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Chapitre 1 Par un samedi ensoleillé du mois d’août, Elizabeth Gordon prenait tranquillement son petit déjeuner tout en ouvrant son courrier quand elle trouva une lettre manuscrite entre une facture et une invitation à un vernissage. Une lettre dont la lecture lui fit renverser son café de saisissement. Réprimant une exclamation, elle se leva d’un bond et saisit une poignée de serviettes en papier pour en tamponner la lettre. Comme si elle cherchait à absorber les mots sur la page. Comme si elle pouvait les faire disparaître à tout jamais. « Ma chère Izzy, » Si tu reçois cette lettre, c’est que la date de la réunion “Dix ans après” de ta classe de terminale est proche. Difficile à croire, non ? Dix ans déjà que tu as quitté le lycée ! Et tu es bien devenue réalisatrice, n’est‑ce pas ? Peut‑être seulement assistante… ou même… assistante de l’assistant réalisateur. Mais l’essentiel, c’est que tu fasses ce que tu as envie de faire et pas ce que souhaiteraient tes parents. Dis‑moi que tu n’as pas épousé un type qu’ils trouvaient charmant, que tu n’es pas devenue une épouse potiche dans une maison tout droit sortie d’une revue de décoration, avec 2,5 enfants

Etrangère malgré elle - Fnac

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Chapitre 1

Par un samedi ensoleillé du mois d’août, Elizabeth Gordon prenait tranquillement son petit déjeuner tout en ouvrant son courrier quand elle trouva une lettre manuscrite entre une facture et une invitation à un vernissage. Une lettre dont la lecture lui fit renverser son café de saisissement.

Réprimant une exclamation, elle se leva d’un bond et saisit une poignée de serviettes en papier pour en tamponner la lettre. Comme si elle cherchait à absorber les mots sur la page. Comme si elle pouvait les faire disparaître à tout jamais.

« Ma chère Izzy,» Si tu reçois cette lettre, c’est que la date de la réunion

“Dix ans après” de ta classe de terminale est proche. Difficile à croire, non ? Dix ans déjà que tu as quitté le lycée ! Et tu es bien devenue réalisatrice, n’est‑ce pas  ? Peut‑être seulement assistante… ou même… assistante de l’assistant réalisateur. Mais l’essentiel, c’est que tu fasses ce que tu as envie de faire et pas ce que souhaiteraient tes parents. Dis‑moi que tu n’as pas épousé un type qu’ils trouvaient charmant, que tu n’es pas devenue une épouse potiche dans une maison tout droit sortie d’une revue de décoration, avec 2,5 enfants

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parfaits. Parce que si tu as fait ça, Izzy, je ne sais pas ce que je vais devenir.

» J’ai dix‑huit ans, je termine mes études secondaires, je commence la fac en septembre. Je ne suis pas pressée de me marier. Je veux faire quelque chose de génial, d’excitant et de valorisant : je veux travailler dans le cinéma. Toi, tu veux travailler dans le cinéma. Voilà donc notre avenir, ma grande : le monde fabuleux des films ! J’ai tellement hâte d’être toi ! Je meurs d’envie de lire cette lettre dans dix ans et de mesurer ma veine. Parce que j’aurai réussi à faire ce que j’ai choisi alors que tout le monde me disait que c’était impossible !

» Des baisers de toi il y a dix ans,Izzy. »

Izzy relut la lettre une seconde fois  ; cela faisait toujours un choc de se retrouver face à soi‑même. Elle se souvenait maintenant de ce devoir donné par sa prof de littérature en terminale ! Il s’agissait de s’écrire une lettre, en décrivant comment on voyait sa vie dans dix ans. Les copies étaient relevées et seraient postées avec les invitations à la grande réunion des dix ans de la classe. Et dix ans avaient passé…

Lentement, Izzy se rassit. Quelle sensation étrange de retrouver cette Izzy de dix‑huit ans, avec son énergie et sa foi en l’avenir ! Mais où étaient passés ses rêves ? Sans trop s’en rendre compte, elle s’était installée dans une vie bien tranquille… Ou plutôt, elle avait glissé dans une ornière. Ce quotidien ennuyeux, cette routine… Comment, mais comment avait‑elle pu laisser sa vie lui échapper à ce point ? Dans un horrible instant de lucidité, elle mesura soudain à quel point elle s’était écartée de son chemin.

