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En dehors du temps... dans les figures du mythe. Hélène, brillance et éblouissement du désir

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Revue Française de Psychanalyse

3

Le narratif

Juillet -September

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REVUE FRANÇAISEDE

PSYCHANALYSE

Le narratif

3

1998 TOME LXII

JUILLET-SEPTEMBRE

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN

PARIS

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En dehors du temps...dans les figures du mythe :

Hélène : brillance et éblouissement du désir

Anna POTAMIANOU

Le narratif interpelle le psychanalyste et non seulement quand celui-ci

écoute les récits de ses patients, leurs rêves, leurs fantasmes, les constructions de

leurs théories sexuelles ou les souvenirs émergeant d'un vécu qui partiellements'ignore. Le narratif appelle également l'attention du psychanalyste par ses

formes collectives, dont les mythes sont des constructions privilégiées créées

dans, et à travers, letemps.

Émanant duhors-temps

de l'inconscient, les vibra-tions qui se portent vers la spatio-temporalité des figurations modelées par le

préconscient et la conscience de l'homme prennent la forme du mythe afin deraconter les expectatives et les voeux des humains, leurs idéaux, leurs attache-ments souvent démesurés.

Fil cernant la trajectoire du désir des humains pour les psychanalystes ; péri-

planisis (errance) discursive qui put intégrer la praxis, selon les poètes (Homère) 1,le mythe, en tant que réseau représentatif, enveloppe l'ombilic du non-dit des déri-vés du pulsionnel qui mène les humains. Cette mise en forme symbolique de fan-tasmes et de tendances profondes qu'est la production mythique, se fonde sur

l'écoute partagée, qui à la fois la crée et la transforme, puisque le développementdes structures mentales et sociales détermine la forme et le contenu de ce que les

hommes sont aptes à créer. C'est ce qu'on constate en suivant les différentes ver-

sions narratives d'un même mythe dans le temps, que ce soit dans les récits 2indivi-duels par lesquels chaque analysant nourrit la chair de son analyse - ceux qui

1. Homère, Odyssée, 21, v. 66 et 70, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».2. A. Potamianou (1985), Points de rencontre. Le mythe personnel, Rev. franc, de Psychanal, 4,

1096-1097.

Rev. franc. Psychanal., 3/1998

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948 Anna Potamianou

aboutissent à la création de son mythe-historème1

analytique - ou que ce soit dans

la production sociale que les mythologues considèrent comme la matrice de l'ini-

tiation de l'humanité auxmystères

de la vie et de la mort.

Il y a des mythes qui traversent les siècles racontant les forces qui bouillon-

nent dans les tréfonds des êtres. Tel est le mythe d'Hélène, auquel, en abon-

dance, le discours illimité des légendes, l'acte cultuel de la tragédie, la verve des

poètes, se sont attachés.

On peut se demander pourquoi la pensée humaine, d'Homère jusqu'à nos

 jours, en passant par les poètes tragiques, a insisté sous des formes narratives

très différentes sur la figuration d'Hélène 2,beauté parfaite, splendide, inexorable-

ment dangereuse. «... Ils se sont perdus, eux, les Troyens, et leur patrie, pourHélène», dit Alcée (vif s. av. J.-C).

Pour le psychanalyste, le sens d'un mythe émerge de l'articulation entre lemanifeste de son texte et le latent de son contenu sur la crête qui unit la réalité

sociale et la réalité psychique des individus.

Qu'est-ce qui se tient alors en arrière-plan du mythe d'Hélène ? Pourquoice mythe s'est-il coulé dans cette mise en forme manifeste ? « Représentation »

du parcours d'une femme, est-ce finalement de l'histoire d'une femme qu'il

s'agit ?

Qui est Hélène ?

La diversité des références à sa naissance semble bien dénoter que cette figure

féminine, censée être la cause de la guerre de Troie, en fait, portait une charge beau-coup plus importante que celle d'être seulement la plus belle entre les mortelles.

