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Droit et Société 1-1985 Résumé Dans ce chapitre, R.D. compare les juges à des écrivains, qui devraient collaborer à la rédaction d’un roman collectif en écrivant l’un après l’autre un chapitre. De même que chacun devrait tenir compte des chapitres pré- cédents et s’efforcer en même temps de rendre l’œuvre dans son ensem- ble la plus belle possible, de même les juges interprètent l’ensemble des règles et des institutions en les faisant apparaître sous leur meilleur jour et ces interprétation mettent en lumière les principes nécessaires à leurs décisions. Summary In this chapter, Professor Dworkin compares judges to writers who are collaborating on the production of a collective York. Each of them, one af- ter the other, contributes a chapter to the growing whole. At each stage the author has to take account of preceding chapters, doing his best to add to the work so that its best qualities are brought out In the same way judges, in interpreting the body of legal rules and institutions, must place this cor- pus in its best light while adding to it. I. Raconte la suite... Le principe d’unité en droit comme principe de décision s’adresse aux juges et aux autres autorités chargées d’appliquer les normes publiques de comportement d’une communauté politique. Il leur prescrit de lire et de comprendre celles-ci, dans toute la me- sure du possible, comme si elles étaient l’œuvre d’un seul auteur, la communauté personnifiée, exprimant une conception cohérente de la justice et de l’équité. La chaîne du droit* Ronald Dworkin * Traduit de l’anglais par Fran- çoise Michaut, CNRS. Ce texte correspond au chapitre sept de l’ouvrage de Ronald Dworkin « Law’s Empire » (en prépara- tion). En ont été exclus un pas- sage où R. Dworkin, pour illus- trer ses thèses sur le travail de l’écrivain participant à la rédac- tion d’un roman selon la mé- thode indiquée, imagine la com- position de l’ouvrage « A Christmas Carol » de Dickens, dans de telles conditions, ainsi que les toutes dernières pages où l’auteur répond à deux criti- ques qu’il juge d’une impor- tance moindre par rapport à cel- les qu’il a examinées aupara- vant ».

DWORKIN, La chaîne du droit

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  • Droit et Socit 1-1985

    Rsum

    Dans ce chapitre, R.D. compare les juges des crivains, qui devraientcollaborer la rdaction dun roman collectif en crivant lun aprs lautreun chapitre. De mme que chacun devrait tenir compte des chapitres pr-cdents et sefforcer en mme temps de rendre luvre dans son ensem-ble la plus belle possible, de mme les juges interprtent lensemble desrgles et des institutions en les faisant apparatre sous leur meilleur jouret ces interprtation mettent en lumire les principes ncessaires leursdcisions.

    Summary

    In this chapter, Professor Dworkin compares judges to writers who arecollaborating on the production of a collective York. Each of them, one af-ter the other, contributes a chapter to the growing whole. At each stage theauthor has to take account of preceding chapters, doing his best to add tothe work so that its best qualities are brought out In the same way judges,in interpreting the body of legal rules and institutions, must place this cor-pus in its best light while adding to it.

    I. Raconte la suite...Le principe dunit en droit comme principe de dcision

    sadresse aux juges et aux autres autorits charges dappliquer lesnormes publiques de comportement dune communaut politique.Il leur prescrit de lire et de comprendre celles-ci, dans toute la me-sure du possible, comme si elles taient luvre dun seul auteur,la communaut personnifie, exprimant une conception cohrentede la justice et de lquit.

    La chane du droit*

    Ronald Dworkin

    * Traduit de langlais par Fran-oise Michaut, CNRS. Ce textecorrespond au chapitre sept delouvrage de Ronald Dworkin Laws Empire (en prpara-tion). En ont t exclus un pas-sage o R. Dworkin, pour illus-trer ses thses sur le travail delcrivain participant la rdac-tion dun roman selon la m-thode indique, imagine la com-position de louvrage AChristmas Carol de Dickens,dans de telles conditions, ainsique les toutes dernires pageso lauteur rpond deux criti-ques quil juge dune impor-tance moindre par rapport cel-les quil a examines aupara-vant .

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    Il en rsulte le critre suivant de ce qui fait le droit : une pro-position de droit est vraie si elle apparat comme la meilleure in-terprtation du processus juridique en son entier, comprenant lafois lensemble des dcisions de fond dj prises et la structureinstitutionnelle ou si elle dcoule dune telle interprtation. Nousallons rechercher la conception du droit quimplique lacceptationdune telle exigence voir comment la thorie du droit comme unitdiffre du conventionnalisme et du pragmatisme dans les conseilspratiques donns aux juges pour rsoudre les cas difficiles , dutype de ceux que nous venons dvoquer.

    Il nous faut relever immdiatement une diffrence gnrale destructure. Le conventionnalisme et le pragmatisme se prsententen tant quinterprtations. Ce sont des conceptions du droit quiprtendent prsenter nos pratiques juridiques sous leur meilleurjour et qui recommandent, dans leurs conclusions post-interpr-tatives, des styles ou des programmes diffrents pour la rsolutiondes cas difficiles. Mais les programmes quelles recommandent nesont pas eux-mmes des programmes dinterprtation : ils ninci-tent pas les juges qui doivent rsoudre des cas difficiles, pour-suivre une recherche doctrinale qui soit essentiellement une inter-prtation de cette doctrine en gnral. Le conventionnalisme de-mande aux juges dtudier les recueils de jurisprudence et lesjournaux officiels pour y dcouvrir les dcisions qui ont t prisespar les institutions juridiques qui sont conventionnellement consi-dres comme habilites lgifrer. Indubitablement des questionsdinterprtation vont se poser au cours de ce processus : il faudrapeut-tre, par exemple, interprter un texte pour savoir quellesnormes les conventions juridiques extraient de ce texte. Mais unefois quun juge a accept, comme guide, le conventionnalisme, ilna plus loccasion dinterprter lensemble du droit en gnral. Lepragmatisme demande aux juges denvisager quelles seraient lesrgles qui conviendraient le mieux pour le futur, tout bien consid-r. Cet exercice est tourn vers lavenir et non vers le pass. Il peutexiger linterprtation de quelque chose dextrieur au matriau ju-ridique : un pragmatiste utilitariste peut avoir se proccuper dela meilleure manire de concevoir le bien-tre de la communaut,par exemple. Mais, l encore, ds lors quun juge a accept lepragmatisme, il en a fini avec linterprtation de la pratique juridi-que en son ensemble.

    La thse du droit comme unit est diffrente : elle est la foisle produit et linspiration dinterprtations globales de la pratiquejuridique. Le programme quelle propose aux juges pour rsoudreles cas difficiles appelle, essentiellement et non pas seulement demanire contingente, un travail dinterprtation : elle leur demandede continuer interprter le mme matriau quelle prtend avoirelle-mme bien interprt. La diffrence est une diffrence de ni-veau : cette thse appelle une poursuite de linterprtation dans le

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    dtail et sur des points prcis du droit. La thorie du droit commeunit se prsente en continuit avec la pratique juridique quelleavalise, comme la partie initiale de celle-ci 1. Aussi, pour ltudier,allons-nous reprendre, en plus dtaill et en centrant davantagesur la pratique au jour le jour des juges, la prsentation gnralede linterprtation, que nous avions commenc aborder au chapi-tre 2.

    La thse du droit comme unit prtend que linterprtation estlordinaire du travail des juges, et il est ncessaire maintenant devoir ce que cela signifie. Linterprtation nest pas seulement cen-trale dans le droit, elle lest aussi dans la critique littraire, en his-toire, en philosophie et dans de nombreuses autres activits en-core, et pour imaginer le rle quelle joue dans le droit, nous pou-vons nous inspirer de ce qui est sa fonction dans lun de cescontextes non juridiques. Cest ainsi que je commencerai par quel-ques remarques sur linterprtation en littrature ; mais dans ungenre artificiel invent pour accrotre lanalogie entre la critique lit-traire et ce que font les juges.

    I.1. La rgle du jeuImaginons un groupe de romanciers qui se lancent dans une

    entreprise peu commune. Ils jouent au sort le tour de chacun. Celuiqui a tir le numro le plus faible crit le premier chapitre dunroman, quil renvoie alors celui qui a le numro suivant. La tchede ce dernier va tre dajouter un chapitre lhistoire tout en fai-sant en sorte que le roman en cours soit le meilleur roman possi-ble. Quand il a termin son chapitre, il adresse les deux chapitresau romancier suivant, auquel une tche identique est assigne, etainsi de suite. Il incombe ainsi chaque romancier, lexception dupremier, dinterprter le matriau quil doit considrer comme fai-sant partie intgrante du roman la rdaction duquel il participe. Ildoit dterminer quelles motivations, et quel caractre attribuer chacun des personnages fictifs quil rencontre dans les pages duroman qui lui ont t envoyes ; quelle est lide ou quel est lethme du roman ; quelle contribution, un certain procd ou unecertaine forme littraire, dont lutilisation a pu tre dlibre ounon, apporte lexpression de celle-l ou de celui-ci et dans quellemesure il conviendrait, en consquence, soit den tendre lemploi,soit de laffiner, soit de llaguer, soit encore de labandonner. Bienvidemment, il tient compte, dans ces dcisions, de lapport quilsera en mesure de raliser lui-mme dans chacun de ces domaineset de luvre que ceux qui viennent derrire lui pourront, leurtour, accomplir sur cette nouvelle base. Ce quil doit faire, cestcontribuer, autant quil le peut, ce qu la fin, le roman ralissoit le meilleur possible 2.

    1. Javais anticip sur cette pr-sentation du lien entre sciencedu droit et jugement au chapitre3. Ma description initiale de lapratique juridique ntait doncpas neutre vis--vis des troisconceptions du droit que jallaisdiscuter ensuite mais, aucontraire, dj conditionne parlune delles. Ceci est invitable,si le droit est un concept inter-prtatif ; il ne peut pas y avoirde description de la pratiquejuridique, aussi peu utilitairequelle se veuille, qui ne soit pasdj engage dans la voie duneinterprtation controverse.

    2. Lanticipation du futur seraaussi importante quelinterprtation du pass et unromancier engag dans un telprojet devra en consquenceavoir prsent lesprit le nom-bre de chapitres quil reste crire. On pourrait peut-trevoquer ce propos les qua-rante-six spectres de Wagner.

