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Mémoire d’autobiographie intellectuelle pour l’obtention d’une habilitation à diriger des recherches D ERNIERE GUERRE MONDIALE HS n°1 François DELPLA : L’ individu dans l’histoire du nazisme Le magazine du deuxième conflit mondial et du devoir de mémoire Juillet 2012 ISSN 2260-197X HORS SERIE

ERNIERE GUERRE HS DMONDIALE n°1 - 39-45 · : la sclérose de la pensée militaire, mise en relief par de Gaulle, et la «décadence», un thème polyvalent dont bien des courants

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Mémoire d’autobiographie intellectuelle pour l’obtention d’une 

habilitation à diriger des recherches

DERNIERE GUERRE

MONDIALEHS

n°1

François DELPLA : L’ individu dans l’histoire du nazisme

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ISSN  2260-197X

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DERNIERE GUERRE

MONDIALE

DERNIERE  GUERRE  MONDIALE Hors série numéro 1 - Juillet 2012

SOMMAIRE

Editorial .............................................................................................. 3 Par Daniel Laurent

L’individu dans l’histoire du nazisme ou variation sur l’arbreet la forêt ........................................................................................... 4 Par Francois Delpla

Une soutenance d’habilitation réussie ....................................... 71 Par Edouard Husson

L’histoire de la Seconde Guerre mondiale à la portée de tous.Géré par une équipe d’amateurs enthousiastes, mais bénéficiant de l’aide amicale d’historiensprofessionnels, la publication bimestrielle en ligne DERNIÈRE GUERRE MONDIALE a pour objectifde contribuer à la préservation de la mémoire liée à cette période terrible en devenant un pontentre les thèses universitaires d’une approche parfois difficile et les manuels scolaires qui pèchentsouvent par simplicité, mais aussi en permettant à tout acteur qui en aurait l'envie de rendre publicson témoignage.Professionnels de l'écriture, témoins de cette époque, passionnés de tous âges, se voulant sansprétention, notre publication serait heureuse d’accueillir vos contributions, contactez-nous...

[email protected]

Comité de redaction : Germaine Stephan, Daniel Laurent, Alexandre PrétotResponsable rédaction : Daniel Laurent - Corrections et relecture : Germaine Stephan et Thierry Decool - Maquette, couverture et illustrations : Alexandre Prétot - ISSN  2260-197XWinston Churchill (1874 - 1965)

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Introduction

Par Daniel LAURENT

Chères lectrices, chers lecteurs,

C’est avec un grand plaisir que je vous présente lepremier numéro Hors-série de Dernière Guerre

Mondiale qui est entièrement consacré aux travauxde François Delpla, fidèle contributeur de notre maga-zine.

Historien réputé et prolifique, François travaille depuisdes décades sur le nazisme en général et Hitler enparticulier, tout en veillant à ce que le rôle salvateurde Churchill soit reconnu et développé. Il a égalementla particularité d’être l’un des rares historiens profes-sionnels à entretenir un site internet fort riche(ww.delpla.org ) et à ne pas hésiter à jouter sur lesforums historiques sur la toile.

François vient récemment de se voir attribuer une ha-bilitation à diriger des recherches.

De quoi s’agit-il ?

En 1989, une réforme des règles de l’université fran-çaise a institué deux diplômes ouvrant l’accès à deschaires de l’enseignement supérieur : le doctorat, ob-tenu en cinq ans, et l’habilitation à diriger des re-cherches (HDR). Pour cette dernière, le candidat doitprésenter un livre, fruit de ses recherches récentes,dit « mémoire principal », et un récit de sa carrière dechercheur, dit « mémoire d’auto-histoire ». Pour lasoutenance d’habilitation qui a eu lieu le 25 juin 2012en l’Université de Bretagne Occidentale sous la direc-tion d’Edouard Husson, François Delpla a présentécomme mémoire principal le livre « Churchill et Hit-ler », publié le 17 février dernier aux Editions du Ro-cher, que nous avons présenté en détail dansDernière Guerre Mondiale no.1, mars 2012, page42 et comme mémoire d’auto-histoire le texte qu’onva lire.

François a brillamment obtenu cette habilitation etnous l’en félicitons. Elle laisse augurer de futures re-cherches et de résultats nouveaux dont nous nous fe-rons l’écho autant que nous le pourrons.

François Delpla nous a fait l’honneur et l’amitié denous confier ce document massif et nous avons décidéd’y consacrer un numéro Hors-série de notre maga-zine.

A notre connaissance, nous sommes les premiers à lepublier. Une exclusivité et une nouveauté comme nousles aimons.

Attention, c’est du Delpla, cela ne se lit pas dans lemétro mais dans un endroit calme et propre à la ré-flexion.

Bien évidemment, cette publication va déplaire au lothabituels d’aigris qui reprochent a François, avec desarguments parfois étranges, d’être … Delpla !

Certes, il fait parfois preuve d’un caractère entier, sur-tout quand on lui oppose des arguments qui ne tien-nent pas la route ou des menaces de censures pouressayer de le faire taire.

Mais c’est Delpla et, de lui, on prend tout ou rien. Ci-tons à ce sujet un commentaire d’Edouard Husson :L’oeuvre de Delpla regorge de renouvellements histo-riographiques de ce genre. Je ne partage pas toutesses thèses mais je les trouve toujours stimulantes.

Vous êtes prêts pour 70 pages de Delpla ? Alors enavant, chères lectrices, chers lecteurs, plongez etbonne lecture.

Ceux qui éprouveraient l’envie de discuter les pointsde vue énoncés dans ce numéro sont invités à venirs’exprimer à ce sujet sur le forum :

http://www.lesherosoublies.com/f122-courrier-des-lecteurs

Nous pensons bien sûr déjà au prochain numéro envous assurons par avance que nous sortirons encoredes sentiers battus.

Une remarque ? Une critique ? Une demande ? Un pro-jet ? N’hésitez pas à nous contacter par email ou surla rubrique concernée du forum Les héros oubliés.

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François Delpla

L’ individu dans l’histoire du nazisme

ou

Variation sur l’ arbre et la forêtMémoire autobiographique intelectuelle pour l’obtention d’une habilitation à diriger

des recherches (soutenu le 25 juin 2012)

EXPOSÉ INTRODUCTIFMadame, Messieurs, chers maîtres et chers collègues,

Je vous dois tout d’abord des remerciements, ainsiqu’à l’Université de Bretagne occidentale, pour avoirencouragé et agréé ma demande d’habilitation, à unstade tardif de ma carrière de chercheur.

Le mémoire d’auto-histoire en expose les raisons, liéesà un parcours atypique. Mon investissement à corpsperdu dans la recherche historique a lui-même été tar-dif. Amorcé vers 1990 pendant la dernière étape dema carrière professorale dans l’enseignement secon-daire, il a été motivé avant tout par le sentiment qu’ilrestait beaucoup à découvrir sur le nazisme et laguerre qu’il avait engendrée.

Ce point de départ, pour lequel des universitaires derenom avaient manifesté un intérêt encourageant, m’aincité à donner la priorité à la recherche et à l’écriturede livres, la sanction de la thèse puis celle de l’habili-tation ne présentant pas le même caractère d’urgence.Ma thèse, initiée en 1992 par un DEA sous la directionde René Girault et de Robert Frank, ne fut soutenuequ’en 2002 sous la direction de Jean-Claude Allain etla présidence de Robert Frank, qui me fait aujourd’huil’honneur, non seulement de sa présence, mais de safidélité.

J’ai abordé mon champ de recherche par l’année1940, et plus précisément la défaite acceptée de laFrance, contrastant avec la ténacité de l’Angleterre.Mon travail a commencé par la publication commentéed’un document inconnu et important, le rapport rédigédans l’été 1940 par le général Doumenc, troisièmepersonnage dans la hiérarchie militaire française ; safamille m’avait également communiqué les notes jour-nalières qu’il avait prises pendant la campagne. Il enressortait que l’effondrement tenait beaucoup moinsà des facteurs internes qu’à la supériorité de l’ennemi.Ce qui, en soi, peut sembler une banalité faisait plutôtfigure de pavé dans la mare, par rapport à la littéra-ture disponible au début de 1992. D’une part, les fai-blesses françaises étaient détaillées comme à plaisirpar des études souvent mal affranchies des débats po-litiques de l’époque. Elles oscillaient entre deux pôles: la sclérose de la pensée militaire, mise en relief parde Gaulle, et la «décadence», un thème polyvalentdont bien des courants idéologiques faisaient leurmiel. D’autre part, l’idée que rien de ce qui était nazine pouvait être intelligent faisait encore florès, et dece point de vue le pire était encore à venir : mon tra-vail a dû frayer sa route à l’ombre d’un concurrent fortinfluent, le livre du colonel ouest-allemand Karl-Heinz

Frieser La Légende de la guerre-éclair, qui fait de cettecampagne une suite de hasards heureux et bat tousles records négatifs dans l’estimation du quotient in-tellectuel d’Adolf Hitler.

Or le dictateur allemand était non seulement un chefcompétent, mais un excellent entrepreneur de spec-tacles. Dès la percée de Sedan, c’est-à-dire dès le 15mai, il avait mis en scène à l’usage de la planète en-tière sa victoire sur la France -témoin la panique dulendemain à Paris, où on attendait les chars allemandsdans la soirée. La tension retomba un peu quand ons’aperçut qu’ils prenaient la direction de la mer, maisla question restait entière : ne valait-il pas mieux ar-rêter les frais, si du moins l’Allemagne y consentait àdes conditions acceptables ? Là encore, l’historiogra-phie avait pris un mauvais pli : comme cette solutionn’avait pas été choisie et qu’un mois plus tard laFrance avait baissé les bras toute seule, tandis quel’Angleterre tentait un improbable rétablissement pourfinalement le réussir, l’éventualité d’une paix généralefin mai 1940 n’avait jamais été examinée très sérieu-sement -je veux dire par les historiens, alors qu’àl’époque il avait été question de paix, ô combien, àParis comme à Londres. Ce constat attira très tôt monattention sur le rôle fondamental, et tout à fait mé-connu à l’époque et depuis, de Winston Churchill. Montravail rejoignait sur ce point une thèse récente deJohn Lukacs qui, dans un livre de 1990, avait présentéla période du 10 mai au 31 juillet 1940 comme un«duel Churchill-Hitler».

Voilà qui nous amène au thème principal des deux mé-moires que je présente aujourd’hui : le rôle de l’indi-vidu dans l’histoire. On sait que notre discipline s’est

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Le Jury : de gauche à droite : Christian Bougeard,Robert Frank, Edouard Husson, Ronan Calvez,

Fabrice Bouthillon, Claude d’Abzac-Epezy.Crédit photo : Eric Kerjean.

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fondée au XIXème siècle et consolidée au XXème dansune attention croissante aux structures et en opposi-tion aux tendances héroïsantes des chroniques anté-rieures. Il ne faut certes pas oublier que les meilleurshistoriens ont toujours prôné et pratiqué la prise encompte des facteurs individuels : on se souvient de lafameuse apostrophe adressée conjointement par MarcBloch aux contempteurs et aux thuriféraires de l’In-corruptible («Robespierristes, anti-robespierristes,nous vous crions grâce : par pitié, dites-nous, simple-ment, quel fut Robespierre»), ou de la réhabilitationdu genre biographique par Jacques Le Goff en sonSaint Louis. Cependant, l’individu, même chargé degrands pouvoirs, devait être saisi par l’histoire au seind’un ensemble de contraintes économiques, politiqueset culturelles qui limitaient sa marge de manoeuvre.Ce que je propose, n’en déplaise à quelques observa-teurs, n’est pas un retour vers l’histoire-bataille ou leprimat des grands hommes. Il s’agit au contraire derepérer et d’analyser une exception.

Les structures, en 1918-1919, ne laissent nullementprévoir une nouvelle guerre vingt ans plus tard, alorsqu’il s’était écoulé, la fois d’avant, deux générationsentre deux chocs franco-allemands. Le bon sens en-seigne, et tout un chacun sait bien, que Hitler a faitmûrir hâtivement ce nouveau choc. La tentation dusavant est de jeter par dessus bord ce bon sens et depeser des facteurs de toutes sortes suivant des mo-dèles compliqués. Ce que je propose, c’est de prendreconscience que Hitler était justement un bon connais-seur des structures, du moins de celles qu’il avait be-soin de connaître pour briller dans sa partie. En mêmetemps, c’était un parvenu qui évoluait au milieud’hommes d’Etat de formation classique, en Alle-magne et à l’étranger, ce qui l’aidait puissamment àcacher son jeu et même à faire croire qu’il n’en avaitpas, qu’il improvisait en permanence.

Chers membres du jury, je vous invite donc à jeter unregard critique sur la cohérence de son parcours versun quasi-triomphe telle que je l’ai mise en lumière de1919 jusqu’à la mi-mai 1940, puis sur son duel à mortavec Churchill, qui dure, de mon point de vue, jusqu’àson suicide et même un peu après.

Première partie :une vie, des écrits

Préhistoire

Je débarquai à Paris de ma province lorraine en 1967à l’âge de dix-neuf ans pour une tentative ultime auconcours de la rue d’Ulm, en ne me doutant guère dumaelström qui m’attendait. Un an plus tard j’étais nonseulement normalien, mais fâché avec les lettres clas-siques. Je ne voulais plus étudier que le monde actuelet c’est parce qu’il n’y avait pas à Normale de cursusen sociologie que je m’inscrivis en histoire. Commençal’aventure vincennoise, avec la rencontre de MadeleineRebérioux et celle de Jean-Louis Flandrin : ma maîtrisefut au confluent de leurs recherches. Elle mariait l’his-toire du mouvement ouvrier et celle des mentalités,sous la direction de la première nommée. J’entreprisd’éclaircir les origines, dans le mouvement ouvrier, desrevendications et des transformations qui tenaient ledevant de la scène en matière familiale et sexuelle.Les partis communistes, en particulier, avaient-ils dansles années trente freiné le mouvement autant qu’onles en accusait alors volontiers dans les groupementsgauchistes plus ou moins libertaires ? La réponse futnuancée mais provisoire : ma maîtrise, fondée sur uneétude du magazine Regards, était conçue comme lepremier étage d’une thèse de troisième cycle, qui ja-mais ne décolla1. Il en reste des milliers de fiches, quiétendaient le questionnement au Populaire et à Grin-goire.

D’autres préoccupations me happèrent : vie affectiveet amicale, travaux manuels, professorat du seconddegré et diverses activités associatives qui lui étaientliées, préoccupations littéraires et musicales...

Un déclic survint en 1984, lors d’une mutation de col-lège en lycée. Je rencontrai des élèves intéressés parl’histoire, certains envisageant d’en faire leur métier –le plus connu est actuellement Jean-Philippe Legois,spécialiste de l’histoire des mouvements étudiants. LaSeconde Guerre mondiale était le sujet qui fascinait leplus ces jeunes gens et des conférences furent orga-nisées, le principe étant d’inviter des acteurs du conflitqui avaient écrit leurs souvenirs, en faisant lire préa-lablement leurs livres par le maximum d’élèves. Jeconnaissais le couple Aubrac par voisinage géogra-phique2 et Lucie fut invitée en juin 1987… en plein pro-cès Barbie et pendant une période où il les appelait àLyon ! Il s’ensuivit des explications téléphoniques avecRaymond, déplorant que le rendez-vous ait été prissans le consulter, et la fixation d’une nouvelle date, enjanvier suivant. J’en profitai pour l’inviter lui aussi etce fut le début d’un parcours scolaire auquel il a pris,depuis, autant de goût que son épouse, et qui donnesens, aujourd’hui, à la poursuite solitaire de son exis-tence3.

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L’impétrant

1 : Plus précisément, elle ne dépassa pas le stade de la première année de troisième cycle, l’actuel DEA, obtenue à Paris VIII en 1971.2 : Lucie (1912-2007) et Raymond Aubrac, né en 1914, étaient des résistants français, cofondateurs du mouvement Libération-Sud, rendus célèbres par l’évasion du second d’une prison allemande par les soins de la première, le 21 octobre 1943.3 : Ecrit dans l’été 2011, et lu par l’intéressé. Né en 1914 le jour de la mort de Jaurès, Raymond Aubrac s’est éteint le 10 avril 2012.

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Ce délai avait permis à tous, et notamment auxélèves, de mieux préparer l’événement. Raymond dé-clara, inexactement d’ailleurs, qu’il racontait pour lapremière fois un incident qui me parut de premièreimportance : ses difficultés de route, en août 1944,entre Alger et Bastia via Naples, pour accomplir samission, donnée par le général de Gaulle, de commis-saire de la République dans les zones libérées par ledébarquement de Provence. Les autorités américainesavaient tout fait pour le retarder, et il leur avait glisséentre les doigts avec beaucoup d’astuce… tout commeallait le faire de Gaulle lui-même lors de son envol versla capitale en instance de libération, une quinzaine dejours plus tard. En fait d’inédit, Raymond Aubrac avaitdéjà raconté cela dans un colloque dont les actesétaient publiés. Mais le projet d’en faire une plaquettesignée du club d’histoire du lycée avait pris corps, pourmontrer que cette guerre recelait encore bien des se-crets et que le questionnement des témoins par les ly-céens permettait non seulement de compléterintelligemment les cours, mais de faire progresser lesconnaissances de tous : au lieu d’une plaquette mo-nographique, c’est toute une revue qui prit son essoret vécut quelques années, avant de périr victime d’uncaprice de proviseur4.

Il y avait là de quoi relancer ma carrière de chercheur.

Premiers pas

Un autre hasard, combiné aux aléas de cette premièreconférence, vint m’atteler au harnais que je n’ai plusquitté depuis deux décennies. J’avais publié un roman,et l’éternel ministre de la Culture des gouvernementssocialistes, Jack Lang, avait instauré une manifesta-tion automnale intitulée « La fureur de lire », qui avaitsurvécu à la première cohabitation. Ce roman, monpremier livre, ne fut guère remarqué, mais une librairedynamique convainquit le préfet de l’Ariège de patron-ner dans le cadre des festivités langiennes, en octobre1990, une soirée consacrée aux écrivains du départe-ment –dont est originaire ma famille paternelle. Ce futl’occasion de connaître Philippe Doumenc, un cadred’une cinquantaine d’années couronné en 1989 par leprix Renaudot pour un premier roman, autobiogra-phique, sur la guerre d’Algérie. Reçus à dîner par lepréfet, après avoir épuisé les sujets de conversationlittéraires, nous en vînmes à parler de questions his-toriques et je risquai quelques remarques sur le corpspréfectoral pendant l’Occupation, à partir des exem-ples divergents de Jean Moulin et de René Bousquet.Il n’en fallut pas plus pour que Philippe, me décou-vrant historien en même temps que romancier, meproposât de lire, et d’essayer de faire éditer, les pa-piers de son grand-père, un officier français tout à faitimportant des deux guerres mondiales (mais quin’avait peut-être jamais mis les pieds en Ariège ! son

père ayant quitté la ferme familiale pour s’engagerdans l’armée sous le Second Empire, puis fait soucheen Isère), sur lequel il n’existait à l’époque aucun tra-vail universitaire –une lacune comblée depuis par lathèse de Rémy Porte5.

Quelques mois plus tard, nous étions ensemble dansle bureau d’Olivier Orban pour signer un contrat, l’his-torien qui avait conseillé l’acceptation du projet, et enguida la réalisation, étant Anthony Rowley. Les Papierssecrets du général Doumenc devinrent un livre audébut de 1992.

Ce travail, tout en me faisant combler en petite partie,avec l’aide de Guy Pedroncini, des lacunes béantes enhistoire militaire, avait été l’occasion de ma premièrerencontre… avec Hitler. Je professais jusque là, dansmes cours comme à la ville, un antinazisme aussi ré-solu que peu rigoureux, notamment à propos de la dé-faite française de 1940. Les élites du pays étaientcensées s’être laissé endormir, devant un péril exté-rieur évident, par une attention excessive à uneguerre sociale interne, et le conservatisme militaire,réfractaire au regroupement des chars dans des divi-sions blindées, complétait le tableau. Or la personna-lité et le rôle de Doumenc, un polytechnicien qui avaitcontribué, plus que tout autre officier dans le monde,à adapter la guerre au moteur à explosion, et récipro-quement, entre 1914 et 1918, parvenu en janvier1940 au poste de major général –c’est-à-dire de se-

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4 : Le hasard voulut qu’un des piliers de notre club d’histoire s’appelât Xavier Voruz et que, dans ses années de lycée, il n’ait presque d’autre professeur d’histoire que moi. Je rencontrai un jour son patronyme au cours de mes recherches : c’était celui du général commandant la mission de liaison française auprès du corps expéditionnaire anglais pendant la drôle de guerre et les combats de mai-juin. Je demandai à mon élève s’il était de sa famille, il me répondit que c’était son arrière-grand-père, je m’enquis de la survie d’éventuels papiers et il m’apporta le surlendemain les deux cents pages d’un journal tenu à l’époque, et mis au net en 1941, le général étant décédé en 1944. Ce document fondamental sur les rapports franco-britanniques reste assez méconnu et sous-utilisé, bien que je l’aie fait connaître, en particulier, à Jean Vanwelkenhuyzen qui le cite abondamment dans Pleins feux sur un désastre. J’ai moi-même répercuté dans le livre sur Doumenc certaines données, notamment la mention d’une rencontre avec le colonel de Gaulle à Paris le 24 avril 1940 –un séjour ignoré de ses mémoires et de ses biographes, qui éclaire de façon très neuve ses relations de l’époque avec Gamelin (en voie de réchauffement) et Reynaud (en voie de glaciation). Mais lors de ce surgissement Xavier était déjà en terminale, et à un an près cette source aurait continué de dormir dans un pavillon de banlieue.5 : La direction des services automobiles des armées et la motorisation des armées françaises vues à travers les actions du commandant Doumenc, Panazol, Lavauzelle, 2004.

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cond à la fois de Gamelin et de Georges, et formanttrait d’union entre les deux-, cadraient mal avec cettevision. Il s’agissait d’un patriote véritablement apoli-tique et précocement alarmé par le danger nazi. Trèsfavorable à la recherche d’une alliance soviétique poury parer, il ne craignait pas de scandaliser ses collèguescagoulards en recrutant comme terrassiers des répu-blicains espagnols, en 1939, pour compléter en hâtela ligne Maginot dans la région militaire de Lille, dontil assurait alors le commandement. Au soir de la per-cée de Sedan, il s’était dressé tel un Titan pour empê-cher Gamelin et Georges de s’abandonner audéfaitisme. Hélas Weygand était venu, se logeantcomme un coucou dans le dynamisme de Doumenc etl’orientant vers un simple baroud destiné à « sauverl’honneur ». Quant à Paul Reynaud, s’il avait eu encorele 19 mai quelque moral (et quelque morale égale-ment), il aurait promu Doumenc à la place de Gamelinau lieu d’aller récupérer Weygand en Syrie.

Tout cela apparaissait à la lecture du mémoire sur labataille écrit par Doumenc dans l’été de 1940, moyen-nant un peu de décryptement (car il faisait preuve debeaucoup de modestie et d’esprit de corps) et mieuxencore à celle de ses notes journalières, égalementconservées par sa famille. C’est là que je rencontrai,indirectement, Hitler. Le défaitisme politique renouvelé

du Thiers de 1870-71, incarné sans fard par Weygandet, avec plus de précautions de langage, par Reynaud,commandait l’attitude des dirigeants français civils etmilitaires après, et non avant, la percée de Sedan. Unrapprochement avec la guerre de 1870 se justifie doncnon seulement par le lieu de la bataille décisive maissurtout par l’excellence de la stratégie allemande, dueau génie manoeuvrier du chef de gouvernement plusencore qu’à celui des généraux. Hitler, sur ce chapitre,valait Bismarck : voilà qui était assez neuf.

Churchill et les Français (1993)

Il fut décidé, chez l’éditeur, de me confier l’écritured’un livre général sur la défaite de 1940, développantles intuitions du Doumenc, sous la direction de LaurentTheis. Il s’appela finalement Churchill et les Français,car j’avais découvert, en même temps que le rôle deHitler, celui de Churchill, et je souscrivais sur ce pointà la manière de voir d’un précurseur, John Lukacs : ilavait élaboré lors du cinquantenaire, en 1990, la thèsed’un « duel Churchill-Hitler » en mai-juin 1940, em-pêchant un triomphe durable du dernier nommé. L’his-toire de la défaite de la France devrait être regardéedésormais comme celle de son oscillation entre leschefs des deux pays voisins, pour devenir finalementl’esclave de celui qui gouvernait à Berlin.

Le livre parut à la fin de l’été 1993. Son apport, telque je le voyais à l’époque, ressort des lignes sui-vantes, prononcées lors d’une conférence le 18 juin1993, soit au moment des dernières finitions de l’ou-vrage. Je venais de découvrir, grâce au journalisteHenri-Christian Giraud (lui-même petit-fils d’un géné-

ral emblématique !), le dossier, établi en 1990 par desérudits de la région mancelle, des variantes de l’appelgaullien du 18 juin, et d’en élaborer une explicationhistorique, par le désaccord sur la continuation de laguerre entre Churchill et Halifax. Le ministre anglaisdes Affaires étrangères avait en effet mis son veto àla diffusion d’un appel condamnant Pétain et de Gaulleavait dû, en une ultime mouture, se résoudre à fairequasiment son éloge (en prétendant qu’il recherchaitun armistice « dans l’honneur » !), avant d’obtenir aucours de la nuit la publication par les journaux d’untexte plus satisfaisant :

Cet exemple est ins-tructif sur les raisonset les mécanismes dumaquillage de l’histoireen vérité officielle.C’est Churchill lui-même qui a tenu à cequ’on ne parle pas desa victoire par K.O.contre Halifax, enfinobtenue au mois dedécembre suivantlorsqu’il le contraintd’accepter l’ambas-sade de Washington. Ila réussi à faire existerpar le discours une vo-lonté de résistance aunazisme qui, au dé-part, n’était pas plusforte dans la classe dirigeante britannique que dansson homologue française. Son principal moyen devaincre Halifax avait consisté à dire que l’Angleterreétait unanime, et à le mettre au défi de rompre cetteharmonie. Comme le courant défaitiste britanniqueétait resté souterrain et que l’Angleterre avait gagnéla guerre, cela arrangeait tout le monde, finalement,de faire comme s’il n’avait pas existé, ou n’avait étéle fait que de quelques nazillons. Quant à de Gaulle, iln’a plus eu qu’à s’arranger de la vérité tracée parChurchill ; il s’est contenté d’escamoter la troisièmeversion6 de l’appel et de laisser croire que la deuxièmecontenait déjà en germe toute son attitude envers Pé-tain. C’était vrai de ses intentions, non de ce qu’il aréussi à faire passer ce jour-là dans la réalité7.

Outre une ample documentation inédite et des conclu-sions novatrices sur le différend Churchill-Halifax,Churchill et les Français présentait des découvertesintéressantes sur la situation française, dont certainesavaient été amorcées dans les Papiers Doumenc. Ellestendaient notamment à minorer les différences entrela politique de Daladier et celle de Reynaud –en pro-longeant une intuition qui était venue à René Rémonddans les années 1970 à la lecture des papiers du co-lonel de Villelume. Jean-Louis Crémieux-Brilhac venaiten 1990, dans ses Français de l’an Quarante, de ré-habiliter dans une certaine mesure le « Taureau du

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6 : Mes travaux ultérieurs ont montré que c’était au moins la cinquième ! L’existence de plusieurs versions de ce texte était parfois signalée par la mouvance pétainiste, mais en passant et à seule fin de traiter le général de menteur, jusqu’à ce que des érudits de La Ferté-Bernard mettent le dossier sur la table dans leur publication annuelle, la Revue historique et archéologique du Maine, au début de l’an 2000. Le Figaro fut le seul organe de presse à répercuter l’information et il le fit en grand, sur toute une page… mais au cœur de l’été (le 13 juillet), bien après les cérémonies du cinquantenaire, et sans jamais y revenir au cours des commémorations suivantes ! Il ne donna pas non plus de suite à ma proposition d’une communication sur ce sujet lorsqu’il organisa quelques années plus tard un colloque sur sa propre histoire. Cf. Blandin (Claire, dir.) Le Figaro. Deux siècles d’histoire, Paris, Armand Colin, 2007.7 : Texte intégral : http://www.delpla.org/article.php3?id_article=89

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Vaucluse » dont la fin de gouvernement sans gloire,en mars 1940, avait fait dire qu’il avait des « cornesd’escargot » : il savait davantage ce qu’il voulait etétait plus capable de l’imposer qu’on ne l’avait dit. Jepoursuivais sur cette lancée (aidé par des discussionshebdomadaires avec Elisabeth du Réau, qui mettait ladernière main à la première biographie de Daladier)en démentant notamment un préjugé très enracinésur les négociations anglo-franco-soviétiques de Mos-cou, dont le pacte germano-soviétique du 23 août1939 avait marqué le retentissant échec. On pensaitalors communément que Daladier s’était démenécomme un beau diable pour obtenir l’alliance russe etque l’échec était venu de Londres. J’avais déjà montrédans le Doumenc que ce général, chef de la délégationmilitaire française aux négociations de Moscou, avaitagi à la limite de ses instructions et pris beaucoupd’initiatives, soit soutenues mollement par son gou-vernement, soit torpillées par lui. En particulier, laphrase « rapportez un papier signé à tout prix », sou-vent placée dans la bouche de Daladier lorsqu’il luidonne sa mission, était en fait du ministre des Affairesétrangères Georges Bonnet, et cela change tout. Bon-net était pacifiste au point d’en être brièvement sovié-tophile, afin de faire reculer Hitler par la menace d’unecoalition, mais Daladier, qui tenait la barre, avait sim-plement demandé à Doumenc d’obliger les Russes àchoisir une position claire.

Reprenant la question dans Churchill et les Français,je révélai une malversation : en 1946, dans un dis-cours destiné à justifier sa politique de l’époque, Da-ladier prétendit avoir fait pression sur la Pologne pourqu’elle acceptât les propositions soviétiques, en rece-vant son ambassadeur le 21 août et en le menaçantde dénoncer l’alliance franco-polonaise. Or, dans lesarchives de Daladier (alors consultables à la Fondationnationale des Sciences politiques moyennant la bien-veillante autorisation de Pierre Milza), j’avais décou-vert un brouillon préparatoire à cette conversation…et daté du 23 août ! C’est-à-dire postérieur à l’an-nonce du pacte germano-soviétique8. Une main avaitbiffé cette date du 23, dans une encre différente, pourla remplacer par celle du 21, et ajouté les mots « ré-viser alliance » : la falsification chronologique et l’ahu-rissant ajout (car il est tout à fait faux que, même le23 août, la France ait menacé la Pologne de la laissertomber si elle n’acceptait pas les conditions sovié-tiques) dataient probablement de la préparation dudiscours de 1946. Il ressort de ces éléments que Da-ladier n’avait nul besoin qu’un Anglais le retînt de fon-cer vers Staline. Cela s’accorde d’ailleurs avec touteson attitude au ministère de la Guerre pendant leFront populaire, une époque où, de conserve avec cer-tains officiers dont l’anticommunisme obnubilait le pa-triotisme, il retenait Léon Blum de s’engager dans despourparlers militaires avec Moscou. Il portait donc lui-même dans le pacte germano-soviétique une respon-sabilité de premier plan… à ceci près qu’il ne poussaitpas l’anticommunisme au point de penser que Stalinetournerait sa veste aussi vite, et avec aussi peu dehonte.

Peu après la parution de Churchill et les Français, unecirconstance fortuite allait compliquer sa réception etperturber mon travail, tout en me donnant une impul-sion très forte, et peut-être décisive, pour persévérerdans l’affirmation de mes thèses et leur approfondis-sement. J’étais tombé à la bibliothèque de la rued’Ulm, au milieu des livres de Paul Reynaud (dans lefichier comme sur les rayons9), sur une thèse de droitsoutenue à Lyon en janvier 1935, à propos des rela-tions économiques franco-allemandes. Comme il étaitcourant, mais non obligatoire, d’avoir soutenu unethèse pour devenir avocat, je pensai que l’ancien etfutur ministre avait profité d’une vacance gouverne-mentale pour préparer, comme moi-même à l’époque,une soutenance tardive. Je soupçonnai un momentune homonymie, mais fus dissuadé d’y regarder plusavant par le fait que ce livre traitait d’obscures négo-ciations commerciales franco-allemandes à la fin desannées 20, dont l’homme politique parlait égalementdans ses mémoires. J’insérai ce document dans monanalyse de l’évolution de la vision du nazisme de PaulReynaud, pour appuyer une démonstration et uneseule : celle du caractère relativement tardif de sa dé-nonciation du nouveau danger militaire allemand –puisqu’en janvier 1935 il n’en parlait toujours pas.

Au début d’octobre 1993, le livre était sorti depuis plu-sieurs semaines et jouissait d’une enviable couverturede presse quand un journaliste qui avait fait grand casde la thèse de 1935 dans sa recension reçut un cour-rier… signé Paul Reynaud, alors que l’homme politiqueétait mort en 1966. L’expéditeur, un avocat en retraitedu barreau de Lyon, se déclarait l’auteur de la thèseet demandait un rectificatif10. La plus jeune fille deReynaud, connue pour défendre la mémoire de sonpère de façon procédurière, se précipita alors chezl’éditeur et obtint en un tournemain, sans que j’aie étéconsulté, la destruction de l’ouvrage, en échange del’absence de poursuites contre l’auteur et contre l’édi-teur… moyennant quoi, arguant que le retrait de l’ou-vrage en librairie n’avait pas été assez rapide, elleengagea avec toute sa parentèle un procès contrel’auteur seul. Si la poursuite tourna à la confusion desplaignants, ils avaient tout de même atteint leur butprincipal : la destruction de l’ouvrage abhorré. Ce quileur déplaisait n’était certes pas qu’on dît que leur an-cêtre n’avait pas encore dénoncé le danger allemanden janvier 1935 (en réécrivant le chapitre, j’ai établiqu’il ne l’avait point fait avant… mars 1935, date desa première intervention parlementaire en faveur ducorps blindé, inspirée par le lieutenant-colonel deGaulle). Dans les attendus de leur plainte, ils avaientprétendu que je me servais du livre de Reynaud juniorpour faire de son aîné un sympathisant nazi, et pré-senter sous cette lumière son action en 1940. NazifierReynaud pour reprocher à quelqu’un de le faire alorsqu’il ne le fait nullement, que voilà une défense sca-breuse ! J’estime avoir mieux servi sa mémoire en leramenant, pour 1940, au lot commun des pessimisteset en l’égalant, sur ce chapitre, à Halifax, ainsi qu’àRoosevelt, à Pie XII ou à Staline, toutes gens dont j’ai

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8 : Dont la signature était prévisible dès le 21 au soir, avec l’annonce de la venue de Ribbentrop à Moscou.9 : Il apparut lors de vérifications ultérieures que toutes les bibliothèques du monde avaient classé cet ouvrage, à sa place alphabétique ou chronologique, parmi les œuvres de Paul Reynaud, sauf celle du Congrès de Washington.10 : Je l’eus plusieurs fois au téléphone, lui demandai pourquoi dans son livre il n’avait fait aucune allusion à son homonymie avec un homme politique connu, et il me répondit qu’à l’époque il l’ignorait : l’auteur que j’avais pris pour un ténor de la droite était en fait un étudiant tout à fait dépolitisé !

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mis en lumière, dans le même livre, le découragementprofond devant le triomphe allemand de mai-juin194011.

Montoire (1996)

J’avais donc repris mes études, et fait la connaissance,notamment, de René Girault et de Robert Frank, enune année de DEA (1992-93) à Paris 1 qui m’instruisitde la plus stimulante manière sur l’école françaised’histoire des relations internationales. Je déposai unsujet de thèse sur les relations franco-britanniques deMoscou (août 1939) à l’armistice. Je devais finalementla soutenir en février 2002, sur travaux et en poussantl’étude jusqu’à Montoire. Car entre-temps j’avais dûremonter péniblement la pente éditoriale, avec le sou-tien d’un certain nombre de personnes qui avaientcompris qu’il importait à toute la profession de ne passe résigner devant la destruction d’un ouvrage etd’une recherche12.

Un éditeur abusa de maposition de faiblesse enme laissant écrire sanscontrat un ouvrage surPearl Harbor puis en nedonnant pas suite. Lelivre est demeuré inéditmais cette impassemême fut féconde, enme faisant me pencherassez longuement sur leversant asiatique de laguerre, avant de reve-nir vers l’européen,alors que la plupart deshistoriens se spéciali-sent dans l’un ou dansl’autre. Cette étude mefit prendre conscienceque de toutes les opi-

nions publiques, vis-à-vis de cette guerre, la japonaiseétait la plus divisée et la plus indécise. C’est parce queles Etats-Unis, et notamment leur président, n’y com-prenaient pas grand-chose que l’orage éclata finale-ment le 7 décembre 1941 à Pearl Harbor dans un cielserein qui n’aurait jamais dû l’être. Ils avaient prispour de la lâcheté et de la passivité l’absence d’uneoffensive contre les Philippines au lendemain de leurprovocation du 26 novembre (la brusque ruptured’une négociation qui paraissait en bonne voie) etn’imaginaient pas que les Nippons, voulant commen-cer la guerre par un coup d’éclat à Pearl Harbor,avaient simplement besoin d’un délai de onze joursavant d’être à pied d’œuvre.

J’avais été introduit chez Albin Michel où Philippe Bour-drel examinait avec circonspection mon manuscritasiatique, quand je lui présentai un article sur un pointqui m’intriguait depuis longtemps : la mission à Lon-dres du professeur Rougier à l’automne 1940. Ils’agissait, disaient les pétainistes, de la « vraie poli-tique » du maréchal, qui berçait Hitler de belles pa-roles à Montoire à l’heure même où il causait dechoses sérieuses à Londres avec Churchill. Un livre re-tentissant du général Schmitt avait pulvérisé ces allé-gations en 1957, en y révélant notamment desfraudes, et faisait figure, lui, de Bible parmi les histo-riens favorables à la Résistance. Outre un falsificateurde documents, Rougier était présenté comme unemouche du coche que Churchill n’avait pas prise ausérieux13. Séjournant aux archives londoniennes en1994 pour les besoins de mon étude sur Pearl Harbor,j’avais distrait quelques heures pour chercher si le ca-binet de guerre britannique avait ou non causé deRougier, et je m’étais aperçu qu’il l’avait fait deux foisen quelques jours. Dès lors, on ne pouvait plus direque sa visite était insignifiante. Cependant, il avait belet bien embelli son rôle en prétendant qu’il était chezChurchill le 24 octobre, peut-être à l’heure même dela rencontre Hitler-Pétain, alors que c’était le 25. Lafraude allait plus loin qu’un coup de pouce chronolo-gique : l’accueil du philosophe français à Londres étaitl’un des mille théâtres du différend entre Churchill etHalifax. C’est seulement le Foreign Office qui l’avaitreçu avant Montoire et Churchill ne l’avait fait qu’aulendemain et à la nouvelle de la rencontre, pour luidemander des explications à son sujet.

J’en avais donc tiré un article, que Jean-Claude Allain–devenu mon directeur de thèse, en remplacement deGuy Pedroncini- publia dans Guerres mondiales etconflits contemporains. Philippe Bourdrel, à sa lecture,me suggéra de laisser tomber Pearl Harbor et d’écriretout un livre sur Montoire. Il sortit en février 1996.

Il présente sous un jour nouveau la stratégie hitlé-rienne de l’année cruciale qui sépare les deux 22 juin,celui de l’armistice franco-allemand et celui de l’agres-sion contre l’URSS. Je pensais comme beaucoup quecette opération « Barbarossa » avait été décidée aucours de l’automne, après qu’une tentative d’enrôlerl’Espagne dans la guerre se fut heurtée à une attitudedilatoire de Franco. Notamment lors de la rencontred’Hendaye, intercalée le 23 octobre entre deux arrêtsdu train de Hitler à Montoire, l’un le 22 pour voir Laval,et l’autre le 24 pour rencontrer Pétain et Laval. Mestravaux antérieurs m’avaient fait remarquer la grandefiabilité du journal du général Halder, chef d’état-majorde l’armée de terre allemande (de la veille de Munichà la bataille de Stalingrad). Il montre que Hitler ré-oriente ses généraux vers l’est à partir du 13 juillet

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11 : Dans ses mémoires, il ose s’égaler à Clemenceau en prétendant que ce qui avait changé entre 1918 et 1940, ce n’était pas l’irruption de Hitler (dont il parle très peu), mais la combativité des Français. Non seulement cela ne correspond pas à la réalité, mais cela n’en dévoile même pas… le Thiers. En effet, les mémoires de Roland de Margerie, écrit dans les années 1980 à partir de son journal et enfin publiés, par les soins d’Eric Roussel, en 2010, révèlent noir sur blanc que quand il s’embarque pour Londres le matin du 26 mai Reynaud se montre, devant ce chef de cabinet, persuadé que les Allemands perceront facilement la ligne de la Somme, angoissé par les « troubles révolutionnaires » qui en France « accompagnent toujours » les défaites militaires, et disposé, de ce fait, à vanter devant le gouvernement de Londres les bienfaits d’un arrêt de la guerre. Cf. Churchill et Hitler, p. 218-219.12 : Dans cet informel comité de soutien, je me dois d’ajouter aux noms mentionnés dans le texte celui de Stéphane Courtois, dont je puis témoigner qu’au moins à cette occasion il se battit comme un beau diable contre une censure et une injustice survenues dans un pays capitaliste.13 : Une communication de Robert Frank avait nuancé ce point de vue quelques années plus tôt : « Vichy et les Britanniques 1940-41 : double jeu ou double langage ? », in Vichy et les Français, Paris, Fayard, 1992, p. 144-161. Quant au cabinet britannique, lorsque les révélations de Rougier avaient surgi au début de 1945, il s’était contenté de démentir l’existence d’un accord, sans donner sa propre version de ses contacts avec l’émissaire français.

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1940 et que la cohérence, la fréquence et la fermetéde ses interventions dans ce sens contrastent avec leflou des projets concernant non seulement l’enrôle-ment de l’Espagne et de la France vichyste dans desopérations anti-anglaises en Méditerranée ou enAfrique, mais aussi la fameuse bataille d’Angleterre etles projets de débarquement y afférents. Voilà des élé-ments suffisants pour conclure que, pendant tout lesecond semestre de 1940, les paroles et les actes lais-sant entendre que des soldats allemands allaient fran-chir la Manche ou la Méditerranée étaient autant deleurres et de diversions, destinés notamment à ne pasalarmer trop tôt Staline, et que l’agression contrel’URSS avait bel et bien été décidée en juillet, à l’ex-clusion de toute autre offensive d’envergure.

Par son voyage ferroviaire de la fin d’octobre, Hitlerpaye donc de sa personne pour faire croire qu’il sepasse et va se passer quelque chose à l’ouest, alorsqu’il concentre ses projets et masse ses forces versl’est. Cependant Pétain l’ignore, et Franco également.Et j’établis qu’ils viennent tous deux avec des projetsd’alliance. Loin de refuser d’attaquer Gibraltar, Francotrès probablement le propose. Je dis probablement,car je découvre à cette occasion que la conversationd’Hendaye n’est pas connue dans le détail –alors quela disparition concomitante du procès-verbal allemandet de l’espagnol serait chose étrange. Ils sont bien plu-tôt cachés, aux Etats-Unis pour l’allemand (dont deuxpages introductives ont été publiées dès 1946, ache-vées abruptement par « le reste manque ») et, à Ma-drid, dans des archives de l’époque franquiste quepersonne n’a encore eu le courage de faire ouvrir. Orque peut-on bien cacher, sinon le contraire de la ver-sion officielle surgie vers la fin de la guerre, avare deprécisions et plus encore de preuves, suivant laquelleFranco avait résisté à une demande pressante de re-joindre le camp de l’Axe ? Cependant un certain nom-bre de documents d’époque sont accessibles, et tousvont dans le sens d’une offre espagnole de services.

A Montoire, de même, Pétain propose d’emblée à Hit-ler une « collaboration » consistant en un effort pourreconquérir l’Afrique Equatoriale française (AEF), pas-sée à de Gaulle fin août. Il présente ce projet commel’équivalent d’une déclaration de guerre à l’Angleterreet un moyen d’obtenir cet état de guerre sans tropchoquer l’opinion française. Hitler faisant la sourdeoreille, Laval vient à la rescousse, en confirmant l’in-tention du gouvernement de Vichy d’entrer en guerrecontre l’Angleterre par le biais de la défense de ses co-lonies. Si l’historiographie a longtemps tardé à enprendre conscience, c’est pour une bonne part à caused’un livre apparemment froid et objectif de l’interprèteallemand Paul Schmidt, paru en 194914 et campantavec audace un Pétain marmoréen qui domine et ser-monne Hitler à la manière du Commandeur de DonJuan. Or Schmidt n’était pas présent à la conversationd’Hendaye, ce qui ne l’empêche pas de la décrire parle menu, et, s’il avait bien officié lors de celle de Mon-toire, son livre dément point par point son procès-ver-bal de l’époque, finalement publié, et très peuremarqué, en 1961 ! Cet ouvrage est un monumentd’antinazisme primaire et, pour cette raison, avait été

bien en cour lors de sa parution, à l’acmé de la guerrefroide : isoler le poison nazi en faisant croire qu’iln’avait infecté ni un Franco, ni un Pétain, allait biendans le sens d’une présentation propagandiste et sansnuances du monde occidental comme « libre ». Il fautdonc, en revoyant l’affaire de fond en comble, présen-ter enfin Franco et Pétain comme des demandeursdéçus, et des marionnettes. Ils vont l’un et l’autre de-venir plus circonspects en novembre 1940, commen-cer à traîner les pieds et mériter enfin, un tout petitpeu, l’étiquette de « résistants », sans cesser d’êtremanipulés : ils résistent à un Hitler qui alors, et alorsseulement, escomptant cette résistance, devient pres-sant, engageant Franco à dresser des plans contre Gi-braltar et Pétain à préparer une expédition au Tchad.Le tout sans préparer le moins du monde ses forcesarmées à se tourner vers le sud –où elles devraientpourtant, si les offensives envisagées l’étaient sérieu-sement, prendre position pendant tout cet automnesur des bases de départ en France occupée, en Sar-daigne et en Sicile, pour épauler ces frêles alliés queseraient, contre l’Angleterre, l’Espagne franquiste et,plus encore, la France de Vichy.

Dans ce livre, je prends quelques distances avec unhistorien que j’avais tendance, comme beaucoup dansma génération, à admirer sans réserve, Robert Pax-ton. Il avait montré à juste titre Pétain se ruant à Mon-toire pour se vautrer aux pieds de Hitler et faitprogresser l’histoire de la rencontre en niant qu’il y eûtalors le moindre écart entre lui et Laval. Non seule-ment je lui en donne acte dans mon livre, mais je faisle tour des ministres de Vichy pour constater que legouvernement tout entier donne son aval à des opé-rations militaires en Afrique et que les seules réservesviennent de l’extérieur, émises notamment par Wey-gand depuis Alger et Charles-Roux depuis le ministèredes Affaires étrangères ; ils se tiennent en contact parl’intermédiaire du jeune diplomate Pierre de Leusse15

et envoient à Londres un émissaire… qui n’est autreque Rougier. Mais Paxton erre en présentant Pétain,dans cette affaire, comme l’auteur d’un libre choix.Tout indique au contraire que Hitler, directement oupar des truchements dont Abetz est ici le principal,suit de très près les affaires françaises et guide, dePétain, les gestes importants, à commencer par laproclamation, le 10 octobre, d’une révolution nationaleet la promulgation, le 18, d’un statut des Juifs.

Je suis ainsi amené à proposer une nouvelle date dansl’histoire du pays : le 9 novembre 1940. Alors débuteun processus qui débouchera sur un épisode considéréde tout temps, lui, comme un tournant dans la poli-tique de Vichy : le brusque et brutal renvoi de Lavalpar Pétain, le 13 décembre suivant. C’est en effet le 9novembre que les deux têtes de l’exécutif (ou, pourmieux dire, l’exécutant) vichyssois se séparent sur lesconclusions à tirer de Montoire. L’Allemagne n’ayantpoint, comme on l’espérait, allégé le joug de l’occupa-tion mais l’ayant au contraire appesanti, notammentpar l’expulsion immédiate, avant tout traité, des Lor-rains de Moselle qui refusent de se reconnaître alle-mands, Laval estime qu’on n’a pas « mis lesAllemands assez en confiance » et qu’il faut redoubler

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14 : Schmidt, Paul, Statist auf diplomatischer Bühne 1923-1945, Bonn, Athenäum Verlag, 1949, tr. fr. Sur la scène internationale, Paris, Plon, 1950, p. 264-272.15 : Son très précieux journal est alors détenu par Bernard Destremau (1917-2002), ancien champion de tennis, diplomate et auteur d’ouvrages historiques, qui me reçoit et, sans se départir du document, me lit et me permet de prendre en note les passages concernant l’époque de Montoire.

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de servilité. Pétain, à l’inverse, comprend qu’il s’estfait jouer et couvrir de honte par Hitler, estime quecela suffit et le manifeste de diverses manières, parune lettre à Weygand, un entretien avec Rougier pouresquisser un dialogue avec Londres, et, quelques joursplus tard, une rencontre amicale avec le chargé d’af-faires américain. Mais comme le vin de la collaborationest tiré, il est bien obligé de le boire à petites gorgéeset prétend alors qu’il n’a été et ne sera question quede collaboration économique (dont pas un mot n’a étédit à Montoire !) ; une « note sur la collaboration » de-mandée à l’amiral Darlan le 7, et agréée le 9, marquede surcroît le premier pas, hors de son champ minis-tériel maritime, de celui qui va finalement succéder àLaval. La ligne de Vichy, qui consistait depuis l’armis-tice et surtout depuis Mers el-Kébir (cf. infra) à recher-cher assidument un traité avec l’Allemagne, devientalors plus floue et la collaboration prend l’allure d’unmarchandage à la petite semaine, doublé de la re-cherche d’un modus vivendi avec les Anglo-Saxons16.Mais en même temps, cette politique est de plus enplus opaque à l’opinion et, pour éviter que les gens nese posent et ne posent trop de questions, on assisteaux véritables débuts du culte du maréchal, par exem-ple sous la forme d’une diffusion de son portrait.

La Ruse nazie (1997)

Vis-à-vis de mon travail,les réactions de la profes-sion historienne se parta-gent généralement entre lesilence et l’adhésion. Sou-vent inconnu et rarementcritiqué, il a pourtant, enune occasion, fait l’objetd’une appréciation hostile,et non des moindrespuisqu’elle occupe un livreentier : Miracle à Dun-kerque17 de Jean Vanwel-kenhuyzen, récemmentdisparu. Il s’en prend à lasolution que j’avais don-née, dans les Papiers Dou-menc puis, d’une manièreplus fouillée, dans Churchillet les Français, à l’énigmede l’arrêt des armées hitlériennes devant Dunkerque,du 24 au 27 mai 1940. Hitler avait alors accordé à laplace un répit à la fois étrange et providentiel.

Je ne vais pas m’appesantir sur ce libelle qui ne gran-dit pas une œuvre par ailleurs estimable, d’autant quedans un livre bien plus abouti paru deux ans plus tard,qui porte en partie sur le même sujet, Pleins feux surun désastre, l’historien bruxellois ne me cite point dé-favorablement. Je n’en parle ici que pour expliquer lagenèse de mon livre suivant, entièrement consacré,comme le sien, à cet arrêt, et approfondissant consi-dérablement, sous l’aiguillon de cette polémique, monanalyse. Le livre est sorti en février 1997 aux éditionsFrance-Empire.

Voilà encore une occasion d’affiner ma vision de Hitler,tout en rompant avec des conceptions traditionnelles

qui en font un brouillon furieux. Ce qui souvent les ac-crédite, c’est qu’il se donne lui-même de telles allures,plus que tout autre chef dans l’histoire. En l’occur-rence, il compromet, et finalement empêche, à grandrenfort de nervosité apparente, le plus grand encer-clement militaire jamais réalisé, à la fois quantitative-ment et qualitativement : en continuant normalementleur progression vers Dunkerque, les blindés de Gu-derian auraient bouclé cet encerclement le soir du 24mai ou, au plus tard, le lendemain, tandis que les ca-pacités de réaction et de rupture des armées piégéesdiminuaient d’heure en heure. Et ces armées compre-naient la totalité des forces belges, la quasi-totalitédes troupes terrestres anglaises et les meilleures di-visions françaises.

Hitler ordonne brusquement cet arrêt le 24 à midi de-puis le PC du général von Rundstedt. Sur le moment,puis dans les heures qui suivent, il justifie cet ordredevant divers interlocuteurs par des motivations mili-taires aussi variées qu’un inventaire de Prévert : ilvoudrait ménager les chars, soit parce qu’ils sont fa-tigués, soit parce qu’il craint que le terrain aux abordsde Dunkerque ne leur soit défavorable ; il redoute unecontre-attaque et réserve ses blindés pour y parer ; ilconsidère la bataille de Dunkerque comme gagnée etprépare la suite ; il voudrait épargner les villes fla-mandes ; il estime que c’est à l’aviation de « finir letravail »… Basil Liddell Hart, discutant après la guerreavec la plupart des généraux concernés, est sensibleau fait que beaucoup ont entendu Hitler parler, à cemoment, de paix avec l’Angleterre : tout en prenantau sérieux certaines des justifications militaires pré-cédentes, il leur surajoute une motivation diploma-tique, le souci de ménager les armées britanniques enleur permettant de se rembarquer afin de favoriserune paix anglo-allemande après la chute de la France.

Ma solution, élaborée parallèlement à celle de JohnCostello dont le livre, en mai 1991, précédait de peules Papiers Doumenc, consiste à dire que Hitler sou-haitait, dans le droit fil de Mein Kampf, une paix nonpas différée de quelques semaines mais immédiate, etnon pas avec la seule l’Angleterre, mais aussi avec laFrance. Costello a découvert un document, à cetégard, décisif, dans un coin non expurgé des archivesde Reynaud, et comme il ne l’a cité qu’en partie, jesuis allé le recopier au quai d’Orsay et l’ai reproduitintégralement dans Churchill et les Français. Il fait étatd’une conversation (qu’on peut dater, par ailleurs, du6 mai) entre Göring et son intermédiaire habituel au-près des Anglais, l’industriel suédois Birger Dahlerus.Le ministre explique, de la part du Führer, que si laguerre était portée en Belgique et si les Allemands ar-rivaient jusqu’à Calais, les Français devraient deman-der la paix et les exigences allemandes seraientmodérées : l’Allemagne se contenterait d’Eupen, deMalmédy, du bassin de Briey et d’une colonie. Or sestroupes sont finalement à Calais le 23 mai. La coïnci-dence est parfaite avec un arrêt le lendemain, qui al’air de signifier : « alors, vous vous décidez ? ». C’estévidemment la présence inopinée de Churchill au 10Downing Street qui complique les choses : on imaginemal Chamberlain laissant passer l’occasion de solderà moindres frais un désastre d’une telle ampleur.

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16 : Qui n’exclut pas des tentatives de signer un traité de paix anti-anglais avec l’Allemagne, dont celle de mai 1941, dite des « Protocoles de Paris », n’est que la plus notoire.17 : Bruxelles, Racine, 1994.

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Reynaud, en tout cas, est séduit par cette offre,comme le montre ce document lui-même, élaboré le20 par son cabinet en prélude à la visite d’un autre in-termédiaire suédois, le consul Raoul Nordling.

Ce qui brouille le regard, c’est que Hitler et Göring ontmis très peu de monde au courant de leur espoir,guerre oblige : envoie-t-on les gens se faire tuer enleur expliquant qu’on dispose d’une recette pour fairecesser le massacre au bout de quelques jours ? Et biensûr, ils sont beaucoup moins assurés de la réaction deChurchill qu’ils ne le seraient de celle de Chamberlain :ils ne disent donc toujours rien le 24 de leur espoird’une paix immédiate et, faute d’une demande de né-gociation venant de Paris ou de Londres, relancent lecombat très vite, au point que l’ordre d’arrêt sera in-connu des historiens, journalistes et observateurs destrois principaux pays engagés, et du monde entier,jusqu’à ce que la découverte du journal de Halder, en1946, mette les points sur les i et oblige à le remar-quer18 !

Aubrac, les faits et la calomnie (1997)

En janvier 1997, je réinvite Raymond Aubrac dansmon lycée car il vient de publier ses mémoires. Il meparle au retour de proses calomniatrices qu’un nomméGérard Chauvy avait eu l’intention de publier contrelui et Lucie, dans un quotidien de province, quelquetemps plus tôt. En mars, le mensuel Historia comporteun article lourdement diffamatoire de ce journalistelyonnais contre les deux résistants, et je suis disponi-ble pour une riposte, puisque ma Ruse nazie, en librai-rie depuis quelques semaines, est fort peu remarquéedu public comme des journalistes. N’ayant jamais tra-vaillé sur la Résistance, je ne me sens pas le plus qua-lifié mais j’annonce que je vais écrire, si personne

d’autre ne s’y met, unlivre pour contredirecelui que Chauvy publieen avril. Je suis encou-ragé, notamment, parAlexandre Adler etPierre Vidal-Naquet, ce-pendant que les Aubracet Serge Ravanel19 sontdisposés à se prêter àtout questionnement.Cela complètera avan-tageusement la be-sogne de Chauvy qui,lui, n’a interrogé aucuntémoin, prétendant qu’ilavait assez de matièreavec les documentsécrits.

J’apprends que Daniel Cordier, qui met autant de mol-lesse cette fois-ci dans l’assistance à des camaradesrésistants qu’il avait mis d’énergie à défendre JeanMoulin, se vante de posséder une archive prouvantque Lucie a omis, dans le récit de ses rapports avecKlaus Barbie, un point important. Je dis à mon infor-mateur intrigué qu’il n’a qu’à lui demander de la pro-

duire, son archive, et elle se transforme… en un bruitqui courait à la Libération ! Il me semble que la mol-lesse dont vont faire preuve à leur tour quelques uni-versitaires doit beaucoup à une crainte révérencielledevant les dossiers de Cordier.

Je passe donc au crible, sans recourir moi-même auxarchives, celles qu’invoque Chauvy d’une manière quirappelle la technique de Robert Faurisson pour nier legénocide des Juifs : il monte en épingle des contradic-tions pour mettre en doute des réalités, mais pastoutes. Seuls les actes de résistance courageux et as-tucieux lui semblent dignes de son scepticisme. Jefraye cependant ma voie dans les approximations desrécits et des souvenirs. J’amène Lucie à déplacer unévénement de 24 heures, je mets en lumière une co-lère qu’elle avait cachée… Surtout, je ne néglige stric-tement aucun argument ou document et au totalj’offre un premier statut scientifique à cette aventureamoureusement patriotique, que je suis un peu fier derendre à mes compatriotes, plus belle après la traver-sée du feu.

