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Vers un droit d’agir en faveur du tiers à l’acte administratif unilatéral ? (Note sous T.A Clermont-Ferrand 14 mars 2012, M. M.) Par Olivier Fandjip ATER en droit public, Centre Michel de l’Hospital (EA 4232), Université d’Auvergne Introduction 1. Dans un État de droit, « la supériorité des gouvernants ne doit pas être comme celle du maître sur l’esclave » ou encore de « l’être conscient et raisonnable sur la chose inanimée » 1 . Les administrés ne sont pas des « sujets entièrement passifs du pouvoir exercé sur eux » 2 . C’est pourquoi, dans un tel système, le recours pour excès de pouvoir a été institué. Bénéficiant d’un « régime de faveur » 3 , il assure le respect des lois par la puissance publique. Selon le professeur René Chapus, c’est « en vertu des principes généraux du droit que ce recours a été déclaré ouvert contre toutes décisions administratives » 4 . Il vise à sanctionner le non- respect du droit par l’administration du fait de l’adoption des décisions administratives faisant grief. Le juge administratif peut ainsi vérifier, « quels que soient les motifs personnels conduisant l’administré à le saisir, la légalité d’un acte au regard de la situation de droit et de fait telle qu’elle existait à la date » 5 de son édiction. 2. Le jugement rendu le 14 mars 2012 par le tribunal administratif de Clermont-Ferrand, dans l’affaire M. M., illustre certainement cette idée. En effet, en date du 2 août 2012, M. M. avait saisi la juridiction susdite en vue d’obtenir l’annulation d’un arrêté préfectoral (préfecture de la Haute- 1 D. BERANGER, Le droit constitutionnel, Paris, PUF, col, « Que sais-je ? », 6 e éd, 2013, p. 4. 2 Ibid. 3 Y. GAUDEMENT, Traité de droit administratif, Paris, LGDJ, 2001, n° 1024. 4 R. CHAPUS, Droit du contentieux administratif , Paris, Montchrestien, col, « Domat droit public », 13 e éd, 2008, n° 208. 5 C. BROYELLE, Contentieux administratif, Paris, LGDJ, 2011, p. 50. 1

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Vers un droit d’agir en faveur du tiers à l’acte administratif unilatéral ?(Note sous T.A Clermont-Ferrand 14 mars 2012, M. M.)

Par Olivier Fandjip

ATER en droit public, Centre Michel de l’Hospital (EA 4232), Université d’Auvergne

Introduction

1. Dans un État de droit, « la supériorité des gouvernants ne doit pas être comme celle du maître sur l’esclave » ou encore de « l’être conscient et raisonnable sur la chose inanimée »1. Les administrés ne sont pas des « sujets entièrement passifs du pouvoir exercé sur eux »2. C’est pourquoi, dans un tel système, le recours pour excès de pouvoir a été institué. Bénéficiant d’un « régime de faveur »3, il assure le respect des lois par la puissance publique. Selon le professeur René Chapus, c’est « en vertu des principes généraux du droit que ce recours a été déclaré ouvert contre toutes décisions administratives »4. Il vise à sanctionner le non-respect du droit par l’administration du fait de l’adoption des décisions administratives faisant grief. Le juge administratif peut ainsi vérifier, « quels que soient les motifs personnels conduisant l’administré à le saisir, la légalité d’un acte au regard de la situation de droit et de fait telle qu’elle existait à la date »5 de son édiction.

2. Le jugement rendu le 14 mars 2012 par le tribunal administratif de Clermont-Ferrand, dans l’affaire M. M., illustre certainement cette idée. En effet, en date du 2 août 2012, M. M. avait saisi la juridiction susdite en vue d’obtenir l’annulation d’un arrêté préfectoral (préfecture de la Haute-Loire) pris le 7 juin de la même année, autorisant la Commune de Monistrol-sur-Loire à organiser des spectacles pyrotechniques à l’occasion de la fête locale dite de « la Vogue ». Cette décision avait été prise, à titre dérogatoire, conformément aux dispositions d’un autre arrêté préfectoral daté du 6 mars 2012.

3. L’arrêté querellé dérogeait à celui du 6 mars 2012 qui interdisait à toute personne, y compris aux collectivités locales, d’allumer, dans l’intervalle du 1er juin au 30 septembre de chaque année, du feu à moins de 200 mètres des bois, forêts, plantations, reboisements etc. Voisin des espaces devant servir à l’activité de tir, M. M., pour appuyer sa demande faisait valoir plusieurs moyens d’illégalité: l’absence de motivation de l’acte en cause, le défaut d’authentification dudit acte du fait de l’absence de signature de son auteur, la violation des règles relatives aux délibérations de l’assemblée délibérante de la collectivité, de même que l’erreur d’appréciation de l’autorité préfectorale ayant pris l’acte en cause.

4. En réplique à ces revendications, l’autorité administrative rejetait en bloc ces déclarations. Elle faisait valoir, elle aussi, de nombreuses prétentions dont quelques-unes retiendront l’attention du juge : il s’agissait, d’abord, de l’argument selon lequel M. M. n’était pas recevable à exercer un tel recours, évoquant ainsi son défaut de qualité pour agir. Ensuite, que la règle de la motivation, soulevée par ce dernier, ne constituait pas une obligation dans le

1 D. BERANGER, Le droit constitutionnel, Paris, PUF, col, « Que sais-je ? », 6e éd, 2013, p. 4.2 Ibid.3 Y. GAUDEMENT, Traité de droit administratif, Paris, LGDJ, 2001, n° 1024.4 R. CHAPUS, Droit du contentieux administratif, Paris, Montchrestien, col, « Domat droit public », 13e éd, 2008, n° 208.5 C. BROYELLE, Contentieux administratif, Paris, LGDJ, 2011, p. 50.

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cas d’espèce, motif pris de ce qu’il ne s’agissait pas d’un acte administratif individuel à caractère défavorable. Qu’en outre, le caractère exceptionnel de la cérémonie justifiait la délivrance de cette autorisation. Et qu’enfin, en qualité d’autorité de police municipale, le maire n’avait pas à requérir une délibération du conseil municipal.

5. Statuant sur cette cause, le juge administratif, avant de procéder à l’annulation de l’acte incriminé pour défaut de motivation, allait admettre au préalable l’aptitude de M.M. à solliciter une telle annulation. Il était alors question de savoir si son action était à la fois recevable et fondée. De manière plus précise : le requérant en l’espèce avait-il qualité pour solliciter l’annulation de l’arrêté préfectorale en cause pris en faveur d’un tiers en s’appuyant sur la règle de la motivation laquelle lie, dans certaines hypothèses, l’autorité administrative dans l’élaboration de ses actes?