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— Izzy ?Elle retomba brutalement sur terre, une poignée de

serviettes imbibées de café à la main, le regard fixé sur sa meilleure amie et colocataire. Les téléspectateurs qui la voyaient annoncer la météo chaque jour auraient été surpris de découvrir la grande, mince et blonde Shelly Kent en peignoir d’homme, les cheveux en désordre. A l’écran, elle était toujours exquise  ; au quotidien, elle ne se maquillait jamais et choisissait ses vêtements pour leur confort.

— Le courrier est déjà arrivé ? demanda‑t‑elle sans grand intérêt.

— Oui, soupira Izzy, toujours sous le choc.Les années s’envolaient sans que l’on y prenne garde.

Les rêves s’éteignaient sans faire de bruit. Oui, elle avait toujours voulu travailler dans le cinéma, et elle s’était contentée d’un job sans intérêt…

— Izzy, qu’y a‑t‑il ? Tu fais une drôle de tête. Tu t’es pesée, ce matin ? On avait dit que l’on ne monterait plus sur la balance avant…

— Je gère les commandes dans une petite station de câble locale, articula lentement Izzy.

— Et alors ?— Comment cela, et alors ! Je tiens l’inventaire des

films et des émissions. Je fais le planning des coupures publicitaires. Rien de tout cela n’a le moindre rapport avec la réalisation de films d’auteur.

— Et moi, je suis présentatrice météo, pas actrice et encore moins star.

— C’est vrai, mais mon job n’était même pas sur ma liste de ce que j’envisageais de faire plus tard ! La météo était sur la tienne !

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— Seulement si je ne perçais pas en tant qu’actrice. Hollywood ne m’a pas encore appelée mais quand ce jour viendra, je serai prête. D’ici là, je me contenterai des cumulonimbus.

Fataliste, Shelly se servit une tasse de café, redressa et remplit celle de son amie et s’assit à sa place habituelle.

— Je suis sûre que quelqu’un, quelque part, vendrait père et mère pour avoir ton job, ajouta‑t‑elle. Tu ne mesures pas ta chance ! Non, sérieusement, que t’ar‑rive‑t‑il ?

Izzy lui tendit sa lettre, qu’elle tenait toujours à la main.— Lis ! Et dis‑moi quel effet cela te ferait de recevoir

cela dans ton courrier du matin.Shelly parcourut les quelques lignes détrempées et

lui rendit la feuille avec une grimace.— Je me ferais l’effet d’une perdante, admit‑elle.

Surtout si, en arrivant à la réunion de ma classe de terminale, je découvrais que tous les autres avaient réussi au‑delà de leurs rêves les plus fous.

— Merci beaucoup !Shelly repoussa ses cheveux blonds derrière son oreille

et goûta son café.— Non, je plaisante ! Tu n’as aucun souci à te faire,

tous les autres auront aussi revu leurs ambitions à la baisse. Qu’est‑ce que l’on sait de la vie, à dix‑huit ans ? Tu n’avais pas la moindre notion de la difficulté de te faire confier la réalisation d’un film…

— Mais c’est à peine si j’ai essayé  ! Mes parents connaissaient le responsable de la station, qui m’a aussitôt embauchée, et je n’ai plus bougé le petit doigt pour réaliser le moindre projet personnel ! J’ai choisi la

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facilité. Tu avais raison : c’est une attitude de perdante. Oh mon Dieu… Mais au moins, j’ai un petit ami.

L’exclamation moqueuse de Shelly n’était guère valo‑risante ! Izzy allait répliquer quand son amie braqua sur elle un regard bizarre, puis sauta sur ses pieds, remonta les manches de son peignoir, sortit la poubelle de sous l’évier et entreprit de trier son contenu.

— Il y a à manger, tu sais ? lança Izzy. Ce n’est pas parce que nous sommes au régime que tu dois faire les poubelles.

— Très drôle ! Tu sais que hier soir j’ai enfin trié la montagne de publicités et de vieilles revues sur ma table de chevet ? Et j’ai justement besoin… Tu te demandes toujours pourquoi je garde ces paperasses si longtemps, eh bien, voilà la réponse : c’est parce que… Ah ! Je l’ai !

Elle brandit triomphalement une brochure en essuyant soigneusement le marc de café qui la maculait.

— Tu as quoi ? demanda Izzy.— Ta planche de salut ! « Concours de courts‑métrages

documentaires pour les amateurs et les étudiants de cinéma ». Le thème : une facette peu connue de l’his‑toire des Etats‑Unis.

La tasse de café que Izzy allait porter à ses lèvres s’immobilisa brusquement.

Enthousiaste, Shelly ouvrit sa brochure en s’écriant :— Maintenant, voyons, si nous avons de la chance…

Formidable ! Tu as encore quatre jours avant la date limite de soumission des projets !