Hitler (1999)

Le livre sur les Aubrac avait été paradoxalement leplus difficile à publier. Les grands éditeurs se déro-baient l’un après l’autre, intéressés mais redoutant, siquelque pan de la calomnie finissait par se révélerfondé, de faire classer leur maison comme staliniennepour quelques décennies… J’avais été recommandé àLaure Adler, qui venait d’être embauchée chez Grassetpour y diriger le secteur historique, mais elle n’avaitpas encore pris ses fonctions. Quand elle les eutprises, le Temps des Cerises avait accepté le manus-crit, elle le regretta et finit par me solliciter pour unebiographie de Hitler.

Je savais être le premier Français qui se lançât danscette entreprise et m’en estimais capable, mais j’igno-rais qu’Ian Kershaw en fît autant de son côté, ne tardaipas à l’apprendre, entrai en correspondance avec luiet lui envoyai mes livres sur Montoire et Dunkerque.Il y fit référence en note, avec un scepticisme bien-veillant. Quand mon livre sortit en même temps queson tome 1, je m’offris le luxe d’écrire railleusement àquelques journalistes, qui ne parlaient que de lui,qu’ils boudaient la « qualité France ». Mais Le Roy La-durie dans le Figaro, et Laurent Lemire dans l’Obs,nous recensèrent ensemble.

Au cours de ce travail, j’ai noué de nouvelles collabo-rations, notamment avec Edouard Husson, un norma-lien de la génération suivante dont les emprunts à labibliothèque de l’Ecole m’avaient fait comprendre quenous chassions sur les mêmes terres. Il me donnad’inappréciables conseils et relut de près le manuscrit,avant de m’accueillir dans son séminaire de Paris IVquelques années plus tard. Il m’ouvrit également lesportes du Dictionnaire du monde germanique, pourdeux articles sur Hitler… un autre feuilleton éditorial,collectif celui-là, qui trouva son port en 2007 aux édi-tions Bayard.

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18 : Seuls deux historiens, à ma connaissance, ont soutenu une vision traditionnelle de l’ordre d’arrêt prenant en compte mon travail, ou au moins celui de Costello : Jean Vanwelkenhuyzen et Ian Kershaw. Le point de vue du second sera étudié infra, p. OOO. Quant au premier, dans Miracle à Dunkerque (op. cit.), il enlève toute portée à la conversation Göring-Dahlerus en la datant faussement de la mi-avril 1940, comme s’il s’agissait de plans sur la comète et non d’une mise en condition de l’ennemi à la veille d’une offensive.19 : Serge Asher dit Ravanel (1920-2009), chef national des groupes francs puis commandant des FFI de la région toulousaine, coorganisateur avec Lucie Aubrac de l’évasion de Raymond.

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Mon livre sur Hitler, d’une dimension intermédiaireentre les biographies courtes (telles celles de Deuer-lein ou de Quint) et longues (Bullock, Fest, Toland,Kershaw), s’efforce de présenter le personnagecomme un être intelligent et capable, poursuivant mé-thodiquement un but. C’était, à l’époque, assez nou-veau, du moins par rapport aux trente annéesprécédentes, saturées de fonctionnalisme (cf. infra, p.00045). J’étendais mes intuitions sur l’année 1940 àl’ensemble d’une carrière politique commencée en1919. Tout en mettant en lumière le délire idéologiquede Hitler, dont je situais l’origine lors de son hospita-lisation à Pasewalk en novembre 1918 (il y avait subiune cure probablement hypnotique, mise en lumièrepar Rudolph Binion en 1976), il me semble cependant,aujourd’hui, que j’attribuais à sa conduite une doseexcessive de rationalité.

Pendant la décennie1995-2005, je donnaibeaucoup de recensionsd’histoire contempo-raine au Bulletin cri-tique du livre enfrançais, une publica-tion fondée par le mi-nistère français desAffaires étrangères en1945, indépendante deséditeurs, rédigée pardes spécialistes univer-sitaires de plusieurscentaines de champsdifférents et négligéepar les pouvoirs publicspuis privatisée en deuxtemps, avant de cesser

de paraître en 2007 ; j’avais tenté, par le biais d’uneassociation de rédacteurs, de stimuler l’Etat et d’en-rayer le déclin.

2000 : retour sur 1940

Apprenant petit à petit les règles et les tics du choixdes sujets par les éditeurs, je voulus faire suivre leHitler d’un ouvrage sur l’appel du 18 juin pour lesoixantième anniversaire de l’événement. Le sujetétait toujours vierge de recherches universitaires. Monlivre fut hélas commercialisé un peu tard (début juin2000) et sans publicité aucune, ce qui dispensa lapresse d’en parler avant l’anniversaire, ainsi que, lejour même, les hommes politiques présidant les com-mémorations. Jacques Chirac, à qui j’avais adressél’ouvrage, fit l’effort d’une réponse personnalisée(deux lignes manuscrites sur quatre…), disant qu’ilavait été fort intéressé, et datée du 19 juin ! Son dis-cours de la veille aurait pu être écrit vingt, trente ouquarante ans plus tôt.

Dans la communauté historienne, je reçus, tant aumoment de la rédaction qu’après la publication, unferme soutien de Jean-Louis Crémieux-Brilhac20, quidepuis ne manque pas une occasion de se référer àcet ouvrage.

Il fait justice d’un certain nombre de ragots pétai-nistes, jusque là démentis plus énergiquement que

scientifiquement, et favorisés par la brouille, au boutd’un an, entre de Gaulle et son principal soutien bri-tannique de l’époque, le général et député EdwardSpears. Le journal de ce dernier n’est toujours pasconsultable, mais les archives déposées à Cambridgepar sa famille comportent les pages de ce journal uti-lisées pour la rédaction de ses mémoires parfois fan-taisistes, publiés en 1954. Elles permettentnotamment d’établir de façon indubitable que l’avionutilisé le 17 juin par les deux hommes était celui deDe Gaulle et non de Spears : il appartenait certes à laCouronne britannique, mais avait été prêté au généralpar Churchill et les deux hommes avaient convenuque, si le projet d’union de leurs pays adopté dansl’après-midi, pour tenter d’empêcher la chute du gou-vernement Reynaud, avortait, de Gaulle utiliseraitl’appareil pour quitter Bordeaux. Cette information dujournal de Spears est diamétralement opposée autexte archi-connu de ses mémoires, suivant lequel ildisposait de cet avion et y invita le Français. Ce quin’a pas peu contribué à donner une aura, sinon d’au-thenticité, du moins de vraisemblance, à l’idée pétai-niste que de Gaulle était une créature de Spears, etun vulgaire appendice de la politique britannique.

Ce 18 juin est encore un livre sur Hitler, et sur son duelavec Churchill. De Gaulle y apparaît à la fois commel’un des rares qui se hissent à la hauteur des deux pro-tagonistes, et comme un auxiliaire précieux, voire dé-cisif, du chef anglais. Non seulement il lui fournit unappoint sans lequel Halifax aurait peut-être réussi à ledéséquilibrer, mais, avec un mérite indissociable, ences premiers jours, de celui de Spears, il imprime à lapolitique anglaise vis-à-vis de Pétain une orientationsans laquelle la chute de la France aurait pu, deproche en proche, abattre tout l’antinazisme à l’échellemondiale, comme un château de cartes. Car l’acteurprincipal, en dehors de Hitler et de Churchill, et enl’absence de Staline mis sur la touche par son pacted’août 1939, était d’ores et déjà Roosevelt : il était depremière importance de lui faire savoir que la Francen’était pas entièrement couchée, car dans le cascontraire il risquait non seulement de ne pas soutenirl’effort de guerre anglais (ce qu’il ne fait quasimentpas jusqu’à sa réélection, en novembre), mais d’entrerdans l’arène en médiateur. Halifax et son complice Jo-seph Kennedy, ambassadeur américain à Londres, leprônent ouvertement, et Churchill repousse l’idée avecgrande difficulté.

Ce livre est aussi l’occasion de différencier les parcoursde De Gaulle et de Georges Mandel, trop souventlogés à la même enseigne, le second étant simplementprésenté comme moins résolu que le premier : onparle d’une hésitation ou d’une défaillance de Mandel,qui l’aurait empêché de lever l’étendard de la révoltecontre Pétain, un rôle dans lequel ce disciple de Cle-menceau, ministre influent depuis deux ans, aurait étéinfiniment plus efficace qu’un général peu connu et dé-pourvu de relais politiques. C’est méconnaître la dif-férence de leur parcours, de leur état d’esprit, de leurposition institutionnelle, de leur analyse de la situationet finalement de leur vision de Hitler. C’est, surtout,faire bon marché une fois de plus du talent de ce der-nier, qui ne pouvait plus être mis en échec que par detrès grands hommes, s’affranchissant de toutes les rè-

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20 : Jean-Louis Crémieux, dit Crémieux-Brilhac, né en 1917, prisonnier de guerre évadé par l’URSS, documentaliste de la France Libre, devenu historien après une carrière de haut fonctionnaire, auteur entre autres d’un ouvrage de référence sur La France Libre (Paris, Gallimard, 1996).

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gles. La perception traditionnelle de la différence entrede Gaulle et Mandel part du principe que la dissidencegaullienne était logique, alors qu’elle était, d’une cer-taine façon, folle, de la folie que requérait, pour êtrecontrariée, celle de Hitler.

Enfin, cet ouvrage est, detous, le plus évolutif –mêmesi malheureusement, en2010, il a été impossible del’actualiser avant de le remet-tre en librairie. Il me restait àdécouvrir une nouvelle datedans l’histoire, non seulementde la France, mais de laguerre, du siècle et même dela démocratie, celle du 23 juin1940. En effet, était-il écritd’avance que la Grande-Bre-tagne, ayant de Gaulle sous lamain, allait continuer de re-

connaître le gouvernement de Pétain après l’armis-tice ? C’était si peu écrit que c’est, d’abord, la décisioninverse qui fut prise et dûment annoncée ! De Gaulle,traité comme un galeux par le Foreign Office depuis ledébut, au motif que Pétain pouvait encore se bienconduire, a beaucoup de vent dans les voiles le matindu 23, l’annonce de la signature de Rethondes ayanteu lieu dans la nuit. Le cabinet de guerre, sans queHalifax émette la moindre réserve, le charge deconstituer un « comité national », destiné à devenir legouvernement de la France qui poursuit la lutte ; onespère alors qu’il va comporter des gens comme Rey-naud, Herriot ou Mandel, dont de Gaulle n’aurait étéque l’hirondelle. Toujours est-il que le cabinet publieun communiqué dans ce sens et autorise de Gaulle àannoncer ces dispositions à la radio le soir. Las, demême que Hitler, s’il voulait réussir son putsch de Mu-nich en 1923, n’aurait pas dû laisser libres les autori-tés bavaroises qu’il avait entraînées dans saconspiration, de même Churchill aurait dû ce jour-làséquestrer Halifax ! Le ministre des Affaires étran-gères est en effet assailli, dans l’après-midi, par desnotabilités françaises de Londres, Jean Monnet etl’ambassadeur Charles Corbin en tête, qui peu à peule convainquent que la mission confiée à de Gaulle se-rait du plus mauvais effet dans les esprits français etque, si certes l’armistice est une chose affreuse, c’estdes colonies françaises et non de Londres que doitpartir une dissidence : cela s’appelle lâcher la proiepour l’ombre. C’est peu avant minuit que le carrossese transforme en citrouille, Halifax humiliant, non pourla première fois, le ministre de l’Information Duff Coo-per au nom de ses prérogatives de membre du cabinetde guerre, fonçant à la BBC récupérer le texte du dis-cours prononcé par de Gaulle et interdisant aux jour-

naux de le publier. Coutumier des violations des déci-sions collégiales, et il les fait d’ordinaire avaliser parle cabinet de guerre le lendemain matin, preuve de lasurface politique qu’il conserve et de l’étroitesse de lamarge de manœuvre de Churchill : ainsi est fait en-core cette fois et de Gaulle, au zénith le 23, n’est plusrien le 24. C’est le seul de ses discours qu’il censureradans ses propres recueils… tout en publiant le com-muniqué sur le « comité national » dans les annexesde ses mémoires, sans l’avoir mentionné dans letexte : une si précoce reconnaissance, il ne faut pasla laisser perdre entièrement…

Je consacre au 23 juin un court chapitre en 2000, puisje trouve dans les archives britanniques une versionanglaise du discours gaullien du 23 et la publie en2003, puis en 2010 le documentariste de télévisionHugues Nancy trouve la version française dans les ar-chives de l’INA… et je revois ma traduction21… et enfin,dans l’été 2011, le petit-neveu de Corbin m’écrit qu’ilest en possession d’un billet inédit du général deGaulle, adressé à son grand-oncle, probablement enfin de matinée, le 23, l’informant de son plein accordavec le cabinet anglais22 et lui proposant une rencon-tre ! Mais ce n’est pas tout : je découvre aussi, en2010, un discours disparu, quoique radiodiffusé, deChurchill, datant, lui, de la nuit du 22 au 23 (sansdoute après minuit, donc encore un événement de ce23 juin où la guerre aurait pu basculer tout autrementet le destin de Hitler être fort abrégé23). Saisi d’unecolère homérique à l’annonce de l’armistice, il appelletous les Français à désobéir à Pétain : ce débordementva être canalisé dans des formes (légèrement) pluspolicées par la réunion du matin suivant et son « co-mité national », et le discours jeté aux oubliettes. Maisla fin de la soirée n’est pas moins intéressante, nimoins regrettablement méconnue : je lis pour les be-soins de mon livre sur Mers el-Kébir, en 2010, les pa-piers de Joseph Kennedy édités par sa petite-filleAmanda Smith en 2001, et y découvre des notes surun coup de fil de Churchill à l’ambassadeur le 23 juinà 22h 40. L’auteur est « quelque peu éméché », à encroire le destinataire. Toujours est-il qu’à l’heuremême, peut-être, où Halifax partait pour la BBC récu-pérer l’allocution du général français, son premier mi-nistre pressait le gouvernement américain dereconnaître de Gaulle, en émettant un pronostic quiallait mettre quatre ans et demi à se vérifier :

Ne perdez pas de vue ce comité, parce que les Etats-Unis ne pourront pas ne pas le reconnaître, parce qu’ilreprésente l’âme de la France, et rappelez-vous tou-jours qu’après nous vous y viendrez.24

L’année 2000 est aussi celle de mon entrée dans lapresse magazine25. Cela commence par un article sur

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21 : L’appel du 23 juin, traduit de l’anglais, figure dans le n° 5 de Guerre et Histoire (2002), sa version originale, transcrite de la bande-son retrouvée par H. Nancy, dans Histoire(s) de la Dernière guerre n° 5, mai-juin 2010.22 : « je viens de voir M. W. Churchill et plusieurs membres du War-Cabinet qui m’avaient convoqué Downing-Street, je me suis mis d’accord avec eux sur tous les points.»23 : A moins qu’il ne fût au contraire assuré de mourir de vieillesse, au cas où Churchill et de Gaulle auraient paru décidément trop fous, à Roosevelt notamment, décidant ce dernier à entrer dans l’arène en médiateur. Cela aurait dépendu pour une bonne part du comportement des gouverneurs de l’empire français, sans doute moins favorables à Pétain si Londres avait cessé de reconnaître ce dernier, et l’avait stigmatisé sans délai comme un pantin de Hitler.24 : Cf. Smith (Amanda), Hostage to Fortune / The Letters of Joseph P. Kennedy, New-York, Viking, 2001, p. 445 et Delpla (François), Mers el- Kébir, Paris, De Guibert, 2010, p. 197-198.25 : A part un article sur Churchill dans le regretté Historama de Gérard Guicheteau, en 1994. Je n’ai jamais publié dans L’Histoire malgré de flatteuses approches et même une commande ferme, en 1993, car à la fin de cette année un éditorialiste du magazine avait donné le coup de pied de l’âne à Churchill et les Français et, malgré la publication d’un droit de réponse (ou à cause d’elle !), n’en voulut plus démordre.

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le financement du parti nazi, inspiré de Turner etd’Henry Rousso, dans Historia de mars. En janvier estapparu le mensuel Histoire de guerre, qui se consacreen priorité au second conflit mondial : c’est tout bon-nement la première publication francophone qui sedonne cette mission depuis l’absorption de la revued’Henri Michel dans Guerres mondiales et conflitscontemporains, si l’on met à part les magazines spé-cialisés dans l’armement ou les combats. Il est lancépar un jeune retraité de l’armée de l’air, Jean-RobertGorce, et son ami Patrick Ehrhardt. Gorce solliciteavant la sortie du premier numéro des dizaines d’his-toriens, je suis le seul à répondre et pendant trois ansle mensuel accueille des articles inspirés de mes livres.Je suis chargé aussi, un temps, de la rédaction en chefd’un supplément hors-série intitulé Guerre et histoire,portant sur toutes les époques, et me voilà démar-chant des spécialistes de la fortification médiévale oudes guerres napoléoniennes. En même temps, je faismes premiers pas sur Internet, rencontre des passion-nés sur les forums et reçois d’eux (notamment YannisKadari, Evelyne Py et Philippe Ballarini) une aide im-portante pour lancer mon propre site http://www.del-pla.org, qui reste l’un des plus copieux tenus par unhistorien.

Ehrhardt et Gorce se lancent aussi dans la publicationde livres, sous le label des « Editions du Polygone »,et souhaitent éditer un ouvrage de moi. Qu’à cela netienne, je leur confie la réédition de Churchill et lesFrançais, dont j’ai récupéré les droits. Comme j’an-nonce le plus possible cette réédition, les héritiersReynaud en ont vent, s’émeuvent et parlent de re-prendre le procès. Mais à part le remaniement descinq pages (sur huit cents) concernées par le docu-ment d’attribution erronée, je prends grand soin de nepas changer une virgule aux passages sur Paul Rey-naud, et leur absence de plainte vaut reconnaissanceimplicite du mal fondé de toute leur action précédente(qui partait, je le rappelle, du principe que l’erreur in-fectait toute la vision de la politique de leur parent).Malheureusement, l’entreprise connaît des difficultés,le magazine, racheté, se ratatine sur une période etun sujet étroits (l’armée de terre française en 1940)et mon livre de 1993 est à nouveau en panne. Ducoup, je le mets intégralement en ligne en 200826,avant qu’il ne trouve en librairie une troisième chance,qui a l’air d’être la bonne, en 2010.

La thèse sur travaux (2002)

Ce livre et les trois autres qui portent sur l’année 1940(Montoire, La Ruse nazie et L’Appel du 18 juin 1940)forment, me dit alors Jean-Claude Allain, le socled’une thèse sur travaux, les autres et en particulier labiographie de Hitler pouvant être gardés pour la bonnebouche de l’habilitation. Ainsi est fait et un jury consti-tué, outre lui-même, directeur de thèse, et RobertFrank, président, de deux éminents historiens de laRésistance, François Marcot et Jean-Marie Guillon. Lathèse est soutenue en février 2002 et, après une dis-cussion amicale mais animée, les félicitations du juryne sont que majoritaires et non unanimes, ce qui neme semble ni illogique, ni déplaisant. Mais ma fiertéprincipale porte sur la diversité de l’assistance. Dansun appréciable fourre-tout idéologique, les historienséminents, les résistants célèbres et les éditeurs petitsou grands côtoient les professeurs de lycée, les an-

ciens élèves et les passionnés croisés sur Internet :en tout, que du beau monde. Comble de félicité, jesuis présenté à François-Xavier de Guibert qui accepted’éditer la thèse, ce qui est fait en 2003 sous le titreLa Face cachée de 1940 / Comment Churchill réussità prolonger la partie.

Outre le résumé des quatre livres et l’inventaire deleurs apports, je rédige une synthèse sur les blocagesqui ont, à mon avis, retardé ces découvertes et j’endiscerne trois principaux : le moralisme, le juridismeet la commande politique. Cette dernière expressionne doit pas être entendue en un sens trop étroit : cene sont pas des commissaires nommés par les gou-vernements qui guident, ou qui retiennent, la plumedes historiens, sauf dans certains pays qui ne s’en ca-chent guère. Il ne s’agit pas non plus de la « correctionpolitique » (political correctness), ce concept d’origineaméricaine qui envahit alors les débats européenssans améliorer leur niveau (cf. infra, p. OOO137), enun horrible néologisme : « le politiquement correct »,censé désigner un certain air du temps mais servanten fait, le plus souvent, de flèche d’appoint contre lesidées politiques d’un adversaire. Par « commande po-litique » j’entends un certain nombre de tabous in-conscients qui, comme dans une enquête policièreentachée d’idées préconçues, détournent les cher-cheurs de certaines investigations pour le plus grandconfort des pouvoirs en place mais aussi, bien sou-vent, de leurs oppositions. Cette commande a, bienentendu, partie liée avec le moralisme et le juridisme.Les années suivant la Seconde Guerre mondiale enfournissent maints exemples. C’est alors que, pour lesbesoins immédiats de la reconstruction, on se dis-pense un peu partout d’analyser le nazisme et on vaau plus facile, consistant à juger l’arbre à ses fruits.On le présente comme une barbarie longtemps dissi-mulée, un loup déguisé en brebis que les gouverne-ments d’alors n’ont pas su percer à jour derrière sontravesti pourtant grossier, soit par lâcheté (ô mora-lisme !), soit (ô juridisme !) parce qu’on manquait desinstruments légaux permettant d’appréhender un cri-minel non encore passé à l’acte. En fait, si on ne l’avaitpas appréhendé, c’est en un autre sens du terme etparce que son déguisement n’était précisément pasgrossier… ou était subtil derrière une grossièreté maî-trisée. S’agissant par exemple de la France, l’historio-graphie s’était mise à osciller entre les deux pôlesd’une « cinquième colonne » caressant l’idée de livrerle pays à Hitler longtemps avant 1940 (la présence dePétain au ministère de la Guerre en 1934 et la réduc-tion concomitante, crise oblige, des crédits militaires,jouant un rôle clé dans la démonstration) et d’un« lâche soulagement » (suivant l’expression attribuéefaussement à Blum au lendemain de Munich, alorsqu’il l’avait émise dix jours plus tôt). Il manquait l’ac-teur principal, très intéressé par la morale et le droitmais très peu repéré comme tel avant 1990. Méditantjour et nuit sur la façon de penser, de gouverner et delégiférer des futures puissances adverses, Hitler illu-sionnait chacune de manière spécifique. Il n’y a doncnul besoin de postuler que dès 1934 il avait recrutéPétain et Laval ; en revanche, il avait probablementvu en eux des instruments possibles parmi bien d’au-tres, le moment venu ; tout de même, s’il avait prévud’agir vers 1940, il ne devait pas spéculer trop ferme-ment sur la survie, la verdeur et la disponibilité poli-tique d’un Pétain né en 1856.

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26 : http://www.delpla.org/article.php3?id_article=347.

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On préféra donc au total, dans l’immédiat après-guerre, peindre les nazis comme un gang (la notionde « complot », omniprésente dans les procès, est àcet égard démonstrative) : lorsque le fonctionnalisme(cf. infra, p. 00045), une quinzaine d’années plus tard,entreprit d’affiner l’analyse en rejetant la période pré-cédente dans les ténèbres de l’« intentionnalisme »,sa faute fut de remplacer le gang par un « panier decrabes », politiquement tout aussi confortable. Lerefus de constater qu’un caporal autodidacte avaitroulé subtilement les grands de ce monde, répartis surun spectre idéologique des plus larges, pouvait conti-nuer tranquillement sa carrière. Et plus encore, peut-être, échappait aux regards le fait que les crabesexistaient bel et bien, mais qu’un dompteur guidaitleurs évolutions et canalisait leurs coups réciproques,sauvant par là l’unité de son régime comme celle desa stratégie.

La collaboration avec Jacques Baumel (2003-2006)

Je suis un jour contacté par Jean-Daniel Belfond, fon-dateur des éditions de l’Archipel –qui avait mené uneguerre parallèle à la mienne contre la calomnie frap-pant les Aubrac- : il me demande d’aider Francis Cré-mieux à terminer un manuscrit sur René Hardy. Cetancien de Combat, devenu communiste pendant laguerre, était connu comme le seul de son parti à avoirconservé son emploi dans le service public de radio-diffusion pendant la guerre froide, et avait animé pen-dant des années sur France-Culture une émission trèscourue. L’affaire ne se fit pas mais Belfond me parlad’un autre projet : un album sur la Libération, en col-laboration avec Jacques Baumel. L’ancien militant deCombat et secrétaire général des Mouvements unis derésistance, devenu le maire gaulliste de Rueil-Malmai-son (il venait d’abandonner son siège de député à Pa-trick Ollier, appelé à lui succéder aussi à la mairie),toujours très actif, s’adonnait de plus en plus à l’écri-ture. Par mon truchement il renoua avec émotion uncontact avec Crémieux, peu avant le décès de celui-ci. Pour l’album, j’étais chargé aussi de la rechercheiconographique et passai de longues heures à convenirde la mise en pages dans l’atelier du graphiste SachaKleinberg. Il en sortit un petit bijou, dont il faut sou-haiter qu’il revoie le jour pour l’anniversaire de 2014.

Quelques années plus tard, Baumel me recontactepour que je l’aide à finir un livre sur la guerre d’Algé-rie. Le sujet, d’abord vague, se précise grâce à unconseil d’Henri Amouroux : ce sera « de Gaulle et l’Al-gérie ». Voilà qui me va bien : je vais être obligé, cequi ne fait pas de mal, de sortir de mon champ habi-tuel, et ma connaissance de la personnalité du Généralva pouvoir s’enrichir et s’affiner, tout en m’aidant à nepas dire trop de bêtises. Le travail avance vite, pasassez cependant pour que l’auteur principal en voie lafin. Je termine seul au printemps 2006. Cependant unautre éminent gaulliste, Pierre Lefranc, relit le manus-crit.

Ecrivant aussi sous le contrôle de quelques spécialistesde la guerre d’Algérie dont un normalien de ma géné-ration, Guy Pervillé, j’ai pris conscience de la parentéprofonde entre le de Gaulle du 18 juin et celui de ladécolonisation, et approfondi ma réflexion sur le rôlede l’individu dans l’histoire dont, après cette partie

biographique, je vais résumer l’état présent. J’ai éga-lement perçu que de Gaulle, comme Churchill, faisaitl’objet d’un certain nombre de critiques faciles et malfondées, à propos de problèmes difficiles résolus sansbrio, mais le moins mal possible : en l’occurrence, ledomptage des Pieds-noirs en ébullition et le destin desmalheureux harkis.

J’apporte aussi ma pe-tite pierre à l’histoire decette guerre en général,et de sa gestion par deGaulle en particulier, enremarquant dans sesMémoires d’espoir et, àpartir de là, dans sesdiscours, un récit ina-perçu –grâce à l’atten-tion aux détails, dansdes ouvrages considé-rés comme archi-connus, dont j’ai prisl’habitude lors de mesétudes sur la SecondeGuerre mondiale. Onsait que la lutte entrel’OAS et l’Etat français,

assisté par le FLN à partir des accords d’Evian, avaitpris fin, du moins dans la région d’Alger, par un accordSusini-Farès conclu le 16 juin 1962 ; ce qu’on ignorait,c’est que de Gaulle, non seulement avait piloté de loinl’affaire, mais y avait fait allusion publiquement, lejour même de la signature, lors d’un voyage en pro-vince27 !

Les Tentatrices du diable (2005)

Au départ, il s’agit d’une commande d’éditeur en unmoment creux : L’Archipel demande au biographefrançais du Führer une monographie sur sa vie affec-tive, alors que de nombreuses études viennent de pa-raître outre-Rhin sur tout ou partie de sesfréquentations féminines. J’ai déjà parlé avec quelquedétail de Geli Raubal et d’Eva Braun dans le livre de1999, et il ne me déplaît pas de prendre connaissancede la littérature teutonique récente concernant MagdaGoebbels, Henriette von Schirach ou Leni Riefenstahl.Je pourrai recycler quelques souvenirs de mes ancienstravaux sur la sexualité dans les années trente ou, au-trement dit, de mes premières amours ! Je suis éga-lement heureux de tordre le cou à des phénix qui n’enfinissent pas d’émerger de leurs cendres, comme lesmalformations de l’appareil génital du dictateur, l’af-firmation péremptoire qu’il n’aurait jamais servi oul’usage réprouvé par la nature que son propriétaireaurait préféré, en grand secret, lui assigner.

Je découvre assez vite que la genèse même de cespréjugés est instructive sur l’objet qu’ils déforment.Par exemple, si Hitler passe pour vierge, c’est qu’il aun goût certain et, d’un bout à l’autre de sa carrière,constant, pour les relations platoniques. Une fois miseen place sa liaison parfaitement classique et probable-ment monogame, depuis le printemps 1932, avec EvaBraun, garantie notamment par le témoignage deMaria Reiter (seule femme qui ait avoué un rapportsexuel avec Hitler, en le présentant comme normal, etelle disposait de quelques points de comparaison) et

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27 : Cf. Un tragique malentendu, Paris, Plon, 2006, p. 233.

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les pages du journald’Eva qu’Anton Joa-chimstahler (zélateurobstiné du pucelage hit-lérien) échoue à dé-montrer fausses, il estbon de constater etd’expliquer les longsmoments qu’il passeavec des créaturesjeunes et belles, seulesou accompagnées, ense contentant de leurprésence vêtue, muetteet admirative. A cela ilfaut ajouter sa propen-sion à les marier, en gé-néral à des serviteurszélés de ses entre-

prises. C’est le cas d’Henriette von Schirach et deMagda Goebbels, mais aussi des chères secrétairesGerda Daranowsky et Traudl Junge, de Maria Reiter of-ferte à un valeureux SS, d’Ilse Hess, de Winifred Wag-ner lors de sa mise en ménage avec Heinz Tietjen ainsique de sa fille Verena poussée dans les bras de BodoLafferenz, de Sigrid von Laffert, un temps utiliséecomme leurre pour cacher Eva (les deux dernièresétant à ma connaissance les seules survivantes, au-jourd’hui, de l’aventure), et peut-être même de LeniRiefenstahl, épousant sur le tard un officier mystérieu-sement surgi sur son chemin.

Il y a là un mélange inextricable, et détonnant, depréoccupations affectives et politiques. Non seulementHitler tient ses hommes par ses femmes, non seule-ment, à travers toute cette alchimie, il incarne sonamour de l’Allemagne (une dimension niée ou négligéepar l’antinazisme primaire), mais il en dit long sur sapersonnalité de criminel : parfaitement conscient del’immoralité de sa violence, il la tempère en perma-nence par un bain de frous-frous et, à la veille detoutes ses entreprises risquées, se rassure en passantde longues heures avec Magda, Leni ou quelque autre.Ce chantre assez classique de la domination masculineutilise la femme, qu’il écarte au maximum des travauxdangereux ou compromettants, pour équilibrer lacruauté sanguinaire qu’il estime nécessaire à un ave-nir apaisé.

Voilà qui m’amène à tempérer le Hitler un peu trop cé-rébral de ma biographie de 1999. Ses coups, certestrès intelligents et préparés avec un grand profession-nalisme (aux antipodes du dilettantisme qu’on persistevolontiers, dans l’élan des déformations fonctionna-listes28, à lui prêter), ont souvent une dimension irra-tionnelle et affective, procédant de ce « pacte avec laProvidence » qu’il pense avoir noué sur son lit de Pa-sewalk en novembre 1918, et qui fonde son assurancede prophète. De ce point de vue, le fait qu’aient surgilors de ses deux tentatives de prise du pouvoir, en1923 puis en 1932, deux admiratrices éperdues qui luiapportaient l’allégeance d’un pan de la culture alle-mande, Winifred Wagner puis Leni Riefenstahl, mérited’être enfin souligné. Cette restauration de son moraldans des moments critiques et même ouvertementsuicidaires situe la responsabilité de ces deux per-sonnes dans les maux du siècle à un tout autre niveau

que le nombre de Juifs ou de Tziganes qu’elles ontconservé dans leur personnel après 1933, aune à la-quelle tout le monde, à commencer par elles, entrepritde jauger leur comportement après le cataclysme.

Ce détour par les femmes m’a donc, à ma propre sur-prise, rendu plus sensible au côté superstitieux du ca-ractère de Hitler, et disponible pour accueillir certainesavancées, sur la question fondamentale de la décisiondu génocide, proposées par Edouard Husson. Dansson livre de 2006 « Nous pouvons vivre sans lesJuifs », il fait l’hypothèse que cette décision a été si-gnifiée à Himmler le 9 novembre 1941 parce que cetéphéméride était devenu, dans la mystique nazie,symbolique de la lutte suprême entre l’Allemagne etla « Juiverie ». Mon collègue inaugurait là une mé-thode probablement très féconde pour décrypter dessecrets encore inaperçus, ou conforter des hypothèsesaussi probables que mal documentées. J’essayeraibientôt la formule dans mon étude sur Georges Man-del (cf. infra), un Juif dont Hitler ne prononce jamaisle nom mais dont on a tout lieu de penser qu’il l’ob-sède, et qui, devançant Churchill en personne, avaitété le premier parlementaire au monde à dénoncerdevant ses pairs le réarmement clandestin allemand…le 9 novembre 1933.

D’autres dates sont à surveiller et à scruter, par exem-ple le 30 janvier (prise du pouvoir en 1933, prophétied’anéantissement des Juifs en 1939 et quelques au-tres discours fondamentaux, en 1941 et 1945 notam-ment), le 10 mai (offensive risquée contre la Franceen 1940 et vol encore plus risqué de Hess vers l’An-gleterre un an plus tard), le 22 juin (le renoncementde la France et, un an après, le pari de l’attaque contrel’URSS)… Cet esprit fort n’a peut-être pas laissé passerdes occasions en raison d’horoscopes défavorables,mais il semble, quand il avait le choix, avoir privilégiéun calendrier propitiatoire. Il faut aussi se demanderpourquoi on n’a pas remarqué tout cela plus tôt, saufpeut-être dans des écrits axés sur la mystique, sanssouci historique aucun.

Aventures cinématographiques

Un prolongement agréable, et probablement utile, demes Tentatrices est une embauche par la société deproduction Clarke, Costelle et Cie, à titre de conseillerhistorique d’un film de télévision sur Eva Braun. Je neregrette pas d’avoir laissé inscrire mon nom au géné-rique, tellement Daniel Costelle, l’auteur du texte, serévèle humble devant les précisions de l’historien etaccepte de revoir sa copie autant qu’il le lui conseille.Il ne s’obstine qu’une fois, en persistant à voir une ho-mosexualité latente dans la connivence entre Speer etHitler que capte la caméra d’Eva sur la terrasse duBerghof. Ce qui est d’ailleurs plaidable mais risque, jele crains, d’induire le public de TF1 en erreur, faute depouvoir développer et nuancer.

Cette expérience me rend sensible à la fécondité, pourl’histoire du XXème siècle, des archives filmées, né-gligées par la plupart des historiens pour des raisonsavant tout pratiques. Ainsi, après la diffusion du film,ce travail offre l’occasion d’identifier une visiteuse duBerghof, l’actrice Magda Schneider, qui vient d’accou-cher en 1938 d’une fille prénommée Romy. Celle-ci estalors recherchée sur les pellicules, parmi les enfantsque cajole Hitler… en vain ! Il n’en reste pas moins que

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28 : Cf. infra, p. 00045.

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cette découverte contribue à attirer l’attention des bio-graphes de la comédienne, et des historiens du ci-néma… ou du Troisième Reich, sur l’impact, dans lafilmographie de Romy Schneider et les difficultés deson existence, de ses jeux d’enfant29 dans l’antre dunazisme et de la honte indélébile que, probablement,elle en éprouvait.

La proximité de Magda Schneider et de Hitler fut plei-nement dévoilée dans le film suivant de Costelle etClarke, Apocalypse, puis un documentaire de LaurentDelahousse, Romy Schneider, une vie, un destin(conseiller historique : Fabrice d’Almeida), bénéficiade cet apport quelques années plus tard.

Outre Hugues Nancy et Daniel Costelle, je rencontre–en 2010- un autre documentariste de télévision, Zol-tan Moll, qui fait un véritable travail d’historien. Solli-cité par une émission très courue pour un « sujet »sur les naufrages, au moment de la débâcle française,du Lancastria et du Meknès, il déniche des documentset des témoignages qui invitent à approfondir l’étudeafin de mieux cerner les rôles de Churchill dans le pre-mier cas et surtout de Hitler dans le second, jamaisétudié. Le Meknès ramenait d’Angleterre, le 24 juillet1940, un millier de Français qui avaient opté pourVichy. Son torpillage en début de nuit, peu après sondépart de Liverpool, par une vedette allemande, avaittout l’air d’une gifle de Hitler à Pétain, pour le punirde traiter avec l’Angleterre sans lui en parler, etamoindrir son prestige de « sauveur ». Zoltan Moll atrouvé et m’a fait connaître les rapports des deux ca-pitaines : le Français fait état d’un tir de semonce(dont la source n’avait pu être repérée en raison del’obscurité), que l’Allemand passe sous silence. Le finmot semble être une décision allemande de coulertout navire battant pavillon tricolore sauf accord préa-lable avec Vichy, signifiée brusquement à ce gouver-nement sans lui laisser le temps de s’adapter. Voilà quidonnait le choix aux autorités collaboratrices, après lenaufrage, entre une accusation grave envers l’Alle-magne et une calomnie envers l’Angleterre, censéeavoir envoyé des Français à la mort sans précautionni protection. Le choix coulait de source après les évé-nements de Mers el-Kébir. Darlan accabla l’Angleterremais plutôt discrètement, Vichy préférant passer parprofits et pertes cet événement accablant, avant tout,pour lui-même. Notamment parce que les secours an-glais avaient été irréprochablement courageux et effi-caces, permettant de sauver les deux tiers despersonnes embarquées30. 31 32

William Patrick, l’autre Hitler (2006)

Tandis que pâlissait l’étoile des éditions du Polygone,

montait pour peu de temps celle de Patrick Robin, unjeune homme d’affaires qui vers 2005 investissait sesgains dans l’édition, en recherchant les sujets mécon-nus et prometteurs. Il me confia la traduction et l’ac-compagnement scientifique d’un livre de DavidGardner, correspondant aux Etats-Unis de quelquesgrands journaux de Londres, qui avait consacré sesloisirs à retrouver la trace de William Patrick, le filsd’Alois Hitler junior, demi-frère aîné d’Adolf. On savaitqu’il s’était exilé aux Etats-Unis en 1939 mais on per-dait sa piste après la guerre. Les livres sur Hitler enparlaient parfois et toujours en mauvaise part, rete-nant seulement qu’il avait voulu profiter de la célébritéde son oncle pour lui soutirer de l’argent.

Gardner nous conte avec pittoresque sa traque,qu’une connexion sur Internet rendit un jour fécondeaprès des années de déceptions, et exhume au pas-sage un certain nombre de documents. Notammentune lettre relatant une journée de déambulation deWilliam Patrick dans Berlin avec sa cousine germaineGeli Raubal, non datée mais visiblement antérieure dequelques jours au suicide de la jeune femme, qu’elleéclaire mieux qu’aucune autre source, ainsi que sa re-lation avec Hitler. Quant à celle de William Patrick, elleest assez différente de ce qu’on racontait. Loin devenir en Allemagne pour faire fortune aux crochetsd’un parent qui a réussi, il va réclamer une compen-sation financière pour sa mère qui a dû l’élever seuleen Angleterre après la désertion du foyer par Alois, etAdolf lui maintient la tête au ras de l’eau par des em-plois chichement rémunérés, pour le chasser début1939 au motif qu’il est resté fidèle à sa patrie anglaiseet à sa religion catholique (sa mère, Brigid, est d’ori-gine irlandaise). Et Rudolf Hess, chargé de la bassebesogne de signifier le congé quelques semaines avantle coup de Prague qui annonce la guerre prochaine,d’expliquer : « Si vous croyez que c’est simple pour leFührer en ce moment d’avoir des parents anglais ! ».

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29 : Un document indique notamment qu’elle était invitée aux anniversaires des enfants Bormann… ce qui donnait, à cette habitante de Berchtesgaden, huit occasions annuelles de monter à l’Obersalzberg et d‘y satisfaire, lorsqu’il était présent, le goût du Führer pour les minois enfantins.30 : cf. Delenda, Antoine, Vichy, Journal d’un opposant de l’intérieur, Paris, F-X de Guibert, 2010, entrée du 27 juillet 1940.31 : En 2010 toujours, je suis longuement interviewé, pour brosser le tableau d’ensemble de la situation politique et militaire, dans le film de Roger Mugnerot sur les « Régiments-ficelles » composés d’immigrés, en grande partie juifs, d’Europe de l’Est, engagés dans la campagne de France en juin 1940. En revanche, une autre aventure tourne court, dans laquelle le conseil des historiens était recherché pour de mauvaises raisons : un jeune cinéaste prétendait faire un film sur le procès de Nuremberg et avait interviewé plusieurs universitaires, quand il se révéla inféodé à des groupes religieux israéliens qui entendaient démontrer que le nazisme était préfiguré point par point dans la Bible. Après avoir contribué à faire capoter l’entreprise par le retrait de nos cautions, j’ai pu récupérer et mettre en ligne mon interview, rétrospectivement très amusante : on m’y voit expliquer avec patience que le nazi Max Amann n’avait pas, malgré son nom, une position politique dans le processus de génocide comparable à celle du vizir antijuif Aman du Livre d’Esther (http://www.delpla.org/article.php?id_article=447 ) ! 32 : Note ajoutée au moment de la publication (1er juillet 2012) : à peine rentré de Brest, le 27 juin 2012, je participe sous les augustes lambris de la Banque de France à un documentaire très prometteur sur les tribulations de son or entre 1940 et 1944, dont il me revient d’éclairer le contexte politique et stratégique. Le scénario est co-écrit par Jean-Philippe Immarigeon et Alain-Gilles Minella.

DAVID GARDNER

LE DERNIER DES HITLER

Patrick RobinEditions( (

LE DERNIER DES HITLER

En enquêtant sur le neveu d’Hitler, l’auteur, David Gardner, fait une découverte capitale sur la vie du dictateur.

Le récit d’une incroyable enquête et de la recherche passionnée de D. Gardner.

La biographie d’une famille dont le nom est synonyme d’horreur.

Après plusieurs années d’enquête, l’auteur a retrouvé les derniers survivants de la famille Hitler.

Ce livre éclaire de façon entièrement nouvelle un pan des relations familiales du Führer.

David Gardner est journaliste, il a couvert de nombreux confl its dont la guerre du Golfe. Il est aujourd’hui correspondant pour les plus grands quotidiens anglais aux Etats-Unis. L’histoire de William-Partrick Hitler le fascine tellement qu’il passera des années à essayer de retrouver le dernier homme à porter le nom de Hitler.

L’historien François Delpla, est le seul biographe français d’Adolf Hitler. Son dernier ouvrage, Les tentatrices du diable, traite de la vie affective et familiale du dictateur.Il a découvert récemment les travaux de D. Gardner. Après quelques vérifi cations et recoupements, il est en mesure de démontrer la validité de ce « scoop historique ». Il a traduit et préfacé l’enquête de D. Gardner « Le dernier des Hitler » tout en y apportant son éclairage d’historien.

William-Patrick Hitler, l’homme qu’Adolf Hitler appelait « mon affreux neveu » a disparu à la fi n de la seconde Guerre mondiale. Aidé par le FBI, il change de nom et se noie dans la foule anonyme aux Etats-Unis. Il était le dernier des Hitler.

En 1912, Adolf Hitler disparaît durant plus de cinq mois. Où était-il et pourquoi a-t-il tout fait pour dissimuler cette période de sa vie ? Depuis 50 ans, les historiens s’interrogent, et parfois se déchirent, pour tenter d’élucider ce mystère dont la solution semble avoir été trouvée par un simple journaliste anglais David Gardner, qui s’est passionné durant des années pour le neveu d’Hilter.

L’enquête de l’auteur nous révèle aussi que William-Patrick Hitler, eut 4 fi ls nés sur le sol américain. Ils fi rent un terrible pacte que l’auteur nous révèle ici : ils jurèrent de ne jamais avoir d’enfants afi n que les gènes du monstre s’éteignent à tout jamais.

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Patrick RobinEditions( (

ISBN: 2-35228-004-4

22,90 €

Traduction et postface de François DELPLA

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Après que William Patrick, qui avait passé quelquesannées à alerter l’opinion américaine sur la nocivité deson oncle, eut obtenu difficilement, en raison de sonnom, de servir dans l’US Navy (et sur le front du Pa-cifique), il disparut après la guerre en changeantd’identité, prenant curieusement (apprit-on quelquesannées après la parution du livre de Gardner) le nomde Stuart-Houston –proche du prénom (Houston Ste-wart) de l’Anglais Chamberlain qui, au XIXème siècle,avait fait le chemin inverse, s’installant en Allemagne,courtisant et conseillant Guillaume II, épousant unefille de Richard Wagner et, pour finir, adoubant lejeune Hitler comme le futur sauveur du pays.

L’apport principal de ce travail fut, pour moi, la décou-verte du séjour de Hitler à Liverpool pendant cinqmois, en 1912-13, dans l’appartement d’Alois et deBrigid. Cette dernière en parle avec un grand luxe dedétails dans des mémoires déposés en un seul exem-plaire à la bibliothèque publique de New-York, et édi-tés sans être très remarqués après sa mort, en 1979.Les historiens avaient tous ignoré ou négligé cettepièce et seul un biographe non universitaire de Hitler,Stanley Payne, l’avait exploitée (en 1973), sans lamoindre distance critique. L’historienne autrichienneBrigitte Hamann, la première, affronta la question en1996 dans son Hitlers Wien, et conclut à l’inauthenti-cité du récit. Mais elle écartait cette pièce par un ar-gument fragile : les fiches de la police viennoiseauraient témoigné de la présence de Hitler dans la villeaux dates considérées. Un aussi parfait inconnu était-il donc serré de si près par la maréchaussée de Fran-çois-Joseph, alors que le progrès qu’allait connaître enun siècle le fichage des citoyens en était à ses balbu-tiements ? Pour les besoins de la postface de ma tra-duction du livre de Gardner, je refis l’enquête et unarchiviste municipal de Vienne m’écrivit ceci : Hitler aété enregistré comme pensionnaire du foyer pourhommes, 20 Meldenmannstrasse, du 9 février au 21juin 1910 puis du 26 juin 1910 au 24 mai 1913. Ce-pendant, toujours d’après ce correspondant, il est trèsinhabituel qu’un pensionnaire séjourne trois ans sansinterruption dans un tel foyer et il se peut que des ab-sences n’aient pas été notées, ou que des mentionsaient été retirées. Or, puisque cette désertion dumonde germanique, peu avant une guerre mondiale,faisait tache dans une biographie de Führer et queMein Kampf n’en parlait pas, il est vraisemblable, sion suppose qu’elle a eu lieu, que les policiers alle-mands chargés, après l’Anschluss, de collecter en Au-triche les traces de la vie antérieure de leur maître,aient cherché activement et soigneusement escamotéles preuves de cet exil. Le fait que Brigitte Hamannn’envisage à aucun moment cette possibilité ne plaidepas en faveur de sa démonstration. Il faut donc ad-mettre que la preuve de la présence de Hitler à Viennependant les mois où sa belle-soeur écrit qu’elle l’a reçuà Liverpool n’a rien d’absolu… mais que ces archivesne prouvent pas non plus qu’il se soit absenté.

Je conclus pour ma part à la forte probabilité de cevoyage à partir de la critique interne du document.Certes Brigid est, au moment où elle l’écrit, une mili-tante antinazie et elle colporte des ragots qu’elle tientde tel ou tel correspondant allemand d’avant-guerre,

écrivant par exemple que Hitler a fait tuer Geli en rai-son d’une grossesse. Mais justement : il n’y a rien detel ici, rien qu’un récit personnel et nullement infa-mant, montrant un jeune homme qui peine à s’inscriredans le monde et dans la société, tout en se disant ar-tiste, ce qui est précieux par nombre de détails inéditsmais globalement conforme à ce qu’on savait par ail-leurs. D’autre part, et l’information est capitale si ledocument est véridique, ce Hitler est un révolté et unnationaliste allemand qui ne dit rien contre les Juifs :on est à des années-lumière de la littérature antinazieet de ses gros sabots. Enfin, qui aurait pu s’évertuerà rédiger cinq pages d’inventions détaillées sans ana-chronismes ni invraisemblances, pour les laisser dor-mir en un seul exemplaire dans une bibliothèque33 ?

Le procès de Nuremberg (2006)

Satisfait de notre coopération, et heureux de voir quenos Tentatrices du diable, à défaut de bien se vendreen France, sont achetées par deux éditeurs étrangers(l’un polonais et l’autre portugais), Jean-Daniel Bel-fond est tout disposé à me commander un nouvel ou-vrage mais, à l’affût de l’actualité, me dit en 2005 queles commémorations de la guerre sont désormais ter-minées et qu’il va falloir attendre 2009 pour que la sai-son revienne. C’est alors qu’une idée me traverse : ilreste le procès de Nuremberg et l’anniversaire de saconclusion, fin 2006 ! Ecrire sur ces assises est, desurcroît, un bon moyen d’exposer les principaux ac-quis de mon travail : mon livre portera sur ce que leprocès a cerné correctement, et sur ce qu’il a déforméou laissé dans l’ombre. Très vite un titre s’impose :Nuremberg face à l’Histoire.

Première surprise : la bibliogra-phie est assez mince, et fortpeu historienne. Le sujet faitpartie des aspects de cetteguerre que les universitaireslaissent encore en pâture àd’autres. S’agissant des com-bats, ces autres sont des jour-nalistes ou des militaires.S’agissant des procès, ils sontjournalistes ou juristes. LesFrançais, en revanche, contrai-rement à une idée reçue, sontpresque les borgnes en ceroyaume des aveugles, puisque

Annette Wieviorka fait partie des rares historiens quiont défriché le terrain. Mais le procès lui-même, danssa genèse et son déroulement, n’a jamais été raconté,sinon par ses témoins ou ses acteurs.

Le poids déterminant des Américains dans l’organisa-tion des débats n’est pas, lui, une surprise, mais lesclivages au sein de leur délégation, déjà suggérés parTelford Taylor, sont des plus révélateurs. Ici deux indi-vidus émergent : Henry Stimson et Robert Jackson.Le premier, ministre de la Guerre, impose petit à petitl’organisation du procès à un Roosevelt ennuyé, puisemporte brutalement la décision auprès d’un Trumandépassé, qui fait sagement confiance aux hommes del’administration précédente qui savent ce qu’ils veu-lent. Churchill, qui aurait préféré que personne ne fût

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33 : Je coopère également avec les éditions Patrick Robin par une préface dégageant l’intérêt scientifique d’un livre d’Arno Kersten à partir du journal de son père Felix, le masseur de Himmler mêlé à des chantages sur le sort des Juifs : Kersten (Arno) et Amara (Emmanuel), Felix Kersten / Le Dernier des Justes, 2006.

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jugé (et atteint là, et là seulement, son niveau d’in-compétence), et Staline, qui voulait tuer tout le mondeaprès des raffinements argumentaires évoquant lemodèle moscovite, n’ont plus qu’à s’incliner, le premiersur le principe d’un procès, le second sur le respectdes droits de la défense, à condition, fait préciserJackson, que son attitude ne soit pas dilatoire. Ce jugede la cour suprême, qui avait été un pilier du New Dealpeu en vue mais très important, récolte ce que Stim-son a semé. Ses maladresses dans le contre-interro-gatoire de Göring éclipseront fâcheusement son rôleécrasant, notamment pour contenir sur sa droite unetendance à l’indulgence envers les nazis et leurs aides« apolitiques », tels que les généraux allemands. Cecourant annonciateur de la guerre froide est incarnépar William Donovan, le père de la CIA, que Jacksondémet carrément de son poste de vice-procureur, enobtenant le soutien de Truman, après quelques se-maines de débats.

Le livre est accompagné d’un DVD intéressant car ilreproduit un film soviétique et anglophone : il com-plète le livre en donnant une idée synthétique du pointde vue stalinien et replace celui-ci dans le contexte del’époque en montrant, par sa confection même audébut de 1947, que l’URSS ne voulait pas d’une guerrefroide et ne s’y attendait guère, puisqu’elle s’imaginaitpouvoir diffuser en Occident sa vision du nazisme, etdu procès de ses chefs.

L’exécution de Georges Mandel (2008)

Le sujet de mon livre suivant arrive par la poste, sousla forme d’un mémoire de deux cents pages signé Ro-bert Courrier. Il s’agit du fils aîné du commissaire depolice Charles Courrier, commis par Pétain à la gardede ses prisonniers politiques : Daladier, Reynaud,Blum, Mandel et bien d’autres. Dans les rares ou-vrages qui le mentionnent, il est traité à peu prèscomme William Patrick Hitler dans la littératured’avant Gardner : celui-ci était calomnié en raison deson nom, celui-là l’est à cause du prestige de ses cap-tifs et de leur innocence. Il était facilement traité decollaborateur, voire de nazi. Son assassinat à Dijon enseptembre 1944, quelques jours avant la libération dela ville, n’arrangeait rien : on y voyait volontiers unevengeance des résistants pour les misères enduréespar les victimes du maréchal. Son fils, âgé de quatorzeans en 1940, avait fait une carrière de cadre commer-cial puis, la soixantaine venue, entrepris de débrouillercet écheveau. Depuis quinze ans il faisait le siège deshistoriens et de leurs instituts pour caser son mémoireet faire entendre son témoignage. J’étais en quelquesorte le dernier recours, indiqué par Jean-Claude Al-lain en raison de mes connaissances… sur Paul Rey-naud.

Le commissaire Courrier avait dirigé pendant deux ansun établissement d’internement administratif, en ob-tenant de garder sa famille autour de lui. D’où le ca-ractère extrêmement précieux du témoignage de sonfils. Ses constructions intellectuelles, présentées avecmodestie, le sont un peu moins. Une grande partie duraisonnement s’articule sur un fait strictement ina-perçu des historiens et pourtant confirmé par de nom-breux recoupements. Lorsque l’établissement, d’abord

installé à Pellevoisin tout près de la ligne de démarca-tion, déménage en janvier 1941 à Vals-les-Bains, ladestination première n’est point Vals, mais… Alger. Ledépart a lieu en catastrophe et en catimini le 31 dé-cembre, et s’inscrit dans la fameuse crise ouverte, le13 du même mois, par le renvoi de Laval du gouver-nement de Vichy. Cette crise a déterminé une grandeagitation dans la zone sud en général, et l’établisse-ment de Pellevoisin en particulier. Si Reynaud et Man-del avaient été séparés assez vite de Blum et deDaladier, internés à Chazeron dans l’attente du procèsde Riom, ils avaient été rejoints par d’autres hommespolitiques, notamment deux anciens ministres socia-listes du Front populaire, Marx Dormoy et Vincent Au-riol. Un premier scoop, amusant, de ce dossier veutque l’idée première de Pétain le 13 décembre ait étéde leur procurer la compagnie de Laval : des troischambres que Courrier a été prié de préparer uneseule sera occupée par l’un de ses collaborateurs,nommé Sokolowski, puisque, comme on sait, Laval estdétenu chez lui avant d’être délivré, au bout de troisjours, par Abetz.

Pendant ce temps, les prisonniers antinazis repren-nent espoir… y compris de portefeuilles, du moins pourcertains d’entre eux ! Dormoy, notamment, offre sesservices, puisque Pétain désormais défie les Alle-mands. Reynaud se porte candidat, lui, à la successiondu maréchal lui-même, arguant qu’il ne lui a cédé lepouvoir en juin que pour lui permettre de demanderles conditions d’armistice, avec l’intention de repren-dre la tête du gouvernement si elles étaient inaccep-tables. Si donc la crise débouche sur une rupture avecl’Allemagne et si le gouvernement de Vichy se trans-porte à Alger, Reynaud se sent redevenir légitime… endépit de la Révolution nationale. Quant à Mandel, il setient prudemment en retrait de l’agitation. On peutsupposer qu’il trouve les perspectives esquissées unpeu trop belles et, tout en guettant comme à son ha-bitude les potins, attend pour prendre position desfaits plus tangibles.

On annonce donc aux pensionnaires, le 31 en milieude journée, qu’on partira en automobile dans la soirée.C’est le ministre de l’Intérieur, Peyrouton, qui vientd’en donner l’ordre : le commissaire voudra bienconduire en Algérie, via le port de Marseille, les inter-nés dont il a la charge ; le quai et le navire seront in-diqués lors d’une étape, fixée à Aubenas (c’estCourrier qui a choisi cette ville, sur la carte, au moyend’une règle ! Vals est à huit kilomètres et possède unmeilleur hôtel –c’est la seule raison, jamais élucidéeauparavant, du choix final de cette localité où l’éta-blissement va rester plus d’un an). Mais un coup detéléphone de Courrier au ministère, le 2 janvier aumatin, indique que l’opération est suspendue et qu’ilfaut rester sur place. Une conversation entre Pétain etson ministre Jacques Chevalier, indique-t-on au com-missaire, a pesé dans la balance.

Si le transfert de Pellevoisin vers Alger et son blocageà Aubenas, puis Vals, n’avaient jamais été étudiés34,en revanche la conversation Pétain-Chevalier s’inscritdans un ensemble un peu mieux connu, même s’il faitl’objet de gloses intéressées et approximatives : lesconversations entre Vichy et Londres des dernières

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34 : Depuis, un article de revue a fait état du transfert de Pellevoisin à Vals en reprenant les informations du mémoire de Courrier : cf. Carlier (Claude), « Le départ secret pour l’Afrique du nord des internés de l’établissement administratif de Pellevoisin (décembre 1940 - janvier 1941) », Guerres mondiales et conflits contemporains n° 236, 2010.

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semaines de 1940 et des premières de 1941. Les sup-porters du maréchal affirment en effet et font sonnerhautement, pour tenter de justifier la collaboration,que des accords avaient été conclus vers la fin de1940, grâce à des intermédiaires tels que Rougier(que nous avons vu agir en octobre) et le diplomatecanadien Pierre Dupuy (qui prend le relais en novem-bre, jusqu’en février suivant). Une chose est certaine :Churchill a écrit fin décembre à Pétain, par l’intermé-diaire de Dupuy, qu’il le soutiendrait vigoureusements’il transférait son gouvernement à Alger ; ce télé-gramme, arrivé le matin du 31 sur le bureau de Pétainen présence de Chevalier et de Flandin, qui avait rem-placé Laval aux Affaires étrangères, a d’abord été bienaccueilli ; puis Chevalier, du moins l’a-t-il déclaré en1945 à l’occasion du procès Pétain, a fait valoir savieille amitié avec lord Halifax et fait admettre au ma-réchal, qu’il était retourné voir seul dans l’après-midi,que Churchill lui faisait prendre des risques excessifs.