Mais, se situant dans un cadre plus général, cette décision soulève une question plus particulière : peut-on, à la lumière de cette décision, affirmer, comme le soulignait déjà un observateur « qu'il s'agisse de contester des décisions qui leur sont défavorables ou, à l'inverse, de réclamer le maintien de celles qui les avantagent, c'est la protection des droits et intérêts des destinataires de ces décisions qui obtient les faveurs […] du juge, aux dépens des tiers »6 ? Ou encore que « ces derniers sont mis à l'écart dans la procédure administrative, souvent au détriment des strictes exigences du principe de légalité »7 ?

6. Pour conclure à l’annulation de l’acte litigieux, le tribunal administratif a résolu un certains nombres de questions : celle de la qualité du requérant à agir et de la motivation de l’acte en cause. Il a, en effet, sur la forme, et bien que cela semble discutable, retenu l’intérêt du requérant comme lui conférant la qualité pour agir (I) et, sur le fond, admis implicitement l’existence d’une « décision à double face » à laquelle s’appliquait la règle de la motivation et dont le caractère peu exhaustif l’a conduit à prononcer la nullité (II).

I- La confusion discutable de l’intérêt et de la qualité du requérant à agir contre l’arrêté en cause

7. La démarche du juge a consisté, sans doute, à apprécier l’intérêt pour agir comme devant conférer au requérant la qualité pour agir contre arrêté du maire. Cette approche, qui entraîne un certain nombre de conséquences (B), met en lumière la difficulté, du point de vue jurisprudentiel, de tracer les frontières entre les notions d’intérêt et de qualité pour agir (A).

A-L’ancrage de la confusion

8. L’intérêt pour agir est une notion qui, bien que très étudiée, est « réfractaire à l’analyse du contentieux administratif »8. En l’espèce, l’intérêt semblait lié au fait que la décision autorisant des spectacles pyrotechniques concernait directement le requérant9. En d’autre termes, il s’agissait d’un intérêt légitime10 du requérant lequel était directement11 et certainement lésé12. Ainsi, du point de vue des conséquences de l’acte sur la personne de M.M., condition permettant de reconnaître son intérêt pour agir, l’arrêté en cause faisait certainement partie de

6 E. UNTERMAIER-KERLEO, « Le tiers à l'acte administratif unilatéral : un administré et un justiciable de second rang », RFDA, 2013 p. 285.7 Ibid.8 G. LEBRETON, « L’intérêt à agir partiel », RFDA, 1988, p. 924.9 En ce sens, C. BROYELLE, Contentieux administratif, op. cit, p. 67-75.10 B. STIRN, concl,  CE, sect, 27 février 1958, SA Grands travaux et construction immobilières, RFDA, 1985, p. 432.11 J.-F. THERY, concl, CE, sect, 28 mai 1971, Damasio, AJDA, 1971, p. 406.12 M. LONG, concl, CE, sect, 14 février 1958, Abisset, AJDA, 1952, p. 211.

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la catégorie des actes faisant grief13. En cette matière, rappelons que le grief causé au requérant doit exister, doit être certain et porter atteinte à un intérêt légitime14. Autrement dit, ce grief doit, d’abord, être réel et, ensuite, doit être suffisant, et certain.

9. Dans la présente cause, l’existence du grief semblait problématique car selon le défendeur, M.M. ne rapportait pas la preuve que « les spectacles pyrotechniques auraient, les années précédentes, porté atteinte à ses biens ». Mais, contrairement à la situation, par exemple, d’un fonctionnaire qui récuse un acte de nomination alors qu’il ne possède pas de chance raisonnable d’être nommé au poste en question15, le requérant, qui en l’espèce, vivait « à proximité immédiate » du pas de tir du feu d’artifice  justifiait d’un intérêt à agir. Il n’excipait donc pas sa simple qualité d'habitants de la commune. Il existait donc un certain lien d’intérêt unissant l’acte en cause et M.M.16.

10. En outre, l’acte contesté portait atteinte, selon le requérant, à un intérêt légitime : la jouissance publique, paisible et non équivoque de sa parcelle située non loin du champ des opérations de tir. La certitude du fait que le requérant était appelé à supporter les effets négatifs de l’acte en cause ne faisait donc pas de doute, peu importait que ces effets soient futurs dès lors qu’ils paraissaient certains17. Il en aurait été autrement si le grief était né d’une situation illicite18.

11. En règle générale, le Conseil d’État se montre de plus en plus libéral dans l’appréciation de l’intérêt pour agir, mais il doit s’agir d’un « intérêt personnel propre à la personne du requérant »19. En effet, « au premier rang des mécanismes visant à protéger les actes administratifs unilatéraux des recours formés par les tiers, figure bien sûr celui de l'intérêt à agir, qui exige du requérant un intérêt personnel à former le recours juridictionnel, sans quoi ce dernier est irrecevable »20. Le juge de l’excès de pouvoir opte donc pour un resserrement de l’accès au prétoire quand il s’agit des requérants dont l’intérêt n’est pas directement atteint21.

12. Partant de ces différents éléments, que l’on observe bien dans le raisonnement du tribunal administratif, il en ressort une « approche téléologique de la notion d’intérêt »22. En effet, l’intérêt, déjà présenté comme « l’une des notions les plus fluctuantes et des moins évidentes des règles du contentieux »23, lequel « se situe au tout premier rang des conditions » 24pour agir, pourrait s’entendre comme le « bénéfice qu’aurait un demandeur à voir reconnaitre le bien fondé de sa prétention »25. C’est l’avantage poursuivi devant le juge en vue de faire reconnaitre une réclamation26. Il s’agit pour le juge, de dire que l’action d’un requérant est irrecevable si elle n’a pas pour objectif la protection d’un droit. Cela conduit alors à la confusion entre l’intérêt, la qualité et le droit. La confusion avec le droit, vient de ce que, de manière générale les actions en justice ne sont et ne peuvent être que des droits en 13 E. THOMAS, L’intérêt pour agir dans le recours pour excès de pouvoir, Thèse, Paris 2, 1972, p. 133.14 G. LEBRETON, op. cit, ibid.15 CE, 11 avril 1930, Antona, Recueil, p. 437, cité par G. LEBRETON, op. cit, ibid.16 En ce sens, voir Y. GAUDEMET, Droit administratif, Paris, LGDJ, 20e éd, 2012, p. 161.17 C. BROYELLE, op. cit, p. 68.18 Ibid.19 Y GAUDEMET, op. cit, p. 161, n° 283.20 E. UNTERMAIER-KERLEO, « Le tiers à l'acte administratif unilatéral : un administré et un justiciable de second rang », op. cit, p. 291.21 G. LEBRETON, op. cit, p. 926.22 L. GARAUD, L’intérêt pour agir en justice, Thèse, Université de Poitier, 1959, p. 86, cité par M. LALIGANT, « La notion d’intérêt pour agir et le juge administratif », RDP, 1971, p. 48.23 M. DEYRA, op. cit, ibid.24 R. CHAPUS, Droit du contentieux administratif, op. cit, n° 563.25 M. DEYRA, op. cit, ibid.26 H. SOLUS, R. PERROT, Droit judiciaire privé, Paris Sirey, 1961, p. 200 ; R. GASSIN, La qualité pour agir en justice, Thèse, Aix-en-Provence, 1955, p. 196.

