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Essai sur la théologie mystique de l'Eglise d'Orient_TheologieDogmatique/Theologie_Redemption... · Lossky est un prophète en matière d’œcuménisme, peut-être sans le savoir,

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  • VLADIMIR LOSSKY

    Essaisur la thologie mystique

    de Lglise dOrient

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  • Prface

    Soixante ans aprs sa premire parution, lEssai sur la thologie mystique de lglisedOrient de Vladimir Lossky (1903-1958) jouit toujours dun rayonnement exceptionnel. Cetexpos de lessentiel de la foi orthodoxe est devenu un manuel et, pour beaucoup de ceux quisintressent la tradition orientale de lglise, un vritable livre de chevet.

    En 1922, Nicolas Lossky, clbre philosophe luniversit de Saint-Ptersbourg, estexpuls de Russie. Il embarque avec toute sa famille bord du fameux navire philosophique .Vladimir, son fils, est alors g de dix-neuf ans. Les Lossky sinstallent Prague, o ils resterontjusquen 1944. Ds ses tudes Saint-Ptersbourg, Vladimir Lossky avait t initi la thologiepatristique et la pense du Moyen ge franais. En 1924, il obtient une bourse et se rend Parispour achever ses tudes la Sorbonne. Il devient disciple et ami des grands mdivistesFerdinand Lot et tienne Gilson. Ses tudes sont couronnes par une thse sur le mystique rhnanMatre Eckhart, qui demeurera lobjet principal de sa recherche1. Vladimir Lossky tait doncbien un Russe exil, et toute sa vie il est rest trs russe, tout en disant quil avait toujours t unoccidentaliste convaincu et que, pour lui, tre Russe signifiait avoir un sens cosmopolite dumariage des cultures et se sentir chez soi partout dans le monde2.

    La tension entre le Russe exil et l occidentaliste convaincu permet de mieuxcomprendre le thologien Lossky. Tout son enseignement en dogmatique et en histoire de lglise at dispens en franais. Toute son uvre thologique a t crite en franais la demande de sesamis catholiques, anglicans ou protestants pour prsenter la thologie orthodoxe. Cest dans cecontexte de dialogue cumnique que natra, en 1944, lEssai sur la thologie mystique delglise dOrient. Il a pour origine une srie de confrences sur la thologie orientale donnes Paris quelques mois auparavant. Le livre est donc rdig directement en franais par un auteurorthodoxe baign dans la tradition occidentale. Il est adress aux intellectuels occidentaux pourleur exposer lessentiel de ce quenseigne lglise orthodoxe. Cest la premire prsentation delorthodoxie de ce genre.

    Le but de louvrage explique la dmarche de Lossky. Parlant dlibrment comme croyant,Vladimir Lossky y rvle ce qui est le plus profond et le plus prcieux de la foi. Indpendammentde tout comparatisme confessionnel, il tente dexposer la cohrence de sa propre tradition, sans lafiger mais en laissant la souveraine libert de lEsprit saint le loisir de la modeler. Il ne se situepas dabord par rapport aux autres et la tradition occidentale, mais par rapport lui-mme et sa propre tradition orientale. Cela ne lempchera pas dadresser quelques critiques auxcatholiques.

    Il y a chez Lossky une exprience ecclsiale fondamentale, celle de lglise rassemblepour la clbration eucharistique, moment de plnitude de lEsprit saint. Point de place ici pour unclatement de la vie ecclsiale en spiritualit, thologie, liturgie, mystique, pastorale ou droitcanon. Toute thologie est mystique ds lors quelle manifeste le mystre divin et les donnes de laRvlation, ds lors quelle senracine dans lexprience ecclsiale et le dogme de lglise. Cestpourquoi, au lieu de tenter de rendre compatible le mystre avec notre entendement, elle doit, aucontraire, provoquer une transformation intrieure de notre esprit, afin de nous ouvrir lexprience mystique. La thologie na pas pour objet une connaissance abstraite sur Dieu, maisla prparation de lhomme lunion avec Dieu. Dire en vrit soi-mme qui lon est, ce que lon

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  • croit, et exposer sa foi : voil les principes de la thologie et de la vie de Vladimir Lossky, etpeut-tre de tout croyant. Nest-ce pas aussi la base de lcumnisme ?

    Certains ont prtendu que Vladimir Lossky tait trop critique lgard de la traditionoccidentale de lglise catholique romaine. Le contexte historique et thologique de lpoquepermet de nuancer ces positions. La thologie orthodoxe est alors peu ou mal connue enOccident3. La thologie catholique elle-mme est domine par la scolastique o les lmentsthologiques chers lorthodoxie trouvent peu dchos. Lcumnisme en rgime catholique esttimide. Les ouvertures du concile Vatican II taient encore inimaginables. Il nest donc pastonnant que plusieurs positions occidentales spculatives, rationalisantes et essentialistes aient puheurter Lossky, si attach lhritage mystique et personnaliste des Pres grecs et au souffle delEsprit saint. Chez lui, les divergences entre lOrient et lOccident se cristallisent surtout autourde la pneumatologie, et plus particulirement autour du filioque.

    Le thologien, qui soutenait parfois des positions aux allures impitoyables, ne doute jamaisdune possible rencontre de lOrient et de lOccident et la souhaite avec ferveur. Tout au long desa vie, il fut proccup par le drame de lglise indivise dchire. Il na pas t moins dur lgard de sa propre tradition, lorsquil la voyait sloigner de la Tradition authentique. Il na past plus indulgent envers ceux qui, sous prtexte de diffrenciation par rapport lOccident, eninventaient de nouvelles interprtations4.

    On ne peut pas nier linfluence de Lossky, directe ou indirecte, dans le renouveau de lathologie catholique. Le retour aux Pres et la thologie patristique prend son envol5. Laprsence orthodoxe russe, dans ce contexte, constitue peut-tre un des facteurs du succs des Sources chrtiennes , contrairement la collection similaire de Hemmer et Lejay dite dansles premires dcennies du XXe sicle. Lintrt pour lecclsiologie grandit6. Lossky apporte ces dbats ecclsiologiques un fondement pneumatologique. Il nest pas anodin que son ami YvesCongar, grand ecclsiologue et cumniste, ait crit plus tard un trait magistral sur lEspritsaint7. Quant Vatican II, plusieurs de ses dcrets auraient rjoui Vladimir Lossky. Plus encore,Lossky est un prophte en matire dcumnisme, peut-tre sans le savoir, car son travail dethologien ne consiste pas ngocier point par point avec des thologiens occidentaux, mais commenter lun de leurs plus grands mystiques, Matre Eckhart.

    La notion de double conomie, celle du Fils et celle de lEsprit, constitue peut-tre un autrepoint souvent mal compris. Contre le christocentrisme dominant dans la thologie occidentale,Lossky ne veut pas minimiser le rle et laction de lEsprit saint dans luvre du salut. Certainsont vu, dans les propos de Lossky, deux conomies. Or, cette perspective nest pas acceptable, caril ny a quune seule conomie divine. Double conomie cependant ne veut pas dire deuxconomies. Les deux chapitres spars, intituls respectivement conomie du Fils et conomie du Saint-Esprit , ne signifient point quil y aurait deux conomies. Le Fils et leSaint-Esprit accomplissent sur terre la mme uvre : ils crent lglise dans laquelle se feralunion avec Dieu8. Laction du Fils et de lEsprit saint est donc placer dans luvresotriologique et eschatologique de la Trinit. Cette double dimension christologique etpneumatologique traverse tous les domaines thologiques abords par Lossky. Il insiste sur lecaractre la fois distinct et insparable du Christ et de lEsprit saint. La complmentaire actiondu Christ et de lEsprit permet de parler de la christologie pneumatologique et de lapneumatologie christologique.

    Malgr ces quelques critiques qui ont t adresses Lossky, louvrage garde une valeurdurable. Ces rapides claircissements npuisent pas la matire de ce grand livre. Ils invitent, aucontraire, le revisiter, le mditer. Vladimir Lossky, lac, thologien de la personne et du Saint-

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  • Esprit, se range dans la ligne dun Nicolas Cabasilas et de bien dautres grands thologiensorthodoxes. Il demeure un interlocuteur passionnant et actuel.

    La prsente dition reprend lidentique le texte de 1944 et 1990. Compte tenu du caractreclassique de louvrage, trs souvent cit, nous navons pas voulu changer la pagination. Ellecorrespond donc exactement aux ditions prcdentes. En raison de la quantit ingale de signespar page, les pieds de page ne sajustent pas toujours.

    Les coquilles grammaticales ont toutefois t corriges. Nous avons harmonis galementles rfrences bibliques en adoptant les abrviations de la TOB. Le texte biblique lui-mme, citen franais ou en latin, reste celui de Lossky. Les abrviations des noms propres, aussi bien dansle corps du texte que dans les notes de bas de page, ont t remplaces par les noms complets.

    Depuis la premire parution de louvrage en 1944, plusieurs uvres patristiques ontbnfici dune dition critique et/ou dune traduction en franais. Pour faciliter le recours auxnombreux textes des Pres auxquels Lossky fait rfrence, il nous a sembl bon dajouter la finde louvrage une bibliographie actualise, labore partir des renvois donns par lauteur dansle texte, et un index des noms propres.

    Saulius RUMAS, o.p.

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  • CHAPITRE I

    Introduction

    Thologie et mystiquedans la tradition de lglise dOrient

    Nous nous proposons dtudier ici quelques aspects de la spiritualit orientale en rapportavec les thmes fondamentaux de la tradition dogmatique orthodoxe. Le terme de thologiemystique ne dsigne donc ici rien dautre quune spiritualit exprimant une attitude doctrinale.

    En un certain sens, toute thologie est mystique, en tant quelle manifeste le mystre divin,les donnes de la rvlation. Dautre part, on oppose souvent la mystique la thologie, comme undomaine inaccessible la connaissance, comme le mystre inexprimable, un fond cach qui peuttre vcu plutt que connu, se livrant une exprience spcifique qui dpasse nos facultsdentendement, plutt qu une apprhension quelconque de nos sens ou de notre intelligence. Silon adoptait sans rserve cette dernire conception, en opposant rsolument la mystique lathologie, on aboutirait finalement la thse de Bergson qui distingue dans Les Deux Sources dela morale et de la religion la religion statique des glises, religion sociale et conservatrice, etla religion dynamique des mystiques, religion personnelle et rnovatrice. Dans quelle mesureBergson avait-il raison en affirmant cette opposition ? La question est malaise rsoudre,dautant plus que, pour Bergson, les deux termes quil oppose dans le domaine religieux se fondentsur les deux ples de sa vision philosophique de lunivers, la nature et llan vital. Mais,indpendamment, de lattitude bergsonienne, on exprime souvent lopinion qui veut voir dans lamystique un domaine rserv quelques-uns, une exception la rgle commune, un privilgeaccord quelques mes jouissant de lexprience de la vrit, tandis que les autres doivent secontenter dune soumission plus ou moins aveugle au dogme simposant extrieurement, commeune autorit coercitive. En accentuant cette opposition, on va parfois trop loin, surtout si lon forcequelque peu la ralit historique ; on arrive ainsi mettre en conflit les mystiques et lesthologiens, les spirituels et les prlats, les saints et lglise. Il suffit de rappeler maints passagesde Harnack, La Vie de saint Franois de Paul Sabatier et dautres ouvrages, dus le plus souvent des historiens protestants.

