédier à cette inéga- lité, en conférant des prérogatives essen- tielles aux mis en cause (accès intégral au dossier, possibilité de demander un report des interrogatoires, de diligenter des expertises, etc.). Encore eût-il fallu, bien entendu, que la mise en examen ne fût pas tardive, la Cour de cassation venant sanctionner le procédé 9 qui consiste à entendre des suspects contre lesquels il existe des « indices graves et concordants » 10 en tant que simples témoins, et ainsi à reporter l’interro- gatoire de première comparution, qui ouvre aux parties et à leurs conseils d’importantes garanties (la possibilité de consulter le dossier au préalable ; celle d’en obtenir une copie ensuite). Dès lors, outre la progression du contra- dictoire au stade de l’enquête, c’est l’ouverture d’informations judiciaires en temps voulu qu’il faut souhaiter, en particulier dans les dossiers de droit pénal financier, pour lesquels défense utile et analyse approfondie des pièces vont nécessairement de pair. Hippolyte Marquetty, avocat associé, et Marie Defos du Rau, élève magistrat. Stasi Chatain & Associés LES POINTS CLéS Par une décision du 15 novembre 2012, le tribunal de Nanterre a annulé une enquête préliminaire particulièrement longue sur le fondement du droit au procès équitable L’accès à l’intégralité du dossier de procédure, revendiqué par de nombreux avocats, n’aurait pas permis, en l’espèce, de remédier à l’inégalité des armes entre les suspects et les autorités chargées de l’enquête L’ouverture d’une information judiciaire reste, dans les dossiers techniques, le meilleur moyen de garantir l’égalité des armes durant la phase pré-juridictionnelle. 1 CEDH, Gde Chambre, 27 nov. 2008, Salduz c.Turquie CEDH, 13 oct. 2009, Dayanan c. Turquie CEDH, 14 oct. 2010, Brusco c. France 2 Cons. Const, 30 juillet 2010, décision rendue sur QPC 3 Article 63-3-1 du Code de procédure pénale 4 COM (2011) 326, art.4 5 CEDH, 13 oct. 2009, Dayanan c. Turquie 6 CEDH, 2 mars 2010, Adamkiewicz c. Pologne CEDH, 20 sept. 2011, Sapan c. Turquie 7 CA Agen, 24 oct. 2011, n°11/00403-A 8 Cass crim., 19 sept. 2012,n° 11-88111 9 Cass crim., 20 juin 2001, n°01-82.607 10 Art. 105 CPP © Fontanis - Fotolia.com « La procédure pénale doit être équitable et contradictoire et préserver l’équilibre des parties ». Le tribunal correctionnel de Nanterre a fait une application remarquable de ces premiers mots de l’article préliminaire du Code de procédure pénale. Dans une affaire d’abus de biens sociaux au sein de la société Havas, le tribunal constate, en effet, la nullité d’une enquête pré- liminaire de trois ans au motif qu’elle n’a pas été menée dans le respect de l’égalité des armes et qu’elle est dès lors contraire au droit au procès équitable. En statuant ainsi, le tribunal met en lumière les incompatibilités persis- tantes entre le droit européen et la procédure pénale française, pourtant largement réformée par le législa- teur en 2011, et place les différents acteurs de la chaîne pénale face à leurs responsabilités ; la réticence du Parquet à requérir l’ouverture d’une information judiciaire, dans une affaire où elle s’avérait pourtant indispensable, est ici sanctionnée. L’accès à l’intégralité du dos- sier : exigence parfois inutile ? S’inscrivant dans