— Tu as perdu la tête ?— Et toi, tu veux te présenter devant tes anciens

camarades sans avoir rien fait pour réaliser ton rêve ? Tu es prête à affronter la grande présentation PowerPoint

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qu’ils n’auront pas manqué de réaliser, exhibant vos lettres d’il y a dix ans et présentant le parcours de chacun ?

Sans attendre sa réponse, Shelly ouvrit les bras dans un grand geste et poursuivit :

— Je vois le tableau comme si j’y étais. Colonne A, ce que chacun d’entre vous espérait réaliser, avec de superbes graphiques animés. Et en face, une étoile dorée pour la réussite, et pour toi, un petit visage désolé parce que tu as fait la seule chose que tu t’étais suppliée de ne pas faire : te contenter d’un garçon que tes parents trouvent parfait.

Izzy la dévisagea, trop médusée pour réagir.Encouragée par son silence, Shelly enchaîna :— Oh ! Allez, Izzy, tentons notre chance ! Il suffit

de soumettre un résumé de deux pages décrivant le documentaire que nous réaliserons si nous sommes sélectionnées.

— Nous ? articula Izzy d’une voix faible.Shelly lui lança un large sourire.— Oui, nous, ma grande ! Tu veux être réalisatrice,

je veux être actrice. Autant courir après notre rêve à deux !

— Retourne dormir encore un peu, marmonna Izzy en buvant une gorgée de café. Tu délires.

— Pas du tout. C’est une idée absolument géniale ! Puisque nous mourons de faim avec notre régime, cherchons du plaisir ailleurs. Nous nous nourrirons de notre créativité, de notre génie : nous ferons ce film !

« Absurde, pensa Izzy. Totalement stupide. Et telle‑ment tentant ! »

— Que ferons‑nous si nous sommes sélectionnées ? demanda‑t‑elle.

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— Une excellente question !Shelly feuilleta sa brochure, trouva le paragraphe qu’elle

cherchait et lut tout haut, de sa voix de speakerine :— Dix projets seront sélectionnés par un jury. Les

équipes finalistes auront deux mois pour réaliser un documentaire de six minutes sur le sujet présenté dans leur proposition.

— Et le gagnant du concours est annoncé quand ?Shelly se laissa tomber sur sa chaise et fit glisser la

brochure vers elle.— Dix jours après, répondit‑elle avec un grand

sourire. Le concours tout entier sera bouclé en trois mois, donc bien avant ta réunion de classe de terminale. A mon avis, c’est un signe du destin. Tu verras, tu vas tous les épater ! Et peut‑être même que tu…

— Attends ! Je te pose juste quelques questions, je n’ai pas dit que j’acceptais. Tu te rends compte, que dirait Andrew ?

— Andrew dirait que tu te comportes de façon irresponsable et impulsive et que tu n’as pas l’ombre de l’ombre d’une chance de gagner. Il ajouterait, et je cite : « A quoi bon te présenter à ce concours, ma chérie ? Si jamais tu étais sélectionnée, tu aurais moins de temps libre pour être la femme parfaite que je souhaite retrouver pendant mes loisirs. »

Shelly reprit sa tasse de café et conclut avec énergie :— Mais on se fiche de ce que dirait Andrew !— Mais je…— Si ! Tu t’en fiches ! Enfin, Izzy, c’est la chance

du siècle. Toi, tu tiens l’occasion de réaliser un film, et moi de paraître à l’écran pour parler d’autre chose que du temps qu’il fait !

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Izzy se mordit la lèvre. Elle n’avait plus d’argu‑ments à opposer à son amie. Et puis, elle devait bien reconnaître que l’idée faisait peu à peu son chemin en elle… Mais Shelly venait‑elle d’avoir un trait de génie ou perdait‑elle complètement la tête ? La frontière était parfois si mince…

— Tu te rends compte du coup de pouce que ce serait pour ta carrière ? reprit Shelly. Imagine que nous remportions ce concours ! Toutes ces portes qui s’ouvriraient à nous !

Sans répondre, Izzy se leva et se mit à arpenter nerveusement leur petite cuisine ensoleillée. Shelly avait un tel talent pour sauter à des conclusions… insensées ! Elle, elle voulait évaluer cette proposition posément, d’une façon réaliste, mais son amie ne lui en laissait pas le temps.