Ces éléments s’articulent fortbien avec le témoignage de Ro-bert Courrier : Peyrouton (alorsl’un des ministres les plus zéléscontre Laval et la politique decollaboration) peut avoir arra-ché un ordre de départ versAlger en fin de matinée, etn’avoir pu (ou voulu) adresserde contrordre (le voyage étanthautement secret, et aucunepréfecture n’étant alertée àpart celle de l’Ardèche) avant lesurlendemain, lors de l’étaped’Aubenas. Cependant, l’expli-

cation que donne Robert Courrier ne convient pas :sachant que Halifax avait été remplacé par Eden auForeign Office le 24 décembre, et nommé ambassa-deur à Washington, il écrit dans son mémoire que lecontrordre était inspiré par Roosevelt et que celui-ciavait, en quelque sorte, donné l’ordre à Vichy de nepas bouger. Il ne fallait pas exposer le Maghreb fran-çais à une mainmise allemande, pour permettre auxEtats-Unis, quand ils seraient prêts, d’y prendre piedafin de venir libérer l’Europe. Il y a là une série d’ana-chronismes : les Etats-Unis et leur président étaientloin, alors, d’envisager aussi concrètement une inter-vention ; ils n’avaient ni l’intention ni le pouvoir depromettre quoi que ce soit à Vichy et n’étaient pas àmême de lui donner des conseils ni des ordres, sauf àlui enjoindre de ne pas céder plus aux Allemands qu’ilne l’avait fait lors de l’armistice ; et de toute façon,Halifax n’était pas encore à Washington, où il prit sonposte trois semaines plus tard.

Il faut donc, tout en étant fort reconnaissant à cet in-formateur, corriger son analyse35 et ramener l’affaire

à des dimensions platement européennes, c’est-à-direfranco-françaises et anglo-anglaises, l’ombre de Hitlerplanant bien entendu sur le tout. Nous avons là le der-nier round du match Churchill-Halifax –non pas sansdoute que ce lord, dans l’intervalle entre ses deuxfonctions, ait disposé de commandes pour piloterVichy, mais plutôt parce qu’il avait laissé entendre àDupuy, comme à Rougier, que Winston s’emballaitparfois un peu vite, Chevalier comprenant le messageet avisant Pétain que tout le cabinet de Londres nepartageait pas le prurit d’action du premier ministre,et qu’il était urgent d’attendre. Par ailleurs, Courriernous met une puce à l’oreille en disant que son pèreavait eu des conversations téléphoniques sur la partienavale du périple avec un amiral qui n’était pas Dar-lan, mais Jean de Laborde. Ce dernier commandait àMarseille et était l’un des rares, parmi les chefs impor-tants de la marine française, à ne pas être proche deDarlan. Il est possible, et même probable, que l’ami-ral-ministre, qui le jour de Noël avait rencontré Hitleren personne, ait mis son poids dans la balance, en ap-prenant le début du transfert en AFN, dans le mêmesens que Chevalier. Du moins un télégramme assezbien informé d’Abetz, le 1er janvier, le suggère-t-il36.

Ce dossier, qui porte essentiellement sur la premièreannée de l’internement de Mandel (il échappe à la res-ponsabilité de Courrier, ainsi que Reynaud, en étanttransféré au fort du Portalet à la mi-novembre 1941),m’avait d’abord orienté vers la rédaction d’un livre surles débuts chaotiques de Vichy, jusqu’à la résolution,en février 1941, de la crise du 13 décembre par l’avè-nement de Darlan. Cela reste un beau sujet… pourplus tard peut-être. Car j’ai décidé de m’orienter, endéfinitive, vers une relation strictement inexplorée, etconnexe de mes réflexions au long cours sur le duelChurchill-Hitler : celle du chef nazi avec Georges Man-del, juif et artisan en 1918-19, comme bras droit deClemenceau, du plus grand malheur de l’Allemagne.

Il est en effet offert en pâture par Pétain à son maîtreHitler, et ce dès juillet 1940. Car enfin que signifie lapropension proclamée de Vichy à mettre en accusationles « responsables de la guerre », apparue peu aprèsla première rencontre, le 19 juillet 1940, entre Lavalet Abetz ? Je suis amené, par cette exploration desdébuts de la captivité de Mandel et, accessoirement,de Reynaud, à consacrer quelque attention au procèsde Riom –et à le trouver, lui aussi, bien peu déflorépar les assauts de Clio37. Les non juristes qui en ontécrit restent aussi rares que les non militaires étudiantla défense des ponts de la Loire par les cadets de Sau-mur. Or la dimension politique de l’affaire éclipse d’unbout à l’autre sa dimension judiciaire. Par politiquej’entends : diplomatique, avant tout. Et si Reynaudn’est arrêté que le 6 septembre, Mandel l’est, lui, etinculpé, dès juillet, comme succédané d’un de Gaulle

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35 : En revanche, une hypothèse de Robert Courrier me semble des plus intéressantes, et aucune donnée ne vient la démentir : lors de l’invasion allemande de la zone sud en novembre 1942, Pétain a été sur le point de passer, enfin, en Afrique du Nord, et c’est l’investissement immédiat du Portalet par Knochen, l’empêchant de faire passer Reynaud et Mandel en Espagne pour les mettre hors d’atteinte de Hitler, qui l’a fait retomber dans son apathie, de crainte que son départ ne s’accompagnât de l’exécution immédiate des deux hommes, ruinant définitivement son aura de « protecteur » (cf. Qui a tué Georges Mandel ?, op. cit., ch.10). Enfin, Robert Courrier donne des indications précieuses sur Marx Dormoy, avec qui il avait tissé des liens amicaux, et suggère très intelligemment un lien entre son assassinat en juillet 1941 (parent on ne peut plus pauvre de la recherche historique) et les chantages hitlériens concernant les prisonniers politiques du maréchal.36 : Histoire(s) de la Dernière guerre n° 8, novembre-décembre 2010.37 : La comparution à Riom, entre février et avril 1942, d’Edouard Daladier, Léon Blum, Maurice Gamelin et quelques moindres seigneurs pour leurs responsabilités présumées dans la défaite de 1940, a fait l’objet d’assez nombreux ouvrages. L’instruction, beaucoup plus intéressante en raison de ses variations sous influence allemande (ou sous l’influence des relations germano-vichystes), reste fort peu étudiée : une belle preuve de la prédominance persistante d’une vision « franco-française » de l’histoire de Vichy.

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dont on ne peut offrir la tête à Hitler. Car c’est bien decela qu’il s’agit. Le pétainisme nous la baille belle, deprétendre qu’il attendait le renfort américain pour ré-sister (comme nous venons d’en voir une variante ori-ginale avec la solution de la crise du 13 décembreimposée par Roosevelt). En fait le maréchal, parfaite-ment découragé en mai-juin, se reprend en septembreà espérer, parce que Churchill et l’état de guerre semaintiennent, non pas que le vent tourne… mais queHitler ait besoin de Vichy, pour parachever la victoireet obtenir la paix. A l’ordre du jour dès juillet, la re-pentance pour l’entrée en guerre (c’est-à-dire le re-gret d’avoir respecté les engagements envers laPologne) ne se dément nullement en septembre ouoctobre, témoin une manœuvre entreprise par Abetz,avec le concours d’un Français nommé Jean Jardin : ilcherche à obtenir que Daladier, depuis sa prison, dé-clare, documents à l’appui, que Londres et Washingtonlui avaient forcé la main en septembre 1939, à coupsde promesses non tenues. L’affaire avorte, certes,mais parce que Hitler est avare de contreparties :dans le cas où il aurait accordé, pensée suprême dePétain à Montoire et pendant les semaines précé-dentes, un traité de paix avant la fin du conflit avecl’Angleterre, il est peu douteux que la France se seraitostensiblement repentie d’avoir déclaré la guerre, quele procès de Riom se serait tenu au plus vite, qu’il au-rait eu Reynaud et Mandel comme accusés principauxet qu’il aurait abrégé leurs existences.

Puisque la vie de Mandel m’apparaît alors de plus enplus comme un enjeu important dans les relations ger-mano-vichystes, il me semble tout d’un coup intéres-sant d’examiner le dénouement : l’exécution del’ancien ministre dans un sous-bois proche de Fontai-nebleau, le 7 juillet 1944. Elle avait dans tous les livresune genèse des plus courtes : il aurait été « assassinépar la Milice pour venger Philippe Henriot », l’éloquentministre vichyssois de l’Information, membre d’hon-neur de cette organisation et tué par des résistantsune semaine plus tôt. Je l’avais moi-même écrit ré-cemment : la formule s’étale en toutes lettres dansl’album de 2004 sur la Libération. Or elle ne résistepas à l’examen historique le plus superficiel !

Mandel, Blum et Reynaud (ainsi que Weygand, Game-lin, Daladier et bien d’autres) étaient alors détenus enAllemagne et la Milice française était aux ordres deLaval, qui la prêtait volontiers aux occupants. Elle nesemble pas avoir montré un souci spécifique de ven-ger Henriot : elle avait tous les jours des morts, etelle-même en faisait de nombreux dans les rangs desrésistants. Surtout, elle n’était ni en position, ni en hu-meur, d’en demander un à Hitler pour le trucider aucoin d’un bois. C’est lui, bien entendu, qui est à l’ini-tiative. Peu lui chaut de venger Henriot : ce qu’il veut,c’est retarder au maximum la libération de la France.Pour cela, il a encore besoin de Pétain et de Laval, cesprofesseurs émérites de résignation. Il faut qu’ilscontinuent de dissuader les Français de résister, au

motif que c’est trop dangereux. Le massacre d’Ora-dour, quatre jours après le débarquement de Norman-die, donne le la. Et voilà qu’Abetz annonce à Laval, lorsdes obsèques d’Henriot, que l’Allemagne va « rendreà la France » Mandel, Blum et Reynaud, pour queVichy les exécute après un jugement rapide.

Finalement, Mandel est ramené seul en France sousbonne garde de SS. Son parcours dans le pays est en-cadré du début à la fin par Julius Schmidt, adjoint deKnochen à la direction du SD en France. Le 7 juillet endébut d’après-midi, il est incarcéré pour quelquesheures à la Santé en présence et sous la signature deKnipping, le représentant en zone nord de Darnand,secrétaire d’Etat au Maintien de l’ordre, par ailleursfondateur et chef de la Milice. Il s’agit de compromet-tre cette organisation, sans lui abandonner pour au-tant le prisonnier. Lorsqu’il est repris, pour êtreconduit, dit-on, dans une prison milicienne proche deVichy (le château des Brosses), c’est certes Knippingqui signe la levée d’écrou. Mais c’est un groupe spé-cial, théoriquement affilié à la Milice mais travaillantquotidiennement avec et sous les ordres de la Ges-tapo, le Service d’ordre en zone nord, dirigé par PaulFrechou, qui le prend en charge et monte une expédi-tion de deux tractions. Mandel prend place dans lapremière et Schmidt dans la seconde. Lors de l’exé-cution en forêt de Fontainebleau, le chauffeur de lapremière voiture simule une panne et la seconde s’ar-rête quelques dizaines de mètres en arrière. Le bour-reau est Maurice Solnlen, alias Mansuy, un délinquantde droit commun devenu un tueur attitré, au servicedirect des Allemands38.

La manoeuvre est claire, et clairement d’origine hitlé-rienne : un document indique qu’Abetz a causé avecHitler fin avril de représailles à exercer contre Mandel,Blum et Reynaud. Il s’agit, en ne tuant que le premiernommé, de faire protester Pétain et Laval contrel’éventualité que les deux autres subissent le mêmesort ; il serait même excellent qu’ils mettent leur dé-mission dans la balance. C’est exactement ce qui sepasse, ils restent à leurs postes et se vanteront, lorsde leurs procès, d’avoir sauvé ces deux vies… en susde beaucoup d’autres.

L’ensemble du traitement de Mandel par le TroisièmeReich est une parfaite illustration de sa propension àjouer de sa propre cruauté, en demandant des têteset en déployant des menaces pour finalement secontenter d’un tableau de chasse un peu plus res-treint. A l’occasion de l’écriture de ce livre, je prendsconscience que l’expression « prise d’otages » est undes meilleurs résumés de la politique nazie, dans tousles domaines, à dater de l’incendie du Reichstag. C’estégalement, si on s’interroge sur le choix de la victimefinale, une excellente illustration de deux autres ca-ractéristiques de la démarche hitlérienne : l’aptitudeà faire d’une pierre deux coups (ou plus) et le poidsdes obsessions d’un dément. En Blum il menace (puis

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38 : Cette analyse risque d’être rendue caduque en septembre prochain par la parution d’un livre de François Le Goarant de Tromelin, qui prépare sous la direction de Jean-Marc Berlière la première thèse sur la Milice. Ayant recueilli les confidences d’un membre de l’équipe chargée du transfert de Mandel, il pense pouvoir démentir la présence de Schmidt dans la deuxième voiture ; les trois membres du commando jugés en 1945 l’auraient affirmée, d’un commun accord, afin de passer plus facilement pour des comparses (entretien téléphonique, 20 février 2012). Reste qu’ils n’ont pas avancé ce nom par hasard : Schmidt peut toujours être considéré comme le chef d’orchestre ; car le même auteur permet également de mieux cerner la personnalité de Mansuy. Encore plus inféodé à l’occupant que ses camarades, il avait reçu de lui plus d’une mission délicate : Schmidt avait pu le charger d’abréger les jours de Mandel sans éprouver le besoin de le surveiller de près. Mansuy aurait d’ailleurs lui-même conduit le véhicule, et simulé la panne : cette version nous éloigne encore un peu plus du crime milicien « pour venger Henriot ».

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conserve comme otage) un Juif qui s’est opposé auReich par ses appels à la mobilisation contre le fas-cisme mais l’a aussi servi, tant par une relative mol-lesse (son attitude au moment de Munich, biendifférente de l’intransigeance de Mandel) que par desmesures sociales propres, du point de vue hitlérien, àaffaiblir la France. En Reynaud il vise, pour finalementl’épargner, un belliciste de la phrase, qui au momentdécisif a plié et transmis les rênes à Pétain. Seul Man-del incarne à l’état pur l’hostilité juive à la grandeurallemande, seul il est, à ce titre, méthodiquement tra-qué puis écrasé.

Mers el-Kébir (2010)

Pendant que j’effectue pour l’Archipel une traductionde l’allemand (la seconde moitié de La Route vers laliberté de Mietek Pemper, l’adjoint juif d’Oskar Schind-ler39, dont les mémoires tardifs corrigent heureuse-ment les invraisemblances et les superficialités dulivre de Thomas Keneally et, surtout, du film de Spiel-berg), je suis engagé par un nouvel éditeur, Descléede Brouwer, par le truchement d’Edouard Husson etde François-Xavier de Guibert. J’ai été mis en contactavec Hervé Grall, le président de l’association des vic-times de Mers el-Kébir (il a perdu son père sur le Dun-kerque à l’âge de deux ans) ; après avoir lu mesquelques pages de Churchill et les Français sur lesujet, il me dit que j’ai donné un sens à la mort de sonpère : un tel moment aide un historien à supporterbien des mécomptes ! Hervé Grall a pris conscience,m’explique-t-il, que ces morts avaient causé beaucoupde mal à Hitler au moment où plus grand-chose nigrand monde ne semblait pouvoir lui interdire untriomphe durable.

Le livre que je prépare, en coopération avec lui (il re-noncera finalement à le préfacer, se contentant d’unsoutien discret –par exemple lors d’une présentationdu livre à la librairie Dialogues de Brest- car son asso-ciation n’est pas encore tout à fait à même de partagerson point de vue), est l’occasion d’un affinementconsidérable de cette esquisse. Et d’une désintoxica-tion par rapport aux fables… de Churchill. Il parle eneffet dans ses mémoires d’un cas de conscience etd’un défi… comme s’il avait pu savoir qu’il y aurait undrame épouvantable et 1275 morts (chiffre corrigé lé-gèrement à la baisse, grâce au comptage minutieuxde l’association, par rapport aux 1297 du bilan clas-sique). En fait, ses ordres permettaient d’épargner lesvies humaines pourvu que le matériel fût rendu inuti-lisable, si les Français ne voulaient pas, comme l’eûtsupposé l’alliance mais certes point l’armistice, céderce matériel aux Anglais en leur souhaitant bonnechance. C’est son amiral sur place, Somerville, qui sepoussa lui-même au crime en faisant comprendrecombien sa mission lui répugnait, suscitant dans l’es-prit de son collègue français Gensoul le fol espoir qu’iln’oserait jamais tirer : c’est ainsi que loin d’évacuerles navires, il les fit regarnir d’un personnel prêt aucombat, à grand renfort de discours sur l’honneur.

Je débusque au passage une déformation, volontaireou inconsciemment dictée par l’idéologie, commise parun archiviste et publiciste dont l’indulgence envers Pé-tain est connue mais qui passait pour consciencieux,Hervé Cras de son nom de fonctionnaire -il signait seslivres du pseudonyme de Jacques Mordal. Darlan écrit

à ses amiraux au matin du 22 juin 1940 –la journéedécisive des négociations d’armistice- que les condi-tions allemandes seront acceptées « si elles necontiennent rien de contraire à l’honneur ». Publiédans un recueil officiel du service historique de la Ma-rine sous la signature de Cras en 1959, le texte de-vient : « Les conditions seront acceptées. Elles necontiennent rien de contraire à l’honneur ». Le texteauthentique, vérifié sur archives, montre qu’à la ré-ception de ces conditions, la veille, Darlan les avait es-timées déshonorantes, et pour cause : ellesprévoyaient, en leur article 8, le stationnement desplus belles unités de la flotte de guerre française dansun port occupé par les Allemands, celui de Brest. Cen’est pas à proprement parler une livraison à l’Alle-magne mais cela y ressemble, surtout vu de Londres.Les Français bataillent donc pendant la journée à Re-thondes pour obtenir le stationnement de ces unitésdans des ports sous contrôle français ; Hitler prometvaguement de revoir la question, mais exige la signa-ture du texte tel qu’il est. Darlan va seriner dans lestélégrammes suivants que l’armistice ne contient riende contraire à l’honneur. Or il avait, par son « si »,montré qu’à son avis, le 22 en début de journée, cen’était pas le cas. La suppression de ce petit mot, etla coupure de la phrase par l’ajout d’un point, dissi-mulent donc deux données capitales, l’une sur Hitleret l’autre sur Darlan : le dictateur allemand excelle àcompromettre les gens à leurs propres yeux, pourmieux les tenir ; Darlan a de l’honneur une conceptionélastique. Et bien entendu, le tour de passe-passedans la publication de 1959, souvent citée, tend à dis-simuler sa responsabilité dans les événements deMers el-Kébir, dont le ressort principal est précisé-ment, dans l’esprit des Anglais, le caractère déshono-rant de cet article 8. Car même si le gouvernementPétain ne cesse de clamer que le texte va être révisé,il n‘en prévoit pas moins la livraison de la flotte dansdes ports tenus par les Allemands et, à l’heure de l’ou-verture du feu, cette révision n’a toujours pas dépasséle stade des promesses.

Les auteurs précédents, qu’ils soient voués au cultede Vichy ou influencés inconsciemment par lui, glosentlonguement sur les « difficultés decommunication » qui auraient empêché le cabinet bri-tannique d’être atteint par la nouvelle de cette modi-fication de l’article 8 ou de ses modalités d’application.Beaucoup insinuent en sus que Churchill, parfaitementinformé de celle-ci par ses services de renseignement,

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3 juillet 1940 : des Anglais tirent pour la première fois sur des Français depuis

Waterloo... pendant une guerre où les deux nations sont alliées et où les deux marines

viennent de mener des opérations conjointes. D’où des rancœurs encore inassouvies,

que les ouvrages parus avant celui-ci ont entretenues sans jamais prendre en compte

l’ensemble du dossier, avec des erreurs parfois grossières dans la lecture des documents.

Il est temps de parler d’histoire.

La France, submergée en quelques semaines sous une ruée de blindés allemands,

vient de se rendre avec Pétain, tandis que l’Angleterre relève seule le défi, sous Churchill.

C’est Hitler qui provoque l’ouverture du feu en rade d’Oran par ses conditions

d’armistice, qui se veulent subtiles et propres à convaincre l’Angleterre de signer à

son tour.

Le réveil est brutal, non seulement pour la France mais pour l’Angleterre elle-

même, l’Allemagne, l’URSS, les États-Unis... Bref, la planète. Et pour la guerre qui,

cessant d’être « drôle » et, de la part des adversaires du nazisme, velléitaire, sera

désormais menée à fond.

François Delpla résume ici, tout en la prolongeant, une recherche de plusieurs

décennies sur le défi hitlérien en général et l’an Quarante en particulier. Il a écrit en

particulier la seule biographie française du Führer et le premier livre consacré à

l’accouchement étonnamment complexe de l’appel du 18 juin. Les éditions

François-Xavier de Guibert ont publié en 2003 sa thèse de doctorat : La Face cachée

de 1940 : comment Churchill réussit à prolonger la partie.

ISBN 978-2-7554-0385-5 xx €

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FRANÇOIS DELPLA

Mers el-Kébir3 juillet 1940

La Grande-Bretagne rentre en guerre

39 : Décédé le 7 juin 2011 à Augsbourg.

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l’avait cachée à ses collègues du cabinet de guerre.Mon livre décape ces légendes au profit de la froideréalité : l’article 8 restait en vigueur, et Hitler en me-sure d’exiger son application.

Je livre en conclusion une réflexion nouvelle sur la si-tuation mondiale en juillet 1940. Mers el-Kébir m’ap-paraît maintenant comme le déclic principal, voireunique, de la décision la plus controversée de Hitler :attaquer l’URSS avant d’en avoir fini avec la Grande-Bretagne. Il se trouve en effet, lorsqu’il est informé del’hécatombe, du triomphe parlementaire obtenu parChurchill le lendemain et du refus des Etats-Unis dedésapprouver l’action anglaise, devant une situationinédite autant qu’effrayante. On lui résiste pour la pre-mière fois autrement qu’en paroles, et même on luirend la monnaie de toutes ses pièces, en faisant coulerun sang innocent. L’antisémitisme nazi est un mimé-tisme, fondé sur l’idée que les Juifs ont commencé (àmentir, à tuer, à opprimer, etc.) et qu’il faut leur répli-quer sur leur terrain. Et voilà soudain que la Juiveries’est donné en Churchill un chef sanguinaire, montrantqu’elle se mobilise enfin après s’être laissé endormir.Et derrière le Juif Churchill, aux moyens matériels li-mités et vulnérables, se profile le Juif Roosevelt, dontles possibilités sont incommensurables et hors d’at-teinte de l’Allemagne. Alerte ! Il faut à la fois jouer ra-pidement ses atouts, contre ce Stalinejudéo-bolchevique qui s’est laissé engluer dans unpacte, et ensauvager plus vite que prévu le peuple al-lemand, à toutes fins utiles.

Edouard Husson, dans son dernier livre, a attiré l’at-tention sur le projet « Madagascar » de « solution dela question juive », qui mûrit à cette époque dans lescartons du SD et de la Wilhelmstrasse. Il se serait agid’un génocide relativement lent, mais caractérisé.C’est justement du 3 juillet -la journée qui précèdel’annonce de la canonnade d’Oran- qu’est daté le do-cument le plus explicite, en vue du traité de paix, es-péré imminent, avec la France et l’Angleterre. Onréclamera cette île afin d’y déporter tous les Juifs pos-sibles. Elle sera entièrement aux mains du SD, quicontrôlera l’entrée et la sortie des hommes, des mar-chandises et des capitaux, après avoir chassé les co-lons français sans les remplacer par un seul civilallemand. Autant dire que les Juifs seront surveilléset, surtout, nourris et soignés par leur pires ennemis :famines et épidémies décimeront les déportés, sanscompter les exécutions décrétées par une justice uni-latérale, et, au besoin, les expéditions punitives de ba-taillons SS. Et puisque l’Angleterre, dans cettehypothèse, aurait remplacé Churchill par Halifax poursigner la paix, on pourrait lui mettre le doigt dans l’en-grenage du remodelage racial de l’espèce humaine, enl’invitant insidieusement à débarquer dans le port deTananarive les Juifs qui l’encombrent, par exemple enPalestine… La reconversion allemande à la nouvelle deMers el-Kébir ne va donc pas concerner seulement lesforces armées : c’est aussi le projet génocidaire qui seretourne vers l’est, et le peuple allemand en armes vaêtre subtilement enrôlé dans la besogne.

Dernières aventures (2010-2011)

On trouvera sur mon site, notamment à partir des édi-toriaux, les échos d’un certain nombre de débatsayant trait à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale,dans lesquels je suis intervenu, soit parce que mes re-cherches me donnaient quelque compétence, soitparce que j’estimais la vérité bafouée par des mouve-ments de foules intellectuelles mal orientées. On ycroise les noms de Guy Môquet, de Jean et AlexandreJardin, de Daniel Costelle, de Stéphane Hessel, de Pa-trick Desbois, de Yannick Haenel et beaucoup d’autres,sans oublier le regain d’actualité de l’action des Au-brac, objet de travaux plus divers et moins polémiquesde la part, notamment, de Laurent Douzou et du plas-ticien et documentariste Pascal Convert.

Ce dernier exemple mérite, de la part des historiens,attention et réflexion. Convert est un sculpteur venuà l’histoire par le biais des commandes publiques demonuments. Ayant réalisé celui du mémorial des ré-sistants fusillés au Mont-Valérien, il a regretté qu’on ymît peu en valeur certaines personnalités juives ouétrangères, comme Joseph Epstein. Enquêtant sur cechef FTP-MOI proche de Manouchian mais jugé et fu-sillé en solitaire sans être immortalisé par la fameuse« affiche rouge », il en vint de fil en aiguille à réaliserun film dans lequel figurait Lucie Aubrac, qui avait mi-lité avec Epstein avant la guerre. Peu après son décès,en 2007, il proposa à Raymond de raconter devant lacaméra sa riche existence. S’ensuivirent pendant troisans des centaines d’heures d’enregistrement (chezRaymond Aubrac la plupart du temps, mais aussi lorsd’un voyage au Vietnam) –moyennant la promesse dene rien publier du vivant de l’informateur. Lequel com-muniqua ses archives, que Convert alla compléterdans divers dépôts publics ou privés. Lorsque le tra-vail, en 2010, fut en voie d’achèvement, l’interdictionfut levée, un livre de 700 pages et le premier de deuxfilms virent le jour au printemps 2011 et Raymond putpendant un an participer aux débats qu’ils engendrè-rent. Il va sans dire qu’un historien universitaire auraitdifficilement pu se lancer dans une telle aventure,avec une pareille incertitude sur le moment de la pu-blication. Elle enseigne que notre activité est l’une decelles où les professionnels ont le plus à apprendre desamateurs, surtout si ceux-ci assimilent, chemin fai-sant, un certain nombre de techniques (sur le traite-ment des archives et des témoignages notamment) etsavent recourir aux spécialistes en cas de besoin (jereçus quelques coups de fil à cet effet). C’est ainsi quela longévité exceptionnelle d’une personnalité emblé-matique du XXème siècle –une longévité non seule-ment physique et intellectuelle, mais militante,conjuguée à la passion d’un artiste et à sa disponibi-lité, a permis de récapituler à loisir cette existence,pour le plus grand profit de la connaissance historique.Car l’œuvre ainsi produite est en partie subjective,mais riche en informations naguère menacées de seperdre, tant sur les détails d’un certain nombre d’épi-sodes complexes que sur les principaux enjeux d’unsiècle tourmenté40.

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40 : Note ajoutée au moment de la publication (1er juillet 2012) : le jour même de l’annonce du décès de Raymond Aubrac, la calomnie a connu une résurgence brutale dans tous les sens de l’adjectif. Stéphane Courtois a abusé de l’hospitalité du critique militaire de Marianne Jean-Dominique Merchet pour insulter sur Internet le résistant disparu ; j’ai publié au même endroit un article réparateur le lendemain, mais les échos internautiques montrent que la calomnie reste infiniment plus appétissante que la vérité : http://blogs.mediapart.fr/blog/francois-delpla/270512/aubrac-quand-courtois-ressuscite-chauvy

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Mes propres interventions dans les débats historiogra-phiques récents sont principalement internautiques(avec notamment, outre mon site et son forum, l’ou-verture d’un espace sur Mediapart http://blogs.medi-apart.fr/blog/francois-delpla et une participation assezrégulière à des magazines en ligne comme Histomaghttp://www.39-45.org/portailv2/download/download-0-0+histomag+44.php ou Dernière guerre mondialehttp://derniereguerremondiale.net/indexDGM.php),mais empruntent parfois d’autres vecteurs : radio, té-lévision, périodiques imprimés… Il arrive qu’une caté-gorie déborde sur une autre, ainsi lorsqu’une série dePierre Assouline consacrée à Churchill sur France-Cul-ture devient un livre chez Perrin.

Dans la catégorie des périodiques, une mention spé-ciale doit revenir au magazine Histoire(s) de la Der-nière guerre, qui depuis septembre 2009 exploreméthodiquement, tous les deux mois, les anniver-saires de la Seconde Guerre mondiale, sous la direc-tion du déjà nommé Yannis Kadari, un passionnéextra-universitaire à la compétence reconnue en ma-tière de chars d’assaut. J’y ai publié d’assez nombreuxarticles et ils commencent à former une pelote, qui ex-pose mes analyses sur les origines du conflit et sesdifférentes phases. Ils mériteraient peut-être d’être unjour réunis en un recueil, mais en attendant j’ai pro-duit un premier ouvrage ramassant mon travail, etmes interventions sur divers fronts : le Petit diction-naire énervé de la Seconde Guerre mondiale, paru enavril 2010.

J’avais correspondu il y a une dizaine d’années avecJohn Lukacs, comme avec tous les spécialistes quivoulaient bien s’y prêter. Il m’avait donné quelquesavis utiles, mais dans l’ensemble nous correspondionsdavantage par nos publications quasi-simultanées, ouparfois croisées (son Hitler of History de 1997 et sonFive Days in London de 1999 recoupent les sujets demes livres, respectivement, de 1999 et de 1997) quepar nos courriers. J’avais eu également l’occasion dele défendre contre une attaque aussi sévère que malinformée, dans les Cahiers Jaurès de Madeleine Rebé-rioux, qui m’avaient ouvert rapidement et largementleurs colonnes. En 2010, la lecture de son The Legacyof the Second World War me plut tant que j’entreprisde faire partager ce sentiment, et ma traduction,revue par l’auteur ainsi que la préface, est parue en2011.

Ma condition de professeur de lycée (dont je me suisévadé in extremis en 2008 après cinq années à mi-temps, pour ne plus faire que de la recherche, avantque l’âge de la retraite ne soit perturbé par un cata-clysme non encore maîtrisé) m’a permis, outre desconditions de recherche que jalousent parfois à justetitre des collègues de faculté inondés de travaux d’étu-diants et de tâches administratives, d’aider quelquesjeunes chercheurs sur la base d’un bénévolat réci-proque. Les échanges les plus féconds ont eu lieu avecFanny Chassain-Pichon, exploratrice des relations siimportantes et encore si mal connues entre Hitler etRichard Wagner, et Eric Kerjean, auteur de décou-vertes majeures sur l’amiral Canaris, beaucoup plusproche et complice de Hitler qu’on ne croyait –une in-tuition que j’avais conçue depuis longtemps sansprendre le temps de l’approfondir.

Bilan provisoire d’un parcours internautique

J’ai pris l’habitude, à partir de l’an 2000, de soumettreau banc d’essai de la Toile mes découvertes et mes in-terprétations. J’ignore pour l’instant tout protection-nisme à cet égard et m’en trouve bien. Nul ne m’ajamais rien volé pour essayer de me coiffer sur le filen publiant une trouvaille avant moi dans quelquerevue. Je suis, il est vrai, immunisé contre ce risquepar mon champ d’études lui-même et le fait qu’il a étéparcouru en long et en large par les personnes les plusdiverses à la surface du globe. D’éventuels pirates au-raient d’abord à faire un effort mental pour compren-dre ce qui est nouveau et ce qui ne l’est pas. Ensuiteet surtout, ce que je cherche est moins l’anecdote iné-dite, même si elle peut être, au sens photographiquedu mot, révélatrice, qu’une appréciation d’ensembledu nazisme et de sa guerre. Tant que j’ai, dans ce do-maine, des vues neuves à proposer, supposant une ca-pacité de présenter sous une forme à la fois inédite etplausible le comportement des chefs et de leurséquipes dans plusieurs pays à la fois, je fais probable-ment le désespoir des voleurs, et ne pourrais guèreêtre piraté que par un autre moi-même.

Le plus intéressant et important dans cette nouvelletechnologie, pour stimuler la recherche historique, mesemble être les forums, qu’ils soient généralistes ouspécialisés. La difficulté principale réside dans la li-berté d’inscription et de participation, qui a tendanceà engendrer son contraire –c’est-à-dire le verrouillagedes discussions et même, assez fréquemment, l’ex-clusion d’une ou de plusieurs personnes par la procé-dure, inscrite dans les logiciels de forums, dubannissement temporaire ou définitif. Si les partici-pants sont parfois (et encore trop rarement) des pro-fessionnels chevronnés de notre discipline, les gérantsdes espaces, ordinairement appelés modérateurs,exercent toujours leur fonction en amateurs, mus parune passion de l’histoire souvent enracinée dans leurenfance. Perpétuellement inquiets des « déborde-ments » et des « dérapages », ils réagissent en fonc-tion de leur culture et aussi de leur disponibilité,fatalement assez faible en regard des connaissancesrequises pour remplir sereinement leurs tâches, àcommencer par la lecture complète et soigneuse dudébat qui est en train de se dérouler. Nul ne paye cesjuges pour instruire à loisir des dossiers complexes surlesquels ils s’estiment tenus de statuer dans de trèscourts délais. De ce point de vue, l’électronique seratoujours concurrencée par les comités de rédactiondes revues, les colloques et les jurys de chair et d’osqu’on prend le temps de rassembler dans des en-ceintes universitaires !

La rubrique « Débats » de mon site accueille donc de-puis douze ans les résumés des discussions les plusintéressantes. Ou bien je me contente de sauvegardermes propres interventions (avec un lien vers l’ensem-ble du débat), lorsqu’elles approfondissent, sous l’ai-guillon de la discussion, des points que j’ai abordésailleurs. Dans la première catégorie prennent placedes controverses parfois heurtées, mais en définitiveutiles et éclairantes, sur ce qu’on peut affirmer concer-nant la mort de Himmler, après que Martin Allen a ou-vert la boîte de Pandore en 2005 en remplaçant lathèse du suicide par celle de l’assassinat à partir dedocuments inventés (cf. infra, p. OOO87). Dans la se-conde, un texte de 2004 sur l’accord de non-agression

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germano-polonais de janvier 1934, que je rapprochepour la première fois du pacte germano-soviétique de1939, du point de vue le plus important, celui des pré-paratifs hitlériens d’agression et de leur dissimulationméthodique41.

La discussion sur Himmler m’offre d’ailleurs l’occasionde forger un concept nouveau que je propose à mescollègues chercheurs, celui d’hypocriticisme (cf. infra,p. OOO87).

Et maintenant ?

Après Mandel et Mers el-Kébir, le pendule va certaine-ment revenir vers l’Allemagne, notamment avec unesynthèse sur le Troisième Reich prévue pour 2014 et(je l’espère) la traduction des mémoires d’Otto Wage-ner, le seul livre important d’un familier de Hitler àn’avoir pas encore de version française et celui aussidont la présentation est la plus dépassée : une nou-velle et substantielle préface s’avère indispensablepour tirer parti de tout ce qu’on ne savait pas en 1978et qui peut entrer en résonance avec les apports deWagener (cf infra, p. OOO57). Ces travaux, peut-êtremenés en parallèle avec un film, exploreront en parti-culier la folie de l’entreprise hitlérienne, au sens étroitet clinique du mot. C’est en effet une pathologie indi-viduelle qui fait de l’aventure nazie, du moins au stadeactuel de ma réflexion, un cas exceptionnel d’influencede l’individu dans l’histoire. Voilà qui soulève bien desquestions dont je vais, dans la seconde partie de cemémoire, explorer quelques-unes.

Mais la recherche, fût-elle menée en dehors de touteécole et à plus forte raison si elle l’est, n’est pas uneaffaire individuelle et, mettant en avril 2012, quandse précise le moment de la soutenance, la dernièremain à ce texte, je salue une évolution survenue là oùje ne l’attendais pas. Le dernier livre de FlorentBrayard présente « Auschwitz » comme un « complotnazi »42, à partir d’une illumination : le journal deGoebbels prouve que son auteur n’apprend pas d’em-blée l’ampleur du génocide ; son caractère systéma-tique ne lui est révélé que par un discours, longtempsméconnu, de Himmler à Posen, le 6 octobre 1943. Ils’agissait, en conclut Brayard, d’une « transgression »trop lourde pour que Hitler jugeât utile d’en informermême un collaborateur aussi proche, aussi antisémiteet aussi dénué de scrupules. Plus encore que le pro-pos, qui ouvre des perspectives sur l’ensemble dufonctionnement nazi et le rôle qu’y jouent les indivi-dus, c’est le courage intellectuel, aussitôt sanctionnépar des commentaires peu amènes, qu’il importe desaluer : Brayard rompt de manière prometteuse avecles canons d’une école jusque là rétive à l’examen desméthodes hitlériennes de dissimulation, et perduedans des impasses que je vais maintenant visiter.

Deuxième partie : Vues d’ensemble / Le rôle de

l’individu dans l’histoire1) Hitler et Churchill

Une grande partie de ce qui a été publié sur la secondeGuerre mondiale sous le nom d’histoire ne satisfait pasaux exigences de la discipline, ni en intention, nimême, dans une large mesure, au vu du résultat. Eta-blir comment la guerre a éclaté et comment ce quis’est passé tant en 1939 que dans les années anté-rieures a pu advenir, en se fondant sur les preuves his-toriques disponibles, est une tâche que peud’historiens ont été capables, ou même ont entrepris,de mener à bien, que ce soit dans des ouvrages defond ou dans des articles savants. Beaucoup d’au-teurs, qu’il s’agisse d’hommes d’Etat écrivant leurssouvenirs ou défendant une politique, ou d’historiensprofessionnels, se sont intéressés au passé avant touten fonction du présent, ou ont souhaité déduire dupassé, d’une façon soi-disant scientifique, lesconduites à tenir et les méthodes à appliquer dans leprésent et dans le futur tel qu’ils le conçoivent43.

Ce rude constat de l’historien irlandais Desmond Wil-liams date du milieu des années cinquante. Il fait ré-férence aux enjeux de la guerre froide, censésdéteindre abusivement sur ceux des années trente :les auteurs visés prétendent tirer les leçons des an-nées où « on avait trop cédé à Hitler » en mettant engarde les gouvernants de l’heure contre toute fai-blesse à l’égard de l’URSS. Or aujourd’hui, ce constatreste largement valide. On s’est certes efforcé, dansles années soixante, d’analyser les choix politiques desannées trente dans leur complexité, sans trop se lais-ser influencer par les imprécations churchilliennescontre Hitler ; mais cela revenait bien souvent à noyerles prises de décisions dans un brouillard qui éloignaitle lecteur de la compréhension des faits, plus qu’il nel’en rapprochait. Cette démarche, au demeurant, ré-pugnait à aller au bout de sa logique : car, tout demême, Hitler existait, avait une certaine prise sur leréel, sans laquelle on s’expliquerait mal que son pou-voir se soit appelé une dictature, et il n’était pas animéd’intentions très sympathiques. L’ayant fait sortir parla porte, il fallait bien le réintroduire par la fenêtre etl’historien qui, au départ, prétendait s’affranchir detout discours sur les intentions des acteurs pour neconsidérer que leur comportement, s’avérait au boutdu compte moins capable que ses devanciers de le dé-crire et de l’expliquer.

Ce brouillard venu nimber l’étude du nazisme unevingtaine d’années après la guerre porte un nom : lefonctionnalisme. Lancée par deux universitaires ouest-allemands, Martin Broszat et Hans Mommsen, l’écolefonctionnaliste d’histoire du Troisième Reich trouveson expression achevée dans une formule du derniernommé même si le premier, plus raisonnable dans sonvocabulaire, ne l’a jamais employée : « Hitler, dicta-teur faible ». Elle signifie que le chef nazi était dominépar son entourage et par les circonstances, quellesque fussent ses illusions sur les pouvoirs de son verbe.

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41 : On trouvera ici le sommaire des sujets abordés : http://www.delpla.org/rubrique.php?id_rubrique=5 .42 : Auschwitz, enquête sur un complot nazi, Paris Seuil, 2012.43 : Cf. The Origins of the Second World War (ouvrage collectif dirigé par Esmonde Robertson), Londres, Macmillan, 1971, p. 62. Communication prononcée en 1958 mais rédigée, d’après son propre contenu, en 1955.

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Ce parti pris se réclame d’un postulat au moins impli-cite, et souvent explicite : le primat, pour reprendrel’expression du Français Pierre Renouvin, des « forcesprofondes » sur la volonté consciente des individus44,une thèse qui dominait les sciences humaines sansdistinction de frontières disciplinaires ni nationales etque symbolise le mot de « structuralisme ». D’ailleurs,Broszat et Mommsen qualifiaient également leur dé-marche de « structuraliste ». Ils se construisaient eux-mêmes un adversaire qu’ils finirent par baptiser« intentionnaliste », en le taxant de passéisme, denaïveté devant les apparences, de révérence enversles « grands hommes » et de fixation sur l’« histoire-bataille ». Si l’intentionnalisme n’est rien d’autre, àl’origine, qu’un sobriquet et si aucun groupe ne s’enréclame, la prééminence même des fonctionnalistesest visible dans le fait que nombre d’écrits sérieux,dont les miens jusqu’à une époque récente, opposentles deux écoles comme si elles avaient le même degréde réalité. Car je n’ai pris conscience qu’en 2008 quele mot « intentionnaliste » était apparu pour la pre-mière fois au début des années 198, avec une conno-tation péjorative, sous la plume du fonctionnalisteanglais Tim Mason, avant de se répandre comme unetraînée de poudre45.

Loin de moi l’idée de mettre en cause le primat desforces profondes d’une façon générale. Mais pour lenazisme, il n’explique strictement rien46. Les struc-tures léguées par la Première Guerre mondialen’étaient guère de nature à en faire éclore unedeuxième, encore plus terrible, au bout de vingt ans.Il y fallut un individu très particulier et même une folieindividuelle, sur laquelle, ces dernières années, jeconcentre de plus en plus mon attention. Cette folies’est révélée des plus efficaces : sans peut-être orien-ter pour mille ans, comme elle y prétendait, le destinde l’humanité, elle avait acquis un tel ascendant aumilieu de l’an 1940 qu’il vaut la peine de rechercherles causes de son effacement sans retour, cinq petitesannées plus tard. Il doit beaucoup au fait qu’un indi-vidu des plus capables, mais lui-même assez particu-lier et marginal, a pris les choses en main, relevé ledéfi et, poussant au suicide le prophète fou, permis leréveil des envoûtés. Encore a-t-il fallu, pour hâter ledégrisement et empêcher toute rechute, l’étalementad nauseam des meurtres nazis et de leur prémédita-tion au procès de Nuremberg, en laissant aux accusés(assez représentatifs, malgré les rares assassinats etles plus fréquents suicides, de la direction de l’Alle-magne en guerre) toute latitude pour présenter leurdéfense. L’héroïsation de la période, espoir suprême

de Hitler et hantise de Churchill, fut ainsi empêchée,peut-être à jamais.

L’un des principaux leviers des succès hitlériensconsistait à tirer parti

- des faiblesses de l’Allemagne –pour que ses ambi-tions parussent à beaucoup plus acceptables quecelles d’une Angleterre ou d’une France largementpourvues de colonies, ou du moins pussent être pré-sentées comme telles à l’opinion ;

- de ses propres lacunes, en les exagérant ou en lais-sant d’autres le faire : ainsi il ne démentit jamais lafausse assertion de ses adversaires suivant laquelle ilavait été quelque temps peintre en bâtiment.

De ce point de vue, on doit rendre hommage à un au-teur allemand réfractaire au fonctionnalisme, Karl-Die-trich Bracher, qui écrit à plusieurs reprises dans ungros livre de 1969 que l’histoire du national-socialismeest en grande partie « celle de sa sous-estimation »47.

Entendons-nous bien : je ne récuse pas en bloc les ou-vrages de Broszat ni de Mommsen, pas plus que l’œu-vre maîtresse de Raul Hilberg48 ou le livre, intituléBehemoth49, de leur commun précurseur, Franz Neu-mann. Ces auteurs ont accumulé les remarques pré-cieuses et les analyses excellentes, qui rendentindispensable, aujourd’hui encore, la lecture de leursouvrages. C’est lorsqu’ils parlent de la direction nazie,et singulièrement des rapports entre Hitler et ses prin-cipaux lieutenants, qu’ils accumulent les erreurs, lesapproximations et les thèses discutables. C’est sur ceplan qu’il convient de faire porter avant tout la cri-tique.

Churchill et Hitler : il y avait déjà plusieurs ouvragesportant ce titre ou un titre voisin. Mais il s’agissait decomparaisons plus ou moins fouillées entre deux car-rières. On n’avait jamais jusqu’ici étudié les deuxhommes sous l’angle de leur relation. D’où un grandflou sur ses débuts. On croit souvent que Hitler se sou-ciait peu de Churchill avant de le trouver sur son che-min en mai 1940, et que Churchill était surtout obsédépar Staline et par Gandhi, jusqu’à sa retentissante dé-nonciation des accords de Munich, et du danger alle-mand auquel ils paraient si mal, en octobre 193850.

L’observation des documents connus et d’autres, ré-cemment extraits des archives, invite à remonter toutcela. Churchill est en garde depuis la première pous-sée électorale des nazis en septembre 1930, et dès cemoment se montre disposé, en cas de besoin, à

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44 : Pour une présentation synthétique et une actualisation, cf. Frank (Robert) « Penser historiquement les relations internationales », Annuaire français de Relations internationales, 2003,vol. 4, Bruxelles, 2003, pp. 42-65.45 : Cf. Mason (Tim), « Intention and Explanation : A Current Controversy about the Interpretation of National Socialism », in Hirschfeld et Kettenacker (dir.), Der Führerstaat : Mythos und Realität, Stuttgart, 1981.46 : « On peut mesurer la part de la crise économique mondiale dans l’avènement de Hitler, dans la montée des égoïsmes nationaux dont il a su profiter, ainsi que le poids de l’opinion américaine qui a poussé la première puissance du monde à l’inaction internationale et au refus de la régulation des affaires du monde. Les forces profondes ont provoqué ces dérèglements, qui, à leur tour, ont largement contribué au déclenchement du conflit, mais les agissements de Hitler sont malgré tout au centre du réseau des causalités directes. », écrit Robert Frank dans une version première de l’article cité à la note 44 (in Beauvois, Yves, et Blondel, Cécile, Qu’est-ce qu’on ne sait pas en histoire ? Lille, Septentrion, 1998, p. 107).47 : Cf. Bracher (Karl Dietrich), Die Deutsche Diktatur, Cologne, Kiepenheuer, 1969, tr. fr. La Dictature allemande, Toulouse, Privat, 1986, p. 272. 48 : The Destruction of the European Jews , Chicago, Quadrangle Books, ,1961, tr. fr. La Destruction des Juifs d’Europe, Paris, Fayard, 1988. Ce vaste tableau du génocide mentionne peu Hitler et donne un poids excessif aux initiatives de la bureaucratie.49 : Behemoth: The Structure and Practice of National Socialism (1933-1944), New-York, Harper, 1944, tr. fr. Structure et pratique du National- socialisme, Paris, Payot, 1979.50 : Relevons, parmi beaucoup d’exemples, cette notation de Jean-Pierre Azéma dans un article de 1998 : « La politique d’ ‘appeasement’, de conciliation à l’égard de l’Allemagne, a été une politique constante du Foreign Office depuis le traité de Versailles : un Churchill, par exemple, ne l’a pas désapprouvée avant l’Anschluss. » (repris dans Le Nazisme en questions, Paris, Fayard-Pluriel, 2010, p. 211)

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mettre entre parenthèses sa haine de la révolutionrusse. Sensible au danger du revanchisme allemand,il voit sans doute en Hitler d’abord un excité brouillonet un leader d’occasion, que d’autres pourraient aisé-ment remplacer. Cependant il apparaît, dès septembre1932, perplexe devant la part de l’antisémitisme dansl’idéologie nazie, et au cours de l’été de 1935 il écritun long article sur Hitler... qui est l’occasion, d’aprèsla documentation accessible à ce jour, des premierscommentaires du Führer à son sujet. Le chancelier estfort mécontent de voir dénoncer ses intentions agres-sives… sauf s’il s’amende, dit charitablement l’article,et certains commentateurs d’aujourd’hui en déduisentà tort que Churchill passe l’éponge sur l’agressivité dudictateur. Celui-ci fait connaître son mécontentementau gouvernement britannique par le truchement desdiplomates, tant à Londres qu’à Berlin.

Il s’ensuit que la brouille entre Churchill et les autrespoliticiens conservateurs britanniques (qui le main-tiennent à l’écart du gouvernement pendant une dé-cennie, d’où l’impression très répandue qu’il est enpré-retraite), doit nettement moins qu’on ne l’a dit àune dispute au sujet de l’Inde, et nettement plus àune opposition irréductible sur la question allemande.Cependant Hitler, de mars 1936 à mars 1938, chercheà se faire oublier après le coup d’audace de la remili-tarisation de la Rhénanie et réussit à endormir un peuChurchill lui-même : le député solitaire pousse briè-vement des cris d’alarme devant l’éventualité d’unevictoire des Rouges en Espagne, presque aussi so-nores que ses mises en garde, qui demeurent, sur l’ar-mement nazi.

Mon livre Churchill et Hitler insiste sur un aspect tropméconnu du comportement du Britannique : son ur-banité envers les dirigeants politiques qui ne pensentpas comme lui, sans laquelle son arrivée au pouvoiraurait été impensable. Il a l’art de poser les problèmessans s’en prendre aux personnes, quand bien mêmeon traite la sienne sans ménagement. Par là aussi, etnon pas seulement par sa lucidité politique et straté-gique, il domine la période comme un homme d’Etat,bien qu’il soit isolé sauf quand il est brusquement, etbrièvement, à la mode.

Il sent Hitler plus qu’il ne le comprend. Dans ce livrecomme dans quelques autres, je réévalue l’intelligencedu chef nazi et les mille détours par lesquels il dissi-mule la cohérence fondamentale de sa politique, dontles articulations essentielles avaient été dessinéesdans Mein Kampf : l’Allemagne devra rechercher l’ami-tié britannique, écraser la France et coloniser à loisirle monde slave. La saisie de la Tchécoslovaquie le 15mars 1939, quelques mois après les accords de Mu-nich et en violation ouverte de ceux-ci, n’est pas ana-lysée comme un péché de gourmandise, mais commeune provocation qui produit exactement le résultat es-compté : une garantie anglaise donnée à la Pologne,par un gouvernement Chamberlain qui ne s’est pasconverti pour autant à une politique de fermeté (lemeilleur signe en eût été la recherche d’un accordavec l’URSS pour protéger de façon dissuasive lespays d’Europe orientale menacés par l’Allemagne).Mais Churchill, fidèle à ses principes, salue une déci-sion qui lui semble aller dans la bonne direction,même s’il s’impatiente, plus discrètement, de la len-teur du gouvernement à réorienter l’ensemble de sapolitique. Beaucoup pensent que Chamberlain va de-

voir le rappeler au gouvernement... mais justement,Hitler ayant fait savoir qu’il en serait très fâché, Cham-berlain garde cette carte en réserve comme son atoutsuprême pour assagir le nazisme.

Ce n’est point la menace de guerre qui peut provoquerle retour aux affaires de ce civil, le plus féru de ques-tions militaires que l’Angleterre ait possédé depuis dessiècles. Ce n’est qu’une guerre déclarée, à défautd’être entreprise, et le 3 septembre 1939, dès queChamberlain s’est résigné à cette déclaration, Chur-chill redevient, comme en 1914, premier lord de l’Ami-rauté. J’ajoute –à partir d’une documentation en partieinédite- que Hitler lui-même, qui ne laissait rien au ha-sard quand il pouvait s’en dispenser et qui aimait dis-tribuer des rôles à ses ennemis avant de les abattre,avait suggéré la date de l’entrée de Churchill au gou-vernement, et le poste qu’il devait y occuper. Ce n’estqu’au mois de mai suivant que les choses lui échap-pent –il n’avait certes pas souhaité qu’il devînt premierministre !- et que le Titan brise ses chaînes… pour ti-tuber pendant plusieurs années.

Ce que Churchill faitde plus remarquable,peut-être, pendant ladrôle de guerre, c’estde maintenir la porteouverte à une allianceavec la Russie, endépit du scandale uni-versel provoqué parle pacte germano-so-viétique du 23 août1939 et, surtout, parle partage de la Po-logne qui s’ensuit. Parlà on peut voir (et onvoit trop rarement)qu’il donne de moins

en moins dans les pièges hitlériens et pressent ce quiest en train de s’accomplir. Mais il n’escompte certespas un effondrement aussi rapide de la France quecelui que Hitler mitonne à loisir et fait accepter dou-cement par ses généraux, en risquant le tout pour letout sur la Meuse, où il masse ses blindés sur un frontde 80 kilomètres : soit l’offensive avorte et c’est pourlui une très dangereuse impasse, soit elle réussit et ilpeut se promener où il veut en Europe. Mais comme ila confiance en son étoile, ou plutôt en sa « Providence», il n’est, semble-t-il, pas trop alarmé d’apprendre,le soir de ce 10 mai 1940 où il lance, avec un pleinsuccès initial, cette opération, que la crise ministérielleprovoquée à Londres par ses récents succès de Nor-vège a débouché sur la nomination de Churchill auposte de premier ministre. Car il a déjà fait courir desoffres de paix qui ne peuvent manquer de séduire d’iciune à deux semaines, quand ils découvriront l’ampleurde son triomphe et de leur faillite, les gouvernants na-guère apaiseurs de Londres et de Paris. De ce pointde vue, il doit être rassuré de voir que Chamberlain etHalifax conservent, dans la nouvelle équipe gouverne-mentale, de fortes positions.

La nouvelle crise du cabinet britannique provoquée parces événements entre le 25 et le 28 mai, en plein arrêtallemand devant Dunkerque, a été complètement pas-sée sous silence par Churchill et par les nombreux his-toriens qui se trop sont fiés à ses mémoires sur ce

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point (et souvent sur beaucoup d’autres). Elle a étéanalysée au début des années 90, par John Lukacs,John Costello et moi-même. Le livre ci-joint n’ajouteguère à ces analyses encore un peu délaissées51, sinonl’apport du journal de Goebbels, qui montre à l’évi-dence que Churchill obsède désormais le Führer :celui-ci n’en revient pas, qu’il ait pu, dans une telletempête, refuser la paix et se maintenir au pouvoir,alors que la solidité de l’armée française était depuisune décennie un pilier central de sa rhétorique et desa stratégie. Notons aussi que Lukacs, qui avait étépionnier en présentant la période comme un duel,peut induire en erreur malgré lui lorsqu’il confine cetaffrontement dans un laps de temps assez court(entre le 10 mai et 31 juillet 1940), et plus encorelorsque dans son dernier livre sur la question ilconcentre le projecteur sur cinq journées de mai (du24 au 28). Ce duel est beaucoup plus long et son pa-roxysme n’a sans doute pas été atteint à cetteépoque.

Churchill avouera vers la fin de l’année, à Eden puis àColville, avoir éprouvé de grandes angoisses au mo-ment de la chute de la France52. Mais sont-elles moin-dres au printemps suivant ? Là-dessus il faut mettreses pas dans ceux de Martin Allen qui, surprenant latotalité des spécialistes, dont l’auteur du présent mé-moire, a donné en 2003 une vision renouvelée du voleffectué par Rudolf Hess vers l’Ecosse le 10 mai 1941.Certes, cinq ans plus tard, une partie de sa documen-tation a été disqualifiée par la révélation d’une fraudesans précédent, l’introduction d’une trentaine de fauxdocuments dans les archives britanniques à partir de1999 et leur utilisation par Allen au long de trois ou-vrages, au départ, bien accueillis. Mais une partie deses thèses, fondée sur des sources qui ont résisté àcet examen, reste debout, particulièrement dans lecas du livre sur Hess. Devant l’impasse que constituaitpour lui la ténacité churchillienne, Hitler s’était résoluà mettre sur pied une attaque contre la Russie avantd’avoir amené l’Angleterre à la paix... mais il espéraitbien y parvenir in extremis, avant de tirer le premiercoup de feu vers l’est. Churchill, pendant ce temps,espérait sans trop y croire que l’Allemagne attaqueraitl’URSS en dépit de son propre maintien dans la guerre,et entreprit de l’y aider. Pour ce faire il se résolut àtirer parti, dans le plus grand secret, de l’attitude desconservateurs qui, tel le ministre des Affaires étran-gères Halifax, avaient cherché à engager l’Angleterresur la voie d’un armistice lors de l’effondrement de laFrance : il utilise avec sa complicité, en mars 1941,un vieux compère de Halifax dans la mouvance deChamberlain, Samuel Hoare, devenu ambassadeur àMadrid, pour faire croire à Hitler qu’une équipe conser-vatrice de rechange est sur le point de le renverser,en prélude à des négociations de paix. Un voyage enEcosse est mis sur pied pour amorcer des pourparlers,c’est un lieutenant de Hess qui est attendu... et c’est

Hess qui se présente car Hitler, méfiant et surtoutpressé, a risqué une grosse carte pour vérifier si l’ad-versaire était sincère ou bluffait. Mais ce qui aurait dûrester secret est aussitôt connu car Hess manque leterrain prévu, saute en parachute et se fait pincer bê-tement par des policiers locaux.