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    Des romans ont bien t crits ainsi, mais principalement dansun but de dmystification et certains jeux de socit pour week-ends pluvieux dans les maisons de campagne anglaises prsententcette structure. Mais dans lhypothse envisage ici, les romancierssont censs prendre leur tche au srieux et admettre leur devoirde crer, autant quil est possible, un seul roman plutt quune s-rie dhistoires courtes, indpendantes les unes des autres maiscomportant des personnages aux noms identiques. Peut-tre est-ceune tche impossible ; peut-tre nest-ce mme pas un roman mau-vais comme il nest pas possible que le projet est condamn pro-duire, mais pas de roman du tout, parce que la meilleure thorie delart exige un seul crateur ou, sils sont plusieurs, que chacun aitune certaine matrise de lensemble (mais que dire des lgendes etdes jeux de mots ? Quen est-il de lAncien Testament, ou, daprscertaines thories, de lIliade ?). Il nest pas ncessaire de chercherplus loin dans cette voie, car tout ce que je veux montrer, cest quelentreprise a un sens, que chacun des romanciers de la chane peutavoir quelque ide de ce quil lui est demand de faire, quelles quesoient les apprhensions quil puisse nourrir propos de la valeurou du caractre de ce qui sera finalement produit.

    I.2. La convenance et la valeurNous pourrions dcrire, dans ses grandes lignes, la tche que

    chacun des romanciers de la chane accepte, de la manire sui-vante. Il doit essayer de raliser, avec le matriau qui lui est donnainsi quavec celui quil ajoute et, dans la mesure o il en a la ma-trise, avec ce que ses successeurs ajouteront, le meilleur romanque puisse faire ce matriau complexe, en le considrant commeluvre dun seul auteur et non, comme cela est en fait, le produitde nombreux apports diffrents. Ceci exige, de sa part, un juge-ment global ou une succession de jugements globaux alors quilcrit et r-crit. Mais nous pouvons utilement distinguer, icicomme ailleurs quand il est question dinterprtation, deux dimen-sions ou deux aspects de ce jugement gnral. Dune part, la di-mension de convenance. Il doit adopter, comme je lai dit, une cer-taine conception du roman en cours, une thorie opratoire au su-jet de ses personnages, de son intrigue, de son genre, de son thmeet de son ide, pour dcider de ce qui peut faire une suite et nonun nouveau dbut. Mais pour choisir une thorie, il doit pouvoirpenser quune unique personne, qui aurait entretenu cette concep-tion du personnage, de lintrigue, du thme ou de lide, aurait crit peu prs le texte quil a reu.

    Ceci ne signifie pas que son interprtation doive convenir pourtous les dtails du texte. Une interprtation dHamlet na pas ex-pliquer chaque vers de chaque discours ou chaque lment de miseen scne. Elle nest pas carter simplement parce quelle prtend

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    que certains vers ou certains tropes ont un caractre fortuit oumme sont des fautes qui vont lencontre du projet littrairedont elle rend compte. Un romancier qui participe llaborationdun roman crit la chane peut savoir quHomre commettaitparfois des erreurs. Mais linterprtation propose doit nanmoinspouvoir couvrir lensemble du texte ; elle doit avoir une valeur ex-plicative gnrale pour tout le texte et elle ne peut convenir si elledoit considrer une grande partie de ce texte comme une faute ouun accident, si elle laisse inexpliqu un aspect majeur de la struc-ture du texte, tel quun lment de lintrigue qui joue un trs grandrle dans lhistoire ou une figure de style dominante et rpte.Ainsi elle nest pas valable quand une autre interprtation est pos-sible qui, quant elle, rend compte de ces faits. Sinon, le roman-cier, compris dans la chane, doit alors retenir linterprtation qui,de son point de vue, se rapproche le plus du but 3.

    Cette dimension dapprciation gnrale exige du romanciercompris dans la chane fera entrer en jeu ce quon pourrait appelerson sens de linterprtation, sa facult intuitive dchiffrer le dis-cours, le clin dil, laffirmation, lhistoire ou tout autre acte dontla comprhension nest possible qu la lumire dune conduiteplus large. Il utilise ce sens de linterprtation de ce que font ou di-sent les gens pour juger si une interprtation particulire rendcompte du texte, dans lhypothse o on lenvisage, contrairementaux faits, comme manant dune seule plume. Il serait tout faitfaux de croire que ce sens de linterprtation nimplique aucunecration, que le romancier de la chane peut dcider de manirepurement automatique quune interprtation particulire satisfaitau test de lauteur unique. Sa dcision sera question dimpressiongnrale, affine par lexprience, et un autre romancier plac dansles mmes conditions pourrait accepter ce quil rejette et vice ver-sa. Le sens de linterprtation du romancier qui participe unetelle exprience, ne sera pas non plus suffisamment prcis pour luipermettre de classer toutes les interprtations quil aura represcomme possibles, en fonction du degr auquel elles rsistent ounon au test de lauteur unique. Il peut admettre quentre deux in-terprtations concurrentes, aucune ne saurait tre rejete commetrop peu explicative, par exemple, mais tre incapable cependantde dire laquelle des deux passe le plus aisment, selon lui.

    La seconde dimension du jugement que doit porter un roman-cier participant la ralisation en chane dune uvre, est, dautrepart, celle de la valeur esthtique en soi. Son sens artistique inter-viendra aprs quil et arrt son interprtation en ce qui concernele genre, lintrigue et le thme du roman en cours et aprs quil etentrepris de continuer le roman de la manire quil juge la meil-leure. Mais il peut dj avoir concouru, avant cela, la prise de d-cision du romancier propos de linterprtation la meilleure, endfinitive, du matriau dj l. En effet, comme je viens de le dire,

    3. Je laisse de ct, pourlinstant, lalternative sceptique.Un romancier, en particulier silintervient tard dans la chane,peut parvenir la conclusionquaucune interprtation nepermettrait de rendre compte,ft-ce de manire simplement peu prs acceptable, delessentiel de ce qui lui a t re-mis et juger quil ne lui restequ abandonner le projet.

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    son sens de linterprtation peut relever plus dune interprtationpossible. Il peut trouver que des ensembles dhypothses, trs dif-frents les uns des autres, sur les personnages, lintrigue et lereste, conviendraient tous assez bien au matriau antrieur et luipermettraient de continuer le roman de plusieurs manires, trsdiffrentes, dans la partie quil crit. En ce cas, la tche gnralequi lui incombe apporter la plus parfaite contribution possible la ralisation finale du meilleur roman unique supposerait quiljoigne son sens de linterprtation ses convictions esthtiques ; illui faudrait alors choisir linterprtation qui ferait du roman enprparation, un meilleur roman que dautres.

    II. Le droit qui convientLexigence dunit inscrite dans lentreprise du roman la

    chane prsente suffisamment de similitudes avec le principedunit en droit, pour nous inviter tablir un parallle avec la r-solution des cas difficiles par les juges acceptant ce principe. Nouspourrions dire quun juge qui statue sur une affaire de CommonLaw , comme laffaire MacLoughlin, devrait considrer quil setrouve dans la position dun romancier crivant un chapitre nou-veau dans la chane de la Common Law . Il doit essayer de fairecomme par le pass avec sa dcision, quelle ne parte pas dansune nouvelle direction, comme sil crivait sur une ardoise vierge. Ilsait que dautres juges se sont prononcs sur des affaires qui, bienque pas exactement identiques celle qui lui est soumise, avaientnanmoins trait des problmes connexes, et il doit penser queleurs dcisions font partie dune histoire quil lui faut interprter etensuite continuer, conformment son jugement sur ce qui la ren-dra la meilleure possible.

    Il nous faut prendre soin de ne pas pousser trop loin lanalogie.La diffrence essentielle est assez vidente. Les juges dans lachane du droit partagent avec les romanciers qui participent untravail en chane lobligation dinterprter, mais les normes parrapport auxquelles ils valuent le succs de lentreprise sont diff-rentes. La qualit de lhistoire, pour eux, se mesure du point de vuede la morale politique et non de lesthtique. Nous avons distingu,en envisageant le roman la chane, entre les contraintes interpr-tatives et les convictions esthtiques. Si nous appliquons notreanalyse au droit, cest entre les contraintes interprtatives et lesconvictions politiques que stablit la distinction. Nanmoins, nousdevons pousser lexploitation de lanalogie aussi loin quil est pos-sible, et nous commencerons ainsi par considrer le rle descontraintes interprtatives qui se retrouvent dans les deux cas.

    Nous pouvons, cette fin, envisager un juge imaginaire lin-telligence et la patience surhumaines qui accepterait la thse delunit en droit. Appelons-le Hercule 4. Le principe dunit en droit4. Cf. Ronald DWORKIN, Taking

    Rights Seriously, chapitre 4.

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    est sa religion. Il sest vou juger les affaires qui lui sont soumi-ses, comme lun des maillons de la chane du droit, laquelle par-ticipaient dj les juges et les autorits juridiques qui lont prc-d. Supposons quil lui faut juger lun des cas que nous avions priscomme exemple : laffaire MacLoughlin. Les deux parties dans cecas invoquaient des prcdents ; chacune prtendait quun juge-ment en sa faveur serait faire comme par le pass, serait continuerlhistoire que les juges qui ont pos ces prcdents, ont commen-ce. Hercule doit se forger sa propre opinion sur ce point. Toutcomme le romancier participant un travail en chane doit trouver,sil le peut, une vision cohrente des personnages et du thme tellequun auteur unique, hypothtique, ayant cette conception, auraitpu crire la part du roman dj faite, Hercule doit trouver, sil lepeut, une thorie cohrente du droit indemnisation pour prju-dice moral qui aurait permis une autorit politique unique, quilaurait faite sienne, dapporter aux cas qui font figure de prc-dents, les solutions donnes par les juges qui ont en fait t appe-ls statuer.

    II.1. Les Six interprtationsHercule travaille consciencieusement, cest un homme de m-

    thode. Il commence par aligner diffrentes hypothses pour lameilleure interprtation des prcdents mme avant de les avoirlus. Supposons quil tablisse la courte liste suivante : (1) Personnena de droit moral indemnisation sauf en cas de prjudice physi-que. (2) Il existe un droit moral indemnisation pour prjudicemoral subi sur les lieux dun accident contre celui qui aura causlaccident par sa ngligence, mais pas de droit indemnisationpour un prjudice moral subi par la suite. (3) La victime dun pr-judice moral doit tre indemnise si la pratique consistant impo-ser un ddommagement dans ce cas, fait baisser le cot global desaccidents ou rend la communaut plus riche, long terme, duneautre manire. (4) Il existe un droit moral indemnisation en casde prjudice, moral ou physique, qui est la consquence directedune ngligence dans la conduite automobile. (5) Il existe un droitmoral indemnisation pour un prjudice moral ou physique quiest la consquence dune ngligence dans la conduite automobile,mais seulement si le prjudice tait suffisamment prvisible par lapersonne qui a commis la ngligence. (6) Il existe un droit moral indemnisation pour un prjudice raisonnablement prvisible maisseulement dans la mesure o un tel droit ne serait pas susceptiblede faire peser un fardeau financier norme et destructeur sur ceuxqui se seraient rendus coupables de ngligence.