    La tradition orientale na jamais distingu nettement entre mystique et thologie, entrelexprience personnelle des mystres divins et le dogme affirm par lglise. Les paroles dites ily a un sicle par un grand thologien orthodoxe, le mtropolite Philarte de Moscou, exprimentparfaitement cette attitude : Aucun des mystres de la sagesse de Dieu la plus secrte ne doitnous paratre tranger ou totalement transcendant, mais en toute humilit nous devons adapter notreesprit la contemplation des choses divines9. Autrement dit, le dogme exprimant une vrit

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  • rvle, qui nous apparat comme un mystre insondable, doit tre vcu par nous dans unprocessus au cours duquel, au lieu dassimiler le mystre notre mode dentendement, il faudra,au contraire, que nous veillions un changement profond, une transformation intrieure de notreesprit, pour nous rendre aptes lexprience mystique. Loin de sopposer, la thologie et lamystique se soutiennent et se compltent mutuellement. Lune est impossible sans lautre : silexprience mystique est une mise en valeur personnelle du contenu de la foi commune, lathologie est une expression, pour lutilit de tous, de ce qui peut tre expriment par chacun. Endehors de la vrit garde par lensemble de lglise, lexprience personnelle serait prive detoute certitude, de toute objectivit ; ce serait un mlange du vrai et du faux, de la ralit et delillusion, le mysticisme dans le sens pjoratif de ce mot. Dautre part, lenseignement delglise naurait aucune emprise sur les mes, sil nexprimait en quelque sorte une exprienceintime de la vrit donne, dans une mesure diffrente, chacun des fidles. Il ny a donc pas demystique chrtienne sans thologie, mais surtout, il ny a pas de thologie sans mystique. Ce nestpas par hasard que la tradition de lglise dOrient a spcialement rserv le nom de thologien trois crivains sacrs, dont le premier est saint Jean, le plus mystique desquatre vanglistes, le second saint Grgoire de Nazianze, auteur de pomes contemplatifs, letroisime saint Symon, dit le Nouveau Thologien , chantre de lunion avec Dieu. La mystiqueest donc considre ici comme la perfection, le sommet de toute thologie, comme une thologiepar excellence.

    Contrairement la gnose10, o la connaissance en elle-mme constitue le but du gnostique,la thologie chrtienne est toujours, en dernier lieu, un moyen, un ensemble de connaissancesdevant servir une fin qui dpasse toute connaissance. Cette fin dernire est lunion avec Dieu oudification, la des Pres grecs. On aboutit ainsi une conclusion qui peut paratre assezparadoxale : la thorie chrtienne aurait un sens minemment pratique et cela dautant plus quelleest plus mystique, quelle vise plus directement au but suprme de lunion avec Dieu. Tout ledveloppement des luttes dogmatiques soutenues par lglise au cours des sicles, si onlenvisage du point de vue purement spirituel, nous apparat domin par la proccupationconstante qua eue lglise de sauvegarder chaque moment de son histoire la possibilit pour leschrtiens datteindre la plnitude de lunion mystique. En effet, lglise lutte contre les gnostiquespour dfendre lide mme de la dification comme fin universelle : Dieu se fit homme pour queles hommes puissent devenir dieux . Elle affirme contre les ariens le dogme de la Trinitconsubstantielle, parce que cest le Verbe, le Logos qui nous ouvre la voie vers lunion avec ladivinit, et, si le Verbe incarn na pas la mme substance avec le Pre, sil nest pas le vrai Dieu,notre dification est impossible. Lglise condamne le nestorianisme, pour abattre la cloison parlaquelle, dans le Christ mme, on a voulu sparer lhomme davec Dieu. Elle slve contrelapollinarisme et le monophysitisme, pour montrer que la plnitude de la vraie nature humaineayant t assume par le Verbe, notre nature entire doit entrer en union avec Dieu. Elle combat lesmonothlites, parce quen dehors de lunion des deux volonts, divine et humaine, on ne sauraitatteindre la dification : Dieu a cr lhomme par sa volont seule, mais Il ne peut le sauversans le concours de la volont humaine. Lglise triomphe dans la lutte pour les images, enaffirmant la possibilit dexprimer les ralits divines dans la matire, symbole et gage de notresanctification. Dans les questions qui se posent successivement, sur le Saint-Esprit, sur la grce,sur lglise elle-mme, question dogmatique de lpoque o nous vivons, la proccupationcentrale, lenjeu de la lutte est toujours la possibilit, le mode ou les moyens de lunion avec Dieu.Toute lhistoire du dogme chrtien se dveloppe autour du mme noyau mystique, dfendu par desarmes diffrentes contre des adversaires multiples au cours des poques successives.

    Les doctrines thologiques labores au cours de ces luttes peuvent tre traites dans leur

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  • rapport le plus direct avec le but vital quelles devaient aider atteindre lUnion avec Dieu.Elles se prsenteront alors comme des bases de la spiritualit chrtienne. Cest ce que nousentendons lorsque nous voulons parler de thologie mystique . Ce nest pas la mystiqueproprement dite : expriences personnelles des diffrents matres de vie spirituelle. Dailleurs,ces expriences nous restent le plus souvent inaccessibles, mme lorsquelles trouvent uneexpression verbale. Que peut-on dire, en effet, sur lexprience mystique de saint Paul : Jeconnais un homme en Christ, qui fut, il y a quatorze ans, ravi jusquau troisime ciel (si ce fut dansson corps, je ne sais, si ce fut hors de son corps, je ne sais, Dieu le sait). Et je sais que cet homme(si ce fut dans son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait) fut enlev dans le paradis etquil entendit des paroles ineffables quil nest pas permis un homme dexprimer (2 Co 12, 2-4). Pour se risquer dmettre un jugement quelconque au sujet de la nature de cette exprience, ilfaudrait en connatre plus long que Saint Paul qui avoue son ignorance je ne sais, Dieu lesait . Nous laissons de ct dlibrment toute question de psychologie mystique. Ce ne sont pas,non plus, les doctrines thologiques comme telles que nous avons lintention dexposer ici, maisseulement les lments de thologie indispensables pour comprendre une spiritualit, dogmesconstituant la base dune mystique. Voici la premire dfinition et limitation de notre sujet, qui estla thologie mystique de lglise dOrient.

    La deuxime dtermination de notre sujet le circonscrit, pour ainsi dire, dans lespace :cest lOrient chrtien ou, plus prcisment, cest lglise orthodoxe dOrient qui sera le champde nos tudes sur la thologie mystique. Il faut reconnatre que cette limitation est quelque peuartificielle. En effet, la rupture entre lOrient et lOccident chrtiens ne datant que du milieu du XIesicle, tout ce qui est antrieur cette date constitue un trsor commun insparable des deuxparties dsunies. Lglise orthodoxe ne serait pas ce quelle est, si elle navait pas saint Cyprien,saint Augustin, saint Grgoire le Grand, comme lglise catholique romaine ne pourrait non plusse passer de saint Athanase, de saint Basile, de saint Cyrille dAlexandrie. Donc, quand on veutparler de thologie mystique de lOrient ou de lOccident, on se place dans le sillon dune desdeux traditions qui demeurent jusqu un certain moment deux traditions locales de lglise une,tmoignant dune seule vrit chrtienne, mais qui se sparent ensuite et donnent lieu deuxattitudes dogmatiques diffrentes, inconciliables sur plusieurs points. Peut-on juger des deuxtraditions en se posant sur un terrain neutre, galement tranger lune comme lautre ? Ce seraitjuger du christianisme en non-chrtien, cest--dire refuser davance de comprendre quoique cesoit lobjet que lon se propose dtudier. Car lobjectivit ne consiste nullement se placer endehors de lobjet, mais au contraire considrer lobjet en lui-mme et par lui-mme. Il y a desdomaines o ce quon appelle communment objectivit nest quindiffrence, et oindiffrence signifie incomprhension. Dans ltat actuel dopposition dogmatique entre lOrient etlOccident, il faut donc, si lon veut tudier la thologie mystique de lglise dOrient, choisirentre deux attitudes possibles : se placer sur le terrain dogmatique occidental et examiner latradition orientale travers celle dOccident, cest--dire, en la critiquant, ou bien prsenter cettetradition sous le jour dogmatique de lglise dOrient. Cette dernire attitude est pour nous laseule possible.

    On nous objectera, peut-tre, que la dissension dogmatique entre lOrient et lOccident nefut quaccidentelle, quelle na pas jou un rle dcisif, quil sagissait plutt de deux mondeshistoriques diffrents qui devaient, tt ou tard, se sparer pour suivre chacun son propre chemin ;que la dispute dogmatique ne fut quun prtexte pour rompre dfinitivement lunit ecclsiastique,qui, de fait, nexistait plus depuis longtemps. De telles affirmations, qui se font entendre trssouvent en Orient comme en Occident, sont dues une mentalit purement laque, lhabitude

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  • gnrale de traiter lhistoire de lglise selon les mthodes qui font abstraction de la naturereligieuse de lglise. Pour un historien de lglise le facteur religieux disparat, se trouvantremplac par dautres, tels que le jeu des intrts politiques ou sociaux, le rle des conditionsethniques ou culturelles, considres comme forces dterminantes dans la vie de lglise. On secroit plus malin, plus la page, en invoquant ces facteurs comme les vraies raisons dirigeantes delhistoire ecclsiastique. Tout en reconnaissant limportance de ces conditions, un historienchrtien ne peut gure se rsigner les envisager autrement quextrieures ltre mme delglise ; il ne peut renoncer voir dans lglise un corps autonome, soumis une autre loi quecelle du dterminisme de ce monde. Si lon considre la question dogmatique sur la procession duSaint Esprit, qui divisa lOrient et lOccident, on ne peut la traiter comme un phnomne fortuitdans lhistoire de lglise, envisage comme telle. Du point de vue religieux, cest la seule raisonqui compte dans lenchanement des faits qui aboutirent la sparation. Bien que conditionne,peut-tre, par plusieurs facteurs, cette dtermination dogmatique fut, pour les uns comme pour lesautres, un engagement spirituel, une prise de parti consciente en matire de foi.

    Si lon est souvent port diminuer limportance du fait dogmatique qui dtermina tout ledveloppement ultrieur des deux traditions, cela est d une certaine insensibilit vis--vis dudogme, considr comme quelque chose dextrieur et dabstrait. Cest la spiritualit qui compte,dit-on ; la diffrence dogmatique ne change rien. Pourtant, spiritualit et dogme, mystique etthologie, sont insparablement lis dans la vie de lglise. En ce qui concerne lglise dOrient,comme nous lavons dit, elle ne fait pas de distinction bien nette entre la thologie et la mystique,entre le domaine de la foi commune et celui de lexprience personnelle. Donc, si nous voulonsparler de la thologie mystique de la tradition orientale, nous ne pourrons traiter ce sujet autrementque dans les cadres dogmatiques de lglise orthodoxe.