la lignée des jurispru- dences européenne 1 et constitution- nelle 2 , la loi du 14 avril 2011 consacrait la présence de l’avocat dès le début de la garde à vue 3 . Cette évolution subs- tantielle ne doit pas masquer la portée limitée de la réforme sur plusieurs autres points. Ainsi, en dehors de la garde à vue, l’avocat ne peut intervenir lors de l’enquête (au cours des perquisitions notamment), alors même qu’un projet de directive européenne prévoit que l’avocat assiste « à toute mesure d’enquête ou de collecte de preuve » pour laquelle la législation nationale exige ou autorise la présence de la personne soupçonnée 4 . Même durant la garde à vue, le rôle de l’avocat se voit limité par un accès incomplet au dossier de procédure : en vertu de l’article 63-4-1 du Code de procédure pénale, seuls le procès- verbal de notification de garde à vue, le certificat médical et le procès-verbal d’audition peuvent ainsi être consultés par le conseil du mis en cause. L’accès à l’intégralité du dossier paraît pourtant s’inscrire, selon la Cour euro- péenne des droits de l’homme, parmi « la vaste gamme d’interventions propres au conseil » dont ce dernier, au nom de l’équité de la procédure, doit pouvoir jouir librement 5 . Les juges de Stras- bourg ont ainsi rendu plusieurs arrêts de condamnation, sur le fondement de l’article 6 § 3 de la Convention, au motif que l’avocat d’un prévenu n’avait pu avoir accès, ou trop tardivement, au dossier de procédure 6 . C’est une logique similaire qui a motivé la décision rendue par les juges de Nan- terre. Celle-ci vient sanctionner un accès partiel et très inégal au dossier pour les conseils des prévenus, dont un seul s’est vu transmettre le rapport d’expert relatif aux faits allégués. Cet accès incomplet, compte tenu de la complexité des pièces qui fondaient l’accusation, a clairement nui à la défense des mis en cause, se révélant d’autant plus pénalisant pour l’un d’entre eux qu’il n’a de fait pu répli- quer aux accusations relayées auprès de l’Agence France Presse par la partie civile. Pour autant, il n’est pas certain qu’un accès intégral au dossier aurait ici permis Par Hippolyte Marquetty, avocat associé Marie Defos du Rau, élève magistrat Annulation d’une enquête préliminaire au nom de l’égalité des armes Le 15 novembre 2012, le tribunal correctionnel de Nanterre annule une enquête préliminaire de trois ans sur le fondement du droit au procès équitable. Au-delà de la nécessité d’un accès plus large au dossier durant l’enquête, cette décision, rendue en matière d’abus de biens sociaux, illustre les fragilités et insuffisances d’une procédure sans instruction, notamment dans les affaires complexes de droit pénal financier. DROIT PéNAL DES AFFAIRES « Outre la progression du contradictoire au stade de l’enquête, c’est l’ouverture d’informations judiciaires en temps voulu qu’il faut souhaiter » SUR LES AUTEURS Hippolyte Marquetty, avocat associé au sein du cabinet Stasi Chatain & Associés, est en charge du contentieux pénal. Il exerce plus particulièrement dans le domaine du droit pénal des affaires. Marie Defos du Rau, élève à l’Ecole nationale de la magistrature et stagiaire au sein du cabinet Stasi Chatain & Associés, se destine plus particulièrement à l’activité pénale.