— Et nous pourrions gagner  ! poursuivait‑elle. Ga‑gner. C’est une grande occasion. Notre chance à saisir tout de suite. Tu échapperais à ta routine, moi à la météo ! Le rêve, non ? Je nous vois déjà toutes les deux en haut de l’affiche ! Allez, Izzy ! Fais ça pour moi !

— A t’écouter, ce serait facile, mais quel…— Izzy, une seule question : qu’est‑ce que l’on a à

perdre ?Et la réponse, bien sûr, était  : rien du tout. Elles

pouvaient parfaitement tenter leur chance. Le pire qui pouvait leur arriver était de contrarier Andrew, et si elles étaient sélectionnées, la mauvaise humeur d’Andrew serait le moindre de leurs soucis. Izzy se vit soudain expliquer à ses anciens camarades de classe qu’elle était parvenue en finale, ou mieux encore  : qu’elle avait remporté un concours national de films documentaires !

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— Tu as raison, articula‑t‑elle. Nous n’avons rien à perdre, tout à gagner.

Elle prit une grande respiration et éclata de rire.— Nous allons rédiger une proposition ! lança‑t‑elle.— C’est vrai ? Tu es partante ?Shelly bondit vers elle pour la serrer dans ses bras.— Tu es la meilleure !— Oui, je sais, moi aussi, je t’aime, répliqua Izzy en

riant de plus belle. Bon, déjà, choisissons notre sujet. Deux pages, c’est bien cela ? Sur un thème typique‑ment américain, un aspect ignoré de notre histoire, une particularité culturelle ?

— C’est cela. Tu as une idée ?— Non. Qu’est‑ce qui est typique, bien de chez

nous ? Un sujet sur les sportifs, les athlètes ?— Non, ce serait trop masculin et il y aura peut‑être

des femmes dans le jury.— La cuisine, les spécialités régionales ?— Il y aura peut‑être des hommes dans le jury. Et

puis ce serait d’un ennui !Elles passèrent plusieurs minutes à évoquer des idées

pour les repousser aussitôt. Cet effort intellectuel soutenu ouvrit l’appétit de Shelly qui mit du pain à griller et le saupoudra de cannelle. Tout en tendant sa part à Izzy, elle demanda :

— Et cette propriété qu’ont tes parents au fin fond du Wisconsin, tu sais bien, le centre de vacances ? L’endroit regorge de traditions rustiques américaines, non ?

Izzy haussa les épaules en mordant voracement dans la minuscule tranche de pain autorisée par leur régime.

— Mes parents ne possèdent pas l’Ours, seulement la forêt dans laquelle il est construit, et ils comptent

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vendre le domaine. Ne me regarde pas comme ça, l’endroit s’appelle « Le Camp de l’Ours gris » et nous l’avons toujours appelé « l’Ours ». Mon arrière‑arrière‑grand‑père avait signé un bail de cent ans avec un ami à lui, et ce bail arrive à échéance.

— Aha ! Un angle intéressant !— Tu trouves ? Le chargé d’affaires de mes parents

dit que l’Ours commence sérieusement à se délabrer. Je ne vois pas l’intérêt d’un documentaire sur un centre de vacances en ruine.

— Effectivement…Elles grignotèrent leur toast en silence, leur enthou‑

siasme quelque peu retombé. Devenir célèbre n’était peut‑être pas à la portée de tout le monde, finalement.

Izzy, le regard perdu dans le vague, pensa soudain à son grand‑père et aux histoires qu’il aimait raconter sur la jeunesse de son propre père. Des histoires sur…

Elle se redressa, les yeux brillants.— A moins… A moins que le documentaire ne

soit pas sur le Camp de l’Ours, mais sur les gangsters !— Quels gangsters ?— Mon grand‑père m’a souvent raconté des anec‑

dotes que lui racontait son propre père sur sa jeunesse dans les années 1920. D’après lui, les gangsters de Chicago venaient dans le nord du Wisconsin pour leurs vacances, et…

— Tu veux dire, des personnages comme Al Capone ?— Oui ! Et John Dillinger, et Baby Face Nelson, et…— Tu plaisantes ? Ils sont venus à ton Ours, je veux

dire ton centre de vacances ?— Il n’est pas à nous et…

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— Oui, d’accord, seulement la forêt. J’ai compris, et on s’en moque ! Alors, ils sont venus ?

— C’est ce que mon grand‑père affirmait. Bien sûr, c’était un conteur‑né et je ne suis pas sûre que…

— Mais c’est génial  ! Entre deux règlements de comptes, les gangsters de Chicago venaient se détendre dans les bois sauvages du Wisconsin. Izzy, c’est un sujet fabuleux !

