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CINÉMA Histoire & Images médiévales : Qu’avez-vous pensé du film ? Jean-Claude Schmitt : On peut dire que c’est un bon film, si on attend d’un film historique qu’il reconstitue une ambiance, une fidélité supposée à l’environnement, à la fois naturel et social, à l’habitat, aux vêtements d’époque, aux comportements, aux gestes, etc. Mais pour ma part, je vais au cinéma pour rêver et contempler une œuvre d’art, une création ; ce film réaliste n’est pas exactement du genre que j’apprécie le plus. H&IM : Vous avez participé, avec Jacques le Goff, à la conception du Nom de la Rose dirigé par Jean-Jacques Annaud (1986). Mais, si une partie du film a pu bénéficier de vos conseils, la fin s’éloigne de toute réalité pour devenir une fiction hollywoodienne ? J-C S : Nous n’étions pas là pour décider du scénario, qui a évolué – et de cela nous n’en avons rien su sur le moment –, vers une fin beaucoup plus dramatique. Bernard Gui, qui est bien connu comme historien et inquisiteur, n’est pas du tout mort en étant précipité dans un ravin et empalé sur des fourches. On m’a dit que la fin hollywoodienne était aussi liée à certains financements américains, mais je n’en sais pas plus. H&IM : Pourriez-vous nous commenter cette image tirée du Nom de la Rose, représentant la bibliothèque du monastère où se déroule l’action du film (fig. 1 et 2) ? J-C S : Nous avions beaucoup discuté du lieu avec Jean- Jacques Annaud, et nous lui avions présenté un certain nombre d’abbayes anciennes, telle l’abbaye en ruine de San Michele, dans le Val di Susa, près de Turin, perchée sur un rocher, qui aurait été un très bon endroit. Mais finalement, il a préféré construire son abbaye selon le modèle du fameux château de Frédéric II dans les Pouilles, Castel del Monte, avec de grosses tours aux angles. Cette bibliothèque au sein de l’abbaye à des allures de château fort. Le symbole est puissant : il fallait garder secrète l’existence du manuscrit unique du traité d’Aristote qui légitime le rire, afin que les moines et les hommes ne soient jamais tentés par la joie et le rire. H&IM : L’influence du cinéma montre que notre société est une société de l’image. C’est aussi le cas de la société féodale. Pourriez-vous nous en dire plus ? J-C S : Mon approche est à la fois historique et anthropologique. Je cherche à comprendre la place des images, quelles qu’elles soient, dans le fonctionnement d’une société. L’histoire de l’art a toujours privilégié les chefs d’œuvre et les grands artistes. C’est une tradition qui remonte à l’histoire de l’art du XVI e siècle, à Vasari (1511-1574). Or, le visuel, c’est aujourd’hui la publicité, internet, c’est tout ce flot d’images qui nous inonde de toute part. Au Moyen Âge, on peut faire le même raisonnement : les images sont partout, dans les lieux de vie, Histoire et Images Médiévales 20 ENTRETIEN AVEC : JEAN-CLAUDE SCHMITT Nous avons le plaisir d’être reçus par l’historien Jean-Claude Schmitt pour parler avec lui du film Le moine et la sorcière, inspiré de son livre Le saint lévrier (1979, 2e éd. augmentée, Champs / Flammarion, 2004) qui décrit l’enquête conduite au XIII e siècle par le dominicain Étienne de Bourbon autour du culte d’un chien réputé saint, Guinefort. historien médiéviste, directeur d’études à l’EHESS Fig. 2 Fig. 1

entretien avec : Jean-cLaude schmitt · pour soutenir leurs prières et pour honorer Dieu par de belles choses. ... légendes miraculeuses, comme celle du Volto Santo, qui aurait

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cinÉMA

Histoire & Images médiévales : Qu’avez-vous pensé du film ?Jean-Claude Schmitt : On peut dire que c’est un bon film, si on attend d’un film historique qu’il reconstitue une ambiance, une fidélité supposée à l’environnement, à la fois naturel et social, à l’habitat, aux vêtements d’époque, aux comportements, aux gestes, etc. Mais pour ma part, je vais au cinéma pour rêver et contempler une œuvre d’art, une création ; ce film réaliste n’est pas exactement du genre que j’apprécie le plus.

H&IM : Vous avez participé, avec Jacques le Goff, à la conception du Nom de la Rose dirigé par Jean-Jacques Annaud (1986). Mais, si une partie du film a pu bénéficier de vos conseils, la fin s’éloigne de toute réalité pour devenir une fiction hollywoodienne ?J-C S : Nous n’étions pas là pour décider du scénario, qui a évolué – et de cela nous n’en avons rien su sur le moment –, vers une fin beaucoup plus dramatique. Bernard Gui, qui est bien connu comme historien et inquisiteur, n’est pas du tout mort en étant précipité dans un ravin et empalé sur des fourches. On m’a dit que la fin hollywoodienne était aussi liée à certains financements américains, mais je n’en sais pas plus.

H&IM : Pourriez-vous nous commenter cette image tirée du Nom de la Rose, représentant la bibliothèque du monastère où se déroule l’action du film (fig. 1 et 2) ?