    Il sagit bien sr dune liste partielle des interprtations quonpeut souhaiter envisager ; Hercule a choisi celles-ci parce quil saitque ces interprtations ont fait lobjet de discussions dune ma-

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    nire ou dune autre dans la littrature juridique. Ce quil retiendracomme principe fournissant la meilleure interprtation des prc-dents, et ainsi comme meilleur guide pour continuer comme avant,fera bien videmment une grande diffrence. Sil estime que cest lepremier ou le second, il doit juger en faveur de M. OBrien ; sil es-time que cest le quatrime, il doit juger en faveur de MmeMcLoughlin. Chacun des autres principes demande une poursuitede la rflexion, mais le genre de raisonnement que chacun appelleest diffrent. Le troisime principe invite un calcul conomique.Rduirait-on davantage le cot des accidents, si lon tendait laresponsabilit au prjudice moral subi ailleurs que sur les lieuxdun accident ? Ou y a-t-il raison de penser que lefficacit maxi-mum est atteinte en faisant passer la limite entre le prjudice mo-ral subi sur les lieux et celui en dehors de ces lieux ? Le cinquimeprincipe exige une apprciation de la prvisibilit du prjudice, cequi semble trs diffrent, et le sixime, une estimation la fois dela prvisibilit et du risque cumul de responsabilit pcuniaire sicertains prjudices subis en dehors des lieux de laccident sontconsidrs comme indemnisables.

    Hercule soumet dabord chacun des principes de sa liste unpremier test qui consiste se demander si une autorit politiqueunique aurait pu rsoudre les prcdents comme ils lont t, sielle avait cherch appliquer ce principe de manire consciente etcohrente. Dans quelle mesure parviendra-t-il ainsi rduire saliste ? Il ne fait aucun doute quil exclura aussitt la premire in-terprtation. Quelquun croyant quil nexiste jamais de droit in-demnisation en cas de prjudice moral, naurait pas pu rendre lesjugements cits comme prcdents dans laffaire McLoughlin,puisque ceux-ci ont attribu des indemnits. Hercule cartera aussila seconde interprtation mais pour une raison diffrente. Contrai-rement la premire, la seconde interprtation convient pour lesjugements antrieurs ; quelquun qui aurait accept la seconde in-terprtation comme norme serait parvenu ces dcisions parcequelles accordaient, toutes, rparation pour le prjudice moral su-bi sur les lieux de laccident, et quaucune naccordait de rparationpour le prjudice subi en dehors de ces lieux. La seconde interpr-tation ne fait pas laffaire pour linterprtation requise parcequelle ne pose pas ou, en tous cas, ne semble pas poser deprincipe de justice du tout. Elle trace une frontire, quelle laissearbitraire et sans lien par rapport toute considration plus gn-rale de politique ou de morale.

    Quen est-il de la troisime interprtation ? Elle pourraitconvenir pour les jugements antrieurs mais seulement de la ma-nire suivante. Hercule pourrait dcouvrir, par lanalyse conomi-que, que quelquun qui aurait accept la thorie conomique ex-prime par la troisime interprtation et qui aurait souhait r-duire le cot des accidents pour la communaut, aurait rendu pr-

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    cisment ces jugements. Mais il est loin dtre vident que la troi-sime interprtation pose le moindre principe de justice oudquit. Souvenez-vous de la distinction entre principes et politi-ques dbattue vers la fin du chapitre prcdent. La troisime inter-prtation suppose quil est par-dessus tout dsirable de rduire lecot des accidents. Pourquoi ? Deux explications peuvent treavances. Selon la premire, il existe un droit indemnit quandlexistence dune rgle en ce sens produirait davantage de richessepour la communaut en son ensemble que la rgle contraire. Ceci aau moins la forme dun principe parce quest ainsi dcrit un droitgnral que chacun est suppos avoir. Je ne demanderai pas Her-cule de considrer la troisime interprtation, entendue de cettemanire, ici, parce quil doit le faire, avec beaucoup de soin, dans lechapitre suivant. La seconde explication est tout fait diffrente.Elle suggre quil est quelquefois et mme toujours dans lintrtde la communaut de promouvoir ainsi la richesse globale, maiselle ne suppose pas que chacun ait un droit gnral obtenir quela richesse sociale soit toujours accrue. Elle indique donc une poli-tique que le gouvernement pourrait dcider de suivre ou non, dansles circonstances donnes. Elle ne pose pas un principe de justiceet ainsi nentre pas dans la catgorie des interprtations qui int-ressent notre juge maintenant et que jai dcrites comme consis-tant en un ensemble de principes. La thorie du droit comme unitdemande aux juges de supposer, dans toute la mesure du possible,que le droit est structur par un ensemble de principes cohrentsconcernant la justice, lquit et la procdure, et dappliquer ceux-ci dans les cas nouveaux dont ils sont saisis, de sorte que la situa-tion de chaque personne puisse tre juge avec quit et justicedaprs les mmes standards. Cette manire de rendre la justiceest conforme notre ambition dtre une communaut gouvernepar des principes. Mais lunit en droit ne fait pas recommanda-tion, ce qui serait pervers, de conserver les mmes buts et les m-mes stratgies politiques dans tous les cas. Elle nexige pas comme nous lavons observ la fin du chapitre prcdent quunlgislateur qui vote un ensemble de rgles sur lindemnisation au-jourdhui, de manire rendre la communaut dans son ensembleplus riche, soit en aucune manire engag de ce fait poursuivre lemme objectif politique demain. Car dautres buts pourraient alorstre rechercher, pas ncessairement la place de la richesse de lacommunaut mais ct delle et lunit nest pas dfavorable cette diversit. Notre prsentation du problme de linterprtationet notre limination, en consquence, de la troisime interprtationlue comme un appel direct la politique, reflte une distinction d-j latente dans lidal de lunit lui-mme.

    Nous pouvons parvenir la mme conclusion, dans le contextede notre discussion sur laffaire McLoughlin, par une autre voie, enprolongeant la rflexion dans le cadre de lexpos gnral sur

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    linterprtation que nous utilisons. Une interprtation a pour butde montrer ce qui est interprt sous le meilleur jour possible, etune interprtation de nimporte quelle partie de notre droit doit enconsquence sintresser non seulement aux jugements eux-mmes, qui ont t rendus par nos autorits, mais aussi aux condi-tions dans lesquelles ils lont t ( qui les a rendus et dans quellescirconstances). Un lgislateur na pas besoin de raisons de principepour justifier les rgles quil pose en matire de circulation auto-mobile, y compris pour les rgles concernant lindemnisation desaccidents, bien que ces rgles doivent crer des droits et des obli-gations pour lavenir, qui simposeront alors sous la menace decoercition. Un lgislateur peut justifier sa dcision de crer desdroits nouveaux pour lavenir en montrant comment ceux-ci contri-bueront, en tant que bonne politique, dune certaine manire, aubien de la communaut toute entire. Il ne fait aucun doute quil ya des limites ce type de justification. Dun ct on ne peut pasinvoquer lintrt commun pour justifier la peine de mort en cas dengligence dans la conduite automobile. Mais de lautre, il nest pasncessaire de montrer que les citoyens ont dj un droit moral indemnisation pour un prjudice, dans certaines circonstances,pour justifier une loi accordant des dommages et intrts dans untel cas.

    Les juges, cependant, sont dans une position trs diffrente. Jepense que toute conception acceptable de la dmocratie suppose lerejet de la suggestion selon laquelle les juges devraient tre habili-ts crer de nouvelles obligations pour des motifs de pure politi-que et les appliquer alors rtroactivement pour tenir des gensresponsables de ce que, par hypothse, ils navaient pas mme ledevoir moral de faire. Ainsi les juges ne sont pas libres, quand ilslaborent de nouvelles rgles de responsabilit, de la manire dontle sont, comme je viens de le dire, les lgislateurs. Les juges doi-vent rendre leurs jugements de Common Law sur une base deprincipes et non de politiques : ils doivent attirer lattention sur lesdroits et les devoirs que les parties avaient quand elles ont agi, ou un autre moment pertinent du pass 5. Un juriste pragmatiste, detendance utilitariste, ne serait pas daccord avec cette affirmation.Mais Hercule rejette le pragmatisme. Il sattache la thse du droitcomme unit et dsire, en consquence, une interprtation de cequont fait les juges dans les affaires de prjudice moral dans lepass, qui les montre agissant de la manire quil approuve et nonde la manire selon laquelle il estime quils doivent refuser dagir.Cela nimplique pas quil doive rejeter la troisime interprtation,entendue de la premire faon que jai dcrite, et qui suppose queles juges antrieurs ont agi pour protger un droit gnral des gens indemnisation quand cela rendrait la communaut plus riche. Carsi des gens ont en fait un tel droit, dautres ont une obligationcorrespondante, et les juges nagissent pas de manire injuste en5. Cf. Ronald DWORKIN, Taking

    Rights Seriously.

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    donnant ordre la police de la faire respecter. Largument nin-valide la troisime interprtation que si la lecture qui en est don-ne nie tout devoir gnral de ce type, mais recommande en mmetemps lutilisation de la force contre les citoyens individuels danslintrt de tous.

    II.2. Lextension du champLes quatrime, cinquime et sixime interprtations, cepen-

    dant, semblent rsister au premier test. Chacune convient pour lesjugements passs en matire de prjudice moral, au moins aupremier coup dil, et chacune semble assez suffisamment relie des directions courantes de la thorie morale pour compter commeprincipe de justice. Ds lors quHercule dsire continuer commeavant, en conformit avec la meilleure interprtation de la pratiquejuridique dans son ensemble, il doit maintenant tendre le champde son investigation. Il doit mettre les interprtations qui restentsur sa liste en rapport avec dautres jugements du pass, ne por-tant pas sur le prjudice moral, qui sont pertinents pour dciderquelle est, de ces interprtations, celle qui convient une notionjuridique conue plus largement. Supposons quil dcouvre, parexemple, que les jugements passs ont allou une indemnisationpour certaines formes de prjudice physique caus par une ngli-gence dans la conduite automobile seulement si ce genre de prju-dice tait suffisamment prvisible. Ceci semblerait exclure la qua-trime interprtation, moins de pouvoir dcouvrir une distinctionentre prjudice physique et prjudice moral, fonde sur des prin-cipes qui expliqueraient pourquoi les conditions dindemnisationdevraient tre plus restrictives dans le premier cas que dans le se-cond, ce qui semble trs peu vraisemblable.