On sait que, selon la version commune du mythe, Hélène est celle dont

Aphrodite fit le don à Paris, prince venant de loin mais s'étant familiarisé avec

la culture des Hellènes. On connaît la promesse d'Aphrodite à Paris. S'il la

choisissait entre les trois divinités qui contestaient la pomme qu'Éris (la Dis-

corde) assignait à la plus belle des trois, elle, Aphrodite, née de l'écume

blanche des vagues de la mer qui accueillit le sperme des organes coupés

d'Ouranos, déesse de la beauté et de la jouissance, dimension projetée de notreluxuriante sexualité, lui ferait don d'un désir portant le nom d'Hélène. Alors,le fils de Priam deviendrait possesseur de la plus belle entre les mortelles,

1. A. Potamianou (1984), Les enfants de la folie. Violence dans les identifications, Toulouse, Privât.J'ai proposé le terme de « mythe-historème » pour la création subjective porteuse d'éléments du mythepersonnel de l'analysé intégrés dans son histoire lors du travail analytique.

Le logos mythe-historique de l'analysé s'adresseà l'analyste, mais du coup il modèle également la ren-contre avec soi-même du sujet, à travers la présentation des fragments d'un texte participant du mythe etde l'histoire. Ce texte est introduit et réintroduit dans les séances, selon une dynamique qui permet lesarticulations transformatrices des dérivés de l'inconscient et des perceptions événementielles.

2. J'ai traité de cette problématique au Colloque de l'Université de Bruxelles, Le mythe d'Hélène. Dela Cité grecque à la culture européenne, 27-30 octobre 1996.

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disons de la personnification de la beauté. Et non seulement, puisque Paris dità Hélène (Iliade 3, v. 438) qui, poussée par Aphrodite, le rejoint dans leurchambre

au palais de l'llion: «... aussi fort aujourd'hui (sous-entendu quelorsque je te rencontrais) me possèdent l'amour et le désir suave ». Ainsi, Parisobtient la possession d'Hélène 1et de ses biens en l'enlevant de la « douce Lacé-

démone», mais, en plus, il reçoit de mains divines le bienfait d'un amour etd'un désir qui perdurent. D'habitude, cela n'est pas le lot des humains à l'hu-

meur changeante et au destin capricieux.Nous voilà donc sur le terrain de l'idéalité et de l'idéalisation, renforcées par

le fait qu'Hélène n'est pas une simple mortelle, même si la légende lui donne par-fois un couple parental humain : Tyndare, roi de Sparte, et sa femme Léda.

Plus souvent, elle est nommée fille de Zeus, femme divine 2 dans les

deux sens du terme. Hélène est née des amours du père des dieux avecLéda, épouse de Tyndare, qui a pondu un oeuf; ou encore, Zeus se serait uni à

Némésis, déesse qui punit la démesure (hybris) et ce serait l'oeuf pondu par elle,délaissé entre des roseaux, que Léda aurait gardé, et duquel est sortie Hélène.

D'autres traditions font de cette dernière une fille d'Océanos (l'océan) ou

bien d'Aphrodite, ou encore celle qui émergea d'un oeuf tombé de Séléné, la

lune 3. Hélène est ainsi liée à la tradition de l'oeuf de la cosmogonie, élément de latrès ancienne théogonie orphique

4et, à travers la lune, à Nyx, la Nuit. Or, Nyx

est la fille du chaos de la théogonie hésiodique, celle qui engendra l'Éther et le

Jour, les Moires, Némésis et Éris (la Discorde), si présentes dans les mythèmesd'Hélène. En tant que soeur d'Érèbe, elle est proche des ténèbres souterraines.

Hélène a donc affaire avec les déesses qui ont précédé les Olympiens.Le thème de l'enlèvement, doublement présent dans son mythe (une fois

enlevée par Paris, une fois par Thésée), thème qui signe également le destin de

Perséphone, indique une transformation de l'ancienne hiéropraxie commune à

plusieurs déités de la terre.Par conséquent, on peut soutenir sans grand risque de se tromper que le

récit mythique concernant Hélène ou bien a été constitué par l'addition d'élé-ments venant de mythes différents 5, ou bien, comme je le crois, a été surtout

formé par la condensation de mythèmes se rapportant à divers aspects de l'idéede la puissance à travers les vagues des temps.

1. Homère, Iliade, 3, v. 286, et 10, v. 114, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».2. Homère, ibid., v. 171.3. Athénaios 2, 57.4. Sur l'oeuf de la cosmogonie, voir P. Lékatsas (1963), Éros. Interprétation d'unefonne de la religion

orphéo-dionysiaque, Athènes, Diphros, p. 18-20.5. Il est d'ailleurs possible que des mythes concernant plusieurs Hélènes ne furent unis en un que tar-

divement, ainsi que le note J.-L. Backès (1984), Le mythe d'Hélène, Mythes et littérature, Paris, Adosa.