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action, même quand il s’agit d’action en indemnité27. La confusion avec la qualité, pour sa part, se traduit dans ce jugement à travers la formule employée par le juge lorsqu’il rappelle que « la condition de propriétaire […] confère à M. M. un intérêt lui donnant qualité pour demander l’annulation de l’arrêté […] ».

13. Cette confusion de l’intérêt et de la qualité est récurrente aussi bien en matière judiciaire que devant le juge administratif. La doctrine abonde dans le même sens. Ainsi, « réserve faite […] du cas exceptionnel où une autorité publique est investie d’un mandat légal l’habilitant à agir contre les mesures qu’elle estime illégale, l’intérêt, affirme le professeur Chapus, donne qualité à agir »28. De la même manière, de nombreuses études portant sur les conditions de recevabilité des actions, en ce qui concerne la personne du requérant, ne tiennent pas compte de la qualité, elles consacrent l’analyse à la notion d’intérêt et vice-versa29. Parfois, c’est la notion d’intérêt qui est utilisée pour indiquer celle de qualité, parfois c’est l’inverse. Elles réduisent alors la qualité à l’aspect direct et personnel de l’intérêt ou encore font de l’intérêt un élément de la qualité30. Cela s’observe autant au sein de la doctrine que de la jurisprudence. Ainsi, « la qualité d'électeurs des représentants des étudiants au CNESER qui est celle des requérants leur donne bien intérêt à agir » 31, note-t-on dans une décision récente. On lit également encore que les intéressés justifient d’un intérêt leur donnant qualité pour agir32.

14. Cette formule jurisprudentielle énonçant qu’un requérant a intérêt et, par suite, qualité à agir ou bien qu’il est sans intérêt et, par suite, sans qualité à agir est usuelle33, et récurrente dans la jurisprudence du Conseil d’État. Cependant, malgré l’ambigüité que l’on peut reconnaitre à la notion de qualité, « malgré les liens étroits entre cette notion et celle de droit et d’intérêt, elle apparaît bien comme une condition autonome de recevabilité de l’action en justice »34. Elle est bien différente de celle d’intérêt. Selon le professeur Charles Debbasch, la qualité est la situation juridique du plaideur qui permet à celui-ci de soumettre une question déterminée, à l’aide des moyens déterminés au juge35. Suivant la conception proposée par le professeur Alain Pièdelievre, la qualité doit être conçue comme un pouvoir d’agir, celui en vertu duquel une personne introduit une action en justice36. C’est une telle difficulté qui conduit à employer indifféremment les notions de qualité et d’intérêt alors qu’il s’agit des réalités qui ne sont pas identiques. En admettant que la qualité est la situation juridique du plaideur, il y’a confusion d’avec l’intérêt juridiquement protégé lequel est en fait assimilé à un droit. Dans la seconde approche, elle ne se distingue pas de l’action elle-même37. Il faudrait aussi noter qu’il existe une confusion entre la qualité et le droit car, dans l’action exercée à titre personnel, le fait de prétendre être titulaire d’un droit confère nécessairement le pouvoir

27 M. HAURIOU, concl, CE, 11 mai 1928, Demoiselle Rucheton, Paris, Sirey 1928, III, cité par M. LALIGANT, op. cit, p. 47.28 R. CHAPUS, op. cit, ibid.29 Voir par exemple O. GOHIN, Contentieux administratif, Paris, Lexis Nexis, 2011, 7e éd, 2012, p. 242 et s ; D. COSTA, Contentieux administratif, Paris, LexisNexis, 2001, p. 17-182 ; J. WALINE, Droit administratif, Paris, Dalloz, 2012, p. 651-652 ; D. TRUCHET, Droit administratif, Paris, PUF, 3e éd, 2008, p. 129. Sur l’usage de la qualité pour indiquer l’intérêt, voir, Y. GAUDEMET, op. cit, p. 161-162.30 M. LALIGANT, op. cit, p. 55.31 TA Paris, 6 décembre 2012, Mme Marthe Corpet, M. David Van der Vlist, nos 1214145 et 1214177/2-1, concl, A. FORT-BESNARD, RFDA, 2013, p. 549.32 CE, 31 janvier 1968, Ministre d’État chargé des départements et territoires d’outre –Mer, Rec, 1968, p. 78, cité par M. LALIGANT, op. cit, p. 49.33 R. CHAPUS, op. cit, p. 475, n° 569.34 A. PIEDELIEVRE, « Remarques sur la notion de qualité », Annales de l’Université de Clermont-Ferrand, Paris, Dalloz, fascicule 6, 1969, p. 220.35 C. DEBBASCH, Procédure administrative contentieuse et procédure civile, Paris, LGDJ, 1962, p. 257.36 A. PIEDELIEVRE, op. cit, p. 222.37 M. LALIGANT, op. cit, p. 50.

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de saisir le juge pour voir prononcer une décision ou une sanction38. Malgré ces confusions, il convient de dire que la qualité, dans une large mesure n’est pas identique à l’intérêt. « C’est l’aptitude du requérant à déférer au juge de l’excès de pouvoir des mesures qui lèsent ses intérêts »39. Cette approche est susceptible d’entraîner un certain nombre de conséquences.

B-Les conséquences de l’assimilation

15. L’affaire M.M. illustre, comme de nombreuses autres décisions du juge administratif français, cette confusion entre les notions d’intérêt, de qualité et de droit. Une telle assimilation se traduit aussi au sein de la doctrine. La difficulté avec une telle approche se trouve, d’abord, dans le fait qu’elle pourrait conduire à des interprétations erronées. Comme le rappelle le professeur Chapus, « une telle formule ne doit pas induire en erreur (pas plus, d’ailleurs, que le fait qu’il arrive qu’un recours soit déclaré recevable, dès lors que son auteur a intérêt à le former). Il ne faudrait pas comprendre cette formule, poursuit-il, comme signifiant qu’il suffit que l’intérêt invoqué soit réel. Il ne peut donner qualité à agir que s’il satisfait à d’autres conditions »40.