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d’éviter l’atteinte à l’égalité des armes. Il est même probable que dans une affaire d’une « particulière complexité », selon les termes du jugement, la pos-sibilité de consulter pendant quelques dizaines de minutes, voire quelques heures, les éléments très techniques du dossier, n’aurait pas davantage permis d’organiser une défense efficace.En réalité, seule une procédure d’ins-truction, contradictoire par nature, aurait permis de remplir cet objectif. Sauf à considérer, avec un peu d’ironie, que la nullité de la procédure d’en-quête était en l’espèce la seule véritable défense, ce que ne dit pas le jugement qui n’aborde pas le fond…

l’instruction, souvent indispen-sable en droit pénal financierDans un arrêt du 24 octobre 20117, la cour d’appel d’Agen accueillait une exception de nullité fondée sur la viola-tion de l’article 6 § 3 de la CEDH, au motif que l’avocat du prévenu, malgré ses demandes, n’avait pu avoir accès à l’intégralité du dossier durant la garde à vue de son client. Le 19 septembre

20128, la chambre criminelle de la Cour de cassation estimait au contraire que « l’absence de communication de l’ensemble des pièces du dossier, à ce stade de la procédure, n’est pas de nature à priver la personne d’un droit effectif et concret à un procès équitable, dès lors que l’accès à ces pièces est garanti devant les juridictions d’instruction et de jugement ».Mais qu’en est-il du « droit effectif et concret à un procès équitable » lorsque des affaires, pourtant complexes, ne donnent pas lieu à l’ouverture d’une information judiciaire ? Retenu trois ans en enquête préliminaire, le dossier Havas a été marqué par un traitement inégalitaire des différents suspects, qui, bien qu’ayant tous été visés par les plaintes, ont été entendus, pour certains, en tant que simples témoins, et pour d’autres, dans le cadre de gardes à vue.L’ouverture d’une information judiciaire aurait permis de remédier à cette inéga-lité, en conférant des prérogatives essen-tielles aux mis en cause (accès intégral au dossier, possibilité de demander un report des interrogatoires, de diligenter des expertises, etc.). Encore eût-il fallu,

bien entendu, que la mise en examen ne fût pas tardive, la Cour de cassation venant sanctionner le procédé9 qui consiste à entendre des suspects contre lesquels il existe des « indices graves et concordants »10 en tant que simples témoins, et ainsi à reporter l’interro-gatoire de première comparution, qui ouvre aux parties et à leurs conseils d’importantes garanties (la possibilité de consulter le dossier au préalable ; celle d’en obtenir une copie ensuite).

Dès lors, outre la progression du contra-dictoire au stade de l’enquête, c’est l’ouverture d’informations judiciaires en temps voulu qu’il faut souhaiter, en particulier dans les dossiers de droit pénal financier, pour lesquels défense utile et analyse approfondie des pièces vont nécessairement de pair.

Hippolyte Marquetty, avocat associé, et Marie defos du rau, élève magistrat. Stasi Chatain & associés

leS pointS CléS par une décision du 15 novembre 2012, le tribunal de Nanterre a annulé une enquête préliminaire

particulièrement longue sur le fondement du droit au procès équitable

l’accès à l’intégralité du dossier de procédure, revendiqué par de nombreux avocats, n’aurait pas permis, en l’espèce, de remédier à l’inégalité des armes entre les suspects et les autorités chargées de l’enquête

l’ouverture d’une information judiciaire reste, dans les dossiers techniques, le meilleur moyen de garantir l’égalité des armes durant la phase pré-juridictionnelle.

1 CEDH, Gde Chambre, 27 nov. 2008, Salduz c.Turquie CEDH, 13 oct. 2009, Dayanan c. Turquie CEDH, 14 oct. 2010, Brusco c. France

2 Cons. Const, 30 juillet 2010, décision rendue sur QPC3 Article 63-3-1 du Code de procédure pénale4 COM (2011) 326, art.45 CEDH, 13 oct. 2009, Dayanan c. Turquie6 CEDH, 2 mars 2010, Adamkiewicz c. Pologne

CEDH, 20 sept. 2011, Sapan c. Turquie7 CA Agen, 24 oct. 2011, n°11/00403-A8 Cass crim., 19 sept. 2012,n° 11-881119 Cass crim., 20 juin 2001, n°01-82.60710 Art. 105 CPP©