La conspiration britannique préalable au vol de Hess,dont j’ai pris une pleine conscience seulement dansl’automne 2010 en allant copier en bibliothèque et entraduisant de l’italien un télégramme de Lequio, am-bassadeur de Mussolini en Espagne (cf. infra, p.OOO95), permet un saut qualitatif tout en confirmantl’intuition première de Lukacs et de Costello, sur lalancée de laquelle j’avais cheminé pendant deux dé-cennies : l’humanité était vraiment très mal en pointet menacée par un danger immense, peu remarqué àl’époque (et complètement oublié dès qu’il commençaà s’éloigner), au cours de la grosse année qui va du10 mai 1940 au 22 juin 1941. Car au fond, nous pen-sions tous que la décision hitlérienne d’attaquerl’URSS était irrévocable, soit, comme je l’affirmais, parexemple tout récemment dans Mers el-Kébir, depuisla mi-juillet 1940, soit au plus tard lorsqu’il signait ladirective Barbarossa, le 18 décembre. Hitler souhaitaitfort que l’Angleterre vînt à composition avant maisavait décidé, de toute façon, de passer outre. Or si onprend en compte l’intoxication de Hoare envers Ho-henlohe, on est amené à se demander si elle n’a paseu pour effet de faciliter non seulement l’envol de Hessen laissant entendre qu’il allait être accueilli par desconspirateurs anti-churchilliens prêts à passer à l’ac-tion, mais l’attaque vers l’est elle-même, qui pouvaitêtre annulée jusqu’à 48 h de l’heure H. Qui sait, aprèstout, si la foi de Hitler en la Providence (qui « ne pou-vait l’abandonner » s’il se lançait vers l’est après avoirécrasé la France), n’a pas été aidée, de façon décisive,par l’image qu’avait réussi à donner Churchill, d’uneclasse politique anglaise truffée de bourgeois anticom-munistes, qui trouveraient l’énergie de renverser legouvernement si l’Allemagne, par cette attaque,confirmait et sa vocation antisoviétique, et son optionanglophile ?

En d’autres termes, au danger d’arrêt de la guerreavec un bilan nazi au plus haut, dans le cas où Chur-chill aurait glissé sur une peau de banane aux Com-munes comme Chamberlain avec son « Hitler amanqué le coche » d’avril 1940, il faut maintenantajouter la considération suivante : Hitler aurait puchoisir non pas de déclencher, mais d’annuler, pourl’an 1941, son attaque à l’est. Il pouvait alors mettreChurchill dans une situation intenable. D’une part, ilaurait retardé l’entrée en guerre des Etats-Unis (si onconsidère que pour Roosevelt Barbarossa fut l’exactionnazie de trop, qui le détermina définitivement à entreren guerre ; je développe quelques raisons de le penserdans Churchill et Hitler) et freiné leur préparation.

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51 : Notamment par Ian Kershaw dans son récent Fateful Choices: Ten Decisions That Changed the World, 1940-1941 (Londres, Penguin, 2008, tr. fr. Choix fatidiques, Paris, Seuil, 2009) : il reproche à Costello d’avoir écrit que les propositions allemandes étaient dangereusement tentatrices. Selon lui, il ne fallait guère de vertu pour les repousser car elles auraient conduit immédiatement à l’imposition d’un joug analogue à celui que Hitler fit peser sur le régime de Vichy. Cela au prix d’un oubli pur et simple du document miraculé du 20 mai que Costello a trouvé dans les archives de Reynaud : il prouve la bénignité des conditions allemandes non seulement envers l’Angleterre mais envers la France, pourvu qu’elles signent tout de suite. Le schéma de Mein Kampf (une paix à l’ouest après destruction de la force militaire française, « assurant les arrières » de conquêtes en Europe de l’Est) en aurait été à son avant-dernière étape et on ne voit guère ce qui aurait pu faire obstacle à la dernière : l’ajout aux possessions du Reich, sous une forme ou sous une autre, de la Biélorussie et de l’Ukraine. Le schéma développé par Kershaw pèche également par la présentation du joug allemand sur Vichy, militairement indispensable tant que durait la guerre mais aisément amovible, une fois la paix signée.52 : Cf. Churchill et Hitler, p. 266.

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D’autre part et surtout, au moyen du potentiel accu-mulé en Europe de l’est, qu’il pouvait à tout momentmettre en branle vers le sud via les Balkans (à uneépoque où la Turquie était bien près debasculer, comme en 1914, vers le camp germanique),il avait toute latitude de développer pendant le restede l’année des menaces on ne peut plus angoissantessur Gibraltar, Malte, Chypre, Suez et l’Irak… et d’ob-tenir finalement cette chute tant désirée de Churchill,qui aurait permis en 1942 un Barbarossa nettementplus confortable. Dans cette hypothèse, l’intoxicationchurchillienne en direction de Hitler via Hoare, Hamil-ton, Hohenlohe et Haushofer, ne serait plus un gadgetsecondaire qui n’aurait guère eu d’utilité sinon celle,toute relative, de piéger Hess, mais bien un facteuressentiel : en lui faisant espérer que le fait même des’attaquer au bastion central du communisme lui vau-drait les faveurs d’une intelligentsia britannique déjàen révolte sourde contre Churchill, cette deception au-rait donné au moral de Hitler un coup de pouce indis-pensable pour qu’il lance la guerre sur deux fronts.

Lorsqu’il le fait Churchill a encore de quoi s’inquiéter,l’éventualité d’un effondrement russe n’ayant rien derassurant, mais il n’abandonne pas ce terrain et faittout son possible pour conforter Staline. A commencerpar le grand discours, prolixe sur la personnalité deHitler, qu’il peaufine pendant toute la journée du 22juin 1941, dès l’annonce de l’attaque, et qui joue unrôle peut-être sous-estimé dans le fait même quel’URSS se raidisse et fasse front. Puis vient l’agressionde Pearl Harbor et Churchill fonce à Washington pourmettre au point la coordination anglo-américaine, qu’ila fait mûrir de toutes ses forces depuis le printemps1940. Il est certes plus confiant dans l’issue de laguerre... mais ses difficultés ne sont pas amoindriespour autant. Les triomphes qui jalonnent les six pre-miers mois de l’offensive japonaise sont autant de ca-tastrophes pour une Grande-Bretagne qui, donnant lapriorité à la lutte contre l’Allemagne, avait dégarniHong-Kong et Singapour. Hitler espère à nouveau,chaque jour, un renversement de Churchill, dont onobserve alors plus de signes avant-coureurs que ja-mais. Autre épreuve, l’amitié américaine châtie bien :elle s’accompagne chez Roosevelt d’une propension àprofiter des circonstances pour affaiblir les empires co-loniaux, dont, au premier chef, celui de l’Angleterre.Du reste, Hitler exprime constamment son espoir quela classe dirigeante britannique s’en alarme et dé-barque son pilote alcoolique, lequel pourrait même,dit-il un jour, venir à résipiscence « dans un momentde lucidité » et finir par accepter sa main tendue53.

Mais dans ses rapports avec les Américains Churchill,tout en défendant au maximum les intérêts de sonpays, montre à quel point la lutte contre Hitler gardela priorité... et une fois de plus sa ténacité est pré-cieuse pour empêcher le régime nazi de se tirer d’af-faire. Car plus la victoire alliée se dessine, plus lasolidité de l’alliance fait problème. L’opinion publiqueaméricaine, notamment, digère assez mal le flirt deson gouvernement avec Staline et la campagne élec-torale de Roosevelt, en 1944, est la plus difficile detoutes. Winston paye de sa personne en d’incessantsvoyages pour accorder les violons, et manque d’ail-leurs de mourir d’épuisement à la fin de 1943.

Le moins qu’on puisse dire est qu’il ne vend pas lapeau de l’ours et montre une rigueur qui n’a évidem-ment pas bonne presse de nos jours, chez ceux pourqui Hitler reste un brouillon vociférant, somme toutefacile à abattre une fois l’humanité guérie de ses« lâches aveuglements ». Que n’aurait pas dû faire lechampion britannique ! Entreprendre une action spé-cifique pour sauver les Juifs (comme si son antina-zisme foncier et pionnier ne devait pas lui valoir lapalme en ce domaine), s’assurer qu’à Dresde on nebombardait pas trop de réfugiés ni de chefs d’œuvre,renoncer et convaincre les Américains de renoncer auxarmes nucléaires ou bactériologiques... Et, par-dessustout, borner davantage les progrès de Staline en Eu-rope centrale (tout en obligeant Tito à collaborer, enYougoslavie, avec Mihailovic). Mais là-dessus lesmodes ultérieures accuseront aussi beaucoup Roose-velt... en oubliant Hitler.

Jusqu’au bout, en fait, Churchill a une politique cohé-rente, dont les méandres reflètent la complexité de lasituation. Il faut écraser Hitler sans lui laisser de répit,pour cela le maintien d’une entente étroite avec lesSoviets est indispensable, mais il faut, d’autant plus,rassurer les bourgeoisies des Etats petits et grands.Car elles tremblent que la victoire sur Hitler n’amène,au moins en Europe, un retour du balancier politiquevers la gauche, notamment la plus extrême. Churchillles réconforte par sa politique envers deux pays-tests: il déçoit, en Espagne, les attentes des républicains,qui ne concevaient pas que le régime de Franco pûtsurvivre à ses parrains de Rome et de Berlin –maisaussi celles de Samuel Hoare, qui intriguait avec lesroyalistes partisans de Don Juan (le père de Juan Car-los Ier, moins disposé que lui à laisser le Caudillo jouird’une rente viagère sur l’Etat espagnol). Quant à larésistance grecque, dominée par les communistescomme la yougoslave, il la mate avec une grande sé-vérité, sans en laisser le soin à d’autres : il paraît enpersonne à Athènes, pour soutenir le gouvernementroyaliste en traînant un Eden dépité de ne pas passeren famille ce Noël de 1944. Tout comme, en mai-juin1940, il faisait défiler à Paris ou à Tours ses plus im-portants ministres pour soutenir Reynaud et lui fairehonte de son manque d’autorité, il persiste à afficherdans les passes délicates l’unité parfaite, sous sa hou-lette, de son gouvernement bousculé.

Le plus remarquable est qu’au lendemain de la mortde son ennemi, qui s’est suicidé en maudissant sonnom, Churchill n’est pas très fier de lui. Obsédé par lesouci de sauver, dans l’empire soviétique, une certaineautonomie de la Pologne, il sent bien qu’il est en traind’échouer même si Truman est plus accueillant à sespréoccupations que Roosevelt, décédé quelques se-maines plus tôt. Il sent surtout que l’Angleterre, qui amontré la voie de la résistance à un régime inhumain,ne sera pas payée de retour, et que l’Amérique est entrain de recueillir partout son héritage.

Il lui reste à perdre le pouvoir, pour prix d’une atten-tion insuffisante envers la politique intérieure, et àprendre du recul pour écrire son épopée, en dissimu-lant un certain nombre de réalités désagréables. Ache-vant ces six tomes de mémoires en 1953, après sonretour au pouvoir, il s’abstient de conclure. Comme s’ilavait repris l’œuvre inachevée.

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53 : Cf. Churchill et Hitler, p. 284.

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2) Hitler : dominant ou dominé ?

En dehors de la tradition fonctionnaliste, l’étude de lapratique gouvernementale de Hitler a été influencéede la plus fâcheuse manière par le succès phénoménaldes deux livres précoces d’un nazi repenti, HermannRauschning, La Révolution du nihilisme (1938) et Hit-ler m’a dit (1939). Le premier, surtout, paré commeson titre l’indique, des prestiges d’une réflexion poli-tologique, présente le régime nazi comme une forcedestructrice aveugle dont le triomphe ne pourrait en-gendrer qu’un chaos planétaire, dans une symétrieévidente et trop peu remarquée avec la théorie de Hit-ler sur un éventuel triomphe juif, propre à faire dispa-raître la vie sur terre. Voilà qui ne prédispose pas àvoir dans le nazisme une tentative intelligemmentmenée, et proche, en 1940, d’un succès durable parcequ’il aurait été reconnu et accepté, bon gré mal gré,par les grandes puissances qu’il aurait laissé subsister: la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et le Japon.

Car la recherche, longtemps indifférente ou agnos-tique, doit s’emparer d’une question centrale avecl’ambition de la trancher une bonne fois : Hitler visait-il sottement la domination du monde ou, redoutable-ment, un compromis permettant à une Allemagneagrandie de cohabiter durablement avec d’autres puis-sances ? En rejoignant John Lukacs sur ce pointcomme sur beaucoup d’autres, j’opte pour ladeuxième réponse. Je la fonde sur un faisceau depreuves imposant, puisqu’il est constitué de l’ensem-ble de ses propos et de ses actes, une fois défalquésles ruses propagandistes, les feintes tactiques et lescontretemps opportunistes. Toute sa prédication ettoute sa pratique tendent à un compromis avec lemonde anglo-saxon, et à une réorientation de l’ambi-tion de Guillaume II dans une direction qui épargne,notamment, les chasses gardées britanniques : plutôtque de rivaliser avec l’Angleterre dans une lutte àmort, il s’efforcera de la contraindre à tolérer une Al-lemagne également puissante, qui la laisse régner enses domaines maritimes et coloniaux.

Hitler est un manipulateur, un théoricien de la légiti-mité du mensonge et un adepte du secret. C’est aussiun solitaire, dépourvu du moindre ami auquel il confie-rait l’intégralité de ses pensées. Une seule exception,peut-être : Rudolf Hess, mais on sait qu’ils se sont dé-finitivement séparés en mai 1941, donc assez tôt dansla guerre, et que malgré sa très longue survie ce lieu-tenant n’a rien révélé de qu’ils avaient pu combiner,non seulement pendant les semaines précédant sonvol vers l’Ecosse, mais au cours de leurs deux décen-nies de symbiose intellectuelle et pratique. Quel défilancé aux historiens ! Mais pour le relever il faut com-mencer par le connaître. Or l’orientation fonctionna-liste n’y incite guère, ni la vision de Rauschning : ellesstérilisent notamment la recherche sur le vol de Hess,bien au-delà de leurs adeptes de stricte obédience.Rien ne le montre mieux que la démission finale d’unauteur qui avait pourtant fait, dans sa génération –celle de l’immédiat après-guerre- le plus d’efforts pourdiscerner les qualités intellectuelles et l’art du com-mandement de Hitler, Hugh Trevor-Roper54. Concluanten 2000, trois ans avant sa disparition, un colloque

sur Hess, il fait de son voyage vers l’Ecosse, plus quetout autre avant lui, une fantaisie ridicule. D’après sonanalyse, la direction nazie aurait été non seulementun ramassis d’arrivistes aux rivalités exacerbées, maisune secte de fanatiques persuadés que leur idéologieallait leur ouvrir, c’est le cas de le dire, toutes lesportes :

Qu’espérait Hess s’il atterrissait en douceur à Dunga-vel ? Si on comprend bien, après avoir abandonné, surl’aire d’atterrissage, son appareil à la curiosité despaysans, il aurait marché dans son uniforme de laLuftwaffe et sonné à la porte. Après une conversationavec le gardien surpris, il aurait fini par être introduitauprès du duc. Il lui aurait adressé son discours pré-paré sur les conditions généreuses que le Führer of-frirait à la Grande-Bretagne. Les écailles déposées parla censure churchillienne seraient tout-à-coup tom-bées des yeux du gentilhomme et il aurait vu la lu-mière. Il aurait convoqué les chefs du « parti de lapaix », qui seraient accourus de leurs châteaux et deleurs terrains de chasse, pour converger dociles versle palais de Buckingham ou le château de Windsor. Onaurait assisté à une réédition de 1688. Le roi auraitcédé de bonne grâce. Le méchant Churchill aurait étédéposé et un nouveau gouvernement aurait engagéaussitôt des négociations de paix. Hess serait revenuaux commandes de son avion, dont la RAF aurait refaitle plein, apportant la paix dans l’honneur, commeChamberlain au lendemain de Munich, et le Führer au-rait eu les mains libres pour vaincre la Russie sansavoir à craindre un ennemi occidental55.

Le paradoxe commun du fonctionnalisme et de lathéorie du « nihilisme » est là : faute de discernerdans la politique nazie une unité de commandementet une progression méthodique vers un but, fautedonc, de mettre le Führer à la bonne place, celle d’uninspirateur attentif à l’exécution de ses ordres, on envient à démultiplier le rôle de l’individu dans l’histoire !Une psychologie rudimentaire est sollicitée pour expli-quer les décisions les plus spectaculaires –décretconsécutif à l’incendie du Reichstag, nuit des Longscouteaux, usage propagandiste des Jeux Olympiques,crise Blomberg-Fritsch, nuit de Cristal, coup dePrague, et jusqu’au pacte germano-soviétique, puistoutes les orientations prises pendant la guerre- parles humeurs d’un leader fantasque et les pressions delieutenants se comportant comme des chefs de clansmafieux.

A ce sujet, l’expression « l’arbre cache la forêt » estparticulièrement de mise. Elle signifie qu’un observa-teur s’obnubile sur les détails d’une situation, sansprendre le recul nécessaire pour en percevoir certainstraits. En étudiant, par exemple, l’incendie du Reichs-tag, on aura tendance à gloser sur ce qui, dans le par-cours de Marinus van der Lubbe, pourrait expliquerune propension à mettre le feu, plutôt que sur la placede cet élément dans la mythologie de Hitler ou de sesinspirateurs. L’isolement, les frustrations et les ennuisphysiques d’un maçon de vingt ans occupent l’horizonau détriment des cultes païens, de Néron mettant l’in-cendie de Rome sur le dos des chrétiens, de la haineétalée dans Mein Kampf pour l’architecture du parle-

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54 : Il avait notamment rompu des lances avec un chantre de l’absence de plans de Hitler à long terme, AJP Taylor (cf. infra, p. OOO70) en 1971 : cf. Robertson (Esmonde, éd.), The Origins of the Second World War, Londres, Macmillan, 1971, ch. 3 et 4.55 : Cf. Stafford (David, éd.), Flight from Reality, Londres, Pimlico, 2002, p. 199. L’historien, anobli sous le nom de lord Dacre, clôturait alors le colloque sur le vol de Hess de l’université d’Edimbourg.

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ment de Berlin comme pour ceux qui y siègent, et dela place du feu dans les cérémonies nocturnes duReich. Cet exemple sera développé à la fin de la pré-sente étude.

Pour autant, l’observation de l’arbre n’est pas toujoursdénuée d’intérêt. Car justement, Hitler n’est ni omni-potent ni omniscient. Ces qualificatifs s’appliqueraientmieux à Staline. Le dirigeant soviétique, conscient deses limites, surveille, entrave, emprisonne ou faitmourir quiconque pourrait lui faire de l’ombre par sacompétence ou son prestige. Hitler a beaucoup plusconfiance en lui, ce qui lui permet de laisser des pro-cessus se dérouler pour les interrompre à son gré ou,de préférence, les infléchir dans le sens de ses des-seins.

Je développerai plus loin, à partir des travaux d’unejeune historienne, l’exemple de son apparent laxismeenvers Wilhelm Furtwängler et l’Orchestre philharmo-nique de Berlin, le seul autorisé à conserver un certaintemps ses musiciens juifs et l’une des rares institu-tions culturelles à refuser toute ingérence du ministèrede Goebbels. Pour l’instant, je me limite à la questiondes rivalités entre les lieutenants de Hitler, et dés-avoue leur assimilation, si fréquente encore, à descrabes dans un panier. L’idée que le maître observeraitleurs luttes de l’extérieur pour arbitrer en faveur desplus forts, dans une démarche inspirée de Darwin,n’est pas plus pertinente. Si de telles luttes existentet si elles ont leur importance, Hitler, justement, neles laisse pas dégénérer et les intègre dans ses cal-culs. De ce point de vue, on a bien tort de railler sapropension à créer, quand il décide d’une action, uneagence nouvelle qui empiète sur les attributions desministères concernés. C’est tout simplement une ma-nière de garder la main sur les tâches qu’il estime es-sentielles et de les confier à un personnelspécialement trié, tout en laissant l’appareil d’Etatgérer l’ordinaire. Et ses fonctionnaires s’imaginer qu’ilsjouent, au moins dans une certaine mesure, leur pro-pre jeu.

Un livre, que j’ai moi-même découvert assez tard, de-vrait recueillir dans les années qui viennent une atten-tion croissante. Il a été publié en 1978 par HenryAshby Turner, un spécialiste de l’économie et des fi-nances du Troisième Reich56. Il s’agit des mémoiresd’Otto Wagener, lui-même économiste et nazi fidèle,qui assez bizarrement était devenu en 1929 un confi-dent très proche de Hitler, en même temps qu’il diri-geait les SA (juste avant Röhm), avant d’être chasséde ce premier cercle peu après la prise du pouvoir. Ilavait couché par écrit, de mémoire mais de façon trèsdétaillée (sans doute à partir de notes maintes fois re-lues), leurs conversations en 1946 alors qu’il était pri-sonnier des Anglais, après avoir commandé lagarnison de Rhodes jusqu’à sa reddition.

Il avait déposé ce document à l’Institut für Zeitge-schichte de Munich en 1958, et le jeune chercheur quil’avait reçu se nommait Martin Broszat : il fut aussiméritant pour avoir accueilli cette pièce et l’avoir mise

à la disposition des chercheurs que regrettablementindifférent à son contenu lorsqu’il élaborait, dans lesmêmes années, sa vision du nazisme.

Outre le fonctionnalisme, l’antinazisme primaire a jouéson rôle dans le long purgatoire de cette source. HenryTurner, son inventeur et éditeur (il avait été attiré verselle par sa spécialité d’historien de l’économie) la dé-valorise de ses mains en dénigrant l’auteur d’une ma-nière peu avisée : il s’étonne dans une longue préfaceque ce nazi marginal57 n’ait pas encore, en 1946, prisconscience que Hitler était partie prenante dans lescrimes de son gouvernement. Wagener présente eneffet Hitler comme un idéaliste, soumis après son pro-pre départ à de mauvaises influences. Mais c’est jus-tement par là que son témoignage est intéressant.

Il écrit que Hitler jouait souvent à adopter, dans sesconversations, des points de vue à seule fin de les es-sayer sur ses interlocuteurs. Turner lui reproche des’imaginer qu’il échappait lui-même à ce traitement,et de croire qu’il avait recueilli pendant ces trois ansla pensée véritable du futur dictateur. Il ajoute queHitler était un manipulateur, coutumier de la dissimu-lation de ses opinions et de ses intentions. Voilà quiva, dirai-je aujourd’hui, un peu trop dans le sens demon propre livre de 1999 (une époque où je n’avaispas pris la mesure de l’apport des mémoires de Wa-gener) : c’est d’un Hitler maître absolu de son expres-sion et de son cerveau qu’il est question ici. Or ilapparaît justement qu’avec Wagener, sans êtreconstamment sincère, il se dévoile, il hésite, il exhibedes failles et il se forme également, au contact d’unaîné (Wagener est légèrement plus âgé que lui et sur-tout plus instruit), reproduisant le rapport qu’il avaitavec l’intellectuel antisémite Dietrich Eckart et peut-être même avec sa mère.

Wagener, fils d’un industriel, avait longtemps et sou-vent délaissé l’entreprise familiale au profit de menéesnationalistes, avant, pendant et au lendemain de laGrande guerre. Il avait achevé cette période parquelques mois de prison à la suite du putsch de Kapp,puis s’était lancé dans les affaires où il avait bienréussi. Il avait aussi montré quelque aptitude pourl’écriture, en publiant un livre sur son expérience dansles corps francs engagés contre les Polonais et les So-viétiques autour de 1919. Or son pedigree nationalistesans tache ne l’avait pas rapproché des nazis et c’esteux qui étaient venus le chercher, en l’invitant aucongrès de Nuremberg en 1929. Tout était alors allétrès vite : recruté dans les SA par leur chef, Pfeffervon Salomon, pour diriger son état-major, il est pré-senté à Hitler qui l’adopte immédiatement... et en faitbientôt le successeur de Pfeffer, tout en supprimantson poste ! Les SA dès lors n’auront plus qu’un chefd’état-major, Hitler récupérant pour lui-même leurcommandement en chef.

La narration (ou plutôt les extraits triés par Turner)débute comme un véritable manifeste anti-fonction-naliste, par le compte rendu d’une conversation entreWagener et Pfeffer qui n’est guère de nature à accré-

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56 : Hitler aus nächster Nähe / Aufzeichnungen eines Vertrauten 1929-1932, édité par Henry Ashby Turner Jr, Francfort-sur-le-Main, Ullstein, 1978 ; édition américaine : Memoirs of a Confidant, Yale University Press, 1985.57 : Il avait perdu en juin 1933 toute fonction dans l’appareil, mais était demeuré jusqu’en 1938 membre du Reichstag, c’est-à-dire qu’il avait été maintenu par Hitler sur la liste unique qui, à partir de novembre 1933, avait servi à « réélire » plusieurs fois cette assemblée.Il avait notamment rompu des lances avec un chantre de l’absence de plans de Hitler à long terme, AJP Taylor (cf. infra, p. OOO70) en 1971 : cf. Robertson (Esmonde, éd.), The Origins of the Second World War, Londres, Macmillan, 1971, ch. 3 et 4.

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diter la vision de la direction nazie comme un « panierde crabes ». Pfeffer explique avec une sainte abnéga-tion qu’il n’est qu’un paratonnerre jetable aprèsusage ! Hitler se sert en effet de lui pour mettre aupas les Gauleiter, ces chefs régionaux du parti qui àl’origine faisaient de l’agitation dans leur coin encréant « leur propre SA ». Il les en a dépouillés endonnant à la SA une direction nationale et ils renâclenttout naturellement contre les ordres venus d’en haut :Pfeffer est là pour concentrer les critiques en mainte-nant intact le prestige du chef, et cela ne peut aboutirtôt ou tard qu’à son limogeage. Si cette affaire n’avaitpas un côté bouffon, on pourrait penser au théâtre deRacine, dont un critique disait que chaque personnageest « un supplicié clairvoyant qui assiste impuissant àtoutes les phases de sa chute ». Le sort de Pfeffer pré-figure d’ailleurs celui de Wagener, si nous sautons à lafin de l’histoire. Il quitte l’entourage du Führer vers lemoment de la prise du pouvoir pour présider un co-mité économique sur lequel on sait peu de chose, puisil est brutalement disgracié en juin 1933 au momentoù Hitler décide de se débarrasser de Hugenberg, nonnazi et ministre de l’Economie : il reproche à Wagenerd’avoir brigué sa succession par des moyens obliques,en faisant intervenir par lettre des amis ; une enquêtelui permettra des mois plus tard de laver sa réputationen démontrant qu’il n’était pas à l’origine de ces let-tres ; mais sa carrière politique ne sera pas relancéepour autant58. Reste cependant à franchir l’épreuve dela nuit des Longs couteaux : Wagener est, commebeaucoup de notables SA, arrêté le 30 juin 1934 et,en apparence, sur le point d’être assassiné ; d’aprèsdes confidences de sa veuve à Turner, une panne decamion l’avait sauvé, en procurant un répit qui permità des amis d’intervenir en sa faveur. Voilà qui sonnecomme un avertissement et une injonction de ne riendévoiler de son intimité quasi fusionnelle avec le dic-tateur.

L’un des aspects les plus intéressants de son témoi-gnage a trait à une théorie pseudo-scientifique duXIXème siècle : la « force odique », inventée par unphysicien et chimiste prussien, le baron Karl Ludwigvon Reichenbach, dans un article de 1845 réédité sousforme de livre en 192159. Son épigone le plus connuest Wilhelm Reich (1897-1957), un psychanalyste al-lemand brouillé avec Freud et attiré par Marx, militantantinazi exilé dès 1933 mais, semble-t-il, inspiré parReichenbach seulement lors de cet exil, en Scandina-vie puis aux Etats-Unis. Il développa et généralisa l’in-tuition de Reichenbach en postulant un peu partoutdans la nature l’existence d’une force vitale appelée« orgone », qu’il prétendit capter dans des accumula-teurs ayant, entre autres vertus, celle de guérir le can-cer. Le champ d’investigation de Reichenbach selimitait au corps humain : il prétendait qu’une force,baptisée « odique » (odisch) par référence au dieuOdin, siégeait dans toute personne et pouvait setransmettre à d’autres, par magnétisme. Outre unécho de la mythologie scandinave, on trouve ici uneversion du fantasme de la jeunesse éternelle, puisqueles jeunes corps sont censés avoir cette force en excèset la transmettre aux organismes plus âgés, à condi-

tion que le fluide passe, ce qu’il ne fait pas toujours.

Cette théorie tombe à pic, en 193060, pour fournir àHitler toutes sortes de recettes et de justifications,dans son action politique comme dans sa vie privée.Wagener la lui expose entre minuit et deux heures dumatin dans un hôtel de Weimar. Juste avant de relatercette conversation, il écrit que Hitler aimait, lorsqu’ilvoyageait, avoir dans sa suite une jeune fille, parexemple Henriette Hoffmann, la fille de son photo-graphe attitré. On se détendait le soir, dans les hôtels,en écoutant son babillage, puis Hitler s’absorbait dansune méditation, la conversation tombait et la compa-gnie se séparait, Hitler demandant parfois à un com-pagnon de rester avec lui dans sa chambre jusquevers deux heures. Ce soir-là il parle à Wagener de sonbesoin d’une compagnie juvénile :

-Pouvez-vous expliquer qu’on se sente fortifié, rafraî-chi, revitalisé quand on a passé du temps avecquelqu’un de jeune ? C’est comme si cette personnenous transmettait une force invisible, transférée d’elleà nous comme un flux. N’avez-vous jamais ressenticela vous-même ?

Son conseiller lui résume alors la théorie de Reichen-bach et Hitler l’écoute « comme un enfant devant leslumières d’un arbre de Noël ». Lorsque Wagener ex-plique que la transmission ne se fait que si la personneplus âgée a besoin de la force en question pour créerquelque chose, Hitler n’y tient plus et l’interrompt :

-Voilà pourquoi un bébé crie et se débat quand sagrand-mère veut le tenir serré contre elle ! Il ne veutpas transmettre sa force à une personne mourante.(…)

Wagener, quand vous entendez cette théorie pour lapremière fois c’est comme si des écailles vous tom-baient des yeux. Il faut que je lise les écrits de ce Rei-chenbach.

Voilà pourquoi un officier reste si plein de jeunesse –parce qu’il est constamment parmi des jeunes !

Et il parle aussitôt de réorganiser les SA en fonctionde ce phénomène. Wagener lui dit alors que ce n’estpas si simple, car le courant peut ne pas passer : ilexiste pour cela des longueurs d’onde, compatibles ounon. Et Hitler de renchérir en disant qu’il sent ce cou-rant avec Henriette, ou encore avec sa nièce Geli,mais nullement avec certaines autres jeunes filles. Ilcommente :

-Quand j’ai écouté leur bavardage, qui peut être insi-gnifiant, pendant une heure –ou bien seulement sielles sont assises non loin de moi-, alors toute ma las-situde et ma mélancolie sont parties, et je peux meremettre au travail.

Mais tout de suite, il repère un problème. Il recouvretout aussi bien ses forces au contact des jeuneshommes, du moins lorsqu’ils sont membres des SA.Qu’en est-il alors des longueurs d’onde ?

Mais stop ! Avec les SA j’ai le sentiment qu’il faut quetoutes les longueurs d’onde coïncident. Aucun éclair

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58 : On notera la similitude de cette méthode avec le procédé utilisé en 1938 contre le général von Fritsch : dossier calomnieux puis limogeage puis réhabilitation, sans rétablissement de la victime dans ses fonctions ni sanction contre les calomniateurs.59 : L’article, intitulé « Untersuchungen über den Magnetismus und damit verwandte Gegenstände », était paru en 1845 dans le volume 53 des Annalen der Chemie und Pharmacie ; le livre Odisch-magnetische Briefe est publié à Leipzig en 1921.60 : La date n’est pas précisée mais cette conversation a lieu peu après le renvoi de Pfeffer, lequel se produit à la fin d’août 1930.

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ne m’a encore perturbé, aucune radiation. Se pour-rait-il que tous ces hommes émettent les mêmesondes ?

Et Wagener de répondre :

C’est tout à fait possible. Le secret de l’esprit des corpsfrancs, tel que je vins à le connaître sur la Baltique etdans la région de Thorn, ou le secret des bataillonsd’élite pendant la guerre était sans aucun doute quedes volontaires avaient rejoint le chef vers lequel ilsse sentaient attirés, et comme modèle, et comme êtrehumain.

Hitler se saisit aussitôt du mot « attiré » pour dire :« Voilà le point clé ! » et invente séance tenante unerecette pour dominer le peuple allemand : le chef su-prême des SA choisit ses lieutenants, qui choisissentleurs chefs de sections et d’équipes et ainsi de suite.On regroupe, ce faisant, des hommes aux motivationssimilaires qui ont « une longueur d’onde, une percep-tion, une intention ». Il n’y aura plus alors que deuxcatégories d’Allemands en dehors des SA, les hostileset les indifférents. C’est pourquoi il faut prospectertous les milieux et tous les partis, y compris le particommuniste, pour y recruter des SA.

C’en est trop pour Wagener qui tout d’un coup prendpeur, se dit que la piste sur laquelle il a lancé Hitlerpourrait s’avérer néfaste et tente de revenir en arrière,en disant qu’il avait seulement voulu parler de labonne influence des jeunes : il invoque le précédentde Frédéric II et de sa danseuse Barbarina. Hitler lui-même bat en retraite, sourit et reconnaît qu’il s’em-balle vite devant les idées nouvelles. Mais Wagenerconclut ce récit en affirmant que cette conversationavait pris « dans le bagage de connaissances de Hit-ler » une importance regrettable, à en juger par sessuites.

De fait, la force odique fait l’objet d’une nouvelleconversation, à propos de l’homosexualité notoire dusuccesseur de Wagener comme chef d’état-major desSA, Ernst Röhm. Hitler explique :

-Cette inclination de certaines personnes est unechose que j’avais beaucoup de mal à comprendre.Votre théorie de la force odique, que vous m’avez ex-posée récemment, et la lecture du livre de Reichen-bach sur ses observations m’ont apporté quelqueslumières.

S’il est vrai que des personnes ayant les mêmesrayons odiques sont attirées l’une vers l’autre, alorsbien sûr cela ne s’applique pas seulement auxhommes et aux femmes, mais aussi aux hommesentre eux et aux femmes entre elles. Et s’il est vraiqu’un jeune corps en bonne santé a besoin d’émettrel’excès de son énergie odique vers quelqu’un de plusâgé, qui peut l’utiliser pour ses propres performances,il est compréhensible que non seulement des jeunesfilles ou femmes soient attirées vers un tel homme,

mais également des jeunes hommes ou des garçons.A mon sens, cela n’a rien à voir avec le sexe. Maispuisque le transfert des énergies odiques se produitavec plus de force lors d’un contact physique –serre-ment de main, caresse et même baiser- l’urgence dela transmission odique engendre aussi un désir de telscontacts.

Ainsi, si ce désir existe chez une personne plus jeuneà l’égard d’une plus vieille, cela devrait être en mêmetemps une preuve qu’elle la considère comme dignedu don de son énergie. Entre un homme et unefemme, il est vrai, peuvent exister des raisons pure-ment sexuelles pour une telle approche faited’étreintes et d’embrassements. Dans le cas d’unjeune homme ou même d’un garçon en relation avecun homme plus vieux, cependant, cela ne se produitpas. Cela me semble abominable si le plus âgé profitede cette étreinte du plus jeune pour l’entraîner dansdes actes impudiques ou même va jusqu’à se servirde lui dans ce but61.

Il est question de force odique une troisième et der-nière fois dans ce livre environ un an plus tard, lorsde la première rencontre entre Hitler et Magda, futureGoebbels, peu après le suicide de Geli62. C’est d’ail-leurs le passage le plus souvent cité du livre. Magda,déjà nazie et amante de Goebbels depuis quelquesmois, avait envoyé son fils de dix ans présenter sescompliments à Hitler et il avait désiré la connaître. Ilsse sont retrouvés pour un thé au milieu d’une asseznombreuse compagnie. Un courant, visiblement, estpassé entre eux et Hitler confie le soir à Wagener :

-Je croyais en avoir fini avec le monde et les influenceshumaines. Mais sûrement ce qui m’a touché au-jourd’hui et me tient encore dans ses filets n’est pasce qu’on appelle une pulsion. C’est une réalité plushaute qui unit des gens et peut les faire influer l’unsur l’autre.

Même vos émanations odiques –que, depuis que j’enai entendu parler, je repère à tous les coins de rue etqui expliquent des choses qui sans cela me resteraientincompréhensibles- sont trop matérielles pour moi. Ildoit y avoir quelque chose d’extra-terrestre qui vit etagit en nous. Ils ont peut-être raison, ceux qui appel-lent cela un contact divin.

Pendant mon amitié attentionnée avec Geli, je ressen-tais cela quand j’étais avec elle, mais jamais avecd’autres femmes. Avec sa mort, je l’ai perdu et je pen-sais avoir enterré avec elle ce genre de sentiments. Aprésent, ils reviennent tout autour de moi, par sur-prise et avec une grande force.

La suite de la conversation semble indiquer que Hitlerest sur le point de rompre son vœu de célibat : il sedemande si un amour d’essence aussi divine ne seraitpas nécessaire à son équilibre. Cependant, tout in-dique qu’il n’est pas au courant de la liaison entreMagda et Goebbels (alors Gauleiter de Berlin et spé-

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61 : Le livre récent de Thomas Rozec Le Troisième Reich et les homosexuels (Paris, Hermann, 2011), l’un des premiers sur le sujet, ignore fâcheusement ce texte et les pages qui l’entourent, propres à démontrer que Hitler nomme Röhm en toute conscience de son penchant pour les éphèbes et caresse déjà, si l’on ose dire, l’idée de se débarrasser de lui quand il aura cessé d’être utile, en prenant des airs dégoûtés devant sa vie privée.62 : Le souvenir est, sur ce point, déformé puisque la rencontre Hitler-Magda date, d’après le journal de Goebbels, du mois d’août 1931 et que Geli est trouvée morte le 18 septembre. Il est possible que l’auteur, qui en 1946 continue de révérer Hitler et de trouver très pur le sentiment qui le poussait vers Geli Raubal, répugne à prendre conscience qu’il avait, en pensée, trompé sa nièce avec Magda Quandt, en envisageant brièvement d’abjurer en sa faveur son vœu de célibat. Cela pourrait expliquer, par une rationalisation inconsciente, cette inversion chronologique, à moins qu’on ne la suppose délibérée, dans un souci de ne pas altérer l’image du dictateur.

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cialiste de la propagande à la direction du parti nazi).Vers minuit, il voit arriver ses assistants éméchés, ilsracontent qu’ils ont passé la soirée dans l’appartementde Magda jusqu’à ce que Goebbels surgisse, ce quileur a fait comprendre qu’il disposait d’une clé et qu’ilsétaient de trop. Lorsqu’il prend congé de Wagener, Hit-ler lui confie :

-Allons, cela n’aura été qu’une brève rechute. Mais laProvidence a été bonne pour moi. Nous nous voyonsdemain matin.

Il y a là des matériaux extraordinaires pour documen-ter la folie de Hitler, d’une part, et le caractère fonda-mentalement ordonné et rationnel de sa manière degouverner son parti, puis son pays, d’autre part. Il sebâtit littéralement un monde parallèle… tout en se do-tant d’instruments de pouvoir pour faire agir leshommes en fonction de son délire. Et il est obsédé parle souci de perfectionner ces instruments, pour faireau plus vite de l’Allemagne un vaisseau dont toutl’équipage manœuvre, bon gré mal gré, vers des ob-jectifs communs. Il prend ici sous nos yeux un viragecapital : au début il fonde de grands espoirs sur lesSA, pour unir le pays dans une exaltation nationalistepassant par une réduction des inégalités de fortune,puis vers 1931 il décide d’accepter l’Etat et la nationtels qu’ils sont, et de les infiltrer sournoisement. Parlà s’expliquent et la marginalisation des SA, brutale-ment révélée et accélérée trois ans plus tard lors dela nuit des Longs couteaux, et la montée concomitantedes SS, moins plébéiens, plus capables de noyauterles milieux dirigeants et cultivant, en lieu et place d’unesprit de groupe propice aux révoltes, une fidélité sansfaille à la personne du chef.

Cependant, l’ouvrage reste, aujourd’hui encore, peuconnu et une quantité étonnamment dérisoire de sesinformations est utilisée par les spécialistes, qu’ilsécrivent sur Hitler, ses lieutenants, les femmes de sonentourage, le mouvement SA, la montée des nazisvers le pouvoir ou quelque autre sujet abordé dans cespages. Il est vrai que la préface de Turner est assezréductrice et qu’il les a lui-même peu exploitées, ycompris quand en 1996, délaissant sa spécialité d’his-torien de l’économie, il publia un livre purement poli-tique sur les dernières semaines de la République deWeimar63 : prolixe sur la lutte entre Papen et Schlei-cher, il ne s’étend guère sur la crise interne du partinazi alors que les rapports entre Hitler et GregorStrasser, qui est alors officiellement le deuxième dansla hiérarchie du parti, mais dont la chute accompagnel’ascension de son maître, sont présentés ici avec unluxe de détails inconnu par ailleurs.

Un jeune historien nommé Philippe Burrin avait donnéà la revue Vingtième siècle, en 1987, une recensionpeu appétissante de l’ouvrage, au moment de sa pa-rution en anglais. Il disait à la fois que les principalesinformations étaient déjà connues et que les plus in-téressantes ne concernaient pas spécialement Hitler :

Hitler répercute les éléments fondamentaux d’une vi-sion du monde et d’un programme bien connus : l’an-tisémitisme, l’espace vital, l’admiration pour laGrande-Bretagne et l’importance attachée à son al-liance. Il en ressort aussi, et cela est plus notable, le

désintérêt profond de Hitler pour la réforme écono-mique et sociale ; la primauté qu’il donnait au poli-tique apparaît avec d’autant plus de force queWagener plaidait, lui, la nécessité de restructurerl’économie et la société allemandes selon les lignescorporatistes (ce qui explique qu’après la prise dupouvoir il soit tombé en défaveur auprès d’un Hitleravant tout préoccupé de rassurer le monde des af-faires et de l’atteler à la réalisation de ses objectifsprioritaires, la reprise économique et le réarmement).

Sans doute Philippe Burrin, qui préparait alors son Hit-ler et les Juifs, un livre qui devait faire date sur lachronologie et les motivations du judéocide, est-il de-venu depuis cette époque plus attentif à la penséepersonnelle du dictateur. En témoignent ses confé-rences de 2003 au Collège de France sur l’antisémi-tisme nazi, regroupées l’année suivante dans unvolume intitulé Ressentiment et Apocalypse64. Car pré-cisément, il mettait en exergue dans sa recension de1987 des mémoires de Wagener les conversations surla force odique et quelques autres du même ordre,comme représentatives de « l’horizon intellectuel etmental de ces hommes qui allaient diriger l’Alle-magne ». La forêt du pluriel cachait l’arbre des lubieset des phobies personnelles de Hitler, personnageprincipal, et de loin, de ces pages.

Plus encore que dans ces informations sur les idées deHitler et le fonctionnement du NSDAP ou des SA à laveille de la prise du pouvoir, l’importance de l’ouvragede Wagener réside dans ce qu’il dévoile du comporte-ment du Führer. Nous avons vu comme il traitait Pfef-fer von Salomon, instrumentalisé et jetable aprèsusage. Or on peut en dire autant d’un personnage au-trement important dans l’histoire du Troisième Reichpuisqu’il ne sera jeté que quelques jours avant la fin :Hermann Göring. Wagener est un pur idéologue et unidéologue pur : il nourrit envers Göring une haine deprincipe, qui ne doit rien à une rivalité pour un posteni à une lutte pour la faveur du maître. Selon lui, l’an-cien aviateur est un arriviste dépourvu de convictionsfortes. Il veut bien admettre que Hitler se serve de luipour pénétrer les milieux bourgeois, mais à conditionque le parti et ses militants n’en soient pas éclabous-sés. Göring, dit-il souvent à Hitler, donne du NSDAPune image déplorable et il faut éviter à tout prix qu’ilsoit censé le représenter. A ces objurgations Hitler op-pose une fermeté sereine. C’est qu’au fil de ces troisans la politique économique du futur gouvernementprend tournure, et qu’il apparaît de plus en plus qu’ellene sera guère révolutionnaire. Au pied du mur, lesanathèmes de Gottfried Feder contre la « tyrannie desintérêts », qui avaient fait grande impression sur lejeune Hitler en 1919, subissent une dévaluation bru-tale, pour la raison simple –explique longuement Hitlerà Wagener- que, si on changeait quelque chose ausystème bancaire, d’amples milieux patronaux devien-draient hostiles et mettraient en péril l’existence dugouvernement. Il faudra donc biaiser et Hitler en vientà dire que le « socialisme » sera pour la générationsuivante. Pour consoler Wagener atrocement déçu,mais admiratif devant son sens politique et, en règlegénérale, porté à lui donner raison à la fin de leurs dia-logues, il lui dit qu’il devra rester, en demeurant se-

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63 : Hitler’s Thirty Days to Power: January 1933, Reading, Massachussets, Addison-Wesley, 1996, tr. fr. Hitler janvier 33/ Les trente jours qui ébranlèrent le monde, Paris, Calmann-Lévy, 1997.64 : Paris, Seuil, 2004.

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crètement fidèle à l’orientation socialiste, « le gardiendu Graal ».

La tuerie de trois jours (30 juin-2 juillet 1934) connuesous le nom de « nuit des Longs couteaux » est sou-vent présentée comme un exemple parfait de l’impré-voyance, de la fébrilité et de l’improvisationhitlériennes. Le Führer lui-même, il est vrai, prétendaitqu’il avait dû mettre fin par des exécutions sommairesà une subversion très dangereuse, fomentée par une« aile gauche » nazie qui rêvait d’une « seconde révo-lution » appuyée sur les SA et s’apprêtait à la mettreen oeuvre. Ces pages montrent, au contraire, qu’ilavait ourdi de longue main la marginalisation de cetteorganisation. Il désigne plusieurs années à l’avanceses dirigeants au fer du bourreau en hommage à labourgeoisie. Déjà se dessine le projet de faire croire àcelle-ci qu’elle a demandé voire ordonné cette purge,alors qu’elle se mettra elle-même des menottes encautionnant ce que le nazisme a de plus inhumain : laréduction de l’homme à un simple matériau et samort, ou son maintien en vie, soumis aux visions d’unarchitecte fou65.

En même temps, on trouve ici de quoi ruiner l’asser-tion, souvent lue chez les fonctionnalistes, suivant la-quelle, si on ne se rallie pas à la thèse d’uneimprovisation permanente, on se condamne à profes-ser que « tout est déjà dans Mein Kampf ». Il fautenfin s’affranchir de ce faux dilemme et considérerque, dans le cadre tracé par la Bible nazie, se déroulependant toute la période 1925-1945 un ajustementquotidien de la planification.

A la vérité, Hitler est un homme d’ordre qui déteste lechaos mais l’une de ses tactiques favorites est de lesusciter pour mieux le dominer, tout en masquant sonrôle. Cette construction d’une réalité parallèle, dont unsujet est seul à connaître et à maîtriser les règles, estbien un symptôme de folie, même et surtout si cesujet fait assaut d’intelligence et de rationalité.

3) La folie hitlérienne et son impact politique

Il ne s’agit pas de régresser de deux siècles et de pré-tendre que, nonobstant Guizot, Marx, Lévi-Strauss etLacan, l’histoire est façonnée consciemment par desdirigeants habiles et bien informés qui se jouent descontraintes imposées par les structures de tout acabit.Ce n’est pas parce que Hitler était beaucoup plus ré-fléchi et maître du jeu qu’on ne le soupçonnait très gé-néralement jusque vers 1990, qu’il maîtrisait pourautant son destin et celui du monde.

J’avance avec l’assurance d’un somnambule sur la voieque la Providence m’a tracée.

Il faut savoir gré à Ian Kershaw d’avoir mis enexergue, à la fin du tome 1 de sa biographie (1999),cette phrase prononcée lors d’un meeting par Hitler le14 mars 1936, alors que se confirme le succès de sonpari rhénan (remettre son armée sur la rive gauchedu Rhin en violation des traités de Versailles et de Lo-carno, sans réaction sérieuse des autres signataires).C’est l’une des plus sincères qu’il ait proférées en pu-blic dans toute sa carrière de chancelier. Il expose augrand jour sa folie, mais d’une manière telle que per-sonne ne s’en rend compte : il y a de quoi se deman-

der qui est le plus somnambule, de lui et de l’auditoire,tous pays confondus.

Il se croit guidé, justifié et même sanctifié par uneProvidence… alors qu’il vient d’effectuer, dans la réalitéla plus triviale, un coup diplomatico-militaire lucratif.Et, pour franche qu’elle soit, cette parole n’en baignepas moins dans un environnement de tromperies,puisque ce discours, comme tous ceux qu’il prononceentre 1933 et 1938, est tout empreint de pacifisme. Ilmartèle l’idée que par cette avancée rhénane l’Alle-magne entend seulement recouvrer sa pleine souve-raineté et non préparer une extension de son territoirepar la guerre, ce qui est, lorsqu’on connaît la suite, unmensonge évident.

Cependant le mensonge confine souvent, chez cetorateur, à un véritable art poétique. Il multiplie lesphrases sibyllines, propres à éclairer sa politique touten la masquant. Un des plus beaux et des plus ef-frayants exemples est la réponse faite à Bertrand deJouvenel qui l’interroge à la même époque sur sessentiments envers la France. Le jeune journaliste fran-çais lui fait remarquer que sa très amicale réponse està l’opposé de Mein Kampf, et lui demande pourquoi ilne publie pas une version rectifiée de ce livre. Hitlerrépond qu’il n’est pas un homme de lettres et ajoute :«Ma rectification, je l’écris sur le grand livre de l’His-toire !»66 Dans son contexte immédiat, la phrase peutparaître rassurante et elle est faite pour cela, mais,rapportée à la carrière et au style du personnage, ellesonne comme une transparente annonce du coup qu’ilprépare contre le pays de son interrogateur –un futurmaître ès-sciences politiques débordant d’originalitéqui est, en cette folle avant-guerre, fasciné par les dic-tatures.

A propos du massacre des Juifs, il y a aussi une véritéfondamentale enrobée de mensonges dans la «pro-phétie» du 30 janvier 1939, faussement datée par lasuite du 1er septembre, suivant laquelle une nouvelleguerre mondiale, bien évidemment déclenchée par lesJuifs pour l’anéantissement final de l’Allemagne, signi-fierait «la fin de la race juive en Europe».

Hitler ment, certes, car la guerre sera déclenchée parlui-même et en ce début de 1939 il le sait fort bien.Mais le lien entre guerre et extermination est indiquésans détours. La guerre, c’est indissolublement l’oc-casion de tuer les Juifs, et les habitants surnumérairesde «l’espace vital», d’agrandir le territoire vers l’est,d’imposer l’Allemagne comme un membre incontour-nable d’un directoire du monde à quatre (avec laGrande-Bretagne, les Etats-Unis et le Japon), enfin derendre la « race supérieure » consciente d’elle-mêmeet de la cruauté nécessaire pour marquer cette supé-riorité.

La cohérence de tout cela, l’impossibilité d’y décelerdes priorités ou une hiérarchie (sinon provisoirement,pour des raisons tactiques), c’est l’essence même dunazisme. Il y a bien là une entreprise démente(puisqu’il n’est pas vrai que l’humanité se divise enraces inégales et qu’il l’est encore moins qu’on pour-rait, en faisant admettre partout ce postulat –et en éli-minant les Juifs, qui en sont la négation vivante-,fonder une nouvelle civilisation), mais elle est aussi

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65 : Ce point sera développé dans la conclusion.66 : Cf. Dard (Olivier), Bertrand de Jouvenel, Paris, Perrin, 2008, p. 117-120.

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terriblement réaliste. Avec une habileté diabolique,elle se niche dans des préjugés comme le sentimentde supériorité des « Blancs », elle exploite des phobiescomme celle du communisme, elle singe des politiquescoloniales ou impériales : elle est, par la captation detous ces thèmes, capable d’un succès et d’une implan-tation relativement durables.

L’une des apparences les plus trompeuses (que je dé-mystifie dans la biographie de 1999, p. 155-156) in-cite à voir dans le nazisme un sous-produit de la crisede 1929. Le rapprochement de la courbe du chômageet de celle des voix nazies en offre, il est vrai, unepreuve arithmétique éblouissante… au point de mas-quer ce qui se passe : le NSDAP obtient, aux législa-tives de 1928, 2,6% des suffrages alors que le paysest au zénith de la « prospérité » des années Strese-mann, tandis qu’à celles de 1930, au bout d’un an decrise, il obtient sa première poussée avec 18%, avantde doubler ce score deux ans plus tard, au plus fortde la récession. Mais si les nazis ont tiré parti de cescirconstances avec maestria, qu’est-ce donc qui auto-rise à dire que dans une autre conjoncture écono-mique ils auraient, au cours de la même période, étéplus maladroits ?

Hitler forgeait dans l’ombre, depuis sa « Maisonbrune » de Munich, un appareil politique redoutable-ment efficace, qui recevait en 1928 son baptême dufeu –et, contrairement à ses rivaux, l’ingénieur de ceprototype excellait à tirer des leçons de ses expé-riences. D‘autre part, le régime dont Stresemann étaitla personnalité saillante mangeait, lui, son pain blanc,en redressant le pays à la faveur d’une politique exté-rieure pragmatique, après les errements brouillons dudébut de la décennie qui avaient conduit à la catas-trophe de 1923 ; il aurait dû, crise ou pas, affronterde nouvelles échéances délicates –et d’ailleurs il le fiten y laissant des plumes, dès 1929 : ainsi le planYoung, cette année-là, vit une première progressiondes nazis dans les urnes, à l’occasion d’un référen-dum, et une tentative d’union douanière avec l’Au-triche, amorcée en 1930, se heurta à un sec veto dela France, qui gonfla aussi les voiles nazies. Ainsi uneAllemagne prospère n’aurait certes pas offert à Hitlerl’argument du chômage et la possibilité d’embrigaderses victimes dans des sections d’assaut, mais elle au-rait dû affronter des dossiers de politique extérieurepropices aux surenchères nazies. Sa prospérité mêmeaurait été un sujet d’alarme en France, et d’exaltationnationaliste chez elle. Le talent du chef et son assautméthodique du pouvoir pouvaient se frayer d’autresvoies –du moins conviendrait-il de ne pas l’exclured’un revers de main.

La folie de Hitler est consubstantielle à son antisémi-tisme. Or dans un grand nombre d’études l’articulationentre l’antisémitisme nazi et celui qui avait cours enAllemagne ou en Autriche avant 1919 est on ne peutplus mal cernée. Souvent, on lit qu’il s’agit d’une syn-thèse plus ou moins réussie des idées de Lagarde,Langbehn, Wagner, Chamberlain, etc. et quand onparle d’un apport proprement hitlérien il ne consisteen général qu’en un ajout de « radicalité ». Or la nou-

veauté est beaucoup plus ample, et elle est fort biencernée par un article de Houston Stewart Chamberlainlui-même, en hommage de Nouvel An à un putschisteprisonnier, le 1er janvier 1924 :

Il lui est par exemple impossible de partager notreconviction à tous sur la funeste, oui, la mortifère in-fluence de la juiverie sur la vie du peuple allemand, etde ne point agir ; comprend-on le danger, alors desmesures doivent être prises contre eux au plus vite,c’est bien ce que tout le monde voit, mais aucun n’osele formuler, aucun n’ose traduire ses pensées enactes ; aucun, sauf Adolf Hitler67.

On ne saurait mieux dire que l’antisémitisme antérieuravait, en quelque sorte, besoin des Juifs, pour passerses nerfs et ses humeurs, tandis que Hitler veut vrai-ment les détruire. Voilà qui rappelle un trait caracté-ristique de la psychose : l’impuissance à métaphoriser.En d’autres termes, pour l’antisémite « normal » lesJuifs sont une métaphore du mal… et le mal, on saitbien qu’il faut « faire avec ». On essaye jour après jourd’y remédier, on ne se donne pas la mission impossiblede l’éradiquer, ou pas très sérieusement. Pour Hitlerau contraire, il s’agit d’un ennemi réel, agissant, om-niprésent et en permanence menaçant, qu’il faut ab-solument tuer pour continuer à vivre.

D’où deux conséquences :

-la « règle des trente ans » : Hitler explique à plu-sieurs reprises qu’il ne faut jamais confier de fonctionsimportantes à quelqu’un qui a changé d’avis sur unequestion capitale après cet âge68 ;

-les mensonges proférés, notamment dans MeinKampf, sur la chronologie de sa conversion à l’antisé-mitisme. Pour autant, ce qu’il en dit n’est pas toujourssans intérêt. Ainsi sa description, souvent citée aupremier degré, d’un Juif oriental vêtu d’un caftan dansles rues de Vienne, à la page 62 de Mein Kampf :

Un jour où je traversais la vieille ville, je rencontraitout-à-coup un personnage en long caftan avec desboucles de cheveux noirs. « Est-ce là aussi un Juif ? »telle fut ma première pensée. A Linz, ils n’avaient pascet aspect-là. J’examinai l’homme à la dérobée et pru-demment mais plus j’observais ce visage étranger etscrutais chacun de ses traits, plus la première questionque je m’étais posée se muait dans mon cerveau en :est-ce là aussi un Allemand ?

L’angoisse qui affole Hitler, avant de trouver définiti-vement son objet en 1918, avait pu lui inspirer vrai-ment, vers 1910, de tels sentiments lors d’unerencontre dans une rue viennoise, et les réactiver lorsde sa conversion. La perplexité est en tout cas,d’après les cliniciens, une fidèle compagne de la psy-chose69.

4) Le moment Binion (1976)

En 1976 paraît l’un des livres les plus importants surHitler, et encore à ce jour les plus méconnus même sila période récente autorise quelque espoir de voir finirce purgatoire : Hitler Among the Germans70. L’auteur,Rudolph Binion, est un universitaire de Boston, né en

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67 : Cf., du même auteur, Les Tentatrices du diable, Paris, l’Archipel, 2005, p. 76-77.68 : Ibid., p. 45.69 : Cf. par exemple Arditi-Alazraki (Jacy) Un certain savoir sur la psychose / Virginia Woolf, Herman Melville, Vincent van Gogh, Paris, L’Harmattan, 2009.70 : New York, Elsevier, 1976. Tr. fr. Hitler et l’Allemagne, Paris, Points Hors ligne, 1995.