16. Ensuite, faire recours de manière indifférente à de telles notions conduit à « renverser l’ordre du raisonnement juridictionnel »41.  En fait, « dans tous les cas où un droit peut ou doit être invoqué, l’intérêt à agir dépend de la constatation de l’existence de ce droit et ne peut donc être déterminé qu’après l’examen au fond de la demande. Il serait absurde dans ces conditions que le juge, après s’être prononcé au fond, se prononçât sur la recevabilité alors qu’on sait que lorsque le juge est saisi d’une affaire, la toute première question qu’il est amené à se poser est bien celle de savoir si l’action est recevable, avant de savoir si elle est fondée »42. C’est ce que semble donc montrer l’affaire M. M., laquelle s’inscrit en droite ligne de la tendance jurisprudentielle en cette matière.

17. Pourtant, c’est dans le cadre du recours en annulation, recours dit objectif, que la notion d’intérêt est le plus souvent utilisée. Dans le contentieux administratif, et plus précisément dans celui de la légalité, « la jurisprudence concernant l’intérêt est la plus abondante »43. Une appréhension indifférente des concepts de qualité et d’intérêt, comme l’a fait et le font d’ailleurs la majorité des juges, « conduit certainement à rendre superflue la notion d’intérêt »44 alors qu’il est reconnu que cette notion a une place primordiale dans le contentieux de l’annulation. Cela remet en cause le caractère objectif du contentieux de l’annulation. « Dans le cas où cette vision jurisprudentielle devait aboutir, cette notion d’intérêt disparaîtrait, tout le monde étant admis à attaquer une mesure illégale, ou de manière plus restrictive, tous ceux qui justifierait d’une certaine qualité »45. Dans un arrêt du 28 octobre 1987, soulignait déjà M. Charlot, « le Conseil d’État avait essayé, en vue de simplifier la démarche du lecteur, de remplacer l’intérêt donnant qualité pour agir par vocation pour contester. Toutefois, cette démarche n’a pas pour autant permis d’élucider l’épineux problème de l’articulation entre intérêt et qualité »46. Au final, et notamment en ce qui concerne le fond,

38 H. SOLUS, R. PERROT, Droit judiciaire privé, tome 1, n° 262, cité par A. PIEDELIEVRE, op. cit, p. 221.39 Voir conclusions du commissaire du gouvernement Galabert dans l’affaire Syndicat indépendant des cadres ingénieurs et agents de maîtrise d’Air France, CE, Ass, 2 juillet 1965, AJDA, 1965, p. 488.40 R. CHAPUS, op. cit, p. 476.41 M. LALIGANT, op. cit, p. 55.42 Ibid.43 Ibid., p. 51. 44 M. MIGNON, « Une évolution inachevée : la notion d’intérêt ouvrant le recours pour excès de pouvoir », Paris, Dalloz 1953, chron, p. 21.45 M. LALIGANT, op. cit, p. 51.46 P. CHARLOT, « L’actualité de la notion de qualité donnant intérêt à agir », RFDA, 1996, p. 482.

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le juge a annulé l’acte en cause en se fondant sur le caractère non exhaustif de la motivation, obligatoire, de celui-ci.

II-L’insuffisance formelle de la motivation, cause d’annulation de l’arrêté querellé

18. « La motivation des décisions administratives peut être envisagée sous deux aspects différents: en tant que composante d'un processus intellectuel, elle est constituée par l'ensemble des éléments de droit et de fait qui ont conduit l'administration à agir ; du point de vue formel, il s'agit de l'obligation où se trouve celle-ci […] d'indiquer les motifs sur lesquels reposent ses décisions »47. Autrement dit, la motivation formelle ne doit pas être confondue avec les motifs. En effet, « celle-là concerne la légalité externe alors que ceux-ci relèvent de la légalité interne de l’acte »48. « Elle relève de la forme de l’acte, c’est l’extériorisation des motifs dans le corps même de l’acte, sous la menace d’une annulation sanctionnant une illégalité non régularisable »49. C’est sous ce dernier rapport que le tribunal administratif de Clermont-Ferrand a envisagé la question de la motivation (A). En jugeant de la sorte, le tribunal a admis tacitement qu’il s’agissait d’une décision administrative à double face, susceptible d’être attaquée par le tiers, à l’instar de M.M. (B).

A-Le caractère insuffisant de la motivation

19. Il a jugé que l’obligation de motiver50 qui pesait sur l’autorité préfectorale devait être suivie d’une manière assez particulière. C’est pourquoi, bien que motivé, l’acte en question a encouru l’annulation du fait d’une motivation peu exhaustive. Cette annulation a été fondée, d’une part, sur le rejet par le tribunal d’une motivation par référence (1) et, d’autre part, sur l’absence de précision quant aux considérations de fait qui ont justifié l’édiction de l’arrêté autorisant l’activité pyrotechnique (2).

1- Le rejet d’une motivation par autorité interposée

20. Comme on l’a souligné en propos introductif, le contentieux de la légalité s’inscrit dans la logique de l’État de droit. Un des éléments qui confirme cette idée est celle de la motivation des actes administratifs laquelle peut être contrôlée par le juge. En effet,  la légalité d’un acte peut être envisagée à partir de quatre points de vue : « la question du titulaire de la compétence, comment cette compétence est formellement mise en œuvre ? Que doit éditer l’administration au titre de cette compétence ? Enfin, et surtout, pour quelles raisons doit-elle user de cette compétence ? »51.

21. En réalité, il s’agit pour l’autorité administrative de mettre en exergue les raisons de fait et de droit pour lesquelles elle considère son acte comme fondé, ce qui l’a déterminé52. Aux termes de l’article 2 de la loi de 1979 sur la motivation précité, « Doivent également être

47 C. WIENER, « La motivation des décisions administratives en droit comparé », RIDC, n° 4, 1969, p. 779.48 X. DELGRANGE, B. LOMBAERT, « La loi du 29 juillet 1991 relative à la motivation formelle des actes administratifs : question d’actualité », in P. JADOUL, S. VAN DROOGHENBROECK (dir), La motivation formelle des actes administratifs, Bruxelles, la charte, bibliothèque de droit administratif, 2005, p. 41.49 H. DE GAUDEMAR, «L’obligation de motivation des actes administratifs unilatéraux en droit français », in S. CAUDAL (dir), La motivation en droit public, Paris, Dalloz, col, « Thèmes commentaires et débats », 2013, p. 71.50 Voir aussi à ce sujet, M. MAEREVOET, La motivation formelle des actes administratifs en matière de marché public, Bruxelles, Larcier, col, « Performance public », 2011.51 B. PACTEAU, Le juge de l’excès de pouvoir et les motifs des actes administratifs , Travaux et recherches de la Faculté de droit de Clermont-Ferrand 1, 1977, préface de J.-M. AUBY, p. 17.52 J.-M. AUBY et R. DRAGO, Traité de contentieux administratif, Paris, LGDJ, 1962, tome 3, p. 37.