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950 Anna Potamianou

Hélène, désignée comme sortie de l'oeuf ou comme fille d'Aphrodite, ou

encore de Némésis, retient un lien fort avec les aspects de déesses très anciennes.

Car,tout autant

quela Némésis de

Ramnonte, quiest un

aspect évolué del'obscure et cruelle vengeance des dieux, Aphrodite, comme déesse de la Beauté

et de l'Amour, marque la forme la plus développée1 des divinités de la fécondité

et des processus qui renouvellent la vie, telles que celles-ci se retrouvent dans la

tradition préhellénique et sémite.

Aphrodite est une force cosmique, et Hélène, qu'elle offre au mortel Paris,

est une de ses créations ou de ses dimensions. C'est en tant que déesse qu'Hélèneavait son culte à Sparte (Pausanias III, 15, 3) et à Rhodes (Théocri-tos XVIII, 38) comme Dendritis, mais aussi à d'autres endroits de la Grèce.

Point intéressant à noter : la pomme qu'Aphrodite reçut de ce mortel, érigé

en  juge dans un thème de choix, renverse du côté des dieux la situation de la

pomme de la Bible. C'est une déesse qui aura comme emblème de beauté pleine,ce que Eve osera convoiter, mais n'aura que dans le versant négatif de la prohi-

bition, comme emblème de savoir. Car la beauté comme le savoir constituent un

patrimoine d' « avoir » dont la plénitude et la totalité restent, pour les hommes,

du côté des dieux dans la suite des temps.

Et pourtant... comme j'ai essayé de le démontrer dans un texte consacré à

l'activité des oracles 2, l'homme n'a de cesse de réaliser un espoir d'intimité avec

l'essence du divin, désireux de participer à sa force.

Dans le texte évoqué, je disais que le temps oraculaire suppose la pénétra-tion ou l'intrusion chez l'humain d'une puissance surhumaine dont la violence

n'a d'égale que celle du désir de son incorporation. A travers l'activité oracu-

laire, pour qui prononce les paroles du dieu comme pour qui les entend, s'ouvre

la voie de l'évasion vers la partie voulue divine en l'homme, vestige en nous de

l'enfant qui est plus qu'un roi.

La pensée oraculaire reste liée au temps où l'omnipotence de l'individu, telle

que nous la signale l'organisation psychique des débuts de la vie et telle qu'ellecontinue à nous marquer la vie durant, fonctionne en plein. La toute-puissancede l'individu opère en reflet de la

toute-puissanced'un

objetexterne ou d'un

modèle formé par les projections, dans l'envie de la puissance du savoir et de

l'avoir qui marque les humains.

1. Mythologie grecque (1986), éd. Kakridis, vol. 2, p. 188, Athènes, Ekdotiki. J. E. Harrison évoqueplusieurs aspects par lesquels Aphrodite setrouve liée à la grande Chtonia (J. E. Harrison), Prolegomenato the Sludy of Greek Religion, Londres, Merlin Press, 1962 et 1980, p. 307-314. Dans l'hymne homériquequi lui est dédié, Aphrodite est nommée Kypris et Kythéreia, donc déesse des îles. Elle incarne la beauté

physique et le voeu d'amour.2. A. Potamianou (1995), Faits mythiques, événements historiques, réalité psychique, dir. A. Clan-

cier et Cl. Athanassiou, Mythes et psychanalyse, Paris, in press, Dupin-Perrot, 1997.

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Hélène, en tant qu'elle personnifie la beauté, est du côté de l'avoir. Elle ne

peut donc qu'être objet de désir, voire de convoitise. Enlevée - comme je l'ai

déjàdit -

par Thésée, puis par Paris, auquella lie le thème de

l'exposition1, elle

est une offre de jouissance qu'inspire la perfection du beau. Même si le prix à

mettre pour l'obtenir est celui du sang et de la mort.

« Ce ne sera pas la mort qui nous vaincra, puisque tu existes, Toi », dit le poète 2.