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1927 et passé de l’histoire politique française (avecdes études sur Caillaux et Tardieu) à l’histoire cultu-relle allemande, en commençant par une biographiede Lou Andreas-Salomé71. Voilà qui l’amène à Freudet aussi, très vite, à Hitler, par le truchement d’ErnstDeuerlein. Ce dernier, né en 1918, un Allemand catho-lique qui avait laissé une jambe en URSS puis com-mencé à fouiller, en tant que jeune historien, la genèsedu nazisme, avait eu le temps, avant de mourir d’unecrise cardiaque devant ses étudiants en 1971, de faireremarquer à Binion l’importance de la période de Pa-sewalk. Il l’avait notamment guidé vers une sourceétrangement précise : un roman d’Ernst Weiss, DerAugenzeuge, publié en 1963 après avoir été miracu-leusement retrouvé. Car ce Juif germanophone, origi-naire des Sudètes et ami de Franz Kafka, s’étaitsuicidé lors de l’entrée des Allemands dans Paris. Dansce livre, on voit le soldat A. H. soigné par hypnose àl’hôpital de P. Le médecin lui suggère qu’il a l’étoffed’un héros national en susurrant notamment :« Croyez en vous aveuglément et vous cesserez d’êtreaveugle. » Or on ignorait tout du séjour de Hitler danscet hôpital, à l’exception du peu qu’il avait bien vouluen dire lui-même, essentiellement dans Mein Kampf.Deuerlein avait dit à Binion qu’il donnerait cher pourconnaître le nom du psychiatre qui l’avait traité… et lasolution vint à Binion en 1973 aux Etats-Unis même,de John Toland, l’un des plus inventifs, au bon sens duterme, des historiens-journalistes qui fouillaient l’his-toire de la Seconde Guerre mondiale. Il transmit à Bi-nion un rapport de l’OSS sur le témoignage d’unneurologue allemand exilé, Karl Kroner, ancien méde-cin de Pasewalk. Ce texte de 1943 établissait que Hit-ler avait été soigné dans un service psychiatrique parun médecin nommé Edmund Forster.

Binion dès lors n’eut plus qu’à suivre la piste… et ellemenait bien à Ernst Weiss. Il retrouva tout d’abord lefils de Forster, qui lui apprit que son père avait dit unjour à sa mère avoir eu Hitler pour patient et l’avoirestimé « hystérique ». En 1933, très antinazi, il étaitvenu à Paris rencontrer des émigrés allemands gravi-tant autour du journal Das neue Tagebuch et leur avaitremis deux exemplaires du dossier médical de Hitler.Weiss était lié à ce cercle dont un survivant, WalterMehring, le confirma à Forster en 1975. Le journalsusnommé avait mentionné, sinon le dossier, du moinsle voyage, dans son numéro du 16 septembre 1933, àl’annonce de la mort de Forster, qui s’était suicidé le11.

Le roman de Weiss reste, hélas, la seule voie d’ap-proche du dossier médical et il s’agit, hélas encore,d’un grand romancier, adepte de Freud alors que Fors-ter ne l’était pas du tout : son Témoin oculaire estbardé de considérations psychanalytiques concernantle patient « AH », et de notations évoquant diversesinfluences littéraires, politiques et historiques. Il n’enreste pas moins que la description de la cure adminis-trée à Hitler par le psychiatre de Pasewalk doit moinsà la psychanalyse qu’à ce qu’on connaît des méthodesde Forster, notamment par ses propres articles : ilconsidérait les « hystériques de guerre » comme desfaibles qui avaient besoin d’être secoués et on le voit,dans ce récit, suggérer sous hypnose à son patientqu’il a l’étoffe d’un sauveur national. Il lui dit notam-ment, outre la phrase précitée, « L’Allemagne a main-

tenant besoin d’hommes comme vous ».

Par rapport à cette source romanesque, Hitler relatecette période dans Mein Kampf en termes plus com-plémentaires que contradictoires. Il n’évoque aucunmédecin et les voix qui lui parlent sont tout inté-rieures. Néanmoins, le fait qu’il recouvre la vue coïn-cide étroitement avec sa résolution de vouer sa vie auservice de son pays.

Binion estime que Hitler devient antisémite immédia-tement après cet épisode et c’est là, en 1976, une af-firmation rare et précieuse… qui n’a guère deprécédent sinon chez Churchill72. L’explication en estsimple : Hitler lui-même, sans doute peu fier d’avoiridentifié le pire ennemi de son peuple aux approchesde la trentaine, et après quatre années de guerre, s’in-génie dans Mein Kampf à antidater la chose tout enbrouillant les pistes (il parle d’une longue lutte inté-rieure… conclue par une « haine » qui naît –sic- à Pa-sewalk). Du coup la propension des humains à croiresur parole le mal que chacun dit de soi-même, conju-guée à l’antinazisme primaire qui fait prendre pour ar-gent comptant tout propos nazi qui semble pouvoirêtre retourné contre ses auteurs, a induit presque toutle monde à faire remonter l’antisémitisme de Hitler audébut de sa période viennoise, soit autour de 1910.

Binion, qui au début de sa quête avait demandé àDeuerlein s’il avait une explication de la métamor-phose de Hitler, longtemps solitaire et incapable de lamoindre insertion sociale, en un meneur d’hommesméthodique et efficace, a donc trouvé une solution quime semble à la fois crédible et, à ce jour, sans rivale :

- dans cette crise de Pasewalk, à la fois physique etmorale, il a ressenti un appel, probablement avecl’aide du psychiatre mais sans exclure une autosug-gestion, et il s’y est ensuite tenu, en étant notammentconvaincu d’avoir noué un pacte avec la Providence ;

-immédiatement ou très peu de temps après, il a érigé« le Juif » en ennemi absolu, et de lui-même, et deson pays.

Binion, récemment décédé, avait des qualités d’histo-rien très précieuses, notamment son aptitude à ras-sembler une documentation impressionnante sur lessujets qu’il traitait, tant sous la forme de documentsde toute nature que de bribes significatives dans destextes apparemment éloignés du sujet, le tout parfai-tement daté et ordonné. Ainsi présente-t-il en annexeune collection impressionnante d’allusions de Hitler oud’autres personnes à son hospitalisation de Pasewalk,faisant état d’une « vision ». Toutes choses que Weisspouvait difficilement connaître et qui complètent bienson travail.

Cependant, je trouve moins convaincant le psycho-historien du Massachussets, et même beaucoupmoins, lorsqu’il extrapole ses découvertes sur Pase-walk à l’ensemble de la vie et de la carrière d’Adolf Hit-ler, et développe la thèse d’une maladie mentalecollective qui aurait saisi les Allemands, convergeantavec celle de leur dictateur. D’une part, il estime quecet épisode a réactivé un traumatisme originel datantnon pas de la petite enfance du sujet mais de sa dix-huitième année : la maladie fatale de sa mère et letraitement de son cancer du sein par un médecin juif,

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71 : Frau Lou: Nietzsche’s Wayward Disciple, Princeton University Press, 1968.72 : Cf. Churchill et Hitler, p. OOO368.

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Eduard Bloch, en 1907. Ce traitement à l’iodoforme,douloureux, onéreux et inefficace, aurait dégagé uneodeur de gaz… ce dont Binion tire les conclusionsqu’on devine. Il n’ignore certes pas que Hitler a, lorsde l’Anschluss, accordé au vieux médecin une protec-tion personnelle et efficace. J’en déduis pour ma partque le fait d’avoir touché le corps sacré de la mère lerendait lui-même sacré plutôt que maudit, par excep-tion unique aux préjugés raciaux de son protecteur :face à cette réalité, Binion se réfugie dans l’incons-cient, qui aurait dicté à Hitler, lorsque la défaite de1918 et la cure de Pasewalk eurent réactivé le trau-matisme, une réaction d’autant plus vive contre Blochet l’ensemble des Juifs qu’il ne pouvait s’en avouer lasource, car il continuait à nourrir consciemment dessentiments de reconnaissance envers celui qui avaitsoigné sa mère. Je renverrai ici aux remarques de RonRosenbaum73, qui a recensé en quelques pages biensenties la propension d’un grand nombre d’auteurs àsituer dans la rencontre d’un Juif précis l’origine de lamalédiction que Hitler a fait porter sur l’ensemble…une tare dont n’est pas exempt Ernst Weiss lui-même,qui fait transiter son héros AH, peu avant son admis-sion à l’hôpital de P., par le lit d’une prostituée juive,où il ne déploie pas des moyens à la hauteur de sesprétentions.

Surtout, Binion identifie très acrobatiquement la ma-ladie de Hitler à celle de l’Allemagne, au point de leurprêter une même conduite d’échec : l’un et l’autre au-raient été possédés d’un besoin frénétique de « répé-ter » leur traumatisme –perte de la mère pour l’un…et défaite de la Première Guerre lors d’une seconde,pour l’autre ! Je n’aurai pas besoin d’en dire plus, cha-cun comprenant aisément qu’en disciple de John Lu-kacs je ne prise guère ce fatalisme. Non seulementHitler ne voulait pas perdre et l’Allemagne non plus –ce qui est commun, au niveau conscient, dans lesconduites d’échec-, mais l’un et l’autre sont passésbien près d’un triomphe absolu –ce qui est beaucoupmoins commun.

Ainsi, Rudolph Binion offre, sur l’histoire en général etle nazisme en particulier, une mine d’informations etde réflexions. C’est un très grand pionnier, ébloui etstérilisé par sa découverte. En quelques fécondes an-nées, il a fait le tour de la question nazie, en a tiré unsystème et n’a plus rien produit. Significativement, lanote nécrologique publiée en mai 2011 sur le site del’université Brandeis en fait un spécialiste de la « psy-cho-histoire » mais ne comporte pas le mot « Hitler ».Il n’a précisément pas su articuler les différents ni-veaux que Hitler maîtrisait, lui, de façon satisfaisante,du moins pour servir ses buts, en matière politique,culturelle, économique, militaire…

Je propose donc de retenir de son livre, outre une do-cumentation impeccable sur les obsessions du chefnazi, un diagnostic sur la folie de Hitler en tant quepsychose déclenchée. Le surgissement de l’ennemi juifdans la nuit de la défaite s’inscrivait dans quelquestructure héritée de l’enfance, voire des générations

précédentes, qui elle-même expliquait son parcoursjusque là solitaire et erratique. Sa vie a trouvé là brus-quement un point d’ancrage, à condition de se vouerentièrement à un projet insensé, en enrôlant des col-laborateurs au sein d’organisations qu’il contrôlait en-tièrement.

5) Le rôle singulier de Churchill

Les qualités de chef de Winston Churchill sont un arbrequi cache fréquemment une forêt, à moins que ce nesoit l’inverse : son rôle prépondérant dans le faitmême que la Grande-Bretagne s’oppose militairementau nazisme. En témoigne l’index du beau livre de RenéSchwok sur les Interprétations de la politique étran-gère de Hitler74 : le mot « Churchill » n’y figure pas,comme si l’étude des menées du nazisme sur la scèneinternationale pouvait se passer avantageusement detoute allusion à quelqu’un qui les a, par sa résistancemême, très largement modelées. Cette carence estd’ailleurs moins imputable à Schwok qu’aux dizainesd’auteurs dont il analyse le point de vue sur Hitler, etqui mentionnent rarement cet adversaire.

Bien des proses donnent en effet l’impression d’unesorte d’évidence : l’Angleterre avait toutes raisons dene pas s’incliner et, après quelques tâtonnements, ellea trouvé le chef qui convenait pour polariser des forcesqui ne demandaient qu’à l’être. On retrouve ici le pri-mat des « forces profondes ».

Curieusement, ce primat a aussi conduit, dans les an-nées mêmes où le fonctionnalisme tendait à minorerle rôle de Hitler dans son propre régime, à une fré-quente réhabilitation de l’appeasement. Le « HansMommsen » de cette tendance, celui qui va au boutdu raisonnement avec des formulations provocatrices,est Alan John Percival (dit par tous AJP) Taylor (1906-1990). En 1961 son ouvrage très remarqué sur les« origines de la Seconde Guerre mondiale »75 profes-sait notamment que Neville Chamberlain, commechancelier de l’Echiquier puis comme premier ministre,avait prôné l’appeasement pour des raisons finan-cières tout à fait contraignantes. Churchill était doncun idéaliste qui ne craignait pas de provoquer Hitlerbien que les moyens fissent défaut dans les caisses,et il valait mieux, à tout prendre, que l’Angleterre ences années d’avant-guerre fût dirigée par des bouti-quiers réalistes.

Tout cela s’accorde bien et, chez Taylor, s’ajuste étroi-tement, avec l’idée que le déclenchement de la guerreaurait été accidentel. Il emploie d’ailleurs fréquem-ment la métaphore d’un accident de la circulation au-tomobile mais, comme on n’arrête pas le progrès,c’est plutôt à Tchernobyl ou à Fukushima que sa théo-rie fait penser aujourd’hui. Il se serait produit en 1939une réaction diplomatique en chaîne échappant à toutle monde, et non le branle donné par Hitler, au mo-ment le plus favorable, à une tentative longuementméditée de subversion du rapport mondial desforces76.

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73 : Explaining Hitler, New-York, Random, 1988, tr. fr. Pourquoi Hitler?, Paris, Lattès, 1999, p. 44-47.74 : Paris, PUF, 1987.75 : The Origins of the Second World War, Londres, Hamish Hamilton, 1961, tr. fr. Les Origines de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Presses de la Cité, 1961. 76 : AJP Taylor, qui n’est pas à une contradiction près, en vient d’ailleurs, au besoin, à minorer le rôle des forces profondes, du moins sur la question des origines immédiates de la guerre : non parce qu’il privilégierait les intentions guerrières d’un ou plusieurs acteurs, mais pour pouvoir soutenir sa théorie de l’« accident ». La métaphore de Tchernobyl avait été inaugurée par Eberhardt Jäckel pour désigner l’irruption même de Hitler dans l’histoire : cf. « L’arrivée d’Hitler au pouvoir : un Tchernobyl de l’histoire », dans Krebs (Gilbert) et Schneilin (Gérald),

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Dès lors, il ne reste plus qu’à « tchernobyliser » aussile redressement sous la houlette de Winston. Le chaosde septembre 1939 se poursuit en mai-juin 1940 parun effondrement subit de la France, que personnen’aurait prévu ni organisé77, et il faut bien à la fin desfins qu’un peu d’ordre soit mis par ceux qui ne trou-vent pas leur compte dans la situation. Suivant cetteconception, l’heure de Churchill sonne à la fois par né-cessité technique et par défaut. Celui qui devientalors, et reste malgré les remous, premier ministre,ne serait pas (comme je le démontre en de nom-breuses occasions dans mes livres et mes articles, àla suite et à l’instar d’un Lukacs) quelqu’un qui avaitprêché contre tout le monde en proposant d’unir laplanète contre le nazisme, et se voit confier le pouvoirpresque trop tard, parce que ses rivaux sont à boutde souffle, plus que par une adhésion du grand nom-bre à ses vues. Et qui impose ces vues à force de té-nacité et de talent politique. Il n’est, pour Taylor et sesdisciples, qu’un ambitieux agité, éternel candidat auposte de premier ministre, qui se trouve opportuné-ment disponible quand les circonstances réclament unpilote résolu. Pire : la version édifiante d’une conver-sion du pays à la fermeté et d’une arrivée de Churchillau pouvoir à l’appel d’une lame de fond, qui prévalaitdans la propagande du premier ministre puis dans sesmémoires, est entièrement récusée (au lieu d’êtresimplement nuancée, en rétablissant les aléas et lesmoments où le pilote a failli être débarqué) et le faitde considérer les appeasers comme des réalistes ap-paraît comme le dernier cri de la scientificité.

Il était à prévoir que l’extrême indulgence de Taylorenvers Hitler (périodiquement entrecoupée par un re-frain suivant lequel il était « méchant » -wickened-,notamment envers les Juifs) s’accompagnât d’une sé-vérité sans faille envers Churchill. Cet empêcheurd’apaiser en rond est présenté comme au moins aussiresponsable de la guerre que le boutefeu germanique.Un exemple extrême suffira à le montrer : celui de la« crise de mai » qui, en 1938, avait préfiguré celle deMunich. Un bruit dont l’origine, aujourd’hui, n’est paséclaircie et ne l’était évidemment pas plus en 1961,avait fait craindre au gouvernement de Prague une at-taque-surprise de l’Allemagne et déterminé le prési-dent Benès à répliquer par une mobilisation partielle(le rappel d’une classe sous les drapeaux). Hitler avaitdémenti avec colère, puis s’était plaint qu’on ait « hu-milié l’Allemagne » et avait clamé qu’on ne le feraitpas deux fois. Le commentaire de Taylor ne se bornepas à lui donner, sur ce chapitre comme sur tant d’au-tres, le bon Dieu sans confession. Il débouche, aprèsplusieurs lignes d’insinuations, sur une accusation gra-tuite contre son rival britannique :

Certains pensaient que Hitler reculerait devant une dé-monstration de force ; or il s’en produisit justementune. Le 20 mai, des réservistes tchécoslovaques fu-rent rappelés, les postes-frontières furent garnis detroupes et le gouvernement tchécoslovaque fit savoirque Hitler avait été sur le point de déclencher une at-taque-surprise, sur le modèle de ce qui s’était, disait-on, passé en Autriche. Les Allemands nièrent, avectoutes les marques de la vertu outragée ; et l’examende leurs dossiers secrets, saisis à la fin de la guerre,

confirme qu’ils étaient sincères. Aucune force alle-mande n’avait été mise en mouvement ; aucune ac-tion n’avait été préparée. Comment expliquer cemystérieux épisode ? Les chercheurs sont restés bre-douilles. Il est possible que les Tchèques aient réelle-ment ajouté foi à une fausse alarme. Il est mêmepossible que des extrémistes sudètes aient planifiéune action de type autrichien, malgré la stricte inter-diction qui leur en avait été faite. Ou peut-être que lesAllemands aient intoxiqué les Tchèques pour les pous-ser à agir. Aucune de ces explications ne semble vrai-semblable. Il serait plus plausible que ladémonstration tchèque ait eu pour but de discréditerl’appeasement et de montrer qu’on pouvait faire re-culer Hitler par une démonstration de fermeté. Qui ena eu l’idée ? Les Tchèques eux-mêmes ? Certainementpas les Russes, qui furent aussi surpris que quiconque.Quelques légers indices (some slight evidence) don-nent à penser que ce mouvement fut inspiré par les« durs » du Foreign Office, qui désapprouvaient la po-litique suivie et refusèrent alors de croire les démentisde Henderson, alors qu’ils étaient fondés.

Quels seraient donc ces légers indices ? Taylor indiquelui-même en note :

Il y a dans les documents anglais publiés une note quilaisse sur sa faim : « au vu des preuves à sa disposi-tion, le ministère ne partagea pas les avis de Sir N.Henderson et de l’attaché militaire » ; mais aucunepreuve n’est indiquée.

Cette argumentation n’est guère convaincante : on re-proche à la partie adverse de cacher ses sources et onen profite pour conclure soi-même à partir de fragilesindices. Ce qu’on peut en retenir, c’est que Taylor tra-hit sa soif immense que Churchill soit à l’origine de lacrise de mai : il ne le met pas en cause nommément,mais le dissimule de façon transparente sous le voca-ble « certains » puis derrière le paravent des « durs »qui, au Foreign Office, partageaient ses vues. Mêmel’URSS est au-dessus de tout soupçon : c’est tout dire.Mais un livre relativement récent permet de rouvrir ledossier et de cheminer dans une direction opposée.

L’historien américain d’origine tchèque Igor Lukes, en1996, démontre sur pièces la sincérité de Benès : sesservices de renseignements ont été bel et bien abuséspar des informations précises sur les préparatifs d’uneoffensive allemande. Puisque décidément l’intoxicationn’a laissé d’autre trace qu’elle-même, il faut qu’ellesoit passée par des canaux très courts. Or nul n’étaitmieux placé pour duper la Tchécoslovaquie que la li-mitrophe Allemagne et, puisqu’il s’agissait d’indiscré-tions sur l’armée allemande, prises au sérieux par desofficiers tchécoslovaques qui n’étaient pas des débu-tants, la source était presque nécessairement militaireet allemande78. Pourquoi n’y a-t-on pas pensé plustôt ? Tout simplement parce qu’on voit dans le gestede Benès (et qu’il y voit lui-même, jusqu’à la fin deses jours) une manifestation de fermeté, peut-êtremaladroite mais bien intentionnée. On ne formulemême pas l’hypothèse qu’elle puisse témoigner sur-tout de sa naïveté, et de sa propension à agir exacte-ment comme Hitler le souhaite. Or on sait depuislongtemps que des officiers allemands ont poussé, en

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77 : Cf. infra (p. OOO98-100), l’analyse du livre de Karl-Heinz Frieser, qui prolonge dans ce domaine jusqu’à un sommet inégalé et, espérons-le, insurpassable, les pistes ouvertes par Taylor.78 : Quelques détails dans Churchill et Hitler, p. OOO70.

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septembre, Chamberlain à la « fermeté » en assurantqu’en cas de guerre ils allaient renverser la dictature.L’idée que les mêmes, ou leurs frères, aient pu abuserBenès en mai n’avait point encore trouvé preneur chezles historiens (même si Lukes, après Taylor, l’évoque,pour l’écarter aussitôt) : voilà un bel exemple de cequi reste à découvrir, même et surtout quand celacrève les yeux comme la « Lettre volée » d’Edgar Poe.

Si Taylor est un savant au cursus classique qui glissepeu à peu vers l’essayisme et le journalisme, il a desépigones qui se maintiennent fermement dans le sillonuniversitaire. Le plus en vue est Donald CameronWatt, qui produit en 1989 une somme sur les originesimmédiates de la guerre, How War Came, où on lit no-tamment :

Ce qu’il y a de plus extraordinaire dans les événe-ments qui ont mené au déclenchement de la SecondeGuerre mondiale, c’est que le désir hitlérien d’uneguerre ait pu prévaloir sur le fait que presque per-sonne d’autre n’en voulait. Hitler voulait, désirait, ap-pelait de tous ses vœux la guerre ; mais pas uneguerre contre la Grande-Bretagne et la France, ou dumoins pas en 1939.

Si Hitler lui-même ne voulait pas en 1939 d’une guerreeuropéenne, comment diable a-t-elle pu advenir ?Watt accorde un grand rôle, sans l’accabler, à la mé-fiance de Staline, qui paradoxalement craignait plusune attaque allemande en 1939, quand il n’en existaitaucun signe avant-coureur, que deux ans plus tard,alors que ces signes se multipliaient. D’où le pactegermano-soviétique, qui ruina la stratégie d’évitementde la guerre de Chamberlain comme de Daladier, enpermettant à Hitler de prendre le risque de son agres-sion contre la Pologne –et contre elle seule, car il es-pérait (d’après Watt) que Paris et Londres, privés del’alliance russe de revers qui seule aurait permis d’as-sister décemment la Pologne, allaient renoncer à in-tervenir.

Ainsi, le fait de l’avoir emporté sur les Occidentauxdans la faveur de Moscou a induit chez Hitler une ten-tation fatale, en raison du choix de Staline et sans quelui-même y soit pour rien : il s’est soudain pris à croireque Londres et Paris, privés par le pacte germano-so-viétique des moyens pratiques d’assister leur allié po-lonais, allaient le laisser tomber. A lui seul, ceraisonnement montre que Hitler n’est pas perçucomme un belliciste ! Ni comme un calculateur et unplanificateur. On en reste à l’image péjorative dujoueur de poker qui improvise en permanence,contrastant avec le patient joueur d’échecs qu’auraitété Bismarck, une métaphore que le diplomate suisseHenry Vallotton avait proposée dans les années cin-quante avec un franc succès79. Or dans la conclusiondu pacte c’est bien lui qui mène le jeu, en suggérantà l’URSS un rapprochement, en laissant Staline poserses conditions et en s’offrant le luxe de les discuter,

puis en lui cédant sur toute la ligne début août 1939,alors qu’une négociation décisive est, de notoriété pu-blique, sur le point de s’engager entre Moscou, Lon-dres et Paris ; il savait qu’il pouvait prendre sontemps, puisque les capitales occidentales ne voulaientpas pousser trop loin ni trop vite leur rapprochementavec la Mecque du communisme (parce qu’ellesn’avaient pas compris que Hitler était, lui, irrévocable-ment décidé à envahir la Pologne).

Hitler prend ainsi tout le monde de vitesse. Mais rienne dit qu’il espère confiner la guerre au territoire po-lonais, et tout indique le contraire. Il veut que laFrance et l’Angleterre la lui déclarent et il fait toutpour : il feint de ne vouloir que Dantzig, et de croireque Paris et Londres finiront bien par enjoindre auxPolonais de le lui céder, mais il s’arrange pour verrouil-ler cette issue… puisqu’il veut la Pologne elle-même,en sachant bien que c’est inacceptable et pour Paris,et pour Londres80.

Bien des livres et des articles parus à l’occasion dusoixante-dixième anniversaire de la guerre, en 2009,négligent encore les machinations de Hitler, qui appa-raît toujours comme un affamé de terres polonaisespersuadé que l’Occident n’ira pas, pour l’en priver,jusqu’à la guerre. L’ouvrage le plus remarqué est uncourt essai de Richard Overy, 1939 : Countdown toWar81, qui prétend démontrer, au rebours même du« compte à rebours » dont parle son titre, que « dansles journées dramatiques précédant le déclenchementdes hostilités, bien des choses étaient encore en sus-pens ». Il fait grand cas d’un facteur second sinon se-condaire, les états d’âme des dirigeants polonais. Ilsauraient été déterminés à se battre, et Hitler ne l’au-rait pas compris. Faisant grand cas de documents peusouvent cités (les archives Lipski, publiées en 1968),il relève notamment un propos du colonel Beck, mi-nistre des Affaires étrangères et homme fort de la Po-logne après Pilsudski, au cours d’une réunionministérielle le 24 mars 1939 : « L’Allemagne a perdusa calculabilité ». Beck en concluait qu’il fallait désor-mais lui opposer la menace de la force, qui avait d’au-tant plus de chances d’être efficace que rien ne l’yavait habituée. Or l’historien ne prend ici aucune dis-tance critique : au lieu de présenter Beck comme unimprudent qui avait voulu jouer au plus fin avec leReich tant qu’il le jugeait « calculable », et se retrou-vait tout d’un coup acculé, par les manœuvres mêmesde Hitler, à le menacer d’utiliser la force, il fait appa-raître l’autoritaire et présomptueux colonel comme unbrave homme et un homme brave, dont Hitler n’avaitsu mesurer ni la droiture ni le courage.

Dès lors, chaque Etat, dit encore Overy, s’est préparéà la guerre en espérant qu’elle n’aurait pas lieu : l’Al-lemagne nazie ne se distingue en rien dans cette co-horte de velléitaires. On croyait pourtant savoir qu’elleétait friande d’espace vital aux dépens des Slaves,après avoir écrasé la France pour être tranquille sur

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79 : Cf. Bismarck et Hitler, Paris, La Table ronde, 1954.80 : C’est là sans doute, avec l’idée que le brouillon Hitler a été le premier surpris de la rapidité et de l’ampleur de sa victoire sur la France, l’une des erreurs les mieux enracinées. Il est remarquable qu’elle procède d’un témoignage unique et ambigu, émanant d’un mémorialiste souvent peu fiable -comme le sont en général les mémoires des nazis (ou des serviteurs zélés du nazisme) repentis, volant au secours de la victoire alliée : l’interprète favori de Hitler, Paul Schmidt, raconte en effet qu’il fut appelé à la chancellerie le 3 septembre au matin pour traduire l’ultimatum de Chamberlain et que, l’ayant fait, il entendit Hitler dire à Ribbentrop : « Et maintenant ? ». Dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, il serait prudent de se demander si le Führer ne joue pas une comédie. Mais de toute manière, le fait de solliciter l’avis d’un ministre des Affaires étrangères sur les mesures à prendre le premier jour d’une guerre est assez logique, ne procède pas nécessairement d’une surprise et ne saurait suffire à prouver une déception (cf. Schmidt, Paul, op. cit., p. 226).81 : Londres, Penguin, 2009, tr. fr. 1939 / Demain, la guerre, Paris, Seuil, 2009.

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ses arrières ? D’autre part, d’après Overy, c’est uni-quement pour échapper à une guerre européenne queHitler se met en quête d’un pacte avec l’URSS ou, plusprécisément, en « autorise la recherche ». Cette for-mulation présuppose l’existence à Berlin de diversgroupes de pression, qui sollicitent du dictateur despermissions. En l’occurrence, un lobby pro-soviétiqueaurait fait son siège pour obtenir l’autorisation de pro-poser un pacte à Staline et le Führer aurait fini, pourrépliquer à la fermeté de Varsovie et de Londres, pardonner son aval en espérant diviser ces deux capitaleset dégoûter l’Occident de faire jouer sa garantie. C’estcompliquer beaucoup les choses alors qu’il y a une ex-plication simple que rien ne dément : Hitler a calculéce qui arrive tout en faisant semblant d’improviser, etcette apparence, qui explique largement son succèsde l’époque –on ne l’a tout simplement pas « vuvenir »- devrait cesser un jour d’abuser les historiens.

Churchill n’est pas, alors, plus lucide que quiconquesur le caractère inéluctable de la guerre. On le voitécrire en mars 1939, dans une esquisse d’article surNapoléon, que Hitler peut encore faire ses comptes ets’abstenir, et à la veille même, littéralement oupresque, du conflit, dans un brouillon de lettre àChamberlain, estimer qu’une attitude ferme peut en-core le faire reculer82. Jamais la métaphore du borgneau pays des aveugles n’a été plus justifiée ! Mais il nefaut pas mésestimer les vertus de cette semi-lucidité,ni de ces appels à la fermeté. Churchill n’est pas dansle cerveau de Hitler et ne cherche pas à s’y glisserpour définir la politique que devrait suivre son pays. Ilrecommande d’être prêt à toute éventualité. D’autrepart, il voit le dictateur allemand comme un criminel.Certes, cela n’exclut pas toute possibilité de s’enten-dre avec lui : ses indulgences envers Mussolini, et plustard envers Staline, montrent qu’il peut tolérer, chezles dirigeants étrangers, de lourdes entorses au « Tune tueras point » ; en cela il n’est qu’un banal repré-sentant de la civilisation judéo-chrétienne, qui a placéce principe à son fronton tout en s’accordant de largesdispenses. Cependant, il peine à trouver chez Hitlercette sagesse d’homme d’Etat qu’il reconnaît sans bar-guigner aux dictateurs romain et moscovite. S’il es-père que l’immoralité profonde de l’Allemand sera, audernier moment, contrebalancée par sa lucidité poli-tique, il est loin de tenir cette évolution pour acquise.Le fait qu’il discerne son immoralité et qu’elle l’obsèdelui permet de s’attendre à tout et de proposer au plusvite, devant ses exactions, une analyse et des me-sures adéquates.

En conclusion, on peut estimer que Churchill, lors dudéclenchement de la guerre, est disponible pour le casoù Hitler s’avérerait le conquérant non pas insatiable,mais très gourmand, de son programme des annéesvingt, mais que devant le coup d’assommoir infligé àl’armée française au mois de mai suivant aucune« force profonde » ne le sollicite pour conduire unestratégie jusqu’auboutiste. Pour emprunter cette voieon ne peut plus risquée et la faire emprunter au Com-monwealth, c’est à son propre appel qu’il répond.

6) Churchill et Halifax

Sa plus étonnante victoire, Churchill l’a donc rempor-tée non sur Hitler mais sur le courant appeaser, quiavait réussi à l’écarter du gouvernement pendant les

années 30 et que rien n’obligeait à abdiquer en sa fa-veur le 10 mai 1940, ni surtout à tolérer son leader-ship après l’effondrement français. Une foisChamberlain démonétisé par trop d’erreurs etd’échecs, ce courant disposait d’un leader de rechangeplus redoutable encore pour Winston et plus déter-miné à le maintenir dans la marginalité, Edward Wood,vicomte Halifax.

Dans Churchill et Hitler, je démens une idée répanduesuivant laquelle il était un appeaser moins obstiné etplus antinazi, malgré tout, que Chamberlain, sous pré-texte qu’il l’avait poussé à la fermeté en deux ou troisoccasions. On voit qu’il n’en est rien au moment déci-sif, celui de la déclaration de guerre, où c’est un autrebaron de l’appeasement, John Simon, qui décide legouvernement à sauter le pas et tire tout-à-coup dansle même sens que Churchill.

Quant à son refus de succéder à Chamberlain quandcelui-ci est contraint de s’effacer et que toutes les per-sonnes qui comptent (du roi George VI au chef travail-liste Clement Attlee) sont favorables à sa nomination,il ne saurait précéder ni d’un accès de modestie, nid’une brusque illumination sur les aptitudes winsto-niennes. Le lièvre gît tout entier dans le désir deChamberlain de conserver une position hégémoniqueen restant président du parti conservateur et, par là,supérieur à un premier ministre qui, issu de la Cham-bre des lords, ne pourrait venir exposer sa politiqueque devant elle.

Je parle ailleurs des trois peaux de banane que Halifaxlance sous les pieds de Churchill pendant la périodecruciale de la chute de la France, le 25 mai par le tru-chement de l’ambassadeur d’Italie, le 17 juin par l’in-termédiaire du ministre de Suède et les jours suivantspar un biais espagnol. Je voudrais ici achever cette ré-flexion sur son échec, si lourd de conséquences, faceà Churchill, en résumant l’apport de quatre documentsrécemment découverts (par moi du moins) et utilisésdans mon livre sur Mers el-Kébir : les courriers per-sonnels qu’il adresse en juin et juillet 1940 à son vieuxcompère Samuel Hoare devenu, après avoir occupé denombreux postes ministériels dans les gouvernementsconservateurs de l’entre-deux-guerres, ambassadeurà Madrid –et le premier des trois concurrents dontChurchill se débarrasse par une mission à l’étranger,le deuxième étant Halifax lui-même en décembre sui-vant et le troisième Stafford Cripps, au printemps1942.

Ces lettres, datées respectivement des 4, 11 et 19juin, et du 8 juillet, permettent de constater que Ha-lifax diffère de Churchill, en sus de leurs autres dispa-rités, sur un point essentiel : il est, face à l’Allemagne,plus hésitant. Winston veut faire la guerre, tandis queHalifax n’est pas sûr de vouloir la paix. Ce qu’il veut,c’est éloigner le calice de son pays si, et seulement si,les nazis savent dominer leur victoire et proposer desconditions raisonnables. Là où Winston ne parle quede combattre, Edward est tout occupé à scruter ! Ils’efforce de trouver des Allemands « raisonnables » etde les inciter à se manifester, notamment dans les pé-riodes les plus tendues -c’est le cas le 25 mai, lorsquel’Angleterre est sur le point de perdre à Dunkerquetoute son armée, comme le 17 juin, lorsque le premierdiscours de Pétain semble indiquer une reddition to-

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82 : Cf. Churchill et Hitler, p. OOO90 et 106.

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tale et immédiate de la France, flotte et colonies com-prises, avant toute négociation d’armistice.

Ainsi, les positions ne sont pas symétriques : Churchillveut faire la guerre à tout prix tandis que Halifax neveut pas l’arrêter à tout prix. Ils ont donc quelquechose en commun : le souci de la puissance britan-nique, et l’inquiétude devant les menaces que Hitlerfait peser sur elle. Ils ont aussi une divergence ma-jeure : Halifax est tenté par le marché que Hitler pro-pose (« à moi l’Europe, à vous les mers »), même s’ilne le formule pas en termes de « supériorité de la racearyenne ». Mais Hitler a tellement menti que Halifaxcraint que ce ne soit un piège : du coup, il fait un boutde route avec Churchill… et finalement toute la route.Il n’a certes pas, lui, été submergé par son éloquence-qui l’agaçait plutôt- mais entraîné par son dynamismeet bousculé par son efficacité.

En d’autres termes, tandis que Churchill polarise desforces pour la lutte, Halifax ne dirige ni n’anime aucun« parti de la paix ». L’un mobilise un pays autour desa vision, l’autre ne sort pas, pendant toute cetteannée 1940 conclue par son exil outre-Atlantique,d’une solitude inquiète et hésitante. Et ce, parce queHitler et son Reich n’avaient pas su donner confianceen leur propre pacifisme… en raison, bien entendu, del’audience croissante acquise cette année-là par la pa-role churchillienne dont l’efficacité découlait, et durayonnement de son porteur, et de la leçon des évé-nements.

7) Une résistance dans les rangs résistants

L’écho de mon travail n’est pas complètement uni-forme. Si beaucoup de points sont passés sous si-lence, ceux qui déclenchent des réactions hostilesconcernent Hitler plutôt que Churchill. Cette dichoto-mie même est un indice. L’opinion et les spécialistessont davantage disposés à admettre que les appeaserspesaient encore d’un grand poids en pleine guerre, etque Churchill a donné à la politique britannique delutte à outrance une contribution décisive, qu’à recon-naître l’intervention personnelle de Hitler dans unefoule d’événements qu’on s’était accoutumé, pendantdes décennies, à raconter et à expliquer sans songerqu’il ait pu y jouer un rôle.

Car bien des gens se croyaient autonomes par rapportà lui de façon illusoire et d’autres se proclamaient tels,notamment au lendemain de la guerre, tout en sa-chant bien qu’ils avaient conformé leur conduite soit àses désirs, soit à ceux qu’ils lui prêtaient. Découvrirdes liens inaperçus entre Hitler et tel ou tel de sescontemporains peut déclencher, aujourd’hui encore,un violent phénomène de rejet, tant dans les rangsdes admirateurs du personnage en question que deses contempteurs. S’agissant de mon travail, lesexemples les plus nets de cette résistance concernentles rapports entre le Troisième Reich et Vichy.

Si Robert Paxton n’a, à ma connaissance, commentéaucune de mes publications, c’est bien son aura quisemble donner des ailes à certaines critiques. Je vaisdonc ici m’expliquer sur ma propre distance à l’égardde sa vision du régime de Vichy.

Comme beaucoup, j’ai lu son oeuvre maîtresse de1972, La France de Vichy (traduite en 1973), avant sa

thèse de 1966 sur l’armée d’armistice, parue enFrance en 2003. J’ai été surpris de lire dans cette der-nière :

Que la France continuât de disposer d’une armée or-ganisée pendant la période de l’armistice faisait doncpartie intégrante de la politique de Hitler vis-à-vis dela France, conçue en vue de favoriser les intérêts del’Allemagne durant les semaines précédant la confé-rence de paix finale. Une armée d’armistice aideraitles Allemands à maintenir l’ordre pendant l’assaut finalsur la Grande-Bretagne, tandis qu’une France paréedes attributs de la souveraineté épargnerait à l’Alle-magne le fardeau d’une occupation totale et empêche-rait l’exploitation par les Britanniques des derniersatouts de la puissance française dans le monde : laflotte et l’empire. L’armée d’armistice faisait partie in-tégrante du diktat allemand. 83

En lisant cette analyse, j’ai d’abord pensé : « maisalors, Paxton a régressé entre ce livre de 1966 et LaFrance de Vichy ». En effet, tout en doutant que Hitlerait envisagé sérieusement d’envahir l’Angleterre, jetrouve pionnière, et même très étonnante pourl’époque, la manière dont Paxton montre qu’il roule lesdirigeants français dans la farine au moment de l’ar-mistice, en leur faisant croire que l’armée française de100 000 hommes, prévue dans la convention d’armis-tice, est une concession de sa part, alors qu’elle cor-respond étroitement à ses besoins à lui.

Comme dans La France de Vichy Paxton accuse legouvernement Pétain d’avoir, surtout entre 1940 et1942, mené de manière autonome une politique derapprochement avec l’Allemagne, que Hitler aurait re-poussée parce que « cela ne l’intéressait pas », j’aidonc pensé qu’il avait changé d’idée et abandonné re-grettablement son intuition première. Or ce n’est pastout à fait exact : on trouve dans le livre de 1972, p.50 (de l’édition de 1997), une reprise, certes fugitive,de l’idée que l’armistice arrangeait bien Hitler. On laretrouve, plus nettement, dans l’avant-propos de lanouvelle édition (p. 10).

Cependant, si Paxton est sensible à l’habileté de Hitler,ce n’est que pendant la période de l’armistice et poursolde de tout compte. Lorsqu’il traite de l’Occupation,la noirceur et la sottise du gouvernement de Vichy de-viennent le facteur dominant tandis que, du côté alle-mand, on n’a plus affaire à un conquérant cruel etmalin, mais à des bureaucraties rivales qui ne songentqu’à se déborder les unes les autres. Ainsi, la rencon-tre de Montoire entre Pétain et Hitler résulterait à lafois d’une demande de Vichy et d’un jeu confus d’in-fluences dans l’entourage du Führer. Le gouvernementdu maréchal foncerait imprudemment vers la collabo-ration alors que les bonnes dispositions allemandes nesont pas claires. L’idée que Hitler est à la manœuvren’effleure guère le chercheur américain.

C’est d’autant plus incohérent que l’armistice est bience qui lui donne, jusqu’au bout (c’est-à-dire en août1944), sa marge de manœuvre : il obtient le 22 juin1940 une telle emprise sur la France qu’il peut ensuitedoser à son gré les promesses et les menaces, les li-bertés apparentes et les brusques diktats. L’idée d’unVichy à l’initiative, fût-ce pour se vendre, est donc er-ronée. La France est, jusqu’à ce que Hitler l’évacue,un trop gros enjeu pour qu’il laisse à son gouverne-

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83 : L’armée de Vichy, Paris, Tallandier, 2003, p. 25.

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ment la moindre autonomie. Le contrôle est quotidienet étroit, même lorsqu’il n’est pas ressenti.

Mon travail récent sur la captivité et la mort de Mandelm’a permis de trouver dans ce domaine un grandnombre de confirmations, mais m’a valu une attaqued’une rare violence, d’autant qu’elle émane non d’unindividu mais d’une organisation dont le point de vuem’importe, la fédération de déportés-résistantsconnue sous le sigle FNDIRP84. La phrase « Mandel estassassiné par la Milice pour venger Philippe Henriot »était, écrivais-je plus haut, une vérité universellementadmise (y compris par moi-même), sans avoir jamaisété soumise au regard historique, devant lequel elletombe immédiatement en poussière. Car elle présup-pose : soit que la victime ait été au pouvoir de la Mi-lice ; soit, puisque chacun sait que Mandel, lors de lamort d’Henriot, était prisonnier en Allemagne, quel’occupant l’ait amené en France à ce moment pourune raison quelconque et que la Milice le lui ait enquelque sorte volé, pour le traiter selon ses vues àelle. Hors de ces deux cas de figure, il s’agit d’un crimeallemand, à la fois soigneusement prémédité et cal-culé pour compromettre la Milice et le gouvernementdont elle dépend, puisque cette organisation a (c’estla source même de l’erreur) endossé le meurtre sansbroncher.

On lit dans le Patriote résistant de janvier 2009, sousla signature de Frank Schwab :

Que Georges Mandel, l’ancien collaborateur de Cle-menceau et le tenant d’une «ligne dure» face à l’Alle-magne nazie dans les années d’avant-guerre, aitspontanément été tué par un groupe de miliciens qui

voulaient venger la mort de leur chef Philippe Henriot,voilà qui apparaît trop simpliste pour l’auteur d’un ou-vrage qui veut voir derrière ce règlement de comptesentre Français une énième machination d’Adolf Hitler.On avouera ne pas avoir été complètement convaincupar une démonstration dont on a plusieurs fois perdule fil en cours de lecture, tant l’auteur fait preuve desubtilité dans son analyse des événements. Néan-moins, sa démarche le conduit à reprendre toute l’his-toire du régime de Vichy et, derrière le côtéanecdotique de la question initiale, son ouvrage finitpar poser une vraie question de fond : celle du degréd’autonomie du gouvernement du maréchal Pétainface aux Allemands. Pour l’auteur, il aurait été mani-festement très faible, et ses membres auraient été desmarionnettes entre les mains d’Adolf Hitler. C’est peut-être, pour le coup, faire un peu trop bon marché desresponsabilités propres à Vichy dans la guerre civilequi s’est déroulée en France sous le couvert de lagrande guerre, et le livre ne convainc finalement pasplus dans sa réponse à cette question de fond qu’il n’yest parvenu dans sa réponse à la question initiale.

Passons sur l’aveu involontaire de faiblesse que consti-tue, malgré une grande habileté rhétorique et aussi àcause d’elle, le va-et-vient rapide entre une questionprésentée comme anecdotique et une autre qui seraitde fond, pour se dispenser d’argumenter sur l’une etsur l’autre. L’aveu, puisque d’aveu il est question, ré-side moins dans le fait de n’avoir pas « été complète-ment convaincu » que dans l’invocation tardive des« responsabilités propres à Vichy ». C’est là, d’évi-dence, que gît le lièvre. Cachez cette influence alle-mande que je ne saurais voir ! Consciemment ou non,l’auteur se couvre du manteau de Paxton : il y auraitbien un élan autonome de Vichy vers l’Allemagne,d’autant plus indiscutable de la part de la Milice queses adhérents sont volontaires. Combien significativeest l’expression « la guerre civile qui s’est déroulée enFrance sous le couvert de la grande guerre » ! Queloubli de la leçon de Pierre Renouvin, rappelée danstous leurs cours par René Girault et Robert Frank,selon laquelle il faut étudier conjointement les rela-tions internationales dans tous les pays concernés !Car non content de négliger l’interaction, on tend àfaire du cloisonnement à l’intérieur des frontières desEtats, fussent-ils occupés par leur voisin, une règle ab-solue. Cet auteur fait au moins preuve de cohérence,lorsqu’il met l’historien en garde contre un excès desubtilité.

Il se trouve que notre époque, qui se révèle chaquejour pleine de dangers et de défis présentant souventquelque rapport avec l’héritage légué par l’aventurenazie (des conflits moyen-orientaux aux risques nu-cléaires en passant par la décolonisation imparfaite etles inconvénients diplomatiques et financiers d’une hé-gémonie américaine insuffisamment tempérée parl’ONU) a vu apparaître, en 2010-2011, une audienceinattendue de la parole d’un certain nombre de nona-génaires français, qui ont en commun d’avoir magni-fiquement résisté à Hitler et de n’en avoir tiré aucunegloriole : Raymond Aubrac, Stéphane Hessel, EdgarMorin, ou à un degré moindre Jean-Louis Crémieux-Brilhac, deviennent la coqueluche des médias, dumoins lorsque ceux-ci cessent un moment de repaîtreleurs lecteurs de mariages princiers ou de tiercés pré-sidentiels mitonnés par les sondeurs. Or ces aînés,

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83 : Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes.

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d’une manière ou d’une autre, manifestent de l’intérêtpour mon approche du nazisme, ce qui ne témoignepas nécessairement en sa faveur, mais signifie aumoins qu’ils ne considèrent pas que tout ait été dit surl’expérience fondatrice de leurs vingt ans, et qu’ilscontinuent de se poser des questions sur le cata-clysme qui a orienté leurs vies. Inversement, cet in-térêt des résistants n’est pas récent et m’a toujourssoutenu. La frilosité intégriste d’une recension de laFNDIRP, endossée il est vrai par sa direction, est unedéception, pour l’instant, unique.

Pour autant, elle n’est pas isolée : le reproche de dé-douaner les acteurs non nazis, voire tous les acteursautres que Hitler, est une facilité coutumière de mesdétracteurs d’autres horizons. Un reproche qui s’éva-nouit si on observe que j’ai toujours présenté le ra-cisme hitlérien comme un délire et affine depuisquelque temps ma réflexion sur la folie individuelledont il procède –et dont procèdent les actes décisifsdu gouvernement nazi, tant contre des pays quecontre des personnes. En termes de responsabilité,celle du fou n’est pas nulle, enseignent Freud et Lacan.Mais il n’y a pas besoin de se hisser à leur niveau pourpercevoir l’étendue de la responsabilité de ceux qui,n’étant pas fous mais intéressés, résignés ou sotte-ment disciplinés, se laissent entraîner dans des actesqu’induit le délire.

Il n’est pas question, par exemple, de dire que les pré-fets vichystes qui mettaient des enfants dans destrains en les encadrant comme des gangsters étaientbons pour l’asile, ni le maréchal qui les commandait,mais, au contraire, que tous engageaient leur respon-sabilité en prêtant la main à un assassinat, sinon entoute connaissance de cause, du moins en s’associantà un processus de toute évidence dangereux. Il suffi-sait pour en avoir conscience de se souvenir que cespersonnes avaient été sélectionnées en tant que juiveset qu’ils les livraient à un gouvernement fanatique-ment antisémite, dont le peu de respect pour la viehumaine était à la source même du conflit en cours.

De ce point de vue, Schwab est dans le vrai quand ilm’accuse de présenter Pétain et ses affidés commedes marionnettes de Hitler. Mais il convient précisé-ment de se demander si des êtres humains qui se lais-sent dicter leurs moindres gestes pendant quatre ansalors qu’ils ont des bras, des jambes et une tête po-tentiellement autonomes n’ont pas une responsabilitéplus grande encore que s’ils participaient à l’anéantis-sement d’êtres humains en les prenant sincèrementpour des insectes nuisibles. Pour nous en tenir àl’exemple de la Solution finale, cette hécatombe enpleine guerre de civils non menaçants, sur lesquelsHitler et lui seul projette un fantasme qui en faitd’inexpiables ennemis, est parfaitement étrangèresans doute aux idées de Pétain, de Laval et même deschefs de la Milice ; d’un point de vue patriotique, sid’aventure un Allemand peut être troublé par le faitque l’antisémitisme a semblé favoriser un moment lacroissance de la puissance nationale, un Français de-vrait d’autant plus s’en méfier et s’en détourner. Maisle choix de l’armistice était celui de la servitude et dumanque absolu d’autonomie, aggravé par l’apparencede celle-ci. Dans bon nombre de ses allocutions, Pé-tain fait valoir les moindres bribes de souveraineté

qu’il se targue d’avoir sauvées. Or Hitler a suffisam-ment de moyens de chantage pour lui imposer desactes et l’obliger à en accepter de bon cœur la pater-nité –ce que fait la Milice en endossant le meurtre al-lemand de Mandel, que le maréchal lui-même segarde de désavouer publiquement. Il est aussi respon-sable, ou aussi peu, que Ruy Blas, le valet devenu mi-nistre que son maître oblige à fermer une fenêtre. Ladifférence est que Ruy Blas était domestique à l’ori-gine, tandis que Pétain, lorsqu’il avait opté pour cettecondition, était majeur depuis longtemps.

8) Proposition d’un concept nouveau : l’hypocri-ticisme

En 2005 commence le scandale au long cours provo-qué par la découverte des faux documents, glissésdans les archives de Londres, qui sous-tendent le der-nier livre et (découvrira-t-on un peu plus tard) toutela production de Martin Allen, un historien anglais nonuniversitaire mais bien considéré jusque là. Je metsalors divers interlocuteurs en garde contre le rejet,sous ce prétexte, de l’ensemble des affirmations decet auteur et la croyance selon laquelle la découvertede moyens frauduleux dans une démonstration suffi-rait à démontrer la thèse opposée. Allen s’attaque eneffet, s’agissant de l’action churchillienne, à un do-maine qui, pour des raisons évidentes, avait fait l’objetde versions édulcorées : les contacts secrets anglo-al-lemands en pleine guerre. Ses livres portent respecti-vement sur les agissements du duc de Windsor en1939-40, la préparation du vol de Rudolf Hess (10 mai1941) et les tentatives de Himmler de négocier avecles Alliés occidentaux à partir de 1943. Un débats’élève en cet été 2005 entre les adeptes du mol oreil-ler des versions churchilliennes et ceux, dont je suis,qui, réveillés par Allen, considèrent qu’il y a mieux àfaire que de se rendormir.

Les derniers se voient alors taxés d’hypercriticismepar les premiers. Un mot forgé au XIXème siècle dansle champ littéraire pour désigner l’attitude de certainscritiques, qui doutaient que Shakespeare ait écrit sespropres pièces. Au XXème siècle, Robert Faurisson a,si on ose dire, donné à la méthode hypercritique seslettres de noblesse en fondant sa négation du judéo-cide nazi sur l’exploitation de menues différences dansles textes, ou d’incertitudes sur des détails matériels,comme si un fait devait être tenu pour inexistant dèslors qu’il n’est pas raconté partout de la même façon.Puisque, dans l’affaire Allen, certains crient à l’hyper-criticisme dès qu’on met en doute le récit consacré, jem’avise soudain qu’ils méritent, eux, le reproche d’hy-pocriticisme… et je constate que les dictionnaires nelui font encore aucune place. L’anglais comporte bienl’adjectif « hypocritical », mais il a trait tout bonne-ment à l’hypocrisie, qui est bien le dernier défautqu’on pourrait reprocher à mes hypocritiques : croyantsur parole un témoignage ou une archive, ils font étatde leur conviction sans songer à la dissimuler !

Tirant parti d’un fait divers (la plainte pour agressionantisémite déposée par une passagère mythomanedes chemins de fer franciliens), je mets ceci en ligne85,le 1er octobre 2005 :

En toute chose il faut se garder de l’excès, et tout d’uncoup je trouve symptomatique qu’on ait forgé unconcept pour l’exagération de l’esprit critique, et

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85 : http://www.delpla.org/article.php?id_article=186 .

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aucun pour son défaut. Il y a bien des termes approxi-matifs, crédulité, docilité, dogmatisme, conformismevoire beni ouiouisme, mais rien qui signale ce défautprécis : on lance une information, on invoque une oudeux sources ou cautions qui semblent décisives et àl’examen, même rapide, ne le sont pas du tout, et l’l’information s’installe solidement dans les esprits,même savants, de nombreuses personnes se refusantà envisager qu’elle puisse être contestée.

Le concept d’hypocriticisme me paraît riche d’applica-tions. Il incite à la vigilance, notamment vis-à-vis del’information courante. Par exemple, dans le cas de lapersonne qui, il y a quelque temps, s’était plainted’une agression antisémite dans un train de la ban-lieue parisienne. Il aurait suffi de constater que les dé-pêches d’agence n’invoquaient d’autre source que sonrécit pour suspendre son jugement, alors que lapresse, en un mouvement moutonnier qu’on eût ditréglé par quelque Panurge, s’est précipitée. Il est vraique l’exemple de l’hypocriticisme venait de haut : d’unministre de l’Intérieur nommé Villepin, qui passaitpour un poète.

La Seconde Guerre mondiale, depuis sept décennies,offre des tentations multiples d’hypocriticisme. L’ex-trême malfaisance du nazisme peut induire non seu-lement à ne pas enquêter d’assez près sur les moyensadoptés pour le vaincre, mais à croire sur parole lediscours nazi lui-même lorsqu’il permet d’alimenter ladétestation qu’inspirent les idées et les actes du gou-vernement allemand, et de ses instruments sous tousles cieux. Il a ainsi fallu attendre les travaux de l’as-sociation Yahad-In unum pour prendre conscience quel’opération 1005, qui redoublait le meurtre des Juifsd’Europe orientale par un acharnement à faire dispa-raître leurs cadavres systématiquement exhumés,n’avait pas été aussi parfaite que ne le disaient les ar-chives, beaucoup d’officiers SS écoeurés et épuisésrapportant faussement que le travail était terminéalors qu’ils n’avaient fait ouvrir qu’une partie desfosses de l’endroit considéré. Le fameux goût alle-mand du travail bien fait avait inspiré quelques sen-tences historiques hâtives !

Les mémoires de Churchill engendrent, chez les per-sonnes sujettes à l’hypocriticisme, des tentations per-manentes. Non seulement cet ouvrage a induit,quasiment jusqu’à la fin du siècle, une ample sous-es-timation des obstacles rencontrés par son auteur pourfaire prévaloir sa politique en mai-juin 1940, mais il anui à une bonne compréhension de ses rapports avecles Etats-Unis. Car il dissimule beaucoup des opposi-tions qu’il a dû braver pour convaincre ses compa-triotes en général, et ses ministres en particulier, dela nécessité d’avaler force couleuvres pour les besoinsd’une alliance transatlantique indispensable à la liqui-dation du nazisme. On peut en prendre pour exemple,outre les incompréhensions du général Brooke, encorevivaces douze ans après la guerre86, la bataille de re-tardement du Foreign Office sur l’application de l’ac-cord initial dont dépendait tout le reste, celui du 2

septembre 1940 prévoyant l’échange de destroyerscontre des bases. Il a fallu attendre, pour la mettre enlumière, le livre de 2010 de Lynne Olson sur le trio depointe des Américains anglophiles de Londres, consti-tué d’un homme de presse, Edward Murrow, et dedeux diplomates en poste à partir de 1941, AverellHarriman et John Winant. Ce dernier, arrivé en févrierpour succéder à Joseph Kennedy et accueilli par lapresse comme le Messie, fut d’un appoint précieuxpour liquider en quelques réunions les « oui mais » duForeign Office et faire en sorte que les bases anglaisesdu Nouveau Monde, promises en échange des des-troyers, fussent mises à la disposition de l’US Navyjuste à temps pour faire pencher la balance du débattrès serré sur la loi prêt-bail87. Il faudra désormais entenir compte dans l’histoire de cet accord, que tous leslivres racontaient comme une affaire réglée dès sa si-gnature.

Proche parent de l’hypocriticisme, mais à ne pasconfondre avec lui, me semble être le positivisme,cette forteresse édifiée en 1898 dans le paysage sor-bonnien par Charles-Victor Langlois (1863-1929) etCharles Seignobos (1854-1942), et régulièrement as-saillie, au long du siècle suivant, par les historiens no-vateurs. Reposant sur l’illusion que le document donneaccès au fait historique tel qu’il s’est déroulé, à condi-tion d’avoir été passé au crible d’une critique interneet externe, cette conception de l’histoire avait présidéà la narration controversée de la Première Guerremondiale par Ernest Lavisse (1842-1922)88. Or elleest, devant la Seconde, en échec total. Cependant, ilne suffit pas de la critiquer pour progresser. Car pré-cisément le positiviste est ici infidèle à lui-même. Sacritique a des ratés et il rejette, sans autre motif queson préjugé, d’éloquents documents dans les ténèbresextérieures.

Je prendrai pour exemple le journal de Paul Baudouinou, plus exactement, son traitement hypocritique parune histoire largement entachée de positivisme. Cetexte a été publié en 1948 sous le titre Neuf mois augouvernement, après que des extraits eurent circuléà l’intérieur et autour des prétoires de l’épuration. Lebrillant financier, plein de tendresse pour les dictaturespendant les années trente et arrivé au Quai d’Orsayen mars 1940 dans le sillage de Paul Reynaud avantde lui succéder jusqu’au lendemain de Montoire, avaittenu un journal. Il était, au sein du gouvernement deVichy, le seul dans ce cas, du moins à notre connais-sance. Voilà qui donne à ses notes une importance in-signe, puisque ce gouvernement n’avait rien changédans ce domaine à la tradition républicaine, qui inter-dit d’écrire ce qui se dit pendant les conseils, commed’en dresser procès-verbal.