    Nous rencontrons maintenant une diffrence importante entrela chane du roman et la chane du droit. Le romancier qui participe une criture en chane, ne doit retenir dans le champ de son in-terprtation que les chapitres qui lui ont t soumis en tant quepartie dun roman en cours bien prcis. Bien sr il lui faut desthories en matire dinterprtation, et celles-ci proviendront deson sens de la pratique plus gnrale dcriture des romans dansdiffrents genres et reflteront celui-ci. Mais il na aucune raison deconfronter son interprtation du roman la chane lintrigue etau dveloppement dun autre roman. Un juge, qui est responsablede la conformit lidal du principe interprtatif, de son ct, doitsoumettre son interprtation dune partie quelconque du grand r-seau de structures politiques et de jugements de sa communautau test dune thorie cohrente justifiant la structure dans son en-semble et dans chaque dtail. Aucun juge rel ne peut parvenirvraiment quelque chose qui soit trs proche dune interprtationcomplte de tout son droit. Cest pourquoi nous avons imagin un

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    juge herculen, aux aptitudes surhumaines et au temps infini. Maisun juge rel peut imiter Hercule. Il peut permettre, dans certaineslimites, au champ de son interprtation de slargir des exemplesimmdiatement pertinents aux cas quil considre comme faisantpartie du mme grand domaine ou dpartement du droit, et en-suite plus loin encore, ds lors que cette extension semble promet-teuse. En pratique, mme ce processus limit sera largement in-conscient : un juge expriment aura suffisamment le sens du ter-rain entourant son problme immdiat pour savoir instinctivementquelle interprtation dun petit nombre daffaires survivrait lextension du domaine auquel elle doit convenir. Mais quelquefoislextension sera dlibre et ses rsultats controverss. Lenseigne-ment du droit aux tats-Unis clbre la louange de douzaines dejugements nouveaux de ce genre. Dans la dcision de CommonLaw la plus illustre de la jurisprudence amricaine, par exemple,Nathan Cardozo a rinterprt divers cas, dans diffrents domai-nes du droit, pour dcouvrir, dans ceux-ci, le principe sur lequel ledroit moderne de la ngligence a t construit 6.

    Supposons que la jurisprudence antrieure montre que lesdemandeurs se sont vus refuser toute indemnisation du prjudicephysique quand celui-ci ntait pas suffisamment prvisible aumoment o le dfendeur ngligent a agi, et quainsi soit exclue laquatrime interprtation. Cette modeste extension du champ din-vestigation dHercule nlimine pas la cinquime ou la sixime in-terprtation cependant. Il lui faut tendre davantage son champ. Ildoit prendre en considration aussi les affaires de prjudice co-nomique o les enjeux financiers peuvent tre trs levs : parexemple les cas dans lesquels des professionnels du conseil tech-nique ou financier sont tenus pour responsables des pertes subiespar dautres du fait de leur ngligence. Car dans ces cas, la cin-quime interprtation suggre que la responsabilit pourrait treillimite dans son montant, ft-elle ruineuse au total, pourvuquelle soit prvisible et, la sixime interprtation, au contraire, quela responsabilit pourrait tre limite en raison simplement dessommes terribles qui risqueraient sinon dtre atteintes. Suppo-sons quil trouve, quand il largit son tude, de cette manire, unmodle mixte. Les jugements antrieurs admettent une responsa-bilit tendue pour les membres de certaines professions mais paspour dautres. Peut-il en conclure quune interprtation convientmieux que lautre ce modle mixte en employant mcaniquementun test ? Il pourrait compter les cas de jugements antrieurs quidoivent tre reconnus comme des erreurs selon chacune des in-terprtations pour voir laquelle, de la cinquime ou de la siximeinterprtation, en produit le moins. Cela montrerait-il que cette in-terprtation est plus conforme la jurisprudence antrieure ?

    6. Cf. McPherson v. Buick.

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    II.3. Le test de convenance Convenance est, aprs tout, une mtaphore. Nous lutilisons

    pour reprsenter un aspect de lexigence dunit, savoir que lesnormes publiques de la communaut soient comprises, dans toutela mesure du possible, comme exprimant une seule et mme tho-rie de morale politique. Linstrument adopt par Hercule pour me-surer la convenance laune quil utilise pour juger laquelle desdeux interprtations est celle qui convient le mieux tout bienconsidr doit correspondre cet idal.

    Il doit se demander si dans lhypothse dun auteur unique desjugements interprter, on imaginerait plus volontiers celui-cicomme ayant obi au principe exprim dans la cinquime interpr-tation, bien quayant quelquefois commis des fautes et fait des ex-ceptions lapplication de ce principe, ou comme ayant obi auprincipe pos par la sixime interprtation et ayant commis quel-quefois des fautes ou fait des exceptions celui-ci. Cest la ques-tion quil doit poser son sens de linterprtation, et il ne jugerapas que la rponse dpende uniquement du nombre de jugementsqui vont lencontre de chaque interprtation. Car ces nombrespeuvent trs bien ntre qualatoires, dpendant par exemple dunombre daffaires qui se sont trouves soumises aux tribunaux etpour lesquelles la procdure ne sest pas trouve interrompue parun accord amiable entre les parties avant jugement.

    Il doit prendre en compte non seulement le nombre des dci-sions qui vont dans le sens dune interprtation et le nombre decelles qui vont dans le sens dune autre mais aussi limportance, lecaractre fondamental ou la porte des dcisions qui jouent en fa-veur de lun ou lautre principe. Cest, aprs tout, toujours ainsique nous procdons pour estimer, quand nous avons affaire quelquun qui agit de manire non cohrente, sil agit selon sespropres convictions, en suivant des principes, ou sil agit de ma-nire fantasque ou de mauvaise foi contrairement ces principes.Supposons que la sixime interprtation convienne seulement pourles jugements antrieurs portant sur des accusations de ngligence lencontre dune seule profession : disons, les avocats, par exem-ple et que la cinquime interprtation justifie tous les autres cas,concernant toutes les autres professions, et quelle convienne aussipour dautres genres daffaires relatives des prjudices conomi-ques galement. Cest la cinquime interprtation qui doit avoir laprfrence, moins dun nouveau renversement, tout fait possi-ble, quand le champ dtude sera encore largi pour incluredautres types dactions en indemnisation pas encore envisags.

    Supposons maintenant que la jurisprudence soit quelque peudiffrente, parce que moins marque, que celle quon vient dima-giner. Supposons, par exemple, que la responsabilit illimite soitretenue lencontre de quelques professions mais quelle ne le soit

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    pas contre dautres, et que cette diffrence atypique stende dautres actions pour prjudice conomique. Dans ce cas, il nestplus possible de dire quune interprtation se trouve confirme parles dcisions qui sont clairement les plus importantes, les plusfondamentales, ou qui ont la plus grande porte, et Herculeconclura que la premire dimension de son jugement, la dimensioninterprtative, na pas permis de trancher. Les cinquime et siximeinterprtations sont lune et lautre des interprtations possiblesdes affaires du pass, tout au moins daprs lventail des juge-ments antrieurs et daprs les autres matriaux juridiques tu-dis. Il pourrait continuer le processus dlargissement de sonchamp dtude et limage pourrait changer sil le faisait. Nous sup-posons quil soit convaincu quil nen sera rien.

    II.4. La priorit localeAvant dabandonner cette prsentation prliminaire de la pre-

    mire dimension du jugement dHercule, il nous faut observer unediffrence supplmentaire entre celui-ci et le romancier participant la ralisation en chane dun roman. Les jugements de conve-nance dHercule scartent, en une srie de cercles concentriques,du cas qui lui est prsentement soumis. Il sest dabord demandlaquelle des interprtations de la liste quil avait tablie, convenaitpour les affaires antrieures de prjudice moral, puis pour cellesdatteinte la personne en gnral en cas daccidents, puis pourcelles de dommages aux biens et pour les affaires dintrt cono-mique, et ainsi de suite pour des domaines plus larges et plus loi-gns de laffaire McLoughlin du dpart. Dans cette procdure, desdomaines du droit ont une priorit locale dans le sens que nousallons indiquer maintenant. Si Hercule parvient la conclusion quedeux principes conviennent lun et lautre pour les affaires de pr-judice d des accidents dans son ressort, il peut tendre sontude, disons, au droit des contrats pour voir lequel de ces princi-pes, sil y en a un, convient le mieux pour les jugements en matirede contrats. Mais si un principe ne convient pas pour les accidents,il ne peut pas le rcuprer comme interprtation possible de cesecteur du droit en montrant quil convient parfaitement pourdautres domaines du droit.

    Le principe de la priorit locale peut sembler, premire vue,sopposer lunit. Le principe de lunit en droit exige des jugesquils donnent au droit, autant quils le peuvent, une cohrencecomplte et on pourrait penser quils y parviendraient mieux enoubliant parfois certaines divisions acadmiques et en rformantquelques branches du droit de manire radicale afin de les mettreen harmonie, sur le plan des principes, avec dautres. Et puis cesdivisions elles-mmes sont arbitraires : si le droit des accidentspeut tre modifi de manire intelligente pour prsenter les mmes

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    principes que le droit des contrats, ou vice versa, cela ne montre-t-il pas que le contrat et la responsabilit dlictuelle appartiennenten ralit la mme branche du droit et que la division entre euxne rsulte que dun malencontreux accident de lhistoire ? Mais bien y regarder, on dcouvre que la compartimentalisation dudroit, en branches dont les limites doivent tre respectes par toutjugement interprtatif de ce quest actuellement le droit de chaquebranche, constitue un complment intressant et peut-tre mmencessaire pour les juges soumis au principe dunit en droit, danslaccomplissement de leur tche.

    Supposons que les juges soient libres dimposer une interpr-tation qui provoque un bouleversement radical dans un secteurdonn du droit, tel que le droit des accidents, bien que cette inter-prtation ne convienne pas du tout pour les jugements antrieursdans ce domaine prcis, mais simplement parce quelle convientnanmoins trs bien pour dautres parties du droit, distantes,quelle justifie dune faon trs satisfaisante. Une telle libert seraitremarquablement perturbatrice parce que, plus un juge irait cher-cher loin linterprtation qui constituerait un bouleversement local,plus ses jugements dpendraient de convictions gnrales en ma-tire dinterprtation et de politique, or celles-ci diffrent dun juge lautre et on pourrait considrer le droit comme tabli sur beau-coup moins de points que maintenant. Il faudrait alors une formeindpendante de contrainte : peut-tre les doctrines du prcdentseraient-elles beaucoup plus strictes ou davantage de pouvoir se-rait-il confi aux dcisions du lgislateur qui pourrait fixer le droitdans des domaines trs prcis en vertu du principe de sa suprma-tie. La priorit locale sassortit mieux lesprit dunit que lune oulautre de ces alternatives parce quelle est plus flexible et permetque les limites des branches elles-mmes, soient pour le moinssensibles aux pressions de la cohrence.

