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Gaston Bachelard [1884-1962] (1973) Étude sur l’évolution d’un problème de physique. La propagation thermique dans les solides. Un document produit en version numérique par Daniel Boulagnon, bénévole, professeur de philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain en France Page web. Courriel : [email protected] Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http ://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web : http ://bibliotheque.uqac.ca/

Étude sur l'évolution d'un problème de physique. La propagation

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Gaston Bachelard [1884-1962]

(1973)

Étude sur l’évolutiond’un problème de physique.La propagation thermique

dans les solides.

Un document produit en version numérique par Daniel Boulagnon, bénévole,professeur de philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain en France

Page web. Courriel : [email protected]

Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de ChicoutimiSite web : http ://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

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LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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Cette édition électronique a été réalisée par Daniel Boulagnon, professeurde philosophie au lycée Alfred Kastler de Denain (France)

à partir de :

Gaston Bachelard

Étude sur l’évolution d’un problème de physique. Lapropagation thermique dans les solides.

Paris : Librairie philosophique Vrin, seconde édition, 1973, 184pp. Collection : “L’histoire des sciences. Textes et études.” Pré-face de A. Lichnerowicz.

Polices de caractères utilisée : Times New Roman, 14 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 11 novembre 2016 à Chicoutimi, Ville deSaguenay, Québec.

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Gaston Bachelard

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides.

Paris : Librairie philosophique Vrin, seconde édition, 1973, 184 pp.Collection : “L’histoire des sciences. Textes et études.” Préface de A.Lichnerowicz.

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Gaston Bachelard

Étude sur l’évolutiond’un problème de physique.

La propagation thermiquedans les solides.

Préface de A. Lichnerowicz.

Professeur au Collège de France

Seconde édition

Paris : Librairie philosophique Vrin, 1973, 184 pp.

Collection : “L’histoire des sciences. Textes et études.”

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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

À LA LIBRAIRIE VRIN :

La formation de l’esprit scientifique : Contribution à une psychanalyse de la con-naissance objective.

Étude sur l’évolution d’un problème de Physique : la propagation thermique dansles solides.

La valeur inductive de la relativité.

Le Pluralisme cohérent de la Chimie moderne.

Les intuitions atomistiques.

Études.

Essai sur la connaissance approchée.

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Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Table des matières

Préface [1]

Chapitre I. La formation des concepts scientifiques au XVIIIe siècle [7]

Chapitre II. L’expérience et le calcul de Biot [25]

Chapitre III. Le problème de Physique mathématique dans Fourier [33]

Chapitre IV. A. Comte et Fourier [55]

Chapitre V. L’intuition et la construction de Poisson [73]

Chapitre VI. D uhamel : Les premières équations relatives aux milieux cristal-lins [89]

Chapitre VII. Les recherches expérimentales dans les milieux cristallins [94]

Chapitre VIII. M. Boussinesq : L’hypothèse de la nature dynamique de la chaleurdans le problème de la propagation [133]

Chapitre IX. L’hypothèse cinétique dans les solides et l’expérience [151]

Conclusion [157]

Index des noms propres [179]

Liste des principaux ouvrages cités [181]

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Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

PRÉFACE

Retour à la table des matières

Je suis le premier surpris d’avoir été conduit à écrire une pré­facepour ce précieux petit livre de Gaston Bachelard, paru en 1927 et quise passerait bien de cette inutile introduction puisqu’il demeure clas-sique pour tous ceux qui ont réfléchi sur la physique mathématique etqui ont eu le bonheur de le lire. Au maître et à l’ami disparu, je devaiscet hommage d’une admiration à laquelle les années n’ont puqu’ajouter : aux temps des développements les plus sophistiqués de lamécanique quantique et de la relativité, ce livre reste étonnammentnotre contemporain. La modestie voulue du titre ne doit pas nous leur-rer ; tous les grands problèmes de la physique mathématique se trou-vent là présents et cette question : Comment une physique mathéma-tique est-elle, même, possible ?

Dans sa conclusion, Bachelard dit : « On peut sans doute déclarerqu’on a, peu à peu résumé et généralisé l’expérience. Mais il semblebien que la méthode de la physique mathématique aille beaucoup plusavant... Si la théorie n’était qu’une organisation économique, si ellen’avait de règles qu’en vue de la commodité ou même de la clarté, elletravaillerait sur les résultats expérimentaux à la simple manière d’unemnémotechnie... Apte à économiser, elle n’aurait aucune force pouracquérir... La théorie mathématique nous a paru inventive dans sonessence... Cette prévision qui part d’une mathématique réussit physi-quement et entre dans l’intimité du phénomène. Il ne s’agit pas d’une

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généralisation, mais au contraire, en devançant le fait, l’idée découvrele détail et fait surgir les spécifications. » Et ailleurs : « Quand nousvoyons la prévision dépasser en somme la connaissance, nous noussentons sur le terrain solide de l’objectivité. »

Voici ce qu’il fallait analyser, mettre en évidence : Comment unsavoir parvient-il à se constituer en une science qui le déborde detoute part et nous livre la seule sorte d’intelligibilité admise désormaispar l’homme ? Et la physique mathématique est, pour ce problème,l’archétype. Au sein de cette physique mathématique, Bachelard aadmirablement choisi son thème central, du double [ii] point de vuehistorique et philosophique. Un thème était nécessaire, ne fut-ce quepour montrer que ce thème n’était pour Bachelard, et pour la scienceelle-même, qu’un prétexte privilégié, une source intense de curiosité.Mais si, comme Bachelard le pense, une science du général estd’abord une science superficielle, il en est certaine­ ment de mêmepour une épistémologie du général. C’est le thème qui permet deprendre de la profondeur. Un tel thème devait être à la fois assez richeet assez limité, pour permettre de voir jouer méthodes et points devue, dans une interaction suffisamment proche. Il importait aussi quel’instrument mathématique ne soit pas à créer de toutes pièces, pourpouvoir interroger vraiment la physique mathématique et non les ma-thématiques elles-mêmes. Du thème choisi, la théorie de la propaga-tion de la chaleur, Tyndall dit au terme du voyage : « J’ai appelé laphysique de la chaleur une philosophie naturelle, sans vouloir res-treindre ce mot philosophie à la question de la chaleur. En réalité cetterestriction est impossible : car la connexion de l’agent chaleur avectoutes les autres énergies de la nature est telle que, quand on l’a biendominé, on domine en même temps tout le reste ». J’ajouterai quec’est le domaine de la physique où les probabilités devaient naturel-lement s’introduire le plus tôt.

Il a fallu à peu près un siècle aux plus brillants savants du XIXe,Biot, Fourier, Poisson, Lamé, Boussinesq pour dénouer la complexitédes apparences de la propagation de la chaleur dans les solides, tresserle réseau des concepts physiques efficients et des instruments corres-pondants de mathématification et, du réel particulièrement confus queconstituent les phénomènes calorifiques, parvenir à une intelligencesimultanée des domaines élastiques, lumineux et thermioncs au seindes cristaux eux-mêmes.

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À l’aube du XIXe siècle, la mécanique, d’abord céleste puis ter-restre, est mûre dans ses aspects macroscopiques et elle a conduit àl’élaboration de l’analyse mathématique, sous son double aspect diffé-rentiel et intégral. C’est cet instrument qui va permettre l’explosion dela physique mathématique. La théorie du potentiel (gravitationnel ouélectrique) est en fait proche d’une statique et privilégie l’équation deLaplace, équation aux dérivées partielles de type elliptique qui serapartout présente dans les problèmes d’équilibre isotropes. Il n’y apoint là d’ondes et c’est ce à quoi remédieront Maxwell en ce quiconcerne l’électromagnétisme, Einstein en ce qui concerne la gravita-tion. Mais déjà les cordes vibrantes et membranes, la propagation desondes sonores ou élastiques mettent en évidence les équations de typehyperbolique qui sont, pour nous, la traduction mathématique desphénomènes d’ondes. C’est de l’étude de la thermique que va surgir lanotion même de diffusion liée à [iii] l’équation de type paraboliquequi voit le jour avec Biot et Fourier. On sait l’importance de nos joursde ce type d’équation et sa connexion profonde avec les processusprobabilistes, en particulier avec les différents aspects des mécaniquesstatistiques. Le fait que l’équation de Schroedinger non relativiste estde type parabolique a été l’une des voies suggérant l’interprétationprobabiliste de la mécanique quantique ; Fourier n’aurait pas été dé-paysé devant l’équation de Schroedinger.

** *

L’analyse historique du processus de conquête du réel met en évi-dence le spectre des méthodes d’approche et celui, si j’ose dire, desmorales scientifiques : rôles spécifiques des expériences privilégiées,des bases figuratives, des entreprises mathématiques, stratégied’ensemble. Les ambitions des uns se trouvent qualifiées de chimèrespar les seconds... juste avant d’être accomplies par les troisièmes.

Biot, le premier, s’efforce de poser le problème en termes aussiphénoménologiques que possible, parvient à écrire l’équation diffé-rentielle unidimensionnelle correspond ante (problème de la barre) et,après intégration, compare directement la solution à l’expérience parun mode opératoire d’une grande intelligence et d’une simplicité vou-

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lue. Expérience et approche mathématique sont ici au même niveaud’intelligibilité.

Fourier sait déjà distinguer clairement ce qu’en termes contempo-rains, on nommerait le système différentiel, les conditions aux limiteset les conditions initiales et sait aussi quels rôles leur faire jouer. C’estsur la « conservation de la chaleur » qu’il s’appuie pour écrire, pour lapremière fois, l’équation fondamentale tridimensionnelle à partir de laseule considération des conductibilités thermiques et chaleurs spéci-fiques (supposées constantes), dans une approche dont Bachelardmontre combien elle se veut « positive » avant la lettre et quelle in-fluence elle exerce sur Comte. Mais l’équation de Fourier suppose lemilieu isotrope et homogène. C’est pour représenter les solutions del’équation qui correspond au problème de l’anneau que Fourier va in-troduire les séries trigonométriques, prototype de ces développementsen séries de fonctions orthogonales adaptées aux conditions aux li-mites, qui vont jouer depuis lors un tel rôle dans toute la physique ma-thématique. C’est à celle occasion qu’il commencera à distinguercomment le processus régularise instantanément l’arbitraire d’une dis-tribution initiale éventuellement discontinue.

[iv]

C’est sans doute avec Poisson et Lamé que la physique mathéma-tique va prendre conscience de la large nécessité de ses ambitions etdes moyens de les assumer. Poisson se donne pour tâche de tirer « parun calcul rigoureux toutes les conséquences d’une hypothèse généralesur ta communication de la chaleur ». Bien que la liaison première duschéma et du calcul soit plutôt confuse, son approche se veut beau-coup plus universelle et unitaire que celle de Fourier et se gardejusqu’au bout d’hypothèses simplificatrices. C’est ainsi qu’il parvientà écrire l’équation correspondant à une conductibilité fonction de latempérature, équation que nul procédé inductif ne permettraitd’extraire de l’approche de Fourier.

Quant à Lamé, il semble le premier à faire interférer, pour les mi-lieux cristallins, les domaines élastiques, lumineux et thermiques ausein d’une large synthèse mathématique qui laisse subsister volontai-rement tous les possibles. La science ne se définit plus ici par l’étuded’un champ déterminé de phénomènes (ici caloriques), mais parl’unité du modèle mathématique pour différents champs qui se prêtent

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un mutuel appui. La démarche de Lamé semble marquer une véritablerévolution épistémologique : « ce que ses prédéces­seurs firent parchance, Lamé veut le faire par principe » — et poser sciemmentl’approche mathématique comme méthode d’invention. Pour lui,comme pour nous-mêmes, la démarche féconde est celle qui, motivéepar certains champs de phénomènes suffisamment débroussaillés pourque des concepts physiques efficaces aient été dégagés, pose des pos-tulats aussi larges que possible, fait fonctionner longuement et puis-samment la machine mathématique et ne reprend terre que suffisam-ment loin, pour des expériences que la vue primitive n’aurait jamaissuggérées. C’est alors seulement qu’il y a science. En développantcette ambition, on doit disposer d’instruments mathématiques quin’amènent pas à des simplifications de facilité, extrinsèques aux phé-nomènes, et nous voyons Lamé, se méfiant des trièdres trirectanglesusuels de référence, développer la théorie et l’emploi des coordonnéescurvilignes. C’est en fait à la cristallographie que la physique mathé-matique doit aussi bien l’introduction de la notion de tenseur (Voigt)que l’usage systématique de ces coordonnées arbitraires dans les ap-plications classiques (en mécanique, élasticité, thermique) culminanten 1900, dans le célèbre mémoire de Ricci et Levi-Civita qui préparela relativité einsteinienne de 1915.

Enfin c’est à partir de l’analyse énergétique de Boussinesq que Ba-chelard étudie l’interprétation des phénomènes calorifiques en termesde cette mécanique statistique qui, venue des gaz, a gagné solides etcristaux. Probabilités d’une part, théorie des groupes de [v] symétried’autre part vont manifester leur puissance. Si l’on y ajoute les « théo-rèmes d’existence » dont Bachelard analyse le rôle de tests de cohé-rence des modèles mis en jeu, tous les acteurs sont désormais présentspour le développement contemporain de la physique mathématique :concepts physiques généraux (énergie, courant, flux, champs, etc.) etces instruments mathématiques, principalement liés à l’analyse fonc-tionnelle, qui vont faire du traité de Courant et Hilbert sur les mé-thodes de la physique mathématique (en tout point classique) le livrede chevet des quanticiens et des relativistes. L’homogénéité des ap-proches théoriques trouve là sa meilleure preuve. La pleine intelli-gence des phénomènes caloriques suppose et entraîne désormais uneintelligence presque complète des ressorts de la physique.

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Deux points sont toujours présents dans les analyses de Bachelard,auxquels il appartient à tous les épistémologues de réfléchir : le rôledes « bases figuratives » porteuses d’intuition et de motivation, et lapermanence des modèles mathématiques obtenus, par rapport àl’évolution et à la mort d’êtres de raison dont beaucoup sont devenuspour nous inintelligibles. Jusqu’à Fourier, le « calorique » commefluide est la pensée commune ; pour Poisson il est constitué de molé-cules dont on veut tout ignorer, sauf quelques propriétés « externes ».Mais déjà tout cela n’est en fait, pour eux-mêmes, qu’images contin-gentes et l’on voit les savants de ce temps refuser explicitement« toute hypothèse sur le principe de la chaleur ». Le calorique meut tpeu à peu comme fluide « réel » ; il n’est vraiment remplacé dans sonrôle qu’aux temps de la mécanique statistique et l’on comprend alors,mais alors seulement, pourquoi l’introduction d’un tel fluide « fictif »,en tant qu’instrument heuristique, n’était point déraisonnable.

La mort de l’éther fut plus brutale, pour ce fluide singulier prisdans le réseau des contradictions entre électromagnétisme et dyna-mique classique. Il est permis aujourd’hui de se demander ce qui sub-sistera du parc zoologique de nos particules soi-disant élémen­tairescontemporaines. Ce sont les grands concepts physiques et les modèlesmathématiques durement acquis qui restent permanents et portentl’intelligibilité des phénomènes physiques. Nos idoles, elles, sont des-tinées à s’effacer comme des images passagères, toutes chargées depsychisme collectif certes, mais porteuses un temps de motivationsprécieuses et d’une sagesse physique certaine. C’est peut-être uneconscience aiguë de cet aspect de la science en train de se faire quiconduisit Bachelard à l’autre face de son œuvre.

André LICHNEROWICZ.

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[vi]

À M. Léon BRUNSCHVICG

Membre de l’Institut

Professeur à la Sorbonne

Hommage respectueux

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[7]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre ILa formation des concepts

scientifiques au XVIIIe siècle

Retour à la table des matières

On croit aisément que les problèmes scientifiques se succè­denthistoriquement par ordre de complexité croissante, sans qu’on fassetoujours effort pour se replacer par la pensée devant le problème telqu’il s’offre à l’observation primitive et sans définir à quel égard ontient un problème pour complexe. On oublie que la solution trouvéeréfléchit sa clarté sur les don­ nées, apporte des schémas qui simpli-fient et dirigent l’expérience et que la solution partielle se coordonne àun système général où elle puise une force supplémentaire.

En fait, si l’on prend des domaines qui passent pour relativementclairs, il n’est pas difficile de montrer que cette clarté n’est pas néces-sairement originelle, mais qu’elle est acquise, qu’au surplus un faitimprévu peut soudain offusquer les théories qui semblaient les pluslimpides, de sorte que, finalement, l’ordre de simplicité ne peut plusêtre invoqué comme une force intrinsèque, capable de soutenir etd’expliquer l’évolution scientifique.

Voici un phénomène qui doit paraître simple entre tous :l’échauffement d’une barre métallique dont on maintient une extrémi-té dans un foyer. Il est l’objet d’une expérience quotidienne, on en

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peut varier facilement les divers éléments. Il semble donc que le phé-nomène dût être facilement compris dès que l’attention s’y fût portée.Et cependant le problème a été longtemps obscurci par de graves ettenaces erreurs ; il faut venir jusqu’au XIXe siècle pour en trouver unesolution exacte.

Dès le début du XVIIIe siècle. Amontons fournit une description[8] très imaginée du phénomène. Il plonge dans un brasier l’extrémitéd’un barreau de fer pesant 30 livres et mesurant 59 pouces et il noteles observations suivantes :

« Le verre mince fondit à 4 pouces 6 lignes du bout plongédans le feu.

« Le plomb à 8 pouces 6 lignes ; là, la poudre à canons’allumait.

« L’étain fondit à 11 pouces.

« La soudure, faite de trois parties de plomb sur deuxd’étain. fondait à 12 pouces.

« Les gouttes d’eau bouillaient à 22 pouces.

« La cire blanche à 30 pouces 8 lignes.

« Le suif à 39 pouces.

« Le beurre à 42 pouces » 1.

Cette prolixité des modes opératoires est plutôt le signe qu’onmanque d’un moyen d’étude suffisamment souple et sensible pourentrer dans le détail du phénomène. Mais ce sont surtout les intuitionserronées qui écartent des véritables conditions du problème. Ainsidans l’édition de l’Encyclopédie de 1779 2 subsiste la théorie exposéepar Bacon dans le traité spécial intitulé : « de forma calidi ». On y litque la chaleur est due à un mouvement d’extension d’une espère siparticulière qu’on ne peut guère inscrire cette théorie parmi celles quenous appelons actuellement cinétiques. Ainsi un mouvement calori-

1 AMONTONS, Mêm. de l’Ac., 1703. p. 206.2 Voir article : Chaleur.

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fique serait dirigé « du centre vers la circonférence et en même tempsde bas en haut ». On ne voit pas sur quelle intuition se fonde la pre-mière partie de cette affirmation. Quant à la seconde, l’expérience quila suggère eût dû paraître y contredire si l’on eût appliqué simplementle jeu des tables de présence et d’absence. « Une baguette de fer…étant posée perpendiculairement dans le feu brûlera la main qui latient beaucoup plus vite que si elle était posée horizontalement ».Certes, dans la première position, la température de l’air ambiant quimonte librement du foyer étant elle-même plus chaude, la barre n’apas à subir une déperdition [9] calorifique latérale aussi forte et ellepeut paraître conduire mieux la chaleur. Mais il eût été facile de semettre à l’abri de cette cause secondaire, à l’aide d’un écran protec-teur. On aurait vu immédiatement que l’orientation de la barre n’a pasd’influence sur la conduction.

En réalité une expérience, pour devenir scientifique, a besoin deconcepts nettement distingués. On ne possède pas encore au XVIIIe

siècle ce matériel d’examen, on n’a pas fait la part qui revient àl’élément matériel et celle qui revient à l’élément géométrique ; on n’apas déterminé les rôles séparés du rayonnement et de la propagationde proche en proche ; le concept de température n’est pas lié correc-tement au seul appareil, le thermomètre, que la science améliore pour-tant avec une grande rapidité en cette période. Dès lors, en l’absencede concepts, la convention n’a pu trouver le langage cohérent et dé-taillé qui nous permet d’exprimer nos observations

C’est une erreur de croire que nos observations peuvent se traduireen termes de sensations immédiates. En nous bornant à ce qui toucheles phénomènes thermiques, il est facile de voir combien la sensationest impropre à vérifier la seule égalité des températures dans des cir-constances quelque peu variées et par conséquent à satisfaire — nonpas à la mesure — mais au simple repérage des températures. On en asouvent donné la preuve en s’appuyant sur des essais successifs, sou-vent à très longue échéance, rappelant par exemple les impressionsdiverses de chaud et de froid que donne un même souterrain en hiveret en été ; on montre encore qu’après avoir plongé la main droite dansl’eau chaude et la main gauche dans l’eau froide, une même eau tièdeoù l’on réunit les deux mains paraît à la fois chaude et froide. Maisdans tous ces exemples, on suppose que les observations peuvent êtrerectifiées par un emploi plus judicieux du tact thermique. En réalité,

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l’incapacité de ce tact a des causes profondes. En effet, la températuren’est qu’une des variables d’un complexe qui, dans la sensation moinsencore que dans toute autre expérience de physique, ne se laisse pasfacilement analyser. En particulier, on ne doit pas oublier qu’un corpsvivant constitue un appareil qui fournit lui-même de la chaleur [10]aux objets qui l’environnent et qui le touchent et que, par conséquent,la sensation est engagée dans le phénomène de la propagation calori-fique, pris dans son ensemble. Ainsi dans une chambre où l’on a touteraison d’admettre que l’équilibre thermique a été réalisé objective-ment, les divers objets donneront des impressions très différentes : lemarbre de la cheminée paraîtra toujours froid, le tapis de la table tou-jours tiède. Même en se plaçant à un seul point de vue, en examinantun caractère bien distingué, une subjectivité toute physique entraveencore l’objectivation rationnelle de notre connaissance du réel. Sil’on prétend partir de la seule sensation de température, on n’arriverapas à mettre correctement en relation deux objets différents. Loind’extraire un élément commun d’un donné multiple, le tact thermiqueincorpore à un donné uniforme une différence surnuméraire ; il appa-raît ainsi comme un instrument qui marche en sens inverse du mou-vement de l’abstraction. On voit donc que l’impression thermiquecomporte plusieurs éléments et qu’elle devrait d’abord être analyséepour isoler les moyens d’une simple description.

Sans doute le thermomètre va favoriser cette analyse. Mais outrequ’il sera toujours difficile de solidariser les indications de cet appa-reil et notre sensation puisque cette sensation est frappée d’une faussevariété, il est à craindre — qu’au moins dans son principe — le ther-momètre n’apporte lui aussi une individualité calorifique impossible àéliminer. Tout contribue à cet individualité : la substance thermomé-trique, le récipient qui la contient, le choix des points fixes, la valeurde la masse elle-même qui, si elle est un peu considérable, trouble lesmesures en faisant interférer, comme tout à l’heure, la température, lespouvoirs spécifiques et les conditions de conductibilité. En fait, lascience s’est trouvée, avant de se fixer au thermomètre à mercure, de-vant une prodigalité de conventions qui, a beaucoup nui àl’objectivation de la notion de température. Mais l’obstacle le plusgrand provient de ce qu’une convention arrêtée, admise par tous, nedétermine pas par cela même l’harmonie interne du système de réfé-rence. Le thermomètre n’est pas comparable à lui-même en ses diffé-

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rents points ; par principe, il reste un thermoscope. [11] C’est en vain,comme Mach l’indique à plusieurs reprises, que nous parlons d’unedilatation « régulière » du mercure, puisque nous manquons toujoursd’un terme idéal de comparaison qui nous permettrait de juger les di-vergences des faits autour d’un type empirique 3. Nous en serons tou-jours réduits à la comparaison des faits entre eux. Et c’est lentement,par des concordances de plus en plus nombreuses et de plus en plusriches, que nous pourrons choisir une règle en quelque sorte empiri-quement centrale qui nous permettra ensuite de parler d’irrégularité.Autrement dit, si l’on reste dans des limites assez étroites, les diversesdilatations des métaux se correspondent par simples multiplicationsdes coefficients numériques ; cet accord confère bien aux diverses di-latations une régularité à l’égard l’une de l’autre mais nullement unerégularité en soi. L’échelle thermoscopique reste développée sur unenumération ordinale ; à aucun moment et même pas sous le couvert del’addition des effets, elle ne peut acquérir le caractère additif quifonde une numération cardinale et qui livre une notion au pouvoirconstructif de la raison.

Ainsi la notion de température, loin d’être une notion d’extractionimmédiate, est impliquée aussi bien objectivement que subjectivementdans des conditions complexes et qui sont demeurées longtemps inex-tricables. Elle n’est donc pas, comme on serait tenté de le croire, unélément descriptif naturellement clair. En particulier, elle ne peut pasêtre précisée si les autres éléments de l’expérience thermique restentconfus.

On s’explique dès lors pourquoi la construction de thermomètressuffisamment précis n’a pas éclairé tout de suite les auteurs du XVIIIe

siècle sur la véritable portée des indications qu’on pouvait en tirer. Oncroit, durant une longue période, que le thermomètre détermine tout cequ’on peut et tout ce qu’on a besoin de savoir sur la chaleur, autre-ment dit on croit que la chaleur est une entité qu’on peut séparer descorps où elle se [12] développe et qu’un seul paramètre suffit à la ca-

3 Rapportant la phrase de Dulong et Petit « on voit, par l’écart qui a déjà lieu à300°, combien la dilatation du verre s’éloigne d’être uniforme. » Machajoute « Wir fragen verwundert, wonach die « Gleichförmigkeit » oder« Ungleichförmigkeit » der Glasausdehnung gemessen und beurtheilt wer-den soll. » (Die Principien der Wärmelehre, p.48).

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ractériser. Le problème apparaît comme un problème d’agent non demilieu. Ainsi les premiers travaux de Newton (1701) 4 sur le refroidis-sement des solides sont énoncés en termes purement thermométriques,comme s’il suffisait de lier a priori la température et l’étendue pour endéduire, suivant une méthode cartésienne, tous les phénomènes. New-ton énonce deux hypothèses :

1° La rapidité du refroidissement d’un corps est proportionnelleà la différence de température qui existe entre ce corps et lemilieu ambiant ;

2° En admettant que le corps considéré soit une sphère, la rapi-dité de refroidissement est directement proportionnelle à lasurface.

Mais la cinématique de la chaleur édifiée sur cette base axioma-tique ne va pas s’inscrire uniformément dans la réalité. Des coeffi-cients devront être introduits pour caractériser les diverses substances.On reconnaît assez rapidement que les vitesses de refroidissement va-rient quand on prend des boulets de même dimension et de mêmetempérature initiale mais de nature différente. S’ Gravesande 5 attri-bue un rôle à la cohésion du métal. Bœrhaave 6, en invoquant simulta-nément trois causes de variation, contribue plutôt à la confusion.« Quo corpus aliquod constat materia densiore quo majus existit mole,quo deinde figuræ exactius sphæricæ, eo etiam idem erit aptus, ignenreceptum diutius in se conservare, id et experientia ubique confir-mat ». On peut même se demander à quelle idée a priori correspond ladernière condition de sphéricité. Bœrhaave a-t-il vu, en une intuitionmathématique de précurseur, que la surface sphérique est la surfaced’étendue minima correspondant à un volume donné et que cetteforme est par conséquent la plus apte à lutter, à égalité de masse,

4 Voir NEWTON : Scala graduum caloris et frigoris. Op. math. philosophica etphilologica, collecta a Joh. Castillioneo, 1744, t. II, opus XXI, p. 419-423.Paru d’abord anonyme dans les Philosophical Transactions, 1701, avril, p.824-829.

5 Physicæ elementa mathematica, 1720.6 Elementa Chimiæ, t. 1, ex. XX, corol. 17, 1732.

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contre la déperdition calorifique ? En tout cas aucune expérience nepouvait être assez sensible pour soutenir cette affirmation précise.

[13]

On finit donc par se rendre compte que la quantité du corps échauf-fé doit intervenir sans cependant savoir nettement s’il est préférabled’en considérer la masse ou le volume. Ce qui retarde la recherchec’est toujours l’absence de concepts. La quantité de chaleur, conceptvalable dans tous les cas, n’a pas encore été distinguée du concept dechaleur spécifique qui désigne la substance chauffée. N’ayant pas lepremier concept on ne voit pas de commune mesure pour des expé-riences sur des matières différentes. D’autre part, si l’on étudie deuxvolumes égaux, on est porté à attribuer la différence des lois de refroi-dissement à la seule différence des masses ; si l’on prend deux masseségales on est amené à attribuer la nouvelle différence des refroidisse-ments aux conditions nouvelles de volume et de surface. Des deuxfaçons on croit avoir expliqué tout ce qu’il y a de spécifique dansl’expérience. On ne tient cependant qu’un des éléments du problème.

Il semble bien que la simple composition des idées de températureet de masse fut réalisée pour la première fois par Richmann en opérantsur une substance isolée. Cette simplification était indispensable. Ilfallait d’abord écarter la considération de substances différentes,puisque le concept de quantité de chaleur est déjà nécessaire pourrendre compte de l’échange thermique entre deux corps de nature3… Richmann détermine la température de leur mélange et trouvequ’elle est donnée par la formule 7

u 1m 1u 2m 2u

3m 3u ...

1m 1m

2m ...

En considérant cette formule. on voit qu’elle enrichit la science àtrois points de vue : D’abord elle nous donne, avec le produit m × u,une mesure si naturelle de la réserve calorique que contient un corps,qu’on s’étonne qu’elle n’ait pas été envisagée plus tôt. Ensuite, ellesatisfait à un principe d’additivité calorifique qui était sans fondement

7 RICHMANN, « De quantitate caloris, quæ post miscelam fluidorum certo gra-du calidorum oriri debet, cogitationes. » (Nov. Comm. Acad. Petrop., t. I. p.151-167, 1747).

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jusque-là. Enfin elle procède [14] d’une égalité fondamentale quijouera désormais le premier rôle dans les recherches thermiques ; elles’appuie sur le principe de l’indestructibilité de la chaleur, la quantitéde chaleur étant dans cet exemple la même après le mélange qu’avant.

Pourrait-on, à la faveur de cette addition des quantités de chaleur eten considérant des masses d’eau égales, chauffées à diverses tempéra-tures, définir une addition de la température suivant la formule :

u m(

1u 2u ...

nu )

n m 1u

2u ...nu

n

Ce serait substituer complètement et sans espoir de retour l’algèbreaux choses. L’élimination algébrique ne saurait entraîner une élimina-tion substantielle ; que la masse joue deux fois le même rôlen’autorise pas à conclure qu’elle ne joue tout compte fait aucun rôle.

D’ailleurs, au point de l’évolution scientifique où nous en sommes,les mathématiques ne peuvent guère guider l’expérience. Il sembleque le caractère dominant du phénomène absorbe toute la pensée. Onest subjugué, même lorsqu’on s’efforce à la mesure, par l’aspect qua-litatif. Encore qu’on ait formé le produit de la masse par la tempéra-ture, la réciprocité des rôles des deux facteurs n’est pas nettementaperçue et la considération de la masse reste en quelque sorte occa-sionnelle ; la masse est prise uniquement comme une mesure com-mode du volume liquide. La meilleure preuve, c’est que Richmann,comprenant que les récipients et les thermomètres eux-mêmes ont uneinfluence dans l’échange calorifique, les convertit purement et sim-plement en un volume d’eau égal à leur propre volume. Il partagedonc à cet égard l’intuition de ses contemporains qui adaptent la cha-leur à l’espace plutôt qu’à la matière. Musschenbroek (1692-1761)déclarait : « Est enim ignis æqualiter per omnia, sed admodum magna,distributus, ita ut in pede cubico auri, æris et plumarum, par ignis sitquantitas, » Ainsi, une fois de plus on voit nettement que la penséecharge l’agent de tous les phénomènes sans donner grande attentionau milieu où il se développe.

Si l’on s’arrête à cette intuition, c’est qu’on persiste à attribuer [15]au thermomètre un rôle qui dépasse sa juste signification. On n’aqu’un mot « calor » pour désigner tous les caractères d’un phénomènecomplexe, on n’a qu’un instrument qui semble traduire plus finementet plus objectivement une sensation elle-même unique. Comment n’en

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conclurait-on pas que le thermomètre fournit une mesure de la quanti-té de chaleur ?

Ainsi, même après l’usage tacite que Richmann a fait du conceptde quantité de chaleur, le phénomène complet de l’échange calorifiquen’est pas encore clairement compris. Le concept de quantité de cha-leur s’est à peine dégagé du concept de température qu’il se trouveimpliqué dans le concept de chaleur spécifique. Une analyse nouvelleest donc nécessaire.

Il n’est pas douteux que Lambert eut très nettement conscience decette nécessité. En énonçant une troisième loi du refroidissement, ilcomprit le rôle exact de la capacité spécifique des différents corps àl’égard de la chaleur. « Die Erkaltungszeiten zweier gleich grossenund gleich warmen Körper verhalten sich umgekehrt wie die Tempe-raturerhöhungen, die eine gegebene. Wärmemenge in den beidenKörpern zu erzeugen vermag » 8. Il en ressort clairement que deuxcorps de même masse mais de nature différente réagissent différem-ment à la même quantité de chaleur.

Cette réaction est-elle le fait du corps lui-même ou plus spéciale-ment de l’agent calorique qui se comporterait différemment dans desmatières différentes ? Doit-on en conséquence parler d’une capacitéqui mesure une contenance suivant l’idée moderne ou d’une capacitéqui apprécie une puissance qu’on doit nécessairement attribuer àl’agent ? Pour Lambert, c’est le deuxième sens qui est le bon ; ce quiest spécifique, c’est la force avec laquelle le feu emplit une matièredonnée (die Kraft der Feuerteilchen). Mais l’intuition substantielle quisert de prétexte à la conceptualisation, pour bizarre qu’elle soit,n’enlève pas son prix au concept conquis. Sans doute la matière appa-raissait plutôt comme le prétexte que comme la cause de la spécifica-tion des phénomènes calorifiques, mais la solidarité de l’agent calori-fique [16] et du milieu était tout de même reconnue. Un aspect pri-mordial du phénomène était dégagé.

Malheureusement les travaux thermiques de Lambert n’eurent pasde retentissement : Fourier 9 déclare encore qu’ils sont très peu con-

8 Loi résumée par Riggenbach, Historische Studie über die Grundbegriffe derWärmefortpflanzung, p. 7.

9 FOURIER, Œuvres complètes, t. II, p. 173.

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nus, malgré la célébrité de leur auteur comme géomètre et comme phi-losophe. Il faut venir jusqu’à Black pour que le concept de chaleurspécifique ait définitivement sa place dans la science.

À vrai dire, de nombreux travaux contemporains ont facilitél’étonnante précision des conclusions de Black. Le Suédois Wilke,Fahrenheit, Irvine, Crawford ont étudié, dans la deuxième moitié duXVIIIe siècle, la fusion de la glace et la communication de la chaleurentre des corps de nature différente. Cependant, outre une priorité queles textes établissent mal, mais qui n’en est pas moins réelle, car dès1760 10 Black avait compris le principe de la calorimétrie, le mérite deBlack est d’avoir apporté aux concepts l’appui des mesures. Rien deplus clair que le commentaire qu’il donne des expériences de Fahren-heit. « Supposons que de l’eau à 100° (il s’agit de degrés Fahrenheit)soit rapidement mélangée et secouée avec une égale masse de mercureà 150°. Nous savons que la température moyenne entre 100° et 150°est 125° et que cette température moyenne serait la température finalesi nous mêlions de l’eau à 100° avec une égale masse d’eau à 150°, latempérature de l’eau chaude étant diminuée de 25° tandis que celle del’eau froide serait augmentée également de 25°.

Mais si l’on a pris du mercure chauffé au lieu d’eau chaude, latempérature du mélange n’est que de 120°. Le mercure est donc deve-nu 30° moins chaud et l’eau 20° degrés plus chaude : et cependant laquantité de chaleur que l’eau a gagnée est précisément la même que lemercure a perdue... Cela montre que cette même quantité de matièrecalorifique a une force plus grande pour chauffer le mercure que pourchauffer une égale masse d’eau... Par conséquent le mercure a moinsde capacité pour la matière calorifique (si j’ose me servir de celle ex-pression) [17] que l’eau, il réclame une moins grande quantité de cha-leur pour élever la température d’un même nombre de degrés ».

Au surplus, les changements d’état, la fusion en particulier, de-vaient présenter à l’égard du concept de quantité de chaleur des diffi-cultés considérables. Comment concevoir que la température cessed’augmenter à l’instant même où la chaleur présente son maximumd’efficacité ? Par quelle merveilleuse compensation peut-on maintenir

10 Voir à ce sujet la traduction allemande de CRELL, Hambourg, 1804. (BLACK,Vorlesungen über Chemie, I, p. 100 et suiv.).

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une température fixe, en dépensant toujours du combustible ? Lesconnaissances chimiques de Black lui apportèrent, à point nommé, lessuggestions nécessaires. C’est ce que Maxwell a clairement indiquédans son manuel sur la chaleur 11 : « L’emploi des expressions maté-rialistes, en tant qu’appliquées à la chaleur, fut développé et encoura-gé par l’analogie entre les états, libre et fixe, de l’acide carboniqued’une part, et les états, sensible et latent, de la chaleur d’autre part. Etil est évident qu’un même mode de concevoir ces phénomènes con-duisit les électriciens à la notion d’électricité déguisée ou dissimulée,notion qui même survit actuellement, et qu’il n’est pas aussi facile dedébarrasser de sa connotation erronée, que l’expression chaleur la-tente. Il est digne de remarque que Cavendish (1731-1810), quoiquel’un des plus grands chimistes inventeurs de son temps, ne voulut pasadmettre l’expression chaleur latente. Il préféra parler de la produc-tion (generation) de la chaleur lorsque la vapeur se condense. C’est làune expression qui ne s’accorde pas avec la notion que la chaleur estune matière. II objecta au terme employé par Black que ce terme serapporte à une hypothèse reposant sur la supposition que la chaleurdes corps est due à ce qu’ils contiennent une quantité plus ou moinsgrande d’une substance appelée la matière de la chaleur ; et ajouteCavendish, comme je crois plus probable cette opinion de Sir IsaacNewton que la chaleur consiste dans le mouvement intérieur des parti-cules des corps, je préfère employer l’expression : la chaleur est en-gendrée. Ainsi Cavendish préfère supposer une sorte de création su-bite, qui traduit au moins la nouveauté du phénomène, plutôt qued’admettre une matière occulte subitement inactive.

[18]

Quoi qu’il en soit, avec Black, nous achevons d’élucider histori-quement les divers concepts qui interviennent dans le problème précisque nous nous sommes proposé. Mais cette étude de la conceptualisa-tion ne constitue qu’une morphologie ; elle ne fixe qu’un vocabulaire.Une syntaxe est nécessaire pour lier les concepts et décrirel’expérience.

Avant d’arriver à la conception d’un fluide entièrement schéma-tique, propre seulement à l’analyse des effets, on s’est longtemps ef-

11 MAXWELL, La Chaleur, trad. MOURET, p. 93.

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forcé d’imaginer un fluide réel qui devait aider à déterminer descauses. On n’hésitait pas toujours à multiplier les formes pour fairecorrespondre à des effets différents des causes différentes. C’est ainsiqu’au début du XIXe siècle, un auteur estimé 12, sous le prétexte depréciser la nomenclature et par conséquent de classer des effets, pro-posera de distinguer quatre ou cinq espèces de caloriques différents.Socquet désigne ces caloriques de la manière suivante : le caloriqueatmosphérique — le calorique radiant — le calorique de capacité —lecalorique de composition et le calorique de température.

Chacun de ces fluides répond à un ordre de phénomènes particu-lier.

Le calorique atmosphérique aura une affinité spéciale pour leséléments des corps (oxygène, hydrogène, azote, etc...) et il les « dis-soudra » dès qu’ils pourront être libérés par quelque moyen que cesoit des composés où ils sont engagés.

Au contraire, le calorique radiant ne semble pas avoir, dans leschéma de Socquet, une affinité spéciale pour la matière.« N’affectant pas actuellement les corps et ne les touchant nullement,(il) court dans les espaces et obéit entièrement à son élasticité natu-relle jusqu’à ce que celle-ci étant satisfaite, elle trouve des obstaclesinsurmontables ». C’est là, comme on le voit, une paraphrase matéria-liste du phénomène de refroidissement.