Shelly saisit la brochure, d’un geste si vif qu’elle renversa son café, et inonda pour la seconde fois la lettre écrite par Izzy, dix ans plus tôt. Elles bondirent ensemble pour l’éponger et Shelly s’exclama :

— J’ai une prémonition ! Il va nous arriver de bonnes choses, une éclaircie très nette, un bel ensoleillement !

Gib Murphy avait toujours su que, tôt ou tard, ce bail leur créerait des problèmes. Ce jour‑là, il avait espéré se trouver à l’autre bout du monde mais malheureusement, le destin en avait décidé autrement.

Il émergea de la fraîcheur des bois touffus au grand soleil qui régnait sur la plage du lac Menkesoq et, quelques instants plus tard, son grand‑père et son jeune frère, Matt, débouchaient à leur tour du sentier. Epaule contre épaule, ils contemplèrent en silence ce panorama face auquel la famille vivait depuis cinq générations. Ils se ressemblaient beaucoup tous les trois, malgré leurs âges qui s’échelonnaient sur un demi‑siècle : grands et solides, avec les mêmes yeux gris et les mêmes cheveux noirs bouclés… Non, la tignasse de Pete, leur grand‑père, était d’une blancheur de neige aujourd’hui, et pour la première fois, Gib le trouva vieilli. Ses épaules

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commençaient à s’affaisser, ses gestes se faisaient moins vigoureux. Et sa charge de travail restait toujours aussi écrasante.

Le soleil d’août cognait dur. C’était une journée idéale pour rouler à vélo dans la forêt ou pour grimper aux arbres ; une journée parfaite pour nager dans le lac jusqu’à l’épuisement et revenir s’étendre sur son drap de bain pour contempler le ciel en se demandant quel effet cela ferait de piloter une soucoupe volante. Malheureusement, Gib n’était plus un gamin en vacances, et son grand‑père venait d’évoquer la question qui les inquiétait tous.

— Voilà un siècle que notre famille loue les bois aux Gordon, dit le vieil homme, ses sourcils blancs froncés sous sa casquette de base‑ball. Et maintenant, ils parlent de vendre. Au bout de cent ans d’histoire partagée.

Il semblait profondément peiné, presque découragé. Gib réprima une grimace. D’un ton beaucoup plus neutre, Matt ajouta :

— Si la forêt est vendue, les bâtiments deviennent la propriété de l’acheteur. Ce sera la fin de l’Ours.

Gib le considéra, pensif. Matt était‑il capable de prendre la situation en main ? Plus mince que lui et leur grand‑père, la tignasse en désordre, il gardait, à vingt ans, l’air dégingandé d’un adolescent.

— Vous avez proposé de renégocier le bail ? demanda Gib.

— Pépé a essayé, mais il n’a même pas pu parler direc‑tement à Gordon. Tous passe par son chargé d’affaires.

— C’était plus simple quand nous traitions direc‑tement avec le vieux Joe Gordon.

Leur grand‑père se pencha avec raideur pour ramasser

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une branche morte tombée sur le sable et la jeter dans le foyer qui servait pour les barbecues et les soirées en plein air qu’ils organisaient pour les clients tout au long de l’été.

— A la mort de Joe, c’est son fils qui a hérité, pour‑suivit Pete. Je crois bien que nous n’avons plus vu un seul membre de la famille ici depuis vingt ans, ajouta‑t‑il avec un petit rire désabusé.

— Ils vivent à Saint‑Louis, précisa Matt. Ce n’est pas la porte à côté.

Gib hocha la tête. Voilà pourquoi il revenait si rarement à l’Ours : à chacune de ses visites, la famille affrontait un nouveau désastre. Et le stress, il en avait déjà eu plus que sa part en tant que photographe de presse en mission en Iraq ! Troublé, il fronça les sourcils et s’efforça de comprendre la situation.

— S’ils sont vraiment décidés à vendre, le bail vous donne la priorité pour acheter, non ? demanda‑t‑il.

— Non, seulement la priorité dans le cas où nous faisons une offre équivalente à toute proposition sérieuse reçue par le propriétaire. Autrement dit, si nous offrons autant qu’un acheteur potentiel, c’est nous qui rempor‑tons l’affaire.