« Puisqu'il y a ailleurs un vent qui te fera vivre entière,« qui t'enveloppera de près, comme t'entoure notre espoir.«...« Et si ce n'est pas ta main dans notre main.« Et si ce n'est pas notre sang dans les veines de tes rêves.« La lumière au ciel...« et la musique invisible en nous, ô passagère mélancolique de tout«

ce quinous retient encore au monde

«...« C'est l'appui amer de notre coude au souvenir. »

S. Freud a parlé de cet après-coup, lors duquel l'hallucination de la satisfac-

tion ou l'idéalisation de la plénitude devient nostalgie consolatrice. Pour le petit

homme, le doigt dans la bouche, c'est Hélène chez soi. La mère et la plénitude.Mais vite vient le temps du principe de réalité et avec lui la reconnais-

sance que le doigt dans la bouche ne remplace pas la mère. C'est alors que la

pensée s'efforcera de panser l'après-coup du vide de l a plénitude imaginée,celle qui finalement n'a jamais existé, mais dont notre désir entretiendra la

quête infinie.

La pensée se forge des représentations par lesquelles elle va essayer d'échap-

per à l'emprise de l'objet premier concret, en établissant la primauté d'une dis-

tance et d'une différence. Mais les mouvements du désir qui affirment la distance

de l'objet, marquent aussi l'espoir de son abolition. C'est pourquoi, parmi les

réseaux représentatifs que chaque individu arrive à développer, il y en a qui res-

tent sous l'égide du principe de plaisir.Ceux-ci s'attacheront à effacer les manques par les rêves, par les rêveries,

par le mythe, par l'entretien des illusions. Le Moi érigera en idéal la quête de ce

qui échappe à la pensée logique, de ce qui est insaisissable, de ce qu'il n'est pas

possible de totaliser ni de réaliser dans le temps de notre vécu d'humains.

Notre pensée ouvre un espace de travail pour tenter de s'approprier l'inté-

gral de la beauté, de la perfection harmonieuse, plénitude imaginée, boucher

contre nos dysharmonies.Le mythe d'Hélène est, justement, selon moi, une expression de ce travail.

1. L'exposition, sacrifice d'un enfant et son renversement, frappe l'enfant exposé du sceau de l'extra-ordinaire. Paris a été exposé sur le mont Ida ; Hélène a été exposée-exhibée au marché des prétendants.

2. O. Élytis, Orientations, Athènes, Ikaros, 1988, p. 75-76 (ma traduction).

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Il constitue un récit sur la beauté parfaite à conquérir, sur sa puissance, afin

de compenser le manque à pouvoir la rencontrer et la posséder 1. Ce mythe se

rapporte à un idéal individuel, tout autant que collectif. Je le considère commeun moyen de nous représenter ce qui se passe en nous-mêmes, en le projetantà l'extérieur.

S. Freud, dans Totem et tabou, avait bien signalé que l'individu a besoin

de projeter au-dehors et de matérialiser ses processus psychiques, afin de les

percevoir et de les reconnaître avant de les métaphoriser et de se les réappro-

prier. Ainsi, le mythe d'Hélène traversera les siècles, en tant que ferment d'ins-

piration créatrice, et caressera nos illusions. C'est ce sens que je donne à la

phrase d'Élytis2:

« A chaque temps sa guerre de Troie, à chaque temps son Hélène. »

Un autre poète, K. Palamas 3, écrivait :

« Je suis Hélène... de la source du soleil.Je suis l'intouchable et l'indommageable.Et je suis l'inatteignable. Et je suis Hélène. »

Je ne pense pas, comme H. Damisch 4 en fait hypothèse, que pour les Grecsla beauté avait quelque chose à voir avec la mort du fait qu'un mortel fut appeléà avoir son mot à dire sur le sujet de la beauté. Je crois plutôt que c'est parce quele mythe répondait au désir des mortels de participer à la perfection et à la plé-nitude du désir qu'offre la possession du kâllos (le Beau) sans égal, celui dont la

brillance éblouit, qu'un mortel a été impliqué à ce qui touche au divin.

Aux antipodes d'Iphigénie sacrifiée, Hélène sera le kléos andron, la parure et

l'orgueil des hommes, leur fierté. Leur perdition également. Car le culte de la

beauté féminine se combinait chez les Grecs, ou bien avec la bonté (kallokaga-thia) que Platon 5 considère comme la plus grande qualité, ou bien avec des ver-

tus sociales. Mais la beauté idéale d'Hélène se combine surtout à une puissance,

déplorée par les Troyens comme par les Grecs, mais finalement aussi importante

que néfaste pour les deux.