    Avant daborder notre sujet, il est ncessaire que nous disions quelques mots sur lgliseorthodoxe, peu connue jusquaujourdhui en Occident. Le livre du P. Congar, Chrtiens dsunis,trs remarquable plusieurs gards, dans les pages consacres lOrthodoxie, malgr tous lessoucis dobjectivit, nen reste pas moins tributaire de certaines opinions prconues au sujet delglise orthodoxe. L o lOccident dit-il sur la base la fois dveloppe et rtrcie delidologie augustinienne, revendiquera pour lglise lautonomie dune vie et dune organisationpropres et fixera en ce sens les lignes matresses dune ecclsiologie trs positive, lOrientadmettra pratiquement et mme parfois thoriquement, pour la ralit sociale et humaine delglise, un principe dunit politique, non religieux, partiel, non vraiment universel11. Pour le P.Congar, comme pour la plupart des auteurs catholiques ou protestants qui se sont exprims cesujet, lOrthodoxie se prsente sous laspect dune fdration dglises nationales, ayant pour baseun principe politique lglise dun tat. Il faut ignorer les fondements canoniques aussi bien quelhistoire de lglise dOrient, pour se risquer des gnralisations pareilles. Lopinion qui veutfonder lunit dune glise locale sur un principe politique, ethnique ou culturel est rpute parlglise orthodoxe comme hrsie spcialement dsigne par le nom de philtisme12. Cest leterritoire ecclsiastique, la terre consacre par la tradition plus ou moins ancienne duchristianisme qui constitue la base dune province mtropolitaine, administre par un archevqueou mtropolite, avec des vques pour chaque diocse se rassemblant de temps en temps ensynode. Si les provinces mtropolitaines se runissent en groupes et forment des glises localessous la juridiction dun vque portant souvent le titre de patriarche, cest encore la communautde tradition locale et de destine historique, ainsi que la commodit pour convoquer un concile deplusieurs provinces, qui prsident la formation de ces grands cercles juridictionnels, dont leterritoire ne correspond pas ncessairement aux limites politiques dun tat13. Le patriarche de

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  • Constantinople jouit dune certaine primaut dhonneur, se rendant parfois arbitre dans lesdiffrends, sans exercer une juridiction sur lensemble de lglise cumnique. Les gliseslocales dOrient avaient plus ou moins la mme attitude vis--vis du patriarcat apostolique deRome, premier sige de lglise avant la sparation, symbole de son unit. Lorthodoxie neconnat pas de chef visible de lglise. Lunit de lglise sexprime par la communion des chefsdes glises locales entre eux, par laccord de toutes les glises au sujet dun concile local, quiacquiert par cela mme une valeur universelle ; enfin, dans les cas exceptionnels, elle peut semanifester par un concile-gnral14. La catholicit de lglise, loin dtre le privilge dun sigeou centre dtermin, se ralise plutt dans la richesse et multiplicit des traditions locales quitmoignent unanimement dune seule Vrit de ce qui est gard toujours, en tout lieu et par tous.Lglise tant catholique dans toutes ses parties, chacun de ses membres non seulement le clerg,mais aussi chaque laque est appel confesser et dfendre la vrit de la tradition, ensopposant mme aux vques, sils tombent dans lhrsie. Un chrtien ayant reu le don delEsprit Saint dans le sacrement du saint chrme ne peut tre inconscient dans sa foi ; il esttoujours responsable pour lglise. De l le caractre agit et parfois troubl de la vieecclsiastique Byzance, en Russie, en dautres pays du monde orthodoxe. Mais cest la ranondune vitalit religieuse, dune intensit de vie spirituelle qui pntre le peuple des croyants, unipar la conscience de former un seul corps avec la hirarchie de lglise. De l aussi cette forceinvincible qui permit lOrthodoxie de traverser toutes les preuves, tous les cataclysmes etbouleversements, en sadaptant toujours la nouvelle ralit historique, en se montrant plus forteque les conditions extrieures. Les perscutions contre la foi en Russie, dont la furie mthodiquena pas su dtruire lglise, sont le meilleur tmoignage de cette force qui nest pas de ce monde.

    Lglise orthodoxe, tout en tant appele communment lglise dOrient, ne se considrepas moins comme lglise cumnique. Et ceci est vrai dans ce sens quelle nest point limitepar un type de culture dtermine, par lhritage dune civilisation, hellnistique ou autre, par desformes culturelles strictement orientales. Dailleurs, oriental veut dire trop de choses lafois : lOrient est moins homogne du point de vue culturel que ne lest lOccident. Quy a-t-il decommun entre lhellnisme et la culture russe, malgr les origines byzantines du christianisme enRussie ? LOrthodoxie a t le levain de trop de cultures diffrentes, pour tre considre commeune forme culturelle du christianisme oriental : ces formes sont diverses, la foi est une. Auxcultures nationales elle na jamais oppos une culture qui serait rpute comme spcifiquementorthodoxe. Cest, pourquoi luvre de la mission a pu se dvelopper si prodigieusement : lachristianisation de la Russie aux Xe et XIe sicles et, plus tard, la prdication de lvangile travers toute lAsie. Vers la fin du XVIIIe sicle la mission orthodoxe atteint les les Aloutienneset lAlaska, passe ensuite en Amrique du Nord, crant de nouveaux diocses de lglise russe endehors de la Russie, se propageant en Chine et au Japon. Les varits anthropologiques etculturelles, de la Grce jusquaux extrmits de lAsie, de lgypte jusqu lOcan Glacial nedtruisent pas le caractre homogne de cette famille de spiritualit, trs diffrente de celle delOccident chrtien.

    La vie spirituelle dans lOrthodoxie connat une grande richesse de formes, dont lemonachisme demeure la plus classique. Toutefois, contrairement au monachisme occidental, celuidOrient ne comprend pas une multiplicit dordres diffrents. Cela sexplique par la conceptionmme de la vie monastique, dont le but ne peut tre que lunion avec Dieu dans le renoncementtotal la vie de ce sicle. Si le clerg sculier (prtres et diacres maris) ou les confrries delacs peuvent soccuper duvres sociales ou se vouer dautres activits extrieures, il en estautrement des moines. Ils prennent lhabit avant tout pour vaquer loraison, luvre intrieure,

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  • dans un clotre ou dans un ermitage. Entre un monastre de vue commune et la solitude dunanachorte qui continue les traditions des Pres du dsert, il y a plusieurs types intermdiairesdinstitutions monastiques. On pourrait dire en gnral que le monachisme oriental estexclusivement contemplatif, si la distinction entre les deux voies, contemplative et active, avait lemme sens en Orient quen Occident. En ralit, les deux voies sont insparables pour lesspirituels orientaux : lune ne peut sexercer sans lautre puisque la matrise asctique, lcole deloraison intrieure, reoivent le nom dactivit spirituelle. Si les moines exercent parfois destravaux physiques, cest surtout dans un but asctique, pour arriver mieux rompre la naturerebelle ; aussi pour viter loisivet, ennemie de la vie spirituelle. Pour atteindre lunion avecDieu, dans la mesure o elle est ralisable ici-bas, il faut un effort continuel ou, plus prcisment,une veille incessante ce que lintgrit de lhomme intrieur, lunion du cur et de lesprit (pour employer lexpression de lasctique orthodoxe) rsiste tous les assauts de lennemi, tous les mouvements irraisonns de la nature dchue. La nature humaine doit changer, elle doit tretransfigure de plus en plus par la grce sur la voie de la sanctification qui a une porte nonseulement spirituelle, mais aussi corporelle et, par l, cosmique. Luvre spirituelle dun cnobiteou dun anachorte vivant retir du monde, mme si elle reste inaperue de tous, garde toute savaleur pour lunivers entier. Cest pourquoi les institutions monastiques ont toujours joui dunegrande vnration dans tous les pays du monde orthodoxe.

    Le rle des grands foyers de spiritualit fut trs considrable, non seulement dans la vieecclsiastique, mais aussi dans le domaine culturel et politique. Les monastres du Mont-Sina, deStoudion, prs de Constantinople, la rpublique monastique du Mont-Athos, runissant lesreligieux de toutes les nations (y compris des moines latins avant la sparation), dautres grandscentres en dehors de lEmpire, comme le monastre de Tirnovo en Bulgarie et les grandes abbayes(lavra) de Russie, Petcheri Kiev, Sainte-Trinit prs de Moscou ont t des citadelles delOrthodoxie, des coles de vie spirituelle dont linfluence religieuse et morale fut de tout premierordre dans la formation chrtienne des peuples nouveaux15. Mais si lidal du monachisme avaitune si grande emprise sur les mes, ce ntait pas cependant la seule forme de vie spirituelle quelglise proposait aux fidles. La voie de lunion avec Dieu peut tre suivie en dehors desclotres, dans toutes les conditions de la vie humaine. Les formes extrieures peuvent changer, lesmonastres peuvent disparatre, comme ils sont disparus aujourdhui en Russie, mais la viespirituelle continue avec la mme intensit, trouvant de nouveaux modes dexpression.

    Lhagiographie orientale, extrmement riche, montre ct des saints moines plusieursexemples de perfection spirituelle acquise dans le monde par de simples lacs, par des personnesmaries. Elle connat aussi des voies de sanctification tranges et insolites, comme celle des fous en Christ , commettant des actes extravagants pour cacher leurs dons spirituels aux yeux delentourage sous lapparence hideuse de la folie, ou plutt pour se librer des liens de ce mondedans leur expression la plus intime et la plus gnante pour lesprit, celle de notre moi social16.Lunion avec Dieu se manifeste parfois par les dons charismatiques, comme, par exemple, celui dela direction spirituelle exerce par les startzy ou anciens . Le plus souvent ce sont des moinesayant pass plusieurs annes de leur vie dans loraison, ferms tout contact avec le monde, qui,vers la fin de leur vie, ouvrent largement les portes de leur cellule tous. Ils possdent le don depntrer dans les profondeurs insondables des consciences, de rvler les pchs et difficultsintrieures qui nous restent le plus souvent inconnus, de redresser les mes accables, de dirigerles hommes non seulement dans leur voie spirituelle, mais aussi dans toutes les pripties de leurvie dans le sicle17.

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  • Lexprience individuelle des grands mystiques de lglise orthodoxe nous reste le plussouvent inconnue. Sauf quelques rares exceptions, la littrature spirituelle de lOrient chrtien nepossde gure de rcits autobiographiques touchant la vie intrieure, comme ceux de sainte Anglede Foligno, dHenri Suso ou comme LHistoire dune me de sainte Thrse de Lisieux. La voiede lunion mystique est presque toujours un secret de Dieu et de lme qui ne se livre pas audehors, si ce nest au confesseur ou quelques disciples. Ce qui est publi, ce sont les fruits delunion : la sagesse, la connaissance des mystres divins sexprimant en un enseignementthologique ou moral, en des conseils qui doivent difier les frres. Quant au ct intime etpersonnel de lexprience mystique, il demeure cach aux yeux de tous. Il faut reconnatre quelindividualisme mystique apparat dans la littrature occidentale assez tard, vers le XIIIe sicle.Saint Bernard ne parle directement de son exprience personnelle que trs rarement, une seule foisdans les Sermons sur le Cantique des cantiques, et encore avec une sorte de pudeur, lexemple de Saint Paul. Il a fallu quune certaine scission se produisit entre lexpriencepersonnelle et la foi commune, entre la vie individuelle et la vie de lglise, pour que laspiritualit et le dogme, la mystique et la thologie deviennent deux domaines distincts, pour queles mes, ne trouvant plus de nourriture suffisante dans les sommes thologiques, se mettent rechercher avec avidit les rcits des expriences mystiques individuelles, afin de se retremperdans une atmosphre de spiritualit. Lindividualisme mystique est rest tranger la spiritualitde lglise dOrient.