Soulagé, Gib retrouva le sourire.— Alors tout va bien, il n’y a pas de raison de pani‑

quer. Ils n’ont même pas encore mis la propriété sur le marché, et si nous…

Alerté par l’expression de son grand‑père, il s’inter‑rompit avant de demander :

— Dis‑moi qu’ils n’ont pas déjà eu une offre.Son grand‑père fit la grimace et, pour la seconde fois,

Gib le trouva vieilli. Ses yeux très clairs étaient toujours

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aussi limpides mais son visage semblait beaucoup plus marqué que dans son souvenir. Comme il ne répondait pas, il s’écria :

— Nom de Dieu ! Vous allez m’obliger à deviner ce qui se passe ? Vous ne voulez pas vous décider à tout m’expliquer ? Les Gordon ont eu une offre avant même de mettre le bien en vente, alors que le bail a encore six mois à courir, c’est ça ?

Son grand‑père hocha la tête.— Oui. Un promoteur les a contactés. Il a dû penser

qu’il lui faudrait au moins six mois pour conclure l’af‑faire et obtenir les autorisations nécessaires.

— Donc, précisa Matt, il pose les premiers jalons, et dès que le bail arrivera à échéance, son projet sera prêt à rouler.

Gib serra les dents. C’était encore pire que ce qu’il supposait. Le cœur serré, il demanda :

— Combien de temps nous reste‑t‑il pour faire une offre équivalente ?

Son grand‑père pinça les lèvres.— Le bail nous donne trente jours, mais…— Un mois !— En fait, vingt‑trois jours, maintenant, murmura

Matt.— Bon sang ! s’exclama Gib. Et vous avez demandé

un prêt à la banque ?Un long silence lui répondit. Il regarda tour à tour

son frère et son grand‑père.— Eh bien ? lança‑t‑il d’un ton sec comme aucun

des deux ne semblait vouloir lui répondre.— Oui, finit par lâcher son grand‑père. Nous sommes

allés les voir et ils ont refusé tout net. Gib, nous sommes

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au pied du mur. Si nous ne trouvons pas une solution pour racheter le domaine…

Il ne termina pas sa phrase et regarda fixement le lac.Gib soupira. Pourquoi avait‑il cru pouvoir se reposer

ici ? Pourquoi avait‑il cru y trouver le calme dont il avait tant besoin ?

— Et comment vont les affaires ? se résigna‑t‑il à demander.

— Disons… moins bien qu’autrefois, répondit Matt avec raideur.

— Nous ne sommes plus au bon vieux temps, quand nous étions pleins à craquer tout l’été, précisa leur grand‑père.

Les épaules du vieil homme se voûtèrent un peu plus. Il grogna :

— J’en viens à me dire que pour garder la tête hors de l’eau, la seule solution est de faire des affaires par ailleurs…

— Surtout pas ! le coupa Gib d’un ton sans réplique. Combien de fois est‑ce que je vais devoir te le dire : tu dois absolument laisser tomber tes petites combines. Tu n’as pas le droit de prendre des paris…

— J’ai laissé tomber ! Mais si nous avons besoin de fonds…

— Nous n’aurons plus du tout besoin d’argent si tu te fais prendre ! Tout sera beaucoup plus simple : tu iras en prison, et Mélé Catherine et Matt se retrouveront à la rue.

— Gib, je ne m’occuperais que de petits joueurs, se défendit Pete. Quelques paris sur le base‑ball, déposés par des types du coin, rien de bien important. Ta grand‑mère…

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— Ne cherche pas à me faire croire que Mélé approuve ! Recommence à faire le bookmaker pour les paris clandestins et, tôt ou tard, tu te feras prendre. Et cela te fera une belle jambe d’avoir réussi à racheter les bois !

Exaspéré, Gib se tourna vers son frère.— Enfin, Matt, comment peux‑tu seulement le

laisser envisager une bêtise pareille !Matt leva les yeux au ciel.— Parce que tu crois qu’il m’écoute ?— Tu pourrais menacer de le dénoncer ! Ou dire que

tu vas mettre Mélé au courant, cela devrait suffire à…— Pas du tout ! le coupa son grand‑père. Cela ne

changerait rien. Je ferais n’importe quoi pour garder l’Ours. Pour qu’il reste dans notre famille !

Le vent tourna brusquement et une rafale plus fraîche balaya la surface du lac. « Comme un présage », se dit Gib, qui serra les dents en pensant au tableau idyllique qu’il avait espéré trouver ici. La forêt sauvage, les sorties sur le lac, la bonne cuisine de sa grand‑mère. Un environnement apaisant où il pourrait se remettre en douceur de la blessure rapportée d’Iraq. Un lieu où il pourrait oublier tous les mauvais souvenirs. Où il pourrait redonner une nouvelle impulsion à sa vie brisée.