A ce point, il devient nécessaire d'évoquer un autre aspect latent de cemythe qui lui aussi est lié à la toute-puissance du désir des plaisirs interdits. Je

pense aux désirs qui, non sus, circulent entre parents et enfants. De ces désirs et

des plaisirs qu'ils appellent, nous ne voulons d'habitude rien savoir, bien qu'ils

parcourent les générations.

1. « Espoir sauvage d'une guerre sans espoir », disait N. Kazantzakis se référant à Hélène.2. O. Élytis, Maria Néphéli, Athènes, Ikaros, 1979, p. 45 (ma traduction).3. K. Palamas (1920), La vie immuable, Athènes, Zikakis, p. 47 (ma traduction).4. H. Damisch (1992), Le jugement de Paris, Paris, Flammarion, p. 100.5. Platon, Symposium, 211c; République, 489 e et 505 e.

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On connaît le rêve d'Hécube qui, selon une légende ancienne, au temps oùelle était enceinte de Paris, aurait vu de son sein sortir un tison ardent qui incen-diait

la ville.A ce rêve font pendant les rêves endeuillés que Ménélas est censé faire plu-sieurs années plus tard (Eschyle, Agamemnon, v. 420-426), concernant la chimère

que lui, puéril (Agamemnon, v. 394), poursuit. Je pense que la chimère dont le

pothos (désir passionné) de Ménélas ne voulait se détacher - cette Hélène qui lui

échappait - portait le reflet de la relation narcissique à la mère de notre premièreenfance, puisque c'est d'elle que relève la formation de notre Moi idéal. Les idéauxde notre Moi, formations plus tardives, ne s'en dégagent jamais complètement.

Le rêve d'Hécube témoigne qu'inconsciemment elle sait que les voeux de son

fils serviront l'hybris. Mais les siens propres également, puisque c'est elle qui a

organisé le rêve. C'est pourquoi, je pense, chez Homère, Hécube tout comme

Pénélope d'ailleurs, l'épouse parfaite, ne rejette pas Hélène; au fond d'elles-

mêmes, toutes les deux savent, comme toutes les mères du monde, ce qu'il en estde leur participation obscure, jamais dite, au modelage des voeux de leurs enfants

et aux rêves des plaisirs interdits.

Plus tard, par exemple dans les Troyennes ou dans Hécube d'Euripide, les

sentiments envers Hélène s'endurcissent, l'ordre de la cité et le refoulementvenant entériner les désirs et les plaisirs maternels inavouables. Et ce n'est paspar hasard si, dans plus d'une pièce d'Euripide (Les Troyennes et Hécube), les

fautes et l'hybris sont rejetées à l'extérieur par l'individu esquivant sa responsa-bilité 1. Car, si la responsabilité est reconnue à travers la réappropriation des

désirs, eux aussi reconnus comme nôtres, elle entraîne une culpabilité insuppor-table.

Il est peut-être nécessaire d'ouvrir ici une parenthèse portant sur ce qui est

nommé « le clivage » d'Hélène dont Euripide a fait tant de cas : Hélène et son

fantôme (eîScoÀov).Affaire de l'être et du paraître? La question a été posée, rejoi-

gnant d'autres questions encore, posées au sujet de l'utilisation de ce mythe parles poètes tragiques, comme aussi par d'autres auteurs. Regard sur les expédi-

tions conquérantes des Grecs ? Approche des problèmes de migration ? Apparte-nance et identité ?

Il est certain que le mythe se prête à plus d'une interprétation. Mais, pourautant qu'Euripide ait été aux prises avec la problématique de la sexualité et de

la quête sexuelle, je dirai qu'il aborde de manière magistrale le travail des trans-

1. Hélène dit, dans Hécube : « C'est la faute d'Hécube qui fit naître Paris » (v. 919) ; c'est la faute duvieux qui ne l'a pas tué quand il a été exposé (v. 922) ; c'est la faute d'Aphrodite (v. 940). Et, enfin, sonunion avec Paris était de volonté divine (v. 952). Chez Homère, Hélène subit la violence de ses maux :Iliade, 2, v. 356 et 590, et 7, v. 345-348, pour une faute dont Priam (Iliade, 3, v. 164-165) dit qu'elle estcelle des dieux.