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parties ». Le tribunal correctionnel de Nanterre a fait une application remarquable de ces premiers mots de l’article préliminaire du Code de procédure pénale. Dans une affaire d’abus de biens sociaux au sein de la société Havas, le tribunal constate, en effet, la nullité d’une enquête pré-liminaire de trois ans au motif qu’elle n’a pas été menée dans le respect de l’égalité des armes et qu’elle est dès lors contraire au droit au procès équitable.En statuant ainsi, le tribunal met en lumière les incompatibilités persis-tantes entre le droit européen et la procédure pénale française, pourtant largement réformée par le législa-teur en 2011, et place les différents acteurs de la chaîne pénale face à leurs responsabilités ; la réticence du Parquet à requérir l’ouverture d’une information judiciaire, dans une affaire où elle s’avérait pourtant indispensable, est ici sanctionnée.

l’accès à l’intégralité du dos-sier : exigence parfois inutile ?S’inscrivant dans la lignée des jurispru-dences européenne1 et constitution-nelle2, la loi du 14 avril 2011 consacrait la présence de l’avocat dès le début de la garde à vue3. Cette évolution subs-tantielle ne doit pas masquer la portée limitée de la réforme sur plusieurs autres points. Ainsi, en dehors de la garde à vue, l’avocat ne peut intervenir lors de l’enquête (au cours des perquisitions notamment), alors même qu’un projet de directive européenne prévoit que l’avocat assiste « à toute mesure d’enquête ou de collecte de preuve » pour laquelle la législation nationale exige ou autorise la présence de la personne soupçonnée4. Même durant la garde à vue, le rôle de l’avocat se voit limité par un accès incomplet au dossier de procédure : en vertu de l’article 63-4-1 du Code de procédure pénale, seuls le procès-verbal de notification de garde à vue, le certificat médical et le procès-verbal d’audition peuvent ainsi être consultés par le conseil du mis en cause.L’accès à l’intégralité du dossier paraît

pourtant s’inscrire, selon la Cour euro-péenne des droits de l’homme, parmi « la vaste gamme d’interventions propres au conseil » dont ce dernier, au nom de l’équité de la procédure, doit pouvoir jouir librement5. Les juges de Stras-bourg ont ainsi rendu plusieurs arrêts de condamnation, sur le fondement de l’article 6 § 3 de la Convention, au motif que l’avocat d’un prévenu n’avait pu avoir accès, ou trop tardivement, au dossier de procédure6.C’est une logique similaire qui a motivé la décision rendue par les juges de Nan-terre. Celle-ci vient sanctionner un accès partiel et très inégal au dossier pour les conseils des prévenus, dont un seul s’est vu transmettre le rapport d’expert relatif aux faits allégués. Cet accès incomplet, compte tenu de la complexité des pièces qui fondaient l’accusation, a clairement nui à la défense des mis en cause, se révélant d’autant plus pénalisant pour l’un d’entre eux qu’il n’a de fait pu répli-quer aux accusations relayées auprès de l’Agence France Presse par la partie civile.Pour autant, il n’est pas certain qu’un accès intégral au dossier aurait ici permis

par Hippolyte Marquetty, avocat associé

Marie Defos du rau, élève magistrat

annulation d’une enquête préliminaire au nom de l’égalité des armesle 15 novembre 2012, le tribunal correctionnel de Nanterre annule une enquête préliminaire de trois ans sur le fondement du droit au procès équitable. au-delà de la nécessité d’un accès plus large au dossier durant l’enquête, cette décision, rendue en matière d’abus de biens sociaux, illustre les fragilités et insuffisances d’une procédure sans instruction, notamment dans les affaires complexes de droit pénal financier.

Droit pénal DeS affaireS

« outre la progression du contradictoire au stade de l’enquête, c’est l’ouverture d’informations judiciaires en temps voulu qu’il faut souhaiter »

Sur leS auteurSHippolyte Marquetty, avocat associé au sein du cabinet stasi Chatain & associés, est en charge du contentieux pénal. Il exerce plus particulièrement dans le domaine du droit pénal des affaires. Marie defos du rau, élève à l’ecole nationale de la magistrature et stagiaire au sein du cabinet stasi Chatain & associés, se destine plus particulièrement à l’activité pénale.