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« L’homme est un loup pour l’homme ». On le sait et le répète, depuis Plaute. La guerre constitue ainsi la toile de fond sur laquelle repose notre Histoire et à partir de laquelle nous réfléchissons notre condition et spéculons sur nos rapports à nous-mêmes et aux autres; rapports ambivalents, complexes et changeants. Toujours est-il que l’homme, de par sa tendance à sublimer et à transcender ses atrocités, dépasse l’effroi des combats dans les productions artistiques afin de justifier ses débâcles, sauver de l’Oubli ses victoires et ériger en mythes ses héros. Tel est l’exemple des Perses, première pièce conservée d’Eschyle, écrite en 472 avant J.C., c’est-à-dire 8 ans après la bataille de Salamine qui a eu lieu à la fin du mois de septembre 480. Elle raconte ce même événement auquel l'auteur et sans doute un grand nombre de spectateurs ont eux-mêmes participé. Néanmoins, cette guerre n’est pas représentée du point du vue des athéniens, mais plutôt de celui des perses. Rien n’est plus expressif à cet égard que cet extrait, constituant le prologue et le parodos de la pièce. Le coryphée puis le chœur encensent leur auguste armée tout en révélant leur inquiétude. En d’autres termes, 1

Eschyle - les perses (commentaire composé)

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Page 1: Eschyle - les perses (commentaire composé)

« L’homme est un loup pour l’homme ». On le sait et le

répète, depuis Plaute. La guerre constitue ainsi la toile de fond

sur laquelle repose notre Histoire et à partir de laquelle nous

réfléchissons notre condition et spéculons sur nos rapports à

nous-mêmes et aux autres; rapports ambivalents, complexes et

changeants. Toujours est-il que l’homme, de par sa tendance à

sublimer et à transcender ses atrocités, dépasse l’effroi des

combats dans les productions artistiques afin de justifier ses

débâcles, sauver de l’Oubli ses victoires et ériger en mythes

ses héros. Tel est l’exemple des Perses, première pièce

conservée d’Eschyle, écrite en 472 avant J.C., c’est-à-dire 8 ans

après la bataille de Salamine qui a eu lieu à la fin du mois de

septembre 480. Elle raconte ce même événement auquel

l'auteur et sans doute un grand nombre de spectateurs ont

eux-mêmes participé. Néanmoins, cette guerre n’est pas

représentée du point du vue des athéniens, mais plutôt de celui

des perses. Rien n’est plus expressif à cet égard que cet

extrait, constituant le prologue et le parodos de la pièce. Le

coryphée puis le chœur encensent leur auguste armée tout en

révélant leur inquiétude. En d’autres termes, Si la guerre peut

apparaître comme un objet éminemment théâtral, elle n'est

chez le dramaturge que du côté du spectacle et non du côté du

théâtre. L’ensemble vise une glorification des Grecs par la

mise en relief de la force de leur ennemi ainsi que la

purification du spectateur, désormais effrayé, mais

reconnaissant à l’égard des divinités. Voilà pourquoi nous

interrogerons, en premier lieu, la façon avec laquelle Eschyle

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peint l’armée de son ennemi et les techniques qu’il a

employées avant de dresser un portrait épique de son chef

Xerxès, incarnant à la fois la personnalité du roi mythique qui

guide et l’impitoyable monstre qui terrifie. Puis, nous

examinerons cette inquiétude apriori paradoxale régnant sur

Suse, malgré le déchaînement de ses troupes et le rôle de ces

ambivalences dans l’économie générale de la pièce.

De même qu’il n’y a de plus prévu que l’intervention d’un

chœur de vieillards, de même n’y-a-t-il de moins imprévu que

son identité. Persans sont ceux qui énumèrent, accumulent

recensent et encensent en langage grecque ce qui compose

l’armée de leur empire. Aussi Eschyle revoie-t-il la guerre à

partir du point de vue de l’ennemi, lequel est peint avec

lyrisme et élevé à un statut mythique. Tout s’avère

spectaculaire et rien n’est épargné pour servir cette

démonstration de force persane. Fidèle aux Histoires

d’Hérodote, où le nombre représente le trait caractéristique

d’une invincible armée, le dramaturge décrit le départ, non

seulement des persans mais aussi, de tout un continent. « Tout

la force vive de l’Asie est partie » et « le chef de l’Asie peuplée

d’hommes […] presse son troupeau merveilleux par deux

voies. » Ce sont des terres qui s’engagent, des géographies

entières qui se sont mobilisées pour assiéger Athènes. Toujours

est-il que la Perse demeure au centre du tableau. Suse, la

capitale d’hiver à l’est de Babylone, rejoint l’Ecbatane, la

capitale d’hiver au sud de la mer Caspienne. Les extrêmes se

rencontrent et sortent du cœur même l’empire : la Kissie, celle

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qui héberge les fantassins, «formant le plus fort de l’armée» et