    Le P. Congar a raison lorsquil dit : Nous sommes devenus des hommes diffrents. Nousavons le mme Dieu, mais nous sommes devant Lui des hommes diffrents et ne pouvons convenirsur la nature du rapport de nous Lui18. Mais pour bien juger de cette diffrence spirituelle ilfaudrait lexaminer dans ses expressions les plus parfaites, dans les types diffrents des saints delOccident et de lOrient aprs la sparation. Nous pourrions alors nous rendre compte du lientroit qui existe toujours entre le dogme confess par lglise et les fruits spirituels quelleproduit, car lexprience intrieure dun chrtien se ralise dans le cercle trac par lenseignementde lglise, dans les cadres du dogme qui modle sa personne. Si dj une doctrine politiqueprofesse par les membres dun parti peut faonner les mentalits jusqu produire des typesdhommes se distinguant des autres par certaines marques morales et psychiques, plus forteraison le dogme religieux russit transformer lesprit mme de ceux qui le confessent : ce sontdes hommes diffrents des autres, de ceux qui ont t forms par une autre conception dogmatique.On ne comprendrait jamais une spiritualit, si lon ne tenait compte du dogme qui est sa base. Ilfaut accepter les choses telles quelles sont et ne pas chercher expliquer la diffrence entre lesspiritualits dOccident et dOrient par des causes dordre ethnique ou culturel, quand une causemajeure, une cause dogmatique est en jeu. Il ne faut pas se dire, non plus, que la question de laprocession du Saint Esprit ou de la nature de la grce nont pas une grande importance danslensemble de la doctrine chrtienne, qui reste plus ou moins identique chez les catholiquesromains et les orthodoxes. Dans les dogmes aussi fondamentaux, cest ce plus ou moins qui estimportant, car il prte un accent diffrent toute la doctrine, la prsente sous un autre jour, cest--dire donne lieu une autre spiritualit.

    Nous ne voulons pas faire de la thologie compare ni, encore moins, renouveler lespolmiques confessionnelles. Nous nous bornons ici constater le fait dune diffrencedogmatique entre lOrient et lOccident chrtiens, avant de passer en revue quelques lments dethologie qui sont la base de la spiritualit orientale. Ce sera nos lecteurs de juger dans quellemesure ces aspects thologiques de la mystique orthodoxe peuvent tre utiles pour lacomprhension dune spiritualit trangre la chrtient occidentale. Si, tout en restant fidles

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  • nos attitudes dogmatiques, nous pouvions arriver nous connatre mutuellement et surtout en cequi nous rend diffrents , ce serait certainement une voie vers lunion plus sre que celle quipasserait ct des diffrences. Car, pour citer la parole de Karl Barth, lunion des glises nese fait pas, mais on la dcouvre19 .

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  • CHAPITRE II

    Les tnbres divines

    Le problme de la connaissance de Dieu fut pos dune manire radicale dans un petit trait,dont le titre mme est significatif : De la thologie mystique. Cet critremarquable, dont limportance pour tout le dveloppement de la pense chrtienne ne saurait treexagre, est d lauteur inconnu des uvres dites aropagitiques , personnage dans lequellopinion commune a voulu voir pendant trs longtemps un disciple de Saint Paul, DenyslAropagite. Mais les dfenseurs de cette attribution ont d tenir compte dun fait troublant : unsilence absolu rgne sur les uvres aropagitiques pendant prs de cinq sicles ; elles ne sontcites ou mentionnes par aucun crivain ecclsiastique avant le dbut du VIe sicle et ce sont deshtrodoxes les monophysites qui pour la premire fois les font connatre, tout en cherchant sappuyer sur leur autorit. Saint Maxime le Confesseur, au cours du sicle suivant, enlve cettearme des mains des hrtiques, en montrant dans ses commentaires ou scholies le sensorthodoxe des crits dionysiens20. partir de ce moment, les Aropagitiques jouiront duneautorit inconteste dans la tradition thologique dOrient, aussi bien que dans celle dOccident.

    Les critiques modernes, loin de saccorder sur la vraie personne du pseudo-Denys et surla date de la composition de ses uvres, se perdent dans les hypothses les plus diverses21. Leflottement des recherches critiques entre le IIIe et le VIe sicle montre quel point on est peu fixjusqu prsent sur la question des origines de cette uvre mystrieuse. Mais quels que soient lesrsultats de ces recherches, ils ne pourront diminuer en rien la valeur thologique desAropagitiques. De ce point de vue peu importe qui en fut lauteur : le principal est le jugement delglise sur le contenu de luvre et lusage quelle en fait. Saint Paul ne dit-il pas, tout en citantun psaume de David : Quelquun a rendu ce tmoignage quelque part (He 2, 6) montrantainsi quel point la question dattribution est secondaire, lorsquil sagit dun texte inspir parlEsprit Saint. Ce qui est vrai pour la Sainte criture, lest aussi pour la tradition thologique delglise.

    Denys distingue deux voies thologiques possibles : lune procde par affirmations(thologie cataphatique ou positive), lautre procde par ngations (thologie apophatique oungative). La premire nous conduit une certaine connaissance de Dieu cest une voieimparfaite ; la deuxime nous fait aboutir lignorance totale cest la voie parfaite, la seule quiconvienne lgard de Dieu, inconnaissable par nature. En effet, toutes les connaissances ont pourobjet ce qui est ; or, Dieu est au del de tout ce qui existe. Pour sapprocher de Lui, il faudrait niertout ce qui Lui est infrieur, cest--dire, tout ce qui est. Si en voyant Dieu on connat ce quonvoit, on na pas vu Dieu en Lui-mme, mais quelque chose dintelligible, quelque chose qui Lui estinfrieur. Cest par lignorance () que lon connat Celui qui est au-dessus de tous lesobjets de connaissances possibles. En procdant par ngations, on slve partir des degrsinfrieurs de ltre jusqu ses sommets, en cartant progressivement tout ce qui peut tre connu,afin de sapprocher de lInconnu dans les tnbres de lignorance absolue. Car, ainsi que lalumire et surtout une lumire abondante rend les tnbres invisibles, de mme la connaissance

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  • des cratures et surtout lexcs de connaissance supprime lignorance qui est la seule voiepour atteindre Dieu en Lui-mme22.

    Si lon transpose la distinction entre thologie affirmative et ngative, tablie par Denys, surle plan de la dialectique, on se trouve devant une antinomie. On cherchera alors la rsoudre, ontentera de faire une synthse des deux voies opposes, en les ramenant une seule mthode deconnaissance de Dieu. Cest ainsi que saint Thomas dAquin rduit les deux voies de Denys uneseule, en faisant de la thologie ngative une correction de la thologie affirmative. En attribuant Dieu les perfections que nous trouvons dans les tres crs, nous devons nier, selon saint Thomas,le mode selon lequel nous entendons ces perfections finies, mais nous pouvons les affirmer parrapport Dieu, selon un mode plus sublime, modo sublimiori. Ainsi les ngations serapporteraient au modus significandi, au moyen dexpression toujours impropre, les affirmations la res significata, la perfection que lon veut exprimer, qui est en Dieu dune manire autrequelle ne lest dans les cratures23. On peut se demander dans quelle mesure cette trouvaillephilosophique si ingnieuse correspond la pense de Denys. Sil y a, pour lauteur desAropagitiques une antinomie entre les deux thologies quil distingue, admet-il la synthsedes deux voies ? Et, dune faon gnrale, peut-on les opposer en les traitant sur le mme niveau,en les mettant sur le mme plan ? Denys ne dit-il pas, maintes reprises, que la thologieapophatique lemporte sur la cataphatique ? Lanalyse du trait sur la thologie mystique, consacr la voie ngative, nous montrera ce que signifie cette mthode chez Denys. En mme temps, elleva nous permettre de juger de la vraie nature de lapophatisme qui constitue le caractre foncierde toute la tradition thologique de lglise dOrient.

    Denys commence son trait24 par une invocation la Sainte Trinit quil prie de le guider au del mme de linconnaissance jusqu la plus haute cime des critures mystiques, l o lesmystres simples, absolus et incorruptibles de la thologie se rvlent dans la Tnbre plus quelumineuse du Silence . Il invite Timothe, qui est consacr le trait, des contemplationsmystiques ( ) : il faut renoncer aux sens comme toute opration rationnelle, tout objet sensible ou intelligible, tout ce qui est, comme tout ce qui nest pas, afin de pouvoiratteindre dans lignorance absolue lunion avec Celui qui surpasse tout tre et toute science. Onvoit dj quil ne sagit pas simplement dun procd dialectique, mais de quelque chose dautre.Une purification, une est ncessaire : on doit abandonner tout ce qui est impur et mmetoutes les choses pures ; on doit franchir ensuite les hauteurs les plus sublimes de la saintet,laisser derrire soi toutes les lumires divines, tous les sons et toutes les paroles clestes. Cestalors seulement quon pntre dans les tnbres o habite Celui qui est en dehors de touteschoses25.

    Cette voie dascension, o lon saffranchit graduellement de lemprise de tout ce qui peuttre connu, est compare par Denys la monte de Mose sur le Sina la rencontre de Dieu.Mose commence par se faire purifier ; puis il se spare des impurs ; cest alors quil entend lestrompettes aux sons multiples, quil voit des feux nombreux dont les innombrables rayonsrpandent un vif clat, que, spar de la foule, il atteint, avec llite des prtres, au sommet desascensions divines. ce degr pourtant, il nest pas encore en relation avec Dieu, il ne contemplepas Dieu, car Dieu nest pas visible, mais seulement le lieu o Dieu rside, ce qui signifie, jepense, que dans lordre visible et dans lordre intelligible les objets les plus divins et les plussublimes ne sont que les raisons hypothtiques des attributs qui conviennent vritablement Celuiqui est totalement transcendant, raisons qui rvlent la prsence de Celui qui dpasse toute saisiementale, au-dessus des sommets intelligibles de ses plus saints lieux. Cest alors seulement que,dpassant le monde o lon est vu et lon voit ( ), Mose pntre

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  • dans la Tnbre vritablement mystique de linconnaissance ; cest l quil fait taire tout savoirpositif, quil chappe entirement toute saisie et toute vision, car il appartient tout entier Celui qui est au del de tout, car il ne sappartient plus lui-mme ni nappartient rien dtranger,uni par le meilleur de lui-mme Celui qui chappe toute connaissance, ayant renonc toutsavoir positif, et grce cette inconnaissance mme connaissant par del toute intelligence ( , )26.