En étudiant la rencontre de Montoire, j’ai prisconscience que Pétain entendait alors par « collabora-tion », avant tout, un effort concerté avec le Reichpour reprendre à de Gaulle l’Afrique équatoriale89 :cette offre de services m’a amené à voir d’un œil neufle statut des Juifs et la Révolution nationale. On avait

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86 : Cf. Churchill et Hitler, p. 411.87 : Cf. Olson (Lynne), Citizens of London, New-York, Random, 2010, p. 24.88 : Cf. Lavisse (Ernest, dir.), Histoire de la France contemporaine depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919 , Paris, Hachette, 1922.89 : Philippe Burrin m’avait devancé d’une courte tête dans la publication de ce constat tout à fait nouveau, dans sa France à l’heure allemande (Paris, Seuil, 1995). Jean-Pierre Azéma et Olivier Wieviorka ont popularisé cette avancée dans Vichy 1940-1944, Paris, Perrin, 1999. Mais elle ne s’est pas encore installée solidement : j’ai recensé un certain nombre de crispations conservatrices ou même de régressions dans un article de 2005 : « Montoire : les raisons d’une cécité », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 220. En ligne : http://www.delpla.org/article.php3?id_article=122 .

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tendance à ne jamais dater cette dernière et à en par-ler comme si elle avait été consubstantielle au pouvoirde Pétain. J’ai fait observer qu’elle était proclamée le10 octobre 1940 après avoir figuré, discrètement etsans suite, dans l’exposé des motifs de la loi du 10juillet ; j’en ai déduit que cette resucée d’un vieux slo-gan nazi (fort usité en 1933-3490) participait d’unedanse du ventre accompagnant une demande d’au-dience de Pétain à Hitler et destinée à la placer sousles meilleurs auspices. C’est encore plus vrai du statutdes Juifs : j’ai mené et mène toujours un combat cu-rieusement ingrat sur sa datation. Presque tout lemonde parlait, et beaucoup parlent encore, d’un statutdu 3 octobre. Or cette date est seulement celle del’adoption du texte en conseil des ministres à en croirele Journal officiel de Vichy du 18, qui le promulguetout en le faisant connaître : auparavant ne couraientque des bruits sur les palabres et les décisions duconseil à son sujet. On n’aurait donc jamais dû parlerque du statut du 18… surtout après la chute de Vichy,qui dispensait tout un chacun, membre d’une profes-sion judiciaire ou non, de dater les textes d’après lesassertions d’une dictature.

Il se trouve que le journal de Baudouin mentionne cestatut deux fois, le 30 septembre et le 1er octobre. Cespassages sont censés avoir été écrits après un conseilde cabinet préparatoire, puis après un conseil des mi-nistres. En cette dernière occasion, Pétain (la phraseest souvent citée) « se montre le plus sévère. Il insisteen particulier pour que la justice et l’enseignement necontiennent (sic) aucun Juif. » Il n’y a pas trace d’unenouvelle délibération le 3, ni dans ce livre ni nulle partailleurs.

J’ai conté brièvement dans Montoire et plus longue-ment sur mon site, une quinzaine d’années plus tard,la chance que j’ai eue d’apercevoir brièvement chezson fils, en janvier 1995, une version primitive dujournal de Baudouin, qui s’arrête le 10 juillet et quel’auteur faisait circuler parmi ses collègues du gouver-nement en septembre 1940. J’ai pris des notes assezprécises91 pour pouvoir constater que Baudouin, en1948, essaye de se faire passer au maximum pour unrésistant et ce, dès le début de l’Occupation. Pourcréer cette impression, il procède parfois à des subs-titutions de mots (ainsi, sous la date du 9 juillet, alorsqu’il écrivait antérieurement qu’il fallait être « digneset forts » face à l’occupant, on lit dans le livre de 1948« dignes et résistants » !), mais plus souvent à desadditions ou à des soustractions de phrases, voire depassages entiers. Par exemple, des piques visant Lavalont été saupoudrées çà et là. Ces « règles de trans-formation » (comme disent les mythologues) rendentsuspectes les entrées sur le statut des Juifs et toutparticulièrement la première, qui prétend rendrecompte du conseil de cabinet du 30 septembre. Ellejustifie en effet ce texte par « des mesures draco-niennes antijuives » préparées par les Allemands enzone occupée et, d’après la délégation de Vichy enzone nord (dirigée par le général de La Laurencie), im-minentes. Il s’agirait donc de prendre « un certainnombre de mesures beaucoup plus modérées etconçues dans un tout autre esprit, qui seront applica-bles à toute la France ».

Autant ces considérations sont dans le ton des plaidoi-ries d’après-guerre des pétainistes, autant elles jurentavec les préoccupations d’un ministre vichyssois dansl’automne de 1940. Au reste, la justification des me-sures antisémites par les pétainistes qui ont écritaprès Baudouin, tel Robert Aron (1954), n’invoque pasdes mesures allemandes imminentes (il n’y en eutpoint les jours suivants) mais une ordonnance déjàédictée par les autorités occupantes, le 27 septembre,qui oblige les Juifs de zone nord à se faire recenser,et, lorsqu’ils sont commerçants, à signaler leur« race » sur les vitrines de leurs magasins.

On n’a peut-être pas assez remarqué les étrangetésde la prose de Baudouin ni celles, un peu différentes,de l’analyse d’Aron. Car la mesure allemande du 27n’est pas un statut. Elle procède du fantasme qui voitdans tout Juif un ennemi du Reich, et dans tout soldatallemand une cible potentielle de cet ennemi : le re-censement, comme le marquage des échoppes, seprésentent comme des mesures de sécurité, qui pour-raient servir de prélude à des incarcérations ou à desdéportations, si la situation se tendait… ou tout bon-nement si le gouvernement allemand le décidait. Maisl’occupant n’a que faire de décider quel Français doitêtre juge ou enseignant ; au contraire, du point de vuenazi, il n’y aurait qu’avantage à voir des instituteurs« cosmopolites » détourner les petits Français de leursdevoirs nationaux. Baudouin, donc, nous la baillebelle, avec ce paragraphe qui a de fortes chancesd’avoir été ajouté à la Libération. Non seulement lestatut vichyssois n’a rien à voir avec l’ordonnance al-lemande, mais le fait même, fin septembre 1940, derédiger une justification alambiquée de ce statut estparfaitement anachronique : ces soi-disant ministres,qui parent au plus pressé, sont loin de penser auxcomptes qu’ils devront rendre un jour.

J’éclaircis d’ailleurs un point dans mon propre espriten rédigeant ceci : le rôle prépondérant du livre deBaudouin dans l’élaboration des fables vichystesd’après guerre sur la genèse statut des Juifs. Le mi-nistre incarcéré amorce un rapprochement entre la loidu 18 octobre et l’ordonnance du 27 septembre92, per-sonne ne bronche et Aron fait monter la mayonnaise: il mélange carrément et audacieusement les me-sures sécuritaires allemandes et le statut vichyssois,écrivant en toutes lettres (p. 316) que Vichy « juge unstatut des Juifs nécessaire, mais ne veut paslaisser aux Allemands l’initiative dans ce domaine ».Ce « mais » surprend de la part d’un fin lettré, cequ’était Robert Aron : si Vichy juge le statut néces-saire, que ne l’a-t-il édicté plus tôt ? Si « mais » il y a,cela suggère plutôt que Vichy ne le juge ni urgent nimême peut-être nécessaire, MAIS est tout entier àl’écoute des volontés du Reich.

Je relève aussi, dans l’exploitation d’un document,une fraude dont Aron est soit l’auteur soit la victime,s’il a été trompé par Baudouin ou quelque autre nota-ble de Vichy (puisque les archives de la rédaction deson livre, déposées à la BDIC de Nanterre, montrentqu’il les rencontrait tous) : il cite longuement, en ladatant du 25 septembre, une « note inédite » de Bau-douin adressée « aux autorités allemandes de Paris »,pour protester contre l’ordonnance imminente, au

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90 : Cf. Bracher (Karl Dietrich), op. cit., p. 288.91 : Texte et commentaires : http://www.delpla.org/article.php3?id_article=499 .92 : Tout en se trompant sur sa date puisque, dans cette page de journal visiblement écrite ou complétée après coup, il présente le 30 septembre cette ordonnance comme un projet, alors qu’elle est en vigueur depuis trois jours.

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motif que les mesures qu’elle prévoit « rompent l’unitéadministrative de la France ». Or cette phrase figuredans une lettre adressée le 23 par Baudouin non pasà l’ambassadeur Abetz ou au général Streccius, maisà un Français, son collègue de la Guerre Huntziger, etconservée au CDJC93. Les longs extraits que donneAron du prétendu courrier de Baudouin « aux autoritésallemandes » sont parfaitement identiques à l’archive,que le CDJC m’a communiquée : il s’agit donc d’un purmouvement d’humeur interne au gouvernement deVichy… comme le confirme la teneur, peu diplomatiqueet très éloignée de la déférence coutumière de Vichyenvers l’occupant, du texte. Quant à la date du 25,elle procède probablement du désir d’Aron (ou de Bau-douin) de faire accroire que ce texte, une fois visé parHuntziger, avait été envoyé à une autorité germa-nique. Cependant, si son auteur avait eu une telle au-dace, il s’en serait ouvert à son journal… or il n’osemême pas le faire en 1948 ! Il a donc, par la publica-tion de ce journal, stimulé sa propre audace : si cen’est pas lui qui a fourni à Robert Aron cette lettre enmentant sur sa date et son destinataire, du moins,après la parution du livre d’Aron, il n’a pas publié dedémenti. Reste qu’effectivement l’ordonnance alle-mande en zone occupée rompait la continuité admi-nistrative, mais ni plus ni moins que l’armistice… etque le statut des Juifs, portant sur un objet différent,n’y remédiait en rien.

Les choses se présentent donc comme suit. Le Reichse décide, en septembre 1940, à prendre dans sa zoned’occupation des mesures découlant de ses proprespréjugés antisémites, en outrepassant de façon fla-grante la convention d’armistice. Vichy a le choix entretrois attitudes :

-1) Le rappel de la législation française, du fait quel’occupant ne peut la modifier que pour des raisons te-nant à la sécurité de ses armées, et le constat (res-pectueux comme il se doit) qu’aucune catégorie de lapopulation française ne menace, en tant que telle,cette sécurité ; il n’y aurait plus alors qu’à renouvelerl’assurance que la police française est prête à « col-laborer loyalement » (selon les termes de la conven-tion) avec l’autorité occupante pour mettre hors d’étatde « nuire » les résistants, juifs ou non ;

-2) Le silence méprisant et digne du vaincu momen-tanément réduit à l’impuissance ;

-3) Une surenchère antisémite, pour favoriser le rap-prochement franco-allemand qui est alors le but pri-mordial de la diplomatie vichyssoise, dans l’espoir d’untraité de paix. Il s’agirait de convaincre l’occupant que,s’il se retire, il n’a plus rien à craindre d’une France àjamais guérie de son bellicisme « juif ».

C’est la troisième solution, dans le droit fil des effortsd’amélioration des rapports entrepris depuis Mers el-Kébir, qui a de toute évidence prévalu.

Rien ne sera plus démonstratif, pour conclure sur l’hy-

pocriticisme, que quelques lignes de Taylor, encorequ’elles soient également saturées de positivisme.L’Anglais qui s’ingénie à ne rien comprendre aux in-tentions de Hitler a au moins un point commun avecRudolph Binion, l’Américain qui s’aventure audacieu-sement dans les méandres de son âme : il publie unlivre et n’y revient pas, laissant d’autres en débattre.Taylor a toutefois participé pendant une courte périodeau débat suscité par son ouvrage et publié en 1963, àl’occasion d’une réédition de ces Origines, une préfaceintitulée Second Thoughts. Sans doute valait-il mieuxqu’il n’y en eût pas de troisièmes :

Ce n’est pas ma faute si, d’après les sources, la criseautrichienne fut déclenchée par Schuschnigg et nonpar Hitler ; pas ma faute si c’est le gouvernement bri-tannique et non Hitler qui a pris le commandementdans le démembrement de la Tchécoslovaquie ; pasma faute si le gouvernement britannique, en 1939, adonné à Hitler l’impression qu’il se souciait plus d’im-poser aux Polonais de faire des concessions que de ré-sister à l’Allemagne. Si ces faits parlent en faveur deHitler, c’est la faute des légendes précédentes que leshistoriens ont répétées sans examen. Ces légendesont la vie dure. Je me soupçonne d’en avoir reproduitcertaines. Par exemple, j’ai continué à croire jusqu’audernier moment que Hitler avait convoqué Hacha àBerlin ; c’est seulement au moment des épreuves dulivre que j’ai relu les sources pour y découvrir queHacha avait demandé à être reçu à Berlin (…).

En 2011 encore, dans un ouvrage collectif dont nousaurons à reparler94, l’universitaire David Dutton, bio-graphe d’Eden et de Chamberlain, rend à Taylor unhommage appuyé. On espère qu’il n’a pas relu ceslignes avant de l’écrire. Toujours est-il que les prin-cipes élémentaires de la lecture des sources avaient,dans les années 70 ou 80, amené les historiens,même les plus perméables aux légendes, à confirmerque Hitler avait sinon induit sciemment, du moins en-traîné par ses provocations, les démarches en ques-tion de Schuschnigg95, de Hacha96 et du gouvernementbritannique : Taylor est resté, à cet égard, sans pos-térité.

Aurait-il été intoxiqué par Hitler ? Ce n’est même passûr, tant cet auteur prend de plaisir à contredire sesprédécesseurs, en négligeant la logique des faits auprofit de la lettre des textes. Il avait fait quelques an-nées auparavant (en 1955) quelques découvertes surBismarck, reconnues aujourd’hui comme des avan-cées intéressantes97 -et il dilapide ici le capital de ré-putation que cela lui avait valu. Du moins ces Origineset leur seconde préface seront à faire connaître auxétudiants dès le début de leur formation, comme unexemple extrême des ravages de l’hypocriticisme.

9) Du bon usage des archives détruites ou ca-chées

L’hypocriticisme ne guette pas seulement les usagersdes livres de mémoires, et des journaux personnels

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93 : Et citée par Tal Bruttmann, Au bureau des affaires juives, Paris, La Découverte, 2006, p. 26.94 : Cf. infra, p. OOO124.95 : Décidant le 9 mars 1938 d’un référendum sur l’indépendance du pays après avoir rencontré Hitler à Berchtesgaden et subi d’énormes pressions pour faire entrer les nazis au gouvernement.96 : Improvisant un voyage à Berlin le 14 mars 1939 pour supplier Hitler de ne pas envahir son pays.97 : Cf. Taylor (AJP), Bismarck: the Man and Statesman, Londres, Hamish Hamilton, 1955. Il attribue au chancelier plus d’opportunisme que ses précédents biographes et montre qu’il improvisait plus qu’on ne l’avait dit, en tirant parti des zones de moindre résistance qui se présentaient devant l’expansion allemande ; c’est précisément en projetant ce schéma sur la stratégie hitlérienne que Taylor se fourvoie dans son livre de 1961.

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suspects de remaniements. Il plane également au-dessus des masses courageuses d’historiens nova-teurs qui hantent les salles de consultation des dépôtsd’archives en rangs de plus en plus serrés, ne serait-ce que parce que les locaux et les horaires se restrei-gnent avec les budgets publics du libéralismenaufragé. En principe, ces personnes sont autant delimiers, à l’affût de ce qu’on a caché : on ne va pasaux archives pour relire ce que les contemporains pou-vaient apprendre par leurs journaux.

Mais ils se trouvent vite, comme Hercule, à la croiséedes chemins du vice et de la vertu : car il apparaît quemême à ce stade on leur cache encore bien des choseset qu’ils doivent décider soit de s’incliner docilement,soit de passer outre dans toute la mesure du possible.Cependant, si dans la fable antique le vice et la vertufont l’objet d’un consensus, ici deux conceptions de lamorale s’affrontent. Pour beaucoup l’interdit est sacréet sa transgression voue le chercheur au purgatoire,sinon à l’enfer. Il n’est d’histoire que celle que les puis-sants condescendent à ce qu’on écrive, à partir despapiers qu’ils ont daigné conserver et décréter com-municables. Par bonheur, de tels principes ne régen-tent pas l’astronomie, sinon l’humanité en seraitencore à ignorer Pluton, la planète invisible qui déran-geait les calculs et qui, à force d’affiner ceux-ci, finitpas être cherchée au bon endroit avec les bons téles-copes, et par se montrer.

Les Pluton débusqués dans mes publications98 me fu-rent autant de leçons d’humilité. Les nouvelles zoneséclairées donnent une idée plus précise et plus vastede nos ignorances, ce qui après tout est le lot de touteactivité scientifique. Un bon exemple en est fourni parl’affaire déjà mentionnée (et détaillée dans Churchillet Hitler) des faux documents de Martin Allen. Dans lelivre sur le vol de Rudolf Hess, ils servent à étayer lathèse d’une vaste conspiration dans les hautessphères britanniques, initiée en août 1940, pour fairecroire à Hitler qu’un puissant parti de la paix s’apprêteà renverser Churchill ; le but essentiel de la manoeu-vre est de détourner la foudre nazie vers l’URSS et defaire rentrer malgré lui Staline dans la partie à laquelleil s’est dérobé en 1939. Lorsque j’ai lu cela en 2003,j’ai d’abord été incrédule puisque mon travail desquinze années précédentes m’avait persuadé queChurchill combattait férocement toute idée de rappro-chement avec l’Allemagne et mettait tout en œuvrepour faire accroire que ses compatriotes partageaientson intransigeance. Cependant, l’accumulation des do-cuments était telle que cette certitude commençait àêtre ébranlée quand, en 2005, un scandale éclata àpropos d’un usage de faux, peu et mal démenti parAllen lui-même, dans son livre suivant, et mit le com-

ble à ma perplexité.

J’ai enfin pris le problème à bras le corps en 2010, enpassant le livre sur Hess au crible des archives britan-niques et de ce qui, dans les sources du livre, n’étaitpas contesté. Il en ressort que la conspiration a bienexisté, mais qu’Allen, appuyé sur ses « forgeries », ena exagéré la durée et l’étendue. Aucun document fia-ble n’en atteste avant février 1941. Alors que dans lelivre le principal complice de Churchill pour faire croirequ’il va être renversé est Halifax en personne, il ap-paraît que Winston a précisément attendu d’avoir exiléà Washington le plus notoire des appeasers pour en-tamer cette scabreuse intoxication… et qu’il a mis dansle coup beaucoup moins de personnes que ne le ditAllen, faute de quoi la conservation même du secretjusqu’à nos jours eût été peu concevable. Sauf à voirdans les milieux dirigeants britanniques un conserva-toire de secrets d’Etat liant leurs nombreux porteurscomme une franc-maçonnerie très disciplinée, ce quiaprès tout est sans doute l’un des buts d’Allen ou deceux qui l’ont manipulé, en même temps qu’on re-trouve, dans cette image des dirigeants londoniens,les obsessions mêmes de Hitler, et que ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard.

Il y a donc une conspiration, prouvée essentiellementmais non uniquement par un document très clair : letélégramme adressé à Mussolini et Ciano par leur am-bassadeur en Espagne, Franco Lequio, le 14 mars194199. Il donne les informations suivantes : l’ambas-sadeur anglais Samuel Hoare a reçu peu de temps au-paravant à Madrid le prince Max Hohenlohe, émissairebien connu de Hitler pour des missions discrètes, etlui a dit que le gouvernement Churchill était en posi-tion précaire ; lui-même avait bon espoir de lui succé-der pour faire une politique de rapprochement avecl’Allemagne, en remplaçant aux Affaires étrangèresEden par Butler100. Lequio ajoute que son collègue al-lemand, Stohrer, adresse les mêmes informations àBerlin.

On ne saurait mettre en doute cette pièce, publiée en1986 dans le recueil officiel des documents diploma-tiques italiens, sans une dose massive d’hypercriti-cisme ! Les propos de l’ambassadeur anglais, cela dit,sont clairement malhonnêtes : Hoare mène Hohenloheen bateau et, par leurs truchements, Churchill in-toxique Hitler. Il copie sa ruse favorite, consistant àprésenter son gouvernement comme écartelé entreplusieurs tendances. En effet, en admettant une se-conde que Hoare soit sincère, il serait à la fois d’unerare traîtrise et d’une inconcevable imprudence. CarChurchill n’était pas né de la dernière pluie. Il cultivaitdes relations étroites avec les services de renseigne-

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98 : Premier exemple en date : la mise sur pied d’un gouvernement Daladier-Laval, prêt à succéder à Reynaud, fin avril 1940 –une forfanterie de Daladier entendue par Doumenc et confirmée par d’autres sources que m’avait indiquées Elisabeth du Réau (cf. Papiers secrets, p. 167- 174). Le lecteur a en main le tout dernier exemple, où la découverte de « Pluton » est encore virtuelle : il s’agit de la « crise de mai » (1938) entre l’Allemagne et la Tchécoslovaquie. La seule explication logique est une intoxication allemande d’origine hitlérienne, passant par des officiers soi-disant alarmés par l’aventurisme du dictateur récemment devenu commandant en chef, et pressés d’y parer en dénonçant à leurs collègues tchèques la préparation d’une attaque-surprise. Cette idée m’est venue en rédigeant ce mémoire, le 5 septembre 2011. Elle reste entièrement à étayer, mais fonctionne très bien par défaut : elle est d’ailleurs la seule disponible, cette énigme, pour une fois, ne trouvant guère preneur parmi les inventeurs de théories conspiratrices, et les fonctionnalistes ne s’y étant pas frottés (cf. supra, p. OOO75). Il ne sied pas d’étendre cette métaphore astronomique à un autre type de découvertes, celle de planètes sur lesquelles on tombe par hasard et qui s’offrent à une exploration immédiate : par exemple, l’infiltration en Angleterre, au premier semestre de 1943, de deux officiers SS simulant un dégoût du nazisme, que les services secrets britanniques associent eux-mêmes par les surnoms d’Arlequin et de Colombine, sans jamais soupçonner la supercherie (cf. Churchill et Hitler, troisième partie, chapitre 7).99 : Cf. Churchill et Hitler, p. 351.100: L’adjoint très appeaser de Halifax, à présent en sursis aux Affaires étrangères : Churchill s’apprête à le muter au ministère de l’Education pour le restant de la guerre. Ce sera chose faite en juillet 1941.

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ments et avait dans la péninsule ibérique, en la per-sonne du capitaine Hillgarth, attaché naval à Madridet très introduit dans la haute société espagnole, uncorrespondant personnel dont l’aveu est, dans ses mé-moires, la partie émergée de l’iceberg : il avait touteschances d’être informé de cette conversation aussivite que Lequio ou presque. Si la nouvelle d’une insu-bordination et d’une trahison pareilles était venue à saconnaissance, Hoare aurait sans nul doute été rappeléà Londres, sinon définitivement, du moins pour sefaire tancer d’importance, et l’affaire avait touteschances de laisser dans les archives bien d’autrestraces, certaines peut-être faciles à effacer mais d’au-tres non, à commencer par celles de ce rappel. Aucontraire, le fait que cette pièce soit absolumentunique en son genre s’explique fort bien par l’hypo-thèse d’une transmission directe et discrète d’un ordred’intoxication de Churchill à Hoare par l’intermédiairede Hillgarth (venu à Londres en janvier). On peut aussirappeler que Hoare lui-même avait une expériencedes missions scabreuses : la guerre précédente l’avaitvu financer en Italie, en tant qu’agent du MI 5, lejeune mouvement mussolinien101.

Deux autres éléments suggèrent un piège tendu auchef allemand par son rival anglais. Tout d’abord, laprise en main par les services secrets, à la mi-février,du duc de Hamilton, puissant politicien conservateuret appeaser notoire, pour enfumer son ami allemandAlbrecht Haushofer sur la possibilité d’une rencontreen terrain neutre au sujet d’une paix possible ; l’ini-tiative était venue de Haushofer, qui le 23 septembreavait écrit à Hamilton par un intermédiaire portugais(avec l’aval, dit une archive allemande, et de Hitler, etde Hess), une lettre interceptée par la censure britan-nique. Il apparaît que le MI 6 n’avait su que faire del’objet puis qu’en février quelqu’un s’était décidé àl’utiliser pour faire croire que la partie anglaise mordaità l’hameçon. Là encore, l’implication de Churchill estplus que probable puisque, justement, il n’existait pasde parti de la paix, du moins organisé dans l’appareild’Etat et s’activant d’urgence à déposer un premierministre considéré comme téméraire. Il y a dans lesarchives anglaises disponibles un dossier, et un seul,relatif au recrutement de Hamilton pour une besogneocculte (sous la cote du ministère de l’Air alors quel’affaire a aussi nécessairement produit des dossiersdans les services du premier ministre, du cabinet, desAffaires étrangères et du contre-espionnage) : il faitétat de ses pourparlers avec les services de rensei-gnements du ministère de l’Air (il est officier d’avia-tion) au sujet de l’organisation d’un rendez-vous avecHaushofer à Lisbonne, qui finit par être fixé au 14 mai–et sera rendu caduc par l’arrivée, entre-temps, deHess en Ecosse.

Un dernier élément peut être ajouté à ce puzzle trèsincomplet : la vague connaissance que nous avons,par des sources allemandes, d’une conversation, enSuisse, entre Haushofer et le diplomate Carl Burck-hardt, qui a un long passé d’intermédiaire entre naziset appeasers. Le 28 avril, il apporte au jeune messa-ger nazi (et, par ailleurs, demi-juif) les « salutationsde ses amis anglais ». Il est possible que le rendez-vous de Lisbonne ait été pris à cette occasion ; en tout

cas, il est inconcevable que les services secrets bri-tanniques aient dit à Hamilton de se tenir prêt pour le14 mai et qu’ils n’aient pas, vers la fin d’avril, fait pré-venir Haushofer de sa venue au Portugal.

Je ne vais pas détailler plus avant cet épisode, longue-ment exposé dans le livre, mais seulement en dégagerles leçons méthodologiques. Nous avons affaire moinsà un iceberg qu’à une Atlantide, dont l’engloutisse-ment aurait épargné trois petits îlots. Leur existencenous oblige à considérer quelques postulats déran-geants :

-une tromperie au long cours, passant par un usagemassif de faux, peut avoir néanmoins quelque chosed’essentiel à apprendre aux historiens : belle incitationà ne jamais jeter le bébé avec l’eau du bain. Trop sou-vent en effet, comme ce fut le cas pendant quelquesjours dans la récente affaire Strauss-Kahn du Sofitelde New-York102, la découverte d’un mensonge sur unepartie d’un récit retourne l’opinion et invalide le tout.Les historiens se doivent de montrer moins de versa-tilité que les électeurs-grenouilles en quête de rois !

-un appareil d’Etat, que ce soit dans une dictaturecomme l’Allemagne ou une démocratie fermementconduite comme l’Angleterre churchillienne, comportedes zones de grand passage, génératrices d’une pa-perasserie abondante, en général archivée et (aumoins dans le cas de la démocratie) facilement acces-sible au bout d’une trentaine d’années, et des coinstout à fait discrets, où peuvent se nicher d’anecdo-tiques secrets d’alcôve ou de sordides affaires de cor-ruption mais aussi, parfois, des informations politiquesde première importance, introuvables ailleurs.

-le poison de la censure peut être efficace et gardertoute sa virulence au bout de soixante-dix ans et plus,moyennant quelques conditions. Il faut que le pouvoirait été, dans le domaine en question, très centraliséet l’information jalousement protégée par un petitnombre d’exécutants, grâce à une culture du secretqui ne s’acquiert pas en un jour. En l’occurrence, lesens du devoir des gentlemen britanniques, qui lespousse à s’abstenir de questionner leurs collèguescomme de se confier à eux, produit les mêmes effetsque la rapide mise au point par Hitler d’un appareilcomplexe relevant de lui seul, assortie du rappel fré-quent que « nul ne doit en savoir plus que ce qui eststrictement nécessaire à sa mission », un principe quidevient même un décret-loi au début de la guerre103 !

Le pot de terre que je suis peut au moins se prévaloird’un succès, profitable à tous, contre l’étatique cen-sure. Ayant observé, vers le milieu des années 1990,que les photocopies des minutes du cabinet britan-nique mises à la disposition des chercheurs dans lagrande salle de Kew Gardens comportaient trois pas-sages masqués, les 18, 19 et 26 juin 1940, à proposde l’Espagne, et que la levée de cette censure étaitannoncée pour 1991, je protestai contre son maintienauprès d’un archiviste qui prit bonne note de ma ré-clamation, et je reçus quelques semaines plus tard,avec des excuses, la photocopie sans masque des troisfeuillets ! Les caches dissimulaient une affaire de laplus haute importance et du plus grand intérêt : Hali-

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101: Cf. Bowers (Mary), “Benito Mussolini was MI5’s man in Italy”, The Times, 14 octobre 2009.102: La femme de chambre qui accusait d’agression le politicien français, directeur général du FMI, avait varié sur des points annexes dans ses déclarations.103: Cf. Moll (Martin, éd.), Führer Erlasse, Stuttgart, Steiner, 1997, p. 108.

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fax avait profité de deux absences de Churchill, le 18et le 26, pour proposer l’ouverture d’une négociationavec Franco ; il suggérait de lui offrir de « discuter deGibraltar après la guerre », à condition que pendantcelle-ci il n’ait pas rejoint le camp de l’Axe. Le 18, lesministres n’avaient pas fait d’objection, du moinsnotée par le scribe. Le 19, remise sur le tapis devantChurchill, l’idée avait été abandonnée. Le 26, Halifaxétait revenu à la charge mais les ministres avaienttrouvé l’énergie de lui faire mauvais accueil, ce qui ex-plique qu’il n’y ait pas eu un quatrième passage cen-suré, dans lequel Churchill aurait remis les pendules àl’heure.

On sait qu’à la fin de mai des démarches du mêmegenre avaient été entreprises auprès de Mussolini, parle gouvernement français et par Halifax, pour détour-ner l’Italie d’entrer en guerre par l’offrande de ca-deaux méditerranéens. Cette affaire connue depuislongtemps, du moins du côté français, avait un autrevolet moins avouable et moins avoué : la recherche,par le truchement italien, d’un contact avec l’Alle-magne pour connaître ses conditions de paix et amor-cer une négociation. La proposition halifaxienned’approcher Franco fin juin relève de la même logique.Le Caudillo fait alors à Hitler une cour aussi effrénéequ’indiscrète, dont le signe le plus éclatant en est laproclamation de la « non-belligérance » espagnole,c’est-à-dire de son ralliement à l’Axe sans entrer enguerre dans l’immédiat, au lendemain de l’entrée enguerre de l’Italie : le dictateur de Madrid ne sauraitcacher à celui de Berlin une telle ouverture anglaise,qui ne peut être interprétée en Allemagne que commeun signe de faiblesse et de division dans les milieuxdirigeants britanniques. C’est bien pourquoi Churchillfait capoter l’affaire.

L’historien qui se bat pour faire reculer l’ombre etétendre la lumière, ce qui est sa vocation même, peutêtre mal compris de ses propres collègues, qui dansle silence n’avaient pas vu malice. O comme on a tôtfait, dans certains débats, d’accuser son contradicteurd’invoquer les archives manquantes pour mieux s’af-franchir de celles qui existent ! Quant à moi, je n’aipas besoin d’être mis en garde contre ce danger :s’agissant du nazisme ou de sa guerre, je n’ai jamaisrien inventé et je vais toujours le plus loin possible,mais pas plus loin. J’en prendrai un autre exemple,ayant trait à l’arrêt devant Dunkerque.

Le guide imprimé des archives de Kew sur la SecondeGuerre mondiale, élaboré par John Cantwell en 1971,contient une mention étrange sur laquelle j’ai été lepremier, à ma connaissance, à me pencher :

Une partie de la correspondance avec la Suède a étédétruite en 1940 devant la menace d’une invasionétrangère104.

Gouverner, c’est prévoir ! Alors que la France avait dé-truit en catastrophe et en masses indistinctes ses ar-chives diplomatiques le 16 mai parce qu’elle redoutaitune irruption de blindés allemands à Paris le soirmême, l’Angleterre avait commencé un tri sélectifavant que le premier soldat allemand ait été embar-qué vers ses terres brumeuses… Mais pourquoi laSuède ? Soyons sérieux : la menace allemande a bon

dos, et le tri, qui n’a peut-être même pas été effectuéen 1940, avait d’autres raisons. Il n’est, pour s’enconvaincre, que d’ouvrir les cartons en question : ony constate une densité anormale de coupures depresse par rapport aux télégrammes de l’ambassadeurMallet et, dans ceux-ci, l’absence presque totale d’unnom, celui de Birger Dahlerus, alors le diplomate offi-cieux le plus actif entre Londres et Berlin.

Il n’y a, en particulier, pas la moindre allusion à laconversation capitale du 6 mai entre lui et Göringdont, à Kew, j’ai trouvé en tout et pour tout une tracebien partielle : l’examen par le cabinet de guerre le 23mai, et le rejet sous la très vraisemblable férule deChurchill, d’un « plan Dahlerus » de neutralisation dunord de la Norvège, où les combats font alors ragedans la région de Narvik. Cette idée (consistant en unarmistice local assorti d’un partage équitable du mi-nerai de fer entre les industries des deux camps),avait été évoquée le 6 mai, lors de la rencontre Gö-ring-Dahlerus, en sus des conditions de paix « géné-reuses » à valoir quand les Allemands auraient« atteint Calais »105. Soulevée par Halifax devant lecabinet de guerre le 23 (soit bien plus tard), elle res-semble à une entrée en matière, propice à l’ouvertured’une négociation beaucoup plus large –comme le seraun mois après, toujours à l’initiative de Halifax, la pro-position concernant Gibraltar. On peut simplement dé-duire de cette mention d’une délibération du cabinetde guerre sur le plan Dahlerus concernant Narvik, le23 mai, que Halifax avait reçu soit Dahlerus en per-sonne, soit au moins des nouvelles précises de saconversation berlinoise avec Göring. Il connaissaitdonc les offres de paix du Feldmarschall (car on voitmal le Suédois se perdre dans le détail de Narvik enomettant l’essentiel, « l’offre généreuse de paix »). Onpeut en déduire qu’il attendait un moment favorablepour en parler, et tentait de le faire advenir par unediscussion sur le plan en question.

Il ne s’agit donc pas de faire parler le silence ou d’in-venter ce qui manque. En revanche, le chercheur peutet doit tirer le maximum du peu qu’on lui octroie, etc’est souvent beaucoup. Nous voilà ramenés à Hitler,et à son défi tellement inédit. Si ce manipulateur ex-celle dans un domaine, c’est bien celui de l’action àdistance sur des acteurs qui ne s’en doutent pas. Ilsurveille Churchill depuis longtemps et l’entoure desgens adéquats pour qu’il ne puisse lui nuire. Munir Ha-lifax des propositions de Göring, c’est effectivementun coup de maître et Hitler est probablement mort ense demandant comment la manœuvre avait puéchouer ou, dans son langage dément, comment etpourquoi la Juiverie s’était laissé déborder pour se res-saisir aussi énergiquement à la dernière minute.

10) Détour par la Préhistoire

Le préhistorien français et pyrénéen Jean Clottes, néen 1933106, se concentre depuis une quinzaine d’an-nées sur l’interprétation de l’art rupestre. Il prend cou-rageusement le relais du grand historien etanthropologue André Leroi-Gourhan (1911-1986).Celui-ci, tout en révolutionnant la pratique des fouillespour les rendre précautionneuses et attentives à rele-ver toutes les traces possibles, s’était consacré essen-tiellement aux gestes techniques et à ce qu’ils

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104: J’ai vainement demandé au personnel de Kew de quelles archives Cantwell avait pu déduire cette affirmation.105: Cf. supra, p. OOO15.106: Pour sa carrière et ses publications, cf. http://www.hominides.com/html/biographies/jean-clottes.php .

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pouvaient nous apprendre sur les sociétés. Abordantles religions de la Préhistoire par un petit livre devenuun grand classique107, il conclut que l’art des cavernespréhistoriques relevait certainement d’une activité re-ligieuse mais que, faute de renseignements verbauxpar l’écriture ou la transmission orale, on n’en pouvaitet n’en pourrait sans doute jamais rien dire, sauf à re-pérer des constantes et à gloser sur les techniques.Grâce, en particulier, à des études statistiques, onpouvait s’avancer, tout au plus, à distinguer des sym-boles mâles et d’autres, femelles, et à estimer que lapensée de ces ancêtres était « binaire ». Voilà qui fleu-rait bon le structuralisme dont se réclamaient, aumême moment, un Broszat ou un Mommsen.

Mircea Eliade, le premier, avait émis en passant l’hy-pothèse que la religion des cavernes était de type cha-manique. Jean Clottes s’est donné petit à petit, àl’occasion de ses voyages vers les sites extra-euro-péens et les colloques y afférents, une culture impor-tante sur le chamanisme en fréquentant descontemporains (d’Australie, d’Amérique, d’Afrique oude Sibérie) qui restaient imprégnés de traditionsorales liées à une activité picturale dans la nature. Ils’est décidé à franchir le pas dans les années 1990,en collaboration avec un chercheur sud-africain quimêlait l’archéologie à l’observation des Bushmen ac-tuels, David Lewis-Williams. Depuis 1995, ils profes-sent dans des publications communes ou séparéesque le chamanisme offre une voie d’accès fécondevers les pratiques religieuses du Paléolithique et per-met d’en dire beaucoup plus que Leroi-Gourhann’osait l’espérer, tout en nuançant son idée d’une pen-sée binaire et en corrigeant la distribution entre lemasculin et le féminin qu’il avait cru pouvoir établir.Ces travaux ont suscité une levée de boucliers savantsqui ne paraît pas en voie de résipiscence, malgré lespages pleines d’humour que Clottes et Lewis-Williamsont consacrées à leurs détracteurs en 2007, dans uneréédition de leur premier livre commun108. Commetoujours en pareil cas, la rumeur a tôt fait de carica-turer, par exemple en prétendant que, d’après lesdeux chercheurs, la peinture rupestre était faite enétat de transe chamanique, ce qui serait incompatibleavec la précision de la figuration. Clottes s’en étaitdéjà expliqué dans une interview de 1999 où il déclareégalement:

Je ne prétends pas tout expliquer, loin de là. Imaginezque, dans vingt mille ans, des gens, en effectuant desfouilles, trouvent des cathédrales sans disposer d’au-cun texte et qu’ils essaient de reconstituer le christia-nisme. Ils y arriveraient peut-être en gros. Mais ils nepourraient pas déterminer le détail des cérémonies quis’y déroulaient. Or la liturgie orthodoxe et le culte pro-testant, ce n’est pas exactement la même chose !Pourtant, c’est la même religion. De même, il y abeaucoup de formes de chamanisme. On ne peut endéterminer que les grandes lignes, mais c’est déjàbeaucoup109.

Dans un récent ouvrage, Clottes raconte comment sonhypothèse a donné à voir des choses que des conser-vateurs de sites à l’œil exercé et à la culture préhisto-rienne encyclopédique n’avaient pas repérées malgré

d’innombrables visites. Il avait fait l’hypothèse quel’utilisation, par les dessinateurs de figures animales,des formes du rocher, avec leurs excroissances etleurs fissures, ne relevait pas d’une paresse à dessinerl’animal entier ; elles procédaient au contraire de lacroyance, fréquente dans le chamanisme, que le lieusacré abritait des esprits, que les formes naturelles dela roche révélaient ceux-ci, et qu’il ne s’agissait pourle peintre que de mieux les mettre en évidence. Re-venant en 2009 (après de précédentes visites dont ilne précise pas le nombre) dans la grotte cantabriquede La Pasiega avec deux éminents savants espagnols(dont l’un avait longtemps dirigé l’établissement, Jose-Maria Ceballos del Moral, dit Chema), il se demandasi une courbe composée de points rouges, considéréejusque là comme un dessin inachevé, n’était pas unepartie d’animal… et un cheval apparut soudain auxtrois visiteurs ébahis. Celui qui avait eu la responsabi-lité en chef du site dit alors « j’en connais une autre ! »et

Il nous amena précipitamment dans une salle voisine,où l’on connaissait depuis un siècle une biche sanstête. Dans le faisceau de la lampe, inclinée pour ac-centuer les reliefs, celui de la tête apparut : la bicheétait complète… Chema n’oublia pas cette expérience.Fin 2010, il me dit qu’étant récemment allé revoir avecdes collègues la grotte de Llonin, dans les Asturies, onlui montra deux oreilles gravées de biche, apparem-ment isolées. Il fit jouer la lumière et la tête, faite d’unrelief naturel, surgit alors de l’ombre, à la surprise gé-nérale110.

Celui qui ne cherche pas ne trouve pas ! L’histoire dunazisme, nimbée par son créateur, au jour le jour, deténèbres épaisses, attendra-t-elle 17 000 ans pourêtre décryptée, comme le site solutréen de La Pasiega,ou seulement un petit siècle, puisque la grotte fut dé-couverte en 1911 ?

Voici en tout cas, pour clore cette incidente et revenirau sujet principal, une dernière découverte occasion-née par les finitions ultimes de Churchill et Hitler. Ellecouronne comme une clé de voûte une intuition initialede mon travail, précisée au fil de nombreuses publi-cations. Lors d’un de mes derniers passages à Lon-dres, j’ai trouvé dans les papiers du ministretravailliste Hugh Dalton ses notes sur une conversa-tion avec Edward Spears, le 28 juin 1940. Ce dernier,affecté par Churchill à la liaison avec le jeune mouve-ment gaulliste, était devenu viscéralement et définiti-vement hostile à de Gaulle un an plus tard (cf. supra,p. OOO18). Il est fort discret dans ses deux livres surles premiers jours, chaotiques, de la France libre… toutcomme l’est de Gaulle dans les siens. J’ai progressi-vement mis au jour les ratés de ce début et les ai ex-pliqués, pour l’essentiel, par le désaccord entreChurchill et Halifax sur la continuation de la guerre,qui incite le ministre des Affaires étrangères à consi-dérer Pétain comme le dépositaire légitime et uniquedu pouvoir en France. Toute la documentation concou-rait à ce diagnostic, mais elle était fragmentaire, indi-recte, et son interprétation supposait de faire parlerdes silences et des incohérences, en l’absence dumoindre récit d’un des quatre protagonistes. Ce pro-

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107: Les Religions de la Préhistoire, Paris, PUF, Quadrige, 1964.108: Les Chamanes de la Préhistoire, Paris, Seuil, Points-Histoire, 2007.109: Le Point, 6 février 1999.110: Cf. Clottes (Jean), Pourquoi l’art préhistorique ?, Paris, Gallimard, Folio-essais, 2011, p. 197-198.

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blème est l’un de ceux auxquels je m’étais attaquéalors que mes nombreux prédécesseurs l’avaient né-gligé, et sur lesquels ma solution, toujours sans rivale,n’était pas contestée tout en n’inspirant guère les ana-lyses de mes collègues. Or Spears déclare sans am-bages au ministre de l’Economie de guerre, le 28 juin :

(…) De Gaulle a rencontré ici des obstacles à tout pro-pos. Jean Monnet est, semble-t-il, un homme de laCinquième colonne. Il a constamment tiré du lit Hali-fax de grand matin pour faire annuler toute décisiondu cabinet plus énergique que d’habitude. Le lende-main Halifax s’excusait devant le cabinet d’avoirdonné suite, mais en attendant de Gaulle avait été belet bien bloqué. Les ministères n’étaient pas plus coo-pératifs. L’Amirauté disait : « la reconnaissance de DeGaulle ne va-t-elle par encourager Darlan à ne pastenir parole à propos de la flotte française, etc. ? » Lechef d’état-major impérial [le général Dill] a dit auPremier ministre : « Nous ne voulons pas de Françaisici. Je considérerai que mon honneur est sauf si je disaux généraux français : ‘Tout homme qui désire resterici pour combattre peut le faire’, et s’ils s’en vonttous. » Le Premier ministre a répondu : « C’est làvotre sens de l’honneur à l’égard de nos alliés, et dela décision du cabinet d’inciter les Français à s’engagervolontairement à nos côtés ? » (…) 111

Ce document ajoute à notre connaissance de Dill et deJean Monnet… même si le titre de « Fifth Columnist »,c’est-à-dire d’agent allemand, appliqué à ce derniern’est à retenir qu’à titre d’échantillon du faible attraitde Spears pour l’art de la nuance et, par ailleurs, del’influence de son patriotisme sur son appréciation descomportements : on voit qu’il se garde germaniserHalifax à l’instar de Monnet, se contentant de le pré-senter comme un Anglais mou et, péché suprême, in-fluençable par l’étranger. Or Monnet et Halifax jouent,vis-à-vis de Hitler, le même rôle d’auxiliaires incons-cients : leurs gestes mesurés et leur rejet précaution-neux de l’aventure vont au-devant de ces « nazisraisonnables » dont Berlin fait miroiter la possibleexistence. Mais ce texte, s’il confirme la coopérationavec Halifax contre de Gaulle d’une majorité des Fran-çais de Londres, Monnet en tête, dont je causais déjàen 1993 dans Churchill et les Français, offre surtoutune confirmation éclatante de ce qui se joue au som-met de l’Etat britannique, et dont dépend le sort deHitler. Churchill réussit à entraîner le cabinet sur despositions combatives mais Halifax, fort de toutessortes d’appuis non seulement chez les Français maisdans les forces armées et dans maints ministères,ruine ses efforts jour après jour. Or le peu de cetteambiance qui transparaissait dans les Mémoires deguerre, comme dans la biographie officielle de Chur-chill due à Martin Gilbert, avait trait aux entravesmises par la bureaucratie, par exemple lorsque des of-ficiers empêchaient les gaullistes de rencontrer les sol-dats français stationnés en Grande-Bretagne. Ce textefait surgir au premier plan la figure de Halifax, commeune tête de biche dans une torche électrique.

11) Et si Nolte avait (un peu) raison ?

Le philosophe et historien Ernst Nolte s’est acquis unenotoriété sulfureuse lors de la « querelle des histo-riens », dans la RFA de la fin des années 1980, en fai-sant découler le nazisme de la Révolution russe et endonnant d’Auschwitz une explication peu éloignéed’une excuse : le « crime asiatique » que Lénine auraitcommis en parquant ses opposants dans des camps,et en en faisant mourir un bon nombre, aurait suscitéen Allemagne une terrible angoisse. Donnant le coupd’envoi de la querelle dans la Frankfurter AllgemeineZeitung du 6 juin 1986, par un article intitulé « Unpassé qui ne veut pas passer[ », il se demandait :« L’archipel du Goulag n’est-il pas plus originel qu’Aus-chwitz ? L’assassinat pour raison de classe perpétrépar les bolcheviks n’est-il pas le précédent logique etfactuel de l’assassinat pour raison de race perpétré parles nazis ? ».

Cependant, Nolte a affiné sa vision au cours de la dé-cennie suivante et est parvenu, dans un opuscule re-groupant des conférences données en Italie en 1998(et publié à Milan dès cette année-là), à des formula-tions plus intéressantes. Il s’est probablement aviséque sa chronologie relevait un peu trop du « bigbang » et lui a donné un peu d’air en partant non plusde Lénine et de ses camps, mais des anathèmes deRosa Luxemburg contre le « révisionnisme » de Bern-stein au nom de l’orthodoxie marxienne, dans les an-nées 1900112.

Le Nolte « querelleur » première manière avait tiré desenseignements démesurés d’une courte réflexion deHitler lors d’une conférence d’état-major en 1943,juste après la défaite de Stalingrad : il annonçait queles généraux faits prisonniers lors de la chute de laplace allaient bientôt vilipender l’Allemagne nazie surles ondes de Radio-Moscou, après avoir subi le sup-plice de la « cage aux rats ». Des reportages alle-mands sur la jeune URSS avaient en effet, dit Nolte,raconté que les bolcheviks enfermaient leurs oppo-sants dans des espaces minuscules en compagnie deces cruels rongeurs. C’est cela, le « passé qui ne veutpas passer » :

La question n’est pas de savoir si ces rapports étaientexacts. Mais l’essentiel est que Hitler en était mani-festement convaincu, car il s’adressait alors à ses plusproches collaborateurs et non à des foules. (…) pourHitler, un passé qui était tout à fait révolu ne voulaitpas passer. (…) Même si la « cage aux rats » n’étaitqu’un faux bruit abominable, l’impression qu’avaientde la révolution russe tant de contemporains autourde 1920 était dans le fond justifiée : l’impression qu’ilse passait là quelque chose de nouveau, du jamaisvu113.

Dix ans après la querelle, donc, Nolte renonce au Gou-lag et à sa faune comme point d’origine de l’hitlérisme.Et c’est là qu’il a, peut-être, un peu raison. Car ilconcentre à présent son projecteur sur la crise de Pa-sewalk ! Et il donne raison, comme moi-même un anplus tard, à Brigitte Hamann qui, dans sa Vienne deHitler (1996) est le premier chercheur, après la voix

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111: NA, Cab 127/204. Plus loin, le texte met en cause Eden, par le biais de son War Office : cf. Churchill et Hitler, p. 270.112: I Presupposti storici del nazionalsocialismo, Milan, Marinotti, 1998, tr. fr. Les Fondements historiques du national-socialisme, Paris, Rocher, 2002, p. 82-83.113: Cf. Nolte (Ernst), « La réalité à l’envers », Die Zeit, 31/10/1986.

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isolée de Binion (cf. supra, p. OOO59), à déclarer aussiclairement que l’antisémitisme de Hitler est entière-ment postérieur à la Première Guerre mondiale –uneréflexion d’une portée immense, récusée à l’époquepar Ian Kershaw dans une démonstration labo-rieuse114 :

Le livre récent de Brigitte Hamann illustre bien que leHitler d’avant la guerre n’était pas encore le Hitler desannées 1919-1920115 .

Nolte accumule alors les passerelles branlantes entrel’aile gauche de la social-démocratie allemande audébut du siècle, le spartakisme et la révolution russe,et réduit presque complètement l’antisémitisme hitlé-rien à la haine du bolchevisme, de façon à pouvoirsauver un reste de symétrie et de mimétisme entrenazisme et communisme, puis il enchaîne d’une ma-nière beaucoup plus fine :

La singulière conjugaison de l’impulsion principale deHitler et de très nombreux autres motifs116 qui ne luiétaient que de loin apparentés a engendré dans lepeuple allemand, et parmi d’autres peuples européensaussi, une énergie tout à fait inhabituelle.

Tout en confondant beaucoup de plans et en plaquantde force un schéma, à mon avis, faux, Nolte toucheun point essentiel : les affects hitlériens ont joué unrôle capital de levier pour son pays tout entier, et ilsétaient chargés d’angoisse. Cette pensée convergeavec mon propre constat, dont je trouve actuellementdes confirmations quotidiennes : un être désocialisé,mais doté d’une riche culture d’autodidacte, d’unegrande vivacité intellectuelle et d’une mémoire phé-noménale, est devenu brusquement en 1919 un re-doutable meneur d’hommes et de groupes, bref unhomme politique des plus capables, tout en sombrantdans une psychose caractérisée. Cette maladie même,en lui désignant un ennemi –les Juifs et non le com-munisme-, l’a amené à se doter d’un parti sur me-sures, qu’il n’a pas fondé mais dont il a prisrapidement le contrôle, en matière idéologique et or-ganisationnelle. Il n’a cessé de le guider, de le modeleret de le pourvoir d’officines spécialisées, servantes deson fantasme.

11) Les prouesses solitaires de Wilhelm Furt-wängler

Un livre récent d’une étudiante par ailleurs violoniste,Audrey Roncigli117, conte l’histoire d’un duel d’hommeà homme avec Hitler, conclue par une victoire au goûtamer. Le plus apprécié des chefs d’orchestre alle-mands du XXème siècle passe généralement pour unsympathisant nazi. Il était resté en Allemagne pendantque d’autres s’exilaient mais il pâtissait surtout, peut-être, de la comparaison avec son collègue étranger leplus en vue, Arturo Toscanini, un Italien qui avait (oupassait pour avoir) défié Mussolini en refusant de seproduire dans son pays pendant toute la durée de ladictature. Furtwängler, au contraire, avait mis fré-quemment son talent au service des festivités nazies,ce dont témoignent un certain nombre de clichés qui

montrent Hitler, Goebbels ou Göring, et parfois lestrois ensemble, trônant au premier rang derrière sonpupitre. S’il a poursuivi sa carrière après la guerrejusqu’à sa mort, survenue en 1954 à l’âge desoixante-huit ans, c’est dans une atmosphère trou-blée, en particulier lorsqu’aux Etats-Unis il devait an-nuler des concerts ou les diriger sous protectionpolicière, en raison de manifestations hostiles initiéespar des organisations juives. Or il s’était prêté debonne grâce aux questions des commissions de déna-zification et leur avait présenté un argumentaire im-pressionnant. Il était resté, certes, mais en posant sesconditions et il est de prime abord surprenant que Hit-ler s’y soit plié. Il avait préservé son orchestre phil-harmonique de Berlin de toute ingérence nazie, enconservant par exemple, cas unique, ses instrumen-tistes juifs pendant plusieurs années et en program-mant ce que bon lui semblait. Il n’avait pas une seulefois dirigé l’exécution d’un hymne nazi. Il s’était faitporter malade à plusieurs reprises pour éviter d’avoirà se produire un 20 avril, dans le cadre des festivitésde l’anniversaire du dictateur. Il avait démissionné detoutes ses fonctions en 1934 et accepté, en 1936, unposte de chef permanent à New-York, sans exclure derevenir en Allemagne comme chef invité, mais Göringlui avait tendu un piège diabolique : il avait annoncé,en tant que premier ministre de Prusse, son rétablis-sement à la tête de l’orchestre berlinois pendant queFurtwängler était en mer, la nouvelle avait fait scan-dale aux Etats-Unis et le contrat new-yorkais avait dûêtre annulé. Pendant la guerre, Furtwängler avait re-fusé toute invitation dans les pays occupés par l’Alle-magne même si jusque là il s’y produisaitcouramment, ce qui était le cas de la France. Il avaittoujours refusé de travailler en présence de drapeauxnazis et avait obtenu, le cas échéant, qu’ils fussent en-levés. Et bien entendu il n’avait jamais adhéré au partinazi, contrairement par exemple à Herbert von Kara-jan, une figure de proue de la génération suivantechoyée par le régime.

Cependant, si les procès médiatiques et militantsqu’on lui faisait après 1945 ignoraient fâcheusementtout cela, voire colportaient des informationscontraires, une bonne compréhension du nazisme etde la folie de son chef permet d’autres constatations.La défense de Furtwängler repose sur une conceptionidéologique explicite : le nazisme n’était pas l’Alle-magne, mais une structure plaquée sur elle ; en fai-sant « vivre la musique allemande » sans la soumettreau gouvernement, on ne sauvait rien de moins que« l’âme » du pays. Nous retrouvons ici toutes lesimages péjoratives dont les pages précédentes nousont montré les limites : le nazisme vu comme une pé-taudière anarchique de bas étage et un cauchemar bi-zarre qui allait bien finir un jour. Et les exigences deshiérarques du régime lues au jour le jour sans jamaischercher la pensée de derrière, comme s’ils avaientété incapables d’anticiper un refus et comme si onpouvait considérer, sans y regarder plus avant, le faitqu’ils finissent par céder comme une victoire.

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114: Son argument principal est qu’il n’y aurait pas de témoignages sur l’antisémitisme de Hitler à Vienne (où il séjourne entre 1908 et 1913) parce que, dans un milieu antisémite, cette prise de position ne se remarquait pas (cf. Kershaw, Ian, Hitler, t. 1, tr. fr. Paris, Flammarion, 2001, p. 126).115: Les Fondements…, op. cit., p. 109.116: L’impulsion principale est, selon Nolte, l’antisémitisme, qu’il assimile presque entièrement à l’anticommunisme ; deux autres composantes importantes concourent, selon lui, au mélange détonnant : le social-darwinisme et le pangermanisme.117: Le cas Furtwängler / Un chef d’orchestre sous le IIIème Reich, Paris, Imago, 2009.

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Ce héros solitaire, dont il ne faut pas nier le couragemais plutôt relativiser la modestie et la lucidité, offreun observatoire privilégié sur la façon dont le nazismetire parti des résistances mêmes qu’il suscite. « Dergrosse Kapellmeister refuse de diriger notre HorstWessel Lied ? Insistez ! Il persiste ? Soit ! Convoquezun autre chef pour diriger les hymnes. » Le régimeest-il perdant pour autant ? Il a, au contraire, faitcroire qu’il tenait à ses symboles en carton-pâte, alorsqu’il désirait avant tout, comme le prouve le dénoue-ment même, que Furtwängler dirigeât, devant Hitlerou telle autre sommité, Beethoven, Brahms ou Bruck-ner ! C’est-à-dire célébrât les noces du nazisme avecles plus hautes traditions musicales. Ce qui était capi-tal, en revanche, c’était qu’il acceptât l’ostracisme durégime contre les compositeurs juifs dont deux aumoins, Mendelssohn et Mahler, appartenaient à la finefleur du patrimoine et ne pouvaient en être excluspour aucun autre motif que leur « race ». Laissons decôté Mahler, qui subissait pendant l’entre-deux-guerres un purgatoire général. Tel n’était pas le cas deMendelssohn et il était, avant 1933 comme après1945, volontiers dirigé et enregistré par Furtwängler :la véritable épreuve de force avec Hitler aurait été dele maintenir dans son répertoire sans aucun change-ment et il ne semble avoir pas fait le moindre effortdans ce sens. Comme s’il avait senti (ou si on lui avaitexpliqué) qu’il y avait là un point sur lequel Hitler netransigerait pas. Le chef d’orchestre avait toléré ce ca-price, ménagé la folie du dictateur et retiré purementet simplement (ou laissé retirer) Mendelssohn de sesconcerts comme de sa discographie. Ce faisant, il avait« défendu la musique allemande » en prouvant qu’ellefonctionnait très bien sans les Juifs… et perdu soncombat, quelque héroïsme qu’il y ait déployé.