Le calorique de capacité s’amasse à la surface des molécules grâceà une affinité d’adhésion qui joue un grand rôle dans la thèse de Soc-quet.

Le calorique de composition est ainsi appelé parce qu’il entre dansla composition des éléments simples. Ainsi l’hydrogène et [19]l’oxygène en donnant l’eau ne « sont pas spoliés d’une manière abso-lue de leur calorique, mais ils en ont retenu une portion chimiquementunie à leurs molécules premières ».

Enfin, le calorique de température est le seul que nous puissionsdéceler parce que, seul, il a une liberté suffisante pour agir

12 Le livre de Socquet figure dans la bibliographie retenue par Verdet.

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matériellement sur nos instruments et sur nos sens 13. « Le calo-rique de température, dit Socquet, est celui qui, ayant par les efforts deson élasticité vaincu les obstacles qui le retenaient dans un corps, ou àl’état de calorique de capacité, ou à l’état de calorique de combinaisonchimique… reste néanmoins cumulé autour de ce corps sans lui adhé-rer et libre entièrement de tout lien actuel d’affinités, mais ne pouvantobéir à toute son élasticité naturelle, et se répandre au loin dans lesespaces à l’état de calorique radiant, à cause des forces comprimantesdont il est environné. Ce calorique donc reste momentanément autourdes corps, Leur faisant atmosphère et remplissant avec plus ou moinsde densité les espaces et leurs interstices, sans déranger le caloriquequi est fixé sur les parois internes par l’effet de la capacité. Le calo-rique de température n’est donc pas un calorique en état d’entière li-berté, mais il n’est plus soumis qu’à une seule force, celle de la pres-sion environnante extérieure... »

Avec le calorique de température, nous touchons au point de liai-son des phénomènes thermiques et des phénomènes mécaniques. Lemême schéma va nous expliquer la dilatation et la vaporisation. Encomprimant un corps, on pourra forcer le fluide calorique à le péné-trer 14. « Si je fais une pression assez forte autour d’un corps, suppo-sons autour de l’eau pour lui faire absorber une grande quantité decalorique de capacité, que pourra-t-il arriver ? Tant que l’eau aura dessurfaces libres pour y laisser placer les molécules de calorique par ad-hésion, c’est sur ces surfaces immédiatement que se placera le calo-rique, et satisfera ainsi la capacité de l’eau. Si l’on force davantage lespressions, les molécules d’eau s’écarteront plus encore pour laisser denouvelles surfaces au calorique ; en s’écartant, elles se dilateront etoccuperont plus d’espace ; mais leur affinité d’agrégation [20] entreelles sera encore assez forte pour les retenir réunies à l’état liquide ».En pressant davantage on peut arriver à entourer chaque molécule deplusieurs couches de calorique, la force d’attraction des moléculesmatérielles est alors distendue, on atteint à la vaporisation.

Le schéma de la conductibilité est d’accord avec ces prémisses ma-térialistes. Deux causes principales déterminent cette conductibilité,

13 SOCQUET, Essai sur le calorique, 1801, p. 13.14 SOCQUET, loc. cit, p. 29.

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1° L’affinité du corps pour le calorique qui le fixe à la surfacedes molécules sous forme de calorique de capacité (le calo-rique de composition étant entièrement lié et ne circulant pashors de la molécule). Par cette affinité, le corps appelle enquelque sorte le calorique et entraîne une conduction réelle-ment active.

2° Le nombre et la configuration des pores qui permettent unecirculation plus ou moins libre.

L’affinité d’adhésion superficielle est une supposition nécessairepour corriger ce qu’il y a d’insuffisant dans la simple notion de poro-sité. En effet, si la porosité expliquait la conductibilité, il faudrait ad-mettre que les corps visiblement poreux (lièges, terre...) sont bonsconducteurs, alors que les corps denses et compacts comme les mé-taux doivent être d’une perméabilité calorifique très faible. En réalité,c’est l’inverse qui est vrai, d’abord parce que les pores des métaux,quoique très petits, sont aussi nombreux et probablement plus régu-liers que ceux d’autres corps moins denses. De ce fait, ils présenterontd’abord moins de « tortuosité » au calorique, puis grâce à l’affinitéd’adhésion « plus les pores seront étroits, plus les caloriques qui lestraverseront, seront attirés à la fois par un plus grand nombre de pointsde toute part parce que la petitesse du calibre fait que tous les pointsde la circonférence intérieure pourront agir en même temps sur lamême molécule de calorique ». — Qu’on prenne l’air, on le trouveradifficilement perméable, bien qu’il offre des pores très larges, maisces pores sont « très tortueux » et leurs surfaces ont peu d’affinitépour le calorique. Si l’on objecte encore que le verre ne manque cer-tainement pas de pores assez grands et assez réguliers, puisqu’ilstransmettent directement les petites molécules de lumière, on répondraen [21] refusant au verre l’affinité calorique bien qu’on soit forcé delui attribuer l’affinité luminifère.

Comme on le voit, on corrige une supposition par une supposition.L’analogie de la porosité des différents corps à l’égard de l’eau, qui

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est longuement développée 15 et qui forme de toute évidence la basede l’intuition, est abandonnée dès qu’elle s’obscurcit. Elle fait place àune intuition dynamique bien détaillée qui s’exprime en des termesd’attraction newtonienne.

Avec cette dualité clans l’intuition qui nous permet de varier lesmoyens de liaison des concepts, on s’attendrait à une description mi-nutieuse des phénomènes. En réalité, l’explication de la conduction,quand on la débarrasse des incessantes comparaisons hydrauliques,tient en quelques lignes. Comme elle nous paraît très représentative del’époque scientifique qui s’achève avec le XVIIIe siècle nous la repro-duisons intégralement 16 : « Si un corps qui a beaucoup d’affinitéd’adhésion pour le calorique, et une disposition très régulière dans sespores, présente au calorique qui lui arrive, peu de tortuosités à parcou-rir, et peu de contre-marches à faire, le calorique arrivera pomptementau centre de ce corps, ou à son extrémité opposée, s’il ne reçoit le ca-lorique que par un côté ; car le fluide igné ne fera que tapisserl’intérieur des pores de la première couche, et passera ensuite et sansbeaucoup de détour sur les pores de la seconde, et ainsi de suite ; ilfaut remarquer que le passage de la troisième à la quatrième et decelle-ci à la cinquième et suivante s’opérera toujours de même, à lavérité, mais avec moins de célérité dans les couches secondaires plusintérieures, qu’il n’a d’abord fait dans les plus superficielles ; par laraison que plus les corps sont éloignés d’équilibre, de températureentre eux, plus promptement ils se transmettent le calorique. Or,comme dans notre cas, la première couche est plus chargée de calo-rique que la seconde, la seconde plus que la troisième, et celle-ci plusencore que la quatrième et suivantes, il s’ensuivra naturellement quele calorique [22] passera plus lentement de la première à la seconde,de celle-ci à la troisième, etc... à raison de leur moindre distance àl’équilibre ; car si la première couche était aussi chargée de caloriqueque la seconde, et la seconde que la troisième, le calorique ne setransmettrait plus de l’une à l’autre, puisqu’elles seraient en équilibre,mais on conçoit en revanche que jamais toutes les couches ne seront

15 Lavoisier se sert également de cette analogie pour expliquer « la capacitédes corps pour contenir la matière de la chaleur. » Voir Traité élémentairede Chimie, 2e éd., 1793, p. 19.

16 SOCQUET, loc. cit., p. 47.

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en équilibre, tant qu’il y en aura quelques-unes encore faiblementchargées ; car celles-ci enlèveront le calorique à leurs voisines plussaturées, pour s’équilibrer avec elles ; ces dernières en reprendront àleurs plus proches, pour atteindre au même équilibre, et ainsi des unesaux autres ».

Comme on le voit, il ne s’agit que d’une simple analyse de l’idéede conduction appuyée sur la loi de la communication calorifiquecomme fonction de la seule différence des températures. L’idée derégime, si féconde, n’est pas envisagée ; elle est même nommémentécartée puisque Socquet ne voit d’équilibre que dans l’uniformité ab-solue. L’influence de la surface extérieure a été complètement négli-gée. Aucune étude de géométrie n’a été entreprise et pourtantl’influence des simples rapports des dimensions est évidente : on peuttenir à la main un fil métallique fin dont une extrémité est plongéedans un foyer, alors qu’une barre de même nature mais plus épaissedétermine dans les mêmes conditions une sensation intolérable. On apris le problème tout près de l’hypothèse fondée sur une simple ana-logie, on n’a pas pu rejoindre dans son détail et dans son individualitéle phénomène thermique réel.

Nous avions cependant choisi un auteur averti de la science de sontemps, imbu de l’esprit nouveau, touché déjà par la méfiance de lamétaphysique (on trouve en note p. 67 : « Voulant m’abstenir de toutethéorie métaphysique en traitant du feu chimiquement et physique-ment je n’irai point discuter ici la question très embarrassante et peut-être insoluble, savoir si les corps les plus denses même se touchentdans leurs molécules premières ou sont simplement plus près du con-tact sans jamais se toucher »). Mais quand l’hypothèse est l’objet ini-tial de la recherche, quand elle prétend suffire à fonder le phénomène,il semble que comprendre et connaître cessent d’être synonymes : [23]la cohérence qu’on attribue à la pensée qui réunit les hypothèses en-gage à être moins minutieux dans l’effort pour connaître directementl’expérience. L’examen mathématique et différentiel du donné se voitnégligé parce qu’on croit avoir saisi par le jeu des hypothèses harmo-nieuses, une vue intégrale de ses lois.

Sans doute on voit poindre chez certains auteurs une théorie del’hypothèse qui ne se justifie que par sa valeur pragmatique

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d’explication. Lavoisier écrit dans son premier chapitre consacré aucalorique 17 : « En supposant même que l’existence de ce fluide fûtune hypothèse, on verra dans la suite qu’elle explique d’une manièretrès heureuse les phénomènes de la Nature. » Plus nettement encoredans le « Mémoire sur la chaleur » présenté eu 1780 à l’Académie desSciences par Lavoisier et Laplace les auteurs s’élèvent immédiatementau-dessus des polémiques sur la nature de la chaleur. Bien qu’on senteune préférence en faveur d’une véritable théorie cinétique, l’idée dufluide n’est pas repoussée 18. » Peut-être ont-elles lieu toutes deux à lafois ». Cette conciliation s’affermit d’ailleurs sur une conclusion oùles principes se présentent comme une position de généralité primor-diale entièrement fondée sur des vues a priori. « Quoi qu’il en soit,comme on ne peut former que ces deux hypothèses (mouvement oufluide) sur la nature de la chaleur, on doit admettre les principes quileur sont communs ; or suivant l’un et l’autre, la quantité de chaleurlibre reste toujours la même dans le simple mélange des corps ». Leprincipe d’additivité calorique était du même coup fondé et, il fautbien le comprendre, il l’était a priori, avant l’expérience : il représentel’élément général et générateur des deux seules hypothèses que nouspuissions imaginer a priori.

L’expérience immédiate qui n’est éclairée que par la sensation destempératures eût au contraire, par voie inductive, conduit [24] à unschéma de « dispersion » puisque la dispersion est le fait constant. Ilfallait une vue de l’esprit pour admettre que la loi même de cette dis-persion était une conservation.

Comme le principe représente l’exacte convergence de toutes leshypothèses possibles, la nomenclature qui s’y conforme et à laquelleLavoisier attache, comme on le sait, la plus grande importance, doitbénéficier de cette valeur centrale et trouver facilement son équivalentdans quelque doctrine que ce soit. C’est ce que Lavoisier a indiqué

17 LAVOISIER, loc. cit., p. 47.18 LAVOISIER et LAPLACE, Mémoire sur la Chaleur, éd. Gauthier-Villars, p. 12.

— M. Lemeray fait remarquer que Lavoisier et Laplace qui collaboraientdans les expériences, étaient d’avis opposés en ce qui concerne l’hypothèse,Lavoisier tenant pour le fluide, Laplace pour le mouvement. (L’éther actuelet ses précurseurs, p. 65).

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nettement 19 : « Indépendamment de ce que cette expression (de calo-rique) remplit notre objet dans le système que nous avons adopté, ellea encore un autre avantage, c’est de pouvoir s’adapter à toutes sortesd’opinions ; puisque rigoureusement parlant, nous ne sommes pasmême obligés de supposer que le calorique soit une matière réelle : ilsuffit… que ce soit une cause répulsive quelconque qui écarte les mo-lécules de la matière, et on peut ainsi envisager les effets d’une ma-nière abstraite et mathématique ».

À vrai dire, malgré la précision définitive des concepts, bien que lelangage fût désormais nettement défini et précisé et qu’au surplusl’hypothèse du calorique fût très propre à exprimer les faits, le XVIIIe

siècle s’achevait sans qu’on eût tenté une véritable liaison mathéma-tique des phénomènes thermiques.

_____________________

19 LAVOISIER, Traité de Chimie, p. 5.

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Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre IIL’expérience et le calcul

de Biot.

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Le mouvement que suit Biot (1774-1862) va exactement àl’inverse du mouvement qui part d’une hypothèse que l’expériencedoit ensuite légitimer. Il trouve la notion de calorique au terme d’uneabstraction éminemment philosophique qui est une curieuse applica-tion de la table de présence baconienne. « Dès qu’on commence, dit-il 20, à porter son attention sur l’ensemble des phénomènes physiqueset chimiques, on voit que l’agent le plus puissant, le plus actif et leplus généralement employé dans la nature et dans les arts, c’est lefeu ». C’est un autre Protée qui embrase les substances, les fond, lesfait rougir, les convertit en vapeur, les dilate. les unit dans des combi-naisons nouvelles. Ainsi, nous prenons la base de notre étude dansl’aspect phénoménal le plus diversifié.

Biot distingue ensuite des caractères qui semblent toucher de plusprès à l’essence que ces effets multiples : le mot feu entraîne en effetavec lui l’idée de flamme et de lumière. Il est facile cependant de voirque ces deux circonstances sont encore des qualités qu’on peut négli-

20 BIOT, Traité de Physique, 1816, t. 1, p. 19.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 35

ger. « Si j’ai fait fondre du plomb dans un vase en fer par le moyen dufeu, ce plomb, qui ne sera point enflammé et qui ne jettera pas de lu-mière, deviendra capable à son tour d’échauffer d’autres corps ; il ferafondre la glace, le soufre, l’étain ; il enflammera la cire, il fera bouillirl’eau et tous les autres liquides, il les convertira en vapeur ». Il y adonc une véritable communication des effets ; aucun de ces effets nepeut être pris pour un caractère stable ; il est non seulement particu-lier, [26] mais il n’apparaît que dans des circonstances particulières.On peut donc continuer l’abstraction. Et Biot arrive à poser le calo-rique de la manière suivante : puisque le « feu » est susceptible d’agir« sans flamme, ni lumière, nous pouvons par la pensée séparer cesdeux modifications du principe, quel qu’il soit, qui produit tous ceseffets ; et pour fixer invariablement cette séparation, pour désignerisolément ce principe, nous lui donnerons un nom particulier, nousl’appellerons le calorique » 21.

Ainsi on pourrait répéter à propos de la définition de Biot une for-mule célèbre : le calorique n’est que le sujet du verbe chauffer. Plutôtque de construire a priori des propriétés particulières qui confèrent aufluide hypothétique tous les caractères du phénomène envisagé, onessaiera de maintenir la généralité que le substantif symbolise et on sedonnera pour tâche d’en étudier et d’en mesurer un phénomèned’ensemble nettement distingué. Ce sera la température que Biot con-sidère comme l’élément traduisant l’énergie du calorique. « La cha-leur qu’excite un seul charbon embrasé suffit pour enflammer lesoufre ; elle ne suffit plus pour fondre le cuivre ou l’argent. Afin dedéfinir les différentes énergies du calorique dans ces diverses circons-tances nous leur donnerons le nom « de température ». Du calorique àla température, du sujet au prédicat qu’importe le mode de liaison ré-elle, si le langage est clair. Il ne s’agit après tout que d’exprimer lesattributs, c’est là le propre terrain de l’effort scientifique. D’ailleurs, lecalorique est posé nettement par voie d’abstraction, il contient moinset non plus que le phénomène ; c’est donc un faux problème de de-mander comment il peut produire les effets thermiques. Qu’on relisele jugement d’un caractère si positiviste porté par Biot en 1816 sur lascience ontologique 22 : « Il arrive souvent dans les sciences que ceux

21 BIOT, loc. cit., t. 1, p. 20.22 BIOT, loc. cit., t. 1, p. 20.

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qui introduisent une expression nouvelle pour exprimer la cause in-connue d’un phénomène se laissent entraîner à détourner cette défini-tion [27] de son sens abstrait pour la réaliser et lui donner un corps ;cela est arrivé, par exemple, pour le calorique. La plus grande partiedes physiciens et des chimistes regardent le calorique comme une ma-tière à laquelle ils attribuent plusieurs propriétés analogues à cellesque possèdent les autres substances matérielles, telles que l’élasticité,la compressibilité et la faculté d’entrer en combinaison avec d’autrescorps. Ces propriétés matérielles, ils les lui supposent par analogie ;car, comme on ne peut voir le calorique ni le toucher, ni le peser, ilssont obligés, tout en le regardant comme une matière, de le dépouiller,au moins pour nos sens des propriétés les plus apparentes, par les-quelles nous puissions nous assurer de l’existence matérielle descorps, je veux dire l’impénétrabilité et la pesanteur ».

D’ailleurs, rien ne s’oppose à ce qu’on atteigne une description al-gébrique des phénomènes bien qu’on soit dans l’ignorance absolue deleurs causes. Quelle que soit la cause sous-jacente, en raisonnant uni-quement sur son effet, on ne risquera pas de contredire à cet effet. Leprincipe qui permet à Biot d’établir une loi de communication calori-fique par contact est soigneusement appuyé sur les phénomènes. Biotprend un barreau métallique dont une des extrémités plonge dans unbain de plomb en fusion et qui est ainsi maintenue à une températureconstante. Si l’on considère à une distance x du foyer, trois couchescontiguës M', M, M", la couche intermédiaire « devra éprouver unepetite élévation (de température) proportionnelle à l’excès de la tem-pérature de M' sur la sienne, et un petit abaissement proportionnel àl’excès de sa température sur celle de M" ; de sorte que la différenceseule lui restera » 23. Il s’agit donc, pour cette chaleur résiduelle,d’une fonction de la différence de deux différences. On s’expliquedonc immédiatement que ce soit une dérivée seconde par rapport auparamètre repérant la distance qui entre dans l’équation du problème.Le lien fonctionnel est la simple proportionnalité. Elle est posée enapplication de la loi de froidissement de Newton qui, si les différencesdes températures sont faibles — et c’est le cas ici en raison de la con-tiguïté — est [28] vérifiée par l’expérience. Nous sommes donc, dès leprincipe, en contact avec la réalité expérimentale.

23 BIOT, Traité, t. IV, p. 667.

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S’il n’y avait aucune déperdition de chaleur, chacun des thermo-mètres placés le long de la tige monterait continuellement jusqu’à cequ’il atteignit la température de la source, ce qui n’aurait lieu, en touterigueur, qu’après un temps infini, puisque l’échange proportionnel auxdifférences de température doit se ralentir de plus en plus ens’approchant de l’uniformité. Mais le phénomène est précisémentcompliqué par le problème de Newton relatif au refroidissement su-perficiel. Ce refroidissement intervient avec un coefficient de propor-tionnalité différent du coefficient interne et, à vrai dire, d’une manièremoins légitime car la loi de Newton n’est exacte que lorsque le refroi-dissement tend à égaler deux températures assez voisines. Finalementles thermomètres n’atteignent jamais la température de la source. Ilss’arrêtent « lorsque l’excès de température qui leur est communiqué àchaque instant par l’élément précédent M’ ne fait plus que compenserexactement ce qu’ils perdent par le contact de l’élément suivant M" etpar le rayonnement dans l’air ». Comme on le voit tout le problèmeest exposé dans des termes entièrement phénoménologiques. Il nes’agit que de températures, mieux, que d’indications thermométriques.C’est l’analyse de cette dernière phrase de Biot qui permet d’obtenirl’équation différentielle du problème. On peut l’écrire presque immé-diatement :

u

t

2

u

x2 bu

Cette équation signifie que le gain de chaleur pendant le temps dtest égal à l’excès de la chaleur résiduelle apportée par conduction, surla chaleur irradiée superficiellement. Un physicien la lit d’un coupd’œil et la transpose immédiatement en termes expérimentaux.

Les coefficients constants a et b marquent, dans la déduction deBiot, la proportionnalité invoquée pour le refroidissement interne etexterne. Ils bloquent des lois secondaires relatives à la densité, à laconductibilité, à la chaleur spécifique. Nous trouverons [29] explicitésces éléments dans l’équation correspondante de Fourier qui s’écrit 24 :

u

t

k

CD

2

u

x2

hl

CDSu

24 FOURIER, Œuvres complètes, t. I, p. 87.

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Fait digne de remarque, les coefficients de a et b de Biot sont obte-nus directement. Ils ne résultent pas de la simplification d’une équa-tion du type précédent. Ils correspondent au phénomène étudié, pourainsi dire extérieurement, en se guidant sur la simple notion de tempé-rature et non pas sur une reconstruction de l’expérience à partird’éléments a priori.

En fait, après l’intégration de l’équation différentielle de ce cassimple, c’est à l’examen thermique que Biot réclamera la preuve de lasolidité de la théorie. Biot a donné dès 1804 25 la solution del’équation quand l’état stationnaire est atteint, c’est-à-dire pouru

t 0 . L’intégrale générale est alors, comme on le sait,

u Al * x

b

Bl x

b

A et B étant, suivant la règle, deux constantes arbitraires qu’onpeut utiliser pour plier la formule à tous les cas possibles et qui doi-vent être particularisées, dans chaque cas, d’après deux observations.En admettant que la barre soit assez longue, on sera amené, penseBiot, à poser B = 0 ; sans cette précaution la température croîtrait audelà de toute limite pour x infini. Biot se croit donc fondé à réduire lasolution à son premier terme. D’ailleurs, pour x = 0 on doit avoir latempérature U du foyer. Finalement on a donc la solution particulière :

u U l x

b

(1)

C’est cette relation que Biot, s’inspirant peut-être de Lambert, étu-die expérimentalement. Pour cela, il prend une barre métalligue [30]homogène et de distance en distance, d’une manière régulière, il ypratique de petites cavités qu’il remplit de mercure. Dans ce mercureplonge une série de thermomètres, le contact est aussi intime que pos-sible. Biot enregistre les températures marquées par les différentsthermomètres dans l’état stationnaire.

25 BIOT, « Mémoire sur la propagation de la chaleur et sur un moyen simple etexact de mesurer les hautes températures », Journal des Mines, XVII, p.203.

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Le mode opératoire est d’une simplicité voulue. Si Musschenbroeks’est trompé dans ses expériences calorifiques, dit Biot, c’est qu’ils’est servi d’un pyromètre compliqué de plusieurs pièces, dont le jeuet les dilatations mal connues ont suffi pour causer des irrégularités etBiot ajoute cette remarque 26 : « pour mesurer une cause dont les mo-difications et la manière d’agir sont aussi peu connues que celles de lachaleur, on ne doit employer que des moyens très simples, et dontl’exactitude, fondée sur des lois géométriques, tienne à la naturemême, et non à la perfection de l’instrument ».

Dans la crainte de quelque irrégularité dans la distribution de lachaleur près de la source, Biot préfère regarder la température U

comme inconnue, il en est de même, bien entendu, du rapportb

a. Il

détermine ces cieux inconnues par la comparaison de trois thermo-mètres successifs. Dès lors les paramètres sont connus dans la for-mule 27 ; on peut en déduire les températures des autres thermomètres.Il ne reste plus qu’à comparer les températures calculées et les tempé-ratures observées. En examinant de nombreuses expériences faites parRumford ou par lui-même, Biot trouve une concordance à un demi-degré près. C’est donc une bonne vérification.

Dès son premier mémoire, en 1804, Biot propose une applicationpratique des résultats obtenus. On pourra se servir de la loi de distri-bution pour déterminer les hautes températures. On voit en effetcomment on pourrait connaître la température d’un four par le seulexamen des thermomètres fixés le long d’une barre métallique dontune extrémité pénètre à l’intérieur du four. À vrai dire, la méthodesouffre d’une grave cause d’insécurité que Biot remarque lui-même :les températures élevées [31] nous éloignent en effet de la marge oùl’application de la loi de Newton est correcte. Mais en l’absence detout autre moyen pour apprécier les hautes températures, la découvertede Biot ne manquait pas d’intérêt. Au début du XIXe siècle, les tempé-ratures élevées étaient excessivement mal connues. Ainsi Biot faitfond d’une expérience de Wedgewood qui fixe à 7500° la température

26 Journal des Mines, an XIII, p. 208.27 Journal des Mines, an XIII, p. 208.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 40

à laquelle le fer se soude à lui-même alors que la fusion a lieu d’aprèsles travaux modernes dès 1500° 28.

Quand on suit la méthode de Biot depuis son principe jusqu’à savérification expérimentale, on ne peut manquer d’être frappé du carac-tère extrêmement homogène de cette méthode. En effet, pour Biot, lesprincipes ne sont pas des idées a priori, ce sont des faits généraux. Ilest très net à cet égard 29 : « L’art des expériences consiste à découvrirdans les phénomènes ceux qui sont les plus généraux, les plus in-fluents. Ces faits, bien constatés, exactement reconnus, servent ensuitede principes pour arriver aux autres faits comme conséquence. » Demême, nous l’avons vu, le calorique n’est qu’un terme général et nonpas une hypothèse qui détermine une reconstruction idéale du phéno-mène. Enfin, par la manière même dont nous mettons le problème enéquation, le calcul s’adapte d’aussi près que possible à l’expérience etconduit insensiblement à une vérification expérimentale intimementmêlée, elle-même, au calcul. On pourrait dire qu’à aucun moment onne perd de vue l’expérience : les principes, les hypothèses, les calculs,l’expérimentation restent constamment au mime niveau, dans le planmême du phénomène.

Si l’on joint enfin à tous ces caractères celui d’utilité, on accepterasans doute cette qualification de positivisme avant la lettre que mériteune œuvre qui, dans son ensemble, donne un tableau d’une véritableampleur, d’une netteté admirable.

L’expérience de Biot, à laquelle tant de travaux mathématiques seréfèrent durant le XIXe siècle, a été reprise plusieurs fois par des expé-rimentateurs qui se sont efforcés d’en corriger [32] les imperfections.Despretz 30 emploie des barres un peu plus fortes pour que les discon-tinuités apportées par les alvéoles pleins de mercure soient négli-geables. Pour être bien sûr que l’état stationnaire était établi, il atten-

28 Voir Journal des Mines, an XIII, p. 20. — Wedgewood indique 5967°Réaumur. La précision poussée au delà des conditions expérimentales estsouvent le signe d’une connaissance artificielle et indirecte.

29 Traité, t. I., p. 21.30 Annales de Chimie et de Physique, t. XIX, p. 8, 1822, et XXXVI, p. 422,

1827.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 41

dait une demi-journée avant de noter les indications des thermomètres.Enfin, pour éliminer d’une barre à l’autre la différence des rayonne-ments superficiels, il enduisait les barres d’une couche de noir de fu-mée. Despretz mit nettement en évidence que la simplification par la-quelle Biot supprime une des deux fonctions de la solution généraleest erronée. La série géométrique croissante interfère réellement avecla série décroissante et complique les résultats.

Par la suite Langberg 31 remplaça les thermomètres par des couplesthermo-électriques. Mais le contact intime de la tige métallique et dela soudure thermo-électrique n’était pas assuré. D’autre part, en pre-nant des fils très fins au lieu de barre, il rendait plus sensibles lescauses de perturbation telles que les courants d’air, le rayonnementsuperficiel. Wiedeniann et Franz reprirent cette méthode ens’entourant de précautions multiples 32. Le fil examiné therrno-électriquement était plongé dans un thermostat, il était recouvert d’unecouche galvanique d’or qu’on amenait dans tous les cas au même de-gré de poli. Ces expériences confirmèrent la rectification de Despretz ;elles furent assez précises pour donner avec une grande approximationles coefficients de conductibilité des différents métaux et permirent àWiedemann et Franz d’énoncer la loi de la proportionnalité des con-ductibilités thermique et électrique.

31 Annales de Poggendorff, t. LXVI, p. 1, 1845.32 Annales de Poggendorff, t. LXXIX, p. 497, 1853.

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[33]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre IIILe Problème de

Physique mathématiquedans Fourier.

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Le nom de Joseph Fourier (l768-1830) est inséparable de l’étudemathématique de la chaleur. Le premier mémoire que Fourier présentaà l’Académie des Sciences sur ce sujet remonte à 1807. Il fut complé-té en 1811 par un travail étendu qui fut examiné par Malus, Haüy, La-place, Lagrange et Legendre. Les illustres commissaires dit Arago :« Tout en proclamant la nouveauté et l’importance du sujet, tout endéclarant que les véritables équations différentielles de la propagationde la chaleur étaient enfin trouvées, disaient qu’ils apercevaient desdifficultés dans la manière dont l’auteur y parvenait. Ils ajoutèrent queces moyens d’intégration laissaient quelque chose à désirer, même ducôté de la rigueur, sans toutefois appuyer leur opinion d’aucune es-pèce de développement. Fourier n’a jamais adhéré à ces arrêts... » IIréimprima ce mémoire sans tenir aucun compte des critiques de cescenseurs. C’est en 1822 que parut la « Théorie analytique de la cha-leur » qui servira de base à notre examen.

Cette œuvre qui traite de nombreux cas particuliers avantd’aborder le cas général ne saurait sous peine de redites être analysée

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dans son détail. Nous nous bornerons à en montrer l’inspiration ennous arrêtant aux problèmes nouveaux et importants qu’elle soulève àchaque pas. Elle se présente comme une entreprise entièrement posi-tive, appuyée sur les faits et susceptible d’une vérification expérimen-tale d’autant plus probante qu’elle pénètres un niveau de minutie quel’expérience commune ne soupçonnait pas. Au surplus, nous verronsdans le chapitre suivant l’influence indéniable que les travaux de Fou-rier ont eue sur le développement de la pensée scientifique d’AugusteComte.

[34]

Le discours préliminaire de Fourier qui précède le traité débute parun acte de foi en la simplicité et en la généralité des lois de la nature.La chaleur y est traitée comme une qualité entièrement générale quiaffecte les substances au même titre que la gravité. Pour Fourier il estaussi inconcevable qu’un corps soit neutre calorifiquement que desupposer qu’il échappe à l’attraction newtonienne. Cet effort de géné-ralisation est d’autant plus remarquable que les actions calorifiquesnaturelles étant petites ou rares (dilatations ou fusions) on est enclin àpenser que la chaleur est un état momentané, un accident qui s’efface,un privilège difficile à maintenir.

Ce n’était pas non plus une propriété dont l’étude mathématiquedût paraître féconde. A la différence du problème des cordes vibrantes— qui, depuis le XVIIe siècle, sollicitait philosophes et mathémati-ciens — le problème calorifique ne se présentait pas en liaison évi-dente avec les principes de la mécanique qui achevaient avec Laplaceleur coordination sur un plan newtonien. La pensée d’une correspon-dance entre les phénomènes calorifiques et les phénomènes méca-niques occupait bien certains esprits, mais c’était toujours une penséequi s’exprimait comme une hypothèse ; la transition n’était à aucunmoment conçue comme une équivalence. La doctrine de Fourier esttrès nette à cet égard. « Quelle que soit l’étendue des théories méca-niques elles ne s’appliquent point aux effets de la chaleur ; ils compo-sent un ordre spécial de phénomènes qui ne peuvent s’expliquer parles principes du mouvement et de l’équilibre » 33. Raison profondepour n’y voir qu’un canton scientifique dont la connaissance, pouvait-

33 FOURIER, Œuvres complètes, t. I, p. XVI.

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on craindre, ne se relierait pas à une doctrine générale. L’effort deFourier devait triompher de ces suggestions décourageantes.

Son œuvre, il lui attribuait un rôle dans les domaines les plus di-vers, embrassant la théorie et la pratique. Le « système du Monde »devait en recevoir un supplément important de connaissances. La dis-tribution de la chaleur à l’intérieur et sur la surface de la terre entièredevait y être fixée par la solution de l’équation différentielle fonda-mentale. Les grands mouvements [35] de l’air, les vents alizés, lesclimats, les courants de l’Océan y trouveraient l’élément principal deleur explication. Enfin les arts techniques, les procédés de chauffage,les machines thermiques devaient, dans la pensée de Fourier, bénéfi-cier de ses travaux. Par leur utilité, les développements mathéma-tiques montraient leur positivité.

À vrai dire, les principes de Fourier sont placés sur une échelle dif-férentielle si petite que ces espoirs généraux nous paraissent mainte-nant complètement démesurés. L’analyse mathématique ne permetque des intégrations fragmentaires, elle n’agglomère qu’un seul pointde vue, Or l’élément calorifique est, de toute évidence, insuffisantpour symboliser le réel. Connût-on d’ailleurs la loi du phénomène ca-lorifique, la difficulté de déterminer les données en entraverait uneapplication étendue. Là, plus qu’ailleurs peut-être, il est difficile desortir du domaine mathématique.

Cette application à grande échelle pouvait être en quelque sortepréparée par le choix des unités qui, chez Fourier, sont très grandes.Ainsi l’unité de quantité de chaleur (donnée par la fusion d’un kilo-gramme de glace) correspond à 80.000 petites calories. De même Fou-rier prend souvent comme unité de flux, le flux à travers un mètre car-ré, ce qui suppose une homogénéité évidemment trop étendue pour laplupart des sources calorifiques. Il n’y a guère que la chaleur solairequi puisse être étudiée correctement avec une si grande unité. En cequi concerne le degré de température on peut faire la même objection,les points fixes du thermomètre (glace fondante et eau bouillante) re-çoivent les numéros 0 et 1. Darboux a fait la remarque suivante :« Fourier suppose souvent que deux corps en contact ont, l’un la tem-pérature 0, l’autre la température 1. Si l’on adoptait les unités de Fou-rier, la différence des températures serait trop grande pour que

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l’échange de la chaleur entre les deux corps fût réglé par la loi deNewton » (loi qui est à la base des déductions de Fourier 34.

Fort heureusement, cela n’intervient pas dans les équations de Fou-rier qui sont établies d’une manière générale et subsistent [36] quellesque soient les unités choisies. Reste, croyons-nous, que la vision ducôté du réel est chez Fourier une vision à grande échelle bien que latechnique mathématique devait l’engager à des considérations infini-tésimales. Fourier part de l’état massif de nos expériences calori-fiques, et c’est le calcul qui permet d’aller du plus grand au plus petit,suppléant ainsi à l’impossibilité de la micro-expérience. Dans d’autresdomaines cette extrapolation est inutile, le calcul est au même niveauque le réel, aussi c’est alors l’expérience qui précède et qui guide lecalcul, tel cet le cas de « l’isochronisme des oscillations, la résonancemultiple des corps sonores. Les expériences communes les avaient faitremarquer, et le calcul en a ensuite démontré la véritable cause. Quantà ceux qui dépendent des changements de température ils n’auraientpu être reconnus que par des expériences très précises, mais l’analysemathématique a devancé les observations ; elle supplée à nos sens etnous rend en quelque sorte témoins des mouvements réguliers et har-moniques de la chaleur dans l’intérieur des corps » 35.

Examinons d’abord les conditions générales de la propagation. Leproblème est en soi extrêmement simple ou du moins extrêmementfacile à simplifier. On commence naturellement par prendre une subs-tance homogène et même anisotrope, ainsi la matière ne réagira pasdifféremment à l’agent suivant le lieu et la direction de l’action calori-fique. Les molécules agiront par leur nombre, jamais par leur forme.Comme les sources calorifiques apportent des singularités, pour évitertoutes difficultés on examinera toujours le mouvement calorifique àune certaine distance de ces sources. La production de la chaleur resteen dehors de l’enquête de Fourier ; il ne s’agit que de sa propagation.

Il y a cependant des discontinuités qu’on ne peut écarter sous peined’enlever toute fécondité aux méthodes : ce sont celles introduites parles surfaces qui séparent les différents milieux, et en particulier par lessurfaces qui terminent les objets. Nous verrons par la suite toutes les

34 FOURIER, Œuvres complètes, t. I, p. 17 (note).35 Loc. cit., t. I, p. 12.

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difficultés qu’entraîne dans la théorie la considération de ces surfaceset avec quelle ingéniosité [37] Fourier les a résolues. Dès maintenant.en nous plaçant sur le terrain physique nous pouvons admettre quechaque surface est caractérisée par un coefficient qui tient à sa naturematérielle et au milieu extérieur où le corps considéré est plongé. Cecoefficient mesure « la facilité avec laquelle la chaleur pénètre la sur-face des corps et passe de ce corps dans un milieu donné ». Fourieradmet, comme allant de soi, que ci cette « facilité » est réciproque. Lecoefficient serait tout aussi bien défini en allant du milieu au corps.C’est la conductibilité externe.

Outre cette conductibilité superficielle il faut considérer la conduc-tibilité interne qui ne dépend que de la matière considérée. Elle me-sure « la facilité » de la propagation calorifique d’une molécule inté-rieure à une autre. Fourier prend cette conductibilité comme une no-tion naturellement claire. Aucun commentaire ne l’accompagne. Noussentons bien cependant qu’elle recèle toute la difficulté du problèmede la propagation et l’intuition est loin d’être satisfaite par l’évocationd’une « facilité ». Nous verrons d’ailleurs chez les successeurs deFourier tous les efforts que son éclaircissement a réclamés.

Si l’on joint à ces deux conductibilités la notion de chaleur spéci-fique qui est connue par des mesures qui n’ont rien à voir avec le pro-blème de la propagation, on possède tous les paramètres dont on a be-soin. Ces paramètres au moyen desquels on construit la théorie serontpar la suite précisés par la théorie, l’outil est amélioré par la fonction.En ce qui concerne les conductibilités, on ne voit guère comment onles définirait a priori, indépendamment des équations où elles sontimpliquées. Fourier considère cependant les trois notions comme les« trois qualités élémentaires » qui suffisent à connaître l’état calori-fique d’un corps. Dès qu’elles sont déterminées numériquement« toutes les questions relatives à la propagation de la chaleur ne dé-pendent plus que de l’analyse numérique »

C’est, comme on le voit, trois propriétés purement thermiques. Enparticulier, les qualités proprement mécaniques n’entrent pas en lignede compte ; Fourier n’en a pas besoin ; son étude est homogène, ellereste sur le domaine de la qualité choisie. Il la désolidarise, une fois deplus, des théories mécaniques. [38] La chaleur représente pour lui aune classe très étendue de phénomènes qui ne sont point produits parles forces mécaniques, mais qui résultent seulement de la présence et

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de l’accumulation de la chaleur. Cette partie de la philosophie natu-relle ne peut se rapporter aux Théories dynamiques » 36.

Il peut paraître difficile de pénétrer l’idée que Fourier pouvait sefaire de la chaleur, car il est déjà sur le plan de la pensée scientifiquemoderne où l’on déclare les faits indépendants des schémas par les-quels on les résume. « La connaissance des lois mathématiques aux-quelles les effets (de la chaleur) sont assujettis est indépendante detoute hypothèse : elle exige seulement l’examen attentif des faits prin-cipaux » 37. Et pourtant Fourier vit dans une époque où le « fluide »est la pensée commune. Il est manifeste qu’il pense « substance »alors même qu’il rejette l’image usuelle du calorique 38. « Les effetsde la chaleur ne peuvent nullement être comparés à ceux d’un fluideélastique dont les molécules sont en repos... L’habitude de cet élémentest... entièrement différente de celle des substances aériformes ». Enlui enlevant l’élasticité, Fourier confère à l’agent l’impénétrabilité àl’égard de lui-même. C’est d’ailleurs cette impénétrabilité qui entraî-nera, dans les cas théoriquement très importants où il s’agit d’un ré-gime, l’équation fondamentale du problème. Tout ce qui entre doitsortir, la permanence est à cette condition. C’est le fond matérialiste,étonnamment solide, qui supportera tout l’édifice. Il n’y a que cetteidée physique dans une si grande œuvre, elle est le principe qui dé-termine toutes les équations. Le signe égal n’en est que le résumé.