    Il est clair prsent que la voie apophatique ou thologie mystique (car tel est le titre dutrait consacr la mthode des ngations) a pour objet Dieu en tant quabsolumentinconnaissable. Il serait mme inexact de dire quelle ait Dieu pour objet : la fin du texte que nousvenons de citer nous montre quune fois parvenu au sommet extrme du cognoscible on doitsaffranchir de ce qui voit, comme de ce qui peut tre vu, cest--dire du sujet aussi bien que delobjet de la perception. Dieu ne se prsente plus comme objet, car il ne sagit point de laconnaissance, mais de lunion. La thologie ngative est donc une voie vers lunion mystique avecDieu, dont la nature nous reste inconnaissable.

    Le deuxime chapitre de la Thologie mystique oppose la voie affirmative, celle despositions (), qui est une descente des degrs suprieurs de ltre vers ses degrs infrieurs, la voie ngative, celle des abstractions ou dtachements () successifs, voie seprsentant comme une ascension vers lincognoscibilit divine. Au chapitre III, Denys numre sesouvrages thologiques, en les classant par ordre de prolixit , qui va en croissant mesurequon descend des thophanies suprieures vers les infrieures. Le trait De la thologie mystiqueest le plus bref de tous, car il sagit de la mthode ngative qui mne vers le silence de luniondivine. Dans les chapitres IV et V, Denys passe en revue toute une srie dattributs emprunts aumonde sensible et intelligible en refusant de les rapporter la nature divine. Il conclut son traiten reconnaissant que la Cause universelle chappe toute affirmation comme toute ngation : Lorsque nous posons des affirmations qui sappliquent des ralits infrieures elle, delle-mme nous naffirmons ni ne nions rien, car toute affirmation reste en-de de la Cause unique etparfaite de toutes choses, car toute ngation demeure en-de de la transcendance de Celui qui estsimplement dpouill de tout et qui se situe au del de tout27.

    On a souvent voulu faire de Denys un no-platonicien. En effet, en comparant lextasedionysienne celle que nous trouvons dcrite chez Plotin la fin de la VIe Ennade, on est amen constater des ressemblances frappantes. Pour se rapprocher de lUn (), il faut, selon Plotin, se ramener soi-mme des objets sensibles qui sont les derniers de tous jusquaux premiersobjets ; il faut tre affranchi de tous les vices, puisquon tend vers le Bien ; il faut quon remonteau principe intrieur soi-mme et que lon devienne un seul tre au lieu de plusieurs, si lon doitcontempler le principe et lUn28 . Cest le premier degr de lascension, o lon se trouve librdu sensible en se rassemblant dans lintelligence. Mais il faut dpasser lintelligence, puisquilsagit datteindre un objet qui lui est suprieur. En effet, lintelligence est quelque chose et elleest un tre ; mais ce terme nest pas quelque chose, puisquil est avant toute chose ; il nest pas nonplus un tre, car ltre a une forme qui est celle de ltre ; mais ce terme est priv de toute forme,mme intelligible. Car, puisque la nature de lUn est gnratrice de tout, elle nest rien de cequelle engendre29. Cette nature reoit des dfinitions ngatives qui rappellent celles de laThologie mystique de Denys. Elle nest pas une chose ; elle na ni qualit, ni quantit ; ellenest ni intelligence, ni me ; elle nest ni en mouvement, ni en repos ; elle nest ni dans le lieu nidans le temps ; elle est en soi, essence isole des autres ou plutt elle est sans essence, puisquelleest avant toute essence, avant le mouvement et avant le repos ; car ces proprits se trouvent dansltre et le rendent multiple30.

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  • Ici intervient une ide quon ne trouve point chez Denys et qui trace une ligne dedmarcation entre la mystique chrtienne et la mystique philosophique des no-platoniciens. SiPlotin rejette les attributions propres ltre en cherchant atteindre Dieu, ce nest pas, commechez Denys, en raison de lincognoscibilit absolue de Dieu offusque par tout ce qui peut treconnu dans les tres : cest parce que le domaine de ltre, mme en ce quil a de plus haut, estncessairement multiple, il na pas la simplicit absolue de l Un . Le Dieu de Plotin nest pasinconnaissable par nature : si on ne peut comprendre lUn ni par la science, ni par une intuitionintellectuelle, cest que lme, lorsquelle saisit un objet par la science, sloigne de lunit etnest pas absolument une31. Il faut donc recourir la voie extatique, lunion, o lon est tout sonobjet, un avec lui, o toute multiplicit disparat, o le sujet ne se distingue plus de son objet. Lorsquils se rencontrent ils ne font quun et ne sont deux que lorsquils se sparent. Commentdclarer quil est, lui, un objet diffrent de nous-mmes, alors que nous ne le voyions pas diffrentmais uni nous, lorsque nous le contemplions32 ? Ce quon carte dans la voie ngative dePlotin, cest le multiple, et on parvient lunit absolue qui est au del de ltre, puisque ltre estli la multiplicit, tant postrieur lUn.

    Lextase de Denys est une sortie de ltre comme tel ; lextase de Plotin est plutt unerduction de ltre la simplicit absolue. Cest pourquoi Plotin dsigne son extase par un nombien caractristique, celui de simplification (). Cest une voie de rduction lasimplicit de lobjet de contemplation qui peut tre positivement dfini comme lUn et qui,en cette qualit, ne se distingue pas du sujet contemplant. Malgr toutes les ressemblancesextrieures, dues surtout au vocabulaire commun, nous sommes loin ici de la thologie ngativedes Aropagitiques. Le Dieu de Denys, inconnaissable par nature, Dieu des Psaumes qui fit destnbres sa retraite , nest pas le Dieu-unit primordiale des no-platoniciens. Sil estinconnaissable, ce nest pas en vertu de sa simplicit qui ne pourrait saccommoder avec lemultiple dont est entache toute connaissance relative aux tres ; cest une incognoscibilit, pourainsi dire, plus foncire, absolue. En effet, si elle avait pour base la simplicit de lUn, commechez Plotin, Dieu ne serait plus inconnaissable par nature. Or, cest justement lincognoscibilitqui est la seule dfinition propre de Dieu chez Denys, si lon peut parler ici de dfinitions propres.En refusant dattribuer Dieu les proprits qui font lobjet de la thologie affirmative, Denysvise expressment les dfinitions no-platoniciennes : , Il nest pas lUn ;ni lUnit dit-il33. Dans le trait Des noms divins, en examinant le nom de lUn qui peut tre ditde Dieu, il montre son insuffisance et lui oppose un autre nom le plus sublime , celui de laTrinit, qui nous apprend que Dieu nest ni lun ni le multiple, mais quIl surpasse cette antinomie,tant inconnaissable en ce quIl est34.

    Si le Dieu de la Rvlation nest pas celui des philosophes, cest la conscience de sonincognoscibilit foncire qui marque la limite entre les deux conceptions. Tout ce quon a pu diresur le platonisme des Pres, et spcialement sur la dpendance de lauteur des Aropagitiquesvis--vis des philosophes no-platoniciens, se borne des ressemblances extrieures qui ne vontpas jusquau fond de la doctrine et ne tiennent qu un vocabulaire commun lpoque. Pour unphilosophe de tradition platonicienne, mme quand il parle de lunion extatique comme seule voiepour atteindre Dieu, la nature divine est tout de mme un objet, quelque chose de positivementdfinissable le une nature dont lincognoscibilit rside surtout dans le fait de la dbilit denotre entendement li au multiple. Cette union extatique sera, comme nous venons de le dire, unerduction la simplicit plutt quune sortie du domaine des tres crs, comme chez Denys. Caren dehors de la Rvlation on ignore la diffrence entre le cr et lincr, on ignore la cration exnihilo, labme quil y a franchir entre la crature et le Crateur. Les doctrines htrodoxes

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  • reproches Origne avaient leur racine dans une certaine insensibilit de ce grand penseurchrtien vis--vis de lincognoscibilit de Dieu ; une attitude qui ntait pas foncirementapophatique faisait de lcoltre alexandrin plutt un philosophe religieux quun thologienmystique, dans le sens propre la tradition orientale. En effet, Dieu pour Origne est une natureintellectuelle simple qui nadmet aucune complexit ; il est la Monade () et lUnit (),lEsprit, source et origine de toute nature intelligible et spirituelle 35. Il est curieux de noterquOrigne tait galement insensible la cration ex nihilo : un Dieu qui nest pas le Deusabsconditus de lcriture, ne se prte pas facilement aux vrits de la Rvlation. Avec Origne,cest lhellnisme qui tente de sintroduire dans lglise, une conception venant de lextrieur,ayant son origine dans la nature humaine, dans le mode de penser propre aux hommes, aux Hellnes et aux Juifs ; ce nest pas la tradition dans laquelle Dieu se rvle et parle lglise.Cest pourquoi lglise aura lutter contre lorignisme comme elle luttera toujours contre lesdoctrines qui, en portant atteinte lincognoscibilit divine, remplacent lexprience desprofondeurs insondables de Dieu par des concepts philosophiques.

    Cest le fond apophatique de toute vraie thologie que les grands Cappadociens dfendaient dans leur discussion avec Eunomius. Ce dernier soutenait la possibilit dexprimerlessence divine dans des concepts inns par lesquels elle se rvle la raison. Pour saint Basilenon seulement lessence divine, mais les essences cres ne sauraient non plus tre exprimes pardes concepts. En contemplant les objets nous analysons leurs proprits, ce qui nous permet deformer les concepts. Toutefois, cette analyse ne pourra jamais puiser le contenu des objets denotre perception, il restera toujours un rsidu irrationnel qui lui chappera, qui ne saura treexprim dans les concepts ; cest le fond inconnaissable des choses, ce qui constitue leur vraieessence indfinissable. En ce qui concerne les noms que nous appliquons Dieu, ils nous rvlentses nergies qui descendent vers nous, mais ne nous rapprochent pas de son essenceinaccessible36. Pour saint Grgoire de Nysse tout concept relatif Dieu est un simulacre, uneimage fallacieuse, une idole. Les concepts que nous formons selon lentendement et lopinion quinous sont naturels, en nous basant sur une reprsentation intelligible, crent des idoles de Dieu, aulieu de nous rvler Dieu lui-mme37. Il ny a quun seul nom pour exprimer la nature divine cest ltonnement qui saisit lme quand elle pense Dieu38. Saint Grgoire de Nazianze, en citantPlaton sans le nommer ( lun des thologiens hellnes ), corrige de la manire suivante lepassage du Time sur la difficult de connatre Dieu et limpossibilit de lexprimer : il estimpossible dexprimer la nature de Dieu mais il est encore moins possible de la connatre39. Ceremaniement de la sentence de Platon par un auteur chrtien qui est souvent considr comme unplatonisant montre lui seul combien la pense des Pres est loin de celle des philosophes.