— De toute façon, la question n’est pas là, reprit Matt.— Ton frère a raison, Gib. Nous devons trouver des

fonds. Cela représente une grosse somme.Gib leur tourna le dos, s’avança sur la petite jetée de

planches et s’immobilisa tout au bout en contemplant l’eau que le vent commençait à froisser. S’ils perdaient l’Ours, ses grands‑parents et son frère n’auraient plus ni toit ni gagne‑pain. Matt s’en sortirait toujours, mais

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leurs grands‑parents ? Ils étaient trop âgés pour repartir de zéro. Il fit brusquement volte‑face et lança :

— Qu’ont‑ils dit exactement, à la banque ? Pourquoi ont‑ils refusé ? Il me semblait que Bill Campbell avait été promu responsable d’agence il y a quelques années. Vous auriez dû vous adresser directement à lui !

Son frère et son grand‑père le regardèrent en silence comme s’il venait de dire une énorme bêtise. Frustré, il détourna les yeux. La forêt descendait presque jusqu’à la berge du lac mais entre les arbres immenses, il distin‑guait le bâtiment principal du Camp de l’Ours gris : une grande et belle maison de rondins, vieille de près de cent ans, surélevée sur de massives fondations de pierre. Une volée de marches menait à la grande véranda qui s’étirait sur tout un côté de la maison, les larges baies de la salle à manger s’ouvraient de l’autre côté. Au‑dessus, l’étage supérieur abritait des chambres pour les clients et l’appartement réservé à la famille. Des chalets de bois nichés ici et là sur le domaine permettaient d’accueillir familles, couples, bandes d’amis.

L’Ours était un véritable paradis, caché dans la forêt millénaire qui s’étendait jusqu’au Canada. Une tranche de nature pure et brute où les citadins fatigués pouvaient venir se ressourcer. Mais soudain, alerté par le tableau, aussi incomplet soit‑il, qu’on lui brossait de la situation, Gib trouva les bâtiments un peu décrépis, le paradis un peu poussiéreux. Cela ne l’avait pas frappé tout d’abord mais maintenant qu’il regardait mieux, tout ici était vieillot, fatigué. Mal entretenu peut‑être ? Et d’après son grand‑père et son frère, les clients se faisaient désirer. Au fond, il comprenait très bien pourquoi ils n’avaient pu obtenir leur prêt à la banque.

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Tandis qu’il réfléchissait en contemplant cette maison si belle où il avait grandi, une voiture bleue émergea en cahotant du chemin d’accès et s’arrêta brusquement au bas des marches. Deux jeunes femmes en descendirent, regardèrent autour d’elles et grimpèrent l’escalier, en s’arrêtant au passage pour caresser Rascal, le golden roux de la maison. Avec un peu de chance, ce serait des clientes et non des créancières !

— Bon, j’ai compris, reprit Gib dans un grand soupir. La banque refuse de parier sur vous parce que vous n’avez pas suffisamment de réservations, et vous n’avez pas suffisamment de réservations parce que l’Ours commence à avoir l’air délabré.

— C’est à peu près ça, admit Matt avec une grimace.— Plus ou moins, ajouta leur grand‑père.— Pourquoi ? Il y a autre chose ?Cette fois, ils allaient lui dire la vérité, toute la vérité,

même s’il devait la leur arracher de force !— Bon. Je vous écoute, laissa‑t‑il tomber. Ils préfèrent

qu’un promoteur rachète le domaine pour monter des logements pour les estivants ? Comme ils l’ont fait sur le lac Elk Trail, comme ils le font avec tous les vieux centres de vacances ? Parce que ce sera bon pour le commerce local ?

Pas de réponse. Hors de lui, il cria :— C’est cela ? Bill a clairement dit que…— Du calme, Gib.Matt enfonça les poings dans les poches de son

bermuda et creusa le sable du bout de sa sandale avant de se décider à parler :

— Ils ne tiennent pas à voir d’immeubles modernes ici, il préférerait garder le vieil Ours.

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Il poussa un soupir, et ajouta d’un trait :— Le problème, c’est qu’ils pensent que ni Pépé ni

moi… Enfin, les affaires marchent mal, ils voudraient des… garanties.

Gib sentit ses entrailles se crisper. Sûr que la réponse n’allait pas lui plaire, il demanda toutefois :

— Quelles garanties ?— La garantie que l’Ours recommencera à faire

des bénéfices.— Et comment croient‑ils que vous pouvez retourner

la situation en vingt‑trois jours ?— Ils veulent que nous embauchions un gérant. Et

nous n’avons pas les moyens de le payer…Gib agita la main pour le faire taire. Il était là depuis

peu de temps et il en avait déjà assez entendu. C’était un réel effort pour lui de se projeter dans la réalité qu’affrontait sa famille. Pour lui, l’Ours était un refuge hors du monde, pour eux, une entreprise au bord du gouffre.