Cependant la liaison entre l’agent calorifique et la matière où ilcircule ne laisse pas de présenter des difficultés. Fourier dit bien que« la chaleur agit de la même manière dans le vide, dans les fluidesélastiques et dans les masses liquides ou solides ; elle ne s’y propageque par voie d’irradiation, mais ses effets sensibles diffèrent selon lanature des corps ». On pourra toujours lui objecter que les effets diffé-rents peuvent être mis au compte de caloriques différents, en suivantl’inspiration des [39] doctrines du XVIIIe siècle. Au fond, en effet,c’est gratuitement qu’on suppose que l’action de la chaleur, prise àson principe, est la même dans tous les corps. Comme on est bien for-cé de constater que les effets sensibles sont différents, c’est la matière

36 Loc. cit., t. I, p. 11.37 Loc. cit.. t. I. p. 15.38 Loc. cit., t. I, p. 31.

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qu’on charge d’apporter tous les éléments de la différenciation. Ils’agit donc d’une véritable coopération substantielle où la chaleurconserve une unité de caractère qui, tout bien considéré. est hypothé-tique. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’hypothèse fut heureuse.

Quand en considère les phénomènes thermiques tels quel’expérience les crée, avec des sources arbitrairement distribuées dansl’espace et dans le temps, on les trouve dans un tel état de confusionqu’aucune analyse ne peut guère entreprendre de les démêler. Parcontre, on s’aperçoit qu’au bout d’un temps assez grand, si l’onn’entretient pas les sources, on finit toujours par atteindre l’identitéthermique.

Entre ces deux extrêmes qui représentent en quelque sorte l’unl’empirisme total et l’autre l’uniformité rationnelle, il y a place pourun aspect évolutif régulier. Entre l’instant initial et l’instant final onétudiera ce qu’on appelle l’état pénultième. On profite de ce fait quel’arbitraire et la confusion s’évincent automatiquement à mesure quele temps s’écoule, même si l’on maintient les sources en action. C’estpeu de dire que la température tend vers l’équilibre, elle tend d’abordà des lois qui conduisent à l’équilibre et qui pourront faire l’objetd’une étude mathématique. Seulement, avant d’arriver à ces lois, ondoit traverser toute une période de bouleversements inanalysables. End’autres termes, on ne sait pas rejoindre par le calcul non plus que parla pensée des données purement et totalement hétéroclites et d’unautre côté, avant l’identité statique, seule remarquée du philosophe, ily a une espèce d’identité dynamique qui doit faire l’objet de la ré-flexion du mathématicien. C’est ce qu’exprime Fourier 39 : « Lamarche du phénomène, devenue plus régulière et plus simple, de-meure enfin assujettie à une loi déterminée, qui est la même pour tousles cas et qui ne porte plus aucune empreinte sensible de la dispositioninitiale. »

[40]

Par la suite, et nous autans l’occasion de le montrer, on essaiera deremonter aussi près que possible de l’état arbitraire initial. Mais lesmathématiques peuvent dès maintenant, dans leur analyse, suivre la

39 Loc. cit., t. I, p. XXIV.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 49

gradation de généralité que les phénomènes calorifiques offrentcomme d’eux-mêmes. Ainsi que l’indique Fourier, l’analyse mathé-matique exprime :

1° Les conditions générales qui résultent des propriétés natu-relles ;

2° L’effet accidentel, mais subsistant, de la figure ou de l’étatdes surfaces ;

3° L’effet non durable de la distribution primitive.

Ainsi, à côté des lois et les conditionnant, on doit considérer desphénomènes secondaires qui se partagent en deux espèces bien diffé-rentes : les uns participent à la permanence des solides et ne dépen-dent que des propriétés permanentes, physiques et géométriques, descorps en présence ; les autres sont plus fortuits puisqu’une donnéeplus gratuite, la température initiale, leur est attribuée par surcroît.Mais cette dernière anomalie n’a pas d’effet après un intervalle detemps assez grand, elle s’élimine d’elle-même. La distribution initialepasse ainsi au rang d’une irrationalité secondaire dont on peut d’abordajourner l’examen en substituant à l’arbitraire initial une fonction con-tinue. Cela semble légitime puisque le phénomène tend de lui-même àeffacer les discontinuités.

ll est assez remarquable que le phénomène arrive finalement àsuivre une loi conditionnée uniquement par la forme géométrique descorps où il se manifeste et qu’il se libère complètement d’une distribu-tion qui est pourtant, au début, la cause déterminante du mouvementcalorifique. On assiste là à une géométrisation automatique qui méritel’attention du philosophe. La forme triomphe en quelque sorte desdonnées physiques disparates ; l’irrationalité est étouffée ; des causesdifférentes produisent de mêmes effets. L’expression de Fourier esttrès nette à cet égard 40. « Lorsqu’il s’est écoulé un temps assez consi-dérable, [41] la disposition initiale, qui est une cause contingente, etque l’on doit regarder comme fortuite, a cessé d’influer sur l’état du

40 Loc. cit., t. II. p. 172.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 50

système ; cet état est celui qui aurait lieu si la disposition initiale étaitdifférente. Il n’en est pas de même des causes toujours présentes quiagissent aux extrémités, ou qui dépendent du principe de la communi-cation de la chaleur ; elles règlent à chaque instant le progrès du phé-nomène ».

Après avoir dégagé les conditions intuitives etexpérimentales qui entourent le problème de phy-sique mathématique traité par Fourier, nous pou-vons aborder l’aspect proprement mathématiquede la méthode. Nous examinerons d’abord la for-mation des équations différentielles, puis les im-portants problèmes que pose le passage du diffé-rentiel à l’intégral.

Fourier commence par traiter un grand nombrede cas particuliers (armille, sphère, cube, prisme,etc.) avant d’aborder le cas général. Ce cas géné-

ral, au moins en ce qui concerne l’équation différentielle, est cepen-dant élémentaire. Comme nous aurons souvent à considérer cetteéquation, établissons-la brièvement en suivant Fourier 41. Pour celaprenons un parallélépipède de côtés dx, dy, dz, situé à l’intérieur ducorps étudié, loin des surfaces et des sources. Par le rectangle dxdy, ilentre une quantité de chaleur proportionnelle :

1° à la surface dxdy de ce rectangle ;

2° au laps de temps dt pendant lequel on étudie le phénomène quireste naturellement constant si ce laps de temps est très petit ;

3° à la dérivée de la température le long d’un élément de droiteperpendiculaire à la surface. Cette dérivée fournit une mesurede la variation de température qui détermine le mouvement ca-lorifique.

41 Loc. cit., t. I, p. 118 et suiv.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 51

[42]

En appelant k le facteur de proportionnalité qui ne dépendrad’ailleurs pas de la direction si nous sommes, comme nous le suppo-sons, en milieu isotrope, la quantité de chaleur cherchée s’écrira im-médiatement en associant les diverses proportionnalités énumérées ci-dessus :

—k dx dy dt

z,

le signe − indiquant que le flux de chaleur pénètre clans l’alvéoleconsidéré.

La face en regard, qui a la même surface, donnera lieu au même

calcul, mais le facteurv

zaura crû de sa différentielle. On aura donc à

travers cette face la même expression que tout à l’heure augmentéede :

—k dx dy dt

z

v

z

dz

Il en résulte donc pour le parallélépipède un gain de chaleur égal àcette expression. En effectuant la dérivation on obtient :

k dx dy dt2v

z2dz

les deux autres paires de rectangles perpendiculaires à dx et à dy don-

neront des expressions semblables en2v

x2et

2v

y2. Finalement le gain

de chaleur sera pour le petit parallélépipède :

k2v

x22v

y22v

z2

dx dy dz dt (1)

Cette chaleur, qui ne s’écoule pas, contribue à élever la tempéra-ture du petit prisme considéré. Or le poids de ce prisme est Ddxdydz siD est la densité. En appelant C la chaleur spécifique, c’est-à-dire laquantité de chaleur nécessaire pour élever l’unité de poids du corps en

question de I degré, l’élévationv

tréclamera une quantité de chaleur

égale à :

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 52

CDdcdyd v

tdt

[43]

En égalant cette expression à In précédente et en divisant pur lefacteur commun dxdydzdt, on obtient l’équation :

CDv

t k

2v

x22v

y22v

z2

qui est celle de la propagation de la chaleur dans l’intérieur de tousles corps solides. Elle compte, comme on le sait, parmi les équationsles plus importantes de la physique mathématique.

Quant aux conditions calorifiques qui règnent à la surface descorps considérés, ce sont naturellement des cas d’espèces. Il s’agit làen effet d’une discontinuité qui doit faire l’objet d’une définition ex-plicite et détaillée. C’est là un fait général : la discontinuité pure re-lève d’une connaissance énumérative ; si elle s’agglomère en une dé-finition, elle emprunte déjà à l’unité de cette définition une manière decontinuité. En fait, le plus souvent, on se contente de poser une dis-continuité à travers la surface, tandis qu’on admet une continuité lelong de la surface. C’est ainsi qu’on est amené, guidé en cela parl’expérience la plus fréquente, à supposer que la superficie, en totalitéou en partie, est maintenue par une cause spéciale à une températurefixe. De toute manière, dans le cas général que nous avons traité, lesconditions superficielles n’interviennent qu’au moment del’intégration de l’équation différentielle.

Dans d’autres cas, les conditions superficielles jouent un rôle dansl’établissement de la formule générale elle-même. C’est lorsqu’on nepeut pas se placer, comme nous l’avons supposé, à une distance no-table de la surface ; tous les corps minces, en particulier, doivent fairel’objet d’un examen théorique nouveau. Ainsi dans le cas de l’anneau,on doit tenir compte du rayonnement dès la position différentielle duproblème. Il faut alors retrancher au gain de chaleur déterminé pourun petit cylindre détaché par deux sections droites une certaine quanti-té de chaleur perdue par rayonnement. Cette quantité est évidemmentproportionnelle, d’une part, à la surface cylindrique qui rayonne et,d’autre part, à l’excès de la température de l’armille dans la régionétudiée sur le milieu ambiant, le coefficient de proportionnalité h

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étant, comme on le sait, le coefficient de conductibilité externe.D’ailleurs en comptant x le long du filet moyen de [44] l’armille, onpeut, si l’anneau est suffisamment mince, négliger les variations de latempérature perpendiculairement à la circonférence moyenne, ce quirevient à poser dans l’équation générale :

2v

y2 o

2v

z2 o

L’équation, dont la détermination est immédiate, est alors :

v

t

k

CD

2v

x2—

hl

CDSv

S représente la section, l le périmètre de cette section, les autres lettresconservent les mêmes significations que dans le cas général.

Suivons l’intégration sur ce cas particulièrement simple 42 nouspartirons de l’équation

v

t k

2v

x2—hv

en modifiant, pour plus de rapidité, les constantes.

Le changement de variable v ehtu simplifie encore cette équationqui devient :

u

t k

2u

x2(2)

Cette dernière simplification n’est pas uniquement algébrique, ellesuit en quelque sorte les articulations du phénomène lui-même. Elleconduit en effet à une équation qui représente le mouvement de cha-leur dans le cas où le rayonnement serait nul, puisqu’on arriverait aumême résultat en égalant à zéro le coefficient h de la conductibilitéexterne dans l’équation générale.

Quand on aura résolu ce cas plus simple, on tiendra compte del’influence de la déperdition en multipliant la solution par eht . « Ain-si, conclut Fourier, le refroidissement qui s’opère à la surface nechange point la loi de la distribution de la chaleur : il en résulte seu-lement que la température de chaque point est [45] moindre qu’elle

42 Loc. cit., t. I, p. 239.

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n’eût été sans cette circonstance ; et elle diminue, pour cette cause,proportionnellement aux puissances successives de la fraction eht . »

Il est extrêmement remarquable que l’algèbre arrive à séparer deuxphénomènes que l’intuition présentait dans une union presque indisso-luble et qui étaient d’ailleurs intimement associés dans l’équation dif-férentielle primitive.

La valeur d’analyse en quelque sorte phénoménale des méthodesmathématiques va d’ailleurs s’accentuer en continuant la résolution duproblème.

Pour résoudre l’équation simplifiée (2), Fourier emploie une mé-thode éminemment constructive. Il commence par chercher les valeursparticulières les plus simples que l’on puisse attribuer à la variable u.On composera ensuite une valeur générale en associant linéairementles valeurs particulières trouvées. Si l’on peut enfin adapter cette va-leur générale aux conditions thermiques initiales, on aura résolu leproblème. Il restera cependant à montrer que la solution ainsi cons-truite est bien unique.

La recherche des solutions particulières est facile. On reconnaîtimmédiatement que les valeurs :

u aekn2 t sin nx

satisfont à l’équation (2) quelles que soient les constantes a et n.

Pour que cette valeur de u convienne, il faut maintenant qu’elle nechange pas quand la distance x est augmentée de2π , r désignant lerayon moyen de l’anneau puisque, par cette augmentation, on revientau même point de l’anneau. Donc 2πr, r doit être un multiple entier i

de 2π, autrement dit, il faut prendre n i

r. On a donc finalement la

solution :

u aek

i2

r2

t sini

rx

i étant un nombre entier quelconque.

Les éléments purement géométriques ne permettent pas une déter-mination plus complète. Mais les conditions physiques doivent jouerun rôle dans l’intégration. Il faut maintenant que les [46] fonctionsparticulières trouvées s’accordent avec l’état thermique initial. Il

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 55

semble qu’on doive alors échouer puisque les fonctions (1) dans les-quelles on fait t = o correspondent à la distribution extrêmement spé-ciale :

u(1) a sinix

r

alors qu’on doit rejoindre une distribution thermique entièrement arbi-traire.

La difficulté pouvait en effet paraître insurmontable. Comment es-pérer qu’un arbitraire en quelque sorte ponctiforme, d’une prodigalitétransfinie, pût conditionner un état futur que le géomètre retient dansune forme, condense dans une formule ?

La solution de ce difficile problème a conduit à l’une des plusbelles et des plus fécondes découvertes de l’Analyse moderne. Ils’agit du développement en série des fonctions discontinues. Par cedéveloppement, on arrive en quelque sorte à associer la continuitéd’une solution générale à la discontinuité des données. D’une part, eneffet, ces fonctions discontinues sont propres à traduire l’arbitraire dela distribution initiale. D’autre part, les séries convergentes considé-rées apportent au moins l’unité de leur définition. Un régime continuest donc associé par le jeu mathématique à un état initialement discon-tinu.

Si F(x) est la fonction arbitraire qui représente l’état thermique ini-tial de l’armille, nous commencerons donc par développer cette fonc-tion — si discontinue qu’elle soit — en série trigonométrique. Nous

pouvons toujours l’écrire F(x) = φx

r

x

r

. Ce développement

donnera :

φx

r

yb

1a sinx

r

1b cosx

r

2a sin2x

r

2b cos2x

r ...

Et on aura immédiatement la température u en fonction du temps etde la distance à une origine fixe. Elle sera donnée par la formule :

n (1)b

1a sinx

r

1b cosx

r

k12

re 2a sin

2x

r

2b cos2x

r

z2k12

re ... (4)

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 56

[47]

qui satisfait à l’équation différentielle du mouvement calorifique dansl’armille et à toutes les conditions initiales, tant géométriques quethermiques.

Lamé a montré l’importance de ce concours de solutions particu-lières. II a caractérisé la méthode avec une grande clarté en distin-guant les rôles qui reviennent aux solutions élémentaires et aux coef-ficients 43. « Quand il s’agit de trouver la loi intégrale du refroidisse-ment d’un corps de forme donnée, on sait que le problème d’analyseconsiste à intégrer l’équation générale par une somme de termessimples, vérifiant tous séparément cette équation, satisfaisant en outreaux conditions de la surface, et qui sont multipliés par des coeffi-cients, d’abord inconnus, que l’on détermine ensuite de telle sorte quela série totale reproduise l’état initial. Cette détermination s’opère in-variablement de la même manière, à l’aide d’un théorème général quipermet d’isoler successivement tous les coefficients de la série. Il n’ya de particulier au corps proposé que la forme et les propriétés destermes simples qui lui correspondent. C’est uniquement dans leur re-cherche que gît toute la difficulté.

« Chaque terme simple résout, à lui seul, la question posée, si l’étatinitial ou la fonction à introduire lui est égale ou proportionnelle. Si lafonction donnée est une somme linéaire d’un nombre fini de termessimples, ils interviennent seuls dans la solution. Enfin, si cette fonc-tion n’est pas ainsi réductible, tous les termes simples concourent pourrésoudre le problème. En un mot, ils s’accordent toujours pour ache-ver le travail : là, c’est un seul ou plusieurs qui s’en chargent ; ici, tousensemble ; et chacun d’eux trouve, dans son coefficient, la fractionqui lui est dévolue.

« Cette marche, cette réduction a une seule difficulté particulièreau corps proposé, ce concours toujours efficace des termes simples, seretrouvent dans la question de l’équilibre des températures ; dans lathéorie du potentiel ou de l’attraction des sphéroïdes ; dans une théo-rie mathématique de l’élasticité lors des vibrations, et aussi, lors del’équilibre intérieur d’un corps solide... Ce n’est donc plus là une

43 Leçons sur les coordonnées curvilignes, p. 337.

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simple analogie, c’est [48] une véritable loi qui embrasse toutes lesbranches de la physique mathématique ».

Mais il y a plus. Il semble que cette analyse puisse dépasser le planmathématique, et atteindre des résultats entièrement physiques. C’estce que Fourier a marqué à différentes reprises. Ainsi, dans un mé-moire de 1824, revenant sur le problème de la conduction dans les so-lides, il écrira 44 : « La décomposition dont il s’agit n’est point un ré-sultat purement rationnel et analytique ; « elle a lieu effectivement etrésulte des propriétés physiques de la chaleur ».

A propos de l’armille, il sera encore plus explicite : « Lorsqu’un deces modes simples est une fois établi, il se conserve de lui-même et lesrapports qui existaient entre les températures ne changent point ; mais,quels que soient ces rapports primitifs et de quelque manière quel’anneau ait été chauffé, le mouvement de la chaleur se décompose delui-même en plusieurs mouvements simples, pareils à ceux que nousvenons de décrire, et qui s’accomplissent tous à la fois sans se trou-bler » 45.

D’ailleurs comme les facteurs qui marquent le décrément des diffé-rents termes de la série (4) deviennent rapidement très petits, la tem-pérature est bientôt indiquée, à une constante près, par la relation :

u 1a sin

x

r

1b cosx

r

e

k2

rt

les autres termes étant devenus complètement négligeables. L’étatpermanent se révèle ainsi comme une illustration singulière des étatsélémentaires qui contribuent à former l’état variable. On peutd’ailleurs connaître par l’observation le moment où cet état principalest formé « car lorsqu’il a lieu 46, la température d’un point quel-conque décroît comme les puissances successives d’une même frac-tion. Il suffit donc de mesurer la température variable d’un point dusolide, afin de distinguer le moment où la loi précédente commenced’être observée. »

44 Loc. cit., t. II, p. 83.45 Loc. cit., t. I, p. 252.46 Loc. cit., t. II, p. 83.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 58

[49]

En résumé, on peut donc dire à bien des points de vue que les élé-ments distingués par la théorie sont fortement inscrits dans le réel. Nulplus que Fourier n’a eu le sentiment de la réalité des êtres mathéma-tiques. Il ne s’agit pas seulement d’une réalité platonicienne, maisd’une réalité qui trouve sa racine dans le phénomène physique lui-même. « L’Analyse mathématique 47 a des rapports nécessaires avecles phénomènes sensibles ; son objet n’est point créé par l’intelligencede l’homme ; il est un élément préexistant de l’ordre universel et n’arien de contingent et de fortuit ; il est empreint dans la nature ». Il necraint pas d’avancer des exemples. « Lorsqu’une barre métallique estexposée par son extrémité à l’action constante d’un foyer et que tousses points ont acquis leur plus haut degré de chaleur, le système destempératures fixes correspond exactement à une Table de loga-rithmes ; les nombres sont les élévations des thermomètres placés auxdifférents points, et les logarithmes sont les distances de ces points aufoyer. » La barre de Biot serait ainsi une véritable règle à calcul. Lachaleur rayonnante fournira à son tour une table de sinus. « Si l’onpouvait observer pour chaque instant, et en chaque point d’une massehomogène, les changements de température, on retrouverait dans lasérie de ces observations les propriétés des séries récurrentes, cellesdes sinus et des logarithmes.

La question de savoir si les équations calorifiques ne pourraientpas être résolues par d’autres fonctions ne nous paraît pas avoir étéexaminée théoriquement par Fourier. On s’explique assez facilementd’ailleurs qu’il ait négligé cette recherche quand on sait combien clai-rement les solutions physiques lui semblaient réaliser les solutionsmathématiques. Il avait fait lui-même, avec le plus grand soin, desexpériences sur une armille métallique en suivant une méthode sem-blable à celle que Biot avait employée à l’étude de la barre. Toutes lescirconstances susceptibles d’influer sur le phénomène avaient été va-riées, ou successivement, ou ensemble. En particulier on multipliait eton déplaçait les foyers de manière à occasionner [50] le plusd’inégalité possible dans la distribution. Fourier avait même « fait

47 Loc. cit., t. I, p. 21.

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concourir le frottement à la production de la chaleur » 48. Toujours lathéorie se trouve confirmée. Dès lors Fourier n’hésite pas à conclurele rapport de ses expériences en ces termes : « On a reconnu par le faitl’impossibilité d’obtenir un résultat différent de celui que l’analysenous a fait connaître ».

Ainsi l’expérience semble affirmer l’unicité de la solution qui nousétait déjà apparue comme assurée à tant d’égards. Il y a là une véri-table convergence des preuves puisque nous avons vu les conditionsarbitraires s’évanouir parallèlement dans l’expérience et dans la théo-rie. À tous points de vue, le phénomène se plie progressivement etautomatiquement aux conditions géométriques, il tend en quelquesorte vers sa forme idéale et pure.

On peut d’ailleurs saisir la manière de postulat par lequel on ac-cepte pour ainsi dire a priori l’unicité de la solution que fournit unrégime stable. Le problème simple du « mur » est très instructif à cetégard. Il s’agit, comme on le sait, d’un solide indéfini limité par deuxplans parallèles maintenus grâce à des sources calorifiques conve-nables aux températures constantes a et b. La question est de fixer latempérature du régime v d’un plan quelconque situé à l’intérieur dumur et à une distance z du plan le plus chaud. Fourier 49 pose la solu-tion :

v a—a b

ez

e étant l’épaisseur du mur. Qu’est-ce qui en assure la validité ? Le nerfde la démonstration réside dans ce fait qu’on prouve la persistance del’état thermique v s’il est, une fois, établi. Cette preuve est d’ailleursfacile à apporter. En effet, dans l’hypothèse où l’équation précédentereprésente l’état thermique, on voit rapidement que le flux de chaleurest le même dans toutes les sections parallèles aux parois du mur etque par conséquent aucune chaleur ne reste sur place pour augmenterla température ; [51] aucun refroidissement n’est possible non plus.On a donc bien alors l’état de régime.

48 Loc. cit., t. II, p. 75.49 Loc. cit., t. I, p. 38.

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Mais l’esprit n’est pas totalement satisfait. Qu’un état persiste in-définiment s’il est réalisé, n’est pas la preuve péremptoire qu’il soitréalisable. En somme, on a pris un principe d’évolution calorifique ens’inspirant d’une expérience d’ensemble ; ce principe a conduit à deséquations différentielles linéaires qui n’admettent qu’une solution ; ona construit cette solution et on l’a retrouvée dans le réel, le cercle pa-raît bien se refermer correctement. Cependant, est-on bien sûr d’avoirpris tout le possible comme il conviendrait à une recherche mathéma-tique a priori ? N’aurait-on pas des solutions instables et singulières sil’examen expérimental préliminaire eût été plus minutieux, si l’on nese fût pas contenté des équations à coefficients constants qui ne repré-sentent après tout qu’une première approximation ? Quoi qu’il en soit,il restera toujours que la stabilité d’une solution est une preuve sup-plémentaire, sinon décisive, de sa réalité. Ainsi M. Thiry parle en cesternies des travaux de M. Villat 50 : « Il a réussi à construire, dans uncas simple, par une analyse poussée jusqu’à l’application numérique,deux solutions essentiellement distinctes, donnant deux mouvements,physiquement possibles, autour du même obstacle, orienté de la mêmefaçon. Rien pour le moment ne peut conduire à préférer un mouve-ment à l’autre, et l’étude de leur stabilité, qui peut-être pourrait lesdépartager, semble encore pour l’instant peu abordable ».

D’ailleurs, d’une façon générale, les conditions temporelles duproblème de physique mathématique sont souvent difficiles à préciser.Notre intuition du temps est bien inférieure en clarté à notre intuitionde l’espace. Ainsi la soudure mathématique entre l’état initial arbi-traire et l’état de régime soulève un important paradoxe que Fouriern’a pas aperçu. L’examen de la solution mathématique du problèmepermet en effet de reconnaître que l’arbitraire de la distribution initialeest immédiatement évincé par la propagation régulière et non pas pro-gressivement comme le suppose Fourier. Prenons par exemple le pro-

50 Thèse de M. THIRY, p. 2.

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[52]

blème de l’armille. Une fois la solution mise sous la forme d’unesérie trigonométrique dont les différents termes sont affectésd’exponentielles marquant l’effet du temps :

u (1)a

4

u

ve n2k1

n 1

a(1) cos nx bn sin nx

on peut remplacer les termes trigonométriques par des séries entièresordonnées suivant les puissances de x. La température u est alors re-présentée par la somme d’une série double dont chaque terme est unepuissance de x. On démontre très facilement que cette série à doubleentrée est absolument convergente pour toute valeur positive du tempst et que la fonction u est, dans ces conditions, une fonction entière dex 51. Dès lors, une fonction continue de x arbitrairement choisie nepeut donc d’aucune manière représenter l’état calorifique de l’armilledurant son refroidissement, puisque, dans ce cas, il faut déjà que cettefonction continue soit une fonction entière. Il reste cependant certainqu’on peut attribuer initialement à l’anneau une distribution qui suitune fonction continue non entière. La difficulté va devenir plus sen-sible en se plaçant au point de vue temporel : si court qu’on imagine lelaps de temps qui s’est écoulé depuis la distribution initiale arbitraire,il faut substituer, sans intermédiaire aucun, une fonction entière à lafonction non entière.

Comment interpréter physiquement cet étonnant résultat mathéma-tique ? Evidemment l’état qu’on appelle initial doit être un état phy-sique possible, en particulier il faut qu’il ait un antécédent. Il ne sau-rait donc être initial qu’à l’égard de notre examen. Il ne peut êtrequ’une coupure — essentiellement artificielle — imposée par la pen-sée dans le cours du phénomène. Or, pris dans son cours, le phéno-mène est celui du refroidissement. L’arbitraire absolu doit donc enêtre écarté, c’est une pure conception mathématique. Il est physique-ment irréalisable.

51 Voir GOURSAT, Cours d’Analyse, éd. 1913. t. III. p. 111.

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En prenant les choses d’un autre biais, on pourrait dire que nous nedisposons pas réellement du temps mathématique, [53] mais seule-ment de la durée physique ? Nous ne pourrons jamais, comme en uncoup de foudre, installer un état calorifique, pas plus que nous nepourrons, dans un seul regard, condenser l’examen analytique d’unétat initial. Or, dès que le phénomène dure, il a quitté son plein arbi-traire. Autrement dit encore, la conception d’un arbitraire est liée àune conception d’un temps discontinu, d’un présent ponctiforme au-quel aucune expérience ne peut correspondre.

D’ailleurs, à un autre point de vue, la conception d’un état arbi-traire vraiment détaillé se heurterait à des difficultés nouvelles.L’expérience en effet ne se laisse pas commander continûment, nousn’en disposons avec précision que sous forme discontinue. Nous nepouvons agir et connaître notre action qu’en des points isolés. Parconséquent aucun effort de définition ne saurait réussir à fixer réelle-ment la fonction arbitraire qu’on suppose pourtant donnée au tempszéro dans les problèmes de propagation calorifique.

En résumé, ni dans le temps, ni dans l’espace, nous ne pouvonsdéployer l’arbitraire que suppose la solution mathématique.

Dans un même ordre d’idées, on s’est demandé si l’on pouvait dis-poser arbitrairement du sens du temps et en le prenant négativementatteindre, au lieu de la prévision de l’avenir, la description du passé.Maxwell s’est posé la question à propos des équations de Fourier.L’on considère toutes les « distributions harmoniques » qui indivi-duellement satisfont à l’équation de Fourier ; on en constitue des sé-ries qui donnent les solutions pour les divers problèmes que posent lescorps géométriques différents pour des conditions de surface diffé-rentes. Ces séries fournissent des solutions à la condition cependantqu’elles soient convergentes, ce qui est toujours le cas, expliqueMaxwell, pour les époques ultérieures. « Mais pour les époques anté-rieures, la divergence se produit si l’on remonte à un moment suffi-samment éloigné. La valeur négative de t pour laquelle la série devientdivergente représente un certain moment antérieur tel que la distribu-tion actuelle de température ne peut être la conséquence d’une distri-bution quelconque à un [54] moment encore plus éloigné, par la voiede la diffusion ordinaire. Il faut qu’outre cette diffusion, d’autres phé-

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nomènes aient eu lieu depuis ce moment, pour que l’état actuel deschoses ait pu se réaliser » 52.

Si l’on accepte les suggestions des mathématiques, il faut donc enarriver, en remontant le cours du temps à postuler un événement quin’est pas de même nature que les phénomènes envisagés. On posera,par exemple, un apport calorifique immédiat. Mais cette position im-médiate, sans durée, ne peut s’insérer réellement dans la trame desphénomènes. Elle n’est pas définissable physiquement, puisque la dé-finition physique d’un phénomène réclame une relation d’antécédent àconséquent qui, subitement, se trouve ici en défaillance. Nous n’avonspas le droit en particulier de rompre l’échelle expérimentale, de con-clure d’une durée finie à une durée évanouissante.

Autrement dit, le pouvoir constructif des mathématiques auquelFourier a donné toute sa confiance doit cependant s’adresser à deséléments physiques. On réalise ainsi en composant avec une stricteéconomie le phénomène d’ensemble, l’équilibre entre les faits et laraison ; c’est à certains égards l’idéal de l’explication positivisme.

En fait l’œuvre de Fourier, en apparence si spéciale, eut une in-fluence philosophique immédiate. Elle est vraiment la mathématiquedu positivisme.

52 MAXWELL, La Chaleur, trad. MOURET, p. 340.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 64

[55]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre IVA. Comte et Fourier.

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Dès le début de son cours privé, A. Comte désira la consécrationque pouvait apporter la présence de Fourier. Il écrit à de Blainville ences termes : « Peut-être aussi aurai-je Poinsot, mais je l’espère et ledésire moins. Je l’ai prié d’engager, de ma part, Fourier, qui seraitpour moi d’un tout autre prix, mais son reste de mœurs préfectoralesl’en empêchera probablement » 53. Dans la préface pour la premièreédition du Cours, A. Comte cite Fourier au premier rang de ses audi-teurs de marque : « J’ai refait ce cours en entier l’hiver dernier, à par-tir du 4 janvier 1829, devant un auditoire dont avaient daigné fairepartie M. Fourier secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences,MM. de Blainville, Poinsot, Navier, membres de la même Académie,MM. les professeurs Broussais, Esquirol, Binet, etc... » C’est à ses« illustres amis, au baron Fourier et au professeur de Blainville »qu’est dédié le cours de philosophie positive.

À toute occasion, l’œuvre de Fourier est exaltée. Elle est, pourComte, un des premiers modèles d’esprit positif. Elle marque au pointde vue scientifique une évolution aussi profonde que la doctrine posi-

53 Correspondance inédite de COMTE, Société positiviste, 1903, 1re

série, t. I, p. 28.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 65

tiviste au point de vue philosophique. On ne rend pas davantage jus-tice à Fourier qu’au grand Prêtre du positivisme parce que leurs tra-vaux rompent avec les habitudes les plus invétérées. « Cette grandedécouverte qui, comme toutes celles qui se rapportent à la méthode,n’est pas encore convenablement appréciée, mérite singulièrementnotre attention ; [56] car outre son importance immédiate pour l’étudevraiment rationnelle et positive d’un ordre de phénomènes aussi uni-versel et aussi fondamental, elle tend à relever nos espérances philo-sophiques, quant à l’extension future des applications légitimes del’analyse mathématique » 54.

Les découvertes fouriéristes ont, aux yeux de Comte, une telle im-portance qu’il n’hésite pas à les comparer à la découverte de la loid’attraction newtonienne. Il écrit quelque temps après la mort de Fou-rier : « En considérant d’une manière impartiale et approfondiel’harmonie de ces hautes qualités, dont la perte est peut-être encoretrop récente pour être convenablement appréciée par le vulgaire dessavants, je ne crains pas de prononcer, comme si j’étais à dix sièclesd’aujourd’hui que, depuis la théorie de la gravitation, aucune créationmathématique n’a eu plus de valeur et de portée que celle-ci, quantaux progrès généraux de la philosophie naturelle, peut-être même, enscrutant de près l’histoire de ces deux grandes pensées, trouverait-onque la fondation de la thermologie mathématique par Fourier étaitmoins préparée que celle de la mécanique céleste par Newton » 55.Voilà donc un contemporain dont Comte a prévu et la valeur etl’influence. On s’accorde en effet pour reconnaître aux équations deFourier une importance générale. « Le mémoire de Fourier doit êtreconsidéré à juste titre comme le fondement de la physique mathéma-tique » 56.

54 Cours de Philosophie positive, éd. Schleicher, 1907, t. I, p. 78.55 Cours, t. II, p. 308. Dans ses « Fragments littéraires » Victor Cousin

s’exprime ainsi (Fourier) « n’a pas seulement perfectionné une science, il ena inventé une, et en même temps il l’a presque achevée. Et il n’avait pas de-vant lui plusieurs générations d’hommes supérieurs ; Newton à leur tête : ilest en quelque sorte le Newton de cette importante partie du système dumonde. »

56 CHAPPUIS et BERGET, Leçons de Physique générale, t. I, p. 646.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 66

On accuse souvent A. Comte d’avoir apporté une grande intransi-geance dans la limitation des recherches scientifiques et d’être partid’une source théorique trop pauvre pour une déduction féconde 57.L’œuvre de Fourier pourrait cependant lui fournir une décisive légiti-mation. Elle est imprégnée de [57] cet esprit de prudence et de limita-tion qui constitue l’esprit positif et cependant le temps, loin d’en faireun œuvre « surannée », n’a fait qu’en accentuer la portée dans desdomaines multiples.

En thermologie, le premier signe de positivité c’est la rupture avectoute recherche sur la nature de la chaleur. On n’a jamais fourni quedeux hypothèses : fluide ou mouvement. La lutte entre ces entités les aébranlées l’une et l’autre. Elles sont « discréditées également auprèsdes physiciens les plus rationnels » 58. Le temps est venu de les ren-voyer dos à dos et d’instituer une recherche rationnelle à partir du fait.On pourrait s’étonner de ces considérations d’opportunité, car ilsemble que la raison apporte avec elle une lumière qu’on ne peut plusméconnaître. Mais l’habitude est toute puissante et dans la scienceelle-même, l’état historique prime l’état rationnel. Si les physiciens,dit quelque part A. Comte, ont repoussé dédaigneusement l’idée defluide sonore proposée par Lamarck, alors que ces mêmes physicienscroyaient fermement à l’existence du calorique, de l’éther lumineuxou des fluides électriques, c’est que l’hypothèse acoustique arrivaittrop tard, après la rationalisation complète du problème du son.

Sans doute, l’exemple acoustique pouvait engager à appuyer lathermologie sur la mécanique, du moins sur la mécanique abstraite.Comte félicite Fourier d’avoir échappé à la séduction de « semblableschimères » 59. On n’atteint pas à la positivité par voie d’analogie, en-core que cette analogie tendrait à rapprocher une connaissance nou-velle d’une science plus avancée dans la voie positive. Ainsi, on sup-pose habituellement, dit Comte, que le rayonnement calorifique varieen raison inverse du carré de la distance. « Ce mode de variation a étéplus imaginé qu’aperçu, soit enfin d’obtenir une loi analogue à cellede la pesanteur, soit surtout par suite de la considération métaphysique

57 Voir par exemple RENOUVIER, Traité de Log. gén. et de Log. form., t. I, p.266.

58 Cours, t. II, p. 266.59 Cours, t. II, p. 266.

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sur la loi absolue des émanations quelconques. » Mais l’expérienceprécise n’a pas été faite, on ignore donc [58] encore la véritable loi dela décroissance « sur laquelle Fourier s’est sagement abstenu de pro-noncer ». 60.

Par loi métaphysique d’une émanation quelconque, Comte veutsans doute désigner la loi qui poserait purement et simplement la ma-térialité de cette émanation ; on rejoindrait alors le fluide conçu apriori comme incompressible. Au fond, il n’est pas difficile de mon-trer que l’hypothèse du fluide n’est pas complètement exorcisée destravaux de Fourier. Mais autre chose est de se confier à une image etde se servir d’une image. On trouvera toujours des traces d’ontologiepuisque l’ontologie est enracinée dans le langage lui-même. Maisquand Fourier parle fluide, il faut lui laisser le bénéfice de son affir-mation : il pense équation ; il retrouve dans le second membre del’égalité ce qu’il a mis dans le premier ; en algèbre, rien ne se perd,rien ne se crée. Reste à bien établir que l’équation est fondée sur lefait, non sur une idée a priori. En physique mathématique. il faut êtrebien sûr qu’on s’appuie sur le fait.

En réalité, la base empirique de Fourier est aussi nette qu’elle estétroite. Comte la caractérise très explicitement : « Entre deux corpsdont les températures, d’ailleurs quelconques, sont exactement égales.Il ne se produit jamais aucun effet thermologique. L’action commenceaussitôt que par une cause quelconque, les températures deviennentinégales. Envisagée d’une manière générale, elle consiste en ce que lecorps le plus chaud élève la température de l’autre, tandis que celui-ciabaisse celle du premier, en sorte que leur influence mutuelle tend àles ramener plus ou moins promptement à une température commune,intermédiaire entre les deux primitives » 61. Voilà l’expérience ini-tiale. Sans doute elle est déjà fortement abstraite puisque nous devonsen écarter provisoirement tout ce qui a égard aux substances. Mais cefait général reste, croyons-nous, un fait dans toute l’acception empi-rique du terme. Il ne tombe pas sous la critique souvent répétée que lephysicien ne part pas du fait brut, mais d’un fait instrumentalisé. Onpourrait en effet accentuer encore la traduction de l’expérience [59] en

60 Cours, t. II, p. 269.61 Cours, t. II, p. 267.

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termes de sensations. Nous touchons là vraiment, l’expérience com-mune.

C’est là l’élément suffisant d’une physique abstraite si souvent op-posée par A. Comte à la physique concrète qui traiterait de « l’histoirenaturelle » des différents corps. À vrai dire, l’information comtienneest peut-être un peu courte au sujet de la physique expérimentale deson temps. Il y apporte le jugement d’un mathématicien. Il s’attache àdes formules qui prennent toute la vie de l’expérience et dont il suffitd’étudier la « composition » pour parvenir à une science positive.

On ne fait pas de physique mathématique sans cette confiance en larationalité de l’expérience. En quittant l’observation pour le calcul,comment pourrait-on espérer retrouver la conclusion de l’observationsi l’on ne croyait pas qu’un plan rationnel sous-tend les faits empi-riques et les suit dans leur développement ? Un des caractères de lapositivité, c’est précisément cette rationalité par laquelle l’expériencese révèle entièrement adaptable aux mathématiques. Le tout est de nepas toucher à faux au point de départ. C’est ce qu’exprime Comte :« Que l’introduction des théories analytiques, dans les recherchesphysiques, soit médiate ou immédiate, il importe de ne les y employerqu’avec une extrême circonspection, après avoir sévèrement scruté laréalité du point de départ, qui peut seule établir la solidité des déduc-tions qu’une telle méthode permet de prolonger et de varier avec unesi admirable fécondité » 62.