accompagnés de guerriers aussi bien embarqués qu’à

chevaux.» A vrai dire, la longue énumération des équipements

permet de souligner l’ampleur des préparatifs. Et comme l’arci

est l’arme représentative de la force persane, elle est mise en

avant, d’autant plus que ceux qui l’utilisent servent Amistrès,

Artaphrénès, Mégabatès et Astapès, tous érigés aux rangs de

rois, proches, comme l’atteste les Histoires, d’Xerxès qui

n’hésite, d’ailleurs, pas à engager son frère Masistrès et ses

demi-frères Arsamès et Ariomardos.

Cela dit, ces noms illustres témoignent certes, de la

grandeur de l’Empire, mais aussi de la dimension non moins

illustre d’une conquête, où le nom se joint à la terre et la lignée

dynastique à la zone géographique. Tel est l’exemple des

égyptiens, des Lydiens, peuples d’Asie mineure, habitant

Sardes et sa montagne Tmolos ainsi que des Mysiens, venant

d’une région proche de l’île de Lesbos. En effet, l’ancrage

géographique confère au texte une dimension historique, souci

majeur d’Eschyle qui aspire à ramener le réel au théâtre ; un

réel que traversent les élans épiques. Car, l’énumération des

troupes bien équipées et guidées par d’illustres chefs se double

de l’éblouissante qualité des différents corps de l’armée. En

témoigne l’abondance des adjectifs employés pour les décrire.

Le superlatif « le plus fort » caractérise les fantassins, les

archers sont « triomphants » les cavaliers « intrépides et

effrayants », l’armée est « dévastatrice », le troupeau

« merveilleux » et les lieutenants « solides autant qu’ils

sont rudes ». Le dramaturge, de par l’accumulation de dix-sept

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noms glorifiés, venant du continent entier, transforme

l’historique en transhistorique et le temporel en atemporel.

Outre la grandeur d’une l’armée, Eschyle souligne

l’ampleur de toute une civilisation fondée sur le luxe et le

somptueux. Rien n’est plus expressif à cet égard que

l’omniprésence de l’or, dont l’éclat rappelle le Soleil, incarné

par Ahuramazda, dieu suprême des perses. De plus, cette

précieuse matière caractérise et l’espace, «[le] somptueux

palais doré, Babylone la dorée, Sardes la dorée » et l’armée,

elle aussi, qualifiée de « dorée ». A vrai dire, Eschyle reprend

les descriptions d’Hérodote citées tout au long du premier livre

des Histoires et suffisamment ancrées dans la conscience

collective en vue d’illustrer son propos et accentuer les traits

d’une glorification apriori des perses. Il la pousse à son

paroxysme en affirmant que Xerxès provient d’une race « née

de l’or ». Rappelons, à ce stade, que le fils de Darius descend

de Persée, fils de Danaé et d'un Zeus qui avait pris la forme

d'une pluie d'or. Ainsi Eschyle n’hésite-t-il pas à homogénéiser

l’armée et à lui conférer une unité qui va la transcender dans

la personnalité de son roi Xerxès.

Comme dans toute armée, le chef occupe une place

singulière. Certains le suivent, d’autres le sacralisent, tous se

rappellent de lui, de ses exploits, de ses périples, de ses ruses,

de ses stratégies réussies ou manquées, de ses victoires

emportées et de ses défaites annoncées ou inattendues,

piteuses ou honorables. Toujours inscrit dans une même

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entreprise de mythification, le parodos invoque le chef de

l’armée persane, laquelle se dissout en lui, s’incarne en son

nom tout en incarnant son culte. Car, si le coryphée encense

les Fidèles, le chœur, collectif et sacré, sacralise à son tour

Xerxès, déjà nommé ou directement au début du chant ou

indirectement à la suite avec l’énumération de ses cousins et

frères. Après une massification de l’armée dans la première

strophe, vient une dissolution de son corps dans la

personnalité de son chef qui « presse son troupeau

merveilleux ». Le verbe « presser » reflète la position de force

qu’occupe Xerxès autant que son immense capacité à

rassembler tout un continent derrière lui. Un continent de

peuples «barbares » qui règnent dans le luxe et avec le luxe et

qui semblent étrangers et à la liberté que prônent et

revendiquent les Grecs et aux concepts et aux lois qui fondent

leur cité Athènes.