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motivées les décisions administratives individuelles qui dérogent aux règles générales fixées par la loi ou le règlement ». C’est ce que rappelle d’ailleurs le juge dans l’affaire M.M. Ce même texte précise également la forme de la motivation. Ainsi, peut-on noter à l’article 3 de la loi que la motivation exigée doit être écrite et comporter l'énoncé des considérations de droit et de fait qui constituent le fondement de la décision. En l’espèce, le juge administratif après avoir rappelé l’obligation de motivation pesant sur le préfet de la Haute-Loire dans le cadre de l’édiction de son acte, en a dénoncé le non-respect. Il a en effet déploré le fait que l’autorité administrative ait procédé à une sorte de motivation par référence.

22. La motivation dite par référence découle de ce que l’acte en cause s’est borné à entériner, simplement, « les avis favorables émis par le directeur départemental des territoires et le directeur départemental des services d’incendie et de secours, et à faire état de la « proposition de M. le directeur des services du cabinet ». La position du juge de l’espèce s’inscrit sur le même horizon que la jurisprudence du Conseil d’État53 qui, comme le rappelle le professeur Bernard Pacteau en s’appuyant sur l’arrêt Soulet de 1953, « marque son soucis de condamner les fausses explicitations de l’acte consistant, par exemple », comme c’est le cas ici, « à indiquer l’opinion des instances qui ont participé à l’élaboration de l’acte, mais qui n’en sont pas les auteurs, et plus généralement les motivations indirectes, par référence consistant en un renvoi à des avis, propositions ou rapports, même motivés, et au vu desquels l’auteur de l’acte s’est prononcé »54.

23. Cette approche paraît conforme à l’idée de la division des pouvoirs et du contrôle juridictionnel des actes de l’administration. En fait, « le principe de l’indisponibilité des compétences administratives oblige l’autorité administrative, titulaire d’une compétence, à choisir et à élaborer elle-même les motifs de ses actes quels que soient les avis dont elle puisse ou doive s’entourer pour décider »55. En ce sens, le préfet de la Haute-Loire s’est dérobé, en quelques sorte, à ses compétences ce qui a amené le juge à donner droit à la requête de M.M. Le rejet de la motivation par référence consiste à garantir l’examen des requêtes des administrés et l’exercice concret de la compétence requise par l’autorité qui en est investie. Ainsi, comme dans les arrêts du Conseil d’État Société générale et unique du ciment du 16 novembre 1934, et du 28 mai 1965, demoiselle Riffault, « afin qu’un acte ne subisse pas la sanction du juge, il doit éviter de se borner à se référer à des avis même conformes d’un organisme consultatif »56.

24. Dans cette cause, le tribunal administratif ne s’est donc pas éloigné de cette tendance. Encore moins, il n’a pas pris en compte les exceptions à cette exigence admise par le Conseil d’État notamment lorsqu’il avait reconnu qu’une autorité statuant sur la base d’un recours hiérarchique pouvait s’approprier de façon tacite les motifs de l’autorité qui lui est subordonnée et dont elle confirme la décision57. Plus encore, le juge dans cette affaire, n’a pas fait preuve de la souplesse du Conseil d’État dans l’affaire Époux Lemaître et Wallicker dans laquelle il avait admis une motivation comme consistante à propos d’un arrêté déclaratif d’utilité publique dès lors que les visas et le dispositif de cet arrêté faisaient ressortir le but de la procédure entreprise. Sous trois conditions, en effet, cette forme de motivation est acceptée. Il faut, d’abord, « que les documents et avis répondent aux exigences législatives relatives à la motivation, ensuite, que l’auteur de l’acte déclare s’appuyer sur ces motifs et, enfin, le texte de l’avis ou de la proposition contenant l’énoncé des motifs doit être incorporé dans le texte même de la décision ou jointe à celle-ci »58. De même, le Conseil d’État avait eu à admettre, 53En ce sens, N. POULET-GOBOT LECLERC, « Le Conseil d’État et le contenu de la motivation des actes administratifs », Recueil Dalloz Sirey, 1992, p. 62.54 B. PACTEAU, op. cit, p. 65.55 Ibid, p. 66.56 Cités par B. PACTEAU, ibid.57 CE, 28 mars 1958, Graef, et 5 avril 1946, Coulon.58 N. POULET-GOBOT LECLERC, op. cit, p. 64.

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implicitement, une motivation par référence lorsque celle-ci était « opérée par une référence explicite à un avis, lequel avis étant lui-même suffisamment motivé »59.

25. Cette jurisprudence vise ainsi à rappeler à l’administration, comme l’a souvent fait la Cour de Cassation en sanctionnant le défaut ou l’insuffisance de motivation des jugements, non seulement le rôle du contrôle juridictionnel des actes de l’administration, mais aussi, à briser la légèreté des raisonnements sur lequel des actes motivés par référence peuvent ainsi être fondés. En somme, on peut dire que cette jurisprudence rappelle l’une des modalités de la règle de la motivation des actes administratifs : « la présentation matérielle des fondements justificatifs de l’acte »60.

26. Par ailleurs le tribunal administratif a regretté que l’autorité administrative se soit limitée à mentionner les éléments de droits justifiant sa décision sans, toutefois, faire allusion aux considérations de fait. En fait, les motifs devraient comporter, outre le rappel de la base légale de la mesure, l'énumération des principaux éléments de droit et de fait retenus par l'autorité auteur de l’acte, et des indications sur la manière dont elle a tenu compte. S'il n'est peut-être pas nécessaire d'entrer dans tous les détails du processus de décision, du moins les motifs doivent-ils permettre de comprendre pourquoi la mesure a été prise, et donc en énoncer les causes déterminantes. « Sous peine de perdre toute signification, la motivation doit être suffisamment développée et explicite pour que l'intéressé et éventuellement le juge puissent l'apprécier utilement »61. Par la suite, concernant toujours la règle de la motivation, le juge va noter, pour asseoir sa décision, que du point de vue des modalités de la motivation, l’arrêté en cause ne mentionnait pas les considérations de fait qui l’ont provoqué.