Comte a porté très haut la prise mathématique. Il semble avoir euune intuition particulièrement profonde de la fonctionnalité physiqueet mathématique. « L’esprit mathématique consiste à regarder toujourscomme liées entre elles toutes les quantités que peut présenter un phé-nomène quelconque, dans la vue de les déduire les unes des autres.Or, il n’y a pas évidemment de phénomène qui ne puisse donner lieu àdes considérations de ce genre ; d’où résulte l’étendue naturellementindéfinie et même la rigoureuse universalité logique de la science ma-thématique » 63. Le mot logique [60] peut tromper, il s’agit d’une uni-versalité d’application et c’est parce que cette application est univer-selle qu’elle peut passer pour logique. Pour le problème qui nous oc-

62 Cours, t. II, p. 212.63 Cours, t. I, p. 71.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 69

cupe, la liaison qualitative dont on doit partir est des plus simplespuisqu’on se borne aux éléments géométriques, au temps et à la tem-pérature. Il s’agit bien d’un problème minimum : déterminer une qua-lité unique, la température, en fonction du temps et de l’espace.

Mais si le problème est si simple, pourquoi ne pas rester sur le ter-rain expérimental, pourquoi ne pas st borner à des mesures ? Dès latroisième leçon, A. Comte apporte une critique contre les méthodes decomparaison telle que l’expérience directe les suggère. En effet, unchangement minime dans les conditions de la mesure peut rendre im-possible cette mesure. « Par exemple 64 telle ligne que nous pourrionsmesurer exactement avec la plus grande facilité, si elle était horizon-tale, il suffira de la concevoir redressée verticalement pour que la me-sure en devienne impossible ». Est-il besoin de dire que dans le do-maine calorifique les perturbations dans les conditions de la mesuresont plus graves. Il faut tourner la difficulté qu’on ne peut plus abor-der de front. C’est même « ce fait générait qui nécessite la formationde la science mathématique ». Les mathématiques apparaissent alorscomme la science des mesures essentiellement indirectes. Renouviers’est élevé contre cette conception étroite et singulière des mathéma-tiques 65 « Ne semblerait-il pas, sur cette explication, que si chaquequantité pouvait se comparer directement à quelque unité de sa nature,les mathématiques seraient inutiles ? »

Quoi qu’il en soit, quand on reprochera à la physique mathéma-tique une certaine opacité à l’égard du mouvement expérimental 66,quand on objectera ses artifices, l’incorporation du possible, du vrai-semblable, au milieu du réel et du vrai, on ne touchera pas réellementA. Comte, puisque, bien au contraire, le positivisme accepte délibé-rément tout intermédiaire. « La science est essentiellement destinée àdispenser autant que le [61] comportent les divers phénomènes, detoute observation directe, en permettant de déduire du plus petitnombre possible de données immédiates, le plus grand nombre pos-sible de résultats. N’est-ce point là, en effet, l’usage réel, soit dans la

64 Cours, t. I, p. 67.65 RENOUVIER, loc. cit., t. I, p. 266.66 DARBON, L’explication mécanique et le nominalisme, p. 197.

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spéculation, soit dans l’action, des lois que nous parvenons à décou-vrir entre les phénomènes naturels ? » 67.

Nous voici donc portés au centre de la « thermologie abstraite ». A.Comte laisse de côté, comme Fourier, le problème des changementsd’états. Certes, il paraît maintenant extraordinaire qu’on ait pu définirdes faits plus positifs les uns que les autres et on met au compte desfâcheux pronostics, l’idée que la fusion ne saurait être l’objetd’aucune théorie mathématique, si ce n’est par l’intermédiaire illu-soire des fluides ou des éthers imaginaires » 68. Nous sommes réconci-liés avec les intermédiaires de l’intuition parce que nous savons lesmaintenir dans leur rôle d’intermédiaire et les éliminer quand ce rôleest rempli. Mais en réalité le problème de la conductibilité devait sonapparence positive primordiale à ses éléments géométriques nettementdominants. Cela est si vrai que l’étude des solides sera préférée àl’étude des fluides où pourtant les expériences eussent pu être plusfaciles puisque le contact du thermomètre avec un corps solide pré-sente des difficultés expérimentales considérables. Mais la limpiditéde la géométrisation prime tout : dans les solides seuls, les lois de laconductibilité thermique « pourront être contemplées dans toute leurpureté élémentaire. »

Quel est donc le phénomène qui, dans les liquides par exemple,trouble la pureté de la théorie ? Il s’agit de la convection matérielledéterminée par la seule différence des températures et qui vient com-pliquer de questions hydrodynamiques les phénomènes calorifiques.Sans doute on pourrait dire maintenant, que la théorie cinétique a ren-versé l’ordre de simplicité au profit d’une convection généralisée ;mais en restant dans l’ordre de grandeur de l’examen moyen, il faudratoujours distinguer deux aspects dans la propagation de la chaleur ausein des fluides. On s’explique donc parfaitement que l’étude positive[62] prenne le problème dans l’état d’analyse que présente la natureelle-même.

Venons-en à l’aspect mathématique du problème ainsi limité auxsolides. A. Comte a compris la gradation de généralité que nous signa-lions dans la théorie fondamentale de Fourier. L’équation de la propa-

67 Cours, t. I, p. 72.68 Cours, t. II, p. 286.

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gation, déclare-t-il au début de la 31e leçon 69 : « par son extrême gé-néralité nécessaire, ne saurait renfermer aucune trace immédiate, ni del’état initial propre aux diverses molécules, ni des circonstances per-manentes particulières à l’enveloppe ». Le problème sera saisi, avec sasimplicité maxima, dans le seul cas d’une masse solide indéfinie entous sens. On est alors en face de ce que Comte appelle un « phéno-mène purement abstrait » — formule qui ne laisse pas d’étonner sousla plume d’un ennemi de la métaphysique.

Mais en ce qui concerne maintenant l’équation générale elle-même, on pourra distinguer deux cas essentiels suivant qu’on examinel’état variable ou l’état de régime que nous avons désigné sous le nomd’état pénultième. Ce dernier état fait l’objet d’une recherche queComte trouve peu rationnelle. L’objection est condensée dans uneseule phrase : « L’état final ne saurait être bien conçu qu’à la suite desmodifications successives qui l’ont graduellement produit » 70. Etpourtant Comte ne vient-il pas de déclarer que l’équation générale nepeut pas garder trace de l’état initial ? Ainsi, d’une part, il faudraitsuivre de proche en proche la formation de l’état pénultième et,d’autre part, l’équation obtenue n’aurait nulle référence directe à l’étatinitial. Mais comme l’état initial relève d’un arbitraire essentiel en cequi concerne le moment où on le définit, s’il n’y a pas référence di-recte, il n’y a pas de référence du tout. La contradiction est ainsi ren-due inévitable.

Au point de vue expérimental, l’opinion de Comte est peut-êtreplus difficile encore à légitimer. Comme il le reconnaît lui-même,l’expérience a été faite par Lambert (à vrai dire, les déductions deLambert manquent de correction, mais la conclusion et l’expériencedemeurent 71. Il existe un état de régime où [63] les singularités etl’arbitraire de l’étal initial sont complètement disparus. Ce régimepeut être facilement maintenu, il peut être étudié à loisir. C’est là unfait qu’un positiviste doit accepter. Le jeu rationnel doit commenceraprès l’acceptation du fait.

69 Cours, t. II, p. 289.70 Cours, t. II, p. 289.71 Voir MACH, Die Principien der Wärmelehre, p, 78.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 72

La pratique mathématique semble cependant, à certains égards,donner raison à Comte. On passe en effet de l’équation très généraleoù u est la température :

u

t

2

a2

u

2

x

2

u

2

y

2

u

2

z

à l’équation de régime pour lequel u est constant dans le temps, en

faisant, comme il convient,u

t o . De sorte qu’il reste l’équation :

2

u

2

x

2

u

2

y

2

u

2

z o

L’on pourrait donc conclure avec Comte que l’état de régime« constitue seulement une des conséquences générales les plus impor-tantes de la solution totale » 72.

Mais voyons les choses de plus près. En établissant l’équation gé-nérale, suivant la doctrine constante du calcul différentiel, noussommes amenés à simplifier les variations et en particulier, dans ledeuxième membre, les variations de température u avec le temps sontnégligées. Autrement dit la laplacienne de u

² u

2

u

2

x

2

u

2

y

2

u

2

z

est établie en s’appuyant déjà sur l’idée d’un régime puisque nous yfaisons de nombreuses suppositions de continuité.

On objectera qu’il s’agit d’un régime « intégral » et non d’un ré-gime « différentiel » autrement dit d’un régime dans l’ensemble etnon pas dans l’infiniment petit. Mais l’expérience telle qu’elle estconduite réellement va répondre à cette objection. En effet noussommes forcés dans les expériences calorifiques plus que dans touteautre, de stabiliser le phénomène observé, de le régulariser, bref deréaliser un régime, du moins approximativement. [64] Quand nousavons obtenu cette constance à gros traits, nous postulons une unifor-mité de marche parfaite sous la seule condition de minimiser

72 Cours, t. II, p. 290.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 73

l’expérience. Ainsi l’état variable apparait, dès qu’il est suffisammentfragmenté, comme une suite d’états de régime. La physique mathéma-tique se prolonge par une extrapolation expérimentale du côté del’infiniment petit. Ni l’expérience, ni la raison ne peuvent la suivredans ce domaine. II ne nous paraît donc pas correct, en s’appuyant surun simple artifice de calcul, de supposer une primauté logique ou ex-périmentale de l’état variable sur l’état de régime. Le moins qu’onpuisse dire, c’est que les deux équations se présentent, l’une et l’autre,comme résumant des faits très nettement distingués et qui sont tousdeux réalisables expérimentalement. Et si l’un devait primer l’autre,épistémologiquement, ce serait peut-être l’état de régime puisqu’on nepourrait pas écrire l’équation de l’état variable si l’on ne pouvait paspenser un état de régime dans l’infiniment petit.

D’ailleurs, dans l’un et l’autre cas, l’équation différentielle estprise loin de toute singularité, loin de toute discontinuité. C’est à cettecondition que la loi élémentaire peut paraître rationnelle, dans la me-sure où l’idée de proportion peut être reçue comme une idée familière,admise par la raison comme une sorte d’apriori. Comme l’a remarquéPoincaré 73 il y a loi de proportionnalité toutes les fois qu’il y a dansles phénomènes quelque chose de très petit. A. Comte a parfaitementcompris ce rôle rationalisateur de l’infiniment petit. Alors que les ex-périences de Dulong et Petit ont montré que la loi de refroidissementimaginée par Newton était inexacte quand la différence des tempéra-tures devenait considérable, Comte indique qu’une telle restriction« ne peut nullement affecter la formation des équations différentiellesfondamentales relatives à la propagation intérieure de la chaleur 74

puisqu’on peut toujours considérer les points assez proches pour quela différence des températures soit très petite. Sans doute, il n’en serapas de même à la surface de séparation du corps étudié et du milieu[65] ambiant ; on est là devant une discontinuité irréductible et parconséquent devant une irrationalité dont on ne peut tenir comptequ’approximativement et parfois très grossièrement. À la surface, leproblème ne se laisse pas minimer dans tous ses éléments. Mais àl’intérieur d’un corps indéfini, là où l’on se place pour établirl’équation, si intime on n’admettait pas la proportionnalité a priori, on

73 Rapports au Congrès intern. de 1900, t. I, p. 6.74 Cours, t. II, p. 290.

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la retrouverait inéluctablement. En effet, dès qu’on suppose, d’unepart, que l’action thermique est fonction de la différence des tempéra-tures et qu’on se place, d’autre part, dans une zone éloignée de toutediscontinuité, on doit conclure qu’on peut développer cette fonctionen série de Taylor et la proportionnalité sera rétablie dés qu’on se li-mitera à un élément assez petit pour que les termes du second ordrepuissent être négligés. Le facteur de la proportionnalité pourrait com-porter une fonction de la température ; mais, comme le remarqueComte, on compliquerait la résolution de l’équation, on n’en compli-querait pas le principe.

Enfin il y a une cause de rationalité que Comte se borne à signalersans la mettre en évidence, c’est qu’on n’a rien à préjuger quant aumode suivant lequel l’action thermique dépend de la distance. Fouriern’est guère plus explicite. Dans l’expression (u’—u) φ dt de la cha-leur communiquée d’une molécule à l’autre, il désigne par φ (p) « unecertaine fonction de la distance p qui, dans les corps solides, et dansles liquides, devient nulle lorsque p a une grandeur sensible. Cettefonction est la même pour tous les points d’une même substance don-née, elle varie avec la nature de la substance » 75. Grâce à la faibleportée de l’action représentée par la fonction φ p on peut prendrel’élément étudié comme indépendant des éléments quelque peu éloi-gnés. On arrive à un isolement très favorable à l’analyse et qui accen-tue le caractère simple et rationnel de la loi admise par Fourier.

Après ces considérations générales, A. Comte envisage le pro-blème « du mur » et compare sa solution particulièrement simple à lathéorie du mouvement uniforme en mécanique rationnelle. En réalitébien que Fourier commence par ce problême [66]qui traite du mou-vement uniforme et linéaire de la chaleur, il ne s’en sert pas explici-tement dans les différentes questions qu’il pose par la suite. II reprendchaque problème en soi-même. Le rapprochement de Comte est sansdoute forcé. De telles analogies ne réunissent pas effectivement desphénomènes disparates ; elles ne servent pas le positivisme qui peutaccepter des explications phénoménales détachées.

A. Comte est plus heureux en mettant en lumière la notion de fluxde chaleur qui se présente dans le problème du mur dans toute sa sim-

75 Œuvres complètes, t. I. p. 35.

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plicité. Fourier avait dit : « Cette notion de flux est fondamentale.Tant qu’on ne l’a point acquise, on ne peut se former une idée exactedu phénomène et de l’équation qui l’exprime. » Ce qui retientl’attention de Comte, c’est la composition des flux qui est entièrementsemblable à la composition des vitesses « mémorable exemple decette admirable propriété radicalement inhérente à l’analyse mathéma-tique de dévoiler, quand elle est judicieusement appliquée, des analo-gies réelles entre les phénomènes les plus divers, en permettant de sai-sir dans chacun ce qu’il présente d’abstrait, et, par suite de commun ».Combien cette admiration serait actuellement plus fondée encore de-vant l’importance prise par la notion de flux dans les domaines lesplus divers de la physique mathématique !

Si l’on prétendait trouver dans cette notion une preuve de visionréaliste qui tendrait à matérialiser la chaleur et par conséquent à dé-passer la simple description phénoménale il faudrait une fois de plusaccuser le langage. « Contraints de penser à l’aide de langues jusqu’icitoujours formées sous l’influence exclusive ou prépondérante d’unephilosophie théologique ou métaphysique, nous ne saurions encoreentièrement éviter, dans le style scientifique, l’emploi exagéré des mé-taphores. On ne doit donc pas reprocher à Fourier ce que les expres-sions précédentes contiennent, sans doute de trop figuré » 76.D’ailleurs, l’universalité conquise peu à peu par la notion de flux, sonaptitude à recevoir la représentation vectorielle, constituent despreuves nouvelles de son caractère nettement formel.

[67]

Le problème du contact de l’esprit et des choses arrive toujours,quelque soin qu’on apporte à l’éluder, à s’imposer à l’examen du phi-losophe. C’est à l’occasion du succès de l’Analyse mathématique enphysique que le positivisme devait rencontrer ce problème, et c’estpeut-être dans les questions thermiques qu’il se présentait avec lemaximum d’acuité. Voici en effet un terrain où « l’exploration directene saurait fournir que des notions essentiellement vagues et con-fuses » 77 et où cependant la déduction va préparer une observationplus fine, plus claire, inventive. Comment la science peut-elle être

76 Cours, t. II, p. 292.77 Cours, t. II, p. 297.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 76

plus claire dans ses conclusions que dans ses données ? Ce ne sauraitêtre par une analyse physique directe car rien ne peut guider cette ana-lyse ; mais si, parti d’éléments hypothétiques, on retrouve, par uneméthode entièrement constructive, le phénomène connu, on sera ame-né à chercher dans le réel la trace des éléments mathématiques suppo-sés. Enfin, si l’on découvre sous le phénomène des éléments cachésqui sont déjà en correspondance avec les éléments mathématiques, onaura en quelque sorte dilué l’irrationalité du donné. Le problème mé-taphysique ne sera certes pas résolu, absolument parlant, mais, re-poussé dans la correspondance élémentaire, il paraîtra moins oppri-mant.

C’est ainsi que Comte a été si frappé de la méthode générale deFourier dans la construction des discontinuités à partir d’élémentscontinus qu’il n’a pas craint d’assurer que les éléments mathématiquesde la construction ont leur racine dans le réel. Fourier a « tellementcomposé (ses formules) qu’elles dévoilent, au premier aspect, lamarche essentielle du phénomène (de la conduction), leurs différentstermes exprimant sans cesse des états thermologiques élémentaires etdistincts, qui se superposent continuellement, ainsi que l’explorationdirecte le ferait apercevoir si elle était praticable avec un tel degré deprécision » 78.

Comme nous l’avons vu, la méthode de Fourier désigne en effet cequ’on pourrait appeler les composantes thermiques du phénomène. Deplus, le temps arrive à sérier, par ordre d’importance, [68] les diverséléments et à isoler finalement les composantes les plus stables quisont en même temps les plus simples. La nécessité de l’état permanentjointe à sa simplicité ne devait-elle pas donner confiance, non seule-ment dans les méthodes employées par Fourier, mais encore dansl’existence d’éléments mathématiques aussi nettement inscrits dans laréalité ? Dès lors, dans le problème traité, le positivisme pouvait espé-rer trouver l’exemple d’une véritable composition phénoménale. Il y alà, croyons-nous, toute une doctrine susceptible de donner un sensexact du mot, de la profondeur au phénomène positiviste. Le positi-visme serait dans cette vue, non pas une simple description des faits,

78 Cours, t. II, p. 298.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 77

mais une explication des faits par des faits d’un autre ordre, par devéritables schémas qui arrivent à rejoindre les faits mathématiques.

On a invoqué contre le positivisme toutes les limitations malheu-reuses qu’il a prétendu imposer aux recherches de précision. Mais quel’avenir ait donné souvent tort aux prévisions de Comte, ce n’est pasune preuve absolument convaincante que ses interdictions manquaientd’opportunité. Plus encore qu’un but pratique, A. Comte poursuit unbut technique et social ; c’est-à-dire que l’utilité d’une découverte doitse référer à un intérêt vraiment général et systématique. Qu’importedonc la conquête d’un fait nouveau si nous n’avons pas un systèmerationnel où l’intégrer. On doit donc viser à l’encadrement des re-cherches et sortir, là aussi, de l’état anarchique. On méconnaît le sensdu positivisme si l’on oublie le besoin d’organisation qui l’anime.Dans la cité savante, une stricte économie des efforts doit mettre lajuste expérience à sa juste place rationnelle. Mais, encore une fois, ils’agit dans le positivisme d’une rationalité plus ou moins élaborée etnon pas a priori. Il y a là un relativisme du fait à l’idée, fortementmarqué par l’état historique de la science, qui nous interdit de juger A.Comte par le succès lointain de ses prophéties.

Or, précisément, sur le problème qui nous occupe plus qu’ailleurs,les conditions de l’opportunité de recherches plus minutieuses ont étéexplicitement envisagées par A. Comte.

Considérons, par exemple, la variation du coefficient de conducti-bilité [69] et de la chaleur spécifique d’un solide avec la température ;cette variation « qui exerce une influence réelle sur tous les cas quicomportent des changements de température très étendus » 79 et qui,par conséquent, est un fait indéniable et constant va soulever pourl’épistémologie positiviste, une double difficulté, suivant qu’onl’envisage mathématiquement ou pratiquement.

Mathématiquement la question est de savoir si nous possédonsl’instrument théorique susceptible d’analyser le phénomène de la con-duction accru de cette variation supplémentaire. Or « en y ayantégard, l’équation différentielle de la propagation de la chaleur cesse-rait nécessairement d’être linéaire, et par conséquent échapperait dès

79 Cours, t. II, p. 307.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 78

lors à toutes les méthodes d’intégration employées jusqu’ici, toujoursessentiellement relatives à un tel genre d’équation ». La précisionéchoue donc contre l’insuffisance théorique de nos moyens d’étude.

Mais, d’autre part, notre connaissance pratique est-elle donc si as-surée ? En aucune façon. A. Comte signale l’ignorance complète de lascience de son temps à l’égard des lois effectives des altérations descoefficients thermiques en fonction de la température. Dans ces condi-tions, poser une variation sans connaître la loi de variation, n’est-cepas présenter à l’effort du mathématicien un travail inutile ? Eussions-nous forgé un instrument d’analyse d’une parfaite correction formelle,l’ignorance de l’hypothèse se propagera jusque dans la conclusion.

Ainsi la précision apparaît donc doublement gratuite. Pendantlongtemps — Comte ne dit pas toujours — les géomètres et les physi-ciens seront obligés de supposer la conductibilité et la chaleur spéci-fique « parfaitement constantes » et par conséquent ils seront forcésde se maintenir dans un ordre d’approximation plus ou moins grossier.

Rien n’indique donc la volonté de rejeter délibérément tout effortde précision. On manifeste le souci, éminemment scientifique, den’être dupe, ni d’une précision expérimentale qu’on ne saurait résu-mer dans des lois, ni d’une précision théorique qui ne pourrait se tra-duire dans aucune application. Autrement dit, [70] explication et me-sure doivent rester homogènes. Ce précepte, qui se dégage del’épistémologie comtienne, peut encore servir d’idéal àl’expérimentateur et au théoricien modernes.

Mais, dira-t-on, il faut toujours que la théorie ou bien l’expériencetente un pas vers l’inconnu si l’on veut que la science progresse. C’estaffaire d’occasion et de maturité. A. Comte n’est nullement l’ennemide l’affinement théorique et pratique ; il réclame simplement que lascience antécédente soit d’abord assurée. Ainsi, il examine avec sym-pathie les travaux de Duhamel. Duhamel suppose que la conductibilitévarie avec la direction et définit trois directions orthogonales qu’ilnomme axes principaux de conductibilité et qui, affectés chacun d’uncoefficient particulier, suffisent à décrire le corps au point de vue de laconductibilité thermique. Ce qu’il y a de remarquable, dit Comte,c’est que ces « axes thermologiques offrent, en général, parl’ensemble de leurs propriétés une analogie intéressante et soutenueavec les axes dynamiques découverts par Euler dans la théorie des ro-

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tations » 80. Au point de vue de l’analyse différentielle, on aboutit en-core à l’équation de Fourier, niais avec cette différence que les troistermes de la laplacienne n’ont plus des coefficients égaux. Après cettetentative d’élargissement théorique, il faut attendre la sanction del’expérience. Les premiers travaux de Sénarmont sur la conductibilitédes substances cristallisées pour la chaleur datent de 1847. Ces tra-vaux déterminèrent sans doute Duhamel à revenir sur ses premièresrecherches. Il a publié en 1818 une note « sur la propagation de lachaleur dans les cristaux 81. Ainsi théorie et expérience se tiennent enune dépendance historique manifeste. Les travaux similaires et plusprofonds de Lamé ne paraissent pas avoir retenu l’attention de Comte.En 1832 il écrit à de Blainville qu’il est bien décidé à ne pas « se lais-ser classer comme l’inférieur scientifique... de M. Lamé ». Plus tardcependant il a compris la valeur scientifique et la portée philosophiquedes recherches générales de Lamé sur la conductibilité thermique.« Parmi nos géomètres actuels M. Lamé est celui dont l’esprit peut leplus [71] s’ouvrir à de vraies inspirations philosophiques, et sentir lavaleur scientifique ou logique, des études relatives aux plus éminentesparties de la philosophie naturelle ; ce genre de mérite devient troprare aujourd’hui pour n’être pas pris en sérieuse considération » 82.

Au contraire, A. Comte rejette les travaux théoriques qui préten-dent tenir compte d’une variation d’un point à un autre des coeffi-cients thermiques. Il y critique une méconnaissance de l’ordre ration-nel des problèmes. « On a vu, dit-il 83, un géomètre aujourd’hui trèsrenommé, attacher une puérile importance a reprendre l’équation fon-damentale de la propagation de la chaleur en y concevant variable,

80 Cours, t. II, p. 306.81 Journ. de l’Ec. Polytech., cah. XXXII, p. 155.82 Lettre à de Blainville, loc. cit., p. 54, 1843.83 Cours, t. II, p. 305. Il s’agit sans aucun doute de Poisson. Comte

en a souvent dénoncé « l’esprit sophistique ». Dans une note à lapréface du VIe tome, Comte évoque encore des machinationsdont il a été victime de la part d’un « puissant personnage scienti-fique, dont le nom doit ici figurer enfin, en digne punitionunique. d’une telle conduite, le fameux géomètre Poisson. » Lesressentiments qui animent Comte en font en cette occasion unmauvais juge.

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d’un point à un autre, la perméabilité, que Fourier avait supposéeconstante, mais en continuant d’ailleurs à l’y regarder comme iden-tique en tous sens. » Cette critique peut paraître judicieuse à bien despoints de vue, il est certain que l’étude de l’anisotropie doit primerl’étude de l’hétérogénéité. Mais nous verrons l’intérêt qu’il y a à gar-der autant que possible aux problèmes leur maximum de généralité.

Enfin, l’aspect pédagogique du problème devait à bon droit préoc-cuper le philosophe de l’organisation scientifique. C’est avec sagesse,dit Comte, que Fourier s’est abstenu d’attirer l’attention sur les altéra-tions des propriétés thermiques. S’il l’eût fait, il eût pu craindre de« compliquer l’exposition fondamentale d’une théorie aussi neuve parl’introduction de difficultés accessoires, qui en auraient obscurci lecaractère principal. Ces méditations lui avaient sans doute montrécomment ses successeurs, en poursuivant la carrière ouverte par songénie, pourraient avoir aisément égard à toutes les considérations se-condaires qu’il avait judicieusement élaguées, lorsqu’elles [72] au-raient été convenablement définies, sauf les embarras analytiques quien résulteraient » 84.

Ainsi, on peut justifier, à bien des points de vue, la prudence scien-tifique de Comte. L’intransigeance de sa réaction contre l’esprit méta-physique était elle-même nécessaire dans une période où la scienceprétendait assurer ses fondations. On ne peut pas refuser à Comte uneclaire vision des conditions scientifiques de son époque et surtout lacompréhension exacte de l’organisation et de la discipline qui sontindispensables pour faire travailler à plein rendement ln société sa-vante.

84 Cours, t. II, p. 307.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 81

[73]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre VL’Intuition et la construction

de Poisson.

Retour à la table des matières

La « Théorie mathématique de la chaleur » de Poisson(17811840), parue en 1835, présente à première vue une unité pluscomplète que les œuvres de Fourier. Elle est déduite, au cours d’unlivre unique, d’un seul principe hypothétique. Poisson se donnera pourtâche de tirer « par un calcul rigoureux, toutes les conséquences d’unehypothèse générale sur la communication de la chaleur » ; toutes lesconséquences de cette hypothèse lui apparaîtront alors « comme unetransformation de l’hypothèse même, à laquelle le calcul n’ôte etn’ajoute rien » 85. Enfin, dans l’esprit de Poisson, le système déductif,assuré d’une vraisemblance préliminaire par la simplicité del’hypothèse, trouve une légitimation dans la conformité de ses conclu-sions avec l’expérience. Jamais plus nettement la solidarité del’expérience et de la théorie n’a été affirmée, cependant on n’a jamaischerché à si longue échéance la justification de la pensée par le fait.Ainsi, nous aurions le moyen, sans addition d’aucune sorte, de déduired’une hypothèse dont la vraisemblance repose sur l’extrême générali-

85 POISSON, Théorie mathématique de la chaleur, p. 5.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 82

té, sinon les phénomènes, du moins des cadres nombreux et de plus enplus étroits où s’inscriraient les phénomènes, de sorte que la chaînedéductive ne se briserait qu’avec l’application des formules, quand ildevient nécessaire d’apporter les conditions expérimentales de leurapplication.

D’ailleurs, la clarté et la facilité de l’explication mathématiqueconstituent, pour Poisson, la meilleure preuve de la réalité del’hypothèse choisie. C’est ainsi qu’il écarte, sans discussion, [74] lathéorie qui attribue les phénomènes calorifiques « aux petites vibra-tions d’un fluide stagnant » simplement parce que les raisonnementsqu’on a pu faire pour la justifier sont « trop vagues et trop peu con-cluants pour servir de base à l’analyse mathématique » ; il préfèredonc la théorie plus ancienne du calorique qui conduit, par des déduc-tions rigoureuses, à des résultats conformes à l’observation. Et cettepréférence est si décisive qu’elle entraîne Poisson à mettre en doute lathéorie ondulatoire de la lumière. Il écrit en 1837 86, dix ans après lamort de Fresnel, « Cet accord remarquable entre le calcul etl’expérience (dans l’hypothèse du calorique) et la difficulté, dans lathéorie des vibrations, d’expliquer les phénomènes de la chaleur,ceux-là mêmes que l’on observe le plus communément, sont pourmoi, je l’avoue, une difficulté contre la théorie des ondulations lumi-neuses ; car la lumière et la chaleur présentant, sous bien des rapports,une si grande analogie, il semble naturel de les attribuer à des causessemblables, et de fonder leurs théories sur les mêmes principes ».

En réalité, la liaison première du schéma el du calcul est très malassurée, et le calcul n’est même pas appuyé sur des indications intui-tives explicites. Dans le Traité lui-même, ces indications sont très peunombreuses ; c’est seulement dans le mémoire de 1837 que nous trou-vons, résumée en quatre pages, la conception que Poisson se fait desrapports de la matière et de la chaleur. Essayons d’en préciser lesgrandes lignes.

Le calorique est un fluide impondérable qui réside dans chaquecorps en quantité variable, il est constitué de particules que Poisson necaractérise nulle part en ce qui concerne leur forme, leur dimension,

86 Mémoire sur des températures du Globe, imprimé dans le supplément à laThéorie mathématique de la chaleur, p. 27.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 83

leur consistance. Il ne leur attribue que des propriétés en quelque sorteexternes.

Ces particules se repoussent avec une force qui décroît naturelle-ment avec la distance, mais qui ne sera jamais précisée algébrique-ment. Nous savons seulement que cette décroissance est très rapide. Adiverses reprises, chez les partisans des théories matérialistes, nousavons vu la répulsion associée aux particules [75] ignées ou calori-fiques comme une traduction naturelle de la force d’expansion des gazchauffés et de la force de dilatation des solides. Poisson resta attaché,semble-t-il, à cette analogie.

Quant à la matière, elle est, dans l’intuition de Poisson, formée demolécules liées par une force attractive qui n’est pas davantage con-nue. Sa portée est appréciée par des recherches de capillarité. Poissona fait paraître en 1831 un Traité intitulé « Nouvelle théorie de l’actioncapillaire ».

Enfin la particule de substance calorifique et la molécule matérielles’attirent mutuellement. Cela entraîne sans doute la coexistence de lamatière et du calorique dans la même portion d’espace, mais aucunmoyen ne nous est fourni pour imaginer cette étonnante pénétration desubstances, auxquelles on a donné des individualités marquées.

Tel est le schéma dynamique sur lequel repose toute la théorie. Onpourrait en rapprocher la théorie du fluide unique de Maxwell en élec-tricité 87. Il y a cependant une différence essentielle. Dans Maxwell,l’action matérielle est répulsive et l’action purement électrique attrac-tive. L’action croisée matière-électricité étant comme pour Poissonune attraction. Ainsi, dans l’expansion calorifique c’est la cohésionmatérielle qui doit balancer la répulsion calorifique ; dans l’attractionélectrique, c’est la répulsion matérielle aux très petites distances quidoit empêcher l’écrasement total des corps sur eux-mêmes.

Mais dans les sphères d’activité qui, pour petites qu’elles soient, nesont pas insensibles, les forces en jeu sont si nombreuses quel’équilibre y est toujours précaire et l’on peut dire qu’il n’est jamaisréalisé : les molécules sont alors soumises à d’incessantes vibrationsautour de leur centre d’équilibre. Il ne s’agit pas bien entendu de « vi-

87 Voir, par exemple, Poincaré, Électricité et Optique, p. 4.

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brations sensibles » qui impliqueraient un mouvement d’ensembled’un grand nombre de molécules voisines 88. Sous l’effet de ces vibra-tions, l’équilibre calorifique est rompu un grand nombre de fois parseconde ; autrement dit, la résultante des actions calorifiques sur lecalorique d’une molécule cesse d’être nulle et elle est capable de déta-cher [76] des particules de ce calorique. Comme la résultante varie endirection d’une manière désordonnée, elle lance le calorique, en untrès court instant, dans tous les sens. Ainsi est expliquée la chaleurrayonnante.

Le calorique ainsi libéré est absorbé par la matière pondérable quiexerce à son égard, comme on le suit, une attraction. Dans les gaz« cette absorption est très lente » ce qui veut dire que la particule calo-rifique libérée peut cheminer très loin sans rencontrer la molécule ma-térielle qui la fixera. Dans les solides, le cheminement est beaucoupplus court, mais il reste notablement plus grand que la limite du rayonde l’action répulsive qui s’exerce entre deux particules du calorique.

Si maintenant on introduit dans un corps une nouvelle quantité dechaleur, elle s’y distribue par le rayonnement que nous venons de dé-crire entre toutes ses molécules. Par l’action de leur charge calorifiqueainsi augmentée, les molécules matérielles quoique toujours réuniespar la cohésion se trouveront davantage repoussées, le corps devradonc se dilater. Telle est l’action matérielle de l’augmentation de lachaleur d’un corps.

Voyons maintenant la conséquence plias spécialement calorifiquede cette même augmentation. La force qui détache des particules dechaleur et qui provient de la répulsion calorifique mal compensée desparticules de chaleur voisines, croit naturellement avec l’augmentationde charge calorifique des diverses molécules. D’un autre côté, puisqueles molécules matérielles, après la dilatation, sont plus écartées, la ré-pulsion est moins forte de ce chef. Bien entendu, il n’y a pas nécessai-rement compensation entre ces deux effets de deux causes tout à faitindépendantes. En fait c’est en général la cause d’augmentation quil’emporte. Le rayonnement calorifique est donc finalement accru etpar conséquent la température qui en est un simple effet et qui donne

88 Théorie math., p. 530 (note).

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 85

en quelque sorte « la densité » de la chaleur rayonnante nous est clonerévélée comme plus grande.

Que se passe-t-il si l’on enlève de la chaleur à un corps ? Sansdoute les phénomènes matériels et calorifiques inverses de ceux quenous venons de décrire se produisent. Mais une question nouvelle sepose dans ce cas. Pouvons-nous diminuer assez [77] la chaleur conte-nue dans les molécules pour que ces molécules « perdent entièrement,malgré leur plus grand rapprochement, la faculté de faire rayonnerchacune d’elles ? » Nous l’ignorons. Si cet état pouvait se réaliser, ilne comporterait plus ni rayonnement, ni température. Cependant ilfaut bien comprendre qu’à ce « zéro absolu » de la température, telque l’admet Poisson, le calorique resterait encore actif, puisque c’estson action répulsive qui s’opposerait à la jonction totale des molé-cules, D’ailleurs, même dans cet état de zéro absolu de température,on pourrait « faire sortir la chaleur ». C’est là une idée que Poisson adéjà proposée dans son traité mathématique de 1835. Il suffirait, dit-il,de rapprocher encore davantage les molécules du corps par une pres-sion exercée à sa surface, pour en faire jaillir de nouveau la chaleursous forme rayonnante. Cette étrange intuition était peut-être légiti-mée par l’augmentation de température d’un gaz comprimé.

En ce qui concerne la chaleur latente, Poisson l’explique par unéquilibre entre les deux causes contraires de l’intensité du rayonne-ment qui se compenseraient donc l’une l’autre dans ce seul cas parti-culier. Ainsi, dans la fusion et la vaporisation, les molécules reçoiventun complément de calorique qui en augmente la force répulsive, maisl’écartement des molécules matérielles devient tel que cette répulsiondiminue juste d’aidant. Au total, un thermomètre plongé dans la masseen fusion ne reçoit donc pas d’impulsion calorifique supplémentaire,encore qu’on fournisse de la chaleur pour achever la fusion.

« Enfin, pour augmenter d’un degré, dit Poisson 89 la températured’un corps dans un état quelconque, il y faut introduire une quantitéde chaleur différente, suivant que ses molécules sont plus ou moinsresserrées, et suivant que chacune d’elles retient le calorique avec plusou moins de force, ce qui empêche aussi, plus ou moins, l’action desmolécules circonvoisines, à nombre égal, de l’en détacher et de pro-

89 Mémoire, p. 29.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 86

duire le rayonnement. De là vient l’inégalité des chaleurs spécifiques,soit d’une même matière à différentes densités, soit des corps formésde diverses matières. »

[78]

Ce rapport du pouvoir de rétention calorifique attribué à la molé-cule et du coefficient de chaleur spécifique attribué à une substancedéterminée sous un aspect global rappelle la vertu dormitive del’opium. Poisson ne fournit aucun schéma de la spécificité d’un corpsà l’égard de ses rapports avec le calorique. A revivre son intuition, onpouvait croire jusqu’ici qu’elle se développait sur un plan entièrementgénéral avec une substance calorifique dont les effets différentsétaient liés à la seule variation quantitative. Le pouvoir sélectif recon-nu aux matières physiques différentes reste donc sans explication ini-tiale ; il est purement et simplement transporté du monde phénoménalau monde moléculaire hypothétique.

En résumé, on voit quelle liberté de semblables prémisses laissentau mathématicien. En somme les variables du problème sont prisesqualitativement, les actions attractives et répulsives sont laissées indé-terminées, rien ne fixe a priori la nature des fonctions qui doiventanalyser l’absorption non plus que l’émission.

D’autre part, la reconstruction du phénomène dans son allure géné-rale sera d’autant plus facilement assurée qu’elle se fait à partird’éléments de même nature que les éléments à expliquer. On s’estdonné non seulement la chaleur spécifique mais le rayonnement lui-même. Il semble qu’il soit relativement facile de passer du rayonne-ment matériel tel que l’imagine Poisson dans l’infiniment petit à lapropagation en masse telle que la donne l’expérience. De même onprend l’émission comme un simple synonyme du rayonnement. C’estainsi que, dés le début, et comme a priori, Poisson choisit pour ex-pression de la chaleur émise par une masse m pendant le temps dt,πmdt où π est simplement donné « comme la quantité de chaleurémise, pendant l’unité de temps, par une masse prise pour unité » 90,c’est-à-dire par un élément entièrement saisi dans le phénomène

90 Traité, p. 14.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 87

d’ensemble et par conséquent sans liaison visible avec le rayonnementmoléculaire tel que nous l’avons décrit.

Est-ce à dire cependant que la théorie de Poisson se développe surun cercle vicieux ? En aucune manière car ce [79] serait déjà unetâche utile que d’éprouver la solidarité des notions fournies parl’expérience en les retrouvant à l’issue des transformations diversesdu calcul ; mais de plus la théorie de Poisson est éminemment cons-tructive à l’égard de certains de ses éléments essentiels. C’est ainsique le conductibilité thermique qui eût pu, semble-t-il, prendre rangparmi les data experimenti susceptibles d’être pourvus d’un symboleinitial, fait l’objet, dans Poisson, d’une construction très curieuse quenous devons décrire, puisqu’elle réalise — plus avantageuse en celaque la théorie de Fourier — l’économie d’une notion immédiate.

On sent confusément qu’il doit y avoir un rapport entre le coeffi-cient d’absorption et la faculté plus ou moins grande de conduire lachaleur. Il semble qu’un corps athermane doive être un corps si absor-bant que toute la chaleur qui tombe sur sa surface s’emmagasine dansune couche très mince. En général, si l’on pose l’absorption. on doitpouvoir en déduire la conductibilité.