12) De l’inflammabilité du Reichstag

Les faits sont bien connus… ou du moins certains d’en-tre eux : le siège du parlement allemand est incendiédans la soirée du 27 février 1933, quatre semainestout juste après la nomination de Hitler comme chan-celier et le défilé aux flambeaux consécutif, dans lemême quartier. Les pompiers ne peuvent que circons-crire le sinistre et la salle des séances est entièrementdétruite. Göring, président de l’institution et logé àproximité, arrive rapidement et Hitler suit de près, encompagnie de Goebbels chez lequel il dînait. On ar-rête, quasiment en flagrant délit, Marinus van derLubbe, un sujet hollandais de vingt-quatre ans, et lapolice déclare avoir trouvé sur lui une « carte du particommuniste » sans autre précision, et sans que le do-cument soit jamais produit. Le chef du groupe com-muniste au Reichstag, Ernst Torgler, est rapidementarrêté et les militants de son parti persécutés de di-verses manières, l’organisation elle-même n’étant dis-soute qu’au lendemain des élections du 5 mars (quidans tout pays un tant soit peu démocratique auraientété reportées en attendant que l’incident soit tiré auclair), de façon à augmenter mécaniquement le pour-centage des nazis par l’invalidation des députés com-munistes. Surtout, un décret suspendant les libertésest édicté le lendemain et restera en vigueur, sous di-verses appellations, jusqu’à la fin du régime : c’estl’acte de naissance de la dictature nazie, qui n’aura ja-mais d’autre forme constitutionnelle que cet état d’ur-

gence et laissera subsister, en théorie, la constitutionde Weimar.

On attend aussi le lendemain du scrutin législatif pourcompromettre la Troisième Internationale, en arrêtantà Berlin trois communistes bulgares, repérés depuisquelque temps et censés avoir commandité l’incendie,dont Georges Dimitrov, secrétaire de l’Internationaleet futur président de la Bulgarie. Un procès à grandspectacle se déroule à Leipzig l’automne suivant. Vander Lubbe, maintenu au secret et « défendu » par unavocat nazi commis d’office, est condamné à mort puisrapidement exécuté, cependant que les accusés com-munistes sont acquittés faute de preuves. Lors des dé-bats, Dimitrov avait terrassé Göring en combatsingulier, en l’accusant d’être l’incendiaire et en s’atti-rant pour toute réplique des insultes et des menaces.Pendant ce temps, son camarade Willy Münzenberg,un communiste allemand qui avait pu s’extraire dupays juste à temps, organisait à Londres un contre-procès très couru, et en éditait les pièces dans lesdeux volumes fort bien vendus d’un Livre brun de laterreur nazie. D’après cette mouvance, un commandode SA avait été introduit dans le Reichstag par le sou-terrain du chauffage, relié au palais de Göring, et avaitpréparé la salle en y déversant force bidons de ma-tières inflammables, ce qui permit aux minables allu-mettes lancées (un point commun entre les versionsnazie et communiste) par van der Lubbe (pris enmain, selon les livres bruns, par le chef SA Röhm, à lafois politiquement et sexuellement) de se montrer ef-ficaces.

A la fin des années 50, l’historien amateur Fritz Tobias,un ancien policier ne faisant pas mystère de ses opi-nions de droite, avait repris l’enquête et conclu à laculpabilité solitaire de van der Lubbe, bientôt rejointpar Hans Mommsen qui lui apporta une caution à lafois académique et de gauche : l’Allemagne de l’Ouestprésentait là comme un front uni de ses partis gou-vernementaux, prenant ses distances avec le nazismetout en raillant la recherche de RDA, qui n’était alorscapable que de rééditer pieusement les livres bruns.Dans toutes les universités du monde non commu-niste, la thèse d’un van der Lubbe Alleintäter (acteurunique) se répandit comme un feu de brousse, et elley reste sans doute dominante. Il n’est pas jusqu’auseul livre paru en français depuis les années 1980, lesCarnets de route de l’incendiaire du Reichstag118, quin’y souscrive, en présentant le jeune Hollandaiscomme un militant idéaliste et antistalinien.

Les universitaires qui rejettent cette doxa le font engénéral d’une façon frileuse. C’est le cas par exemplede Karl-Dietrich Bracher. Dans sa Dictature allemandede 1969, souvent rééditée, ce pourfendeur du fonc-tionnalisme, attentif à la continuité des desseins desnazis, étudie en détail leur prise du pouvoir danschaque région mais ne dit strictement rien sur l’incen-die du Reichstag, sinon que Hitler « en profite » pourabolir les libertés (ce qui n’est guère original), mais iltrouve tout de même le moyen d’exécuter dans unenote lapidaire le livre « très suspect » de Tobias et l’ar-ticle de Mommsen119.

Si ces diverses publications sont entachées d’ambiguï-tés et de démonstrations approximatives, du moins

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118: Carnets de route de l’incendiaire du Reichstag, documents traduits du néerlandais, présentés et annotés par Yves Pagès et Charles Reeves, Paris, Verticales, 2003.119: Op. cit., p. 308, n. 14.

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peut-on espérer que ce paroxysme d’erreur positivistevaccinera, une fois surmonté, les étudiants pour unbon moment –sinon pour un millénaire !- contre la re-cherche à toute force d’un document pour certifier unévénement et l’affirmation concomitante que, si le do-cument se dérobe, ce ne saurait être parce que le mé-nage a été bien fait, et cela prouveraitindubitablement que l’événement n’a pas eu lieu.

Dans le livre de 1999, comme dans diverses publica-tions ultérieures, j’affirme sans ambages que les nazisont dirigé la mise à feu. J’accorde bien volontiers auxsceptiques que van der Lubbe a pu théoriquement agirseul et à Tobias comme à Mommsen que la reconsti-tution des faits, qui l’a vu parcourir au pas de coursel’itinéraire indiqué lors de ses aveux dans un tempscompatible avec eux, est à la rigueur plausible. Jeconviens que les déclarations du pompier Gempp, fai-sant état devant la presse d’un apport de matériauxinflammables à une heure où il n’en pouvait rien sa-voir, peuvent être négligées sans dommage. Je récusecomplètement la thèse du souterrain et du commandoSA, pour des raisons que j’indiquerai ci-après. Restetout ce que Tobias et Mommsen passent sous silence :

-Göring était doublement responsable de la sécuritédu bâtiment, en tant que ministre prussien de l’Inté-rieur depuis un mois et président du Reichstag depuissix. Il lui incombait de réclamer des renforts de policeau second titre… et de se les accorder au premier.D’autant plus qu’il avait, quelques jours plus tôt, faitperquisitionner le siège du parti communiste et convo-qué dans la foulée une conférence de presse, pourprétendre qu’on y avait trouvé des documents attes-tant de la préparation d’attentats contre des édificespublics. Si donc on imagine une seconde qu’il ait étésurpris par l’événement, c’était sa démission qui s’im-posait, plutôt qu’une arrivée fanfaronne sur lesmarches du monument encore en feu en clamant sacertitude qu’il s’agissait d’un début de subversioncommuniste.

-la fausse piste du souterrain a été indiquée par lui-même, devant témoins, au journaliste anglais SeftonDelmer qui s’est empressé de la faire connaître au pu-blic. En clamant que les « incendiaires communistes »avaient dû venir par là, il savait qu’on pouvait toutaussi bien accuser un commando nazi… dépêché parlui-même, et qu’on ne risquait pas d’en trouver lamoindre trace : toutes les affirmations dans ce sensresteraient à l’état de rumeurs non prouvées.

-il orientait ainsi l’enquête vers la recherche d’impro-bables intrus et détournait, en tant que ministre, sapropre police d’une action élémentaire qu’elle ne de-vait jamais entreprendre : l’interrogatoire systéma-tique du personnel de service ce jour-là. Il est vraiqu’en une demi-année de présidence, il avait eu letemps de truffer ce personnel de nazis fidèles, discretset prêts à tout.

-les voies et les moyens de la pénétration de van derLubbe dans un bâtiment qui était, tout de même,fermé et gardé, et dans lequel il n’était jamais venuauparavant, n’ont pas été éclaircis par l’enquête defaçon satisfaisante.

-Göring avait également tout loisir d’étudier ou defaire étudier le moyen d’incendier le bâtiment rapide-ment à partir d’un foyer unique. De ce point de vueHans Mommsen, mais oui, a fourni une donnée inté-

ressante : dans son zèle à démentir l’apport de maté-riaux et la multiplicité des départs de feu, il a fait ob-server que, sur le parcours prêté à van der Lubbe, setrouvait un rideau dont la combustion pouvait provo-quer un appel d’air favorable à la propagation très ra-pide des flammes.

-à supposer que Hitler et Göring aient été pris au dé-pourvu par un attentat au cœur de leur quartier mi-nistériel, au bout d’un mois de quadrillage policierquotidiennement resserré sans la moindre réaction del’opinion hébétée, ils auraient eu de quoi s’inquiéter etmême s’affoler : force eût été d’attribuer l’attentat àune conspiration machiavélique, bien outillée, proba-blement téléguidée de l’étranger, bref, en un mot,« juive ». Voilà qui les aurait incités à se réfugier dansdes locaux sécurisés sous haute protection en atten-dant d’y voir plus clair, plutôt que de se précipiter surles lieux sans même se demander si les incendiairesn’y avaient pas caché des tireurs ou disposé des ex-plosifs.

Aucune de ces objections n’est réfutée, ni même men-tionnée, par Tobias ni par Mommsen qui ne se condui-sent pas très différemment, pour l’occasion, de Hitleret de son ventripotent acolyte : ils proclament leur so-lution en détournant l’attention de toutes les autres…et avec un certain succès. Ils fournissent pourquelques décennies une alternative à la culpabilité descommunistes, qui n’avait jamais recueilli une adhésionbien forte en dehors des rangs nazis et n’était plus te-nable après la guerre, étant alors remplacée jusquevers 1960 par une croyance assez commune dans lecommando de SA, ses gros sabots et ses lourds bi-dons.

Nous voyons donc ici le positivisme dans ses œuvres,et les pires. Vous voulez que Hitler ait dit de mettre lefeu ? Trouvez-moi un document. Il n’y en a pas ? Alorsil n’a pas donné cet ordre ! D’ailleurs, la culpabilité so-litaire de van der Lubbe est, elle, documentée, alors…circulez !

Le travail des deux chercheurs est cependant, on l’avu, précieux pour baliser la route et écarter des impe-dimenta qui encombraient le paysage. Il n’en restepas moins qu’ils ont fait perdre à la recherche unequarantaine d’années… ou plutôt, que ce résultat a étéproduit par la convergence de leurs écrits et d’un cer-tain nombre d’attentes sociales –de forces pro-fondes !- qui les ont fait tomber en terrain fertile.

Au positivisme qui exige que toute affirmation soit cor-roborée par un document et qui finit, malgré toutesses prétentions critiques, par mettre bout à bout desdocuments de valeur inégale, il convient d’opposerl’histoire proprement dite, qui domine la documenta-tion, la hiérarchise et met son honneur à rendrecompte de tout ce qui pourrait contrarier ses conclu-sions. Le principal obstacle à la théorie du jeune Hol-landais solitaire, venant à pied de son pays natal pourdétruire un bâtiment public au nez et à la barbe de ladictature la plus cruelle de l’histoire en cours d’instal-lation, c’est bien que ce bâtiment ait brûlé. Le dicta-teur n’aurait jamais dû cesser d’être le suspect n° 1de la décision, et son adjoint celui de l’exécution, àmoins que de solides alibis n’imposassent de renoncerà les incriminer. La hiérarchie, après tout, est unepreuve qui en vaut bien d’autres, même dans un en-droit aussi pétri de positivisme, et pour d’excellentes

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raisons cette fois, que le tribunal : celui de Nanterre abien fini par condamner Alain Juppé, légèrementcertes, pour les emplois fictifs de la ville de Paris, enjugeant qu’il ne pouvait pas ne pas être au courant,lors même que des subalternes avaient accepté, sinonde prendre la faute sur eux, du moins de ne pas lecharger.

Une autre preuve, très convaincante, est fournie parle contexte politique de l’événement et son inscription,précisément, dans l’installation graduelle de la dicta-ture. Comme je l’écrivais en 1999, prétendre que legeste de van der Lubbe aurait coïncidé par hasardavec les besoins des nazis revient à dire que le toitd’un bâtiment n’a pas été monté par des couvreursmais apporté par une tempête qui l’aurait arraché d’unbâtiment identique et déposé en douceur, avant sansdoute de se calmer instantanément pour éviter qu’ilne reprenne ses pérégrinations. En d’autres termes,au lieu de lancer par surprise la lutte finale contre leparti communiste une semaine avant les élections, lesnazis auraient attendu patiemment les résultats decelles-ci : voudrait-on au bout du compte les faire pas-ser pour des démocrates ?

Si cet incendie vient à son heure dans la mainmise desnazis sur l’appareil d’Etat, qu’il était plus prudent d’as-surer avant les élections, il est, à un niveau plus fon-damental, caractéristique du nazisme lui-même. C’estla première application de son procédé de dominationfavori : la prise d’otages. Un militaire colonial, le Fran-çais Lyautey, avait édicté la règle de « manifester laforce pour n’avoir pas à s’en servir », c’est-à-dire defaire assez souvent des parades militaires pour que lesindigènes se tiennent cois. Hitler perfectionne la mé-thode : il s’agit de manifester la force en s’en servant,à dose homéopathique et d’une façon un peu spéciale.Il faut exhiber la cruauté du pouvoir, son immoralité,sa capacité de frapper sans scrupule voire sans rai-son : bref, se faire craindre comme la foudre. Ainsi lepreneur de cent otages qui en exécute un seul, maisau tout début, pour convaincre qu’il ne plaisante pas.Cependant le nazisme introduit un raffinement sup-plémentaire : personne n’a vu son bras asséner lecoup et tout ce qu’on peut en retenir c’est que, sousson règne, la violence est de mise, et qu’à conditionde ne pas lui résister on a bon espoir d’être laissé enpaix. C’est donc le peuple allemand tout entier qui estpris en otage, par le biais de son « avant-garde prolé-tarienne » de permanents communistes humiliés, plusque frappés dans leur chair ou dans leur vie, derrièreles barbelés de Dachau et autres lieux similaires,avant d’être pour la plupart libérés au bout dequelques semaines.

Il existe tout de même des gens réfractaires au fonc-tionnalisme et persuadés que les nazis ont mis le feu,mais qui, sacrifiant à l’idée que leur leader était un di-

lettante et ses lieutenants des crabes, trouvent plusévidente la culpabilité de Göring que celle de Hitler oubien, puisqu’on évoque tant et plus les SA, que leurchef d’état-major Ernst Röhm aurait fait cavalier seulafin d’obliger, par un attentat, le régime à se durcir120.Deux ordres de considérations s’y opposent :

-l’existence d’une hiérarchie qui montre Hitler à l’œu-vre dans toutes les réformes des premières semaineset sa complicité avec Göring, notamment pour priverPapen de tout pouvoir en Prusse121 ;

-le sens de la mise en scène qui se dévoile dans cetépisode, une qualité dont Göring n’est pas soupçon-nable, et Röhm bien moins encore.

L’incendie est un spectacle berlinois grandiose àl’heure où se lèvent les rideaux des théâtres, sa vic-time un bâtiment bismarckien dont un architecte ren-tré avait dénoncé le mauvais goût dans un livre intituléMein Kampf, et cet homme entendait bien supprimer,non pas la fonction de député, mais le parlementa-risme. Il lui convenait donc de réunir ce qui allait dés-ormais porter le nom de Reichstag dans une salle despectacle, celle de l’opéra Kroll, sans permettre à sesmembres de disposer de la moindre infrastructurepermettant d’y avoir leurs habitudes et d’y installer uncentre de pouvoir. D’où le fait que ce bâtiment public,dont la destruction avait paraît-il contrarié le gouver-nement et, en tout cas, coûté sa tête au présumé van-dale, n’allait pas faire l’objet du moindre travail dereconstruction avant la chute du (tout proche) mur deBerlin122.

Décidément, cette destruction était bien l’œuvre d’unfou méthodique, doublé d’un habile mystificateur. Dece point de vue, certains écrits récents ne méritentpas plus de considération que les proses de MartinAllen sur une conjuration de plusieurs dizaines desommités britanniques pour attirer Rudolf Hess dansun traquenard. Ils ont notamment pour auteur Alexan-der Bahar, né en 1960, résidant à Stuttgart et histo-rien indépendant, spécialisé dans cet événement123.S’ingéniant à raconter dans le moindre détail la miseen place du bûcher, il sombre lui-même dans une ca-ricature de positivisme puisqu’il fait agir ensembletous les personnages qui ont été associés à l’affairedans quelque texte que ce soit, et dispose au long deson récit tous les gestes, tous les objets et toutes lesvoies de passage des incendiaires qui ont pu êtrementionnés par une source quelconque. Sacrifiant enparticulier à la mode récente des archives venues aujour grâce à la chute de l’empire soviétique, il faitgrand cas des actes du procès de Leipzig, dont onn’avait auparavant qu’une connaissance partielle. Ony trouve un rapport sur la découverte, dans les cen-dres refroidies, de traces d’un matériau servant à pro-pager les flammes et utilisé par les militants de

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120: Aucune étude universitaire n’approfondit ces hypothèses. J’ai cependant le souvenir précis d’un « Dossier de l’écran » dans les années 1970, où le professeur Alfred Grosser déclarait que la recherche s’orientait vers la thèse d’un acte nazi non ordonné par Hitler.121: Cf. http://www.delpla.org/article.php3?id_article=155 .122: Au cours d’un séjour à Berlin, justement, en février 2012, je constate que l’attribution de l’incendie aux nazis, le plus souvent sans la moindre réserve, figure sur les guides touristiques, cartes postales, notices de musées etc. Voici un exemple rare et pittoresque de divorce entre culture populaire et culture savante… où c’est le peuple qui a raison. Dans une ville qui a choisi d’affronter son passé sans œillères, de multiplier les « lieux de mémoire » sur le nazisme et de relever fièrement les ruines du Reichstag pour y installer le Bundestag, symbole du triomphe final de la démocratie, il est probablement apparu inconcevable d’exonérer Hitler du spectaculaire acte inaugural de sa barbarie.123: Cf. notamment son article en ligne du 3 février 2008 « Kein Zufall der Geschichte / Der Reichstagsbrand und die Mär vom ‘Alleintäter’ », http://www.city-pr.net/gg/images/stories/pdf/Kein_Zufall_der_Geschichte.pdf?7d4a60e0aca9a42ff306219bb2772d66=fa109d3f674bb9f5 fc6646ed8f715787 .

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diverses obédiences pour détruire les affiches de laconcurrence. Comme les SA l’utilisaient volontiers, ceserait un signe de leur implication ! Or une réflexionminimale incite à la méfiance : si cet argument estresté inconnu à l’époque, c’est qu’il ne valait pasgrand-chose. Les traces de ce produit très inflamma-ble, le premier, donc, à être détruit dans un sinistre,ne devaient pas être bien nettes, ou au contraire l’êtretrop, pour avoir été apportées après coup. Ce rapportétait tout juste bon à allonger un dossier.

Il est parfaitement vain de reconstituer dans le détailune action emblématique de la ruse nazie et de sonéconomie d’acteurs comme de moyens ; le seul espoird’y parvenir serait la découverte d’un récit sans fardde ces ruses dans quelque cache, au cas où le Führeraurait souhaité édifier la postérité sur ses méthodes,et sur les mérites irremplaçables de celui qu’il était parexcellence : l’acteur unique.

13) La liquidation de la puissance française

Après la mainmise sur l’Allemagne découlant de l’in-cendie du Reichstag, l’étape la plus importante de l’as-cension hitlérienne est une quasi-mainmise surl’Europe, découlant de l’écrasement de la France,Churchill surgissant in extremis pour conjurer les ef-fets de ce nouveau cataclysme. Là encore, l’histoirepeine à définir les rôles, dans une péripétie annoncéepourtant elle aussi dans Mein Kampf, plus clairementencore que la crémation du parlement.

Il est vrai que la mode historiographique dominante,depuis une quinzaine d’années, tend plutôt à inverserles préjugés de l’immédiat après-guerre qu’à les com-battre : on est passé sans transition ou presque, etsans bénéfice pour l’histoire, de la thèse d’une« étrange défaite » française à celle d’une « étrangevictoire » allemande. Chemin faisant, tout de même,quelques avancées salutaires se sont produites : ainsion caricature moins les infortunés Daladier et Game-lin. Après Jean-Louis Crémieux-Brilhac, une biographedu chef radical, Elisabeth du Réau, et un Anglais spé-cialiste de Gamelin, Martin Alexander, ont dressé desportraits plus nuancés du « taureau aux cornes d’es-cargot », comme on osa le dire au moment de la chutedu député d’Orange jusque là « taureau du Vau-cluse », et du chef militaire à la poignée demain « aussi molle que celle d’un évêque », selon lemot de Paul Reynaud, son ennemi juré. Combinéesavec une meilleure perception du rôle de Doumenc,ces mises au point, en diminuant la part de l’incom-pétence comme celle de la guerre sociale dans l’effon-drement de mai-juin, ne se sont hélas pasaccompagnées d’une revalorisation correspondante ducoup porté par l’Allemagne. C’est pourquoi son effica-cité est devenue « étrange », tant chez un Américaincomme Ernest May qui en fait carrément le titre deson livre sur cette campagne, que chez l’AllemandKarl-Heinz Frieser. Ce dernier professe, dès le titre deson ouvrage, que seuls des naïfs peuvent croire qu’ily eut en 1940 une guerre-éclair. Le triomphe du pro-pos en terre française, dans les esprits plus encoreque dans les librairies, mérite qu’on s’y arrête124.

Il s’agit paradoxalement d’un assez vieux livre, paru

en 1995 avec une bibliographie trahissant une fin derédaction en 1991, et traduit en français huit ans plustard125. Comme son titre l’indique, il s’inscrit dans lariche tradition des études qui présentent le nazismecomme une improvisation permanente et longtempschanceuse. Car l’auteur ne nie pas que la victoire aitété rapide, mais que cette vitesse ait résulté d’un cal-cul. Il commence par une prémisse que nous avonsdéjà rencontrée chez Watt et Overy, et qui prend icides allures particulièrement caricaturales : Hitler nonseulement ne se serait pas attendu à ce que sonagression contre la Pologne déclenche une réactionbelliqueuse à Londres et à Paris, mais cette surprisel’aurait, pour des semaines, accablé et, après sa vic-toire contre la Pologne, il aurait erré comme une âmeen peine, n’ayant plus aucun projet et ne sachantqu’entreprendre. C’est le général von Manstein qui,avec son plan d’attaque à travers les Ardennes, lui au-rait redonné le moral, comme un adulte remédiant àl’imprévoyance d’un bambin. Cependant, comme il ar-rive aussi avec les enfants indociles, Hitler aurait alorstenu à reprendre la direction des opérations : sansêtre à l’origine de l’exil de Manstein en Prusse orien-tale (la jalousie de Halder y suffit et une cuillerée de« panier de crabes » sied, comme toujours, pour pi-menter la médiocrité du chef nazi), il aurait été fortaise de diriger la campagne de France en l’absence deson concepteur. Comprenant mal ses plans, il les au-rait appliqués en dépit du bon sens et se serait affoléà plusieurs reprises. C’est ainsi qu’il aurait, le 17 mai,imposé un premier ordre d’arrêt, trouvant que les blin-dés avançaient trop vite et s’exposaient imprudem-ment. Ce seraient les généraux de terrain, Guderianet Rommel principalement, qui, au mépris de cesalarmes que partageaient nombre de leurs supérieurs,auraient littéralement imposé la victoire. Point deguerre-éclair donc, mais un psychodrame permanentconduisant au succès en dépit des chefs, le hasard ai-dant.

Ce livre a tout de même un mérite essentiel : décri-vant avec précision et, dans l’ensemble, exactitude(ses cartes ont fait beaucoup, à juste titre, pour la re-nommée de l’ouvrage) la position des unités, il dé-montre avec une efficacité dévastatrice l’absencetotale de motivations militaires, chez Hitler ou chezquiconque, dans l’ordre d’arrêt du 24 mai devant Dun-kerque. La victoire est alors en vue et toute la hiérar-chie allemande, civile et militaire, communie dans cegrisant constat. Les craintes de contre-attaque ne sontplus que souvenirs et personne ne songerait à mettreen réserve, pour s’en garantir encore, plus qu’un ré-giment : l’arrêt, pour ce motif, de l’énorme avant-garde blindée serait aux yeux de tous un non-sens.Las, Frieser ignore, volontairement ou non, le volet di-plomatique de l’affaire : la soif d’une paix immédiatequi anime Hitler et Göring. Il explique donc l’arrêt parun facteur politique auquel nul n’avait encore songé :le transfert des blindés, au soir du 23 mai, de l’autoritédu général von Rundstedt (groupes d’armées A) àcelle du général von Bock (groupe d’armées B). Cettedécision des généraux von Brauchitsch et Halder, quicommandent l’armée de terre, était destinée à leurpermettre de régler à leur guise l’investissement de

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124: Cf. May (Ernest), Strange Victory, New-York, Hill & Wang, 2001, et Frieser (Karl-Heinz), Blitzkrieg-Legende, Munich, Oldenburg, 1995, tr. fr. La Légende de la guerre-éclair, Paris, Belin, 2003.125: La traduction anglaise fut encore plus tardive : The Blitzkrieg legend: the 1940 campaign in the West, Annapolis, Naval Institute Press, 2005.

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Dunkerque car ils trouvaient que Rundstedt tergiver-sait trop. Le 24 en milieu de journée, Hitler à la foisdécouvrirait cette décision (qui doit prendre effet dansla soirée) et en serait fâché, au point non seulementd’annuler immédiatement le transfert du commande-ment des chars, mais d’ordonner à Rundstedt l’arrêtbrutal de leurs mouvements, afin de montrer qui com-mande.

Ce raisonnement doit tout à la piètre image que Frie-ser se fait de Hitler. Il faut d’ailleurs lui donner raisonen un sens : la cause d’une décision aussi paradoxale,dont l’auteur fournit sur le moment un flot de justifi-cations stupides et contradictoires, ne peut être livréepar des documents explicites, mais bien par un raison-nement dans lequel l’attitude générale du Führer joueun rôle prépondérant : le positivisme est moins quejamais de mise. Mais Frieser ne fait précisément aucuneffort pour comprendre Hitler, ne consacre pas uneligne à ses buts ni à son régime et recycle sans exa-men, en les aggravant encore, les préjugés sur sa pa-resse et sa légèreté apparus dans les années 1920sous la plume d’un certain nombre de journalistes ba-varois. Gâcher le plus grand encerclement militaire del’histoire par une crise d’autorité de dernière minutealors qu’il allait de toute manière, pour avoir osé défierla France et déclencher la guerre de revanche, récolterla plus grande part des lauriers de la victoire : voilàqui mériterait un zéro pointé non seulement sur lechapitre du commandement civil et militaire, mais dupatriotisme et, pour faire bonne mesure, de la propa-gande. Jamais personne n’avait présenté le dictateurallemand comme un incapable aussi polyvalent.

Mais cette thèse ne repose sur aucun document. Carsi Hitler désapprouve le transfert des blindés au Hee-resgruppe B et les rend séance tenante à Rundstedt126,cela n’a rien à voir avec une décision concernant leursmouvements, puisque ce transfert n’avait pas encorepris effet. C’est donc bien le rythme de la progressionqui fait problème, et conflit avec le tandem Brau-chitsch-Halder. C’est ce rythme que Hitler veut freiner,cette progression qu’il veut stopper et c’est cela quiest à expliquer. Puisqu’il faut accorder à Frieser qu’au-cune des explications militaires avancées depuis 1947,qui elles-mêmes reproduisaient les justifications don-nées le jour même par Hitler, n’a, à l’heure précise dela décision, le moindre fondement, il ne reste que lapiste diplomatique : l’octroi à la France et à l’Angle-terre d’un petit délai pour mesurer l’urgence d’une ac-ceptation des conditions de paix « généreuses »proposées le 6 mai par Göring, à valoir au moment oùles Allemands seraient à Calais (investie, rappelons-le, la veille au soir). Et si on tient à citer des proposcontemporains du dictateur, ce sont à l’évidence ceuxqui vantent la grandeur de l’empire britannique quisont pertinents, davantage en tout cas que la craintedes coups d’un ennemi à genoux. Ou le fantasme,dans l’esprit embrumé d’un ancien caporal, de l’en-gloutissement apocalyptique du corps blindé dans lesmarais de la région dunkerquoise… alors qu’ils ont étéremplacés par des polders.

Le raisonnement doit donc, sous peine de déclarer for-fait (ce à quoi aucune plume écrivant sur cette affairene songe !) s’élargir et considérer la manière mêmedont Hitler mène sa guerre. Car enfin, si on s’acharnetant à prétendre qu’il ne mène rien et si Frieser atteintà cet égard un sommet qu’il faut espérer indépassa-ble, c’est peut-être qu’en fait il mène tout ! Sans sefaire remarquer et en dupant bien son monde.

Pour le comprendre, il faut en revenir brièvement auplan Manstein. Celui-ci consistait bien, en perçant parsurprise dans la région de Sedan puis en avançant ra-pidement vers la Basse-Somme, à piéger en Belgiqueet dans le nord de la France l’aile marchante adverse,en espérant qu’elle se serait précipitée en Belgique,pour se racheter de ses lenteurs de 1914 en réactionau « plan Schlieffen ». Mais ce qui ne figurait nulle-ment dans le projet du général, c’était une manœuvrepour étouffer cette aile marchante dans un cercle deplus en plus étroit, en la privant progressivement deses issues maritimes. En lieu et place, le général pré-voyait l’anéantissement de l’ennemi dans des « ba-tailles de rencontre ». Voilà qui jure avec le nazisme,lequel avait pour obsession de ménager l’Angleterre etpar contrecoup, dans une grande mesure, la France.Il ne visait qu’à briser d’un coup sec sa puissance, etpeut-être surtout son prestige, militaires, afin de dé-goûter l’Angleterre de s’allier avec elle. Puisqu’il vou-lait détruire ses divisions là où il les rencontrerait,Manstein ne comptait pas envoyer vers la mer la tota-lité des forces blindées… et il reproche dans ses mé-moires à Hitler, ainsi qu’à Halder, de l’avoir fait. Ilaurait fallu, écrit-il, les répartir dans des directions dif-férentes à partir de la région de Saint-Quentin et enenvoyer une partie, notamment, vers le sud afin dedécourager tout regroupement de l’ennemi en vued’une contre-attaque. Autant dire que Manstein ne sepréoccupait guère de la paix, sa seule préoccupationétant de casser du Français et, s’il en trouvait sur sonchemin, de l’Anglais. Et le reproche même d’avoirlaissé à l’ennemi le temps de se retrancher le long del’Aisne et de la Somme tient pour nulle et non avenuel’occasion magnifique de conclure la guerre sur unevictoire éclatante que Hitler s’était créée en confinantla lutte sur une aire restreinte, ce qui induisait dansles sphères gouvernementales de Londres et de Parisla peu résistible tentation de liquider à moindres fraisune partie fort mal engagée.

Si maintenant nous observons les fameuses interven-tions de Hitler dans la bataille, nous nous apercevonsqu’un premier ordre d’arrêt, le 17 mai, le voit témoi-gner –depuis le PC de Rundstedt à Charleville, déjà-d’une crainte de contre-attaque qu’il justifie, auprèsdes officiers, par ses prérogatives de chef politique :pour des raisons psychologiques, il faut éviter quel’ennemi puisse se prévaloir d’un succès, même local.Mais à bien examiner les mots et les actes, s’il lui estarrivé de laisser entendre que la rapidité de la pro-gression de Guderian ou de Rommel l’inquiétait, c’estsur la direction de l’offensive que portent ses diktats.Il laisse les blindés courir vers l’ouest et ne met vrai-ment son poids dans la balance que pour verrouiller

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126: En faisant semblant, à mon avis, de découvrir à Charleville, avec une nuit et une matinée de retard, cette décision prise par l’OKH dans la soirée. Cela supposerait qu’il n’ait eu d’antennes ni à l’OKH, ni à l’état-major de Rundstedt, ni à celui de Bock : l’ensemble de mon travail montre qu’au contraire il s’arrangeait pour être informé sur l’heure de tout ce qui importait à sa stratégie. D’autre part on voit mal Rundstedt, mis brutalement devant le fait accompli du retrait de ses blindés, ne pas téléphoner à l’OKW pour demander si le Führer approuve la mesure. Or le journal de marche de son groupe d’armées, que j’ai consulté à Fribourg, ne relève aucun contact avec l’échelon supérieur dans la soirée du 23 ni la matinée du 24 : preuve d’une absence de contact ou d’un parti pris de ne rien écrire ?

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toute progression vers le sud, c’est-à-dire pour instal-ler la Wehrmacht en position défensive le long del’Aisne, puis de la Somme. Cette crise du 17 mai auPC de Rundstedt est suivie d’une très vive tension, le18, entre Hitler et l’OKH : Halder met tout en œuvrepour garder autour de Saint-Quentin la moitié desblindés mais Hitler impose l’envoi de la totalité versl’ouest et vers la mer. C’est donc lui qui dessine lapoche en peau de chagrin de l’arrière-pays dunker-quois. Et sans le dire à personne. Mieux, en faisantmine de s’affoler devant sa propre audace ! Noussommes dans un cas où ses paroles ne permettent au-cune conclusion ferme, mais où l’observation, en sus,de ses gestes, rapportée à l’ensemble de sa politique,éclaire le tableau d’une façon on ne peut plus nette.

Le mot « Sichelschnitt » (coup de faucille) est employéà tort et à travers à propos de cette campagne, pourdésigner le mouvement des blindés allemands. Ilm’est revenu, dans la Ruse nazie, d’en reconstituer lagenèse. A l’origine, on trouve le discours du 4 juin deChurchill, comparant ce mouvement à celui d’une« faux gigantesque ». C’est Hans-Adolf Jacobsen, unjeune historien ouest-allemand, spécialisé en histoiremilitaire avant de bifurquer vers l’étude des relationsinternationales, qui transforme la faux (scythe) deChurchill en une faucille (sickle en anglais, Sichel enallemand) et parle d’un « Sichelschnitt-Plan », qu’il at-tribue à Manstein. L’expression, apparue en 1957, ren-contre un tel succès qu’on antidate souvent sanaissance de dix-sept années et croit communémentqu’il s’agissait du nom de code de l’opération ! Ce quiest vrai, c’est que la forme de la faucille évoque mieuxque celle de la faux la phase finale de l’opération (ledemi-cercle qui va se rétrécissant autour de Dun-kerque) et que, si « plan faucille » il y a, ce n’estcertes pas chez Manstein mais bien chez Hitler, dansle secret de son cerveau. Cela précisé, il faut dénoncerun autre préjugé en constatant que, si l’arrêt devantDunkerque a permis le rembarquement des 230 000Anglais valides et de 100 000 Français, tel n’était as-surément pas son but. Du reste, la faucille n’aurait dû,lorsqu’elle fut conçue, presser le long de la mer quedes Français et peut-être quelques Belges, puisquel’affaire avait été calculée sous le principat de Cham-berlain, duquel on pouvait attendre qu’il rembarquâtses troupes bien avant qu’elles ne fussent menacéesd’enfermement.

Il ressort de ces constats que Hitler a bel et bienconçu, et mené de main de maître, une guerre-éclaircontre la France. Y a-t-il songé depuis Mein Kampf etsans interruption ? C’est tout à fait probable. On peutnotamment le déduire de ses conversations avec OttoWagener à la veille de sa prise du pouvoir. Il développel’idée d’une communauté d’intérêts entre l’Allemagneet l’Angleterre, Wagener et parfois d’autres interlocu-teurs comme l’amiral Levetzow lui font observer quele Royaume-Uni n’a aucun intérêt à l’agrandissementde l’ Allemagne et toutes raisons de poursuivre sa po-litique d’« équilibre européen », jusque là fatale auxpuissances candidates à l’hégémonie continentale ;Hitler réplique que le communisme menace les deuxpays et que la lutte contre lui est un puissant intérêtcommun ; on lui rétorque que l’Angleterre s’appuieraau besoin sur la Russie, même communiste ; il reste

sur ses positions tout en prétendant que sous sa di-rection l’Allemagne mettra tout en œuvre pour éviterune guerre contre l’Angleterre. Or, dans ces concilia-bules, il n’est fait nulle mention de la France, commesi personne n’osait rappeler à son auteur le postulatde Mein Kampf, que la conquête de l’espace vital enEurope de l’Est présuppose, pour en « assurer les ar-rières », l’écrasement militaire de ce pays. Hitler nedit nullement qu’il y a renoncé. En revanche, les rap-pels de ses interlocuteurs sont là pour lui faire mesu-rer que, dans une telle guerre, l’Angleterre seraitcertainement, comme en 1914, aux côtés de laFrance. Ce qui se dessine là, dans les paroles commedans les sous-entendus, c’est qu’il faudra faire vitepour éliminer la puissance française afin que l’Angle-terre, privée de sa traditionnelle « épée » continen-tale, se résigne à laisser à l’Allemagne les « mainslibres à l’est ». La voie est donc tracée : pendant lapériode de consolidation du pouvoir et de réarme-ment, on bercera Paris de protestations d’amitié touten portant bien haut l’étendard de l’anticommunismeet en courtisant les classes dirigeantes anglaises,après quoi on administrera à la France une brusquecorrection en épargnant au maximum son alliée an-glaise. Cela devrait mettre celle-ci dans les meilleuresdispositions pour parapher le traité de paix consécutifà cette campagne, d’autant plus que l’Allemagne épar-gnerait les colonies de la France ainsi que son terri-toire métropolitain, pas même amputé del’Alsace-Lorraine127.

14) Derniers soubresauts

Philippe Burrin, dans une de ses dernières expressionssur la question, remarque que Hitler se mêlait des ac-tions de ses subordonnés en proportion de l’intérêtqu’il portait au domaine dans lequel ils travaillaient :

Serait-ce un hasard ? Le rôle de Hitler dans la politiquedu régime est d’autant plus direct et évident que laquestion concernée est plus proche du noyau de sesconvictions. C’est lui qui imposa à ses alliés conserva-teurs réticents la loi du 14 juillet 1933 prévoyant lastérilisation des personnes atteintes de maladies hé-réditaires ; c’est lui qui prit l’initiative de faire rédigerles fameuses lois de Nuremberg interdisant les rap-ports sexuels entre Juifs et Allemands ; c’est lui quiordonna l’extermination des malades mentaux, de l’in-telligentsia polonaise et des cadres de l’Etat sovié-tique ; c’est lui, enfin, qui conçut et lança la Solutionfinale128.

C’est dans cette voie que, bon an mal an et petit àpetit, s’oriente la recherche. Après Philippe Burrin etEdouard Husson, Fabrice Bouthillon s’engage à sontour dans des voies où le texte hitlérien sert de bous-sole non point unique, mais principale. Non seulementcelui de Mein Kampf mais les propos et discours lesplus divers, dont on scrute les constantes et les inflé-chissements. Il est sans doute bon de redire ici quecette voie a eu son pionnier, qui a payé un lourd tributde silence et de solitude, en la personne de RudolphBinion.

Bouthillon commence par la fin. Il reproche à nous au-tres, ses prédécesseurs, d’avoir négligé le texte le pluséclairant, c’est-à-dire le dernier : le testament dicté à

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127: La renonciation à sa reconquête, et le fait qu’elle devrait plaire à l’Angleterre, sont nommément mentionnés par Hitler devant Wagener : op. cit., p. 230.128: Article « Le Führer dans le système nazi », L’Histoire, janvier 2003, repris dans Le nazisme en questions, Paris, Fayard/Pluriel, 2010, p. 153.

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Traudl Junge dans la nuit du 28 au 29 avril 1945129.Au sujet, sinon du texte, du moins de son auteur etdu moment de sa rédaction, j’écrivais au début de2005, à propos du film d’Olivier Hirschbiegel Der Un-tergang :

On n’écrit ni ne filme rien sur lui qui ait une valeur his-torique, tant qu’on se refuse à voir qu’il avait des qua-lités intellectuelles et manoeuvrières tout à fait horsdu commun. Et, par voie de conséquence, que devanttout propos et tout acte émanant de lui il faut d’abordse demander ce qu’il veut cacher.

En l’occurrence, il y a une contradiction évidente, etbien mise en scène, au point que je me demande si leréalisateur ne l’aurait pas vue et n’aurait pas renoncé,pour des raisons politiques aussi bien que commer-ciales, à la rendre plus explicite : nous avons là unmaître absolu qui exige de ses subordonnés qu’ilscroient en la victoire ou fassent comme si, et qui enfait fusiller un certain nombre pour défaitisme, maisqui laisse, en fait, la grande masse de ses sujets, etjusqu’à ses plus proches serviteurs, se rendre et s’ac-commoder avec l’ennemi.

Une seule explication possible : il veut deux choses àla fois.

1) La survie de la nation allemande, sur des bases hu-maines et économiques préservées au mieux étantdonné les circonstances (Göring et Himmler, procla-més traîtres, étant par là libérés pour s’entendre avecles Américains et sauver le maximum d’éléments durégime);

2) L’émergence d’une mémoire du nazisme qui fassede ce régime un modèle d’intransigeance130.

Je suis plus sensible aujourd’hui au panachage, dansce feu final d’artifice(s), entre la rationalité et le stadesuprême d’un délire qui agit le locuteur. Laquelle ra-tionalité était d’ailleurs l’unique désaccord exprimé àl’époque (1999) par un recenseur qui n’était autrequ’Edouard Husson131, tributaire, sur ce point précis,d’une vision classique suivant laquelle le dictateurn’était plus, dans la dernière demeure, littéralement,de son bunker, que l’ombre de lui-même.

Fabrice Bouthillon me donne quitus à cet égard : Hitlerétait lui-même, plus que jamais. En 2011, le commen-taire éblouissant qu’il avait fait en 2007 du « testa-ment politique » du 29 avril devient l’ultime chapitred’un opus ambitieux intitulé Nazisme et Révolution132

et sous-titré Histoire théologique du national-social-isme. 1789-1989. La fresque s’étale effectivement surdeux siècles, voire par moments deux millénaires. Unecitation peut la résumer : « Le nazisme a été la ré-ponse de l’histoire allemande à la question que luiavait posée la révolution française» (p. 11).

Le propos s’intègre dans la problématique du totalita-risme, qu’un autre ouvrage venait également d’enri-chir : le tome relatif au XXème siècle de la somme de

Marcel Gauchet sur L’Avènement de la démocratie133.Le totalitarisme, « religion séculière » transitoire pourGauchet, le temps que l’humanité prenne ses marquesaprès la « sortie de la religion » apportée par la révo-lution industrielle et la laïcisation concomitante des so-ciétés développées, est au contraire pour Bouthillonune solution structurelle avec laquelle nous n’en avonspeut-être pas fini. La Révolution a en effet scindé unpeu partout, du moins en Europe, une Droite et uneGauche irréconciliables, d’où le recours fréquent, enpolitique, au centrisme, sous deux modalités bien dif-férentes : par la soustraction des extrêmes (cas de larépublique de Weimar et de son axe catholico-socia-liste) ou par leur addition (cas des divers totalita-rismes, combinant tous des éléments de droite et degauche extrêmes). Le propos est original et stimulant,témoin l’hommage involontaire des cris d’effroi à l’idéequ’on puisse situer Hitler au centre et non aux ex-trêmes.

Ce que j’en retiendrai ici pour ma paroisse, ce sont destorrents d’eau apportés au moulin de la cohérence duprojet nazi et de la constance des lubies de sonconcepteur. En fait, pourquoi le cacher, il s’agit du pre-mier travail d’envergure qui se fonde en partie sur lemien, sans lui-même chercher à le dissimuler. Quantà notre différence, elle n’est pas non plus bien longueà distinguer : ayant davantage les pieds sur terre,mon nazisme est plus viable que le sien. Caricatureimpuissante du Christ, singeant dérisoirement les sa-crements et jusqu’à la Résurrection, son Hitler seprend les pieds dans un tapis métaphysique tandis quele mien a failli instaurer un ordre relativement durable.Je trouve Churchill un peu absent du tableau, mêmeen creux.

L’abondance des biens fait qu’on ne lit pas tout, ce quipeut amener à lire dans le désordre : ainsi je découvresur le tard un livre antérieur de Fabrice Bouthillon, LaNaissance de la Mardité134, qui aborde en particulier laquestion récurrente des ressemblances et des diffé-rences de l’attitude du Vatican envers le nazisme sousPie XI et Pie XII. Affirmant avec une netteté sans pa-reille la grande originalité du premier et son antina-zisme autrement virulent135, il développe une thèsetout à fait nouvelle : le cardinal Ratti, devenu pape en1922, avait été d’un opportunisme politique assez or-dinaire, quoique divergent de la tradition réactionnairequi s’était notamment incarnée dans la figure de PieX. Il avait montré de la complaisance envers le fas-cisme mussolininien, puis laissé son secrétaire d’Etat,et futur successeur, le cardinal Pacelli, entreprendreavec le Troisième Reich un flirt aussi dangereux spiri-tuellement que peu rémunérateur politiquement. Maissoudain, à la suite d’une alerte de santé quasi-fataleen 1936, il avait pris contre le nazisme des accents decroisade, reléguant au second plan (en dépit des ap-parences) sa condamnation du communisme et adop-tant par là un positionnement fort comparable à celuide Churchill, jusqu’à son décès en mars 1939. Il avait

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129: Et le bunker était vide, Paris, Hermann, 2007. Pour une critique en ligne de ce livre, cf. http://www.delpla.org/article.php3?id_article=303 .130: http://www.passion-histoire.net/n/www/viewtopic.php?f=69&t=3841.131: L’Histoire, n° 237.132: Paris, Fayard, 2011.133: t. 3, A l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974, Paris, Gallimard, 2010. Ce livre présente, pour nourrir la présente étude, l’intérêt de montrer que, des trois totalitarismes (allemand, soviétique et italien), l’allemand est le plus religieux et son dictateur le plus proche des fondateurs de religions monothéistes. 134: Presses universitaires de Strasbourg, 2002.135: Une position que j’avais adoptée moi-même en 1993 dans Churchill et les Français.

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même, paradoxe suprême, devancé Churchill dequelque deux ans dans le refus de soutenir Franco : ils’était abstenu de jamais saluer en lui un croisé, endépit de l’hécatombe des prêtres et des religieux dansles régions républicaines. Pie XII y avait mis, c’est lecas de le dire, bon ordre au printemps de 1939, peude semaines après son élection136. L’attitude infinimentplus ondoyante de ce successeur vis-à-vis de Hitlern’était à vrai dire confondante que par rapport au der-nier Pie XI. Lui était mort persuadé que l’Eglise n’avaitpas eu de pire ennemi qu’Adolf Hitler depuis des siè-cles, et de fil en aiguille avait réorganisé autour decette conviction toute sa théologie et toute sa poli-tique ; mais pour en arriver là il ne lui avait fallu riende moins que le sentiment des énormes responsabili-tés qui avaient été les siennes en Italie et en Alle-magne dans la croissance du phénomène totalitaire.Charles-Roux137 le constata un peu tard le 24 mai1939, la politique de Pie XII éviterait soigneusement« la forme de ces protestations directes contre tel outel événement, dont Pie XI ne s’abstenait pas tou-jours » ; elle se contenterait d’unir la défense diplo-matique des intérêts ecclésiastiques à un rappeléthéré de principes dogmatiques, qui s’apparentaitd’assez près à une vraie fuite dans le spirituel138.

Voilà encore une illustration du rôle des individus etde leur marge de manœuvre, même au sein de véné-rables institutions dont ils ont longtemps suivi les rè-gles. Et du fait que, pour trouver le courage des’opposer à Hitler, il n’était pas inutile de voir en lui untrès dangereux monstre, requérant comme une entréeen religion, au moins de façon négative : en faisantde son élimination un absolu.

Le colloque organisé à l’ENS par Patrick Desbois etYahad-In Unum sur les camps nazis dans les territoiressoviétiques occupés, les 19 et 20 septembre 2011 afait apparaître, comme tout débat historique fécond,autant de pistes inexplorées que de résultats acquis.Les spécialistes venus du monde entier qui confron-taient leurs points de vue ont presque tous dit queleurs recherches avaient épaissi, plus que dissipé, leszones d’ombre. Il appert notamment que la libérationprogressive, et encore relative, des écrits et des pa-roles dans l’ancien espace soviétique permet un affi-nement considérable de notre vision du nazisme entant que système de domination qu’aucun scrupulen’arrête, pas même ceux que devrait dicter sa propreidéologie. Ainsi un chercheur amateur suisse, VincentFrank, a-t-il découvert depuis trois ans les « campsvampires », mentionnés en passant par l’accusationsoviétique à Nuremberg et sur lesquels il est en traind’accumuler les témoignages. Il s’agit d’une vingtained’établissements destinés à tenir des enfants slaves àla disposition du service de santé de la Wehrmacht,pour des collectes de sang. C’est là une transgressionmajeure de l’idéologie nazie du « sang pur », issuenon seulement en droite ligne de Richard Wagner,mais de toute une tradition aristocratique. Pour cetteraison, et pour expliquer l’absence de traces archivis-tiques, Vincent Frank suppose que le général com-

mandant le groupe d’armées avait agi avec pragma-tisme pour pallier le manque de sang et pris toutesdispositions pour que ces transfusions fussent déro-bées à l’attention, notamment, de Himmler et des SS.Je suis intervenu dans la discussion pour proposer uneautre hypothèse : et la transgression, et l’absence detraces, procéderaient d’une décision du Führer, seulhabilité à faire injecter aux Aryens du sang « impur »en cas de force majeure, et pris d’un besoin irrépres-sible de faire en sorte que les transfusés eux-mêmesne s’en doutent jamais.

Le 24 novembre 2011, un volumineux ouvrage collec-tif apparaît dans les librairies du monde anglo-saxon.Sous la direction de Frank Mc Donough, professeur àl’université de Liverpool, il reprend le titre du fameuxessai d’AJP Taylor, The Origins of the Second WorldWar, en l’assortissant du sous-titre An internationalperspective 139. Les auteurs anglais dominent la distri-bution, suivis des Américains et des Canadiens anglo-phones. Un Japonais, une Polonaise, un Espagnol etdeux Allemands ont été invités à parler de leurs Etatsrespectifs. L’Italie, la France et Israël sont les seulspays étroitement concernés et disposant d’une solidetradition historiographique à ne pas être représentés.Ainsi le rôle de la France est décrit par le Canadien Ro-bert Young, cependant que la place de l’antisémitismedans la genèse de la guerre est présentée par MarkLevene, qui enseigne à Southampton, alors que l’ap-peasement britannique est détaillé et longuement jus-tifié, au nom d’une vision historique censée dépasserl’approche churchillienne, dans une demi-douzaine decontributions. Celle qui intéresse le plus mon propos,et sert de conclusion, est rédigée par un Anglais forméà Leeds et titulaire d’une chaire en Californie, AnthonyAdamthwaite. Elle s’intitule « The historians at war ».

La joute historiographique sur la genèse de la guerreest censée avoir connu trois phases :

-1) une phase de conformisme, jusque fort avant dansles années 1960 ; outre sa polarisation sur la méchan-ceté hitlérienne et les vertus churchilliennes, cetteépoque était marquée par une tendance à regrouperles deux guerres mondiales et l’intervalle qui les sé-parait sous le concept d’une « guerre de trente ans » ;

-2) une phase de révision, sous l’impulsion de Taylor,de la « querelle du fonctionnalisme et de l’intention-nalisme », d’une plus grande prise en compte de lacrise de 1929 et d’une meilleure appréciation de l’ori-ginalité des visées du nazisme par rapport à celles del’Allemagne impériale ;

-3) Une phase « post-révisionniste » où fleurissent desétudes nuancées et subtiles. On voit prospérer notam-ment, sur l’appeasement britannique, une école ini-tiée par Alastair Parker et représentée dans ce livrepar Frank Mc Donough lui-même : elle reconnaît quecertes, jusqu’en 1937, la politique extérieure de l’An-gleterre était soumise à d’irrésistibles contraintes,mais affirme qu’alors, la brutalité hitlérienne jetant lemasque, il convenait de troquer l’appeasement contre

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136: Notamment par un discours du 16 avril 1939, adressé aux « fils de la catholique Espagne » et les félicitant pour le « don de la paix et de la victoire par lesquels Dieu a daigné couronner l’héroïsme » de leur foi et de leur charité (op. cit., p. 296).137: Avant d’être secrétaire général au Quai d’Orsay dans les dernières semaines de Reynaud et les premiers mois de Pétain, et de jouer dans la mission Rougier un rôle que j’ai contribué à clarifier (cf. supra, p. OOO13), François Charles-Roux avait été, depuis 1932, ambassadeur de France au Vatican.138: Op. cit., p. 294-295.139: Edité à Londres et New-York par Continuum International Publishing Group.

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une accélération du réarmement assortie d’une clairemenace de guerre, présentée conjointement par laGrande-Bretagne, la France et l’URSS.

Cet article, qui résume les contributions du livre, estune bonne approche, sinon de la totalité de l’historio-graphie mondiale actuelle, du moins de ses tendancesdominantes. Et de leur limite principale : même sil’idéologie nazie émerge, parmi les causes de laguerre, de son purgatoire fonctionnaliste, on ne voittoujours pas apparaître à sa juste place, loin s’en faut,la personne de Hitler, sous les deux aspects, tout aussidéterminants l’un que l’autre, d’un psychopathe habitépar le désir d’une guerre de revanche et d’un stratègeexpert à semer le trouble, la désinformation, la divi-sion et l’illusion que lui-même gouverne de manièrebrouillonne une maison de fous, qui l’entraînent tourà tour sur des positions contradictoires.

La contribution de Frank Mc Donough suit et conteste(sans toutefois s’y référer précisément) celle d’un desthuriféraires les plus connus, les plus résolus et lesplus caricaturaux de la politique d’appeasement : JohnCharmley, professeur à l’université de Norwich. L’œu-vre au long cours de

ce dernier se caractérise à la fois par une grande éru-dition sur les milieux anglais conservateurs de la pre-mière moitié du siècle (il a longuement écrit sur DuffCooper, Chamberlain et Churchill), et par une écriturehistorique qui frôle en permanence le pamphlet poli-tique. Il dénie toute vertu à l’école de Parker, carré-ment traitée de «machine à rêves», mais lui-mêmepeut s’évader dans l’imaginaire au point de nier uneréalité aussi indiscutable que les bonnes dispositionsdu président Benès, en 1938, à l’égard de l’Union so-viétique140.

Mc Donough, en conclusion de sa charge contreChamberlain significativement intitulée «Quand l’ins-tinct obscurcit le jugement», donne le plus bel exem-ple qui soit de surestimation du rôle d’un individu dansl’histoire. Il n’a qu’un tort cependant, celui de se trom-per de personne :

C’est une tragédie que Chamberlain soit resté premierministre après l’humiliation de Prague, en mars 1939.Il était certainement un homme de son époque, maisc’était aussi un homme guidé par des instincts quiobscurcissaient son jugement et l’amenaient à des dé-cisions confuses, revenant à abandonner les petitesnations, à encourager la faiblesse française, à nourrirles soupçons de Staline, à marginaliser Churchill et,pour finir, à se lancer dans une guerre qui aurait puêtre soit évitée, soit entreprise sous de bien meilleursauspices.

On se souvient que le mot « Alleintäter » avait été uti-lisé par les historiens du Troisième Reich pour désignerl’infortuné Marinus van der Lubbe, coupable d’avoirconçu et exécuté tout seul l’incendie du Reichstag, auxyeux non seulement de la justice nazie mais des mil-liers de spécialistes influencés par Hans Mommsen. Onl’appliquait aussi à Rudolf Hess, préparant en pleineguerre un voyage vers le cœur de l’Etat ennemi pourfaire une bonne surprise à son patron, ami et idole. Et

voilà que l’école de Parker fait de Chamberlain un Al-leintäter de l’appeasement, du moins dans sa phaseterminale ! Sans beaucoup d’efforts, il est vrai, pourdémontrer en quoi et pourquoi son remplacement parHalifax au lendemain du coup de Prague aurait modifiéla donne. Les décisions essentielles de Chamberlainsont au contraire des plus collectives, comme je le dé-montre au chapitre 12 de Churchill et Hitler. En re-vanche, si le vaisseau britannique est gouverné par luià la satisfaction de l’équipage et de la plupart des pas-sagers, il reçoit son cap d’un acteur appelé Hitler, etc’est ce que l’historiographie, faute de l’avoir fait plustôt, a pour tâche primordiale de mettre au jour.

A ce sujet, l’irruption, le 19 janvier 2012, du dernierlivre de Florent Brayard pourrait être de nature à sus-citer chez Frank Mc Donough et son équipe, outre leregret d’avoir boudé le label made in France, des ré-flexions nouvelles. Car Brayard, qui apparaissaitjusqu’à son avant-dernier livre comme un fonctionna-liste de la plus belle eau, tant il coupait en rondelleschronologiques étanches la progression de la directionnazie vers un judéocide total, se met ici brusquement,dès son titre, à considérer la Solution finale comme un« complot nazi ». La révélation lui en est venue d’unelecture serrée du journal de Goebbels, l’amenant àcomprendre qu’à la connaissance du ministre de laPropagande seuls les Juifs orientaux étaient massa-crés, tandis que ceux d’Occident, à commencer par lesBerlinois dont Goebbels avait lui-même réclamé et or-ganisé la déportation vers l’est, étaient utilisés commemain-d’oeuvre. Ses notes montrent qu’à plusieurs re-prises il croit en vie des gens morts depuis plusieursmois, et qu’il ne prend conscience du caractère systé-matique de l’hécatombe qu’en écoutant un fameuxdiscours de Himmler à Posen avec l’ensemble de sescollègues Gauleiter, le 6 octobre 1943. Brayard pro-longe alors l’enquête en se demandant ce que sa-vaient au juste les autres dirigeants nazis et conclutque seuls Göring et Ley, à coup sûr, connaissaientavant Posen le génocide dans toute son ampleur. Cemassacre était donc, en raison de son caractère hau-tement « transgressif », même par rapport à l’idéolo-gie nazie, un complot entre Hitler, Himmler etHeydrich, essentiellement.

Cette quête ne me semble pas devoir s’arrêter en sibon chemin. Car si, moi-même, je ne suis guère sur-pris, tant la pratique du secret dans le Troisième Reich,de la base au sommet, est une intuition fondamentalede mon travail depuis deux décennies, je n’en suis pasmoins stimulé pour repartir en chasse; ainsi, en feuil-letant la correspondance de Himmler141, j’ai eu récem-ment l’attention attirée par une lettre du 17 juin 1942à l’un de ses principaux lieutenants, Otto Ohlendorf,concernant le chef de la chancellerie du Führer, PhilippBouhler. Il avait été question en 1940 de le nommergouverneur en Afrique noire, à l’époque où le projetde déportation des Juifs vers Madagascar paraissaitsur le point de se concrétiser. Or voilà que, deux ansplus tard, Himmler « informe » un important respon-sable SS non seulement que le départ de Bouhler pourl’Afrique est imminent, mais que de vastes projets,concernant ce continent, sont en train de prendrecorps.