A l’image de son armée est peint Xerxès. Rappelons-le. La

première antistrophe commence, en effet, par le mot « chef »,

décrit le mouvement de ses hommes et se termine d’une

manière circulaire par l’évocation de la race du roi « né de

l’or». Cette unité reflète l’aspiration de toute l’Asie dans

l’identité du fils de Darius. De plus, à côté de l’accumulation et

des effets de surcharge, nous remarquons une hyperbolisation

progressive visant à souffler au texte une dimension épique,

sinon mythologique, du moins belliqueuse. Pour ce faire,

Eschyle reprend certaines images puisées dans l’univers

homériques. Xerxès est qualifié de « mortel égal aux dieux » ;

telle épithète apparaît douze fois dans l’Iliade et caractérise la

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quasi-totalité de ses grands héros, notamment Priam (III, 310),

Ajax (XI, 472), Ménélas (XXIII, 569) et Patrocle (IX, 211; XI,

644), Euryale (II, 265; XXIII, 677), Machaon (IV, 212),

Ereuthalion (VII, 137), Sôque, (XI, 428), Mélanippe (XV, 559) et

Mérion (XVI, 632). Cette allusion raisonne, sans aucun doute,

dans l’esprit du spectateur et fait du roi perse un inoubliable

guerrier. De plus, le geste par lequel ce dernier « presse » ses

troupes rappelle amplement la prophétie de la Pythie, cette

oracle annonçant la destruction d’Athènes par «le feu et

l'impétueux d’Ares pressant son attelage syrien».

Nous avons souligné précédemment l’hyperbolisation

progressive. Et le dramaturge passe de l’héroïsation du fils de

Darius à la transformation de celui-ci en monstre. Aussi des

traits comme le « regard bleu-noir » rappellent-t-il la chevelure

de serpents de Gorgones et « les milles bras et les milles nefs »

la Typhée, citée dans les Théogonies d’Hésiode avec ses cent

têtes de serpent, voire la Briarée de l’Iliade et ses cents bras.

Cette monstruosité permet, en effet, de dissoudre l’armée dans

la personnalité de son chef. Elle, l’indomptable, ne fait qu’un

avec lui. « Elle s’avance implacablement » pareille à « un flot

irrésistible ». Les adverbes mettent en lumière ce caractère

« barbare », mais surtout impétueux des perses tandis que

l’image du flot traduit la grandeur de leur déchaînement. Cette

métaphore s’avère, semble-t-il, une allusion aux Troyens

souvent présentés comme un «fleuve débordé grossi des pluies

d’orage.» C’est contre un peuple apriori invincible que les

Grecs doivent lever les armes et contre le destin même que

leur lutte s’acharne

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Il est d’une évidence singulière que le dramaturge met en

relief le despotisme des perses. Car, contrairement aux

athéniens valorisant le citoyen et reconnaissant la singularité

de chaque guerrier, les asiatiques vouent un culte absolu au

chef, à côté duquel tout s’efface. En témoignent ces vers :

« Le peuple porte-poignard, venu de l’Asie

Tout entière, s’en vient ensuite,

Aux ordres terribles du roi. »

Remarquons, ainsi, qu’à la différence du chant du

coryphée où les chefs de guerre sont cités, l’intervention du

chœur ne contient que le nom propre de Xerxès, lequel

absorbe ce « grand flot d’hommes » tout en l’incarnant et

incarne le Destin tout en étant soutenu, lui et ses cavaliers, par

lui. Rappelons à cet égard que Moïra est une personnification

du Destin, initiant l’ennemi des athéniens aux « guerres

renverse-remparts », grâce auxquelles les perses ont acquis,

tout au long de l’Antiquité, une réputation de peuple invincible.

Toutefois, derrière cette atmosphère pleine de bruit et fureur

apparaît de temps à autre une angoisse, une tristesse, un

mauvais pressentiment et maints autres sentiments humains,

trop humains qui se situent à l’exact contraire de tous les élans

épiques qui structurent les deux chants.

Quoique le vacarme des guerriers, la description des

troupes et sa glorification confirment le caractère imbattable

de l’armée persane, une certaine attitude sceptique et

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angoissée, adoptée par les femmes nuance subtilement le

tableau. La guerre n’est pas seulement un champ de bataille,

mais aussi un océan de peurs. Ainsi le cœur dont le cœur est

« voilé d’une tunique noir » se déchire-t-il de crainte. Il crie

même sa frayeur : « Oo, l’expédition des Perses ! ». A vrai dire,

Eschyle met en parallèle deux univers : l’un concerne les

guerriers vaillants, absents de la scène uniquement loués par

le performatif du verbe et l’autre ceux qui restent dans la ville,

présents sur scène, déchirés d’angoisse et de chagrin.