    Lapophatisme comme attitude religieuse vis--vis de lincognoscibilit de Dieu nest pasune proprit exclusive des Aropagitiques. On le trouve chez la plupart des Pres. ClmentdAlexandrie, par exemple, dclare dans les Stromates que nous pouvons atteindre Dieu non dansce quil est, mais dans ce quil nest pas40. La conscience mme de linaccessibilit du Dieuinconnu ne pourrait tre acquise, selon lui, autrement que par la grce, par cette sagesse queDieu accorde et qui est la force du Pre41. Cette conscience de lincognoscibilit de la naturedivine quivaut donc une exprience, une rencontre avec le Dieu personnel de la Rvlation.Cest en vertu de cette grce que Mose et saint Paul ont prouv limpossibilit de connatreDieu ; le premier, quand il a pntr dans les tnbres de linaccessibilit, le second lorsquil aentendu les paroles exprimant lineffabilit divine42. Le thme de Mose sapprochant de Dieudans les tnbres de Sina, thme que nous avons rencontr chez Denys et qui fut pour la premirefois adopt par Philon dAlexandrie comme une image de lextase, sera la figure prfre des

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  • Pres pour exprimer lexprience de lincognoscibilit de la nature divine. Saint Grgoire deNysse consacre un trait spcial la Vie de Mose43 o lascension du Mont-Sina vers lestnbres de lincognoscibilit est reprsente comme la voie de contemplation, prfrable lapremire rencontre de Mose avec Dieu, lorsquil lui est apparu dans le buisson ardent. AlorsMose a vu Dieu dans la lumire ; prsent il entre dans les tnbres, laissant derrire lui tout cequi peut tre vu ou connu ; il ne lui reste que linvisible et linconnaissable mais ce qui est dansces tnbres, cest Dieu44. Car Dieu rside l o notre connaissance, nos concepts nont pasdaccs. Notre ascension spirituelle ne fait que nous rvler dune faon de plus en plus videntelincognoscibilit absolue de la nature divine. En la dsirant de plus en plus, lme ne cesse decrotre, sort delle-mme, se dpasse et, en se dpassant, dsire davantage ; ainsi lascensiondevient infinie, le dsir inassouvissable. Cest lamour de lpouse du Cantique des Cantiques,elle tend ses mains vers la serrure, elle cherche linsaisissable, elle appelle Celui quelle ne peutatteindre Elle latteint dans la conscience que lunion naura pas de fin, lascension pas determe45.

    Saint Grgoire de Nazianze reprend les mmes images et, avant tout, celle de Mose : Javanais, dit-il, pour connatre Dieu. Cest pourquoi je me suis spar de la matire et de toutce qui est corporel, je me suis rassembl, tant que jai pu, en moi-mme, et je mlevais vers lesommet de la montagne. Mais lorsque jai ouvert les yeux, peine ai-je pu lapercevoir parderrire et cela tant couvert par la pierre, cest--dire par lhumanit du Verbe, incarn pournotre salut. Je nai pu contempler la nature premire et trs pure qui nest connue que par elle-mme, cest--dire par la sainte Trinit. Car je ne peux pas contempler ce qui se trouve derrire lepremier voile, cach par les chrubins, mais seulement ce qui descend vers nous, la magnificencedivine qui se rend visible dans les cratures46. Quant lessence divine en elle-mme, cest leSaint des Saints qui demeure cach mme aux Sraphins47. La nature divine est comme une merde lessence indtermine et infinie, qui stend au del de toute notion du temps et de la nature. Silesprit tente de former une faible image de Dieu, en Le considrant non pas en Lui-mme mais ence qui Lenvironne, cette image lui chappe avant quil nessaye de la saisir, en illuminant sesfacults suprieures comme un clair qui blouit les yeux48. Saint Jean Damascne sexprime dansle mme sens : Le Divin, dit-il, est infini et incomprhensible et la seule chose que nouspuissions comprendre est son infinit et son incomprhensibilit. Tout ce que nous disons de Dieuen termes positifs dclare non sa nature, mais ce qui entoure sa nature. Dieu nest rien des tres,non quil ne soit pas tre, mais parce quil est au-dessus de tous les tres, au-dessus de ltremme. En effet, tre et tre connu sont de mme ordre. Ce qui est au-dessus de toute connaissanceest absolument aussi au-dessus de toute essence ; et rciproquement, ce qui est au-dessus delessence est au-dessus de la connaissance49.

    On pourrait indfiniment trouver des exemples dapophatisme dans la thologie de latradition orientale. Nous nous bornerons citer un passage dun grand thologien byzantin du XIVesicle, saint Grgoire Palamas : La nature superessentielle de Dieu ne peut tre ni dite, nipense, ni vue car elle est loigne de toutes choses et plus quinconnaissable, tant porte parles vertus incomprhensibles des esprits clestes inconnaissable et ineffable pour tous et jamais. Il ny a point de nom dans ce sicle ni dans le sicle futur pour la nommer, ni de paroletrouve dans lme et profre par la langue, ni de contact sensible ou intelligible, ni dimage pourdonner une connaissance quelconque son sujet, si ce nest lincognoscibilit parfaite que lonprofesse en niant tout ce qui est et peut tre nomm. Personne ne peut le nommer essence, ou naturedune manire propre, sil cherche vraiment la vrit qui est au-dessus de toute vrit50. SiDieu est nature, tout le reste nest pas nature ; si ce qui nest pas Dieu est nature, Dieu nest pas

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  • nature et mme Il nest pas, si les autres tres sont51. Vis--vis de cet apophatisme radical propre la tradition thologique de lOrient, on peut

    se demander sil correspond une attitude extatique, sil y a une recherche de lextase chaque foisquil sagit de la connaissance de Dieu par la voie des ngations. La thologie ngative est-ellencessairement une thologie de lextase, ou bien peut-elle avoir un sens plus gnral ? Nousavons vu, en examinant la Thologie mystique de Denys que la voie apophatique ne consiste pasen une opration intellectuelle, quelle est quelque chose de plus quun jeu de lesprit. Commechez les extatiques platoniciens, comme chez Plotin, il sagit dune , dune purificationintrieure, avec cette diffrence que la purification platonicienne tait surtout de natureintellectuelle, ayant pour but daffranchir lintelligence du multiple corrlatif ltre, tandis quepour Denys cest un refus daccepter ltre comme tel, en tant quil dissimule le non-tre divin, unrenoncement au domaine du cr pour accder lincr, un affranchissement pour ainsi dire, plusexistentiel, engageant ltre entier de celui qui veut connatre Dieu. Dans les deux cas il sagitdune union. Mais lunion avec le de Plotin peut aussi bien signifier une prise de conscience delunit primordiale, ontologique, de lhomme avec Dieu ; lunion mystique chez Denys est unnouvel tat qui suppose un acheminement, une srie de changements, le passage du cr verslincr, lacquisition de quelque chose que le sujet navait pas avant de par sa nature. En effet,non seulement il sort de lui-mme (ce qui se passe aussi chez Plotin), mais il appartient totalement linconnaissable, en recevant dans cette union avec lincr ltat difi : lunion signifie icidification. En mme temps, tout en tant intimement uni Dieu, il ne Le connat pas autrement quecomme Incognoscible, donc infiniment loign par sa nature, demeurant inaccessible en ce quilest par son essence dans lunion mme. Si Denys parle de lextase et de lunion, si sa thologiengative, loin dtre une opration purement intellectuelle, a en vue une exprience mystique, uneascension vers Dieu, il nen veut pas moins montrer par l que mme si lon parvenait jusquauxsommets les plus levs accessibles aux tres crs, la seule notion rationnelle que lon pourraavoir de Dieu sera encore celle de son incognoscibilit. Donc, la thologie doit tre moins unerecherche des connaissances positives sur ltre divin quune exprience de ce qui dpasse toutentendement. Parler de Dieu est une grande chose, mais il est encore mieux de se purifier pourDieu , disait saint Grgoire de Nazianze52. Lapophatisme nest pas ncessairement une thologiede lextase. Cest avant tout une disposition desprit se refusant la formation des concepts surDieu ; cela exclut rsolument toute thologie abstraite et purement intellectuelle qui voudraitadapter la pense humaine les mystres de la sagesse de Dieu. Cest une attitude existentielle quiengage lhomme entirement : il ny a pas de thologie en dehors de lexprience : il faut changer,devenir un homme nouveau. Pour connatre Dieu, il faut sapprocher de Lui ; on nest pasthologien si on ne suit pas la voie de lunion avec Dieu. La voie de la connaissance de Dieu estncessairement celle de la dification. Celui qui, en suivant cette voie, simagine un momentdonn quil a connu ce quest Dieu, a lesprit corrompu, selon saint Grgoire de Nazianze53.Lapophatisme est donc un critre, un signe sr dune disposition desprit conforme la vrit.Dans ce sens, toute vraie thologie est foncirement une thologie apophatique.

    On se demandera naturellement quel est le rle de la thologie dite cataphatique ouaffirmative, thologie des noms divins que lon trouve manifests dans les cratures ?Contrairement la voie ngative qui est une ascension vers lunion, cest une voie qui descendvers nous, une chelle des thophanies ou manifestations de Dieu dans la cration. On peutdire mme que cest une seule voie suivie en deux directions opposes : Dieu descend vers nousdans ses nergies qui le manifestent, nous montons vers Lui dans les unions o Il resteinconnaissable par nature. La thophanie suprme , la manifestation parfaite de Dieu dans le

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  • monde par lincarnation du Verbe, garde pour nous son caractre apophatique : Dans lhumanitdu Christ dit Denys le Superessentiel sest manifest dans lessence humaine sans cesser dtrecach aprs cette manifestation, ou, pour mexprimer dune faon plus divine, dans cettemanifestation mme54. Les affirmations dont la sainte humanit de Jsus-Christ est lobjet onttoutes lexcellence et la valeur des ngations les plus formelles55. plus forte raison lesthophanies partielles de degrs infrieurs drobent Dieu dans ce quil est, tout en le manifestantdans ce quil nest pas par sa nature. Lchelle de la thologie cataphatique, qui nous rvle lesnoms divins tirs surtout des Saintes critures, est une srie de degrs devant servir dappui lacontemplation. Ce ne sont pas des connaissances rationnelles que nous formulons, des conceptsprtant nos facults dentendement une science positive sur la nature divine, mais plutt desimages ou des ides aptes nous diriger, modeler nos facults en vue de la contemplation de cequi dpasse tout entendement56. Surtout aux degrs infrieurs, ces images sont formes partir desobjets matriels les moins propres induire en erreur les esprits peu expriments dans lacontemplation. En effet, il est plus difficile de confondre Dieu avec la pierre ou le feu, que dtreport lidentifier avec lintelligence, lunit, lessence ou le bien57. Ce qui paraissait vident audbut de la monte ( Dieu nest pas la pierre, Il nest pas le feu ), lest de moins en moins mesure que lon parvient aux sommets de contemplation, pousss par le mme lan apophatiquequi prsent fait dire : Dieu nest pas ltre, il nest pas le bien. chaque degr de cetteascension, en accdant des images ou des ides plus sublimes, il faut se garder den faire unconcept, une idole de Dieu ; alors on contemple la beaut divine mme, Dieu en tant quildevient visible dans la cration. La spculation cde progressivement la place la contemplation,la connaissance sefface de plus en plus devant lexprience, car en liminant les concepts quienchanent lesprit, lapophatisme ouvre chaque degr de la thologie positive des horizonsillimits de contemplation. Il y a donc des degrs diffrents dans la thologie, appropris auxcapacits ingales des esprits humains qui accdent aux mystres de Dieu. Saint Grgoire deNazianze, dans sa deuxime oraison sur la thologie, reprend de nouveau ce sujet limage deMose sur le Mont-Sina : Dieu mordonne de pntrer dans la nue pour mentretenir avec Lui,dit-il. Je souhaiterais que quelque Aaron se prsentt pour tre compagnon de mon voyage et pourse tenir auprs de moi, quand mme il noserait entrer dans la nue Les prtres se tiennent plusbas Mais le peuple, qui nest nullement digne de cette lvation, ni capable dune contemplationsi sublime, demeure au pied de la montagne, sans en approcher, parce quil est impur et profane ;il courrait le risque de prir. Sil a apport quelques soins se purifier, il pourra entendre de loinle son des trompettes et la voix, cest--dire une simple explication des mystres Sil y aquelque bte maligne et froce, je veux dire des hommes incapables de spculation et dethologie, quils nattaquent pas avec furie les dogmes quils sloignent le plus quils pourrontde la montagne, ou ils seront lapids58

    Ce nest pas lsotrisme dune doctrine plus parfaite, cache aux profanes, ni unesparation gnostique entre spirituels, psychiques et charnels, mais une cole de contemplation ochacun reoit sa part lexprience du mystre chrtien vcu par lglise. Cette contemplation destrsors secrets de la Sagesse divine peut sexercer diffremment, avec une intensit plus ou moinsgrande : que ce soit une lvation desprit vers Dieu partir des cratures qui laissenttransparatre sa magnificence, que ce soit une mditation sur lcriture sainte o Dieu Lui-mmese tient cach, comme derrire une cloison, sous lexpression verbale de la rvlation (Grgoirede Nysse) ; que ce soit par les dogmes de lglise ou par sa vie liturgique, que ce soit, enfin, parlextase que lon pntre dans le mystre divin, cette exprience de Dieu sera toujours le fruit delattitude apophatique que Denys nous recommande dans sa Thologie mystique.