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140: L’idée que l’URSS aurait pu venir en aide à une Tchécoslovaquie attaquée par l’Allemagne «fait fi des dispositions de la politique tchécoslovaque et présuppose que le gouvernement Benès aurait été heureux d’un tel rapprochement. Ce que rien n’indique.» (op. cit., p. 182)141: Cf. Heiber (Helmut), Briefe an und von Himmler, Stuttgart, Deutsche Verlagsanstalt, 1968, document 116.

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Cela implique:

-que Hitler l’intoxique en lui faisant croire qu’après lavictoire, escomptée prochaine, sur l’URSS (l’offensivevers le Caucase et Stalingrad vient de commencer), ilne laissera pas de répit aux Anglo-Saxons et ira lesdéfier en Afrique, sans doute avec l’aide de Vichy142 –alors qu’il n’en a pas du tout les moyens militaires (no-tamment navals), ni politiques (pour rallier et motiverVichy) ;

-que Himmler lui-même se berce de l’illusion d’unevictoire prochaine dans la guerre à l’est ;

-que Hitler ne lui ait pas encore dévoilé ses batteries.Car son espoir essentiel, à cette date, réside non pasdans une victoire militaire contre l’une ou l’autre desgrandes puissances en guerre contre lui, mais dansune rupture entre les pays capitalistes et l’URSS, aubesoin en renouvelant le scénario de la nuit des Longscouteaux : on mettrait en scène un renversement desnazis les plus sectaires au profit de gestionnairespragmatiques –un processus dans lequel Himmler estappelé à jouer, jusqu’à la veille de la défaite, un rôlecroissant, en s’affirmant prêt à trahir Hitler. Cependantdes jalons sont déjà posés dans ce sens, notammentpar Max Hohenlohe143 : approchant de nouveau l’am-bassade anglaise de Madrid un an après la conversa-tion relatée par Lequio (cf. supra, p. OOO95), il avaitdit à l’attaché militaire britannique, le 9 mai 1942,qu’on pouvait « se servir de Himmler pour détruireHitler et Göring » : or la lettre de Himmler à Ohlendorfdonne à penser que le Reichsführer SS n’était mêmepas au courant ! A moins d’imaginer que lui-mêmejoue double jeu, qu’il intoxique Ohlendorf et sansdoute d’autres cadres SS en faisant mine de croire ende futurs plans africains, dont il connaîtrait le carac-tère fantaisiste. Ce qui, vu le caractère fragmentairede la documentation, n’est pas complètement exclu,mais, en bonne méthode historique, inutilement com-pliqué. Mieux vaut considérer que Hitler dessine pourHimmler de futures missions de trahison apparenteauprès des Alliés et amorce le processus par l’inter-médiaire de Hohenlohe, avec l’intention de lui révélerson rôle en temps utile. Et qu’en attendant il le traitecomme un nazi ordinaire et un disciple crédule, per-suadé que le Führer peut encore faire des miracles surchamp de bataille.

En conséquence, la brèche historiographique ouvertepar Florent Brayard est appelée à s’élargir considéra-blement, par une étude serrée des collaborations ques’assure Hitler dans chacune de ses entreprises, et desillusions qu’il entretient chez tous les autres Alle-mands, fussent-ils ses proches compagnons.

Conclusion : la règle et l’exception

Il est banal de dire que les «grands» de la SecondeGuerre mondiale n’ont pas été remplacés. L’Angleterren’a pas trouvé de successeur à Churchill ni la Franceà de Gaulle, ni la Chine à Mao ou l’Espagne à Francoet si, aux Etats-Unis, le fils Kennedy a semblé un mo-ment se hisser à la hauteur des enjeux, il n’a guèreeu le temps de faire ses preuves et les autres succes-seurs de Roosevelt ont été au mieux d’habiles gestion-naires. Quant à l’URSS, Gorbatchev eut certes le

mérite de mettre fin sans grand trouble à une situationdes plus dangereuses, mais il échoua spectaculaire-ment dans ses projets de reconstruction et ne laissaque ruine. On peut d’ailleurs curieusement en dire au-tant, à l’heure où ceci est écrit, de Barack Obama, quia fait illusion un moment lui aussi, pour se révélercomme un syndic de faillite du bushisme, doublé d’unécho du pragmatisme à courte vue de Clinton. Repré-senté à ses côtés par son épouse, ce courant se mon-tre toujours aussi incapable de définir, proposer ouimpulser une nouvelle donne dans les rapports inter-nationaux d’après-guerre froide.

De nombreuses pages ont été noircies pour expliquerque les grands hommes soient plus grands à certainesépoques qu’à d’autres. Pour la Seconde Guerre mon-diale en tout cas, une explication majeure réside dansle défi lancé par un individu d’origine autrichienne, ex-pert à entraîner de larges masses et à manoeuvrer surla scène internationale. La résistance à ses entreprisess’est naturellement polarisée autour d’une personne,dans chaque pays. L’incendie allumé requérait des dé-cisions rapides et fermes, et lorsqu’il fut en voie d’ex-tinction les contradictions entre les vainqueursmaintinrent partout pendant un certain temps la mo-bilisation autour d’un chef. Le phénomène avait déjàexisté à un degré moindre pendant la guerre précé-dente. Il n’y a donc pas à regretter les grandshommes, du moins de ce type : ils naissent de laguerre et, plus encore, de la déstabilisation de l’ordremondial par un conquérant inspiré.

Le monde fait face, en 2012, à des défis aussi ano-nymes que redoutables, en partie légués par le na-zisme. Mais, ce régime et cette idéologie ayant bel etbien disparu avec leur fondateur, ces défis requièrentplus un travail collectif à partir d’analyses nuancéesqu’une mobilisation contre un ennemi précis, à l’appelde chefs nationaux au verbe entraînant : faudrait-ils’en plaindre ?

Reste que le nazisme tarde à être analysé et que celane va pas sans inconvénients, puisque beaucoup hit-lérisent leurs adversaires en rangeant de force sousdes bannières gammées des personnages très diffé-rents du chef nazi et, en général, platement brutaux.Corollairement, quiconque ne se mobilise pas contreeux assez vite, assez fort ou assez conformément à lamode du jour est expéditivement traité de munichoisou de collaborateur.

Il importerait donc, tout autant qu’en 1920, de com-prendre que le nazisme n’est ni une variante du fas-cisme, ni un totalitarisme à la russe, mais unmensonge et un délire surgis chez un individu pas-sionné d’histoire, de politique, d’art militaire, d’Alle-magne et de Wagner. Il profita d’une conjonctureexceptionnelle –la nécessité de gérer les lendemainsdu premier conflit planétaire de l’âge industriel, aumoyen d’une Société des nations incomplète et balbu-tiante- pour bricoler une solution magique et incanta-toire aux problèmes de son pays, dans unecombinaison inouïe d’hypocrisie et de dévoilement, ensorte qu’au mois de mai 1940 il fut bien près de met-tre la planète échec et mat. Cela n’aurait peut-être pasduré mille ans, mais la démocratie aurait eu bien dumal à s’en remettre.

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142: L’apparition, en avril, d’un gouvernement Laval et son enrôlement dans la Solution finale sont de nature à nourrir, en milieu SS, de telles illusions.143: Cf. Churchill et Hitler, p. 433.

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Il importe tout autant de comprendre qu’une fois Hit-ler arrêté dans cet élan, sa déroute finale, relative-ment rapide et surtout définitive, n’avait rien de fatalet qu’il aurait pu laisser un héritage autrement pluspernicieux : des hordes de jeunes gens persuadés unpeu partout que leur race était la meilleure, la guerreune bonne chose et l’écrasement des faibles un idéal.L’intransigeance churchillienne s’est taillé la part, c’estle cas de le dire, du lion, non seulement dans le coupd’arrêt du printemps 1940, mais dans l’édifiante igno-minie de la chute et sa pédagogique netteté.

En tout cas, la conclusion actuelle de ce travail, ap-puyée sur les résultats les plus solides de la recherche,enseigne qu’il y a dans cette aventure une exceptionet non une règle. D’autres individualités ont pris unepart essentielle dans les tournants de l’histoire hu-maine, en s’inscrivant dans une évolution générale.Celle-ci, tout en tirant un grand parti des connais-sances et des techniques de son temps, n’a cultivéqu’un fantasme et impulsé qu’une régression.

Le diagnostic de sa folie n’est donc pas une hypothèseparmi d’autres. C’est la seule qui rende compte de cefait : Hitler n’est pas le produit de son époque et c’estlui qui, largement, la produit. Non pas ex nihilo à lamanière d’un dieu, mais à celle d’un architecte, enagençant des matériaux disparates.

Si on répugne à lui attribuer des qualités, du moinsfait-on généralement une exception pour son élo-quence. Dès le début des années 20, on le réduit ainsien le traitant de « démagogue », ce qui amène à sous-estimer et son idéologie, et ses capacités manœu-vrières. Concernant l’idéologie, on trouve dès cemoment l’affirmation qu’elle n’existe pas ou, ce qui re-vient au même, ne procède que de ce que l’orateurjuge efficace pour charmer les foules… voire se laissedicter par elles. C’est le journaliste socialisant KonradHeiden (1901-1966), auteur d’articles dans les années20 puis de livres dans la décennie suivante (notam-ment une histoire du nazisme en 1932, puis la pre-mière biographie de Hitler en 1936), qui a lancé lamode, à partir de l’observation du candidat dictateurlors de ses meetings : comme il lui faut quelques mi-nutes d’échauffement avant d’entrer en communionavec la salle, il est censé tâtonner pendant ce temps,à la recherche de ce qui va faire vibrer les auditeurs.Ainsi n’a-t-il d’autre idéologie que celle que lui inspi-rent les foules. On trouve une systématisation de cetteidée chez un penseur politique qui n’est autre queTrotsky : laissant aux staliniens la vision grossièred’un Hitler « instrument des trusts », l’ancien dirigeantsoviétique fait de lui un aventurier sans loi et surtoutsans foi, qui structure son discours à partir des at-tentes de son public, évidemment « petit-bourgeois »et éperdument désireux de se distinguer du proléta-riat144 : d’où le recours à des boucs émissaires tels queles Juifs.

Il faut choisir : soit l’antisémitisme est un miroir auxalouettes servant à piper des voix, soit c’est uneconviction originelle et profonde, autour de laquelletout s’ordonne. Dans le premier cas on est amené, fût-ce de façon moins caricaturale que Daniel Goldha-gen145, à penser et à écrire que l’antisémitisme était

en Allemagne plus virulent qu’en France, en Pologneou en Russie, ce qui est fort délicat à démontrer si onse refuse, précisément, l’argument finaliste du mas-sacre qui en aurait découlé. Seule la caractérisationde cet antisémitisme comme une obsession indivi-duelle permet d’expliquer son poids déterminant dansl’idéologie d’une dictature, et dans ses actes d’unebarbarie inédite. Beaucoup d’analyses présentent,d’une manière peu rigoureuse, un mixte des deux.C’est encore un terrain sur lequel on peut opposer l’unà l’autre les témoignages et les livres de Rauschninget de Wagener : le premier rend compte de tiradesempreintes d’une haine incontrôlée mais écrit, contra-dictoirement, que l’antisémitisme est un procédé élec-toraliste. Wagener rend compte purement etsimplement de la haine.

Je conclurai sur ce point en évaluant la célèbre formuled’Ian Kershaw sur Hitler, « homme sans qualités ».Elle risque d’induire, comme une partie des analysesde l’auteur le confirme, une sous-estimation de sa cul-ture et de son intelligence. Mais elle rend bien comptede ses échecs des trente premières années, suivis devingt ans de surprenants triomphes et de cinq d’ago-nie ordonnée : Hitler est impuissant à faire valoirquelque qualité que ce soit, jusqu’à ce qu’il trouve, parle déclenchement de sa folie, un rôle dans le regardde ses contemporains.

Puisque le diplôme, très vraisemblablement ultime,que ce travail est censé valoir à son auteur s’appelleune « habilitation à diriger des recherches », sansdoute sied-il de terminer par l’évocation de quelquespistes que je pense avoir repérées et sur lesquellespourraient, sinon sous ma direction institutionnelle, dumoins avec mon concours, s’engager des chercheursdans les années à venir.

Du côté anglais, les immenses richesses archivistiquesde Kew Gardens et de quelques autres dépôts publicscomme l’Imperial War Museum, ainsi que les papiersprivés déjà déposés (notamment au Churchill ArchivesCentre de Cambridge et à la Bodleian Library d’Ox-ford), ou en voie de l’être grâce au renouvellementdes générations, devraient permettre d’aborder uncontinent peu exploré et presque inaperçu, vers lequelje jette quelques balises dans l’ouvrage joint : celuides rapports complexes de Churchill avec des diri-geants réputés proches de lui, notamment AnthonyEden, avec des administrations telles que le ForeignOffice, ou encore avec le parti travailliste, à la fois enle considérant comme un tout et en détaillant les re-lations de Churchill avec Attlee, Bevin, Dalton, Morri-son, Cripps et quelques autres.

Du côté allemand, beaucoup reste à découvrir, notam-ment dans les archives du mouvement SS et danscelles de la Wilhelmstrasse, dont la publication dansles années cinquante sous l’égide d’une commissioninternationale d’historiens était étroitement tributairedes curiosités de l’époque. Mais le point obscur, quipeut sans doute être encore beaucoup éclairé,concerne Hitler lui-même et ses pensées secrètes,telles qu’on peut et doit essayer de les reconstituer.Une fois débarrassée du carcan fonctionnaliste, la re-cherche verra s’ouvrir de vastes espaces et pourra

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144: Cf. Trotsky (Léon), Comment vaincre le fascisme ? / Ecrits sur l’Allemagne (1930-1933), Paris, Passion, 1993, p. 226-231, notamment : « Ses idées politiques étaient le fruit d’une acoustique oratoire. C’est ainsi qu’il choisissait ses mots d’ordre. C’est ainsi que son programme s’étoffait. »145: Cf. Hitler’s Willing Executioners, New-york, Knopf, 1996, tr. fr. Les Bourreaux volontaires de Hitler, Paris, Seuil, 1997.

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faire parler, de façon non positiviste, non seulementles archives, mais les propos publics du dictateur telsque Max Domarus les a consciencieusement compiléspour la période 1932-1945146, et ses moindres confi-dences lorsqu’elles ont été transcrites par des témoinsdignes de foi. Il s’agit de découvrir la logique à l’oeu-vre derrière des actes et des paroles apparemmentcontradictoires et en fait, tributaires d’un but poursuiviavec opiniâtreté. J’en prendrai ici deux exemples.

Le premier est développé dans le livre sur Mandel. Enmars 1941, les autorités allemandes d’occupation semettent à arrêter en France des pères de famille rela-tivement âgés, qui avaient servi l’année précédentecomme « gardes territoriaux » : l’armée les avait re-crutés pour traquer, avec un armement rudimentaireet des brassards en guise d’uniformes, les parachu-tistes allemands. Sous l’incrimination d’avoir abattusommairement certaines de leurs prises, ils se retrou-vent devant des tribunaux de la Luftwaffe et, par di-zaines, condamnés à mort. La délégation française àla commission d’armistice de Wiesbaden multiplie, dela part de Pétain, les protestations contre cet abus depouvoir. La partie allemande finit par rétorquer queces hommes avaient pour supérieurs Reynaud et Man-del (ce qui est juridiquement faux pour le second, mi-nistre des Colonies jusqu’au 18 mai et de l’Intérieurensuite, ce qui ne lui donnait aucune autorité sur l’ar-mée de terre métropolitaine) et que le Reich secontenterait de la livraison de ces deux personnes,pour l’heure internées à Vals-les-Bains.

On exécute quelques gardes pour épicer le chantage…et Darlan finit par céder : il se dit prêt à livrer les deuxhommes, mais le Reich fait machine arrière, en décla-rant qu’il se satisferait de leur transfert, depuis l’hôtelouvert à tous vents de Vals, vers une enceinte forti-fiée. C’est ainsi qu’après bien d’autres palabres Rey-naud et Mandel vont se retrouver au fort du Portaletoù le chef SS Knochen, escorté d’un millier d’hommes,viendra s’assurer de leurs personnes le 11 novembre1942, aux premières heures de l’invasion allemandeen zone sud. Ces événements, dont on peut certesfaire une lecture fonctionnaliste au gré des rapportsquotidiens entre Vichy et l’occupant, sont pris à l’évi-dence dans une logique d’ensemble, et ont très pro-bablement un lien avec le dénouement fatal à Mandelen forêt de Fontainebleau le 7 juillet 1944 : un étaupeu à peu se resserre, en même temps que le Reichassure sa prise sur Vichy par des chantages calculés,et le coup de grâce est donné par le soudard Man-suy147.

Cette logique est impossible à prouver de façon posi-tiviste, mais clairement préférable à une spéculationsur des pressions contradictoires exercées au jour lejour par des « crabes » tels que Ribbentrop, Abetz oula hiérarchie SS en France. Or c’est toute l’histoire dunazisme qu’il importe de repenser de cette manière enmettant à leur place, la première, des comportementsde preneurs d’otages orchestrés par un illuminé sansscrupules.

Mon second exemple porte sur la nuit des Longs cou-teaux. Cet épisode est souvent étudié superficielle-ment, dans des ouvrages plus généraux. Le meilleurlivre spécifique, paru en 1991, découle d’une thèse

très riche soutenue à Nice par Jean Philippon148. L’au-teur élague force préjugés. Il montre qu’il ne s’agitnullement d’une lutte de classes et pas davantage d’unbain de sang –les victimes qu’il a pu recenser étant aunombre de 91 : un bilan très inférieur aux « plusieurscentaines » partout évoquées, et étonnamment faiblepour une opération déclenchée, sur un territoire peu-plé de 70 millions de personnes, par un gouvernementsanguinaire. Il s’agit avant tout d’une révolution depalais, résultant d’une conspiration entre un petitnombre de gens. Mais Philippon erre autant que sesprédécesseurs lorsqu’il s’imagine que Hitler en a étéla dupe principale, en se laissant abuser par Göring etHimmler ! Ils auraient tout d’abord dénoncé aux chefsde l’armée des manigances de Röhm et des SA : ceux-ci avaient, disaient-ils, ourdi avec un ancien dirigeantnazi tombé en disgrâce, Gregor Strasser, un projet de« seconde révolution », visant notamment à donner lepas aux SA sur l’armée et à pousser vers la sortie lesvieilles castes dirigeantes. Hitler dès lors, sommé parl’armée de réagir, aurait été contraint de sacrifier sesvieux compagnons de la direction SA au profit, et desSS de Himmler, et de la corporation militaire dont Gö-ring était à la fois un partisan et un représentant. Onsait par ailleurs que cette « nuit » (improprementnommée, car les assassinats commencés le 30 juin1934 ne s’étaient interrompus que le 2 juillet) visait,outre des cadres de la SA, des conservateurs pour laplupart catholiques qui avaient eu maille à partir avecHitler et étaient eux-mêmes soupçonnés de vouloir,avec l’aide du président Hindenburg, le renverser ouau moins limiter ses pouvoirs. Ces victimes-là sontcensées être immolées à Hitler par Himmler et Göringpour compenser le sacrifice d’une partie de la vieillegarde nazie.

Ainsi, on trouve sur le marché, en dehors de ma pro-pre analyse (1999), soit des récits prenant au sérieuxle double péril qu’aurait couru le nazisme sur sa droiteet sur sa gauche, soit cette version qui montre un Hit-ler manipulé par deux arrivistes conjuguant leurs ef-forts damer le pion à leurs rivaux ; les deux thèses serejoignent pour montrer un dictateur aux abois,contraint de réagir dans l’urgence après avoir laissépourrir la situation, soit par une indécision maladive,soit parce qu’il avait hésité entre des solutions richesd’inconvénients.

Dans ma biographie de 1999, je dépeins un Hitlerconstamment à l’initiative, qui monte à loisir un tra-quenard pendant environ un an. Il favorise en appa-rence Röhm et les SA, de façon à susciter inquiétudeset jalousies chez les militaires de carrière, tout en fai-sant croire qu’il cède pas à pas aux revendications desa milice brune et la maîtrise à grand-peine. En fait,c’est son propre pouvoir qu’il cherche à augmenter etil y réussit d’autant mieux qu’il n’a apparemment riendirigé, et semble avoir finalement cédé devant la castemilitaire. En même temps il compromet cette dernièrecar parmi les morts figure l’un de ses plus éminentsreprésentants, le général von Schleicher, assassiné quiplus est chez lui par des SS en même temps que sonépouse. Lesdits SS ayant été généreusement pourvuspar l’armée des fusils et des revolvers les plus mo-dernes dans chaque région militaire, voilà le corps desofficiers tout entier compromis dans le premier

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146: Hitler / Reden und Proklamationen, Munich, Süddeutscher Verlag, 4 vol., 1962-1965.147: Qui pourrait d’ailleurs avoir été un peu plus qu’un soudard (cf. supra, n. 37)148: La Nuit des Longs couteaux, Paris, Armand Colin.

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meurtre de masse de cette dictature et obligé, saufrévolte immédiate, de passer l’éponge sur l’assassinatsauvage d’un des siens (ainsi que d’un adjoint deSchleicher, le général von Bredow).

Je puis envisager aujourd’hui d’affiner considérable-ment cette analyse, grâce à mes réflexions sur la foliede Hitler et à ma lecture des mémoires d’Otto Wage-ner. Ce dernier livre décrit pas à pas l’évolution de Hit-ler en une période charnière : les trois annéesprécédant la prise du pouvoir. Au début, les SA sontcomme la préfiguration d’une société allemande ré-conciliée avec elle-même. C’est une future classe do-minante, appelée à effacer les frontières des classesantérieures, en même temps qu’un instrument per-mettant au chef de contrôler le pays dans ses moin-dres recoins. Wagener lui-même, un nouveau favori àl’ascension météorique, cumule les fonctions de chefd’état-major des SA (dont Hitler s’adjuge le comman-dement en chef après l’éviction de Pfeffer von Salo-mon), de conseiller de Hitler en matière économiqueet de confident personnel sur les sujets les plus déli-cats et les plus intimes (qu’il s’agisse de sa vie affec-tive ou de ses hésitations politiques sur des pointsfondamentaux), notamment à l’occasion de longuesveilles dans les hôtels, lors des déplacements à traversl’Allemagne de l’orateur-vedette. Wagener s’efforced’empêcher une évolution dont il va finalement êtrevictime –y compris en étant arrêté et menacé de mortlors de la nuit des Longs couteaux. Sur le plan desidées, cette évolution consiste à laisser dépérir la com-posante socialiste de l’idéologie, en remplaçant les vi-sées anticapitalistes du programme par un réformismeétriqué, qui consistera surtout à organiser les loisirsdes salariés. Sur le plan des hommes, Wagener se voità son grand désespoir supplanté par Göring, dont il necesse de dénoncer à Hitler l’opportunisme et la cupi-dité, non par ambition personnelle, mais par dégoûtsincère ; il ne semble pas avoir pris conscience de lamontée de Himmler, dont les SS ne sont alors qu’unembryon et la puissance qu’une virtualité; il déploreégalement la marginalisation progressive de son amiGregor Strasser. Wagener recueille en outre des infor-mations de première main (et à ce jour encore biennégligées par les biographes) sur la métamorphosesentimentale qui affecte au même moment le futurdictateur. Le début de la période le voit s’afficher deplus en plus avec sa demi-nièce Geli Raubal. Il ne saitplus très bien où il en est, dans ce domaine, et sonvœu de célibat est mis à rude épreuve –comme en té-moigne aussi, brièvement, une velléité d’épouserMagda, future Goebbels. Mais la « mission » l’emporteet le caractère de Hitler achève, lors du suicide de Gelivécu comme un commun « sacrifice », de devenir im-pitoyable.

Pendant tout ce temps, Hitler prend la mesure de lapuissance du patronat, à telle enseigne qu’il trouvedésormais trop risqué de mettre en cause ses privi-lèges : il faudra donc le flatter et lui promettre quel’agitation des SA sera contenue –ce sera l’affaire deGöring ; plus généralement, on remplace l’idée d’unetransformation sociale, préalable aux conquêtes exté-rieures, par celle d’une utilisation de l’Etat et de l’ar-mée tels qu’ils sont : il faudra contrôler tout cela parune organisation nazie discrète et de toute confiance–ce sera le rôle des SS en général et du SD en parti-culier. Un troisième homme, bon écrivain et soupleidéologue, prompt aux contorsions les plus variées,

mettra en musique la propagande accompagnant cesreconversions : l’étoile de Goebbels entame son as-cension.

La nuit des Longs couteaux devient, sous cette lu-mière, un sujet neuf et passionnant, requérant moinsla recherche de documents nouveaux qu’un dépistagedes signes avant-coureurs du massacre dans les pa-roles et les actes du chef, plusieurs années à l’avance.Un basculement s’opère lors des élections de septem-bre 1930, qui voient une première, et très forte, pous-sée des nazis. Comme par hasard, c’est alors queHitler, sans encore se fâcher avec Wagener, lui retirel’état-major des SA pour le confier à Röhm, rappelé deBolivie. Très vite l’homosexualité du personnage faitproblème, et Wagener nous instruit de la connaissancequ’en a Hitler. Si on considère la place que tiendra,dans la présentation médiatique du crime de juin 1934(et dans le cinéma, docile sur ce point, de Visconti),la prétendue orgie « contre nature » dans laquelle leschefs SA auraient été surpris par les SS venus les ar-rêter, on a là quelque indice du moment où le scénarioa commencé d’être écrit. Au total, la nuit des Longscouteaux, dont l’air de famille avec l’incendie duReichstag m’a depuis longtemps frappé, devrait ac-quérir comme lui le statut d’un acte fondateur, richede symboles.

Depuis des années on nous annonce une Arlésienne :le « dépassement de la querelle » entre le fonctionna-lisme et un présumé intentionnalisme. L’événement àmon sens est encore à venir et le fonctionnalismeaussi vivace que, sous des dehors parfois bon enfant,coriace. C’est donc un beau chantier qui s’ouvre de-vant les courageux. En remettant Hitler au centre dutableau, on ne fait pas l’économie d’études minu-tieuses sur les rapports compliqués entre les instancesde l’Etat allemand. Il faut au contraire les affiner sanscesse, tant la lumière risque de jaillir des détails.Puisque le dictateur n’est plus un paresseux opportu-niste, mais un être plein de lubies, de phobies et d’in-géniosité pour les faire prévaloir, qui s’est ménagé desaccès directs et rapides dans tous les segments de sonappareil d’Etat, on doit prendre au sérieux les moin-dres mouvements des exécutants et se demander sison intervention en est la cause, d’autant plus, commenous venons de le lire chez Philippe Burrin, s’il s’agitd’un secteur en rapport avec ce qui lui tient le plus àcoeur. Il n’y en a, au fond, que deux : l’agrandisse-ment territorial de l’Allemagne, qu’il faudra faireagréer par une communauté internationale réduite àquatre grandes puissances, et l’élimination des Juifs.Deux objectifs délicats à accorder, comme deux pur-sang individualistes attelés ensemble, qu’un cochergouverne en dosant à tout instant la pression sur lesrênes.

Le paradoxe des études sur le nazisme depuis 1920veut qu’à force de considérer ce mouvement, puis cerégime, comme un processus instable et entachéd’amateurisme, on manque de travaux de base, éla-borés selon les méthodes classiques, sur un grandnombre de sujets. J’ai donné l’exemple, au long despages précédentes, de la prolongation du courant ap-peaser en pleine guerre. Un autre sujet quasimentvierge est l’accord naval anglo-allemand de 1935, quimériterait bien que l’on analyse son « processus dedécision » en scrutant l’action des « forces pro-fondes » : ce serait l’occasion de cerner la perception,

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par Hitler, de celles de Grande-Bretagne, et la façondont il en joue. On peut en dire autant de la crise del’été 1939, fort étudiée, elle, mais jamais sous l’angledes messages que Hitler adresse aux différentescouches de la société britannique par une kyrielle dereprésentants et d’émissaires : il y a pourtant à KewGardens de nombreux procès-verbaux de ces conver-sations, annotés par le crayon bleu de Chamberlain.Mais d’une façon générale, c’est l’ensemble de la po-litique du Troisième Reich vis-à-vis du Royaume-Uniqui constitue un sujet peu défriché, aucune thèse nimême aucun article n’ayant été consacré à inventorierles différences instances qui agissent dans ce secteuret à faire le tri dans leurs menées, pour dégager unerésultante. La formule floue du « panier de crabes »est ici encore néfaste, et retarde des études qui au-raient été entreprises depuis longtemps, s’il s’agissaitd’un Etat jugé normal. On le pense tellement entermes d’instances rivales et de valets se disputant lesfaveurs du maître qu’on en oublie de se demander s’ily a une politique : c’est ainsi qu’on omet de hiérarchi-ser les démarches, vis-à-vis de la Grande-Bretagne,des différents agents allemands.

Ainsi, mon dernier lancer de filet chez les bouquinistesde Charing Cross m’a fait connaître un livre de l’au-tomne 1937, signé d’un historien australien nomméStephen Roberts (1901-1971)149. Ce surdoué avaitécrit très jeune des ouvrages de référence sur le peu-plement de l’Australie, celui du Pacifique et la coloni-sation française, quand l’université de Sydney luidélivra une bourse pour tirer au clair la situation enAllemagne. Il y passa une bonne partie de l’année1936, assistant au congrès de Nuremberg et quittantle pays en janvier 1937. La page de remerciements deson livre, intitulé de peu fonctionnaliste manière Lamaison que Hitler bâtit, est éloquente : y figurent enbonne place les « officiels du parti nazi » qui lui ontménagé des rencontres avec Hitler, Göring, Goebbelset Hess ! La page sur Roberts d’un excellent site bio-graphique australien nous apprend que l’ouvrage, bienoublié, avait été traduit en une douzaine de langues :son épouse disait avec humour que la maison bâtiepar Hitler était leur cottage150. Cependant, les diri-geants nazis n’avaient pas gaspillé leur investisse-ment : ils avaient notamment réussi à faire croire àl’auteur, et à son cosmopolite lectorat, que leur chefétait « un rêveur » retiré dans ses paysages alpestres,qui aurait abandonné à Göring et à Goebbels la ges-tion du quotidien. Il se pourrait que quelque chercheurde la seconde moitié du siècle ait analysé la portée decet ouvrage dans une synthèse sur « l’image de l’Alle-magne nazie au Royaume-Uni dans les annéestrente », mais je ne crois pas prendre un grand risqueen supposant que personne ne l’a utilisé dans le cadred’une recherche sur les efforts de la direction naziepour duper les Anglo-saxons, qui reste entièrement àentreprendre.

Inversement, une étude aussi intéressante qu’amu-sante pourrait porter sur les dégâts causés, dans l’his-toriographie du nazisme, par le petit ouvrage que le

prolifique AJP Taylor lui a consacré en 1961, à cetteépoque charnière où l’histoire prétendait s’affranchirdes simplifications guerrières pour devenir, enfin,scientifique. Il est temps d’en dire, après beaucoup demal, un peu de bien. L’homme est un historien apte àdégager la quintessence d’une documentation volumi-neuse, un connaisseur émérite de l’histoire allemandeet un remarquable styliste : ses affirmations commeses analyses sont d’une clarté cristalline. Sans êtrefonctionnaliste puisqu’il répudie, en étudiant l’année1939, les forces profondes au profit d’une sortie deroute accidentelle, il est tellement immergé dans lesdocuments de l’époque (les arbres lui cachent nonseulement la forêt, mais le ciel !) qu’il n’a pas éprouvéavant août 1962, nous dit une biographe admirativequi l’avait bien connu et disposait de ses archives, lebesoin de lire Mein Kampf. Il ne l’a donc lu (mieuxvaut tard que jamais) qu’au moment de rédiger sa ré-ponse aux critiques, parue l’année suivante sous lenom de Second Thougths (cf. supra, p. OOO92)151. Onne saurait suggérer plus éloquemment que ses élé-gantes formules, rivées à la lettre du discours hitlériende la fin des années 30, sont comparables aux évolu-tions d’un canard sans tête. Cette hagiographe osel’appeler « troublemaker »152, soit le trouble-fête, l’an-ticonformiste ou « le politiquement incorrect », pouremployer cette expression légèrement postérieuredont la vogue n’a d’égale que le vague. « Le décer-velé » serait, en l’occurrence, plus juste. Son livre, quiaurait pu être un petit bijou d’histoire (car l’auteurétait, quand il le voulait, d’une rare finesse dans l’in-terprétation des documents au-delà de leur sens litté-ral), en est un d’anti-histoire : il enseigne trèsexactement ce qui ne fut pas à partir du postulat quepersonne ne savait où il allait, et Hitler pas plus qu’unautre. Le reproche injurieux des fonctionnalistes àleurs contradicteurs, « vous prétendez que tout estdans Mein Kampf », trouve chez Taylor, qui ne fait rienà moitié, son expression-limite : si vous voulez com-prendre, ne le lisez surtout pas !

La présentation de Taylor, favorisée par lui-même,comme un vilain petit canard… qui certes prétendaitavoir une tête, ne doit plus masquer sa postérité,d’autant plus large qu’elle n’est pas toujours revendi-quée. Ainsi, dans la même biographie, peut-on lire desextraits d’une lettre chaleureuse, assurant Taylor d’unsoutien sans réserve pendant la rédaction de son livre.Elle émane d’un auteur plus consensuel qui passe, lui,pour un démystificateur pondéré de la légende chur-chillienne : Basil Liddell Hart153.

Si Taylor a borné pour l’essentiel son étude du na-zisme au mois de septembre 1939, la période immé-diatement consécutive, dite de la drôle de guerre, estsans doute celle qui recèle le plus de mystères inté-ressants et réserve, à qui s’y attaquera, le plus detrouvailles. On la considère généralement comme unepériode creuse ou d’attente. Pourtant, elle voit (ouplutôt laisse voir, à qui regarde derrière les appa-rences) des tentatives certes sans lendemain, maisméritant une mention ne serait-ce que parce que leurs

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149: Cf. The House that Hitler Built, Londres, Methuen, 1937.150: http://adb.anu.edu.au/biography/roberts-sir-stephen-henry-11539151: Cf. Burk (Kathleen), Troublemaker : The Life and History of AJP Taylor, Yale University Press, 2000, p. 288.152: Un clin d’œil à l’un des livres les plus célèbres de Taylor, The Troublemakers, portant sur les dissensions entre Britanniques sur la politique extérieure de 1792 à 1939 (Londres, Hanish Hamilton, 1957).153: bid., p. 282. Liddell Hart écrit le 5 octobre 1959 : « Votre conclusion que c’était un accident rejoint la mienne (…). Mon étude de l’histoire m’amène à penser que la plupart des guerres résultent d’un accident plutôt que d’une intention délibérée. »

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auteurs s’en sont soigneusement cachés : c’est Mus-solini tentant de s’affranchir de la tutelle hitlérienneen se rapprochant des Occidentaux, et aussi des So-viétiques ; c’est Pie XII empêtré dans ses contradic-tions et tentant de les résoudre de la manière la plusexpéditive, en soutenant des conspirateurs qui se pro-posent d’assassiner Hitler ; c’est Daladier jouant ledestin de la France sur la mise en place d’une alliancemondiale contre l’Allemagne et l’URSS réunies, aupoint de faire élaborer par ses services le procès-ver-bal d’une réunion imaginaire du Bureau politique deMoscou, le 19 août 1939 : Staline y aurait justifié sonchoix de signer un pacte avec Hitler par le souhaitd’une longue guerre d’usure entre l’Allemagne d’uncôté, la France et l’Angleterre de l’autre, après quoil’URSS pourrait facilement occuper toute l’Europe154 ;c’est Roosevelt s’échinant à réconcilier les combat-tants encore au vestiaire, par le truchement de sonenvoyé Sumner Welles ; c’est toute une kyrielle d’Al-lemands assiégeant la diplomatie occidentale en seprésentant comme plus ou moins antinazis, dont ilfaudrait analyser le degré de manipulation par Hitlervia, notamment, Canaris ; ce sont des gouvernementsneutres d’un bout à l’autre de l’Europe qui oeuvrentprétendument pour la paix et qu’on retrouvera au car-refour de bien des intrigues jusqu’en 1945, commel’Espagne, la Suisse, la Suède ou la Turquie, maisaussi, à cette époque, la Belgique et la Hollande. Etque dire des appeasers britanniques, pêchant plus quejamais en eau trouble ? Il faudra analyser leurs rela-tions avec Mosley, le chef fasciste local, tenu à dis-tance mais aussi sans doute, dans une certainemesure, en réserve ; avec le Vatican aussi, avecl’URSS certainement… voire avec les nazis, comme jevais le suggérer par un dernier et stupéfiant exemple.Un ouvrage digne de ce nom sur la diplomatie de ladrôle de guerre devra enfin, last but not least, décrirela victoire à l’arraché de Churchill sur ce courant ap-peaser, en cette période charnière où son influenceprogresse de manière lente et réversible mais, aprèstout, décisive.

A ce propos, j’invite maintenant le lecteur informati-quement équipé à faire apparaître sur son écran la no-tice du dictionnaire biographique d’Oxford consacréeà sir Howard Kingsley Wood (1881-1943)155. Ce petithomme discret, à lunettes, sans charisme, lisant la-borieusement ses discours, n’avait encore en 2004,d’après les « sources » invoquées dans cet article parl’historien écossais George Peden, fait l’objet d’aucuneétude petite ou grande. Il est à certains égards, dansles années 1920, le pendant anglais d’Otto Wagener :un représentant des milieux patronaux (il avait com-mencé par en être l’avocat, à la tête d’un des princi-paux cabinets de la place de Londres), parvenant viteau sommet du monde politique lorsqu’il daigne s’y in-téresser, dans le sillage de Neville Chamberlain. Sonentrée au gouvernement, en 1933, appellerait plutôtune comparaison avec celle (l’année suivante) deGeorges Mandel : il est ministre des Postes et les gère

avec un dynamisme sans précédent, développant lapublicité, modernisant le téléphone et s’intéressantaux médias. A peu près au moment où Mandel pa-tronne les débuts de la télévision, Wood stimule le ci-néma documentaire. Après avoir longtemps bataillépour la création d’un ministère de la Santé, il en esttout bonnement le titulaire, en 1935. Mais soudain enmai 1938, le gouvernement conservateur étant l’objetde critiques (comme la gauche française au mêmemoment) pour la stagnation de la production aéronau-tique, voilà Wood déplacé au ministère de l’Air. Il lancela fabrication en série des futurs chasseurs de la ba-taille d’Angleterre, dont les hommes de Churchill, Sin-clair et Beaverbrook, lui chiperont la gloire. Il estcependant muté pour une raison inconnue en avril1940 (il devient lord du Sceau privé, tout en restantmembre du cabinet de guerre) et le dernier ministrede l’Air de Chamberlain n’est autre que Samuel Hoare.Peden explique cette mutation par la fatigue maisWood resurgit très en forme le mois d’après, pour de-venir l’inamovible chancelier de l’Echiquier sous Chur-chill, jusqu’à sa mort subite en 1943, le jour même dela présentation aux Communes d’une réforme fiscaled’importance, toujours en vigueur alors qu’elle estl’objet, en France, de palabres aussi récurrentes quevelléitaires (la retenue de l’impôt à la source). Autremérite, diversement apprécié de nos jours : c’est parKingsley Wood et son ministère des Finances que JohnMaynard Keynes trouve, en ces années de guerre, lechemin d’une influence sur la politique financière etindustrielle de la Grande-Bretagne.

Les biographes de Churchill sont obligés de mention-ner cet homme politique et le font en général trèsbrièvement, faute de discerner qu’il pourrait bien êtrecelui qui a scellé le destin de Hitler : lorsque le 10 mai1940 l’annonce de l’offensive allemande incite Cham-berlain à reprendre sa démission comme Reynaud lefait au même moment, et avec succès, en France,c’est Kingsley Wood qui lui dit en toute amitié qu’il afait son temps et que les dispositions successoralesarrêtées la veille entre dirigeants conservateurs -Chur-chill premier ministre et solidement encadré, au cabi-net de guerre, par Chamberlain et Halifax- nesauraient être remises en cause.

Or ce travailleur de l’ombre, à qui l’estime de ses col-lègues donnait, lorsqu’il jugeait bon d’en user, une au-torité aussi décisive, avait joué au début de la drôlede guerre un rôle bien différent. Quatre documentssaisis en 1945, et publiés, malgré leur caractère po-tentiellement explosif, dans le tome correspondant desArchives secrètes de la Wilhelmstrasse en 1957156, ré-vèlent un flirt extrêmement avancé du ministère bri-tannique de l’Air avec l’Allemagne, en prenant contactnon pas avec ses dissidents mais avec l’entourage deHitler, après la campagne de Pologne -une période oùle Reich fait mine de rechercher activement la paix.L’intermédiaire est un aristocrate anglicisé d’origine li-tuanienne, lui-même quasiment inconnu des

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154: Cf. Slutsch (Sergeï), «Stalins „Kriegsszenario 1939»: Eine Rede, die es nie gab. Die Geschichte einer Falschung», Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, 2004/4, p. 597-636. La croyance en l’authenticité de ce document constitua l’acmé des illusions induites dans les années 1990 par le mythe des « archives de l’est » censées éclairer la part d’ombre des relations internationales au XXème siècle : une archive forgée en Occident se retrouvait en quelque sorte blanchie d’avoir été trouvée en Orient, comme l’argent du vice ou du crime dans un paradis fiscal. Une historienne française s’y était encore laissé prendre en 2000 : cf. Thom (Françoise), «Le 22 juin 1941 : le débat historiographique en Russie et les faits», Cahiers du Centre d’études d’histoire de la Défense n° 13, 2000.155: http://www.oxforddnb.com/view/printable/37002 .156: Paris, Plon, t. VIII, documents 97, 153, 177 et 235.

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historiens, William de Ropp (né en 1877157), qui prendlangue le 25 septembre 1939 avec un diplomate alle-mand pour arranger un rendez-vous en Suisse. Unrapport allemand du 5 octobre dit que cette entrevuevient d’avoir lieu, à Montreux, avec « un membre del’office de politique étrangère » du parti nazi. Hitler lui-même invite de Ropp à Berlin, mais le représentant deKingsley Wood, après avoir consulté son ministère, es-time que ce serait prématuré et explique :

Le ministère désire donc remettre à un moment plusfavorable l’étude approfondie de cette suggestion. Ilcraint que ce moment ne vienne qu’après des pertesconsidérables subies par les forces aériennes britan-niques et leurs répercussions sur la cohésion de l’em-pire. Il croit qu’alors on tiendra davantage compte del’opinion qui prévaut au ministère de l’Air, car l’empirene tolèrera pas que ses forces aériennes soient ré-duites au-delà d’une certaine limite. Pour ces raisons,on estime au ministère de l’Air que c’est à ce momentseulement que pourrait être utilisée une déclarationautorisée sur les intentions de l’Allemagne. La requêteà cet effet sera faite le moment venu158.

En termes plus crus, William de Ropp, de la part deson ministre, souhaite que Göring frappe l’aviation etle sol britanniques avec toute la brutalité possible,seule façon selon « le ministère de l’Air britannique »de faire entendre raison à Churchill et à ses pareils.En voilà assez pour faire accuser Kingsley Wood dehaute trahison en temps de guerre159. C’est la preuvela plus accablante aujourd’hui accessible qu’un affole-ment, qu’on croyait limité à certains secteurs de lapresse et de la classe politique à Paris et à Londres,avait aussi saisi les milieux gouvernementaux : la peurdes conséquences de la guerre faisait rechercher dés-espérément des contacts avec l’Allemagne, pour pas-ser l’éponge, dans l’urgence, sur son agression contrela Pologne, considérée comme un incident qu’il fallaitcirconscrire à tout prix. J’ai mentionné cette affaire ily a bientôt deux décennies dans Churchill et les Fran-

çais, mais n’ai jamais pris le temps de l’approfondir.Le problème reste donc entier : quand Wood retientChamberlain de reprendre sa démission, est-il mû parle réflexe « fonctionnaliste » d’un cacique de parti tropheureux de voir une crise ministérielle se dénouer, ous’agit-il d’une conversion aux vues de Churchill etWood est-il sa plus belle prise de « drôle deguerre »160 ? Il faudrait aussi s’interroger sur l’impres-sion produite dans l’esprit de Hitler par les démarchesde De Ropp : une attitude aussi germanophile et aussimasochiste d’une partie importante de la direction bri-tannique n’était-elle pas de nature à lui faire espérerque Churchill, ainsi entouré, ne pourrait faire prévaloirbien longtemps son intransigeance ? Et cette approchede septembre-octobre 1939 ne pourrait-elle pas l’avoirdéterminé à mener uniquement dans le ciel la « ba-taille d’Angleterre » (dans l’espoir, notamment, deprovoquer un soulèvement des dominions devant despertes affaiblissant partout la défense de l’empire),puis à faire bon accueil à l’intoxication de Hoare enmars 1941 ? Orienté par de telles questions, le cher-cheur a des chances de tomber sur des réponses, dansdes recoins inattendus des archives de la Wilhelms-trasse comme de l’Echiquier161. Voilà en tout cas lesujet le plus prometteur que je pourrais proposer à unjeune thésard ou à un apprenti biographe162 : cet arbremérite d’être dégagé des buissons qui le cachent163.

La présentation du nazisme comme un « Béhémoth »anarchique doit beaucoup, probablement, à un blo-cage déontologique : l’historien, fût-il en garde contrele positivisme, a besoin de traces et se méfie des spé-culations –même si, soyons francs, il ne cesse d’enfaire. Ernest Lavisse n’est-il pas, concurremment avecun minutieux déchiffreur de télégrammes, un patrioteversant volontiers dans le nationalisme, qui parle dela France comme d’une personne et qui, à propos dela guerre de 1870, apporte sa pierre au mythe d’unespécificité organique des Allemands, « êtres voraces,tout voisins de l’animalité », qui « lapent quelques

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157: sa date de décès est inconnue d’Internet comme de ma bibliothèque. Ce qu’on sait de lui, en dehors des quatre documents précités, vient essentiellement des mémoires d’un fonctionnaire des services secrets de l’Air, Frederik William Winterbotham : The Nazi Connection, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1978.158: Op. cit., doc. 153. Un historien finlandais a découvert le nom de l’interlocuteur allemand : le baron von Harder, et montré que Rosenberg était resté pendant toutes les années 1930 le principal interlocuteur de Bill de Ropp dans la direction nazie. Cf. Kuusisto (Seppo), Alfred Rosenberg in der nationalsozialistische Aussenpolitik 1933-1939, Helsinki, SHS, 1984, ch. V.159: à tel point qu’on peut se demander pourquoi la commission internationale d’historiens qui sélectionnait dans les années cinquante les documents allemands à publier a laissé passer ceux-là, et esquisser une réponse : Wood, mort en pleine guerre sans enfant, était lui- même le fils d’un obscur pasteur méthodiste. On n’avait pas à se soucier des réactions d’une famille influente.160: Une preuve dans ce sens pourrait être le fait que lorsque Churchill s’autorise à modifier, par élargissement, la composition du cabinet de guerre, après y avoir introduit Beaverbrook en août 1940, il fait entrer, début octobre, John Anderson, Ernest Bevin… et Kingsley Wood. Mais peut-être n’est-il mû que par le souci de remplacer Chamberlain, démissionnaire pour raison de santé, par l’un de ses plus proches compagnons politiques ?161: Kingsley Wood n’a laissé aucun papier personnel (cf. A Guide to Papers of British Cabinet Ministers 1900-1964, Cambridge University Press, p. 384).162: Une de ses tâches principales serait de vérifier l’information, présentée comme un bruit par Peden, suivant laquelle Kingsley Wood avait conseillé à Chamberlain de dissoudre les Communes au lendemain de Munich : voilà qui achèverait le portrait d’un ultra de l’appeasement qui, un an et demi avant d’aider à porter Churchill au pinacle, avait failli mettre à sa carrière politique un terme brutal.163: Au chapitre des biographies non encore écrites je signalerai, du côté allemand, celle de Paul Schmidt, l’interprète dont Hitler s’est attaché les services après l’avoir trouvé au ministère des Affaires étrangères, déjà installé dans un poste important. Jouant, comme tant d’autres, au technicien apolitique après la guerre, et collaborant effrontément avec les Alliés, notamment pour consolider le régime franquiste en prétendant que son chef avait dominé Hitler à Hendaye (cf. supra, p. OOO12), il avait cependant adhéré au parti nazi en 1943 et coopéré à une mystérieuse tentative de contact avec Churchill en février 1945, comme je viens de le découvrir dans un recoin du livre-témoignage de Paul Brickhill sur la célèbre évasion de Sagan : The Great Escape, Londres, Faber, 1951, tr. fr. La Grande évasion, Paris, France-Empire, 1963, p. 292-93. Or les mémoires de Schmidt expédient en quelques lignes la dernière année de la guerre, en prétendant qu’il n’avait plus d’autre tâche que de déplacer ses bureaux bombardés : Statist auf diplomatischer Bühne 1923-1945, op. cit., p. 356. Il a cependant écrit peu après un second livre, beaucoup moins connu, sur la période 1945-50, où cette fois il traite des derniers temps de la guerre sur tout un chapitre et aborde les tentatives de paix, mais toujours, comme l’indique le titre, en se présentant comme un simple figurant, sans paraître craindre de lasser le lecteur, ni de finir par l’intriguer, par une telle répétition : Der Statist auf der Galerie, Bonn, Athenäum, 1951, ch. 1.

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jattes de crème comme des chiens, en grognant lesuns contre les autres »164 ?

L’historien, lui, n’est ni ange ni bête et celui qui fait labête, en se déclarant affranchi de toute idéologie etenfoncé dans la glèbe des documents, peut être prisà chaque page en flagrant délit de vol éthéré. Nousavons affaire en Hitler à un dirigeant exceptionnelle-ment obstiné et retors. Saisissant mais insaisissable,pour reprendre un mot d’Althusser sur Machiavel165, ildit souvent le contraire de ce qu’il pense comme de cequ’il fait : il faut tout de même le traiter comme unobjet d’histoire et, en cela, suivre les traces de Chur-chill. Non pour nous fier aveuglément à ses mémoires,qui sont eux-mêmes un monument patriotique et par-tisan, mais pour nous inspirer de sa vision de Hitler,fondée sur le déchiffrement de ses actes en dépit deses discours. Cependant nous avons, nous, tout notretemps. Nous pouvons réintroduire de plein droit le dis-cours dans l’analyse et tirer de la maîtrise, par Hitler,du clair-obscur et du dévoilement dissimulateur, depuissants effets de vérité.

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164: Cité par Courmont (Juliette), L’odeur de l’ennemi, 1914-1918, Paris, Colin, 2010.165: Machiavel et nous, Paris, Stock, 1994, Avant-propos.

dit le politiste Karl-Dietrich Bracher il y a quaranteans, «l’histoire du nazisme est d’abord celle de sasous-estimation», à commencer par la sous-estima-tion, jadis par les dirigeants aujourd’hui par les his-toriens, de Hitler lui-même. L’étude la plus magistralede Delpla est peut-être celle qu’il consacre à l’arrêtdes blindés allemands avant Dunkerque, sur ordre deHitler. Les généraux allemands après la guerre, re-layés par beaucoup d’historiens, ont affirmé qu’ils’était agi d’une magistrale erreur du dictateur, quiavait manqué l’occasion de faire prisonnière l’arméebritannique. Delpla montre au contraire le calcul stra-tégique hitlérien, parfaitement dosé: laisser une par-tie des troupes britanniques se rembarquer tout enpouvant reprendre l’offensive à tout moment, c’estenvoyer un signe au parti de l’appeasement resté trèsfort après le début de la guerre, en particulier sousl’impulsion de lord Halifax; et, comme le montre Del-pla, il s’en fallut de peu, dans les jours qui suivirent,que Churchill ne fût mis en minorité au sein du Cabi-net. Autrement dit, Hitler a failli gagner son parid’une entente avec l’Angleterre sur la base «respectde l’Empire britannique par l’Allemagne/ Acceptationpar la Grande-Bretagne de la création de l’Empire eu-ropéen continental de l’Allemagne». L’oeuvre de Del-pla regorge de renouvellements historiographiquesde ce genre. Je ne partage pas toutes ses thèses maisje les trouve toujours stimulantes.

- Je me réjouis, enfin, de ce que la quinzaine d’ou-vrages qui constituent le dossier présenté par Fran-çois Delpla ait été l’occasion d’un vrai débat, nourri,entre les membres du jury et l’impétrant. On dit sou-vent qu’il n’y a pas de débat digne de ce nom à l’uni-versité; nous avons eu, cet après-midi, la preuve ducontraire.

Une soutenance d’habilitationréussie

Commentaires d’Edouard Husson, lundi 25 Juin 2012,http://www.edouardhusson.com/

Je siégeais au-jourd’hui dans le juryd’habilitation deFrançois Delpla, pré-senté à l’université deBretagne Occidentale(Brest). Je me suis ré-joui de la reconnais-sance accordée à cethistorien inclassable,pour plusieurs rai-sons :

- François Delpla a effectué l’essentiel de sa carrièreprofessionnelle comme professeur de lycée. Qu’unprofesseur de lycée écrive une thèse et développe,avec les années, une oeuvre de chercheur est devenude plus en plus rare, malheureusement. Raison deplus de se réjouir, dans ce cas; en espérant que lesuniversités, qui se sont progressivement referméessur elles-mêmes en termes de recrutement, depuisune trentaine d’années, se rouvrent aux professeursdu secondaire de talent.

- François Delpla a développé une oeuvre historiqueanti-conformiste. Quand toute la corporation deschercheurs en histoire ne s’intéressait qu’aux phéno-mènes de «radicalisation cumulative de la violence»dans les institutions du IIIè Reich, il a renouvelé l’ana-lyse du comportement hitlérien et rappelé utilementqu’on avait toujours tendance à minimiser les capa-cités manoeuvrières du dictateur nazi. Comme l’avait

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Bibliographie de François Delpla :

Traductions préfacées

Gardner (David), The Last of the Hitlers, Londres,BMM, 2001, tr. fr. Le Dernier des Hitler, Patrick Robin2006

Pemper (Mietek), Der rettende Weg. Schindlers Liste– Die wahre Geschichte, Hambourg, 2010, tr. fr. Laroute vers la liberté, L’Archipel, 2009.

Lukacs (John), The Legacy of the Second World War,Newha ven, Yale University Press, 2010, tr. fr. L’Héri-tage de la Seconde Guerre mondiale, François-Xavierde Guibert, 2011.

Articles

« Les communistes français et la sexualité, 1932–1938 » Le Mouvement Social, no. 91 (avril-juin 1975)

« Du nouveau sur la mission Rougier », Guerres mon-diales et conflits contemporains n° 178, avril 1995

« Quelle affaire Aubrac ? «, Débats, Le Monde, 8 mai1997

« L’évasion de Raymond Aubrac «, Histoire de guerre,n° 16, juin 2001

« Le rôle de Paul Reynaud en 1940 : l’éclairage de sesCarnets de captivité », Guerres Mondiales et ConflitsContemporains (2004), volume 52 , n° 215 , p. 135-142

« Un point de vue critique sur l’historiographie deMontoire (1940) » Guerres mondiales et conflitscontemporains n° 220, octobre 2005

« 1940 : ce qu’on commence à savoir et ce qui resteà découvrir », Revue Défense nationale, novembre2010

Nombreux articles depuis 1993 dans les magazinesHistorama, Historia, Histoire de guerre, Guerre et his-toire, Deuxième guerre mondiale, Histoire(s) de laDernière guerre

Participation à des ouvrages collectifs

Livre noir du capitalisme, Pantin, Le Temps des ce-rises, 1998, chapitre « La Seconde Guerre mondiale».

Avenirs et avant-gardes en France. XIXe-XXe siècles.Hommage à Madeleine Rebérioux, sous la direction deVincent Duclert, Rémi Fabre et Patrick Fridenson, LaDécouverte, 1999, communication sur « Léon Blumface à l’Allemagne nazie ».

Dictionnaire du monde germanique, Bayard, 2007,deux articles sur Hitler (vie personnelle et vie poli-tique).

La Loi peut-elle dire l’histoire ?, sous la direction deBertrand Favreau, Bruxelles, IDHAE, 2012, actes ducolloque du 3 novembre 2009 à la Maison de l’avocat,communication intitulée « Abolir la loi Gayssot ».

Livres

Les Papiers secrets du général Doumenc, Orban,1992, 526 p.

Churchill et les Français, Plon, 1993, rééd. Ostwald,Polygone, 2000, rééd. François-Xavier de Guibert,2010, 614 p.

Montoire, Albin Michel, 1996, 510 p.

La Ruse nazie, France-Empire, 1997, 310 p.

Aubrac, les faits et la calomnie, Pantin, Le Temps desCerises, 1997, 171 p.

Hitler, Grasset, 1999, 541 p.

L’Appel du 18 juin 1940, Grasset, 2000, 304 p.

La Face cachée de 1940. Comment Churchill réussit àprolonger la partie, François-Xavier de Guibert, 2003,191 p.

La Libération de la France, avec Jacques Baumel, L’Ar-chipel, 2004, 192 p.

Les Tentatrices du diable. Hitler, la part des femmes,L’Archipel, 2005, 374 p.

Un tragique malentendu/De Gaulle et l’Algérie, avecJacques Baumel, Plon, 2006, 250 p.

Nuremberg face à l’Histoire, L’Archipel, 2006, 348 p.

Qui a tué Georges Mandel ?, L’Archipel, 2008, 427 p.

Mers el-Kébir, 3 juillet 1940 : la Grande-Bretagne ren-tre en guerre, François-Xavier de Guibert, 2010, 355p.

Petit dictionnaire énervé de la Seconde Guerre mon-diale, L’Opportun, 2010, 217 p.

Churchill et Hitler, Editions du Rocher, 2012, 569 p.

Internet

Site personnel : http://www.delpla.org

Articles inédits ou non, documents, comptes rendusde lectures, notes sur des points d’actualité en relationavec le Seconde Guerre mondiale, florilèges de débatsinternautiques.

Magazines en ligne Histomag et Dernière Guerre mon-diale : nombreux articles et contributions depuis 2006.

Article sur les relations Hitler-Göring : http://aeros-tories2.free.fr/acrobat/dossiers/goering.pdf

Forums de discussions sur le nazisme et la SecondeGuerre mondiale.

Blog sur Mediapart (63 billets au 1/6/2012) :

http://blogs.mediapart.fr/blog/francois-delpla .

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