J-C S : Nous avions beaucoup discuté du lieu avec Jean-Jacques Annaud, et nous lui avions présenté un certain nombre d’abbayes anciennes, telle l’abbaye en ruine de San Michele, dans le Val di Susa, près de Turin, perchée sur un rocher, qui aurait été un très bon endroit. Mais finalement, il a préféré construire son abbaye selon le modèle du fameux château de Frédéric II dans les Pouilles, Castel del Monte, avec de grosses tours aux angles. Cette bibliothèque au sein de l’abbaye à des allures de château fort. Le symbole est puissant : il fallait garder secrète l’existence du manuscrit unique du traité d’Aristote qui légitime le rire, afin que les moines et les hommes ne soient jamais tentés par la joie et le rire.

H&IM : L’influence du cinéma montre que notre société est une société de l’image. C’est aussi le cas de la société féodale. Pourriez-vous nous en dire plus ?J-C S : Mon approche est à la fois historique et anthropologique. Je cherche à comprendre la place des images, quelles qu’elles soient, dans le fonctionnement d’une société. L’histoire de l’art a toujours privilégié les chefs d’œuvre et les grands artistes. C’est une tradition qui remonte à l’histoire de l’art du XVIe siècle, à Vasari (1511-1574).Or, le visuel, c’est aujourd’hui la publicité, internet, c’est tout ce flot d’images qui nous inonde de toute part. Au Moyen Âge, on peut faire le même raisonnement : les images sont partout, dans les lieux de vie,

Histoire et Images Médiévales20

entretien avec :Jean-cLaude schmitt

nous avons le plaisir d’être reçus par l’historien Jean-claude schmitt pour parler avec lui du film Le moine et la sorcière, inspiré de son livreLe saint lévrier (1979, 2e éd. augmentée, champs / Flammarion, 2004) qui décrit l’enquête conduite au Xiiie siècle par le dominicain Étienne de Bourbon autour du culte d’un chien réputé saint, Guinefort.

historien médiéviste, directeur d’études à l’ehess

Fig. 2

Fig. 1

dans les manuscrits, dans les églises, mais aussi dans les rêves et les visions, et dans la définition même de l’homme qui, suivant la Genèse, a été « fait à l’image de Dieu ».

H&IM : On a d’ailleurs souvent dit que les vitraux dans les églises étaient la « bible vdes illettrés ».J-C S : L’idée que les images auraient surtout une fonction pédagogique, puisque pendant longtemps la très grande majorité de gens n’avait pas accès directement à la Bible, est aujourd’hui abandonnée. Dans une église, la majorité des images ne se trouve pas dans l’espace réservé aux laïcs, mais dans le chœur des clercs ou des moines, des lettrés, qui, eux, savent parfaitement lire et n’ont pas besoin des images pour y apprendre quelque chose. Mais ils en ont besoin pour soutenir leurs prières et pour honorer Dieu par de belles choses. D’où le travail extrêmement raffiné, le choix des matériaux, des pigments les plus précieux, de l’or. On n’aurait pas besoin d’or à des fins pédagogiques !

H&IM : Pour illustrer ce rôle particulier de l’image médiévale, pourriez-vous commenter cette image représentant l’entrée du Volto Santo à Lucques (fig. 3) ?

J-C S : Le Volto Santo est un crucifix insigne, qui aurait été sculpté par Nicodème(1) puis découvert au Haut Moyen Âge par un évêque qui l’aurait rapporté en Lucques, où il est devenu, jusqu’à aujourd’hui, l’image tutélaire et l’emblème de la ville. Les crucifix en trois dimensions n’ont pas toujours existé au Moyen Âge. Il se produit autour de l’an Mil une vraie révolution : on se met à sculpter et à vénérer des images autonomes et mobiles en trois dimensions, des statues de la Vierge et des saints, des crucifix. Et pour légitimer ces nouvelles images, on a recours à des légendes miraculeuses,

comme celle du Volto Santo, qui aurait été sculpté par un témoin de la Passion du Christ.

H&IM : Le moine et la sorcière fait une grande utilisation des images médiévales. On aperçoit une jeune muette qui prie devant une image qu’elle a elle-même gravée sur une ardoise (fig. 4). L’Église n’avait-elle pas un monopole des images pieuses ?J-C S : Non, les laïcs aussi façonnaient des images de toutes sortes, y compris avec ces motifs religieux. Quant à l’Église, avant l’extrême fin du Moyen Âge (en Occident) et les Temps modernes, elle ne se préoccupe pas de réglementer le contenu des images. J’ai l’habitude de

dire qu’il n’y a pas au Moyen Âge d’hérésie de l’image, alors qu’il y a des hérésies de la parole et du texte. L’autorité ecclésiastique se préoccupe en revanche des usages des images. Il y a par exemple des images obscènes dans les marges de livres religieux, destinés à des clercs. Cela nous étonne, mais ne choquait pas à l’époque. Par contre les hérétiques, et c’est une règle commune jusqu’aux protestants, sont hostiles aux images religieuses et ils les brisent. Ils soupçonnent l’Église d’avoir inventé les images et d’être devenue idolâtre. n

Propos recueillis par William Blanc

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(1) Un des deux hommes à avoir descendu le corps du Christ de la croix.

Fig. 3

Fig. 4

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