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  • Tout ce que nous avons dit sur lapophatisme peut tre rsum en quelques mots. Lathologie ngative nest pas seulement une thorie de lextase proprement dite ; cest uneexpression de lattitude fondamentale qui fait de la thologie en gnral une contemplation desmystres de la rvlation. Ce nest pas une branche de thologie, un chapitre, une introductioninvitable sur lincognoscibilit de Dieu aprs laquelle on passe tranquillement lexpos de ladoctrine dans les termes habituels, propres la raison humaine, la philosophie commune.Lapophatisme nous apprend voir dans les dogmes de lglise avant tout un sens ngatif, unedfense notre pense de suivre ses voies naturelles et de former des concepts qui remplaceraientles ralits spirituelles. Car le christianisme nest pas une cole philosophique spculant sur lesconcepts abstraits, mais avant tout une communion avec le Dieu vivant. Cest pourquoi, malgrtoute leur culture philosophique et leurs inclinations naturelles vers la spculation, les Pres de latradition orientale, fidles au principe apophatique de la thologie, ont su garder leur pense sur leseuil du mystre et ne pas remplacer Dieu par des idoles de Dieu. Cest pourquoi aussi il ny a pasde philosophie plus ou moins chrtienne, Platon nest pas plus chrtien quAristote. Laquestion des rapports entre thologie et philosophie ne sest jamais pose en Orient : lattitudeapophatique donnait aux Pres de lglise cette libert et libralit avec laquelle ils faisaientusage des termes philosophiques, sans courir le risque dtre mal compris ou de tomber dans une thologie des concepts . Quand la thologie se transformait en une philosophie religieuse,comme ce fut le cas dOrigne, ctait toujours par suite de labandon de lapophatisme qui est lavraie trame de toute la tradition de lglise dOrient.

    Incognoscibilit ne veut pas dire agnosticisme ou refus de connatre Dieu. Cependant cetteconnaissance seffectuera toujours sur la voie dont la fin propre nest pas la connaissance maislunion, la dification. Ce ne sera donc jamais une thologie abstraite, oprant avec des concepts,mais une thologie contemplative, levant les esprits vers des ralits qui dpassentlentendement. Cest pourquoi les dogmes de lglise se prsentent souvent la raison humainesous la forme des antinomies dautant plus insolubles que le mystre quils expriment est plussublime. Il ne sagit pas de supprimer lantinomie en adaptant le dogme notre entendement, maisde changer notre esprit, pour que nous puissions parvenir la contemplation de la ralit qui servle nous, en nous levant vers Dieu, en nous unissant Lui dans une mesure plus ou moinsgrande.

    Le sommet de la rvlation, le dogme de la Sainte Trinit est antinomique par excellence.Pour arriver contempler dans sa plnitude cette ralit primordiale, il faut atteindre le terme quinous est assign, il faut parvenir ltat difi, car, selon la parole de saint Grgoire de Nazianze seront hritiers de la lumire parfaite et de la contemplation de la trs sainte et souveraineTrinit ceux qui suniront totalement lEsprit total ; et ce sera, comme je le crois, le Royaumecleste59. La voie apophatique naboutit pas une absence, un vide absolu, car le Dieuinconnaissable des chrtiens nest pas le Dieu impersonnel des philosophes. Cest la SainteTrinit superessentielle, plus que divine et plus que bonne60 que lauteur de la Thologiemystique se recommande en sengageant dans la voie qui doit le conduire vers une prsence et uneplnitude absolue.

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  • CHAPITRE III

    Dieu-Trinit

    Lapophatisme propre la pense thologique de lglise dOrient nest pas lquivalentdune mystique impersonnelle, dune exprience de la divinit-nant absolu, o se perdrait lapersonne humaine en mme temps que Dieu-personne.

    Le terme auquel aboutit la thologie apophatique (si lon peut parler de terme etdaboutissement l o il sagit dune monte vers linfini), ce terme infini nest pas une nature ouune essence, ce nest pas non plus une personne, cest quelque chose qui surpasse en mme tempstoute notion de nature et de personne, cest la Trinit.

    Saint Grgoire de Nazianze, quon appelle souvent le chantre de la Sainte Trinit , ditdans ses pomes thologiques : partir du jour o jai renonc aux choses de ce monde pourconsacrer mon me aux contemplations lumineuses et clestes, lorsque lintelligence suprme maravi dici bas pour me poser loin de tout ce qui est charnel, pour menfermer dans le secret dutabernacle cleste, partir de ce jour mes yeux ont t blouis par la lumire de la Trinit, dontlclat surpasse tout ce que la pense pouvait prsenter mon me ; car de son sige sublime laTrinit rpand sur tout son rayonnement ineffable commun aux Trois. Elle est le principe de tout cequi se trouve ici-bas, spar des choses suprmes par le temps partir de ce jour, je suis mortpour ce monde et le monde est mort pour moi61 la fin de sa vie, il dsire tre l o est maTrinit et lclat runi de sa splendeur Trinit, dont mme les ombres confuses me remplissentdmotion62.

    Si le principe mme de ltre cr est le changement, le passage du non-tre ltre si lacrature est contingente par nature, la Trinit est une stabilit absolue. On voudrait dire unencessit absolue de ltre parfait, et pourtant lide de ncessit ne Lui convient pas, parce que laTrinit est au del de lantinomie du ncessaire et du contingent : entirement personnelle etentirement nature, libert et ncessit en Elle ne font quun, ou plutt elles ne peuvent avoir lieuen Dieu. Il ny a aucune dpendance de la Trinit vis--vis de ltre cr, aucune dtermination dece quon appelle procession ternelle des personnes divines par lacte de la cration dumonde. Les cratures pourraient ne pas exister, Dieu serait quand mme Trinit Pre, Fils etSaint-Esprit, car la cration est un acte de volont, la procession des personnes est un acte selonla nature ( )63. Aucun processus intrieur en Dieu, aucune dialectique des troispersonnes, aucun devenir, aucune tragdie dans lAbsolu qui ncessiterait, pour tre surmonteou rsolue, le dveloppement trinitaire de ltre divin. Ces conceptions, propres aux traditionsromantiques de la philosophie allemande du sicle dernier, sont totalement trangres au dogme dela Trinit. Si lon parle des processions, des actes ou dterminations intrieurs, ces expressionsqui impliquent lide du temps, du devenir, de lintention, montrent seulement quel point notrelangage, notre pense mme, sont pauvres, dficients devant le mystre primordial de laRvlation. De nouveau on est oblig de faire appel la thologie apophatique, afin de se librerdes concepts propres la pense, tout en les transformant en supports partir desquels onslverait la contemplation dune ralit que lintelligence cre ne peut contenir.

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  • Cest dans cet esprit que saint Grgoire de Nazianze sexprime dans son oraison sur lebaptme : Je nai pas commenc de penser lUnit que la Trinit me baigne dans sa splendeur.Je nai pas commenc de penser la Trinit, que lUnit me ressaisit. Lorsquun des Trois seprsente moi, je pense que cest le tout, tant mon il est rempli, tant le surplus mchappe ; cardans mon esprit trop born pour comprendre un seul, il ne reste plus de place donner au surplus.Lorsque junis les Trois dans une mme pense, je vois un seul flambeau, sans pouvoir diviser ouanalyser la lumire unifie64. La pense doit se mouvoir sans cesse, courir tantt lun, tanttaux trois, revenir de nouveau lunit ; elle doit osciller sans arrt entre les deux termes delantinomie pour atteindre la contemplation du repos souverain de cette monade trine. Commentfaire tenir dans une image lantinomie de lunit et trinit ? Comment faire saisir ce mystre, si cenest laide dune ide impropre, celle du mouvement, du dveloppement ? Et le mme auteuremprunte consciemment le langage de Plotin, qui ne peut tromper que les esprits borns incapablesde slever au-dessus des concepts rationnels, esprits de critiques et dhistoriens proccups dechercher dans la pense des Pres le platonisme ou laristotlisme . Saint Grgoire parleaux philosophes en philosophe, pour gagner les philosophes la contemplation de la Trinit : Lamonade est mise en mouvement en vertu de sa richesse ; la diade est franchie, car la divinit estau-dessus de la matire et de la forme ; la triade se renferme dans la perfection, car elle est lapremire qui franchisse la composition de la diade. Cest ainsi que la divinit ne demeure pas ltroit, ou ne se rpand point indfiniment. Lun serait sans honneur, lautre contraire lordre ;lun serait purement judaque, lautre serait hellnique et polythiste65. On entrevoit le mystredu nombre Trois : la divinit nest ni une, ni multiple ; sa perfection dpasse la multiplicit dont ladualit est la racine (rappelons-nous les diades interminables des gnostiques ou le dualisme desplatoniciens) et sexprime dans la Trinit. Le mot sexprime est impropre, car la divinit nabesoin de manifester sa perfection ni Elle-mme ni aux autres. Elle est la Trinit et ce fait nepourrait tre dduit daucun principe ni expliqu par aucune raison suffisante, car il ny a pas deprincipes ni de raisons antrieurs la Trinit.