    Cette justification gnrale de la priorit locale montre aussipourquoi lobjection particulire que jai faite, selon laquelle lesdistinctions entre branches du droit sont des questions daccidenthistorique pur, nest pas une objection relle au principe. Car il estcrucial dans la protection de la stabilit face aux exigences delunit, que le public et les professionnels du droit aient le sens deces distinctions, et ce sens nest pas perdu mais, au contraire, sau-vegard par leur caractre historique. La formation juridiquesappuie sur les grandes divisions entre branches juridiques et,pour ce qui est des avocats, les renforcent. Les coles de droit divi-sent leurs enseignements et leurs bibliothques rpartissent lestraits en distinguant entre les dommages intentionnels et ceux quisont non-intentionnels et sous-sparent ngligence et nuisance. Ilsdistinguent le dlit du crime, le contrat des autres parties de la Common Law le droit priv du droit public et le droit constitu-tionnel des autres lments du second. Les divisions ne sont pas

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    arbitraires du point de vue de la morale conventionnelle, parcequelles refltent des diffrences importantes dans la perception,par la morale courante, de la responsabilit criminelle, dlictuelleet contractuelle, telle que le principe que le dommage intentionnelest plus grave que le dommage involontaire, que ltat a besoindun type de justification trs diffrent pour dclarer quelquuncoupable dun crime et le mettre en prison ou lui donner uneamende de ce quil lui faut pour exiger de quelquun quil indem-nise la victime dun dommage quil a caus, que les promesses etles autres formes daccord ou consentement explicite constituentun genre de raison spcial, pour la contrainte tatique, et ainsi desuite. Les grandes divisions ont ordinairement une significationpour le public en gnral, et comme nous le verrons dans un mo-ment, elles scroulent quand il nen est plus ainsi.

    Hercule respectera en principe ces distinctions historiques ; illes traitera comme marquant les frontires entre des domaines ju-ridiques o domine une interprtation locale. Il nacceptera pas,pour un domaine, une interprtation dune doctrine ou dune pra-tique qui appartient clairement un vaste domaine historiquementdistinct, tel celui de la responsabilit dlictuelle, si cette interprta-tion ne convient pas assez bien au premier domaine pour pouvoirtre considre comme une interprtation de lui seulement, mmesi elle convient pour un secteur du droit plus large qui inclut cedomaine. Cest une contrainte conservatrice ; mais sa force deconservation sattnue avec le temps. A long terme, les frontiresqui viennent sembler arbitraires, parce que les principes de mo-rale conventionnelle qui sous-tendent les distinctions, sont remisen question, ne rsistent pas. Elles succombent face la doctrinegnrale que jai dcrite, avant la remarque sur cette contrainte, etselon laquelle une interprtation qui convient vraiment pour undomaine du droit historiquement dlimit et qui convient aussipour un ventail de doctrine plus large, doit tre prfre cellequi convient seulement pour un domaine plus petit.

    Supposons quen une gnration, les nuisances viennent treconsidres comme quelque chose de trs diffrent des ngligen-ces. Les juges qui statuent sur des affaires de nuisances disent quela question dcisive est celle du caractre a naturel de lacte pro-duisant la nuisance ; et les juges qui statuent sur des affaires dengligence disent que la question est de savoir si le dfendeur a euune conduite raisonnable . La situation est instable. Le climat in-tellectuel qui a produit les jugements sur la ngligence, supposerque ceux-ci aient constitu le dernier tat du droit, rodera pro-gressivement lide que les entreprises nouvelles qui gnent lesgens, soient ncessairement des nuisances pour le droit. Peut-trele lgislateur votera-t-il des lois rorganisant la responsabilit pourcertaines formes de gne nouvelles, telles que le bruit des avions etdes aroports, que la thorie naturelle juge ou jugerait selon ce

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    qui semble la mauvaise solution. Cette lgislation ferait alors partieintgrante de lensemble du droit des nuisances que toute interpr-tation future serait tenue de prendre en compte. Peut tre la lgi-slation ne sera-t-elle pas ncessaire : les juges rsoudront les affai-res de nuisance qui soulvent de nouveaux problmes, comme lesquestions daroport, en forant le langage historique sur ce quiest naturel pour rendre des jugements qui auront lair judicieuxdans des circonstances technologiques qui auront chang. Un jour,dans un cas que rien ne signalera par ailleurs, Hercule verra quun moment du pass rcent, le droit gnral des nuisances a chan-g sans que personne sen aperoive, ce qui ne signifie rien de plusmystrieux que lintervention dune modification dans lquilibreinterprtatif qui fera quil devra accepter dsormais un argumentquil aurait rejet auparavant. Ds lors, le principe du caractreraisonnable convient pour assez de pratiques mme lintrieurdes frontires anciennes du droit des nuisances, pour fournir aumoins une interprtation acceptable de ce domaine ; et puisquilconvient pour un domaine plus grand galement et est aussi sup-rieur dans la seconde dimension que nous allons dcrire, il fournitune meilleure interprtation que la vieille explication par le caractre naturel . Lhistoire nest pas finie. Si Hercule persuadela profession dadopter la nouvelle interprtation, plus large, lesfrontires conventionnelles entre branches du droit se modifierontfinalement aussi : les nuisances et les ngligences ne seront plusdes branches distinctes du droit mais des co-occupantes dunenouvelle province qui ne tardera pas attirer vers elle un nouveaunom qui sera attach de nouveaux enseignements dans les colesde droit, et des nouveaux traits. Ce processus se produit en faitactuellement dans le droit anglo-amricain, de mme quy est encours, bien que de manire moins assure, une nouvelle unificationdu droit priv qui estompe mme la frontire traditionnelle entreresponsabilit contractuelle et responsabilit dlictuelle.

    III. La dimension politique du droitRejoignons maintenant Hercule qui mdite sur les cinquime

    et sixime interprtations de sa liste. Les deux conviennent locale-ment pour le droit de la ngligence, aussi le Principe de priorit lo-cale ne permet pas de choisir entre elles. Ni lune, ni lautre, ne setrouve exclue non plus quand il envisage successivement des r-gions du droit plus tendues. Il doit se tourner vers la seconde di-mension du jugement interprtatif : il doit dcider laquelle desdeux interprtations montre la jurisprudence comme tant lameilleure possible du point de vue de la morale politique. Il vacomposer et comparer deux histoires. La premire suppose que lacommunaut personnifie a adopt et applique le principe de laprvisibilit comme test pour la responsabilit morale des domma-

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    ges causs par ngligence, que les diffrents jugements rendustendaient donner effet ce principe. La seconde suppose, laplace, que le principe de prvisibilit a t accept et est appliquavec une limite quant au plafond global de la responsabilit pcu-niaire. Quelle est de ces deux histoires celle qui montre la commu-naut sous un meilleur jour, tout bien considr, du point de vuede la morale politique en gnral ?

    La rponse dHercule dpendra de ses convictions en ce quiconcerne les vertus constitutives de la morale politique : la justice,lquit et la procdure 7. Elle dpendra, en consquence, non seu-lement de ce quil croit quant la supriorit de lun des principespar rapport lautre, du point de vue de la justice abstraite, maisgalement de ce quil croit quant au principe suivre dans unecommunaut dont les membres ont les convictions, la culture etlhistoire politique de la sienne. Dans certains cas, ces deux juge-ments le jugement de justice et le jugement dquit donnerontle mme rsultat. Si Hercule et le public en gnral partagentlopinion selon laquelle les victimes sont en droit dattendre uneindemnisation complte pour les ngligences dont elles ont eu souffrir, sans quil y ait prendre en considration la rigueur quepourrait revtir cette exigence, il estimera que la cinquime inter-prtation est, sans aucun doute possible, la meilleure des deux in-terprtations en prsence. Mais les deux jugements pointeront par-fois dans des directions opposes. Il peut penser que la sixime in-terprtation est la meilleure au regard de la justice abstraite, maissavoir quil sagit l dun point de vue radical, qui nest partag paraucune portion substantielle du public et qui est ignor de la rh-torique morale et politique de son temps. Il pourrait alors conclureque lhistoire dans laquelle ltat insiste sur ce qui est juste sesyeux, mais qui va lencontre des souhaits du peuple dans son en-semble, est une plus mauvaise histoire en dfinitive. Il prfreraalors lquit la justice, en cette circonstance, et cette prfrencerefltera un niveau plus lev dans ses convictions politiques, sa-voir sa conviction sur le choix que devrait faire un gouvernementhonnte, engag la fois en faveur de la justice et de lquit, etconfront aux deux interprtations dans les conditions qui vien-nent dtre dcrites.

    Les juges auront des conceptions diffrentes de lquit, durle que lopinion de chaque citoyen devrait jouer idalement, dansles dcisions tatiques relatives aux principes de justice applica-bles avec le recours de la force publique. Ils auront, au second ni-veau, des opinions diffrentes galement sur la meilleure manirede rsoudre les conflits entre ces deux idaux politiques. On peutsattendre ce quaucun juge nentretienne la conception simplistesur ce second point qui supposerait que lquit doive tre syst-matiquement prfre la justice ou vice versa. La plupart des ju-ges pense que lquilibre entre les opinions de la communaut et

    7. Jai prsents lesprit la dis-tinction et le sens particulier delquit et de la procdure indi-qus au chapitre 6.

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    les demandes de justice abstraite doit tre tabli diffremmentdans des catgories de cas distinctes. Peut-tre dans les affairescourantes de droit priv ou de droit commercial, comme le casMcLoughlin, une interprtation qui a le soutien de la moraleconventionnelle apparatra-t-elle comme suprieure une autre quine la pas, pourvu quelle ne soit pas considre comme trs inf-rieure au regard de la justice abstraite. Mais dans les affaires cons-titutionnelles comme Brown, quand les intrts en jeu sont consi-drs comme trs importants et quand le but de la dispositionconstitutionnelle est, au moins en partie, de protger les individuscontre la morale conventionnelle, le contrle de celle-ci surlinterprtation sera probablement jug devoir tre beaucoup plusfaible.

    IV. La confusion des deux dimensionsNous avons construit, par lentremise dHercule, un modle de

    la dcision judiciaire soumise au principe du droit comme unit.Nous avons expos les distinctions et les valuations quun jugedoit faire et les diffrents types de convictions et dintuitions quecelles-ci supposent. Notre modle a jusquici mis laccent sur unedistinction premire entre deux dimensions de linterprtation lesdimensions de convenance et de morale politique et cette distinc-tion a une valeur heuristique. Elle fournit aux juges et tous lesautres qui interprtent le droit, une structure quils peuvent utili-ser pour identifier leur technique danalyse et pour lamliorer.Hercule peut tablir lui-mme dans une heure de rflexion, parexemple, un guide sommaire sur le seuil de convenance que touteinterprtation doit atteindre, selon lui, pour pouvoir tre prise enconsidration, et des directives rapides sur limportance relative duconsentement populaire et de la morale politique dans diffrentschamps ou diffrentes branches du droit.