Poisson part effectivement d’une formule d’échange calorifiquequi explicite la fonction d’absorption 91. Entre deux particules demasse m = v ρ et m′ = v′ ρ′, dont ρ et v sont la densité et le volume,on a, pour des températures respectives u et u’ pendant le temps dt, auprofit de la particule m, un gain de chaleur que Poisson désigne par δ

vv '

r2R(u ' u)dt

Les éléments de cette formule interviennent d’une manière presqueévidente. La fonction R seule demande un éclaircissement. « C’est uncoefficient positif dans lequel nous comprenons le facteur ρρ′, qui dé-croîtra très rapidement pour des valeurs croissantes de r, qui pourraaussi dépendre des matières et des températures de m et m’ et varieraavec la direction de MM’, lorsque l’absorption de la chaleur ne serapas la même en tous les sens autour de M. » En particulier si l’on étaitdans le vide R se réduirait à ρρ′ de manière que l’échange calorifique

91 Traité, p. 85.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 88

se ferait sans la moindre absorption et affecté seulement de la [80] loide décroissance en raison inverse du carré de la distance propre àtoutes les émanations qui se conservent intégralement. La fonction Rest donc bien le symbole de l’absorption nettement séparée de toutesles autres causes de décroissance.

En écrivant que ce gain de chaleur contribue à élever la tempéra-ture u de m de sa différentielle, Poisson arrive immédiatement àl’équation du mouvement calorifique :

cu

t (u ' u)v ' (1)

le signe Σ représentant la sommation relative à toutes les moléculesqui entourent la molécule m et qui sont suffisamment proches pouragir sur elle. Comme on le voit, l’idée de conductibilité n’apparaîtnulle part.

Cette équation est ensuite étudiée d’un point de vue purement ma-thématique, sans le moindre retour vers l’expérience. A cet effet,Poisson est amené à remplacer R par son développement taylorien

′−z :

R V R

u '

(u ' u) R

x '

(x ' x) R

y '

(y ' y) +

R

z '

(z,z) ...

′−z après les différentiations, suivant la règle.

C’est de la fonction V, qui est encore naturellement une absorp-tion, qu’après des calculs assez compliqués, Poisson tirera la conduc-tibilité.

Au cours de ces calculs, l’équation (1) a été remplacée parl’équation :

cu

t

2u

x2Vr2 dr

u

x

V

xr2 dr

0

1

0

1

+2

3

2u

x2Vr2 dr

u

y

V

yr2 dr

0

1

0

1

+2

3

2u

z2Vr2 dr

u

z

V

zr2 dr

0

1

0

1

(2)

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 89

[81]

l étant la limite du rayon d’action du rayonnement calorifique molécu-laire. D’ailleurs, comme V est nul au delà de l, on peut tout aussi bienremplacer les limites supérieures des intégrales par l’infini puisquecela revient à ajouter, dans la sommation, des éléments rigoureuse-ment nuls, suivant un artifice souvent employé dans le calcul des inté-grales définies.

C’est alors que, par une simple symbolisation mathématique,s’introduit dans la théorie de Poisson le paramètre de conductibilitésans que d’ailleurs ce mot soit encore prononcé. On peut dire que lesigne prend place dans la théorie avant l’idée, avant le terme. Poissonpose en effet :

2

3Vr2 dr k

0

d’où par conséquent :

2

3

V

xr2 dr

k

x0

2

3

V

yr2 dr

k

y0

2

3

V

zr2 dr

k

z0

ce qui permet finalement d’écrire l’équation (2) sous la forme :

cu

tk

u

xx

ku

y

yk

u

zz

(3)

En supposant le corps homogène, k ne dépendra plus directementde x, y, z, il n’en dépendra que par l’intermédiaire de u et l’équation(3) pourra être remplacée par l’équation :

cu

t k

2u

x22u

y22u

z2

dk

du

u

x

2

u

y

2

u

z

2

(4)

Page 90: Étude sur l'évolution d'un problème de physique. La propagation

Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 90

[82]

enfin si k est indépendant de la température, on obtient l’équation bienconnue :

cu

t k

2u

x22u

y22u

z2

(5)

Avec les équations 4 ou 5 s’achève le problème différentiel. En lesintégrant, on aura dans les deux cas particuliers les plus importants latempérature en fonction du temps et de l’espace pour un corps donné.Mais il y a encore un élément du problème calorifique à déterminercar, ainsi que le remarque Poisson, la connaissance des températuresest insuffisante puisqu’elle ne préjuge pas entièrement les échangescalorifiques. Il faut donc maintenant étudier la question sous le rap-port du flux à travers un élément superficiel quelconque pris àl’intérieur des corps.

Nous voyons réapparaître dans le même ordre la fonctiond’absorption R, son expression simplifiée V et finalement le para-mètre k. Poisson aboutit ainsi, en se bornant à un élément superficielperpendiculaire à l’axe des x, à la formule du flux :

ku

x

C’est alors seulement que la simplification du paramètre k est élu-cidée. Le mot de conductibilité figure pour la première fois à la page98 du Traité. Poisson s’exprime ainsi : « abstraction faite du signe,cette formule fait voir que les flux de chaleur rapportés aux unités desurface et de temps, et relatifs à un même point M, qui ont lieu à tra-vers différents éléments de surface passant par ce point, sont entre euxcomme tes décroissements de température suivant les directions per-pendiculaires à ces éléments et relatifs à une même épaisseur infini-ment petite. Pour une même valeur du rapport du décroissement detempérature à l’épaisseur correspondante, le flux de chaleur est pro-portionnel à la quantité k. La communication de la chaleur entre deuxparties contiguës d’un corps a donc lieu, toutes choses d’ailleurségales, avec plus ou moins de facilité, selon que cette quantité est plusou moins grande ; c’est pourquoi l’on prend la quantité k pour la me-sure de la conductibilité de la [83] chaleur dans l’intérieur d’un corpsdont les différentes parties sont inégalement échauffées ».

Page 91: Étude sur l'évolution d'un problème de physique. La propagation

Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 91

Ainsi la conductibilité apparaît comme une fonction qui est le quo-tient d’un flux par la dérivée de la température par rapport à l’espace.Par l’intermédiaire de cette dérivée, la conductibilité est donc un pa-ramètre qui se réfère à l’état thermique de deux volumes voisins,comme on devait naturellement s’y attendre.

Ce n’est qu’après cette longue déduction que Poisson en vient àexaminer plus explicitement le rapport entre la conductibilité ther-mique k et le pouvoir absorbant q. Là encore la priorité est nettementdonnée à l’idée d’absorption. En égalant l’expression du gain calori-fique (1) à une autre expression construite dès le premier chapitre duTraité, eu fonction du pouvoir émissif et du pouvoir absorbant, Pois-son aboutit à l’équation :

vv 'R

r2(u ' u)

1

4

p

r2mm '(q ' q" ) (6)

Où π et π′ sont les pouvoirs émissifs des particules m et m’, p un fac-teur qui marque la décroissance de la chaleur due à l’absorption seule

et égal p = e r

z, avec

1

pqtoutes les autres lettres gardant la si-

gnification précédemment définie. Comme le rapport du pouvoirémissif et du pouvoir absorbant est une simple fonction de la tempéra-ture qui est la même pour tous les corps, on a, en appelant cette fonc-tion commune F (u),

q F(u)

'

q F(uI )

et la fonction R tirée de la relation (6) devient, toutes simplificationsfaites :

R 1

4pp ' qq '

F(u ') F(u)

u ' u

À la limite, quand m’ tend vers m, R tend vers la fonction que nousavons désignée par la lettre V, ρ′ et q’ devenant égaux à ρ et q :

V 1

4p2q2 dF(u)

du

Page 92: Étude sur l'évolution d'un problème de physique. La propagation

Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 92

[84]

En remplaçant p par sa valeur indiquée plus haut et en se reportantà la formule qui pose le paramètre k, on a :

k 1

6q

dF(u)

du

r

r2 dr

3

0

1

ε) mais comme p devient insensible à la limite l, on peut négligerl’exponentielle. On aura donc simplement :

k 1

3q

dF(u)

du(7)

Et Poisson, après ce calcul très simple, arrive à cette importanteconclusion « La fonction F(u) étant la même pour tous les corps, ce ne

sera donc qu’à raison du facteur1

qou ε que la conductibilité k pour-

ra varier d’un corps à un autre pour une même température ».

La relation (7) doit retenir notre attention. Si l’on se place dans lesmêmes conditions de température, la conductibilité nous apparaîtcomme variant en raison inverse du produit de la densité par le coeffi-cient d’absorption relatif à la matière considérée. Ce résultat est enquelque sorte intuitif. Il semble en effet que le produit ρ × q est émi-nemment apte à symboliser une certaine inertie calorifique qui doitentraver la conductibilité.

En second lieu le fait que, dans cette expression de la conductibili-té, la température n’intervienne que comme la dérivée de la fonctionuniverselle F(u) pouvait, semble-t-il, donner à penser que cette con-ductibilité devait avoir une racine plus profonde que la phénoménolo-gie calorifique. C’est ce que paraît avoir confirmé, croyons-nous,l’étude comparée des conductibilités thermique et électrique, entre-prise vingt ans plus tard par Wiedemann et Franz.

Enfin, c’est dans l’application de cette formule (7) quel’expérience reprend ses droits ; la réalité semble dérangerl’antériorité théorique que nous avons fixée en suivant Poisson, car,[85] expérimentalement, c’est par la connaissance des conductibilitésthermiques qu’on aboutira à la connaissance des pouvoirs absorbantscalorifiques. Une simple division entre les formules appliquées à deux

Page 93: Étude sur l'évolution d'un problème de physique. La propagation

Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 93

corps différents dont les paramètres sont respectivement (k1, ρ1, q1)donne la relation :

k2

k1

1q1

2q2

Ce qui permet d’avoirq1

12

quand on connaît les densités et le rap-

port des conductibilités, rapport que l’expérience peut atteindre. Cetordre expérimental n’infirme naturellement en rien la légitimité del’ordre constructif qu’a suivi Poisson, il en relèverait plutôt la puis-sance. Il y a dans le reclassement des notions opéré par Poisson unepreuve nouvelle de la mobilité et de la réciprocité des divers moyensd’explication. Le choix des notions premières est fonction de l’étatscientifique d’une époque. D’ailleurs les caractères les plus marquantset les plus immédiats de l’expérience ne sont pas nécessairement ceuxqui touchent de plus près l’essence. L’ordre des qualités n’est pasl’ordre des sensations. D’un simple point de vue pédagogique, il estdéjà intéressant de rompre les habitudes puisées dates l’expériencecommune. On doit d’autant plus admirer la déduction de Poissonqu’en s’écartant des indications expérimentales, elle a joué la difficul-té. Cette déduction triomphe ainsi progressivement de l’obscurité deson point de départ. On peut dire qu’elle doit tout à sa force intime,rien à l’intuition expérimentale.

La construction de Poisson a d’ailleurs un avantage que nous de-vons maintenant examiner : elle garde jusqu’au bout au problème unegénéralité qui réserve toutes les applications et qui garantit mêmecontre des simplifications fautives.

En effet, nous avons pu conduire le problème jusqu’à son équationdifférentielle la plus générale (3) en attribuant aux paramètres une va-riabilité à l’égard des coordonnées et de la température. Quand nousavons eu besoin d’envisager des cas particuliers, nous sommes partisde cette équation (3), d’abord en supposant l’homogénéité spatiale, cequi nous a donné l’équation (4) ; puis, dans un deuxième cas, outrecette homogénéité, [86] nous avons supposé la constance de la con-ductibilité en ce qui concerne la température, nous avons obtenul’équation (5).

C’est là évidemment une méthode rationnelle de spécification.Mais tant faire que de simplifier, ne pourrait-on pas partir d’une hypo-

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 94

thèse moins compliquée ? C’est précisément ce que l’on faisait avantPoisson. On prenait toujours, comme sujet d’une première étude, uncorps homogène dont on supposait la conductibilité et la chaleur spé-cifique constantes quelle que soit la température. Et avec ces hypo-thèses, on aboutissait bien à la même équation (5) obtenue avec desmoyens plus généraux et plus difficiles à manier.

Mais voici où les résultats divergent. C’est lorsqu’en s’appuyantsur cette équation (5) on voulait déduire le cas intermédiaire importantoù, dans un corps homogène k et C sont cependant fonctions de latempérature. On supposait alors implicitement que cette équation (5)conservait la même forme, encore que k et C devinssent variables avecla température ; et que pour tenir compte de cette variabilité, il suffi-

sait de remplacer la constante q

cpar une fonction donnée de u. Ainsi

Fourier obtenait l’équation :

vu

t k

2u

x22u

y22u

z2

où k et C sont des fonctions de u ; tandis que Poisson aboutit pour lemême cas à l’équation plus complète et qui est la seule correcte :

cu

t k

2u

x22u

y22u

z2

dk

du

u

x

2

u

y

2

u

z

2

Le cas de l’état permanent est encore plus frappant puisqu’il estreprésenté dans Fourier pur l’équation unique

2u

x22u

y22u

z2 0 (α)

que k soit variable ou non avec la température, tandis que dans lathéorie de Poisson on doit avoir pour k variable 92

92 Traité, p. 93.

Page 95: Étude sur l'évolution d'un problème de physique. La propagation

Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 95

[87]

k2u

x22u

y22u

z2

dk

du

u

x

2

u

y

2

u

z

2

0

l’équation de Fourier (α) ne valant que pour k invariable avec la tem-pérature.

L’erreur méthodologique des prédécesseurs de Poisson provient,comme on le voit, d’une simplification prématurée ; elle revient à at-tribuer après coup une variation à un coefficient supposé d’abordconstant, sans prendre garde que nous l’avons impliqué dans des déri-vations où nous n’avons plus le moyen de lui faire jouer son rôlevraiment général de fonction. En prenant comme base d’élan une for-mule mutilée, comment l’induction pourrait-elle nous suggérerl’introduction du terme omis et nous guider dans sa construction ? À ybien réfléchir, il est étrange qu’en partant du résultat final d’un calculqui ne résume qu’un cas particulier, on se reconnaisse le droit de re-conquérir la généralité qu’on n’avait pas acceptée dans l’hypothèse. Ilsemble qu’on manque ainsi à une règle essentielle qui interdit de dé-passer dans la conclusion le degré de généralité qu’on a inscrit dansles prémisses. Tant qu’on reste dans le pur calcul, on est sur le do-maine de la déduction, on doit donc en observer les règles et par con-séquent s’interdire de modifier les prémisses reçues. Certes, la phy-sique mathématique comporte, comme toute doctrine mathématique,des enrichissements successifs qui apportent les éléments nécessairesau raisonnement constructif au sens où l’entend M. Goblot. Mais cespostulats surnuméraires doivent être replacés dans le cadre des postu-lats initiaux pour que l’on soit bien sûr qu’ils n’en troublent pas la co-hérence. Ainsi la physique mathématique nous paraît réclamer uneaxiomatique vigilante d’autant plus difficile à établir qu’elle prend sondépart dans une région où l’expérience n’a pas toujours opéré la dis-tinction entre le schéma et le fait. Là plus qu’ailleurs, on doit se de-mander sur quoi se fonde l’évidence : est-elle due à des éléments ex-périmentaux nettement géométriques, n’est-elle que le produit d’uneexpérience très commune ? Il semble bien que son critère ne soit pasfixé et que la physique mathématique s’éclaire à tour de rôle de la dé-duction [88] et de l’analogie. En particulier, en ce qui concerne leproblème traité, il semblait qu’en se guidant sur l’analogie hydrau-lique on pouvait se permettre de ne pas tenir compte de la variation de

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 96

la conductibilité avec la chaleur. Cependant le fait est patent : cetteconductibilité est d’une notable sensibilité vis-à-vis de la température.Fourier avait déjà fait la remarque que le coefficient de conductibilitévarie beaucoup plus que le coefficient de chaleur spécifique, mais iln’en tint pas compte dans l’hypothèse initiale. La simplification duproblème nous paraît donc finalement gratuite à tout égard.

Si l’on se reporte maintenant à la critique d’A. Comte qui réclamaitque les problèmes fussent abordés dans un ordre de complexité crois-sante, on voit qu’elle porte à faux contre la méthode de Poisson.Comte envisage une simplicité dans les hypothèses qui serait bien dif-ficile à déterminer avec précision, puisqu’après tout la clarté des hy-pothèses est solidaire de leur réussite. L’énoncé d’un problème nepeut jamais être tenu pour clair et par conséquent simple tant que ceproblème n’est pas résolu. En ce qui concerne l’utilité théorique duproblème à laquelle Comte se réfère, c’est encore d’après la solutionqu’on en décidera. Avec Poisson, nous avons suivi un développementcomplexe qui nous a livré à son terme, avec une grande sûreté, tousles cas simples. En se bornant aux corps homogènes dont les coeffi-cients sont thermiquement stables, comme le réclamait Comte, on pré-jugeait que la connaissance du cas complexe est susceptible d’unesynthèse d’autant plus aléatoire que nous n’avons pas d’abord opérél’analyse inverse. Par conséquent une connaissance positiviste se sa-tisferait peut-être plus facilement de la méthode de Poisson, car cetteméthode prend le phénomène dans une richesse plus grande enl’abordant cependant avec des notions réduites au minimum. Il sembledonc que convergent en cette méthode toute la prudence d’une con-naissance nettement phénoménologique et toute la force de géométri-sation sans laquelle la science serait impuissante à s’organiser et às’éclaircir.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 97

[89]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre VIDuhamel : Les premières équations

relatives aux milieux cristallins.

Retour à la table des matières

Le premier mémoire, présenté à l’Académie des Sciences en 1828,où J.-M.-C. Duhamel (1707-1872) propose de tenir compte d’une va-riation de la conductibilité avec la direction, est d’une grande simpli-cité 93. Duhamel se borne à développer mathématiquement la mêmehypothèse que Poisson, celle du rayonnement moléculaire à très faibledistance, mais en tenant compte d’une anisotropie possible. Ce rayon-nement doit dépendre non seulement de la nature, mais encore de laforme et de l’arrangement des molécules, éléments que nous n’avonsnulle raison de plier a priori sous le concept d’isotropie. « Ce n’estdonc que dans des cas particuliers que la conductibilité peut être lamême en tous les points du même corps, et suivant toutes les direc-tions ». Par conséquent nous devons trouver dans les travaux de Du-hamel une généralité accrue.

Comme tous les savants de l’ère positiviste, Duhamel déclare,avant tout, écarter toute hypothèse sur le principe de la chaleur. « Jepartirai de ce fait généralement admis par les physiciens que la quanti-

93 Paru dans le Journal de l’École Polytech., 1832, t. XIII, p. 326 et suiv.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 98

té de chaleur communiquée d’une molécule à l’autre est proportion-nelle à la différence des températures ». En ce qui concerne la portéedu rayonnement, il distingue deux cas très différents sans pour celaséparer ce raisonnement en deux espèces : à l’intérieur des corps so-lides, cette portée est très petite, elle s’étend au contraire indéfinimentdans l’air et le [90] vide. Cela revient à confondre dans un mêmesubstantif la propagation par conductibilité et la propagation parrayonnement qui ont pourtant des caractères très différents. Cette uni-fication, appuyée sans doute sur l’idée relativiste que la distance nechange rien au phénomène, nous écarte de l’aspect réel du problème.Elle doit donc être tenue pour une simple expression mathématique.

On trouve dans Duhamel une plus heureuse application de cette in-tuition relativiste. C’est celle qui répond à l’objection qui vient sou-vent à l’esprit quand on veut appliquer la pensée géométrique à undiscontinu : Comment le calcul différentiel, qui repose sur l’idée decontinuité, peut-il analyser une structure physique essentiellement dis-continue ? 94. « Si les atomes qui composent la substance sont assezrapprochés pour que la fonction de la distance, à laquelle l’action estproportionnelle, ne subisse qu’une variation insensible, quand onpasse d’un atome, à celui qui est le plus voisin, on pourra sans incon-vénient considérer le corps comme décomposé en éléments différen-tiels contigus ; car dans la supposition actuelle, si l’on imagine les in-terstices remplis par l’addition de nouveaux atomes, la distance d’unquelconque de ces derniers à un point du corps peut être considéréecomme égale à celle de ce même point à l’un des atomes entre les-quels on a placé celui que l’on considère ; en faisant donc les calculscomme si le corps était continu on ne fait que multiplier l’action parune constante qui dépend du rapport du vide au plein dans la subs-tance dont il est formé. » Cela reviendra, en somme, à dilater lesatomes jusqu’à ce qu’ils se touchent tout en les frappant par compen-sation, d’un coefficient qui diminue l’action calorifique dans la pro-portion du volume réel de la matière, au volume géométrique qu’elleoccupe dans son état dispersé.

Après ces seules indications préliminaires, Duhamel aborde le pro-blème de la mise en équation. Il se borne à traduire les résultats déjà

94 Loc. cit., p. 357.

Page 99: Étude sur l'évolution d'un problème de physique. La propagation

Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 99

obtenus par Fourier et Poisson en coordonnées polaires ce qui expli-cite les directions angulaires. Cela fait, il remplace la fonction incon-nue φ(ρ) de Fourier qui ne dépendait [91] que de la distance p desmolécules entre lesquelles on détermine l’échange calorifique, par unefonction plus générale F(ρ, α, β, γ) qui dépend de la direction par les

trois coefficients angulaires α, β, γ ; F ρ, α, β, γ étant d’ailleurs unefonction qui ne change pas quand α, β, γ se changent tous les trois enleurs suppléments. Cette dernière fonction est donc, plutôt qu’unefonction de la nature, une fonction de la structure de la substance étu-diée. Elle est en quelque sorte plus intime que les fonctions corres-pondantes de Fourier et de Poisson qui traduisent des propriétésmoyennes. Elle est d’ailleurs posée comme indépendante de la tempé-rature. Dans la première étude, Duhamel suppose qu’elle est la mêmeen tous les points du corps, ce qui nous ramène plutôt à la conceptionde Fourier. Nous sommes donc dans le cas de l’homogénéité aniso-trope.

En suivant une méthode identique à celle de Fourier, on aboutit fa-cilement à l’équation plus complète :

u

t

1

qA2u

x2 B

2u

y2 C

2u

z2 2D

2u

xy 2E

2u

xz 2F

2u

yz

q étant la chaleur spécifique définie non pas eu fonction de la massemais du volume, A. B. C. D. E. F étant des constantes qui dépendent àla fois de la loi F(ρ, α, β, γ) de variation de la conductibilité et des di-rections qu’on a choisies pour les axes de coordonnées. En comparantavec le résultat de Fourier, on voit que non seulement les dérivées se-

condes2u

x2,2u

y2,2u

z2sont multipliées ici par des constantes diffé-

rentes mais que les dérivées secondes par rapport à deux variables dif-férentes ne s’éliminent plus.

Comme les six constantes A, B, C, D, E, F, dépendent du choix destrois axes de coordonnées, on peut par une transformation de coor-données les remplacer par un autre système de valeurs tel que les troisdernières quantités soient nulles.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 100

Les trois directions marquées par les nouveaux axes de coordon-nées jouissent de propriétés remarquables. Duhamel s’exprime ain-si 95 : « Dans toute substance où la conductibilité [92] varie suivantune loi quelconque avec la direction seulement, il existe au moins (ilen existe davantage si le milieu a une symétrie supplémentaire, en par-ticulier pour un corps isotrope où toutes les directions sont sem-blables, on trouverait une infinité de tels systèmes) un système de troisdroites rectangulaires qui jouissent de cette propriété remarquable quetout flux dont l’axe est parallèle à une de ces droites pourrait être pro-duit par une conductibilité constante en tous sens et indépendante dela chaleur. Je donnerai à ces directions le nom d’axes principaux deconductibililé ».

Ainsi, en se servant de trois éléments seulement, Duhamel parvientà l’analyse d’une conductibilité vraiment prolixe dans sa première dé-finition algébrique. La symétrie qu’il laisse subsister en admettant desconductibilités identiques dans deux sens opposés, limite à peinel’arbitraire de la distribution, puisque l’on reste libre d’imposer tellefonctionnalité que l’on veut dans tout l’espace situé d’un même côtéd’un plan, l’hypothèse de Duhamel ne nous astreignant qu’à repro-duire par symétrie par rapport à un point du plan des valeurs iden-tiques du côté opposé au plan considéré.

Duhamel était-il guidé par l’intuition matérielle d’un milieu cristal-lin complètement défini par trois axes rectangulaires qui recevraientdes vecteurs élémentaires correspondant aux divers caractères du so-lide ? C’est ce que son premier mémoire, entièrement mathématique,ne permet pas de décider. Dans ce mémoire, le calcul s’offre pourguider l’expérience sans avoir un seul point d’appui expérimental.Duhamel conclut en ces termes 96 : « Plusieurs des résultats auxquelsnous sommes arrivés sont susceptibles d’être vérifiés par l’expérienceet pourront servir à la détermination des constantes, je n’ai pas crunécessaire d’en faire à chaque fois l’observation. Les physiciens n’ontpoint encore fait de recherches sur ce sujet, mais il y a quelque avan-tage à ce que le calcul précède les expériences ; il les dirige en indi-

95 Loc. cit., p. 375.96 Loc. cit., p. 398.

Page 101: Étude sur l'évolution d'un problème de physique. La propagation

Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 101

quant celles qui sont les plus propres à déterminer les éléments dont ila besoin ».

[93]

Duhamel est revenu sur la question dans un second mémoire im-primé au Journal de Liouville 97. Entre temps, Lamé, avait enrichi lesmoyens d’analyse du problème par sa conception de l’ellipsoïde deconductibilité et attiré l’attention sur les surfaces isothermes. C’estdans ce mémoire que Duhamel a généralisé une propriété qui avaitéchappé à Lamé et qui avait été remarquée par Chasles dans le cas dela conductibilité uniforme, à savoir que « le flux de chaleur qui tra-verse la surface d’un ellipsoïde isotherme en un point quelconque estproportionnel à la perpendiculaire abaissée du centre sur le plan tan-gent de ce point. » On pourrait définir sur cet ellipsoïde une courbesemblable à la polhodie introduite en mécanique par Poinsot. Cettecourbe indiquerait le lieu des points où le flux élémentaire a une va-leur identique donnée. On réaliserait ainsi une liaison géométriquenouvelle entre l’idée d’isothermie et l’idée d’égalité de flux.

97 Journal de Liouville, 1839, p. 63.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 102

[94]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre VIILes recherches expérimentales

dans les milieux cristallins.

Retour à la table des matières

Étant donnés, d’une part, le manque de précision des recherchessur la conductibilité dans les substances amorphes, d’autre part, la na-ture nécessairement massive de la notion de température qui, commenous l’établirons plus loin, ne peut être confinée en un point géomé-trique, l’étude expérimentale de la conductibilité dans les milieux cris-tallins devait sembler a priori une recherche aussi audacieuse que malpréparée. Cependant, comme il arrive souvent, ce fut l’expériencecomplexe qui se trouva fournir l’illustration la plus exacte et la plusfine de l’expérience plus simple. Une fois de plus, nous voyons quel’ordre historique ne suit pas nécessairement la ligne la mieux adaptéeà la découverte. C’est après coup que l’on comprend la véritable hié-rarchie des problèmes « La propagation de la chaleur dans les cris-taux, dit Joseph Bertrand 98, est un problème tellement important quel’on comprend à peine qu’il ait été si longtemps laissé à l’écart, car laquestion se pose pour ainsi dire d’elle-même ».

98 J. BERTRAND, Éloges Académiques, p. 373.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 103

Hureau de Sénarnont, qui entreprit les premières études expéri-mentales sur la conductibilité cristalline, comprit que la suite des ex-périences traditionnelles traduisait une méconnaissance des vrais rap-ports de la généralité des substances et qu’on devait renverser l’ordredes recherches. Quand on considère tout ce que la pensée scientifiquedoit à la méditation de la forme cristalline, on se rend compte que lecristal est le véritable élément de la découverte physique : le cristal necorrespond pas à un cas [95] particulier, mais au cas réellement géné-ral ; les corps appelés homogènes doivent passer au deuxième plan,puisqu’ils ne sont autre chose que le produit d’une agrégation confuse.De Sénarmont est très explicite à cet égard 99 : « Une condition paraîtdonc indispensable au succès de la plupart des recherches physiquessur les solides ; c’est d’expérimenter sur des substances régulièrementcristallisées. Aussi l’une des parties les plus importantes de l’optiqueest-elle fondée tout entière sur les propriétés des cristaux. C’est enopérant sur les cristaux que M. Mitscherlich a rencontréd’intéressantes découvertes dans l’étude jusque là si stérile des dilata-tions et M. Savart a dû à la même méthode des résultats non moinsremarquables »,

En effet, Mitscherlich avait montré qu’en dehors des cristaux dusystème régulier, tous les cristaux se dilatent inégalement par la cha-leur dans des directions différentes. Il avait fait cette découverte enmesurant à différentes températures l’angle dièdre d’une arête d’uncristal de spath calcaire. Cet angle, qu’on est accoutumé pourtant àprendre comme spécifique du cristal, varie avec la température ; Mit-scherlich était arrivé à cette importante conclusion que le cristal en sedilatant ne restait pas semblable à lui-même.

Par la suite, Pfaff devait encore reconnaître que certains cristaux sedilatent plus que n’importe quel métal et que pour d’autres, le coeffi-cient de dilatation peut même être négatif dans des directions détermi-nées.

En considérant cette sensibilité et cette déformation intime onpourrait, entre parenthèses, se demander s’il ne conviendrait pasd’introduire la température comme variable implicite dans le coeffi-cient de conductibilité angulaire telle que Lamé le définit. On déve-

99 Mémoire imprimé aux Annales de Chimie et de Physique, 1847, p. 458.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 104

lopperait ainsi à l’égard des résultats de Lamé une théorie correctivede même espèce que celle de Poisson à l’égard de Fourier.

M. de Sénarmont imagina de reprendre, dans le plan, la vieille ex-périence qu’Ingenhousz avait réalisée pour étudier la conductibilitérelative de barres faites de métaux différents. [96] Pour cela, de Sé-narmont taillait et polissait des cristaux dans des plans d’orientationconnue relativement aux divers axes habituellement utilisés en cristal-lographie. Il étendait sur la surface plane un mélange de cire etd’essence de térébenthine, puis le cristal était chauffé par un petit tubed’argent qui le traversait ; la cire fondait et se retirait de plus en plusen s’éloignant du centre chauffé. M. de Sénarmont vit alors se dessi-ner de petites ellipses dont les diverses excentricités dépendaient à lafois du cristal employé et de la section qu’on y pratiquait. Ces ellipsesfigurent de toute évidence diverses coupes de l’ellipsoïde de conduc-tibilité.

Les travaux de H. de Sénarmont ont été souvent repris, en particu-lier par Voigt qui enduisait la plaque cristalline étudiée, soit d’acideélaïdique donnant des résultats plus nets que la cire, soit de selsdoubles spéciaux qui changent de couleur à des températures diffé-rentes et qui peuvent montrer ainsi deux isothermes à la fois. La va-leur synoptique de cette dualité est indéniable ; elle permetd’apprécier la mobilité relative des isothermes et surtout de mieux serendre compte des influences perturbatrices des limites du morceau decristal considéré.

Mais la traduction superficielle du phénomène a encore reçu deVoigt une illustration supplémentaire plus fine qui conduit à des me-sures d’un grand intérêt. En accolant des lames rectangulaires de na-ture différente et en chauffant la plaque ainsi constituée par la baseperpendiculaire au côté commun, on constate une réfraction des lignesisothermes. Une théorie élémentaire indique que le rapport des tan-gentes des angles de réfraction est égal au rapport inverse des conduc-tibilités. On a donc ainsi une mesure relative des conductibilités 100.

100 Voir les mémoires de VOIGT in Journal de Physique, 1898. Voir également— circonstance intéressante — un calcul en tout point semblable pourl’électricité : BOUASSE, Cours de Magnétisme et d’Électricité, t. III. 2e éd.,p. 164.

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Schulze (1902) a comparé pur la méthode de Voigt la conductibili-té calorifique des différents alliages. Il a constaté qu’on pouvait, pourcertains, calculer la conductibilité résultante par la simple règle desmélanges en partant des conductibilités composantes. [97] Mais il fautpour cela que ces conductibilités soient rapportées aux volumes, nonaux poids, ce qui marque, croyons-nous, une prédominance del’élément géométrique sur l’élément pondéral dans la propagation ca-lorifique. Les notations de Fourier et de Duhamel pourraient trouver làune justification.

Mais tous les alliages ne se comportent pas aussi simplement. Ain-si Schulze a reconnu que la plus petite addition de plomb ou d’étainau bismuth produisait une diminution de la conductibilité, bien que leplomb et l’étain soient meilleurs conducteurs que le bismuth. Or, faitextrêmement remarquable, les conductibilités électriques des mêmesalliages présentent les mêmes caractères. Nous retrouvons la conver-gence phénoménale qui avait déjà été signalée entre les conductibilitésélectrique et calorifique par Wiedemann et Franz.

Les recherches de Voigt auraient encore l’intérêt de mettre en évi-dence le flux rotatoire que Stokes (1851) et M. Boussinesq (1868) ontétabli théoriquement. Si ce flux existe, « il doit se produire dans lescristaux, dit M. Chwolson, une sorte de mouvement en spirale de lachaleur, mais les expériences que Sorel et Voigt (1903) ont faites à cesujet n’ont donné jusqu’à présent qu’un résultat négatif. »

On est amené infailliblement à référer les propriétés thermiquesainsi mises en évidence expérimentalement à d’autres propriétés — ouplus anciennement connues, comme les propriétés optiques — ou plusprofondément inscrites, croit-on, dans la réalité physique, telles queles propriétés élastiques. L’allure généralisatrice de la science réclamedes coordinations de plus en plus larges. Le phénomène morcelé estnécessairement un phénomène conventionnel ; on n’isole pas une qua-lité comme la conductibilité thermique, il faut essayer de déterminerla corrélation qu’elle peut avoir avec la structure.

Voyons d’abord la relation entre les phénomènes thermiques et lesphénomènes lumineux du point de vue précis où nous sommes placés.

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« Dans la plupart des cas, mais non dans tous, dit Chwolson 101, lecaractère des ellipsoïdes thermique et optique est le [98] même, c’est-à-dire qu’ils sont tous deux allongés ou tous deux aplatis. Il se pré-sente cependant des exceptions, ainsi, par exemple, le spath calcaire etle béryl ont des ellipsoïdes thermiques allongés et des ellipsoïdes op-tiques aplatis ; le contraire a lieu pour le corindon. Cela signifie qu’àla direction de plus grande vitesse de propagation de la chaleur cor-respond la direction de plus petite vitesse du rayon extraordinaire etinversement.

D’ailleurs, cette ressemblance d’ensemble, d’ordre en quelquesorte qualitatif, et encore loin de nous permettre d’assimiler les pro-priétés thermiques et optiques. Les axes d’élasticité optique, pour peuque l’examen soit précis, diffèrent presque toujours en grandeur etdirection des axes thermiques. Mais, objecte Joseph Bertrand 102 : « Ilne faut pas trop se hâter d’en conclure la preuve sans réplique d’unedifférence essentielle entre les phénomènes calorifiques et lumineux ;les axes d’élasticité optique varient, en effet, d’une couleur à l’autre.et de Sénarmont a remarqué qu’il suffirait de supposer la chaleurcomparable, non plus aux radiations lumineuses ordinaires, mais à desradiations jouissant des propriétés des rayons rouges encore exagé-rées, pour que les axes thermiques coïncidassent avec les axesd’élasticité optique. Cette indication, sans être réduite, il faut l’avouer,à la dernière évidence, s’accorde parfaitement avec ce que l’on savaitdéjà sur la chaleur obscure. De Sénarmont indique lui-même ce quiresterait à faire pour décider la question ; c’est un beau problème qu’ila légué aux jeunes physiciens. »

Une relation des propriétés thermiques et des propriétés élastiquesparaîtrait encore plus satisfaisante pour l’esprit mécanique qui fonde,unanimement, sinon toujours des théories, du moins des coordinationssolides. Dans sa thèse « Sur la propagation de la chaleur dans lescorps cristallisés » (1873), le minéralogiste Edouard Jannettaz a pour-suivi les recherches de H. de Sénarmont et les a étendues à un grandnombre de cristaux nouveaux. Mais son effort le plus original fut pré-cisément tourné vers la liaison des propriétés thermiques et des pro-

101 Chwolson, Traité de Physique, t. III, 1er fascicule, p. 374.102 J. BERTRAND, loc. cit, p, 374.

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priétés [99] mécaniques. Cette liaison fut favorisée par la découverted’un phénomène curieux 103. « Lorsqu’on perce un trou dans une lamede gypse parallèle au clivage g1 , il arrive souvent que l’on détachedeux feuillets l’un de l’autre ; l’un des deux se courbe, s’infléchit,prend la forme d’une calotte ellipsoïdale ; l’air pénètre par le trou etdonne lieu au développement des anneaux colorés de Newton. Cesanneaux ont souvent des formes assez irrégulières ; mais, si l’on tientl’aiguille avec soin dans le trou déjà fait, on finit par produire descourbes assez grandes, dont la forme paraît être celle d’une ellipse.Les axes de ces courbes ont une direction assez constante, et lesmoyennes que j’ai obtenues pour leur direction et leur rapport sont lesmêmes que celles des axes de conductibilité. »

Voilà donc ébauchée une liaison nouvelle entre les directions decohésion et celles de conductibilité. À vrai dire, le clivage peut entraî-ner une quasi-discontinuité et l’on comprend très bien que la chaleurse propage plus intense parallèlement que normalement aux plans declivage. Mais on conçoit plus difficilement a priori une capacitéd’arrachement entre deux feuillets qui varie avec l’azimut. L’ellipsede Jannettaz nous paraît être la marque cristalline la plus matérielle, laplus près de l’expérience commune. Edouard Jannettaz insiste sur lesens tout expérimental de ses recherches 104 : « Je me suis appliquéjusqu’à présent à obtenir des résultats nets et indépendants de toutethéorie. J’ai obtenu mes nombres avant d’avoir conçu aucune loi, nimême aucune règle, ou, si l’on aime mieux, aucune concordance entreles clivages et les axes de conductibilité ».

Paul Jannettaz a repris des expériences de Wiedemann et de Sé-narmont relatives a des figures électriques qu’on obtient à la surfaced’un cristal de talc et en faisant arriver un flux électrique par unepointe normale à cette surface. Dans la majorité des cas, les ellipsesélectriques obtenues ont leur grand axe perpendiculaire à la directionde conductibilité calorifique maxima 105.

103 Edouard JANNETTAZ, Sur la propagation de la chaleur dans les corps cris-tallisés, p. 68.

104 Ed. JANNETTAZ, loc. cit., p. 81.105 Comptes rendus, 1893, t. 126, p.317.

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Dans la science contemporaine, une nouvelle interférence de do-maines d’explication a apporté une lumière accrue dans notre connais-sance des milieux cristallins, les rayons de Röntgen se sont trouvésd’une longueur d’onde suffisamment petite pour permettre l’examendirect de l’architecture interne des cristaux. L’influence de la tempéra-ture sur la diffraction des rayons X causée par les réseaux cristallins adéjà été prise en considération par Debye et par Darwin 106. « Et l’onentrevoit, dit Sir William Bragg dans la préface, que les mouvementsdus à l’agitation thermique des atomes, pourront être observés, pro-chainement sans doute, et, peut-être mesurés très exactement. »

L’action mécanique peut d’ailleurs imposer une anisotropie artifi-cielle à des substances amorphes. De Sénarmont a appliqué sa mé-thode à l’étude de la conductibilité de plaques de glace, de flint et deporcelaine qu’il soumettait à d’assez fortes pressions. « Les courbesdessinées par la cire fondue se sont montrées constamment allongées,leur petit axe étant toujours parallèle au sens de la compression. Leurelliplicité paraissait la plupart du temps à peu près régulière, moinscependant que sur les cristaux. » 107.

On peut de la même manière comprimer les cristaux eux-mêmes.Les différences normales sont alors accentuées ou diminuées suivantla direction de la compression extérieure et les ellipses apparaissentallongées ou raccourcies, ce qui semble nous affermir encore dansl’idée que la conductibilité est une simple fonction de la forme et desdistances relatives des molécules, puisqu’on peut croire que la com-pression diminue ces distances dans la direction où elle agit.