    , ce mot unit des choses unies par nature et ne laisse point disperser lesinsparables par un nombre qui spare66 , dit saint Grgoire de Nazianze. Deux est le nombre quispare, trois le nombre qui dpasse la sparation : le un et le multiple se trouvent rassembls etcirconscrits dans la Trinit. Lorsque je nomme Dieu, je nomme le Pre, le Fils et le Saint-Esprit.Non pas que je suppose une divinit diffuse ce serait ramener le trouble des faux dieux ; non pasque je suppose la divinit recueillie en un seul ce serait la faire bien pauvre. Or je ne veux nijudaser cause de la monarchie divine, ni hellniser cause de labondance divine67. SaintGrgoire de Nazianze ne cherche pas justifier la trinit des personnes devant la raison humaine ;il laisse voir simplement linsuffisance dun nombre autre que trois. Mais on peut se demander silide du nombre peut sappliquer Dieu, si on ne soumet pas la divinit une dterminationextrieure, une forme propre notre entendement, celle du nombre trois ? Saint Basile rpond cette objection : Nous ne comptons pas en composant, allant de lun au multiple paraugmentation, disant un, deux, trois, ou le premier, le second, le troisime. Car je suis le Dieupremier et Je suis plus que cela (Is 44, 6). Jamais jusqu ce jour on na dit : le second Dieu, mais adorant le Dieu de Dieu, confessant lindividualit des hypostases sans diviser la nature enmultitude, nous demeurons dans la monarchie68. En dautres termes, il ne sagit pas ici dunombre matriel qui sert calculer et nest nullement applicable dans le domaine spirituel o ilny a pas daccroissement quantitatif. En particulier, quand il se rapporte aux hypostases divinesindivisiblement unies et dont lensemble ( la somme , pour nous exprimer dune manireimpropre) ne fait toujours quunit, 3 = 1, le nombre trine nest pas une quantit comme nouslentendons habituellement : il exprime lordre ineffable dans la divinit.

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  • La contemplation de cette perfection absolue, de cette plnitude divine quest la Trinit Dieu personnel et qui nest pas une personne renferme en soi la pense mme, rien que lombre ple de la Trinit , lve lme humaine au-dessus de ltre changeant et trouble, touten lui confrant cette stabilit au milieu des passions, cette srnit l, qui est le dbutde la dification. Car la crature, changeante par nature, doit atteindre ltat de stabilit ternellepar la grce, participer la vie infinie dans la lumire de la Trinit. Cest pourquoi lglise adfendu avec vhmence le mystre de la Sainte Trinit contre les tendances naturelles de laraison humaine qui sefforaient de le supprimer en rduisant la Trinit lunit, faisant dElle uneessence des philosophes, trois modes de manifestation (le modalisme de Sabellius), ou bien ladivisant en trois tres distincts, comme le fit Arius.

    Lglise a exprim par le la consubstantialit des Trois, lidentit mystrieuse dela monade et de la triade ; identit et distinction en mme temps de la nature une et des troishypostases. Il est curieux de noter que lexpression se rencontre chez Plotin69.La trinit plotinienne comprend trois hypostases consusbtantielles : le Un, lIntelligence et lmedu monde. Leur consubstantialit ne slve pas jusqu lantinomie trinitaire du dogme chrtien :elle se prsente comme une hirarchie dcroissante et se ralise grce lcoulement incessantdes hypostases qui passent lune dans lautre, se refltent rciproquement. Ceci nous montreencore une fois combien est fausse la mthode des historiens qui veulent exprimer la pense desPres de lglise en interprtant les termes dont elle se sert dans le sens de la philosophiehellnistique. La Rvlation creuse un abme entre la Vrit quelle annonce et les vrits quipeuvent tre trouves par la spculation philosophique. Si la pense humaine guide par linstinctde la vrit, qui est la foi encore trouble et indcise, pouvait en dehors du christianisme arriver enttonnant former quelques ides qui la rapprochaient de la Trinit, le mystre de Dieu-Trinit luirestait impntrable. Il lui fallait un changement desprit la , qui veut dire aussi la pnitence , comme la pnitence de Job quand il se trouva face face avec Dieu : mon oreilleavait entendu parler de Toi, mais maintenant mon il Ta vu. Cest pourquoi je me condamne et jeme repens sur la poussire et sur la cendre (Jb 42, 5-6). Le mystre de la Trinit ne devientaccessible qu lignorance qui slve au-dessus de tout ce qui peut tre contenu dans lesconcepts des philosophes. Cependant cette ignorance, non seulement docte, mais aussi charitable,redescend vers les concepts afin de les modeler, de transformer les expressions de la sagessehumaine en instruments de la Sagesse de Dieu qui est la folie pour les Grecs.

    Il a fallu les efforts surhumains dun Athanase dAlexandrie, dun Basile, dun Grgoire deNazianze, de tant dautres encore, pour purer les concepts de la pense hellnistique, pour briserleurs cloisons tanches en y introduisant lapophatisme chrtien qui transforma la spculationrationnelle en une contemplation du mystre de la Trinit. Il sagissait de trouver une distinction determes qui exprimeraient lunit et la diffrenciation de la divinit sans donner la prminence lune ou lautre, afin que la pense ne puisse verser dans lunitarisme sabellien ni dans letrithisme paen.

    Les Pres du IVe sicle, sicle trinitaire par excellence, se servirent de prfrence destermes et pour conduire les intelligences vers le mystre de la Trinit. Le terme est frquemment employ par Aristote qui le dfinit ainsi dans les Catgories (chap. V) : On appelle principalement, premirement, proprement ce qui nest dit daucun sujet et quinest dans aucun sujet ; par exemple, cet homme ou ce cheval. On appelle secondes usies( ) les espces dans lesquelles les premires usies existent avec les genrescorrespondants ; ainsi cet homme est spcifiquement homme et gnriquement animal. On

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  • appelle donc secondes usies lhomme et lanimal70. Autrement dit les premires usies signifient les subsistances individuelles, lindividu subsistant ; les secondes usies, les essences , dans lacceptation raliste de ce terme. L, sans avoir la valeur dun termephilosophique, dsignait dans la langue courante ce qui subsiste rellement, la subsistance (duverbe , subsister). Saint Jean Damascne, dans sa Dialectique donne la dfinitionsuivante de la valeur conceptuelle des deux termes : l est la chose qui existe par soi-mme et qui na besoin de rien autre pour sa consistance. Ou encore, l est tout ce quisubsiste par soi-mme et qui na pas ltre dans un autre. Cest donc ce qui nest pas pour unautre, qui na pas lexistence dans un autre, qui na pas besoin dun autre pour sa consistance, maisqui est en soi et en qui laccident a lexistence (ch. 39). Le mot hypostase a deux significations.Tantt il signifie simplement lexistence. Suivant cette signification, et hypostase sont lamme chose. Voil pourquoi certains Pres ont dit : les natures ou les hypostases. Tantt il dsignece qui existe par soi-mme et dans sa propre consistance. Suivant cette signification il dsignelindividu numriquement diffrent de tout autre, par exemple Pierre, Paul, ce certain cheval (ch.42)71. Les deux termes apparaissent donc comme plus ou moins synonymes : l signifiant unesubstance individuelle, tout en tant susceptible de dsigner lessence commune plusieursindividus ; lhypostase dsignant lexistence en gnral, mais pouvant aussi bien sappliquer auxsubstances individuelles. Selon le tmoignage de Thodoret de Cyr, pour la philosophie profaneil ny a aucune diffrence entre l et lhypostase. Car l signifie ce qui est etlhypostase ce qui subsiste. Mais suivant la doctrine des Pres, il y a entre l et lhypostasela mme diffrence quentre le commun et le particulier72. Le gnie des Pres se servit des deuxsynonymes pour distinguer en Dieu ce qui est commun , substance ou essence, et ce qui estparticulier hypostase ou personne.

    En ce qui concerne cette dernire expression, persona (en grec ) qui fit fortunesurtout en Occident, elle souleva dabord de vives contestations de la part des orientaux. En effet,ce mot, loin davoir son sens moderne de personne (personnalit humaine, par exemple),dsignait plutt laspect extrieur de lindividu, la face , la figure, le masque ou le rle dunpersonnage de thtre. Saint Basile a vu dans ce terme appliqu la doctrine trinitaire unetendance propre la pense occidentale qui stait dj exprime une fois dans le sabellianisme,en faisant du Pre, du Fils et du Saint-Esprit trois modalits dune substance unique. leur tour,les Occidentaux voyaient dans le terme hypostase, quils traduisaient par substantia, uneexpression du trithisme et mme de larianisme. On a russi pourtant carter tout malentendu :le terme hypostase passa en Occident en confrant la notion de la personne son sens concret ; leterme personne ou fut reu et convenablement interprt en Orient. Ainsi la catholicitde lglise sest manifeste en librant les esprits de leurs limitations naturelles dues ladiffrence des mentalits et des cultures. Que les Latins aient exprim le mystre de la Trinit enpartant de lessence une pour arriver aux trois personnes, que les Grecs aient prfr comme pointde dpart le concret, les trois hypostases, et quils aient vu en elles la nature une, ctait toujoursle mme dogme de la Trinit, confess par toute la chrtient avant la sparation. Saint Grgoirede Nazianze runit les deux manires de voir, en disant : Lorsque je parle de Dieu, vous devezvous sentir baigns dans une seule lumire et dans trois lumires. Je dis trois, comme caractrespropres ou comme hypostases, ou comme personnes (ne disputons pas sur les mots, pourvu que lessyllabes offrent le mme sens). Je dis une sous le rapport de l, cest--dire de la divinit.Car il y a l division indivise, conjonction avec distinction. Un seul dans les Trois, cest ladivinit. Les Trois Un seul ; jentends les Trois en qui est la divinit ou, pour parler plusexactement, qui sont la divinit73. Et dans une autre oraison il rsume ainsi, en distinguant les

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  • caractres hypostatiques : Ntre pas engendr, tre engendr, procder, caractrisent le Pre, leFils et Celui quon appelle le Saint-Esprit, de manire sauvegarder la distinction des troishypostases dans lunique nature et majest de la Divinit. Car le Fils nest pas le Pre, puisquilny a quun seul Pre, mais Il est ce quest le Pre. Le Saint-Esprit, bien quil procde de Dieu,nest pas le Fils, puisquil ny a quun Fils unique, mais Il est ce quest le Fils. Un sont les Troisen divinit et le Un est Trois en personnalits. Ainsi nous vitons lunit de Sabellius et latriplicit de lodieuse hrsie actuelle74 (larianisme).

    pure de son contenu aristotlicien, la notion thologique de lhypostase dans la pensedes Pres orientaux signifie moins lindividu que la personne dans lacception moderne de ce mot.En effet, lide que nous avons de la personnalit humaine, de ce quelque chose de personnel quifait de chaque individu humain un tre unique au monde, absolument incomparable, irrductibleaux autres individualits, lide de la personne nous vient de la thologie chrtienne. Laphilosophie de lantiquit ne connaissait que les individus humains. La personne humaine ne peuttre exprime dans les concepts. Elle chappe toute dfinition rationnelle, toute descriptionmme, car toutes les proprits par lesquelles on voudrait la caractriser peuvent tre retrouveschez dautres individus. La personne peut seulement tre saisie dans la vie par une intuition directeou se traduire par une uvre dart. Quand nous disons cest du Mozart ou cest duRembrandt , nous nous trouvons chaque fois dans un univers personnel, qui na son quivalentnulle part. Mais pourtant les personnes ou hypostases humaines sont isoles et, selon la parolede Damascne non les unes dans les autres ; tandis qu en la Sainte Trinit, tout aucontraire les hypostases sont les unes dans les autres75. Les uvres des personnes humainessont distinctes ; celles des personnes divin