    Les avantages pratiques de directives sommaires ou de proc-ds empiriques sont assez vidents. Mais il y a des dangers cepen-dant prendre nos deux dimensions trop au srieux en tantquunits danalyse spares. Car la distinction entre les deuxparatra quelquefois arbitraire ou sans importance. Imaginons ledsaccord suivant entre deux juges. Lun pense quune interprta-tion ne peut pas tre retenue si elle trouve peu dcho ou aucuncho dans le discours officiel de la communaut. Il ne prendraitpas en compte srieusement la sixime interprtation, par exemple,si le principe quune limite peut tre pose la responsabilit pourngligence, en raison de lnorme fardeau quune responsabilit il-limite pourrait faire peser sur les dfendeurs ngligents, navaitpas t explicitement mentionn dans une dcision judiciaire ant-rieure, et si ce principe navait jamais t invoqu par un lgisla-teur. Le second juge rejette cette contrainte et accepte que la

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    meilleure interprtation des affaires de prjudice moral puisse re-poser sur un principe qui na jamais t explicitement reconnu,mais qui offre nanmoins une explication brillamment unifiantedes dcisions prises, qui les prsentent sous un jour meilleur quejamais auparavant 8.

    O allons-nous situer, dans le schma que nous avons tabli,ce dsaccord sur la thorie et dans la pratique ? Dun certain pointde vue, ce dsaccord semble relever de la premire dimension, por-ter sur les contraintes distinctement interprtatives que les jugesdevraient observer quand ils dcident quelles interprtations res-tent possibles du point de vue de la convenance. Largument estsuffisamment spar des questions de justice abstraite pour tretrait ainsi, comme concernant la premire dimension, parce que lepremier juge qui insiste sur une conformit avec les motifs de ladcision aussi bien quavec son dispositif, peut en consquencecarter des interprtations quil trouverait suprieures du point devue de la justice. Mais il est possible aussi, dans une perspectivediffrente, de considrer le dsaccord comme portant sur la moralepolitique et de ce fait comme devant tre situ dans la secondedimension. Car le premier juge dfendra probablement sa position,si elle est conteste, avec des arguments de morale politique pluttquavec des gnralits sur la nature de linterprtation. Lhistoirepolitique de la communaut, dira-t-il, est une meilleure histoire sielle montre les juges exposant clairement au public, dans leurs mo-tivations, le chemin que leurs successeurs guids par lunit sui-vront, et si elle montre les juges prenant des dcisions qui expri-ment en paroles et dans les faits les convictions rpandues au seinde la communaut. Ces raisons font partie de celles quun jugepeut avoir de prfrer une interprtation qui ne soit pas trop nou-velle, pas trop loigne de ce que les juges et les autres autoritsqui lont prcd ont dit et fait. Ainsi le dsaccord entre nos deuxjuges est susceptible aussi dtre vu comme un dsaccord au sujetde la force compare de ces catgories spciales de raisons, quiconcernent lquit, contre dautres touchant plus directement des problmes de justice. Notre second juge peut accepter les rai-sons spciales dquit mais choisir cependant une interprtationnouvelle, comme la fait Cardozo, dans la dcision que je viens dementionner, parce quelle lui semble meilleure du point de vue dela justice et parce quil accorde relativement plus dimportance lajustice que le premier juge. Si nous envisageons le dsaccord souscet angle, nous le situerons dans la seconde dimension, la dimen-sion de la morale politique.

    Quelle perspective quelle manire de situer le dsaccord estla bonne ? Ceci est une mauvaise question ; elle confond une dis-tinction analytique utile avec une diffrence relle. Nous pouvonsclasser le dsaccord dont nous venons de parler dune faon ou delautre. Si nous disons que cest un dsaccord entre convictions sur

    8. Cf. la dcision de Cardozo quejai cite en exemple plus haut(MCPHERSON v. BUICK).

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    la convenance, un dsaccord concernant la premire dimension,nous devons prendre soin dobserver comment les convictions enjeu dpendent des convictions politiques sur lquit et le bonquilibre entre quit et justice. Si nous disons que cest un dsac-cord qui oppose des convictions politiques, un dsaccord portantsur la seconde dimension, nous devons prendre soin dobserver laspcificit de ces convictions politiques au sein de lensemble desconvictions politiques de nos juges et rduire ainsi le rle que lesautres convictions politiques jouent dans leurs jugements en gn-ral. Si nous notons tout ce que nous devons, la classification ini-tiale nest pas importante.

    Comme il nest pas important quun juge tablisse une rgle ri-gide de priorit entre les deux dimensions de sa thorie opratoire.En pratique, il traitera la premire dimension, de convenance, avantla seconde dimension, de morale politique, parce que seules les in-terprtations que la premire dimension retient comme possiblessont conserves pour le test de la seconde dimension. Mais cestseulement une simplification utile qui fait partie dune thorie op-ratoire et non une explication thorique complte du jugement ju-diciaire. Elle fait abstraction la fois du fait phnomnologiqueque linterprtation gnrale de tout juge mlange souvent lesdeux dimensions en un unique jugement qui lui semble dune seulepice et, peut-tre, spontan, et le fait thorique que nous venonsde noter que de nombreuses contraintes interprtatives qui figu-rent dans la dcision initiale de la premire dimension refltentnanmoins des convictions politiques, en particulier au sujet delquit, qui devront tre soldes contre dautres convictions pro-pres la seconde.

    Notre compte rendu plus abstrait du droit comme unit, enconsquence doit la fois justifier lutilit pratique de la distinc-tion entre les deux interprtations pour les dcisions judiciaires aujour le jour, et expliquer quand et comment elles se recoupent etsinfluencent mutuellement. Nous rencontrons dj cette prsenta-tion plus abstraite cependant dans deux propositions tires de no-tre description prliminaire de linterprtation au chapitre deux. Lapremire est notre caractrisation gnrale de linterprtation qui,applique au droit, montre que le but gnral du choix judiciaireest de rendre la pratique juridique dans son ensemble aussi bonnequil est possible. Cette norme de rfrence gnrale guide le juge la fois dans la confection des contraintes interprtatives pour d-cider, par exemple, si linterprtation du droit dans un domainedoit sharmoniser avec les motifs des dcisions antrieures aussibien quavec leurs dispositifs et dans la dfinition des cas ocelles-ci doivent cder en prsence de certaines circonstances ex-ceptionnelles. Chaque juge doit dcider pour lui-mme, en consid-ration de la force et de lopportunit de telles contraintes, si la pra-tique juridique apparat sous un meilleur jour dans le cas o elles

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    sont en gnral respectes et, sil en est ainsi, si la pratique appa-rat meilleure encore dans lhypothse o il leur est quelquefoisfait exception.

    La seconde proposition de notre compte rendu abstrait est in-cluse dans la premire. Quelle que soit notre manire de les clas-ser, un juge qui accepte le droit comme unit, doit en consquencereconnatre certaines contraintes interprtatives ; il doit avoir cer-taines convictions propos de la convenance, qui soient sensibles lhistoire politique relle de la communaut, de manire ce quecelles-ci puissent peser contre ce qui demeure de ses convictionspolitiques dans son jugement interprtatif global. Sil ne le fait pas,il ne peut pas du tout prtendre, de bonne foi, quil interprte sapratique juridique. Supposons quun juge abandonne tout requisde ce genre, que nous avons appel les exigences de convenance. Ildit, en effet, que la pratique juridique de sa communaut apparatsous son meilleur jour en prtendant quelle est totalement justedun point de vue utopique et proclame alors que le droit amri-cain, par exemple, est mieux interprt si on le considre commerequrant que chacun possde absolument une richesse gale endpit du fait que cet idal na presque jamais t respect par lejugement dune autorit dans le pass. Il a compltement aban-donn lattitude interprtative et la place, il invente.

    V. Rsum provisoireDes juges diffrents, chacun attach au droit comme unit, qui

    acceptent chacun la ncessit de convictions interprtatives dis-tinctes, contraignantes, auront nanmoins des thories concernantle travail de dcision judiciaire trs diffrentes. Ils rpondront auxmmes questions quHercule sest poses lui-mme, mais diff-remment. Nous avons atteint le point, en dautres termes, o lesdiffrences politiques produiront dans le dtail des conceptionsdiffrentes qui doivent tre considres comme des rameaux jaillisde la mme branche de larbre de la thorie du droit. Je nentendspas dire que toute conception du droit personnelle un juristedoit prendre fin ici si elle commence dans lide dunit. Aucontraire : la conception distincte du droit, qui lui est propre, nafait que commencer merger. Car les convictions quil entretientau sujet de la manire selon laquelle lquit et la justice doivent secombiner dans tout jugement sur le politiquement idal, toutcomme ses vues sur ce que sont lquit et la justice jouent leurrle lintrieur de son jugement sur ce que le droit de la commu-naut bien compris est vritablement, et non au-del de ce juge-ment ou contre lui. Ceci semble mystrieux et contradictoiremme, aussi longtemps que se fait sentir lemprise de la disposi-tion desprit regrettable induite par la piqre smantique. Nousdevrions alors penser que lopinion de nimporte quel juriste sur ce

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    quest le droit, doit tre la mme que celle de nimporte quel autre,tout au moins sils sont lun et lautre comptents et sils ont bientudi leurs livres. Mais il y a longtemps que nous avons cartcette hypothse non fonde et ce que nous dcouvrons mainte-nant, ne nous parat ni mystrieux, ni choquant.

    Dans les trois chapitres suivants, nous explorerons quelleforme ce processus de construction de conceptions du droit indi-viduelles dtailles, comme versions ou exemples du droit commeunit, prend dans trois domaines de dcision judiciaire : dans lesaffaires de Common Law , dans les affaires tournant autour delapplication de lois et dans les affaires de dimension constitution-nelle. Nous pouvons dabord faire le bilan, mme si cela suppose dese rpter un peu, et ensuite envisager certaines objections largument dvelopp. Les juges qui acceptent lidal interprtatifdunit rsolvent les cas difficiles en essayant de trouver la meil-leure interprtation quil leur est possible, dans un ensemble coh-rent de principes au sujet des droits et des devoirs de chacun, de lastructure politique et de la doctrine juridique de leur communaut.Cette interprtation doit en principe tre globale : elle doit aller desrgles et des arrangements constitutionnels les plus fondamentauxaux dtails du droit priv de la responsabilit dlictuelle oucontractuelle, tout en respectant cependant les priorits locales dela faon que jai dcrite. La meilleure interprtation est celle quifait de cette structure complexe la meilleure structure politique, etdes dcisions passes de celle-ci, le meilleur rsultat que cela peutdonner.

    Il est analytique ment utile de distinguer diffrentes dimen-sions ou diffrents aspects dans le jugement quun juge sessayant ce genre dinterprtation doit faire. Linterprtation doit convenirpour les dcisions antrieures aussi bien que toute autre interpr-tation concurrente, ce qui signifie en pratique quelle doit tre va-lable pour lensemble de la partie considre de la jurisprudenceantrieure sans laisser de ct aucun lment fcond ou fonda-mental de la structure des institutions en place ou des rgles queces institutions ont adoptes. Cest une premire exigence et ellerendra inacceptables de nombreuses interprtations que certainsjuges auraient prfres sinon. Les faits de lhistoire juridique limi-teront ainsi le rle que peuvent jouer les convictions personnellesdun juge, propos de lquit et de la justice, sur ses dcisions. Ilpeut penser que jamais des gens autonomes et honntes ne rcla-meraient dindemnisation pour un prjudice accidentel, et que per-sonne na droit une telle indemnisation. Mais il ne sestimera paslibre de faire entrer cette conviction dans ses jugements, moinsde croire quelle est suffisamment conforme lhistoire de la prati-que juridique au sujet des accidents, pour figurer dans une inter-prtation acceptable de cette pratique, ce quil ne croira trs vrai-semblablement pas.