Mais à la réflexion, on se rend compte que l’action mécanique in-time n’est pas aisée à analyser. En réalité « les agents mécaniquesproduisent des effets nécessairement très complexes, parce qu’ils mo-difient à la fois plusieurs propriétés physiques, la densité et la capacitécalorifique, par exemple, en même temps que l’état d’équilibre molé-culaire. La première augmente dans le sens de la compression... D’unautre côté, la capacité calorifique [101] diminue quand la densitéaugmente ; c’est au moins ce qui paraît résulter des expériences de M.

106 Voir BRAGG, Rayons X et structure cristalline, p. 176.107 Annales de Chimie et de Physique, 1848, p. 258.

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Regnault sur les métaux comprimés et écrouis : peut-être d’autrespropriétés physiques sont-elles encore affectées d’une manière incon-nue ».

D’ailleurs, dans ce jeu qui implique d’assez nombreuses variables,des compensations sont possibles ; en particulier, du fait de la varia-tion en deux sens opposés de la densité et de la chaleur spécifique, deSénarmont n’hésite pas à conclure que ces deux coefficients interve-nant dans toutes les équations par leurs produits ont des variations quise détruisent jusqu’à un certain point « de sorte qu’il est au moins as-sez probable qu’en réalité ces éléments ne peuvent avoir qu’une in-fluence à peu près insensible ».

Il faut donc attribuer les phénomènes à une influence directe de lacompression sur le coefficient de conductibilité lui-même. Mais lesobservations se présentent alors sous un aspect tout à fait inattendu.On doit en effet conclure des expériences de Sénarmont qu’un rap-prochement artificiel des molécules diminue la conductibilité, tandisqu’un éloignement forcé l’augmente. Comment accorder ces conclu-sions avec la loi élémentaire que tous les théoriciens ont proposéepour le rayonnement particulaire ?

Plutôt que de modifier une loi qui semble si naturelle, ne vaudrait-il pas mieux abandonner la supposition tacite que la compressiond’ensemble entraîne une contraction sensible dans les assemblagesmoléculaires intérieurs à la lame considérée. Cette compression sebornerait, selon nous à provoquer des réactions élastiques qui suffi-raient peut-être — dans les théories dynamiques — à éclaircir l’aspectparadoxal de l’expérience réalisée par de Sénarmont.

Dans un même ordre d’idée, Pierre Curie a montré qu’une très lé-gère dilatation accompagne les phénomènes piezo-électriques ; mais ilne cherche pas, dans cette dilatation, un moyen d’expliquer les phé-nomènes. Il étudie directement la liaison entre la compression descristaux et le dégagement électrique qui en découle. D’ailleurs,comme la dilatation concomitante est de l’ordre du millionième etqu’elle ne pourrait être facilement [102] mesurée, même par les pro-cédés optiques, Curie propose de l’entraver d’une manière absolue etde mesurer par un manomètre approprié l’accroissement de pression

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 110

qui résulte de l’invariabilité imposée au cristal, preuve donc que la

dilatation est bien un aspect secondaire du phénomène 108.

Dans les phénomènes signalés par de Sénarmont nous ne sommespas davantage obligés, croyons-nous, de lier la transformation de laconductibilité à une contraction, corrélative de la pression. Rien ne ditque la pression ne puisse agir directement sur la conductibilité, encoreque le schéma de l’échange de calorique se refuse à relier les deuxvariables.

108 Voir CURIE, Œuvres complètes, p. 39.

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[103]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre VIIILa Synthèse mathématique

de Lamé.

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La construction de Gabriel Lamé (1795-1870) a, comme celle deDuhamel, une base entièrement mathématique, mais elle a une toutautre ampleur. Elle s’étend bientôt sur le domaine de la cristallogra-phie qu’elle aborde à un point de vue d’autant plus utile qu’il est plusnouveau. Dans la science du XXe siècle, les rayons X se sont subite-ment révélés comme le moyen expérimental le plus propre à des-cendre dans l’infiniment petit cristallin. D’une même manière, ilsemble que sur le terrain purement théorique, les travaux de Lamétendaient tous à une analyse infinitésimale, dirigée dans un sens entiè-rement original, des milieux cristallins.

Lamé avait déjà éprouvé qu’en faisant interférer les domaines dediverses études théoriques on pouvait espérer dépasser le niveau definesse qui ferme l’examen d’un domaine isolé. Ainsi, parti de la théo-rie de l’élasticité complètement dégagée de tout principe hypothé-tique, s’appuyant sur l’expérience d’ensemble et sur les seules res-sources de l’Analyse, il avait pu, dit-il 109, « démontrer rigoureuse-

109 Leçons sur la théorie analytique de la Chaleur, p. V.

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ment que dans les milieux diaphanes les particules pondérables vi-brent lumineusement ». Dès lors l’optique devait aider les recherchessur l’élasticité en fournissant de véritables micromètres, des micro-dynamomètres adaptés au niveau moléculaire. C’est ainsi que « lesphénomènes optiques des cristaux uniréfringents et biréfringents, éta-blissent directement plusieurs lois primitivement inconnues, del’élasticité même des corps solides ». De même [104] encore « le phé-nomène de la dispersion, celui de la coloration des milieux diaphanes,celui de l’action chimique du spectre solaire, indiquent que, dans cescirconstances, les distances qui séparent les particules pondérables,sont comparables aux longueurs d’ondulation de la lumière ».

Un examen théorique de la propagation calorifique nous permettraégalement d’entrer dans l’intimité de la structure cristalline. Laméavait acquis à l’École des Mines une connaissance très complète destravaux d’Haüy, mais ces travaux ne fournissaient qu’une connais-sance en quelque sorte externe ; la géométrie infinitésimale, en sui-vant les articulations désignées par l’évolution calorifique, devait aucontraire donner la raison interne de la formation cristalline. On pou-vait espérer, par ce détour, déterminer une explication réellement phy-sique des formes primitives et secondaires des cristaux naturels, deleurs facettes et de leurs troncatures et même se rendre compte de « lacause de l’électrisation par la chaleur de certains cristaux, et des ano-malies que présentent leurs formes naturelles ».

Combien nous sommes loin de la philosophie scientifique qui ima-gine a priori une structure et des lois, qui livre ainsi au mathématicienune image sur laquelle il travaillera, se réservant de légitimerl’hypothèse après coup et d’en déterminer la valeur pragmatique parréférence à l’expérience seule. Avee Lamé, le calcul doit tout faire. Ildoit fournir l’hypothèse, coordonner les domaines, construire detoutes pièces le phénomène. Non pas étudier les lois, mais les décou-vrir. Jamais un si grand rôle n’a été assigné au raisonnement 110. « Jesuis de plus en plus convaincu, dit Lamé dans son discours prélimi-naire, qu’en évitant toute idée préconçue sur les lois naturelles, laphysique mathématique, aidée par l’expérience et l’observation, netardera pas à découvrir ces lois mémes. »

110 Loc. cit., p. V.

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La physique mathématique débute par des cousidérations d’une ex-trême généralité, le problème fondamental est le suivant 111 : « On sepropose de reconnaître les lois qui régissent, à l’intérieur d’un milieusolide homogène, une ou plusieurs fonctions [105] de trois coordon-nées, seules variables dans l’état statique, et du temps, quatrième va-riable lors de l’état dynamique ». Quant à particulariser ces fonctionsà un point de vue physique, nous ne devons le faire qu’avec une trèsgrande prudence. On peut manier assez longtemps des fonctions horsde toute hypothèse. Il y a là une véritable révolution épistémologique.« Elevés à l’école de Laplace, ni Poisson, ni Cauchy ne devaient pen-ser qu’il fût possible d’établir une théorie de physique mathématique,sans présupposer aucune loi. Mais, doués d’une puissance et d’unefécondité qui n’appartiennent qu’aux génies, en remuant, pour ainsidire de fond en comble, le sujet qu’ils avaient adopté, ils ne pouvaientmanquer de rencontrer les formules pures de toute hypothèse,puisqu’elles existaient » 112. Ce que ses prédécesseurs firent parchance, Lamé veut le faire par principe et poser des hypothèses ma-thématiques aussi générales que possible.

En outre de cette généralité liminaire nous devons nous pénétrer dece qu’on pourrait appeler la fonctionnalité spécifique de la physiquemathématique. Le premier aspect de cette fonctionnalité, c’est qu’enphysique mathématique on peut souvent employer une interpolationd’un type très spécial qui permet de passer de la discontinuité à lacontinuité. Nous avons déjà rencontré dans Duhamel l’expression decette transformation. Alors même que les fonctions de la physiquemathématique n’auraient de valeurs que pour des particules solidesdisséminées dans l’éther, on pourrait toujours « leur substituer lesfonctions interpolaires qui reproduiraient toutes ces valeurs supposéesconnues : puisque, dans les sommations, ces fonctions, de même es-pèce que le potentiel de Gauss, seront toujours accompagnées de fac-teurs analogues à la masse, ce qui éloignera l’influence des pointsgéométriques, pour lesquels ces frotteurs seront nuls » 113.

111 Loc. cit., p. VI.112 Loc. cit., p. XI.113 Loc. cit., p. VI.

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La dernière phrase manque un peu de clarté mais la pensée est trèsnette. Il s’agit d’un artifice souvent employé en analyse, en particulierdans les intégrations. Ici, cet artifice revient à opposer points matérielset points simplement géométriques ; les [106] points géométriquesinterpolaires apporteront des propriétés fantômes et ils disparaîtrontdans les résultats par cela même qu’on devra multiplier les fonctionsqui correspondent à ces points par un facteur analogue à la masse qui,pour les points simplement géométriques, sera évidemment nul. Ladiscontinuité passera alors de la fonction à ses coefficients. On trouve,page 17, une application très nette de cette proportionnalité factice,pour la température. Le coefficient sera alors « une certaine facultécalorifique de chaque point matériel ; coefficient qui sera nul pourtous les points géométriques, lesquels n’auront conséquemment au-cune influence sur les résultats de la sommation. »

Le deuxième caractère général des fonctions de la physique ma-thématique est en relation avec cette continuité plus ou moins factice.Comme le phénomène doit dépendre évidemment des variations desfonctions continues ainsi introduites, on pourra maintenant développerces fonctions en ne conservant, pour une première étude, que lestermes du premier ordre ou tout au plus du deuxième ordre, et en seréservant d’examiner dans une étude ultérieure l’influence des termesnégligés. C’est là une pratique constante, dira-t-on, mais elle prend unsens tout particulier du fait que nous n’avons, dans la généralité oùnous nous mouvons encore, aucun barème a priori pour fixer cc quiest négligeable. En effet, c’est après avoir limité le nombre des termesqui ne dépassent jamais a priori dans Lamé le deuxième ordre qu’ondoit se proposer de « chercher comment les dérivées, seules conser-vées, peuvent dépendre de la cause spécifique du phénomène, parexemple, ou de l’élasticité, ou de la conductibilité. » Preuve que pourLamé le développement taylorien est un développement réalistique.Dès lors, ce n’est pas en fonction du phénomène qu’il fixe l’ordred’approximation, mais d’une manière strictement inverse, il prendpour plus rationnel de déterminer en fonction de l’ordred’approximation ce que l’on peut saisir du phénomène.

En réalité, il consent « afin de franchir un premier pas » à simpli-fier un peu les données et à aborder l’étude par un cas simple, celui del’homogénéité. C’est ici que nous touchons à la [107] nécessité defaire appel à une hypothèse pour spécifier la loi d’action et écrire par

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suite les équations aux dérivées partielles du problème proposé. Sil’expérience fournit une vérification approchée de la loi intégrale, onne doit pas s’en contenter ; il reste en effet à éliminer ce qu’il y ad’hypothétique à la base de la construction. Pour cela, dit Lamé, onrevient au point de départ pour tâcher d’étendre la théorie inaugurée,au cas d’une homogénéité plus générale ou telle que la cause effi-ciente du phénomène soit changeante avec la direction autour dumême point. On se trouve donc replacé dans des conditions sem-blables à la première étude. En effet « la loi de changement n’étantaussi qu’imparfaitement indiquée par les faits, on la complète pareil-lement à l’aide d’une seconde hypothèse. De là résulte un autre prin-cipe, qui n’est encore que probable, et qui conduit à un nouveau sys-tème d’équations linéaires aux différences partielles, plus compliqué,mais plus général que le premier ». Cependant la voie qui permetd’éliminer les restrictions est ouverte, on peut espérer la poursuivre ;« si l’on examine avec soin, continue Lamé 114, en quoi consiste lacomplication apportée par cette plus grande généralité, quels sont lesnouveaux termes, les nouveaux coefficients, qui apparaissent dans leséquations aux différences partielles, à mesure qu’on écarte successi-vement diverses restrictions, on conçoit que l’on peut conclure d’unpareil examen, la forme que devront avoir, essentiellement, les équa-tions générales, lorsqu’on aura banni toute hypothèse, toute idée pré-conçue. toute restriction relative à l’homogénéité.

Lamé n’apporte là qu’une contribution à l’art d’inventer en phy-sique mathématique. Cette conquête d’un principe général est ensomme préliminaire à la vraie méthode. Elle a — Lamé le dit quelquepart en propres termes — un rôle d’instruction, elle nous familiariseavec les moyens de résolution et surtout elle nous indique la ligne degénéralité croissante. C’est de cette généralité qu’il faudra toujourspartir pour l’analyse définitive qui seule peut rendre compte del’exacte coordination de la réalité. On aura la sécurité de tenir le réelsi l’on sait garder la généralité parfaite. Le particulier est un point devue, il ne saurait fournir ni les bases ni même l’exemple ou l’occasion[108] d’une explication, car il n’y a pas d’autre explication que lacoordination mathématique dans une généralité maxima.

114 Loc. cit., p. IX.

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En se plaçant sur le terrain proprement mathématique, Lamé amontré que le progrès consistait en un va-et-vient continuel des pro-blèmes différentiels aux problèmes intégraux et que cette oscillationétait à chaque fois plus ample pour atteindre le plus de généralité pos-sible dans l’hypothèse différentielle et une plus grande largeur del’application intégrale. Conçus sous cette allure de réciprocité, lesrapports du différentiel et de l’intégral en physique mathématiquenous paraissent présenter une originalité indéniable.

D’habitude on croit toujours fonder le problème différentiel com-plet sur une expérience plus ou moins rectifiée ; ici il s’agit plutôt,pour atteindre la position différentielle définitive du phénomène, deprocéder à une induction entièrement théorique, d’ordre en quelquesorte algébrique. Lamé s’exprime ainsi 115 : « Au début, à l’époquedes tâtonnements et des essais, la partie différentielle, s’appuyant surune ou plusieurs lois, préconçues, cède rapidement la place à la partieintégrale, afin d’obtenir, par les intégrations les plus simples, desnombres dont la comparaison avec les résultats donnés parl’expérience, ou l’observation, permette de se prononcer sur la valeurde l’idée primitive. Après un nombre suffisant d’épreuves semblables,les équations aux différences partielles, successivement modifiées,indiquent une forme définitive vers laquelle elles convergent. Enmême temps, les procédés de leur intégration se sont étendus et géné-ralisés de manière à indiquer aussi une convergence vers une marcheuniforme. » Cette double convergence est ainsi la base d’une doubleinduction qui pousse la théorie et qui nous permet d’établir enfinl’allure différentielle du problème pris dans son maximum de généra-lité. Nous avons suivi cette substitution convergente des hypothèsesdifférentielles depuis Fourier jusqu’à Poisson et à Duhamel. La filia-tion est claire, sa convergence est à elle seule une raison qui prouveque nous sommes dans la bonne voie. La dernière induction s’achèveavec la proposition du principe de Lamé. « La science peut alors en-trer [109] dans une voie nouvelle, continue Lamé, et chercher à dé-couvrir la loi naturelle du phénomène étudié ou son véritable principe.La partie différentielle devient prédominante. Elle étudie toutes lesconséquences, toutes les relations qui résultent de la forme définitivedes équations générales. Elle transforme ces conséquences et ces rela-

115 Loc. cit., p. 95.

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tions en autant de lois différentielles, dont l’ensemble, successivementsimplifié, doit aboutir à la loi unique ou au principe que l’on cherche.Quand ce principe sera enfin découvert, la loi intégrale dominera àson tour. Elle calculera les phénomènes, rendra compte des perturba-tions, et la vérification expérimentale ou naturelle de ses résultats etde ses explications donnera au principe trouvé une certitude inatta-quable. »

Il semble bien qu’un examen expérimental aussi minutieux qu’ilsoit ne puisse jamais nous livrer d’emblée le caractère différentiel quiseul est vraiment créateur. L’aspect intégral ne pourrait être clair pourLamé que si l’on a assisté à sa formation à partir du principe différen-tiel vraiment complet. En physique mathématique l’explication paraîtfinalement procéder, si l’on suit notre auteur, du différentiel àl’intégral, sans que la déduction inverse, si naturelle en analyse pure,soit toujours physiquement claire et probante. On comprendra dès lorsle soin constant qu’apporte Lamé à réserver aux principes hypothé-tiques différentiels, qu’il met à la base de ses diverses recherches, lemaximum de généralité possible. C’est la seule façon de faire face àtoute l’expérience.

Tout obstacle à la généralisation des solutions doit donc être attri-bué à un défaut de généralité initiale. Il ne tient pas à la nature deschoses. Lamé, en nous faisant assister au développement intime etpassionné de sa pensée, va nous montrer sur un exemple précis com-ment un tel obstacle peut être levé par une rectification dans le prin-cipe de la recherche.

Il part du problème particulier de la conductibilité tel qu’il a ététraité successivement par Fourier et Poisson. Le type de la solutionintégrale est, comme nous l’avons vu en rappelant les travaux de Fou-rier, une série de termes simples vérifiant chacun séparément toutesles conditions moins une. Mais comme [110] chacun de ces termesconfient un coefficient arbitraire, on arrive à particulariser ce coeffi-cient à l’aide de la condition non utilisée.

Lamé examine ce genre de solution. C’est là une forme qui peutsembler compliquée et analytiquement imparfaite, mais en réalité, elleest, dit Lamé, « la forme naturelle de toutes les fonctions que les ma-thématiques appliquées se proposent de déterminer ». Elle existe dansla mécanique céleste, en élasticité, en acoustique où les sons différents

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rendus par une même corde illustrent en quelque sorte les solutionspartielles. Elle s’introduit, dès leur première ébauche, dans les théoriescalorifiques. Cette généralité de forme des « fonctions naturelles »paraît ainsi « bien vraie, bien essentielle ». Voilà donc Lamé profon-dément convaincu du sens entièrement réaliste des séries qui résolventle problème intégral de la propagation calorifique. Voyons maintenantla portée des applications.

À cet effet, Lamé rappelle les travaux de Fourier et de Poisson surle prisme rectangulaire, ceux d’Ostrogradski sur le prisme droit dontla base est un triangle isocèle, ses propres travaux enfin sur le prismetriangulaire régulier et sur deux tétraèdres irréguliers provenant de lasubdivision d’un cube. Tous ces problèmes sont-ils de vains jeux depensée ? Le mémoire de Lamé et de Clapeyron publié en 1833 est-ilune de ces thèses mathématiques artificielles où le phénomène phy-sique est un simple prétexte à calcul ? Ce serait mal connaître l’ardeurpratique des deux jeunes ingénieurs. Dans un deuxième mémoire en-voyé de Saint-Pétersbourg, Lamé dévoile au contraire ses préoccupa-tions réalistes ; une intuition éminemment physique le guide 116. « Detoutes les équations offertes par l’analyse physico-mathématique, lesplus simples sont celles qui expriment les lois de la propagation de lachaleur dans les corps solides homogènes ; il y a tout lieu de croire,d’après cela, qu’on ne parviendra à la découverte des équations inté-grales qui représentent les phénomènes physiques d’un corps solide deforme donnée, qu’en cherchant d’abord celles qui appartiennent auphénomène particulier du mouvement de la chaleur dans ce corps.« Ainsi l’étude de la chaleur est une véritable méthode d’osculationphysique, un [111] moyen de connaissance à l’égard de la constitutioncristalline. Comme les ordres de grandeur permettent d’analyser lesfaits algébriques et d’en isoler les termes importants, de même unordre de sensibilité apparaît dans les phénomènes physiques et cetordre en détermine une analyse vraiment naturelle. C’est là une expli-cation phénoménologique d’une homogénéité évidente puisqu’on yréfère le phénomène au phénomène. Tout l’art est de choisir, pour unphénomène donné, l’ordre du phénomène explicatif le mieux adapté.On est amené à traiter des cas qui n’ont qu’une application indirectemais dont l’importance est, dans d’autres domaines, nettement pri-

116 Cité par J. Bertrand, Éloges Académiques, p. 145.

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mordiale. Ainsi, quand Lamé s’efforce à déterminer le mouvement dela chaleur dans un corps polyédrique « c’est que cette forme, sans in-térêt spécial pour les études calorifiques, doit au contraire s’imposerquand, traitant la matière à un autre point de vue, un se proposera, soitd’évaluer les efforts supportés et les résistances offertes par les diffé-rentes parties d’une construction, soit quand on arrachera à l’analysele secret de la double réfraction et de la polarisation, ou qu’on se pro-posera d’étudier les conditions qui président à la formation des cris-taux ».

L’examen des polyèdres s’impose donc naturellement au théori-cien de la chaleur. Or, Lamé arrive à démontrer, dans un importantthéorème, que les polyèdres envisagés par Fourier, Poisson, Ostro-gradski et lui-même sont les seuls pour lesquels la loi intégrale de lafonction cherchée, ici la température, peut être exprimée par des sériesde termes périodiques. Ainsi il semblait que l’essor de ces séries,formes si naturelles, si générales, si réelles, vint se briser contre cedernier théorème.

« J’avoue ici, dit Lamé 117, que cette conclusion, que cet arrêt forcédans mes tentatives de généralisation, me causa une sorte de déses-poir, assez fort pour m’inspirer des doutes sur la théorie de physiquemathématique que je cultivais, et dans laquelle je venais de découvrirune lacune considérable. Il m’avait semblé que la nature se montrantparticulièrement géométrique dans les phénomènes de la cristallisa-tion, c’était précisément là que le géomètre pouvait triompher. Tout aucontraire, il n’était [112] parvenu qu’à grand’peine, à traiter quelquespolyèdres, lesquels se rencontrent peu ou point parmi les cristaux na-turels, dont les formes primitives, convenablement choisies, peuventcependant paver tout l’espace, comme l’exigent les séries pério-diques ».

Il était donc nécessaire, encore qu’aucune expérience physique n’ycontraignit formellement, de revenir sur l’hypothèse initiale. C’étaitelle et non pas le calcul qui devait être tenue pour responsable de cettesubite restriction dans l’application des fonctions qui, par ailleurs,donnaient tant de preuves de leur généralité et de leur solidarité avecle réel.

117 Lamé, loc. cit, p. XIV.

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Or la correction apportée par Duhamel à la base du calcul n’est pastotale, elle laisse subsister une spécification puisqu’elle admet, commenous l’avons vu, que les deux sens d’une même droite sont thermi-quement identiques. Lamé se placera dans le cas plus général oùtoutes les directions issues d’un même point ont une conductibilitéparticulière. Avec cette complète élimination des restrictions initiales« la physique mathématique désormais purifiée » parvient à comblerla lacune qui désespérait le mathématicien épris d’unité et de philoso-phie. La théorie « analytique de la chaleur 118 parvenue à sa phase dé-finitive, peut aborder maintenant tous les polyèdres cristallins, sansexception. À l’aide de coordonnées obliques, sinon orthogonales,toutes les facettes, toutes les troncatures observées sur les cristaux na-turels, s’associent de manière à former des parallélépipèdes, desrhomboèdres, des prismes triangulaires ou hexagonaux, des tétraèdres,des octaèdres, des dodécaèdres rhomboïdaux. réguliers ou irréguliers,dont le refroidissement par communication s’exprime à l’aide de sé-ries périodiques ».

Cette soudaine richesse d’explication est d’autant plus remarquablequ’elle pénètre en quelque sorte jusqu’à l’intimité de la matière. Eneffet les réactions élastiques prises dans leur application à des élé-ments de volume très petits sont susceptibles d’une analyse mathéma-tique qui marche d’un même pas que l’analyse des réactions calori-fiques. ll suffira de remplacer chaque exponentielle [formule illisible]

par les cosinus cost

119 pour que [113] les mêmes séries pério-

diques utilisées dans la résolution du problème de la propagationthermique expriment l’état vibratoire d’un milieu cristallisé sousl’effet de forces élastiques. L’élasticité, qui est une doctrine des petitsmouvements de la matière, sera ainsi éclaircie par l’étude du mouve-ment d’ensemble de la chaleur dans les corps athermanes.

Une si grande parenté dans les méthodes d’examen doit corres-pondre à une ressemblance vraiment fondamentale. Les coefficientsde conductibilité et ceux d’élasticité doivent avoir des rapports pro-fonds, en liaison avec la structure moléculaire. Nous trouvons là un

118 Loc. cit, p. XIX.119 Loc. cit, p. 303.

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point de contact qui a peut-être pour l’épistémologie la même impor-tance que la réunion, opérée par Maxwell, du monde optique et dumonde électrique. En effet, les théories de la chaleur et de l’élasticitésont très différentes quand on les considère dans leur origine, et pour-tant elles se rapprochent de plus en plus par le développement naturelde leur analyse mathématique. Si la méthode de Lamé était une géné-ralisation progressive, une extension des postulats, on pourrait peut-être attribuer à cette méthode même l’incorporation finale dans unemême forme de deux matières essentiellement différentes. Mais aucontraire, Lamé va toujours du général au particulier, il procède parrestriction aussi tardive que possible, non par exclusion, en spécifiantles doctrines au moment seulement où elles visent à s’appliquer. Chezlui, la théorie est vraiment pleine d’un généralité a priori, elle necherche pas son appui dans de multiples expériences préliminaires oùse dessineraient des traits communs renforcés par leur répétition. Bref,la théorie vit de généralité et non de généralisation. Nous partons ensomme du possible, il nous faut garder dés lors tout le possible, car lapossibilité physique n’a de sens qu’au sein d’une totalité, c’est un ca-ractère qu’on ne doit pas mutiler sous peine de le voir s’évanouir toutentier 120. « Il ne faut pas oublier... qu’il s’agit d’explorer, non pas cequi est le plus généralement mais tout ce qui pourrait être, afin de nelaisser en dehors aucun des cas exceptionnels que la nature peut réali-ser ».

Étant donnée cette allure générale de la méthode, si, parti [114] desprincipes nettement séparés comme ceux qui gouvernent l’élasticité etla chaleur, sans qu’on appuie jamais un schéma calorifique sur unschéma de l’élasticité, on aboutit cependant à des problèmes mathé-matiques entièrement parallèles, si l’on est amené à des transforma-tions algébriques toutes pareilles, à des solutions en claire correspon-dance, on ne peut guère résister à la tentation d’inscrire au compted’une réalité une convergence si complète.

L’hypothèse de Lamé semble donc justifiée par sa fécondité dansles domaines les plus divers. Mais son rôle ne va pas se borner à dé-crire l’expérience dans ses grands traits et à coordonner la connais-sance mathématique que nous en traçons. Elle préside vraiment, aux

120 Loc. cit., p. 18.

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yeux de Lamé, à l’organisation intime des formes matérielles élémen-taires, elle est une traduction toute proche de la forme naturelle quiconstruit la forme cristalline au sein d’une dissolution saline concen-trée. Qu’on lise la curieuse leçon où Lamé a ébauché sa théorie cris-talline 121. Il part de l’expérience commune de la cristallisation à la-quelle il adjoint ce seul principe hypothétique que la dissolution salineconcentrée se partage dès l’abord en concamérations polyédriques, parl’effet des vibrations. Les causes de ces vibrations, où ces vibrationselles-mêmes, ne seraient-elles autre que la chaleur ? C’est, dit-il, ceque nous ne déciderons pas. D’ailleurs à la surface libre de la dissolu-tion saline, la couche de liquide pure qui s’évapore, abandonne vio-lemment les molécules de sel qu’elle contenait, lesquelles refluentdans la masse ; et voilà une cause très admissible d’ondes directes. Lasurface libre et plane serait alors le lieu de ventres de vibration. « Detoute manière un état de mouvement stationnaire va, quelle qu’en soitl’origine, s’installer dans la masse liquide, il y créera des concaméra-tions comme le sable dessine des lignes nodales sur les surfaces vi-brantes. » C’est dans les cellules ainsi constituées que se fera la cris-tallisation ; cette cristallisation respectera les frontières cinétiques im-posées par les diverses résonances. « Chaque volume élémentaire 122,d’abord surchauffé par les premiers progrès de la solidification, [115]se reproduit ensuite comme s’il était isolé, et suivant les mêmes loisque s’il faisait partie du milieu cristallisé, sa surface étant entretenue àla température à très peu prés constante du réseau liquide quil’entoure. Le dépôt cristallin ne s’opère que quand le refroidissementdes volumes élémentaires est parvenu à un certain degré ». Il est doncnécessaire que les diverses lois du refroidissement, que Lamé a recon-nues en une longue et minutieuse étude comme spécifiques des diffé-rents systèmes cristallins réalisés dans la nature, s’inscrivent àl’instant même de la cristallisation dans la matière solide. On pourraitsans doute exprimer la pensée de Lamé de la manière suivante : uncristal chauffé se refroidit en fonction de sa forme ; vice versa, uncristal se forme en fonction de sa loi de refroidissement.

Lamé va plus loin encore. Il a en somme, refusé la constitutionamorphe à la dissolution saline — ce qui d’ailleurs pouvait déjà, de-

121 Loc. cit., p. 287 et suiv.122 Loc. cit., p. 294.

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puis les travaux optiques de Biot se légitimer par la considération dela polarisation rotatoire de certaines dissolutions. — Il va maintenantrefuser l’immobilité élémentaire au solide. « On ne comprend pas,conclut-il 123, que les volumes élémentaires, qui vibraient dans le li-quide cristallin, cessent de vibrer quand ils font partie intégrante ducristal formé. Et l’on se trouve sur une voie nouvelle, qui peut con-duire au véritable principe de la mécanique moléculaire ».

Ainsi une théorie de la chaleur, qui n’a rien dans son principe decinétique au sens moderne du terme, conduit à une théorie cinétiquede la formation et de la constitution cristalline. Certes, ce n’est làqu’une anticipation de l’imagination créatrice, elle n’a pas été étudiéeplus avant par Lamé. Souvent cependant les images confuses jouentun rôle positif dans un esprit. Ce sont elles qui dirigent la pensée dansdes voies inconnues et qui, en conséquence, exercent l’attraction laplus séduisante. Une pensée qu’on n’arrive pas à préciser est une pen-sée quotidienne.

Il fallait une singulière pénétration pour rompre le schémad’homogénéité parfaite qu’on puise dans l’expérience commune desliquides. Pour qui adapte l’intuition aux phénomènes d’ensemble, ladissolution des solides figure le type de l’assimilation des qualités, del’effacement des caractères géométriques. Tout [116] s’écoule, tout semêle. L’eau nous donne les deux grandes leçons de la mobilité et dumélange. Par delà cette instruction générale et facile, il faut faire ef-fort pour penser l’anisotropie et la géométrisation des liquides. Qu’onse souvienne de l’étonnement qui accueillit au début du XXe siècle lespremiers travaux d’Otto Lehmann sur ce qu’il appela les cristaux li-quides. On ne voyait pas comment des fluides purs et parfaits pou-vaient manifester la biréfringence, d’eux-mêmes, sans qu’on fit appelà des forces extérieures pour en ordonner les molécules, pour vaincrela compensation des anisotropies moléculaires réalisée automatique-ment, croyait-on, dans toute dissolution. Il fallut cependant se rendre àl’évidence et constater le polymorphisme varié et sensible que présen-taient les dissolutions de Lehmann. On doit en conclure que les forcesqui travaillent la matière agissent avant la cristallisation. C’est ce queLamé, grâce à l’admirable disponibilité de son intuition, avait entrevu.

123 Loc. cit., p. 304.

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Le principe hypothétique étant justifié par son large succès, voyonsde plus près son sens exact. Pour exprimer l’échange de chaleur entredeux particules de volume ω et ω′, Lamé adoptera la formule :

'(V V ')Fdt ,

le coefficient F étant une fonction de la distance r des deux particulesω et ω′ et de leur orientation réciproque désignée par la latitude φ et lalongitude ψ. De plus cette fonction F(r, φ, ψ) s’annule dès que lesdeux particules sont à une certaine distance, relativement faible. Cettedécroissance a été spécifiée jusqu’à Lamé par tous les auteurs. Maisici la fonction est nulle également quand r est suffisamment petit.Cette supposition, spéciale à Lamé, est nécessaire pour traduire la dis-continuité matérielle. les molécules étant toujours séparées par le videou l’éther dont l’effet est nul dans l’analyse de la communication ca-lorifique dans les corps athermanes. Cette fonction, ainsi définie, ca-ractérise entièrement le point de vue de Lamé. Après une intégrationpar rapport à r elle est transformée en une fonction F(φ, ψ)qui ne con-tient plus que φ et ψ et qui correspond à un concept nouveau : la con-ductibilité angulaire. Sous cette forme, elle se [117] révèle propre àmesurer telle majoration angulaire, si dissymétrique qu’elle soit, qu’ilnous conviendrait d’adapter a priori.

Peut-on fonder dans la réalité cette extension de la méthode deDuhamel ? M. Boussinesq 124 semble y contredire : « Lamé, dit-il,croyait pouvoir supposer la fonction F(r) différente pour deux direc-tions contraires telles que MM’ et M′M comme s’il lui avait échappéque, dans chaque groupe MM’ de deux molécules, la chaleur gagnéepar l’une est perdue par l’autre ». L’objection de M. Boussinesq estsolidaire de sa propre intuition qui assimile les molécules à des pointsmatériels. Mais pour Lamé, les molécules elles-mêmes et non pas seu-lement les arrangements des molécules sont polyédriques et commetelles, elles peuvent entraîner des propriétés qui ont une symétrie vec-torielle. Lamé croit d’ailleurs trouver une confirmation expérimentalede son hypothèse d’abord dans le fait que certains cristaux naturels, enparticulier les cristaux tétraédriques, sont déjà géométriquement par-

124 BOUSSINESQ, Théorie analytique de la Chaleur, t. I, p. 7.

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lant dépourvus de « l’égalité symétrique » puis dans le fait plus phy-sique de « l’électrisation de la chaleur de certains cristaux, due trèsprobablement à l’inégalité des conductibilités angulaires dans deuxsens opposés ».

Pour Soret, la simplification acceptée pur l’hypothèse de M. Bous-sinesq pourrait dépendre non pas de la nature des choses, mais seule-ment de l’ordre d’approximation où l’on établit les formules. On pour-rait peut-être observer une conductibilité unilatérale dans des cristauxméroèdres non centrés. Des essais faits en 1879 sur la tourmaline parS.-P. Thompson et Lodge ont donné des résultats assez discordants,mais qui semblent bien indiquer cependant une différence de conduc-tibilité quand on inverse le sens de la propagation 125.

Mais, quoi qu’il en soit, ce qui constitue surtout aux yeux de Laméla valeur du principe de l’échange calorifique ce sera toujours qu’il seprésente réellement comme un principe premier. Le fait qu’on l’aittrouvé tardivement, auprès avoir reconnu insuffisantes d’autres hypo-thèses n’empêche pas qu’il soit posé finalement comme immédiat. Enparticulier, Lamé le dit en [118] propres termes : « Il ne présupposeaucune loi physique » 126. D’ailleurs, admettre que la quantité de cha-leur échangée est d’autant plus grande que la différence de tempéra-ture est plus grande et que l’échange s’évanouit avec cette différence,c’est là un principe plutôt qu’un fait. On ne voit guère comment on s’yrefuserait a priori.

Est-il besoin de dire que l’indépendance vis-à-vis des intuitions ca-lorifiques est aussi nette chez Lamé que chez ses prédécesseurs im-médiats ? « Ce principe ne se prononce pas sur la nature de la chaleur,cette cause mystérieuse de la température. Il peut s’appliquer égale-ment aux diverses idées, qu’on s’en peut faire : fluide rayonnant, ab-sorbé ou retenu par la matière pondérable ; vibrations d’amplitudesvariables, propagées par l’éther des systèmes particulaires ; puissancevive de plusieurs rotations simultanées, constituant les molécules in-tégrantes, etc... » En particulier, le principe choisi n’assigne pas lagrandeur du nombre des molécules entre lesquelles on doit considérerla communication calorifique. Sont-elles très nombreuses comme le

125 Voir SORET, Journal de Physique, juin 1893.126 Lamé loc. cit., p. 21.

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voulait Poisson et connue le supposera M. Boussinesq ? Ou bien seréduisent-elles à deux ou trois au plus comme le croit Lamé ? Iln’importe. Certes l’intuition de Lamé compte parmi les plus imagées,mais il a su l’écarter, comme il convenait, de son principe initial et deses déductions mathématiques.

Pour déterminer, à partir du principe hypothétique, les équationsdifférentielles de la propagation calorifique, Lamé substitue à la con-sidération du volume parallélépipédique de côtés dx, dy, dz, utilisé parFourier, celle d’un tétraèdre élémentaire trirectangle. Il obtient à lafois et presque immédiatement les deux équations :

mx ny z (1)

Et

x

xy

yz

z Cd

du

dt(2)

dont la première donne le flux Ω passant par la face inclinée du té-traèdre et repérée par sa normale de coefficients angulaires [119] m, n,z, à travers les trois autres faces qui sont disposées perpendiculairesaux axes de coordonnées. Quant à la deuxième, c’est comme on levoit, l’équation de la conservation de la chaleur.

Lamé attache une très grande importance à la substitution du té-traèdre au parallélépipède. Certes, les deux polyèdres conduisent faci-lement à la même équation de conservation calorifique, — et étantdonnée leur différence essentielle, c’est là une preuve nouvelle dubien fondé du principe qu’ils analysent, —mais le tétraèdre, imaginépar Cauchy, a sur le prisme rectangle de Fourier, l’avantage qu’il éta-blit en supplément la relation des flux 127, relation très importantepuisqu’elle fait dépendre tous les flux en un même point de trois fluxcoordonnés. La face inclinée du tétraèdre peut en effet recevoir telleorientation que nous voudrons par le seul jeu des coefficients m, n, p.Or « avec le prisme rectangle, cette relation reste inaperçue ; etcomme elle est essentielle, on n’éviterait pas un double emploi » 128.Lamé rappelant ensuite l’utilité de ce tétraèdre en élasticité va jusqu’à

127 Loc. cit., p. 29.128 Loc. cit., p. 29.

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conclure : « l’idée d’introduire ce polyèdre élémentaire a peut-êtrecontribué, plus que tout autre, aux progrès de la physique mathéma-tique ».

Par la suite, la référence au tétraèdre devait elle-même se trouverinsuffisante. Dans ses « Leçons sur les fonctions inverses des trans-cendantes (1857) », Lamé conseillait déjà « d’éviter tout passage del’antique système de coordonnées rectilignes : instrument désormaisimpuissant et stérile, dont l’emploi abusif sera plutôt un obstaclequ’un secours pour les progrès futurs des diverses branches de la phy-sique mathématique » 129 et plus loin : « Le prisme rectangle, généra-lement choisi comme l’exemple le plus simple, dans les questions dephysique mathématique, est au contraire fort compliqué ; il y aurait del’avantage à essayer d’abord des corps d’une autre forme ; c’est-à-direà prendre un système de coordonnées autre que celui des xyz » 130. Leséléments de volume qui sont susceptibles de réserver [120] le maxi-mum de généralité en physique mathématique sont ceux qui sont déta-chés par des familles de surfaces triplement orthogonales. Les sys-tèmes triples orthogonaux représentent, dit Lamé, la véritable géomé-trie de la physique mathématique, le problème fondamental del’intégration est facilité par le choix d’un système convenable,l’hydrostatique, l’élasticité, la théorie du potentiel, la théorie des sur-faces isothermes en chaleur, des surfaces d’ondes en optique en sonttributaires 131. En effet l’intégration des équations différentielles doitsatisfaire à certaines conditions aux limites. Ces conditions représen-tent toujours dans la pratique des états uniformes de certaines sur-faces. Il y a donc intérêt « à procéder à la recherche d’un système decoordonnées tel que la surface libre du corps, ou ses différentes partiespuissent être représentées par des valeurs constantes de ces coordon-nées » 132. Il faut pour ainsi dire feuilleter l’espace en prenant pourguide les surfaces désignées par le phénomène lui-même. Si l’onopère ainsi « la formule qui exprime numériquement la loi intégralecherchée, est absolument la même pour tous les prismes curvilignesrectangles)... Cette formule possède, en quelque sorte, la même géné-

129 Lamé, Leçons sur les fonctions inverses des transcendantes, p. 196.130 Loc. cit., p. 228.131 Voir Lamé, Leçons sur les coordonnées curvilignes, p. VIII et suiv.132 Loc. cit., p. 93.