Aux mouvements impétueux que soulignent les verbes

d’actions associés à cette armée « dévastatrice » qui «rejoint

la terre voisine, sur l’autre rive, en franchissant par un pont

encordé de lin le détroit d’Hellé […] lançant par-dessus ce

chemin bien chevillé, tel un joug que l’on jette au collier de la

mer », s’oppose l’inquiétude des enfants et des épouses qui

« comptent les jours » et « tremblent du temps qui passe. » Et

comme dans la vision, le temps n’est que le corps en

mouvement, l’absence d’action, au moment présent, crée un

vide, synonyme d’angoisse et de mauvais pressentiment. Par

ailleurs, Suse « dépeuplée » contraste avec le troupeau pressé

« sur terre » et « sur mer ». Seule l’inquiétude est partagée

entre le prologue et le parodos. Elle suit toujours la

glorification comme la défaite suivra le déferlement de l’armée

persane.

Une atmosphère de deuil est mise en parallèle avec

l’exaltation. Le « lin lacéré » ancre le chant dans un univers

asiatique, puisque le déchirement des vêtements s’avère un

geste rituel propre aux orientaux. Les cris d’une victoire

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annoncée sont relativisés par les sanglots. La confiance des

guerriers est contrebalancée par le regret des femmes et le

vacarme des champs de bataille par solitude à des épouses :

« Et les lits son tout pleins de larmes

qui coulent du regret des hommes ; »

C’est cette atmosphère de désolation et d’affliction à Suse

qui s’installe et qui ne la quittera pas. A vrai dire, l’enjeu

véritable de la pièce n’est pas de mettre en scène une guerre à

laquelle Athènes a assistée mais plutôt de présenter le

spectacle d’une Perse déserte et vide et qui demeurera ainsi, le

temps de la représentation. Par conséquent, même si le

vacarme et le silence s’opposent, ils servent une même et

unique finalité : Jouir de la victoire à Salamine. Car, plus

Eschyle grandit la force de l’armée perse, et plus Athènes

paraîtra grande pour s’y être opposée. De même, plus Suse

souffre de l’absence de ses guerriers, plus les grecs

s’esclafferont devant la scène de la débâcle de leurs rivaux.

C’est à un conflit entre deux civilisations que nous

assistons et l’évocation de la grandeur de l’une ne sert qu’à

mettre en relief du triomphe de l’autre. Encore faut-t-il

admettre que les larmes des perses assurent une dimension

cathartique. Le public, effrayé par cette atmosphère, savoure

sa paix, œuvre pour la conserver et bénie sa cité autant que

ses divinités. En mimant intérieurement les émotions, il s’en

horrifie et en se représentant ce qui se passe sur les champs

de bataille et la terreur qui y règne, il comprend l’importance

de la sécurité d’Athènes, mais surtout le privilège d’être grec

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et libre dans une cité démocratique, loin des rois d’orient et de

leur despotisme.

En associant l’historique et l’épique et en faisant de

l’ancrage géographique un point d’appui, sinon de

dépassement de l’anecdotique vers le mythique, Eschyle

transcende la grandeur des grecs en peignant celle de leur

ennemi. Il se sert d’hyperboles, d’énumérations et de

symboles, nourris de l’univers homérique afin de nous

présenter une armée apriori invincible que seule Athènes saura

vaincre, renversant ainsi la perspective et transformant

l’Empire des Perses en vallée de larmes. Aussi le prologue et le

parodos contiennent-t-ils le germe de ce qui va se déployer et

servent de piliers sur lesquels repose l’ensemble de la

tragédie. Un effet d’annonce structure les chants et

l’oscillation entre les élans épiques et les douleurs tragiques

accentueront le basculement qu’opérera le dramaturge du

victorieux au lamentable afin d’aboutir au but de la tragédie

antique : la Catharsis.

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i Les origines mythiques du peuple perse remontent à Persès, fils de Persé, lequel descend de l’union de Zeus et de Danaé. D’après certains sources, notamment celle de Pline l’Ancien, Persès serait l’inventeur de l’arc. Voilà pourquoi il représente et l’arme emblématique du peuple et le symbole de ses racines sacrées.