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    Cette exigence premire de convenance nest pas une exigencedordre mcanique, et aucun juge naura un sens interprtatif suf-fisamment perspicace pour lui permettre dtablir un ordre entretoutes les interprtations qui pourraient tre donnes pour cettedimension. Des cas ardus surviennent quand ce test de convenancene permet pas de choisir entre deux interprtations dune loi oudune suite de prcdents et quand la situation reste la mme silventail du matriau interprter est largi dautres parties dela structure politique et juridique. En ce cas, le juge doit choisir en-tre les deux interprtations possibles en se demandant laquelledentre elles montre la structure des institutions et les dcisions dela communaut ses normes publiques en leur ensemble sous unmeilleur jour du point de vue de la morale politique. Ses convic-tions politiques et morales personnelles sont alors directement en-gages. Mais le jugement politique quil doit faire est lui-mmecomplexe et puisera dans diffrents secteurs de sa morale person-nelle.

    Il refltera non seulement ses thories de la justice et delquit en arrire-plan, mais aussi ses thories au second niveau,en arrire-plan, sur le compromis tablir entre ces idaux dansdiffrents types de cas, quand ils apparaissent en conflit. Des jugesdiffrents seront en dsaccord sur chacun de ces problmes etadopteront en consquence des conceptions diffrentes sur cequest rellement le droit de la communaut, correctement com-pris.

    Tout juge dveloppera, au cours de sa formation et avec sonexprience, une conception du droit opratoire assez individuali-se, sur laquelle il sappuiera, peut-tre automatiquement et mmecomme par inadvertance, pour prendre ses jugements et dcisions.Nous pourrons utiliser notre distinction entre dimensions delinterprtation pour imposer une structure sur ces conceptions.Toute thorie opratoire comportera des convictions interprtati-ves de convenance ; celles-ci seront tires la fois du sens gnralde linterprtation de lauteur de la thorie, dvelopp par une va-rit de pratiques interprtatives tout au long de sa vie et plus di-rectement de ses convictions juridiques sur limportance relativede la cohrence avec la rhtorique antrieure et lopinion couranteen matire de morale politique gnrale. Toute thorie opratoirecomprendra aussi des principes que nous avons situs dans la se-conde dimension de linterprtation, des principes plus substan-tiels de justice et dquit et de la bonne relation entre elles. Ceux-ci expriment ses convictions sur linterprtation la plus approprie,parce que la plus quitable ou la plus juste parmi celles que navaitpas cartes son sens interprtatif, pour une communaut quipense et qui est divise comme la sienne. La plupart des juges res-sembleront aux autres membres de leur communaut et lquit etla justice en consquence ne seront pas souvent en concurrence

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    pour eux. Mais des juges dont les opinions politiques sont plus ex-centriques ou radicales sapercevront que les deux idaux viennenten conflit pour eux, dans certains cas, et ils devront dire quelle estla solution au conflit qui montre lensemble des dcisions passesde la communaut sous le meilleur jour tout bien considr. Leursconceptions opratoires comprendront en consquence des princi-pes au second niveau qui savreront ncessaires pour cette dci-sion. Un certain juge, par exemple, peut penser que les dcisionspolitiques devraient, dans toute la mesure du possible, respecterlopinion de la majorit et croire cependant que cette exigence fai-blit et mme disparat quand il est question de droits importantsprotgs par la constitution.

    Aucun juge mortel ne peut, ni ne devrait tenter de dvelopperune thorie opratoire articule, si concrte et dtaille quaucunerflexion supplmentaire ne lui serait ncessaire au cas par cas. Ildoit traiter tous les principes gnraux et toutes les pratiques em-piriques dont il sest servi dans le pass comme provisoires, et setenir prt les abandonner pour une analyse plus complte et plussophistique quand loccasion le requiert. Il y a des moments dedifficult particulire pour tout juge qui demandent des jugementspolitiques nouveaux qui peuvent tre problmatiques. Il serait ab-surde de supposer quil aura toujours les convictions de moralepolitique darrire-plan, ncessaires sous la main pour de telles oc-casions. Des cas trs difficiles lobligeront dvelopper sa concep-tion du droit et sa morale politique tout la fois, dune maniretelle quelles se confortent mutuellement. Mais il est nanmoinspossible pour tout juge daffronter les problmes nouveaux qui ledfient avec des principes et cest ce que lide de droit commeunit exige de lui. Il doit admettre quen prfrant finalement uneinterprtation une autre pour une srie de prcdents trsconteste, par exemple, et peut-tre aprs avoir intensment rfl-chi et avoir vu sa conviction vaciller, il dveloppe sa conceptionopratoire du droit dans une direction plutt que dans une autre.Celle-ci doit lui apparatre comme la bonne direction en tant queprincipe politique et pas simplement une direction attirante surlinstant parce quelle conduit une dcision qui lui plat pour lecas prsent. Il y a, dans ce conseil, beaucoup de place pour lillu-sion, y compris sa propre illusion. Mais, dans la plupart des cas, ilsera possible aux juges de sapercevoir quand ils ont soumis unproblme la discipline dcrite ; et aussi quand un autre juge nela pas fait.

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    VI. Quelques objections courantes

    VI.1. Hercule fait de la politiqueHercule dclare maintenant que la meilleure interprtation des

    affaires de prjudice moral, tout bien considr, est la cinquimeinterprtation : le droit accorde rparation pour tout dommagemoral directement d la conduite automobile ngligente et prvi-sible par un automobiliste raisonnablement attentif. Mais ilconcde que pour parvenir cette conclusion, il sest appuy surson propre jugement quun principe tait meilleur plus quitableet plus juste que tout autre qui tait acceptable, selon ce quilconsidre comme le bon critre de convenance. Il concde aussique ce jugement est controvers : il nest pas partag par tous sesconfrres, certains dentre eux pensant quune autre interprtation,la sixime interprtation, par exemple, est suprieure. La premireobjection (dans la liste que jai propos denvisager) accuse Herculede faire fi du droit actuel en matire de prjudice moral et de luisubstituer ses propres opinions sur ce que devrait tre le droit.

    Comment comprendre cette objection ? Elle accuse Herculedagir tort en se fondant sur son propre jugement controvers propos du caractre moral de la rparation dans ces conditions, etainsi pourrait sappuyer sur deux sortes dhypothses trs diff-rentes. Elle pourrait supposer quHercule a eu tort de chercher justifier son interprtation dans la seconde dimension, parcequelle ne rsiste pas au test de convenance tout dabord. Nous nepouvons supposer, sans examiner les cas quHercule a consults,que cette objection, ainsi entendue, est errone. Peut-tre cette foisHercule a-t-il failli ; peut-tre sil avait largi davantage quil ne lafait, le champ de son tude des prcdents, aurait-il dcouvertquune seule interprtation pouvait tre conserve et cette dcou-verte aurait-elle dcid, pour lui, du droit sans que ses convictionspolitiques propos de lindemnisation en matire daccidents fus-sent engages. Mais il est peu plausible que le test de convenancepermette toujours ou mme ne serait-ce que dans la plupart descas, une seule interprtation, de sorte que lobjection, comprise decette manire, ne serait pas une objection gnrale aux mthodesde dcision judiciaire dHercule mais seulement laccusation quilnaurait pas appliqu ses propres mthodes dans le cas particulierenvisag.

    Nous devons en consquence passer une autre manire pos-sible, plus intressante, dentendre lobjection, une manire quilance un dfi plus fondamental au style de dcision judiciairedHercule : celle-ci dclare quil ne doit jamais recourir sesconvictions personnelles sur la justice, comme il la fait dans cettecirconstance. Supposons que le critique dHercule dise : Linter-prtation correcte dune srie de dcisions antrieures peut tou-

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    jours tre dcouverte par des moyens moralement neutres, parceque linterprtation correcte nest quune question de dcouvertedes principes que les juges qui ont pris ces dcisions, avaient pr-sents lesprit, et ceci nest quune question de fait historique .Alors lobjection se rsume ainsi : Hercule a dfini la premire di-mension de linterprtation de manire incorrecte, parce que le testde convenance, bien compris, exige que la convenance soit appr-cie non seulement par rapport aux dcisions judiciaires antrieu-res mais aussi par rapport aux motifs et aux ambitions qui les ontproduites : en bref par rapport aux intentions des juges qui les ontrendues. Hercule peut rpondre que lide dune intention officielleest trop confuse pour tre incluse dans un test de convenance etquen tous cas, lintention des juges antrieurs qui ont pris une s-rie de dcisions peut tre conflictuelle, non connais sable ou nonexistante. Je ne vais pas insister sur ces points ici, cependant, parcequils nous occuperont au chapitre neuf, et parce que la meilleurerponse dHercule ne dpend pas deux de toute manire.

    Il soulignera plutt le lien, que nous avons not, entre la pre-mire et la seconde dimension de linterprtation. Son prsent cri-tique doit avoir une raison daffirmer quaucun principe neconvient suffisamment bien la jurisprudence antrieure pourpouvoir tre considr comme en tant une interprtation accepta-ble, moins quil ne soit fidlement assorti aux intentions des ju-ges antrieurs. Cest une forme extrme de largument que nousavons dj envisag, selon lequel une interprtation est meilleuresi elle sassortit ce que les juges antrieurs ont dit aussi bien quce quils ont fait, et mme cette variante plus faible dpend desraisons particulires de morale politique que jai dcrites. Le pr-sent critique suppose que ces raisons ne sont pas seulement fortesmais dterminantes ; si puissantes quun juge a toujours tortmme de prendre en considration une interprtation qui nest pasconforme leurs exigences, quelle que soit la perfection avec la-quelle cette interprtation relie, explique et justifie les dcisionsquont en fait rendues des juges antrieurs dont elle ne prend pasen compte les intentions.

    Ainsi le critique dHercule, si son argument doit tre de quel-que poids, ne se fonde pas aprs tout sur des convictions interpr-tatives politiquement neutres. Il a lui aussi engag ses propresconvictions en arrire-plan de morale politique. Il pense que les ar-guments dquit qui sous-tendent son style dinterprtation, ontune importance fondamentale, quils sont si importants quils li-minent dun coup toutes exigences de justice concurrentes. Cestune position tenable mais on peut difficilement dire quellechappe toute controverse et elle nest en aucun sens neutre. Ladiffrence avec Hercule ne porte pas, comme ce critique la dabordsuggr, sur la pertinence des considrations de morale politiquedans la dcision sur ce quest le droit, mais sur les principes de

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    morale qui doivent tre appliqus et qui ds lors sont dcisifs surce point. Aussi la premire objection, brutale, daprs laquelle Her-cule aurait substitu ses propres convictions politiques une in-terprtation correcte, politiquement neutre, du droit antrieur, estune mine de confusions.