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ralité que l’équation qui exprime la loi différentielle. Concordancebien rare, sinon unique, dans les diverses branches de la physique ma-thématique » 133.

Malgré cette généralisation, les travaux modernes ont fait appa-raître comme insuffisante la représentation vectorielle qui est, toutbien considéré, à la base de la référence habituelle à des axes de coor-données. Ainsi dans un rapport au Congrès international de physiquede 1900 134, W. Voigt formule l’opinion suivante : « Comme les vec-teurs sont déduits de leurs composantes par la construction du parallé-lépipède, de même un triple tenseur (tensor-tripel) est déterminé par laconstruction de la surface du second degré... que nous appellerons, laconstruction de l’ellipsoïde ». Il est d’ailleurs remarquable que ce soitl’ellipsoïde dont Lamé a fait le plus large emploi qui se présente [121]comme solidaire de la représentation tensorielle introduite par Voigtdans l’étude de l’élasticité des cristaux.

Quand on veut maintenant développer l’équation (2) en tenantcompte de la généralité complète de Lamé, comme, dans ce cas, lesz ne sont pas des flux normaux, mais comportent des termes tangen-tiels, aucune simplification ne se présente dans les différentiations eton aboutit finalement à l’équation la plus complète possible :

Cdu

t

2u

x2 1

2u

y2 2

2u

z2 ( 1 2 )

2u

yz (2 )

2u

zx

Cette équation redonnerait naturellement l’équation de Duhamel enécrivant :

γ1 = β 2 = F α2 = γ = E β = α1 = D

c’est-à-dire en imposant une symétrie par rapport à la diagonale autableau :

133 Loc. cit., p. 35.134 Tome I, p. 283.

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α β γ

α1 β1 γ1

α2 β2 γ2

qui donne les coefficients des dérivées de la température qui entrentdans l’expression des flux.

Étant donnée l’équation différentielle générale, Lamé montre qu’ilexiste une transformation linéaire des coordonnées, et une seule, quipeut remplacer cette équation par une nouvelle où ne figurent plus lesdérivées prises par rapport à deux variables différentes. Nous avionsdéjà vu l’équation de Duhamel simplifiée de la même façon. Maisdans le cas de Lamé, il subsiste une différence essentielle sur laquellenous reviendrons. C’est que les flux contiennent, non seulement lavariation normale de la température, mais les variations tangentielles.

De toute façon, l’équation ainsi réduite nous amènera naturelle-ment à considérer trois conductibilités résumées par les coefficientsqui affectent tes trois dérivées secondes qui subsistent. [122] Pouranalyser les variations de la conductibilité avec l’orientation, Lamébâtit sur les trois axes du système orthogonal unique un ellipsoïdeayant ses axes parallèles aux axes des coordonnées et de grandeurproportionnelle aux racines carrées des trois conductibilités. Cet ellip-soïde que Lamé appelle l’ellipsoïde principal jouit de cette remar-quable propriété que le corps cristallisé étant rapporté à l’un quel-conque de ses systèmes de diamètres conjugués, l’équation de la con-servation calorifique ne comporte encore dans son premier membreque trois termes correspondant à des dérivées doubles prises par rap-port à une seule variable. Nous touchons là une véritable invarianced’ordre à la fois physique et algébrique, Lame en sent toute la portée.Certaines lois, remarque-t-il, concernant la propagation de la chaleurdans les solides amorphes ont été déduites de l’équation de Fourier

Ku

t2u

x22u

y22u

z2

rapportées à des axes rectangulaires quelconques. Si maintenant on sepropose de déterminer ce que deviennent ces lois dans les milieux

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cristallisés, comment diriger l’induction ? On prouve facilement qu’ilfaut prendre pour base de l’étude la nouvelle équation générale :

Ku

t A2

2u

x2 B2

2u

y2 C 2

2u

z2

Mais cette équation doit-elle être rapportée à un système d’axesrectangulaires ? C’est ce que refuse Lamé. Il faut nécessairement rap-porter cette nouvelle équation à un système quelconque de diamètresconjugués dans l’ellipsoïde principal. « Car 135 choisir exclusivementle système des axes de cet ellipsoïde, ce serait la même chose que derapporter l’ancienne équation à des axes rectangulaires spéciaux ; lesrésultats que l’on obtiendrait ne seraient donc que particuliers. »

N’est-ce pas là une pensée de précurseur ? Ce soin apporté à main-tenir la généralité dans toutes les transformations algébriques, [123] àlutter contre tout ce qui spécifie, à réserver un possible assez largepour n’être jamais dépassé par la réalité, nous le retrouvons dans lascience relativiste contemporaine. Dans cette science, le précepte fon-damental est de prendre garde de ne pas inscrire au compte de la réali-té ce qui tient au système de coordonnées avec lequel on l’examine.Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, M. Jean Becquerel 136 pour nousengager à la généralisation de Weyl, écrit : « Procédant suivant la mé-thode qui a été si féconde dans le développement progressif de lathéorie de la relativité : suppression des axiomes et des restrictionsnon nécessaires, nous devons nous demander si nous n’aurions pasconservé jusqu’à présent une restriction que la raison n’impose pas apriori ». Autrement dit, des systèmes différents de coordonnées doi-vent être appréciés d’après leur qualité d’invariance et par conséquentde généralité. Pour qu’un système soit correct, il faut que ce qui estvrai dans ce système reste vrai dans tous les autres systèmes qu’onpeut déduire du système initial. C’est à cette condition seulementqu’on peut avoir l’assurance que nos moyens de repère ne projettentpas des lois fantômes sur les phénomènes à décrire.

Dans le même ordre d’idée, Lamé a toujours le plus grand souci dela continuité des solutions et c’est dans cette voie qu’il a trouvé le

135 Lamé, Leçons sur la théorie analytique de la Chaleur, p. 42.136 BECQUEREL, Le Principe de relativité et la Théorie de la gravitation, p. 309.

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principe de quelques-unes de ses plus belles découvertes. Les liens duparticulier et du général en mathématiques paraissent à première vueunilatéraux. Il pourrait sembler en effet que l’on vive d’emblée dans lagénéralité et que la particularisation efface à jamais des éléments decomplexité de telle façon qu’on ne puisse plus remonter de l’exempleà la règle, du cas particulier au cas général. Ainsi en considérant lasphère connue un cas particulier de l’ellipsoïde, on pourrait se croirecondamné à ne plus jamais spécifier des axes ; en tout cas, commentretrouver dans la sphère, caractérisée par son seul rayon, des élémentsde différenciation qui nous permissent d’inférer des propriétés del’ellipsoïde à axes inégaux ? C’est pourtant ce que Lamé a réalisé àplusieurs reprises. Prenons par exemple le Mémoire où il étudie [124]l’équilibre de température dans un ellipsoïde à trois axes inégaux dontla surface est maintenue dans une distribution thermique connue 137.Lamé y indique très clairement la marche inductive qui le conduit àgénéraliser une solution donnée par Laplace au problème identiquetraité pour la sphère. La solution obtenue dans ce dernier cas se pré-sente comme une série dont chacun des termes se compose d’unepuissance du rayon, multipliée par une fonction entière et rationnelledes sinus et des cosinus de la latitude et de la longitude. Le rôle de cesdeux dernières coordonnées n’est pas explicitement définipuisqu’elles figurent ensemble dans la même fonction. C’est là un dé-faut de symétrie qu’il faut rectifier tout d’abord de manière à disposerséparément des deux dernières coordonnées connue de la première quiest le rayon. Pour cela, Lamé prend comme surfaces de référence,outre la sphère, des cônes orthogonaux à base elliptique et qui sontasymptotes à des hyperboloïdes homofocaux à une ou deux nappes.Grâce à cette transformation, chaque terme de la série qui représentela température dans la sphère est le produit de trois facteurs variables,contenant respectivement une seule des trois coordonnées. Si mainte-nant on veut passer au cas de l’ellipsoïde, cet ellipsoïde se présentenaturellement comme formant avec deux surfaces orthogonales dusecond ordre homofocales un système triple orthogonal correspondantexactement à la sphère et à deux cônes orthogonaux. Il n’y a donc rienà changer aux deux derniers facteurs du terme général de la série deLaplace qui représente la température. Quant au troisième facteur qui

137 Ce mémoire est imprimé dans le Journal de Liouville, 1839, p. 126.

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était une fonction du seul rayon dans la théorie de Laplace appliquée àla sphère, il doit devenir ici une fonction des trois axes de l’ellipsoïde.« Ou autrement, continue Lamé, si l’on connaissait la loi des tempéra-tures dans l’ellipsoïde rapporté à ses coordonnées naturelles, ellecomprendrait nécessairement la loi des températures dans la sphère…Il suffirait en effet, pour déduire la seconde de la première, d’exprimerque les axes de la paroi sont infiniment plus grands que les distancesde ses foyers géométriques » puisque dans la sphère cette distances’évanouit, les deux foyers venant se confondre [125] en son centre.« D’après cela, on doit pouvoir trouver l’expression de la températuredans l’ellipsoïde, en complétant, par une méthode analogue à celle dela variation des constantes arbitraires, le facteur de chaque terme de lasérie relative à la sphère, qui ne contient que le rayon. Or (ici) ce fac-teur est une puissance, dont l’exposant est entier et positif ; d’où il suitque la méthode des variations dont il s’agit, ne pourra que le trans-former en une fonction entière et rationnelle des axes de l’ellipsoïde,et que la série ainsi complétée dans chacun de ses termes, sera toutaussi générale pour l’ellipsoïde que la solution de Laplace pour lasphère ».

Finalement, la loi de la distribution à l’intérieur de l’ellipsoïde estexprimée pur une série de termes tous solutions de l’équation aux dé-rivées partielles et qui se présentent chacun comme un produit de troisfonctions rationnelles et entières, ayant même forme et même coeffi-cients, la première, des axes de l’ellipsoïde, la seconde, des axes del’hyperboloïde à une nappe, et la troisième des axes de l’hyperboloïdeà deux nappes. On a donc conquis la symétrie en même temps que lagénéralité.

S’il s’agissait de l’état variable et non plus de l’état d’équilibre, onpourrait reprendre les mêmes considérations : Le mouvement de lachaleur dans l’ellipsoïde, dit Lamé 138, doit pouvoir se déduire de laloi du mouvement de la chaleur dans la sphère.

Parfois, la correspondance est plus indirecte et plus difficile à éta-blir. Ainsi dans le cas où l’ellipsoïde rayonne par sa surface exté-rieure, on ne peut prendre, pour point de départ de la généralisation, laloi de refroidissement de la sphère homogène, car il y a des éléments

138 Mémoire cité, p. 131.

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qui jouent dans un cas et qu’on ne retrouve plus dans l’autre. En effet,l’équation différentielle dite « à la surface » se trouve renfermer es-sentiellement les trois coordonnées à la fois dans l’ellipsoïde, tandisque dans la sphère cette équation ne contient qu’une seule des coor-données. Il faudrait, pour rétablir la filiation, supposer un pouvoirrayonnant variable aux différents points de la surface sphérique.

Toutes ces inductions qui vont de la sphère à l’ellipsoïde sont ex-trêmement frappantes. « Je ne sais s’il existe, en mathématiques [126]ou ailleurs, dit Lamé 139, un exemple plus remarquable de cettemarche ascendante, par laquelle on parvient à déduire le cas générald’un cas particulier ». Ces inductions nous paraissent même renverserl’ordre habituel du passage à la limite. En effet, ce passage efface or-dinairement des différences ; ici il faut retrouver le différent sousl’uniforme. Pour cela, on ne peut prendre aucun appui dans une médi-tation en quelque sorte matérialiste du problème ; c’est au contrairepur une réflexion essentiellement algébrique que nous apportons desdifférences fonctionnelles sur une matière qui, dans la réalité, ne com-porte aucune différence. Dans la sphère homogène, la latitude et lalongitude sont matériellement indiscernables. Mais fonctionnellement,elles sont évidemment indépendantes et l’on comprend qu’elles pour-ront, dans une extension algébrique, manifester cette indépendancepar des filiations fonctionnelles différentes. Une espèce d’analyse in-finitésimale de position autorise des déformations insensibles qui rui-nent l’idée de quantité au profit de l’idée d’ordre. Les diverses fonc-tionnalités amorties par une symétrie uniquement géométrique doiventêtre retrouvées et suivies progressivement dans l’analyse d’un pro-blème qui met en jeu des éléments plus complexes que les élémentspurement géométriques. Une fois de plus, les propriétés calorifiquesse présentent à nous comme de véritables moyens d’étude qui nouspermettent de développer une symétrie mathématique plus riche. Dansune telle généralisation, le numérique passe au second plan ; les coef-ficients ne sauraient en effet modifier par leur variation l’aspect essen-tiel du problème. Cet aspect ressortit aux diverses fonctions qui sonten relation dans le phénomène examiné.

139 Lamé, Leçons sur les fonctions inverses des transcendantes, p. 291.

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On rejoint ainsi une tendance que nous avons déjà signalée dansFourier : c’est la croyance au réalisme physico-mathématique desfonctions analytiques. Aussi il y a intérêt à ce que les notations pure-ment analytiques fassent place à des expressions basées sur la géomé-trie ou sur la physique. C’est dans cet esprit que Lamé a entrepris desubstituer aux notations employées par Legendre pour les fonctionselliptiques une notation plus simple [127] et plus symétrique permet-tant une utilisation plus rationnelle dans l’intégration des équationsdifférentielles 140. « En effet les équations aux différences partiellesque l’on peut intégrer au moyen des transcendantes elliptiques, de-mandent à la fois pour coordonnées leurs trois variétés ; et en expri-mant ces coordonnées, à l’aide des formes qui n’appartiennent qu’àune seule, on introduit des imaginaires ou des dénominateurs qui ban-nissent toute élégance, et rendent le calcul pénible, sinon impossible,par l’absence de ses guides naturels, la symétrie et l’homogénéité...Dans mes recherches sur les surfaces isothermes, j’ai été conduit à unenotation pour les transcendantes elliptiques, qui indiquent à l’analyseles coordonnées qu’il faut choisir, pour représenter l’équilibre et lemouvement de la chaleur dans les corps solides terminés par des sur-faces du second degré, et probablement aussi pour étudier tout autrephénomène physique dans les mêmes corps. Je vais faire voir quecette notation permet de démontrer, d’une manière élémentaire, lespropriétés principales des trois variétés de transcendantes elliptiquesde première espèce ; et qu’elles donnent des définitions physiques ougéométriques des variables et des fonctions introduites, aussi simples,mais plus symétriques, et même plus naturelles que celles des lignesempruntées à la trigonométrie. Cette variation et ces définitions,jointes à l’origine physico-mathématique de la notation dont il s’agit,lui donnent des avantages qui, je l’espère, la feront prévaloir ».

La soudaine lumière que Lamé apportait, grâce des considérationsde physique mathématique dans un domaine des mathématiques trans-cendantes où s’étaient illustrés les grands géomètres Abel et Jacobi,fournit une réponse topique à la lettre mélancolique où Abel jugeait lascience de son temps. Cauchy, écrivait-il en 1826, « est le seul qui

140 Voir à ce sujet le deuxième mémoire imprimé au Journal de Liouville, 1839,p. 100, « sur les axes des surfaces isothermes du second degré, considéréscomme des fonctions de la température. »

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travaille aujourd’hui dans les mathématiques pures Poisson ; Fourier,Ampère, etc... ne s’occupent absolument que de magnétisme etd’autres affaires de physique ».

[128]

En fait c’est de problèmes plus que de solutions dont nous avonsbesoin pour contribuer au progrès dans les sciences mathématiques,car le problème est la première trace du fait mathématique nouveau.Or pour poser des questions correctes, liées, nouvelles, la réalité estaussi féconde que l’imagination, elle suggère et elle coordonne. Dansles mains d’un Lamé, la physique mathématique réalise une solidaritéparfaite de l’application et de la théorie, elle est au centre même de laraison et de l’expérience.

Nous arrivons maintenant à un élément où l’intuition de Lamé estvraiment difficile à saisir. Il s’agit de ce que l’on pourrait appeler le

flux essentiellement oblique. Certes, on comprendfacilement qu’un élément de surface placé en Msoit traversé obliquement par le fluide calorifique ;mais on a pris l’habitude de séparer par la penséel’écoulement calorifique et le plan à travers lequella chaleur s’écoule. Dès lors, on croit pouvoir, enchangeant convenablement l’orientation du plan,restituer la normalité au flux. C’est pourtant ce quela théorie de Lamé refuse, tout au moins en se pla-çant au point de vue d’une recherche a priori. Voi-ci en substance l’idée directrice de Lamé.

Si, à travers la surface M, le flux est oblique, il ne faudrait pascroire, qu’à travers la surface M’, choisie pourtant perpendiculaire aupremier flux considéré F, le flux fût nécessairement confondu avec F ;au contraire, dans le cas général, on peut supposer un nouveau flux F’qui serait encore oblique par rapport à la surface M’ qu’il traverse.Autrement dit on ne devrait pas, d’après Lamé, considérer le fluxcomme un vecteur attaché à un point. Il serait entièrement solidaire del’élément de surface qu’il traverse et il varierait du tout au tout avecson orientation. Le flux ne serait donc pas une réalité antécédente dumouvement calorifique, il serait impliqué indissolublement dans [129]les conditions géométriques et matérielles du rayonnement particu-laire. Ainsi, à l’orientation d’un élément superficiel M, serait attachée

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une conductibilité complexe susceptible de réagir sur la propagationcalorifique ; si l’on change cette orientation, la matière n’a plus lamême distribution relativement au plan étudié, la conductibilité n’estplus la même, le flux est changé. « Dans un milieu cristallin quel-conque, dit Lamé 141, tout flux élémentaire est proportionnel à la va-riation de la température, suivant une certaine ligne, en généraloblique à l’élément. Et l’obliquité de cette ligne, ainsi que le coeffi-cient de la variation, changent avec l’orientation de cet élément.

M. Boussinesq s’est inscrit en faux contre cette intuition 142. Pourlui, la notion du courant de chaleur doit être posée comme la véritableréalité calorifique nécessairement unique en un point. L’objection deM. Boussinesq est d’autant plus forte qu’elle rend toute sa valeur àl’image matérialiste de l’écoulement calorifique et que les déductionsde Lamé n’ont montré sur ce point aucune fécondité. Maisl’hypothèse de Lamé mérite quand mérite l’examen. Elle est complè-tement dans l’ordre de pensée de notre auteur qui réclame le maxi-mum de généralité initiale. La normale à un élément de surface n’apas nécessairement un rôle physique, elle n’est dans le cas complexe,qu’une droite comme les autres. L’union physique peut très bien sefaire entre la surface et une de ses obliques ; une analyse qui préten-drait s’appuyer systématiquement sur la normale pourrait donc êtrecompliquée artificiellement dès le principe.

Lamé est donc amené à se demander s’il n’y a pas pour chaqueélément de plan, d’orientation déterminée, une direction oblique favo-risée. Ce sera la direction qui, pour une même variation de tempéra-ture rend le flux maximum. La conductibilité qui lui correspond dif-fère de la conductibilité angulaire qui est à la base de la théorie deLamé puisque cette dernière conductibilité a la même valeur pour unemême direction quel que soit l’élément de surface à travers lequel onétudie le flux, tandis [130] que la nouvelle conductibilité dépend del’orientation de cet élément.

On conçoit qu’on peut attacher à cette nouvelle espèce de conduc-tibilité une surface indicatrice nouvelle, en portant pour chaque plansur l’oblique distinguée une longueur proportionnelle au coefficient de

141 Leçons sur la théorie analytique de la Chaleur, p. 58.142 Voir Théorie analytique de la Chaleur, t. I, p. 150.

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conductibilité. Lamé trouve ainsi l’ellipsoïde des conductibilités quidiffère totalement dans le cas général, de « l’ellipsoïde principal »dont nous avons parlé. Ce n’est que dans le cas de l’égalité symétrique(cas Duhamel) que les axes des deux ellipsoïdes coïncident.

Il semblerait que ce manque de coïncidence des deux ellipsoïdesdans le cas général fût susceptible d’en accentuer le caractère conven-tionnel. Entre autres objections, l’on pourrait se demander si la diffé-rence d’orientation de ces deux surfaces d’analyse ne va pas entravercette analyse en introduisant un élément empirique irréductible. Unimportant théorème de Lamé a répondu par avance à cette objection.Ce théorème établit en effet qu’on peut toujours trouver un système detrois axes obliques tels que les deux ellipsoïdes soient rapportées à desdiamètres conjugués.

On ne peut manquer d’être frappé de la soudaine cohérence appor-tée par des axes obliques. Cette cohérence touche-t-elle à la nature deschoses, existe-t-il trois directions privilégiées ? C’est ce quel’expérience seule peut décider. De toute façon, on ne voit pas a prioripourquoi ces trois directions seraient rectangulaires. D’ailleurs si l’onadopte le principe régulateur de la philosophie de Lamé, c’est à desaxes obliques qu’il faudra donner la préférence puisqu’ils ont une va-leur de généralité incomparablement plus grande que les axes rectan-gulaires. Les diamètres conjugués sont donc très aptes à solidariser lesdeux ellipsoïdes.

Le théorème de Lamé accroît étrangement la portée des surfaces dusecond degré connue moyens d’analyse. Lamé a lui-même signalé cefait important : « On remarquera, dit-il 143, que l’extension actuelle dela théorie mathématique de la chaleur, aux milieux cristallins,n’exigent pas l’intervention d’une haute analyse, puisque l’étude deslois qui régissent la conductibilité [131] se confond avec celle des sur-faces du second ordre. Cette circonstance fortuite, ou plutôt non cher-chée, cette simplicité élémentaire de l’instrument employé, laquelleétait devenue si rare dans les applications, me paraît constater, à elleseule, la réalité de la nouvelle théorie. »

143 Loc. cit., p. 73.

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On s’explique les nombreux efforts que Lamé a faits pour consti-tuer des familles de quadriques ayant des rapports en quelque sortephysiques. C’est le problème thermique qui l’a conduit au théorèmesur l’orthogonalité des quadriques homofocales, à ses recherches surles fonctions elliptiques et finalement à ses études systématiques surles coordonnées curvilignes. Aussi proposait-il un véritable langagethermique pour exprimer les faits analytiques. « En établissant, aussicomplètement, les propriétés caractéristiques des paramètres différen-tiels de second ordre 144, la théorie mathématique de la chaleur se pré-sente comme l’origine naturelle de cet élément analytique, et peut ré-clamer le droit de lui assigner un nom. Puisque, dans la dynamique,on appelle accélération la limite du rapport de l’accroissement de lavitesse à celui du temps ne peut-on pas appeler aussi accélération ca-lorifique, augmentation ou plus simplement augment, la limite du rap-port de l’accroissement de la température à celui du temps » 145.

Ce n’était pas là, dans l’esprit de Lamé, le simple rappel d’une ori-gine. Pour lui, en effet, l’intuition physique domine l’intuition géomé-trique pure. C’est l’intuition physique qui recèle ce qu’il appelle lesvéritables méthodes de l’invention, ces méthodes qu’il met en valeur àchaque pas au cours de ses ouvrages et qu’il voulait toujours présentesdans l’enseignement. Certes il rend hommage aux travaux des Dupin,des Poncelet, des Chasles, des Steiner, mais « gardons-nous, dit-il, decroire à une omnipotence de la géométrie seule, qui n’existe pas, etque l’histoire de la science dément. Trop éblouis par la simplicité, lalucidité, l’élégance de certaines démonstrations purement géomé-triques, ne [132] les substituons pas partout, en mécanique, en phy-sique mathématique, aux méthodes analytiques qui ont véritablementsignalé les théorèmes énoncés, et qui, bien présentées, sont aussisimples, aussi lucides, aussi élégantes, et ont de plus le mérite del’invention » 146.

144 Il s’agit, comme on le sait, de l’expression ² F 2F

x22F

y22F

z2

145 Lamé, Leçons sur les coordonnées curvilignes, p. 28.146 Loc. cit., p. 73.

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Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre IXM. Boussinesq : L’hypothèse de

la nature dynamique de la chaleurdans le problème de la propagation.

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M. Chwolson fixe à 1840 la date où l’intuition du fluide calorifiquefait place à l’intuition cinétique de la chaleur. En réalité l’hypothèsedu fluide, tout en perdant sa valeur intuitive, ne quitte pas aussi vite ledomaine de l’explication. Nous avons vu le système de Lamé tout en-tier exprimé dans le langage substantialiste, et des écrits plus récentsencore continueront à parler la même langue. Mais, pour le moins,tous les auteurs du milieu du siècle ont bien soin de prévenir que leursmoyens d’expression ne préjugent pas la nature des choses. Aussi,pendant toute une période de transition, il semble qu’il y ait un déficitde l’intuition ; pour qu’une intuition nouvelle conquit les esprits, ilfallait d’abord qu’un certain vide fût creusé, que les anciennes imagesfussent oblitérées.

La thermodynamique qui se fondait vers le même temps devait na-turellement incliner les esprits aux explications entièrement méca-niques. À vrai dire cette doctrine, éminemment générale, n’impliquaitpas nécessairement ce qu’on peut appeler le cinétisme élémentaire. Eneffet, si la chaleur se transforme en travail, elle peut certes être éva-

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luée avec les mêmes unités que le travail. Mais on ne peut tirer decette remarque qu’une conclusion, c’est que, phénoménologiquementparlant, l’effet calorifique le plus approprié à la mesure, le mieuxcoordonné à l’ensemble de la métrique scientifique, c’est le « tra-vail ». La cause de cet effet dynamique reste indemne et par consé-quent rien ne prouve qu’on doive attribuer la chaleur au mouvementde la matière ordinaire. Une dynamique du calorique reste possible.[134] On ne la tente pourtant pas. C’est que l’hypothèse du fluide n’adéjà plus la force de survivre, même à travers un rajustement si fré-quent dans l’histoire scientifique. On a là l’occasion de fairel’économie d’une entité et encore qu’on augmente ainsi l’hiatus entreles qualités scientifiques et les qualités sensibles de la chaleur, on en-treprend, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, d’expliquer la cha-leur dans tous ses effets, dans son détail comme dans ses loisd’ensemble, par le mouvement matériel.

Un des auteurs qui ont le plus contribué à cette tâche est sans con-tredit M. Boussinesq dont l’œuvre minutieuse et profonde, servie parun talent mathématique inventif, se poursuit depuis plus d’un demi-siècle. Elle peut nous servir de type pour une étude de physique ma-thématique moderne.

Cette œuvre est appuyée sur une intuition délibérément mécaniqueet géométrique — toute visuelle — : « Jusqu’ici, déclare M. J. Bous-sinesq 147, la science considérée sinon toujours dans ses matériaux,qu’il faut d’abord recueillir de toutes parts, du moins dans son organi-sation, dans sa partie édifiée ou susceptible de l’être, a grandi en allantd’ Aristote à Descartes et à Newton, des idées de qualité ou de chan-gements d’état, qui ne se dessinent pas, à l’idée de formes ou de mou-vements locaux, qui se dessinent ou se voient ».

Pour nous donner ce dessin, pourtant très détaillé, M. Boussinesqn’a pas eu recours aux modèles surchargés de mécanisme de lascience anglaise. Bien qu’à l’usage la partie hypothétique de sa doc-trine puisse paraître assez compliquée, on doit convenir que dans sonprincipe, les suppositions ne sont employées qu’avec une extrême

147 BOUSSINESQ, Théorie analytique de la Chaleur mise en harmonie avec laThermodynamique et avec la théorie mécanique de la lumière, 1901, tome I,p. XV.

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parcimonie. L’auteur ne pose que juste ce qu’il lui faut pour traduirel’intuition géométrique et dynamique, pour illustrer l’appareil mathé-matique : des atomes et des forces. L’étude des formes de ces atomesqu’on sentait en puissance dans l’intuition de Lamé n’est pas envisa-gée. Leur nombre et leur grandeur permettront toutes les différencia-tions d’ensemble que manifestent les phénomènes.

[135]

En réalité, toute la complexité des phénomènes résulte del’interférence des divers ordres de grandeur. C’est dans une juste ap-préciation des diverses approximations que le talent du physicien-analyste se montre dans toute sa valeur. Il semble qu’un tact particu-lier permette cette discrimination essentielle qui entraîne pour les faitsle classement le plus net. Ce maniement difficile des approximations,cette sécurité dans la détermination de ce qu’on peut négliger, ce sontlà des caractères qu’on ne tarde pas de reconnaître dans l’œuvre quenous étudions.

Nous allons en voir une manifestation éclatante dans un des pre-miers problèmes que se pose M. Boussinesq : celui des rapports de lachaleur rayonnante et de la chaleur sensible. En fait, une synthèse,comme se présente l’œuvre de M. Boussinesq, devait aplanir le con-traste de ces deux formes calorifiques.

Il fallait pour cela fournir d’abord un schéma d’une théorie ciné-tique de l’éther qui tînt compte des propriétés reconnues dans les théo-ries des ondulations lumineuses. Ces propriétés sont, comme on lesait, vraiment paradoxales puisqu’on doit concilier la fluidité extrêmeet l’élasticité la plus grande. En effet, la densité de l’éther doit d’abordêtre extrêmement faible puisque les observations astronomiques ontprouvé qu’il n’exerçait aucun ralentissement sur le mouvement desastres. Dans ces conditions, comment attribuer l’élasticité de formeque réclame la transversalité reconnue des oscillations à un fluide siténu qu’il ne possède même pas l’élasticité de volume ?

M. Boussinesq trouve la réponse à cette difficulté en considérantcomme un véritable complexe l’union de la forme et du mouvement.En réalité, il n’y a de fluide parfait qu’au repos. « C’est la parité deconstitution en tous sens qui produit, dans les particules où elle existe,la normalité et l’égalité des pressions, c’est-à-dire la fluidité. Donc,toute déformation qui survient détruit celle-ci. » Les fluides jouissent

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de la propriété de refaire d’eux-mêmes cette parité de constitution àl’intérieur de leurs éléments de volume mais cela réclame un certaintemps. Dès lors « la fluidité s’efface d’autant plus qu’on rend moinspossible, par un renversement plus fréquent des vitesses de déforma-tion » [136] la restitution de l’état initial. Mais des différences de dis-tribution peuvent entraîner dans un milieu où les particules en étanttrès fines sont, comme nous allons le montrer, très nombreuses, desforces de réaction très grandes, telles que celles qui surgissent dans unsolide déformé. Il est donc naturel, conclut M. Boussinesq 148 quel’éther « se comporte comme un solide isotrope, déformé entre seslimites d’élasticité, quand ses particules effectuent plus d’un trilliond’imperceptibles vibrations par seconde. »

Nous n’avons pas encore achevé le cycle des déductions que l’onpeut tirer de l’hypothèse et de l’expérience. En effet, nous n’avons pasencore tenu compte de l’extrême régularité que manifeste la propaga-tion des ondes lumineuses. Cette régularité exige que le milieu qui sertde véhicule se comporte comme une masse déformable mais continue.Allons-nous voir encore converger ici dans la notion d’étherl’antinomie supplémentaire de l’idée d’atome et de l’idée de continui-té ? À vrai dire, nous n’avons pas besoin d’une continuité complète,mais seulement d’une quasi-continuité à l’égard de la longueurd’onde. Autrement dit, il suffit qu’il y ait « assez de molécules pourqu’il y en existe un grand nombre à toutes les phases de la vibration,entre deux surfaces d’ondes distantes d’une longueur d’ondulationλ ».

On peut observer que c’est l’ordre de grandeur qui, à lui seul, créele phénomène. Si la longueur d’onde λ n’était pas assez grande pourenjamber en quelque sorte les discontinuités de la distribution poncti-forme, la confusion s’installerait dans l’éther comme nous la verronsrégner dans la matière. La grandeur de la quantité λ relativement auxdistances interatomiques dans l’éther détermine une solidarité quicalque la continuité. Au surplus, est-il besoin d’ajouter que cette dis-continuité matérielle est recouverte par la continuité parfaite desforces qui relient les atomes entre eux.

148 Loc. cit., p. 32.

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Finalement, on aboutit à un éther que M. Boussinesq appelle ato-mique par opposition aux corps pondérables qui sont moléculaires.Cet éther est formé d’une véritable poussière d’une incroyable ténuitéqui pénètre les corps les plus denses et remplit [137] les espaces inter-planétaires. La seule propriété appartenant en propre à l’atome, c’estd’être un centre de force ; son rayon d’activité est petit, bien que cetteactivité puisse se manifester par des effets considérables, comme c’estle cas dans les mouvements ondulatoires.

Dans la théorie de la propagation calorifique de M. Boussinesq, lerôle de l’éther reste primordial même à l’intérieur des corps matériels.C’est pourquoi nous devions indiquer, si sommairement que ce fût, laconstitution physique attribuée à l’éther. Voyons maintenant le moded’action de la chaleur sur la matière pondérable. Cela nous permettrade comprendre les rapports de la chaleur rayonnante et de la chaleursensible, et la vraie signification de la conduction dans les solides.

L’action de l’éther sur une molécule pondérable doit paraître peusensible. « En effet, les seuls atomes pouvant y contribuer par in-fluence directe seront ceux qui touchent, pour ainsi dire, immédiate-ment la molécule. Or, d’une part, leur masse, insignifiante à côté de lasienne, rendra négligeable leur inertie ou force d’impulsion : ce quiimpliquera leur équilibre continuel sous la double action de la résis-tance égale et contraire de la molécule et des efforts élastiques del’éther ambiant. D’autre part, ces actions élastiques de l’éther ambiantne pourront, à cause de l’excessive étroitesse des limites d’élasticité,atteindre la grandeur qu’il leur faudrait pour qu’elles pussent impri-mer un mouvement notable à une masse relativement aussi lourde quela molécule considérée » 149.

On s’explique donc que le mouvement d’ensemble de la matièren’éprouve pas de résistance sensible de la part de l’éther. « Il n’en seraplus de même lorsque les atomes d’éther exécuteront les impercep-tibles mais vives oscillations lumineuses ou calorifiques qui les laisse-ront presque partout entre leurs limites d’élasticité et, de plus, exagé-reront les accélérations au point de rendre celles-ci bien plus in-fluentes que les vitesses sur la résistance dont il s’agit. Ou, du moins,cette résistance, toujours très peu ou lentement influente sur le mou-

149 Loc. cit., p. 40.

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vement de la matière pondérable, modifiera notablement, par la réac-tion égale et contraire [138] qu’elle provoquera chez cette matière, lemouvement vibratoire de l’éther, infiniment moins massif ».

Comment apprécier cette résistance et l’introduire dans nos cal-culs ? M. Boussinesq procède par analogie avec les travaux de duBuat qui avait déterminé la résistance qu’éprouve un pendule trèscourt oscillant dans l’eau. On trouve en général que la résistance estune fonction linéaire de la vitesse et de ses diverses dérivées par rap-port au temps. Mais si l’on se borne aux vibrations sinusoïdales,toutes ces dérivées seront proportionnelles à des sinus ou à des cosi-nus du même angle, puisque la dérivation reproduit les lignes trigo-nométriques. Par conséquent toute la résistance se résumera en deux

termes, l’un proportionnel à V, l’autre àdV

dt.

En mécanique rationnelle, on ne retient que le terme proportionnel

à V, car la variationdV

dtde V avec le temps, est petite. Il n’en est pas

de même dans le problème qui nous occupe où la vitesse change desens un grand nombre de fois par seconde.

Finalement c’est le terme endV

dtqui est, de beaucoup, le terme

dominant et la résistance R opposée au mouvement par une moléculepondérable de volume ω et de densité ρ peut s’écrire :

R = AωρdV

dt

A étant une constante qui prend d’énormes valeurs, car les mouve-ments dont il s’agit sont d’assez faible amplitude et produisent d’assezrapides déformations pour que l’éther s’y comporte comme un solideextrêmement résistant.

Comme toutes les équations doivent être rapportées à des élémentsde volume qui englobent une grande quantité de molécules maté-rielles. M. Boussinesq est amené à considérer la résultante des di-verses résistances dans le cas où l’on choisit la tranche d’éther assez

mince pour que V et par conséquentdV

dtsoient les mêmes pour toutes

les molécules.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 145

[139]

Cette résultante rapportée à l’unité de volume d’éther est finale-ment mise sous la forme

R = αρdV

dt

où le coefficient α est égal à la moyenne de A multipliée par

'

′ de l’éther qui la baigne. Ce dernier rapport est très petit, mais commeA est très grand, ainsi que nous l’avons indiqué, une compensationdes ordres de grandeur permet de prendre le coefficient α comparableà l’unité.

L’équation générale du mouvement, après l’adjonction de cette ré-sultante des résistances devient :

2

t 2

2

x2

2

x2

δ étant le déplacement, fonction de x et de t, μ le coefficient

d’élasticité de l’éther. Or V d

dtpar conséquent :

(1 x)2

t 2

2

x2

On reconnaît là l’équation ordinaire de l’élasticité ; seulement ladensité semble accrue d’un terme additionnel.

Cette équation s’intègre immédiatement, c’est l’équation descordes vibrantes. Mais ici la vitesse de la propagation est diminuée ;

et la longueur d’onde λ, correspondant à la période τ installée dansl’éther complètement libre est donnée par la formule :

(1 )

Or nous savons que cette longueur d’onde doit rester très grandepar rapport aux intervalles moléculaires si l’on veut que la transmis-sion du mouvement par ondes régulières ne devienne impossible. EtM. Boussinesq arrive à cette première conclusion particulièrementsimple : la transparence — car la théorie vaut [140] naturellement

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 146

aussi bien pour la lumière que pour la chaleur — ou la diathertuanéitéimpliquent donc l’hypothèse que le nombre α ne soit pas trop grand.

Ainsi cette condition de diathermanéité n’est plus une simple qua-lité attribuée à un corps donné, elle est en rapport avec la quantité,tout entière appuyée sur des considérations d’ordre de grandeur. Elledépend de la proportion des molécules matérielles baignant dansl’éther et de la période de la vibration à transmettre.

Il y a encore un deuxième cas où la diathermanéité se trouveraittroublée. C’est celui où les molécules matérielles, du fait des réactionsexercées par les autres molécules de même espèce, seraient suscep-tibles de vibrer synchroniquement avec le mouvement de l’éther. Il yaurait alors résonance et le corps donné, absorbant l’énergie desondes, ne serait plus diathermane.

Si l’une ou l’autre de ces deux conciliions de diathermanéité nesont pas réalisées, le mouvement cessera d’être ondulatoire pour de-venir une agitation irrégulière.

M. Boussinesq a dégagé avec une grande clarté les diverses cir-constances mathématiques de cette irrégularité. Ce qui fait la régulari-té des ondes proprement dites ou de translation telles que nous lestrouvons dans l’éther libre, c’est que leur équation différentielle estlinéaire, homogène, à coefficients constants. La troisième propriétédisparaît si le coefficient α prend une valeur assez grande, car dans cesconditions où le nombre des particules matérielles augmente beau-coup, la parité de distribution est bientôt troublée ; la distribution de-vient fonction du temps, les coefficients doivent donc dépendre dutemps.

L’homogénéité des formules s’efface à son tour dans le cas de larésonance « par l’apparition de déplacements de la matière pondérablecomparables à ceux, δ, de l’éther, et l’entrée en action de forces molé-culaires, finalement prépondérantes, d’un rayon d’activité trop grand,

par rapport à λ pour permettre de réduire à un terme end

dxl’action

mutuelle de deux couches contiguës » 150.