2-L’absence des considérations de fait dans la motivation

27. La jurisprudence du Conseil d’État est constante en ce qui concerne l’exigence d’une motivation effective, c’est-à-dire, qu’elle doit contenir les éléments de droit et de fait ayant fondé la décision. Eléments de fait qui correspondent à une motivation circonstanciée62. Ceci veut dire, par exemple, que « ne serait pas considérée comme suffisante une motivation stéréotypée »63. Le juge note à ce niveau que le fait pour le préfet de n’avoir pas mentionné les éléments de fait visant à apporter son appréciation à l’acte pris était constitutif d’une motivation insuffisante, car ne permettant pas la compréhension des raisons qui ont justifié sa décision.

28. En effet, si l’acte portant autorisation des tirs, contesté par M.M., a été pris en vertu de l’article 5 de l’arrêté qui interdisait de telles opérations, il y manquait toutefois les motifs de fait justifiant son édiction. Il fallait notamment que dans son élaboration, l’arrêté en cause puisse mettre en exergue ces éléments de fait, de manière à permettre à son destinataire de les déterminer. Or, comme le souligne le juge, en se bornant à viser la demande de dérogation présentée le 29 mai 2012 par le maire de la commune de Monistrol-sur-Loire, un tel acte ne pouvait être regardé comme permettant, à sa seule lecture, de déterminer les motifs de la mesure adoptée en dérogation aux dispositions de l’article 5 de l’arrêté préfectoral susmentionné.

29. Cet arrêté semble s’être limité, dans ce sens, à indiquer simplement que les conditions fixées par les textes en vigueur étaient réunies pour que ladite autorisation soit

59 P. GONOD, « Le contentieux de la motivation des actes administratifs unilatéraux », in S. CAUDAL ( dir), op. cit, p. 96.60 B. PACTEAU, op. cit, p. 64.61 C. WIENER, op. cit, p. 785; CE, 16 mars 1988, Sté quincaillerie de Gruel ; CE, 1er juin 1984, Hôpital de Méru, AJDA, 1985, p. 261, chronique HUBAC et SCHOETTL.62 N. POULET-GOBOT LECLERC, op. cit, ibid.63 P. GONOD, « Le contentieux de la motivation des actes administratifs unilatéraux », in S. CAUDAL (dir), op. cit, ibid.

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accordée. Une telle démarche n’est donc pas approuvée par le juge qui se rapproche ainsi de la jurisprudence du Conseil d’État qui, dans les arrêts Commune de Piscop du 1er juillet 1974, Pelen, du 14 mars 1951 et Morizot du 12 février 1945, avait rejeté de telles motivations.

30. Comme le note encore le professeur Pacteau, « le Conseil d’État récusait déjà dans l’hypothèse où une autorité administrative avait à apprécier la portée à attribuer à une situation de fait, le fait pour elle de motiver sa décision sans présenter un autre motif, c’est-à-dire, en se contentant de faire une simple référence à la situation indiquée »64. Dans l’arrêt Delle Dantzig du 10 janvier 1968, le Conseil d’État rappelait que le simple fait de la connaissance par l’intéressé des motifs de l’acte n’était pas de nature à constituer une excuse à l’absence de motivation de l’acte. Il semblait alors normal pour le juge de prononcer la nullité d’un acte amputé des considérations de fait précises, liées à la cause en question et au nom desquels le préfet de la Haute-Loire, autorité compétente à prendre un tel acte, avait jugé ou estimé qu’il semblait juste d’en décider comme il l’a fait.

31. De là, bien que fondé en droit, cet acte souffrait d’une insuffisance de motivation et ne pouvait encourir autre sanction qu’une annulation. Le tribunal administratif aurait certainement été moins sévère si certaines précisions avaient été portées à la connaissance de M.M.. En fait, dans l’arrêt Fourel du 10 décembre 1969, le Conseil d’État avait admis qu’un acte limitativement motivé pouvait échapper à une condamnation pour défaut ou insuffisance de motivation au regard des précisions portées à la connaissance des destinataires de la décision en cause65.

32. Pour remettre en cause la règle de la motivation, on fait souvent valoir, d’une part, que « le surcroît de travail qui résulterait pour les autorités administratives dans la rédaction circonstanciée des motifs pour toutes les décisions qui leur incombe de prendre, exigeant beaucoup de temps et d'efforts, et l'expédition des affaires qui risquerait d'en subir des retards importants »66.

33. Dans certains cas, d’autre part, que la motivation pourrait occasionner une « divulgation d'informations qui doivent être tenues secrètes, soit pour des raisons de sécurité de l'État, soit dans l'intérêt des tiers ou même des requérants67.

34. C’est sans doute pourquoi, l’article 4 alinéa 2 de la loi sur la motivation de 1979, précitée, dispose que « les dispositions de la présente loi ne dérogent pas aux textes législatifs interdisant la divulgation ou la publication de faits couverts par le secret ». Cette mesure, de prime abord, est soutenable mais est « laconique et les administrateurs peu enclins à se soumettre à l'obligation légale trouveront dans le secret un commode échappatoire »68. Ces différents arguments, toutefois, pour pertinents qu'ils soient, ne semblent pas devoir porter atteinte au principe même de la motivation; ils insistent simplement sur l’obligation de poser quelques limitations au regard « de la nature et du contenu de la décision à prendre »69.

35. Pour toutes ces raisons, le tribunal a estimé que cet acte devait être annulé c’est-à-dire qu’il était présumé ne pas avoir été accompli avec toute la réflexion nécessaire70.

64 B. PACTEAU, op. cit, p. 67.65 Voir aussi, J.-M. AUBY, obs, CE, 5 décembre 1984, Préfet de police c. Sté Emeraude show, RDP, 1986, p. 261.66 C. WIENER, op. cit, p. 783 et 784 ; J.-M. ADRIEN, « Motivation des actes administratifs et secret médical », AJDA, 9 janvier 2006, p. 26.67 C. WIENER, op. cit,ibid.68 G. PEGUIGNOT, « La loi française du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs », Les Cahiers de droit, Université Laval, vol, 21, n° 3-4, 1980, p. 978.69 C. WIENER, op. cit, ibid.70 G. JEZE, « Essai sur l’influence des motifs déterminants », RDP, 1922, n° 386, cité par B. PACTEAU, op. cit, p. 64.

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B- La tacite admission, en l’espèce, d’une décision administrative à double face : vers la reconnaissance du tiers à l’acte administratif unilatéral comme un justiciable de premier rang ?