    VI.2. Hercule nous trompeLa seconde objection est plus sophistique. Le critique dit

    maintenant : Cest absurde de supposer quil y ait une interprta-tion correcte des affaires de prjudice moral. Puisque nous avonsdcouvert deux interprtations de ces cas, dont aucune ne peuttre prfre lautre sur des bases neutres de convenance, au-cun juge ne serait contraint par le principe dunit en droitdaccepter lune ou lautre. Hercule a choisi lune delles sur des ba-ses franchement politiques ; son choix ne fait que reflter sa pro-pre morale politique. Le droit comme unit suppose que le droitest une question de meilleure interprtation des normes publiquesexplicites de la communaut, conues comme exprimant une seuleet mme conception cohrente de la justice et de lquit. La dci-sion dHercule ne peut pas tre comprise comme un jugement rela-tif la meilleure interprtation de ces normes entendues ainsi. Cenest donc pas un jugement sur ce quest dj le droit, mais seule-ment une dcision lgislative sur ce quil devrait tre. Hercule napas dautre choix dans ces conditions, que de lgifrer ainsi.Nanmoins il nous trompe quand il prtend quil a dcouvert, travers son choix politique, ce quest le droit .

    Cette objection apparatra trs forte de nombreux lecteurs etnous devrons prendre soin de ne pas laffaiblir en lui attribuantune prtention plus importante que nest la sienne. Elle ne dit pasque, dans un cas difficile, quand aucune interprtation du droit an-trieur ne simpose au juge, il est libr de toute dpendance parrapport au pass et peut poser nimporte quelle rgle, ds lors quilcroit, daprs ses convictions personnelles, quelle est la meilleurepour lavenir. Elle nessaie pas de rintroduire lide du conven-tionnalisme pour laquelle, quand les conventions sont muettes, unjuge est libre damliorer le droit en suivant les bonnes normes delgislation ; et encore moins lide du pragmatisme, selon laquelleil est toujours libre de faire cela sous le seul contrle de considra-tions de stratgie. Elle reconnat que les juges peuvent choisir en-tre les interprtations qui rsistent au test de convenance. Elle in-siste seulement sur labsence de meilleure interprtation quandplusieurs ont rsist ce test. Cest une objection, telle que je laiprsente de lintrieur, de lide gnrale du droit comme unit ;elle essaie de protger cette ide contre la corruption frauduleuse.

    Cette objection est-elle fonde ? Pourquoi est ce trompeur etmme gnrateur de confusion quand Hercule prsente son juge-

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    ment comme un jugement de droit ? Une fois encore deux rpon-ses quelque peu diffrentes deux manires diffrentes de prci-ser lobjection peuvent tre avances, et nous ne pourrons pasaccorder lobjection lattention quelle mrite, si nous ne spa-rons pas ces deux rponses et si nous ne les examinons pas cha-cune leur tour. Premirement laffirmation dHercule pourraittre considre comme trompeuse, parce quelle suggre quil peuty avoir une bonne rponse la question du choix de linter-prtation qui, de la cinquime ou de la sixime, montre les dci-sions passes de la communaut sous un meilleur jour du point devue de la justice et de lquit, et nous savons quil ne peut pas yavoir une bonne rponse cette question, mais seulement des r-ponses ; que toute opinion sur ce point nest que le reflet desconvictions subjectives de ses auteurs et nexprime pas une quel-conque morale politique plus objective. Cette manire de prciserlobjection soulve le problme ancien et complexe du scepticismemoral dont jai longuement discut au chapitre deux. Je ne peuxpas viter dajouter quelque chose ici ce sujet ; mais je vais en re-tarder lheure en inventant une nouvelle critique pour le prochainparagraphe. Deuximement, son affirmation peut tre juge trom-peuse parce que lide de base du droit comme unit, lide que ledroit est le rsultat de la meilleure interprtation de la pratique ju-ridique en son ensemble, ne lui permet pas de donner le titre dedroit ses propres opinions personnelles sur la justice. Cestlobjection que jenvisagerai ici.

    Nous demandons une conception du droit de fournir une in-terprtation gnrale de la pratique juridique qui fasse abstractionde la force du droit et qui soit centre sur les fondements du droit.Nous lui demandons, donc, dtablir les circonstances dans les-quelles les affirmations sur ce quest le droit propos dune ques-tion devraient tre acceptes comme vraies ou fondes. Le droitcomme unit considre que, dans la situation analytique quHer-cule a atteinte en tudiant, la recherche des prcdents en ma-tire de rparation morale, les dcisions antrieures de son ressort cest--dire quand deux interprtations ou plus de ces prcdentsrsistent chacune au test de convenance les droits juridiques despersonnes sont sensibles leurs droits moraux. Ds lors quHer-cule accepte cette prsentation des fondements du droit il ne luiest pas possible de conclure propos de laffaire McLoughlin au-trement quen disant que le droit, comme il le comprend, donneraison la demanderesse. Sil disait ce que le critique recommande,quelle na pas de droit en droit gagner mais seulement un droitmoral quil propose de consacrer, il exposerait mal son ide sur lesujet. Ce serait une prsentation vraie de certaines situations, pourlui des cas o il trouverait, par exemple, que le droit est trop im-moral pour tre appliqu mais pas de celle-ci. Un critique peuttre en dsaccord avec Hercule diffrents niveaux. Il peut rejeter

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    le droit comme unit en faveur du conventionnalisme, du pragma-tisme ou de quelquautre conception du droit. Ou il peut lacceptermais parvenir des conclusions diffrentes de celles dHerculeparce quil na pas les mmes convictions interprtatives que lui,ou les mmes convictions que lui sur lquit et la justice ou sur lerapport entre elles. Mais il peut considrer lutilisation du mot droit , par Hercule, comme trompeuse ou comme grammaticalement inexacte, seulement sil souffre des ravages de la piqre dudard smantique, seulement sil peine sous les prsupposs dog-matiques au sujet du sens, qui indiquent quil en est la victime. Ilsuppose que les prtentions juridiques sont en quelque sorte d-fectueuses quand elles ne sont pas directement tires dune dfini-tion du droit accepte par tout juriste comptent.

    Supposons que le critique fasse maintenant la rponse sui-vante. Hercule nous trompe, nanmoins, en prtendant que sesconclusions au sujet du droit dans laffaire McLoughlin sont le r-sultat de linterprtation des dcisions juridiques antrieures,parce quil suggre quelque chose quil a reconnu comme ntantpas vrai, savoir que ses conclusions dcouleraient dune tudeminutieuse, scientifique et impartiale de la jurisprudence ant-rieure et non de son propre jugement sur ce que la justice de-mande maintenant . Cest exactement la mme ide, enracinedans le mme dogmatisme, que prcdemment, sauf quelle est iciexprime comme une thorie de ce que doit tre linterprtation etnon de ce que doit tre le droit. Le droit comme unit suppose,comme le doit toute conception du droit, une interprtation delinterprtation. La thse du droit comme unit insiste sur le carac-tre invitable de lvaluation comme dimension de linterprta-tion, pas seulement en droit mais de manire gnrale, elle insistesur la diffrence entre interprtation et invention, une diffrencequi nest pas due au fait que la premire serait totalement empiri-que mais qui se constitue de la manire plus complexe que jai es-say de dcrire. Il nest pas possible de faire chec cette revendi-cation lide dinterprtation de linterprtation en insistantsur lobligation pour linterprtation de ne comprendre en aucunefaucon une valuation, simplement en raison mme de la significa-tion du mot interprtation . Ce nest quune autre manire detomber sous lemprise des effets de la piqre du dard smantique.Notre comprhension de ce quest linterprtation, en droit ou ail-leurs, doit tre emprunte notre exprience de lutilisation desconcepts interprtatifs, y compris du concept de droit, et non im-pose cette exprience par dcret a priori.

    Il y a, cependant, un aspect de la prsente objection dont onpourrait penser quil nest pas atteint par mes arguments contre lereste. Mme si nous sommes daccord pour considrer que lesconclusions dHercule propos de Mme McLoughlin sont justetitre prsentes comme des conclusions de droit, il pourrait nous

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    sembler extravagant de prtendre que ces conclusions, de quelquemanire que ce soit, dcoulent de lide dunit du politique com-pris comme idal distinct. Ne serait-il pas plus exact de dire quelunit est luvre dans les rflexions dHercule, seulement jus-quau point o il rejette toutes les interprtations qui ne satisfontpas au test de ses convictions interprtatives ? Ne devrions-nouspas dire que sa conception du droit en comporte en fait deux : celledu droit comme unit relaye, quand lunit fait dfaut, par uneforme plus conventionnelle de thorie du droit naturel ? Ceci nestpas une objection trs importante ; elle suggre simplement unemanire diffrente de rapporter des conclusions qui ne sont pluscontestes. Cependant la remarque qui linspire est trop brutale.Car cest une erreur de penser que lide dunit est totalementtrangre la dcision dHercule ds lors que cette dcision nestplus une question de convictions interprtatives personnelles dis-tinctes, mais quelle puise aussi son sens de la justice.

    Lesprit dunit le sens de la reconnatre comme une valeurindpendante en politique serait outrag si Hercule devait pren-dre sa dcision dune manire autre quen choisissant linter-prtation quil estime la meilleure de la morale politique en gn-ral. Nous acceptons lunit comme idal politique parce que nousdsirons considrer notre communaut politique comme unecommunaut de principes et les attitudes constitutives de ce genrede communaut ne visent pas seulement linstauration de princi-pes communs, comme si luniformit tait seule dsire, mais linstauration des meilleurs principes sous lesquels les citoyenspuissent tous, de gnration en gnration, tre gouverns ensem-ble. Ainsi insistons-nous sur la ncessit de ne refuser aucun ci-toyen le bnfice des principes accords aux autres, sur la ncessi-t quil y a ce quaucun juge napplique un principe qui ne aconvienne pas pour les dcisions antrieures dans leur ensemble.Si deux principes conviennent pour la jurisprudence antrieure,cependant, il ny a pas violation de lunit, pas compromis au d-triment de cet idal de citoyennet, dans le choix que le juge effec-tue en faveur du principe quil croit le meilleur des deux. Suppo-sons par contre quil choisisse le principe quil croit le plus mau-vais. Il choisit alors un principe dont il croit quil est moins bienadapt une communaut dont les citoyens ont les ambitions quenous supposons maintenant connues. Ce choix serait pervers mme inconcevable de la part de gens chargs dtablir un ordrede principes entre eux. Il serait en contradiction flagrante avec lesambitions qui donnent sens et forme lide dunit. Aussi le choixfinal, par Hercule, de linterprtation quil croit la plus fonde da