Et il était incapable de réfléchir à d’éventuelles solu‑tions. Il était encore traumatisé par sa dernière mission en Iraq, si fatigué que cette avalanche de problèmes le laissait sans réaction.

— Que comptez‑vous faire ? demanda‑t‑il au bout d’un instant.

Matt haussa les épaules.— J’ai téléphoné au Guide vert du Wisconsin pour

leur rappeler qu’ils n’ont pas parlé de nous depuis des années. Ce serait peut‑être un moyen d’attirer des clients.

— Tu parles  ! lança Gib, moqueur. La dernière mention de l’Ours dans le Guide doit remonter à dix ans, et si je me souviens bien, nous n’avions eu que

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trois étoiles. Aujourd’hui, c’est tout juste s’ils nous en accorderaient deux et, de toute façon, le prochain Guide ne sortira pas à temps pour nous sauver !

Le silence retomba sur la petite plage, seulement troublé par le bruissement du vent dans les arbres proches.

— Nous nous en sortions bien quand tu travaillais ici, dit enfin son grand‑père.

Gib tressaillit. Non  ! Il avait déjà donné. Il était devenu photographe pour échapper à la monotonie de cette vie, pour voir du pays. Il ne pouvait pas être question pour lui de revenir en arrière et de prendre la gestion de l’Ours en main. Sa carrière comptait trop pour lui. Pour l’instant, il avait besoin de contempler ce ciel, ce lac et cette forêt, mais un jour prochain, il repartirait en mission à l’autre bout du monde. Et il serait heureux de repartir.

— Un gérant pour quoi faire ? demanda‑t‑il. Personne ne connaît l’Ours comme vous deux !

— Oui, mais nous attirons de moins en moins de monde, répondit son grand‑père. Depuis un an ou deux, c’est carrément catastrophique. Bill pense qu’un nouveau gérant saurait dépoussiérer notre image.

Gib se tourna vers son frère.— Je croyais que tu devais décrocher un diplôme de

gestion hôtelière en prenant des cours pendant l’hiver.Il vit Matt éviter son regard.— Bon sang, Matt, tu n’as suivi aucun cours ? Tu ne

t’es même pas inscrit, je parie ? Je vois, c’est typique ! Si tu consentais à descendre de tes skis en hiver pour entretenir un peu les chalets !

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Hors de lui, il s’éloigna de quelques pas et prit le ciel immense et la forêt à témoin.

— Merci pour le cadeau de bienvenue ! s’écria‑t‑il. Vous m’avez tendu un piège et, moi, je suis tombé dedans.

— Ce n’est pas un piège, rétorqua son grand‑père.— Ah non ? Dans ce cas, pourquoi ne pas m’avoir

téléphoné la bonne nouvelle il y a une semaine ?— Nous ne voulions pas t’ennuyer avec ça, murmura

le vieil homme en détournant la tête.— On pensait que ce serait plus facile de t’expliquer

tout cela en face, renchérit Matt.— Et plus difficile pour moi de refuser ? répliqua

vivement Gib d’un ton sec.— Nous te faisons juste une proposition, poursuivit

leur grand‑père d’un ton ferme et calme. Rien ne t’oblige à l’accepter. Nous savions que tu serais avec nous quelque temps, et nous avons pensé que tu serais peut‑être content de nous donner un coup de main.

Gib saisit une pierre nichée dans le sable et la lança de toutes ses forces vers le lac. Quand elle frappa l’eau, des gouttes jaillirent en corolle, comme une grenade à fragmentation.

— Je regrette, articula‑t‑il, les dents serrées. Je suis désolé de découvrir dans quelle situation vous vous trouvez, et je ne voudrais pas voir l’Ours passer entre d’autres mains. Mais que croyez‑vous que je puisse faire ? En trois semaines ?

Il lança un autre caillou dans l’eau.— Pourquoi ne pas appeler les Gordon pour leur

exposer le problème ? reprit‑il. Dites‑leur que quels que soient les termes du bail, trente jours ne représentent

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pas un préavis suffisant alors que nos deux familles travaillent la main dans la main depuis un siècle !

— Tu pourras le leur dire toi‑même, répondit son grand‑père. Leur fille Elizabeth Gordon arrive aujour‑d’hui même.