36. Avant de démontrer que l’arrêté autorisant les tirs souffrait d’une motivation insuffisante devant conduire à son annulation, le juge a, au préalable, précisé l’existence de ladite obligation pour cet acte qu’il a implicitement considéré comme une décision à double face (2). Pour le comprendre, il faudrait examiner le régime général de l’obligation de motivation né de la loi de 1979 (1).

1- Le régime général de l’obligation de motivation né de la loi de 1979

37. Dans affaire M.M., l’autorité administrative dont l’acte était contesté faisait valoir, au fond, que « la dérogation attaquée ne constitue pas une décision individuelle défavorable devant être motivée en application des dispositions de la loi du 11 juillet 1979 ». En effet, à l’exclusion des décisions administratives individuelles défavorables, des décisions individuelles dérogeant à des règles générales, des décisions individuelles des organismes de sécurité sociale refusant un avantage, le principe de la non-motivation reste en vigueur en droit français71. Cette règle est en rapport avec « la tradition de discrétion de l’action, vestige de l’art politique avant l’émergence de la démocratie où, l’administration est généralement peu encline à énoncer spontanément les motifs de ses actes »72.

38. La règle de la motivation des actes administratifs, distincts des décisions de justice, législatives, des décisions des cours suprêmes et même de celles des particuliers73, laquelle a été fixée par la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs et à l'amélioration des relations entre l'administration et le public, « fait partie d’une nouvelle vision de l’administration et de ses rapports avec les administrés »74. En fait, selon les articles 1, 2 et 6 de cette loi, seules ces trois catégories d'actes ci-dessus visés sont soumises à l'obligation de motiver.

39. L’autorité administrative, défendeur dans l’affaire M.M., évoquait à l’appui de sa défense la première catégorie en rappelant que l’acte en cause n’en faisait pas partie et, par conséquent, n’était pas astreint à la contrainte de la motivation. Elle s’appuyait ainsi sur le critère de la décision défavorable sur lequel se base la loi de 1979 précitée.

40. Il s’agit, dans cette catégorie, des décisions administratives individuelles défavorables. Dans cette première catégorie, la non motivation ne reste applicable que pour les décisions des personnes ou organes privés, à moins que ces personnes ou ces organes, chargés d'un service public, bénéficient de prérogatives de puissance publique permettant de conférer à leurs actes la qualité d'actes administratifs, ainsi que les décisions favorables, c'est-à-dire reconnaissant un droit ou un avantage à un individu, donnant satisfaction à la demande d'un pétitionnaire. Il en va de même des décisions qui posent des règles générales et impersonnelles donc, « des décisions à caractère réglementaires »75. Ainsi, cette motivation n’intéresse que les « actes qui ont une incidence à l’égard des individus nommément désignés,

71 G. PEGUIGNOT, op. cit, p. 974 et s. Voir aussi, G. BIGOT, « Histoire de la motivation en droit public français », in S. CAUDAL (dir), op. cit, p. 47-61.72 G. MORANGE, « Le secret en droit public français », Dalloz, Chon, 1, 1978, cité par H. DE GAUDEMAR, «L’obligation de motivation des actes administratifs unilatéraux en droit français », in S. CAUDAL (dir), op. cit, p. 70.73 Voir F. ZENATI-CASTAING, « La signification, en droit, de la motivation », in S. CAUDAL (dir), op. cit, p. 25-46.74 H. DE GAUDEMAR, «L’obligation de motivation des actes administratifs unilatéraux en droit français », in S. CAUDAL (dir), op. cit, ibid.75 G. PEGUIGNOT, op. cit, ibid.

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des sujets de droit déterminés »76. L’arrêté préfectoral en cause faisait-il partie de cette catégorie ? Certainement pas car, il s’agissait, peut-on dire, d’une décision individuelle parce que concernant la Commune de Monistrol-sur-Loire et reconnaissant un droit ou un avantage, lui donnant satisfaction à sa demande. Dans ces conditions, de quoi la Commune pouvait-elle se plaindre? Cela n’apparaissait pas sérieux, comme le soulignait le Garde des Sceaux à l’occasion des discussions relatives à l’édiction de cette loi, « que soient motivées les réponses positives qui satisfont l'attente de ceux qui les ont sollicitées »77.

41. Dans la deuxième catégorie, et c’est là que le juge va ranger l’arrêté querellé, ce sont les décisions administratives individuelles qui dérogent aux règles générales fixées par les lois et les règlements. Ici, « les décisions du premier groupe étaient défavorables à l'administré à l'égard duquel elles étaient prises. Les décisions de ce second groupe lui sont au contraire favorables. Pourquoi donc impose-t-on leur motivation? C’est que de telles décisions dérogatoires, favorables aux uns, peuvent être défavorables aux autres; elles risquent d'enfreindre le principe d'égalité devant la loi dès lors que la dérogation ne serait pas justifiée par de sérieuses circonstances particulières […] »78. Cela est d’autant plus vrai que « si l’on a éprouvé le besoin de différencier, au sein des normes juridiques, certaines d’entre elles, de portée générale, pour les opposer à d’autres, de portée particulière, c’est d’abord parce que les règles générales constituent un outil du droit public français permettant de protéger les citoyens contre l’arbitraire des gouvernants, en délimitant les compétences des autorités habilitées à émettre des normes »79.

42. Ce qui semble significatif dans l’affaire M.M est le fait pour le juge d’avoir admis implicitement qu’il s’agissait d’un acte administratif à double face notamment, qu’en dérogeant aux règles générales il était favorable à la Commune, destinataire, mais défavorable à M.M., un tiers, ce dernier pouvant revendiquer cette motivation.

2-L’arrêté en cause : une décision administrative à double face

43. À ce niveau, il faut noter que l’admission de la règle de la motivation dans cette affaire paraît atypique. En effet, l’affaire M.M. a dérogé au « peu d’intérêt accordé aux droits des tiers par le Conseil d’État pour qui les tiers ne peuvent avoir un intérêt à connaitre la motivation des actes dites à double face, c’est-à-dire les décisions favorables aux destinataires mais défavorables aux tiers, car l’appréciation du caractère défavorable d’une décision doit se faire en fonction des seules personnes physiques ou morales qui sont directement concernées par elle »80. Du coup, le tribunal administratif semble avoir innové dans la mesure où les tiers, selon la jurisprudence du Conseil d’État, « n’ayant pas la qualité de destinataire de la décision défavorable, ne peuvent en conséquence pas revendiquer un droit à la motivation de tels actes individuels en dépit de leur caractère défavorable à leurs encontre »81. Seul « l'auteur de la demande » est considéré comme « directement concerné » par la décision, le caractère défavorable d'une telle décision pour les tiers n'est nullement pris en considération82.