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formations nécessaires à l'épanouissement de la sexualité. Car, pour accéder à la

sexualité génitale, il faut laisser derrière soi la relation narcissique, relation au

double, relation en miroir, lien à notre Moi idéal qui ne peut rencontrer ni la dif-férence de l'autre, ni le différent en soi-même.

Euripide était partie prenante des transformations civiques de son temps ;

consciemment ou inconsciemment, il savait que la prise en charge de la  justice

par l'Aréopage esquissait à l'horizon l'évolution de l'homme vers la prise en

charge de ses fautes. L'homme, donc, se plaçait sous le poids de la responsabilitéet de la culpabilité. Mais du temps d'Hélène l'homme n'était pas prêt à s'engagerdans cette voie. Mieux valait la dichotomie, la duplication spéculaire, le même

chez l'autre, protégeant de l'angoisse que la culpabilité introduit. Pourtant la

solution dénote le problème.

Mais revenons au mythe d'Hélène.

De toute évidence, l'éclat d'une beauté éblouissante, par la violence des

désirs qu'elle crée, est insoutenable pour l'être humain, en raison des élans

qu'elle peut commander. L'idée des plaisirs illimités qu'elle introduit menace les

censures, donc les limites de notre psychisme.

A la quête de la  jouissance sans mesure, Troie, par exemple, verra le gouffre

de sa perte, dit l' Iliade 1, et il n'y aura pas de mortel qui ne haïsse Hélène 2, quifinira chez Euripide

- le tragique qui fit entrer sur scène la responsabilitéhumaine -

par reconnaître que c'est sa beauté qui fît sa perte 3.

Ni Paris, ni Ménélas, ni aucun autre homme de ceux qui, selon les

légendes, se sont unis à elle, n'ont pu assurer sa possession ; à part une légende

(Philostrate) qui la veut mariée à Achille et vivant éternellement sur une île

blanche où il est interdit aux mortels de pénétrer.

Finalement, ce sont les vieillards de Pllion dont la sagesse est acquise avec

l'âge qui peuvent prononcer les paroles du lourd savoir sur le désir insatiable, et

sur la terreur de son éblouissement 4: «Il ne faut pas s'indigner de voir les

Achéens guêtres et les Troyens souffrir de si longs maux pour une telle femme.

Comme, à la voir, étonnamment, elle ressemble aux célestes déesses ! Si belle

qu'elle soit, malgré tout, qu'elle parte,au lieu de demeurer

icicomme un

fléaupour nous et pour nos fils. »

Mais si l'Hélène de nos rêves s'éloigne, n'est-ce pas le désert psychique qui

s'annonce ? Lot des vieux et des sages, peut-être ; car, pour le reste, l'être humain

n'aura de cesse que de courir après la brillance du désir qui Péblouit, et qui lui

1. Homère, Iliade, 17, v. 155, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».2. Euripide, Hélène, v. 927, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».3. Ibid., Prologue.4.

Homère, Iliade, 3,v. 151.

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En dehors du temps... dans les figures du mythe 955

sert aussi de médiateur, le retenant à la vie dans l'enveloppe chaude des espoirs,même si celle-ci souvent s'avère être vaine ou vide 1.

En dehors dutemps,

Hélène est du touttemps

denotre inconscient et denos constructions narratives, car c'est en jouant avec les soleils qui brûlent, nos

désirs d'humains s'entrelaçant, que le bref passage de notre vie acquiert le souffle

du sens.

Anna Potamianou

6, rue Karneadou11675 Athènes (Grèce)

1. « Où est la vérité ? » dit le poète... « Rien en Troie. Une idole... et nous on s'égorgeait pendantdix ans pour une Hélène », G. Séféris, Hélène, Poésies, p. 241 (ma traduction).

« ... Tant de corps jetés dans les mâchoires de la mer, dans les mâchoires de la terre.Et les fleuves gonflaient le sang dans la boue.... il n'était pas dans son destin d'entendre

les messagers qui arrivent pour dire que tantde douleur, tant de vies,furent perdues dans l'abîme...

pour une chemise vide, pour une Hélène. »

(G. Séféris, ibid., p. 242.)