76Ibid.77 Propos rapportés par J.- F. OUM OUM, «La motivation de la requalification des demandes par l'administration », RFDA, 2011, p. 89, note n° 23.78 Ibid.79 E. UNTERMAIER, Les règles générales en droit public français, Paris, LGDJ, Bib, de droit public, tome 268, préface de Sylvie Caudal, 2011, p. 141.80 CE, 30 décembre 2009, Mme Reilles, AJDA, 2010, p. 806 cité par O. GABARDA, « Vers la généralisation de la motivation obligatoire des actes administratifs ? Enjeux et perspectives d’évolutions autour du principe de la motivation facultative », RFDA, janvier-février 2012, p. 65.81 O. GABARDA, op. cit, ibid.82 E. UNTERMAIER-KERLEO, « Le tiers à l'acte administratif unilatéral : un administré et un justiciable de second rang », op. cit, p. 288.

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44. Le tribunal a, semble-t-il, suivi la doctrine qui regrettait la restriction dans l’interprétation faite par le Conseil d’État en souhaitant la généralisation de la motivation obligatoire qui, selon elle, présenterait l’avantage d’intégrer les tiers dans le champ de la motivation et permettrait de porter à leur connaissance les motifs d’une décision qu’ils auraient intérêt à contester83. À l’appui de ces critiques, la doctrine fait appel au droit comparé en soulignant que dans les pays voisins comme le Luxembourg, l’Allemagne, la Suisse, le régime de la motivation est moins rigide qu’en France. Au Luxembourg, « toute personne concernée par une décision administrative qui est susceptible de porter atteinte à ses droits et intérêts est également en droit d'obtenir communication des éléments d'information sur lesquels l'administration s'est basée ou entend se baser ». En Suisse, selon l'article 35 de la loi fédérale sur la procédure administrative du 20 décembre 1968, « l'autorité peut renoncer à motiver la décision et à indiquer les moyens de droit, si elle fait entièrement droit aux conclusions des parties et si aucune partie ne réclame une motivation ». La notion de « partie » est entendue très largement par l'article 6 de la même loi, qui dispose : « Ont qualité de parties les personnes dont les droits ou les obligations pourraient être touchés par la décision à prendre, ainsi que les autres personnes, organisations ou autorités qui disposent d'un moyen de droit contre cette décision ». De même, en Allemagne, la loi de 1976 sur la procédure administrative non contentieuse (art. 39-2) prévoit qu'« une motivation n'est pas nécessaire lorsque l'autorité administrative fait droit à une requête ou se range à une déclaration et que l'acte administratif ne porte pas atteinte aux droits d'autrui »84.

45. Une étude récente insiste d’ailleurs sur la possibilité dont disposeraient les tiers purs, en invoquant la protection de la légalité, de faire disparaître les actes administratifs unilatéraux illégaux85. En fait, « si la juridiction administrative à, dans l’ensemble, accompagné de manière satisfaisante la volonté de réforme du législateur, le régime de la motivation obligatoire en application de la loi de 1979 ne donnait pas satisfaction, d’une part, sur le fait d’exiger la motivation des actes implicites qu’à condition que l’administré en fasse la demande »86 et, d’autre part, « sur le fait d’avoir exclu du champ de cette motivation les actes administratifs à double face »87. C’est à ce niveau que la jurisprudence M.M. représente une évolution.

Conclusion46. En jugeant comme il l’a fait, le tribunal administratif de Clermont-Ferrand a, d’une

part, sur les conditions de recevabilité du recours en annulation de l’arrêté préfectoral en cause, notamment en ce qui concerne la qualité et l’intérêt, réaffirmé « l’indigence du vocabulaire juridique ou encore la vanité des tentatives faites par la doctrine et même la jurisprudence afin de tracer les frontières entre ces notions »88. En assimilant ainsi l’intérêt à la qualité89, il n’est pas sorti du cercle vicieux de l’usage indifférent de telles notions et, par conséquent, n’y a pas apporté des clarifications. Cependant, il a confirmé le caractère personnel que doit revêtir cet intérêt pour être valablement excipé par un tiers à l’acte administratif.

83 O. GABARDA, op. cit, ibid; E. UNTERMAIER-KERLEO, « Le tiers à l'acte administratif unilatéral : un administré et un justiciable de second rang », op. cit, ibid.84 E. UNTERMAIER-KERLEO, « Le tiers à l'acte administratif unilatéral : un administré et un justiciable de second rang », op. cit,ibid.85 E. JURVILLIERS-ZUCCARO, Le tiers en droit administratif, Thèse, Université Nancy 2, 2010, p. 242 et s. Disponible sur le site http://docnum.univ-lorraine.fr/public/NANCY2/doc462/2010NAN20003.pdf .86 S. SUR, « Motivation ou non-motivation des actes administratif ? », AJDA, n° 9, 1979, p. 6.87 O. GABARDA, op. cit, p. 64.88 M. LALIGANT, op. cit, p. 50.89 P. CHARLOT, op. cit, p. 481.

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47. D’autre part, il a implicitement reconnu une forme atypique d’acte administratif en matière de motivation à savoir : un acte administratif à double face c’est-à-dire, favorable au destinataire mais défavorable aux tiers, lequel intègre le domaine de la motivation. Concernant sa motivation, il a rejeté une motivation faite par référence, a exprimé la vigueur de l’obligation de motiver qui lie dans certains cas les autorités administratives dans le cadre de l’élaboration de leurs actes. Il a contribué ainsi à prémunir le système institutionnel en vigueur contre l’irresponsabilité « des titulaires de compétences administratives, attitude qui ne permet pas de garantir le sérieux des délibérations administratives »90, en particulier, et la séparation des pouvoirs en général.

48. Notons qu’il est rassurant, en effet, que « si un administrateur est tenu de motiver sa décision, il donne lui-même, sous sa responsabilité, ses raisons d’agir »91. Avis donc aux autorités administratives qui, par paresse ou encore par négligence, se dérobent à leurs responsabilités en prenant des actes dans lesquels elles se bornent, en guise de motivation, à « entériner des avis et expédiant ainsi les affaires, de manière hâtive et superficielle, à l'unique fin d'en être au plus vite déchargées »92.

90 B. PACTEAU, op. cit, p. 66.91 R. ODENT, « La procédure d’élaboration des actes administratifs en droit français », Rapport présenté au Colloque des Conseils d’État français et italien, Paris, 12-14 décembre 1966, p. 100. Disponible sur le site http://www.juradmin.eu/colloquia/1968/france-2.pdf. Consulté le 15 août 2013 à 15h 55 mn.92 C. WIENER, op. cit, p. 781.

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