[141]

150 Loc. cit., p. 75.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 147

Enfin, la forme linéaire disparais également si la demi-force vivedes molécules s’accroît notablement. C’est là un fait général del’entretien des mouvements que M. Boussinesq avait déjà signalé dansson cours de Calcul intégral. « Cette disparition de la forme linéaire seproduit d’ailleurs dans tout système matériel soumis, comme celui desmolécules pondérables considérées ici, à des actions extérieures ten-dant à accroître des vibrations entretenues déjà par ses propres actionsintérieures. Car on sait que les vibrations grandissent alors jusqu’àl’entrée en jeu des termes non linéaires des formules exprimant cesactions intérieures, termes par conséquent indispensables pour limiterles amplitudes ».

Le lecteur qui suit le long et minutieux exposé de M. Boussinesqest ainsi insensiblement amené — tant par les voies intuitives que parla déduction mathématique — à la compréhension de l’agitation irré-gulière. Cette agitation ne se présente donc plus, à proprement parler,comme une donnée a priori ; on en saisit maintenant les conditions, laportée mathématique et physique, la véritable genèse. Enfin ses rap-ports avec le mouvement par onde sont élucidés et même précisésanalytiquement. La chaleur rayonnante et la chaleur se développantpar conduction ne sont plus simplement associées en un classementqualitatif, elles sont intimement reliées sinon à une même quantité, dumoins à un ordre de grandeur déterminé. C’est ce qui fait, croyons-nous, le prix particulier de la pensée éminemment constructive denotre auteur.

L’analyse mathématique va-t-elle être impuissante à étudier cetteagitation calorifique désordonnée ? Fort heureusement il se produitainsi de multiples compensations. À force de confusion, on aura àconsidérer, au lieu d’une composition des forces une addition del’énergie et le phénomène pourra, dans sa figure d’ensemble, paraîtreessentiellement plus simple que le mélange d’ondes éthérées à pé-riodes, phases et amplitudes définies qui lui a donné naissance.« L’excès de la confusion des mouvements, dit M. Boussinesq 151, lamultitude même de leurs détails, assez grande pour épuiser en quelquesorte la variété possible [142] de leurs combinaisons, sans doute aussi,dans une large mesure, notre impuissance à discerner ces détails, pro-

151 Loc. cit., p. 85.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 148

duiront dans l’ensemble une sorte d’homogénéité de l’agitation calori-fique ; et de là naîtra une certaine simplicité relative au phénomènesans laquelle il nous serait impossible d’en saisir les lois. Ne nouslaissant reconnaitre en lui aucun autre caractère que son intensité, sondegré, il nous paraît ne pouvoir varier qu’en plus ou en moins ». Ainsigrâce à une homogénéité d’ordre pour ainsi dire épistémologique nouspourrons considérer le phénomène mécanique de la chaleur confusecomme un phénomène à une seule variable. C’est la source de la sim-plicité profonde de toute la théorie mathématique de la conductiontelle que nous l’avons reconnue dès son origine.

Mais comment allons-nous toucher expérimentalement cette va-riable ? On s’adressera pour cela au phénomène de la dilatation. M.Boussinesq a établi un schéma entièrement dynamique de la dilatationen volume, en accord avec ses hypothèses initiales. Il y a là un effortextrêmement ingénieux pour faire sortir de l’idée de moyenne uneconfiguration géométrique qu’elle ne paraissait pas comporter à pre-mière vue. Cela est possible parce qu’il n’y a pas réciprocité méca-nique complète entre les forces de cohésion et celles que traduitl’impénétrabilité. On sait, en effet, que la résistance des corps à la rup-ture n’est presque rien en comparaison de la résistance qu’ils opposentà une diminution de leur volume. Cette différence a naturellement sonorigine dans la structure élémentaire que perturbe l’agitation calori-fique. Par conséquent dans l’agitation confuse nous pouvons toujourscompter sur un excédent des répulsions sur les attractions. Pour qu’il yait neutralisation, il faudra donc qu’un mouvement sensibled’expansion écarte les situations moyennes des molécules, et commece sont elles qui se traduisent phénoménologiquement dans notre ex-périence commune on pourra donc conclure que la chaleur « doit biendilater les corps ».

M. Boussinesq a d’ailleurs indiqué, suivant sa méthode constante,les raisons d’analyse mathématique qui déterminent ces [143]moyennes dynamiques comme différentes des moyennes statiques 152.« Les mouvements vibratoires ne se font, en général, autour des situa-tions d’équilibre, qu’autant que leurs équations sont réductibles à laforme linéaire ; dès qu’ils prennent trop d’ampleur pour qu’on puisse

152 Loc. cit., p. 89 (en note).

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 149

négliger, dans ces équations, les carrés et produits des déplacements,les situations moyennes deviennent différentes de celles d’équilibre ».On voit qu’il ne faut pas se hâter de conclure de l’idée de moyenne àl’idée de compensation totale,

Resterait à examiner le retour de l’agitation calorifique confuse dessolides à l’émission de la chaleur rayonnante. Il faudrait expliquerd’abord pourquoi la presque totalité de la chaleur rayonnante émisepar la chaleur est obscure, c’est-à-dire à grandes longueurs d’onde.Peut-être est-ce à cette seule condition, suggère M. Boussinesq, queles vibrations peuvent traverser la couche superficielle. Cette couchesuperficielle suffirait à éteindre les radiations courtes suivant le méca-nisme que nous avons décrit. Finalement, dans l’éther ambiant, nousne trouverions que les radiations à grandes longueurs d’onde issues dela partie massive centrale et en deuxième lieu des radiations de toutesespèces provenant d’une mince pellicule et qui, étant donnéel’exiguïté de leur domaine d’origine, n’ont qu’une énergie négli-geable.

Cependant pour une agitation plus grande, dit M. Boussinesq, ap-paraissent des radiations plus courtes. C’est que l’agitation « devenueexcessive, ne fait plus osciller seulement les molécules en bloc, dansles groupes moléculaires, mais ébranle aussi les atomes dans chaquemolécule et réveille, même au sein de la matière pondérable, cesforces atomiques à court rayon d’activité, appropriées aux plus petitesdistances comme aux plus petits systèmes, qu’elles font vibrer extrê-mement vite à la manière de pendules très courts » 153.

Ainsi. M. Boussinesq évoque une impulsion sub-moléculaire qui,traduite dans le langage électromagnétique, aura par la suite la fortuneque l’on sait dans les explications spectrales. Ce [144] que nous de-vons en retenir, c’est qu’une fois de plus, la simple considération desordres de grandeur détermine une classification des phénomènes quiindique des rapports importants et qui est déjà, à elle seule, une expli-cation satisfaisante. Que nous sachions rendre solidaire une qualitéd’une quantité, c’est nous engager sur le terrain fécond de la mesure.Cette classification nous satisfait parce qu’elle est ici opérée avec uneéconomie de moyens, qui nous semble évidente et qui en détermine la

153 Loc. cit., p. 86.

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clarté. On peut vraiment dire qu’en gros, tout se fait par figure etmouvement, mais, cette fois, ce n’est pas aveu d’impuissance. Leshypothèses, quelque simples qu’elles soient, suffisent, sinon pourl’image, du moins pour le calcul ; elles tendent moins à illustrer unemécanique qu’à donner une base aux développements mathématiques,et c’est par le seul emploi redoublé des principes que nous parvenonsà reconstruire les phénomènes à leurs différents niveaux. Nous de-vions présenter dans son cinétisme détaillé l’intuition de M. Boussi-nesq pour montrer combien la base figurative d’une théorie mathéma-tique moderne peut être étroite et simple. Nous allons aborder mainte-nant un point de la doctrine qui a été également examiné avec beau-coup de précision par M. Boussinesq et qui fixe les véritables condi-tions énergétiques du principe de la conservation calorifique, dans lecas de la conduction dans les solides.

Pour cela, nous devons déterminer en général le véritable sens duprincipe des forces vives et en second lieu voir comment nous pou-vons l’appliquer au problème précis que nous envisageons.

Le principe de la conservation de l’énergie est-il un principe apriori où n’est-il — comme on l’admet sans conteste pour le principede Carnot — qu’une loi de l’expérience ?

Entre tous, l’avis de Joseph Bertrand est péremptoire à ce sujet 154 :« Les principes et les lois de la mécanique ne reposent nullement surl’évidence. Dans le partage autrefois célèbre, des vérités en néces-saires et contingentes, la mécanique appartient à la seconde classe. Onpeut, sans déraison imaginer un [145] monde où les machines produi-raient de la force. Le mouvement perpétuel y serait possible. Iln’existe, a priori, aucune preuve qui l’interdise ».

D’ailleurs, en admettant que le principe de la conservation del’énergie soit placé à l’origine même de la pensée expérimentale, dansune région où l’apriori de la pensée rejoint l’expérience la plus géné-rale, il faudrait toujours en venir à étudier les conditions exactes del’emploi de ce principe. C’est ce que Joseph Bertrand indique égale-ment : « Les principes de la mécanique doivent être allégués avec pré-caution. Ils ont besoin de commentaires. Le principe des forces vives

154 J. BERTRAND, Thermodynamique, préface.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 151

est de ce nombre. Il faut, pour avoir droit de rappliquer, des conditionssouvent passées sous silence dans des études faites trop rapidement ».

M. Boussinesq a apporté précisément pour l’application du théo-rème des forces vives au problème qui nous occupe les commentairesles plus circonstanciés que réclamait J. Bertrand.

En se plaçant sur le terrain général qui est le seul correct en éner-gétique, il faut assimiler la chaleur à une énergie prise avec sa capaci-té de transformation et par conséquent ne pas la confondre avec uneforme unique d’énergie. Autrement dit, on ne peut, a priori, écarterune forme potentielle de la chaleur, pour ne retenir, comme on le faittrop souvent sans examiner la valeur approximative de cette simplifi-cation, qu’une égalité de la chaleur avec la forme cinétique del’énergie. J. Bertrand avait déjà signalé le danger de ces errements.« Existe-t-il un calorique spécifique absolu ? On entendrait par là laquantité de chaleur qui sert uniquement à échauffer, en la séparant,par la pensée, de celle qui se rattache au changement de volume, maisnon de celle-là seulement. L’échauffement, en général, est accompa-gné d’un travail interne, petit pour les gaz, considérable pour les corpssolides. Ce travail, lors même que le volume ne change pas, influe surles phénomènes thermiques. La chaleur nécessaire pour l’accomplirdoit être exclue dans l’évaluation du calorique spécifique absolu.Comment, cependant, séparer l’accroissement de température de tousles phénomènes qui l’accompagnent ? La prétention rappelle ce per-sonnage de l’antiquité qui, [146] s’étant engagé à boire la mer etn’ayant rien promis pour les fleuves, exigea qu’avant l’épreuve on lesempêchât de verser leurs eaux. D’illustres physiciens cependant, par-lent d’un calorique absolu et le définissent, mais sans le mesurer etsans en faire usage ». On pourrait évidemment exprimer les mêmescritiques dans le langage dynamique. On ne doit pas rompre, sans unexamen préalable, la solidarité de l’énergie cinétique et de l’énergiepotentielle. Il y a là une observation qui doit retenir l’attention du phi-losophe. On est souvent porté à isoler dans le phénomène des qualitésparticulières. On croit pouvoir placer le terrain d’études à son gré enchoisissant un point de vue. Or il ne va pas de soi que cette séparationsoit toujours possible.

Il faut donc se placer devant le phénomène total. Ici, plusqu’ailleurs, c’est une nécessité. Le point da départ de M. Boussinesqréserve bien toutes les possibilités. On doit se représenter la chaleur,

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dit-il 155. « comme étant, en partie, la demi-force vive ou énergie ac-tuelle de ce mouvement invisible, et, en partie, la réserve de ce travail,l’énergie potentielle que consomment ou emmagasinent à tour de rôleles forces de ressort en jeu dans ce même mouvement vibratoire ».

M. Boussinesq part donc de l’équation générale des forces vives. ilmontre d’abord que la demi-force vive d’une particule matérielle sedécompose en force vive du mouvement visible étudié eu mécaniquerationnelle et en force vive du mouvement invisible que nous appelonscalorifique. Cette séparation qu’on accepte comme toute naturelle enune lecture rapide est, à la réflexion, rien moins qu’évidente. En sui-vant le calcul, on s’aperçoit qu’il s’introduit des termes supplémen-taires qu’on ne peut négliger qu’en adjoignant l’hypothèse — sansdoute admissible — « de la non-participation des centres de gravitédes particules au mouvement calorifique ». C’est la demi-force viveprovenant des vitesses invisibles qui se communique à nos nerfs etdétermine la sensation. On peut donc l’appeler la chaleur sensible.

À l’égard de l’énergie potentielle interne, un même dédoublementpermet de considérer une énergie purement élastique et [147] uneénergie calorifique potentielle. La première est liée à la configurationvisible des particules, elle est réglée sur la fonction potentielle ψ (r, r’,r"…) prise pour les distances mutuelles moyennes. Mais comme lesdistances vraies varient en deçà et au delà des moyennes, il faut con-sidérer le développement taylorien de cette fonction potentielle. Cedéveloppement mis sous la forme suivante :

r r,r ' r '... r,r '...

rr

r ' ...

1

2

2

r2r2 ...

...

donne, au deuxième membre, une expression qui, correspond aux va-riations des distances moléculaires du fait de l’équation calorifique.Cette expression représentera donc « la chaleur potentielle ». Il sem-blerait, à première vue, remarque M. Boussinesq, qu’on pût la négli-ger à raison tant de l’extrême petitesse que de l’irrégularité des vibra-tions calorifiques. Mais comme nous l’avons déjà vu, cette irrégularité

155 Loc. cit., p. 8.

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n’entraîne pas les compensations habituelles, car les Δr sont compa-rables aux r, aux très petites distances et un rapprochement détermined’énormes changements des actions moléculaires correspondantes.C’est plutôt l’énergie élastique qui devient négligeable devantl’énergie de la chaleur potentielle.

Sans doute, pour être complet, on devrait considérer encore lestransformations possibles de la chaleur en travail extérieur et vice ver-sa. Mais si l’on se place, comme c’est le cas dans le problème de laconductibilité, devant des dilatations d’ensemble insignifiantes, onpeut faire abstraction de ces deux transformations. Reste alors le seuljeu de l’énergie cinétique calorifique et de l’énergie de chaleur poten-tielle. Elles s’échangent de telle manière que « la somme totaled’énergie à considérer, en tant que représentative de la chaleur peutêtre censée invariable comme le serait, dans l’hypothèse de la matéria-lité de celle-ci, la quantité correspondante de calorique » 156.

Voilà donc retrouvée, après un long détour, l’ancienne hypothèsede la conservation du calorique. Seulement, dans la théorie [148] mo-derne, au lieu d’être postulée, cette conservation est vraiment démon-trée, mieux encore elle est soumise à une appréciation qui fixe ses ca-ractères expérimentaux. Dans le fond, nous ne devons pas la prendrecomme absolument exacte puisque nous avons laissé fuir à deux outrois reprises des énergies que nous avons qualifiées d’insignifiantes.D’ailleurs, posée en fonction seule des ordres de grandeur, cette con-servation énergétique n’en est, croyons-nous, que plus frappante. Sinous avions prétendu à une égalité parfaite, nous aurions été immédia-tement embarrassés dans des formes multiples et interchangeables. Et,ce qui est plus grave, nous n’aurions pas pu déterminer les véritablesrègles de ces changements : pourquoi une partie de l’énergie s’inscrit-elle sous la forme d’élasticité, tandis qu’une autre partie provenant dela même origine se traduit par unie dilatation ? Autrement dit, dansquelle proportion le corps cède-t-il et résiste-t-il ? Ce sont là des ques-tions que nous ne pouvons ni éluder, ni élucider.

M. Boussinesq a d’ailleurs indiqué les conditions supplémentairessusceptibles d’autoriser une conception matérialiste de la chaleur — leschéma de la conservation étant, comme il le reconnait justement, in-

156 Loc. cit., p. 8.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 154

suffisant pour entraîner la matérialité de ce qui est conservé 157. « Ilfaut encore, d’une part, qu’on puisse localiser dans les diverses parti-cules du système, à la manière d’un fluide qui les pénétrerait, non seu-lement l’énergie caloritique actuelle, qui s’y prête par le fait mêmequ’elle est la demi-force vive d’agitation de ces particules, mais aussil’énergie calorifique potentielle qui, exprimant une dépendance ou desrelations entre les points matériels du système, n’appartient pas exclu-sivement à l’un ou à l’autre de ceux-ci. Et il faut, en outre, que la ré-gion de l’espace où sera, à des instants successifs, une quantité don-née, quelconque et constante, d’énergie calorifique, ait ses limites va-riables avec continuité, ou incapables de prendre successivement deuxpositions sans avoir passé par toutes les situations intermédiaires ; carune matière quelconque ne se déplace que de cette manière, ou pro-gressivement ».

La conception dynamique de la chaleur a cependant un caractère[149] qu’on ne peut plus accorder avec un schéma matérialiste ; c’estque la température, dans cette doctrine, ne saurait être attribuée à unemolécule et à fortiori à un point isolé. Elle est devenue une fonctionqui n’est déterminée que dans un volume assez grand ; elle ne peutêtre prise, comme au temps de Fourier, comme une fonction de point.En effet, si l’on voulait considérer un point ou même une moléculeparticulière, on verrait que son mouvement et par conséquent sonénergie, affecte durant un instant très court « les phases et les vitessesles plus variées, tandis que la température sera quelque chosed’essentiellement indépendant de ces phases ». Un des caractères decette notion sera sa répugnance aux variations brusques, soit dansl’espace, soit dans le temps. Elle est, si l’on ose dire, une fonctionempâtée. Aucune analyse ne peut en éclaircir les termes ; ellen’exprime qu’une moyenne dont on ne peut connaître les éléments,qu’une circonstance générale de mouvements complexes dont on neconnaît pas les lois détaillées. La température est ainsi liée, par lesommet, par l’extérieur, à la loi des grands nombres que, par une ex-pression curieuse, M. Boussinesq présente comme une loi « à la foisrationnelle et expérimentale » 158, prenant ainsi une position éclec-tique entre ces physiciens, dont parlait Lippmann, qui tiennent cette

157 Loc. cit., p. 8.158 Loc. cit., p. 15.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 155

loi pour rationnelle et ces mathématiciens qui la considèrent commed’origine expérimentale.

Finalement la température n’est plus qu’une fonction de la forcevive. C’est par l’équation des forces vives qu’on analyse le mieux lecaractère dynamique de la chaleur. M. Boussinesq dans ses « Leçonssynthétiques de Mécanique Générale » a signalé la pénétration excep-tionnelle du théorème des forces vives, comparé au théorème desquantités de mouvement et des moments, dans l’étude des mouve-ments intimes des corps. « Le grand avantage de l’équation des forcesvives est... par la trace qu’elle conserve de circonstances intimeséchappant aux autres équations, de suppléer et compléter celles-ci,quand le mouvement invisible de la matière se trouvent influer sensi-blement sur les phénomènes observables » 159.

[150]

L’équation des forces vives nous permet, dans le problème quinous occupe, d’attribuer à la chaleur une notion quantitative éminem-ment propre à une étude mathématique. On rejoint alors, après les rec-tifications de base que réclame le nouveau point de vue, les équationstraditionnelles de la propagation. M. Boussinesq les étudie avec minu-tie en se référant en toute occasion à leur sens énergétique. Dans cettevoie, il établit leur rapport avec les doctrines des ondes lumineuses.

L’union de la chaleur et de la lumière, que les premiers auteurs,guidés par la spécificité des agents, avaient évincée, reprend ainsi sonrôle dans la théorie élargie. Cette union trouve son explication dansles équations énergétiques. Une fois de plus, la base mathématiquerévèle sa solidité et son ampleur.

159 Leçons synthétiques de Mécanique générale, p. 116.

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[151]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Chapitre XL’Hypothèse Cinétique

dans les solides et l’expérience.

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On n’a pas trouvé d’expérience cruciale entre la théorie du calo-rique et la théorie dynamique de la chaleur comme entre la théorie del’émission et celle des vibrations dans le domaine de la lumière.L’agitation désordonnée que la théorie dynamique suppose ne peut semanifester pur aucune expérience directe ; entre autres, des interfé-rences d’ensemble sont impossibles à mettre en œuvre. Le cinétismeconfus est mécaniquement inefficace. C’est une objection qu’on asouvent soulevée contre les théories cinétiques. Lamark écrivait dansses « Recherches sur les causes des principaux faits physiques 160 :« J’observe que tout fluide, quelqu’agité qu’il soit, ne communiqueaux corps solides qu’il touche, qu’un mouvement de masse, et ne peutjamais produire aucun mouvement particulier dans les parties quiconstituent ces corps... La raison en est simple et facile à saisir : eneffet comme les molécules des fluides sont libres, et qu’elles n’ontjamais plus de force dans leur mouvement que celle qui est relative àleur propre masse, elles ne sont jamais capables d’ébranler une molé-

160 LAMARCK, t. I, p. 180.

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cule d’un solide, dans l’état d’agrégation, parce que celle-ci résiste àla molécule libre, avec toute la force du solide entier ». La réciproqueest vraie : entre le mouvement d’ensemble et te mouvement molécu-laire il n’y a aucune communication possible.

D’ailleurs le succès de la théorie cinétique des gaz n’entraîne pasipso facto la nécessité d’admettre une théorie dynamique de la cons-truction thermique dans les solides. Autre chose est d’examiner [152]un milieu sans liaison, dont la distribution est soumise uniquement auhasard, comme est le gaz, et d’étudier un milieu extrêmement soli-daire, dont la structure décèle une géométrie prodigue en détermina-tions, comme est le cristal. Au surplus, toutes les fois qu’on a pris desprécautions pour bloquer la convection calorifique à petite portée quiparaîtrait éminemment susceptible de fournir un argument à la théoriedynamique, on s’est rendu compte de son peu d’influence. AinsiWachsmuth 161 immobilise par l’addition d’un peu de gélatine unecouche liquide dont il étudie la conductibilité thermique. Cette con-ductibilité ne subit pas de variation sensible par cette addition. Enexaminant des huiles, Wachstuuth conclut de même que la viscositéparaît sans influence sur la conductibilité.

On ne peut espérer établir la suprématie de la théorie dynamiqueque par une plus grande cohérence théorique. Toutefois, si cette coor-dination pouvait s’étendre à des domaines entièrement nouveaux, onverrait s’affermir dans de grandes proportions l’hypothèse qui facilitecette extension. Quand un moyen d’explication manifeste son efficaci-té dans deux domaines très différents, il est bien près d’être priscomme le signe le plus prochain d’une réalité. On peut se rendrecompte nettement de ce réalisme de la communauté phénoménaledans la conclusion du mémoire de Wiedemann et Franz sur la conduc-tibilité 162, cette conclusion est extrêmement rapide et par cela mêmeelle semble aller de soi pour les auteurs. Comme ils ont établi expéri-mentalement que l’ordre des conductibilités thermiques pour les mé-taux est identique à l’ordre des conductibilités électriques, ils sontamenés à supposer une cause commune dont les deux conductibilitésne sont que des effets dans des domaines qui nous paraissent essen-

161 Wied. Ann., 1893. t. 48, p. 158-179.162 Annales de Poggendorff, 1853, p. 531.

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tiellement étrangers. « Die Leitungsfähigkeinten der Metalle für Elek-tricität und Wärme steheneinander sehr nahe, und sind wahrscheinlichbeide gleiche Functionen derselben Grösse. »

C’est précisément par son application au domaine électrique que lathéorie cinétique de la propagation calorifique a pu être [153] étendueaux solides. En acceptant cette théorie et en étudiant l’effet d’une dif-férence de température sur les électrons, on arrive à reconstituer etmême à compléter la loi de Wiedemann et Franz. C’est une construc-tion qui est, à elle seule, une explication. Suivons-en brièvement ledéveloppement dans l’article que M. Eugène Bloch a consacré à lathéorie électronique des métaux 163. Si l’on établit en deux points d’unfil métallique une différence de température, l’énergie cinétique desélectrons situés au point le plus chaud surpassant celle des électronssitués au point le plus froid, il y aura une diffusion des premiers versles seconds, et par suite transport d’énergie cinétique interne qui appa-raît sous forme de chaleur. Cette diffusion est possible dans les corpssolides eux-mêmes car, dit M. E. Bloch en une expression qui rappellecurieusement l’intuition du XVIIIe siècle, « les atomes forment uneespèce de trame et d’éponge à l’intérieur de laquelle subsistent desvides ». Naturellement on n’attribue pas aux électrons des propriétésdirectement calorifiques. Ce serait reconstituer bien gratuitement lathéorie du calorique au profit de l’électron. Les électrons n’agissentque comme des porteurs d’énergie.

Pour calculer ce flux d’énergie, on admet que les électrons se meu-vent librement dans les métaux avec une vitesse qui dépend de la tem-pérature absolue à la manière des molécules d’un gaz parfait. On tientcompte seulement des chocs entre les électrons et les molécules, leschocs entre les électrons étant posés comme négligeables, en raison dela petitesse des masses engagées. On arrive ainsi à la formule deDrude qui donne le quotient des conductibilités thermique et élec-trique :

k

4

3

e

2

T

163 Voir Les idées modernes sur la constitution de la matière, p. l48et suiv.

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e étant la charge électrique, α la constante universelle égale à3

2

R

N

3R

2N

3

2

R

Navec R qui désigne la constante des gaz parfaits rappor-

tée à la molécule-gramme, N la constante d’Avogadro, T la tempéra-ture absolue.

[154]

Lorentz propose la même formule, mais il est conduit au coeffi-cient numérique 8/9 au lieu de 4/3.

Cette formule fait prévoir l’influence de la température sur le rap-port de Wiedemann et Franz. À cet égard, l’expérience a révélé desdésaccords de plus en plus grands aux très basses températures, desorte que la loi ne peut guère être acceptée que comme une loi limite.

La voie constructive suivie pour établir la formule de Drude fondeen raison le rapprochement empirique des deux conductibilités.Comme le dit M. E. Bloch 164 : « Enoncée d’abord comme loi empi-rique — (la loi de Wiedemann et Franz) a trouvé dans la théorie élec-tronique des métaux sa première interprétation satisfaisante ». Maiselle a encore une importance plus décisive, puisqu’elle rend enquelque sorte l’hypothèse dynamique, en chaleur, solidaire des élé-ments électriques qui sont plus faciles à toucher expérimentalement.

Outre le simple rapprochement des conductibilités thermique etélectrique, on a tenté une vérification en quelque sorte plus homogènepar l’étude des milieux cristallins. On détermine, d’une part, les cons-tantes thermiques par la méthode des ellipses de H. de Sénarmont oupar celle des isothermes brisés de Voigt et, d’autre part, les constantesélectriques par le phénomène de Hall. « En supposant, dit M. F.-M.Jaeger 165, que l’on puisse toujours distinguer trois directions princi-pales x, y, z, pour les phénomènes de conductibilité thermique et élec-trique dans les phases cristallines anistropes » on aura les relations :

xkx

yky zk

z

164 Loc. cit., p. 160.165 Archives des sciences physiques et naturelles, 1906, p. 243.

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Il semble a priori qu’en s’adressant à un seul et même cristal, onait chance d’avoir des rapports encore plus solidaires qu’en examinantdeux métaux différents, le cristal réalisant une première coordinationqu’on peut penser affectée d’une manière semblable dans tous ses fac-teurs par les diverses conditions expérimentales. Dans certains cascependant, comme dans le cas [155] du fer oligiste, les écarts entre lathéorie et l’expérience ont été sensibles. On peut répondre avec M.Jaeger que le fer oligiste étant, comme on le sait, un oxyde, le mou-vement des électrons y est sûrement moins libre que dans les « vraismétaux ». Et c’est même là un sujet d’étude qui serait sans doute fruc-tueux.

Une fois de plus, on peut prévoir que le cristal fournira un instru-ment d’étude dans les domaines les plus variés. M. Jaeger reconnaîtdans la position électronique du problème de la conduction un moyenpossible de pénétrer dans l’intimité du cristal 166. « On peut se deman-der si les écarts observés (entre la théorie et l’expérience) sont dans unrapport quelconque avec les structures moléculaires des deux phasescristallines expérimentées (il s’agit du bismuth et du fer oligiste). Celaserait important à élucider. On pourrait être conduit par cette voie àfixer quelles sont les conditions spéciales du mouvement des électronsquand ceux-ci sont sous l’influence des molécules pondérables orien-tées régulièrement dans l’espace ».

[156]

166 Loc. cit., p. 253.

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[157]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

CONCLUSION

Retour à la table des matières

C’est en vain qu’on voudrait concentrer la pensée scientifique surun objet séparé, et même sur un phénomène d’un ordre déterminé.Plus encore que la pensée commune, la pensée scientifique vit de rap-ports et elle ne peut connaître un phénomène qu’en l’incorporant à unsystème, ou du moins en le pliant aux principes d’une méthode. Ladescription même — nous l’avons vu — n’est correcte et finequ’après la formation d’éléments généraux mathématiquement coor-donnés. On n’aborde donc pas un problème sans apporter une philo-sophie. L’abbé Moigno présente en ces termes au public français lelivre de Tyndall sur la chaleur : « J’estimerais grandement l’hommequi ferait du livre de la chaleur sa lecture habituelle et persévérante, ilserait fort, très fort, philosophe à la fois et physicien ». Et Tyndall lui-même prolongeant l’ancienne unité de la « philosophie naturelle »écrit dans sa préface à la première édition 167 : « J’ai appelé la phy-sique de la chaleur une philosophie naturelle, sans vouloir bien enten-du, restreindre ce mot philosophie à la question de la chaleur. En réali-té cette restriction est impossible ; car la connexion de l’agent chaleuravec toutes les autres énergies ou forces de la nature est telle que,

167 TYNDALL, La Chaleur, p. XVIII.

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quand on l’a bien dominé, on domine en même temps tout le reste ».Sans doute les découvertes de Joule et de Mayer, en assimilant la cha-leur à un mode de mouvement, accentuaient la portée philosophiqued’une encyclopédie calorifique telle que la réalisait l’ouvrage si richede Tyndall ; mais le rôle vraiment universel de la chaleur devait, àquelque moment que ce fût de l’évolution scientifique, suggérer desprincipes philosophiques.

[158]

Au surplus devant l’évidente solidarité des problèmes on est con-vaincu que l’énigme du monde se dévoilerait en totalité si nous pou-vions en déchiffrer un terme.

Cependant cette solidarité serait, croyons-nous, plus claire si elleétait en quelque sorte moins complète, si nous pouvions l’attribuer àun seul motif. Or, elle a, pour le moins, deux pôles : la méthode etl’objet, et nous avons vu, au cours des chapitres précédents, les ma-thématiques et l’expérience se développer tantôt par impulsion mu-tuelle, tantôt par leur propre force, d’une manière qui reste étrange-ment parallèle. Qu’une méthode expérimentale, construite en quelquesorte sur le canevas du phénomène, arrive à dépasser légèrement lephénomène, à anticiper un peu sur sa conclusion, c’est ce qu’on pour-ra, à la rigueur, accorder. Mais qu’on puisse attacher à un phénomèneparticulier des symboles qui, par leur vie propre, permettront de dé-couvrir d’autres phénomènes inconnus entièrement différents du phé-nomène initial, c’est ce qu’on ne sait pas justifier. Ainsi le problèmede la physique mathématique vient se perdre dans le problème tradi-tionnel de la philosophie : comment la réalité peut-elle être analyséepar la raison ? Et c’est peut-être sur le problème essentiel de la phy-sique mathématique que le philosophe étudierait avec le plus de fruitl’accord de la pensée et des choses.

Tant qu’on reste aux abords immédiats de la loi expérimentale, onpeut espérer expliquer cet accord par des thèses empiristes : la penséeest servante. Qu’on accepte ensuite une épuration des notions, celan’empêche pas encore que leur origine expérimentale reste plus oumoins visible et si l’on coordonne ces notions pour en faire un corpsde doctrines, on peut sans doute déclarer qu’on a, peu à peu, résumé etgénéralisé l’expérience. Mais il semble bien que la méthode de la phy-sique mathématique aille beaucoup plus avant. En suivant le dévelop-

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pement d’un problème de physique, on assiste à une libération pro-gressive de la pensée qui en vient toujours à substituer l’intuition àl’expérience visuelle, à se détacher des faits et à chercher une coordi-nation uniquement théorique. Si la théorie n’était qu’une organisationéconomique, si elle n’avait de règles qu’en vue de la commodité oumême de la clarté, elle travaillerait [159] sur les résultats expérimen-taux à la simple manière d’une mnémotechnie, elle serait solidairedes valeurs psychologiques plutôt que des valeurs rationnelles. Apte àéconomiser, elle n’aurait aucune force pour acquérir. L’examen histo-rique auquel nous nous sommes livré ne nous permet guère de nouslimiter à ces thèses. La théorie mathématique nous a paru inventivedans son essence, au point que, dans l’esprit d’un Lamé, l’inventionest une méthode. Lamé vise toujours les « procédés d’invention ». Àpropos de la recherche d’un système orthogonal 168 il écrit : « Malgrétous mes efforts pour édifier, après la réussite de cette première mé-thode, une autre méthode de recherche qui pût conduire plus rapide-ment aux résultats trouvés, je ne suis jamais parvenu à donner à cettedernière l’apparence complète d’un procédé d’invention ». Ainsi àcôté de l’invention réelle il y a une sorte d’invention logique qui a uneforce de conviction particulière. Il ne suffit pas d’avoir fait une heu-reuse trouvaille, il faut montrer qu’on devait nécessairement rencon-trer cette chance, à l’endroit rationnel, à un moment strictement dé-terminé du mouvement dialectique ; il faut indiquer au lecteur com-ment il pourra revivre l’intuition créatrice, comment, en s’appuyantsur l’harmonie des idées, il découvrira l’harmonie des choses. C’est àcette condition que les procédés d’invention entreront dans la voie del’objectivité. Le développement scientifique n’est pas un développe-ment simplement historique, une force unique le parcourt et l’on peutdire que l’ordre des pensées fécondes est une manière d’ordre naturel.

On pourrait accuser de témérité la prévision qui s’appuie plutôt surune doctrine que sur des faits. Mais on est bien obligé de convenir quecette prévision qui part d’une mathématique réussit physiquement etqu’elle entre dans l’intimité du phénomène. Il ne s’agit pas d’une gé-néralisation, mais au contraire, eu devançant le fait, l’idée découvre ledétail et fait surgir les spécifications. C’est l’idée qui voit le particu-

168 Lamé, Leçons sur les coordonnées, p. 94.

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lier dans toute sa richesse, par delà la sensation qui ne saisissait quele général.

Une doctrine qui voudrait rester tout près du fait calorifique con-duirait difficilement aux abstractions sur lesquelles les mathématiques[160] travaillent utilement. M. Darbon a pu mettre en valeur cinq de-grés d’abstraction entre le fait brut et la théorie qui l’explique. Or, ence qui concerne les phénomènes calorifiques, c’est dès les premierspas qu’on trouve le plus grand des obstacles. Comment arriver « à dé-composer et à isoler des objets dans l’étendue et à distinguer et à fixerdes états dans le devenir » ? Le sens thermique semble travailler àl’inverse de cette analyse. Il ne saisit qu’un donné déjà totalisé ; detoute la distribution calorifique objective, il n’enregistre qu’une résul-tante, pis, qu’un signal, car il s’émousse plus que tout autre sens. C’estgrâce à l’aide apportée, dans des conditions bien difficiles à préciser,par la vue et le sens tactile que nous pouvons acquérir la notion de« sources » de chaleur et surtout de la pluralité des sources. La géomé-trie que donnerait le sens thermique serait en quelque sorte étouffée,sans solides, elle vivrait d’inégalités et de transitions. Autrement dit,le sens thermique nous met dès l’abord en communication avec le mi-lieu et non pas avec les sources plongées dans ce milieu. Comme nousfaisons corps avec le milieu, l’objectivation est plus difficile que par-tout ailleurs. Calorifiquement parlant, l’objet n’a pas de limites, lephénomène n’a pas d’état. Les sens nous placent devant une généralitéinitiale qui offre bien peu de prise à l’analyse et par conséquent àl’abstraction. C’est donc par une activité de l’esprit entièrement cons-tructive que nous pouvons préciser les phénomènes, puis les enrichir.

On peut remarquer qu’à la naissance des doctrines scientifiques, legénéral retarde la découverte en donnant des confirmations faciles deshypothèses immédiates. Fontenelle observait que si deux explicationsd’un phénomène sont possibles, c’est le plus souvent celle qui toutd’abord semblait la moins naturelle qui est la bonne.

En réalité, une science du général sera d’abord une science super-ficielle. Les esprits les plus distingués ont fait fausse route quand ilsont visé l’extension avant la compréhension. Quel plus bel exempleque celui de Lamarck écrivant, l’an II, un traité sur le feu entièrementappuyé sur les analogies les plus superficielles. Son principe épisté-

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mologique paraît cependant prudent [161] entre tous 169. « Ce n’estpoint au défaut des faits qu’on doit rapporter la lenteur des vrais pro-grès de cette science (celle du feu) ... mais la difficulté réelle quel’homme éprouve, lorsqu’il essaie de déterminer les lois de la nature,les qualités de la matière, les relations et les facultés des éléments,consiste essentiellement en ce qu’il ait présent à l’esprit l’ensemble detous les faits contestés, afin de ne poser aucun principe qui puissesouffrir quelque part une contradiction manifeste ». Mais les faits onttant de niveaux qu’il est bien difficile de généraliser à un même pointde vue. C’est un fait que l’huile monte dans la mèche, c’est un fait quela chaleur se développe dans la barre. Y a-t-il un principe communaux deux phénomènes ? On l’a cru, on ne pouvait pas manquer de lecroire dès qu’on considère l’idée comme la simple intégrale des faits,dès qu’on prétend généraliser sans principe généralisateur.

Mais acceptons cependant que le général puisse trouver l’occasionde sa rectification et qu’on arrive, par des abstractions correctes, àécarter la généralité de premier aspect pour toucher les éléments uni-versels de l’explication. Aura-t-on conquis le droit de lier ces élé-ments et d’adapter une mathématique à leur ensemble ? En d’autrestermes, quand on aura épuré et schématisé l’expérience autant qu’onvoudra, en admettant même qu’on ait isolé les caractères fondamen-taux du réel, restera toujours la même question : comment expliquerque la coordination mathématique corresponde à la coordination ca-chée des caractères que nous venons de distinguer par l’expérience ?

Quel est donc l’élément qui nous échappe dans l’expérience phy-sique et dont nous aurions besoin pour nous confier pleinement auxsuggestions de la reconstitution mathématique du réel ? Il nous semblebien que ce soit uniquement la nécessité. La nécessité fonde bien lagénéralité mais l’inverse ne va pas de soi.

Cependant quand on regarde l’évolution de la généralité, sa lente etdifficile formation à l’occasion d’un problème précis, cette généralitéparaît distribuée sur une échelle si nettement hiérarchique que le plusgénéral semble entraîner infailliblement [162] le moins général, aupoint qu’une logique de la généralité physique rejoindrait la logiquede l’implication. Par exemple, en se référant à une expérience qu’on

169 LAMARCK, Recherches physiques, p. 6.

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estime primitive, évidente, constante, bref absolument générale, on apu parler d’un raisonnement expérimental par l’absurde. Ainsi Aragoécrit dans son éloge sur Fourier 170 : « Personne ne doute, et d’ailleursl’expérience a prononcé, que dans tous les points d’un espace terminépar une enveloppe quelconque entretenue à une température cons-tante, on ne doive éprouver une température constante aussi, et préci-sément celle de l’enveloppe. Or, Fourier a établi que, si les rayons ca-lorifiques émis avaient une égale intensité dans toutes les directions,que, si cette même intensité ne variait pas proportionnellement au si-nus de l’angle d’émission, la température d’un corps situé dansl’enceinte dépendrait de la place qu’il y occuperait : que la tempéra-ture de l’eau bouillante ou celle du fer fondant, par exemple, existe-raient en certains points d’une enveloppe creuse de glace. Dans levaste domaine des sciences physiques on ne trouverait pas une appli-cation plus piquante de la célèbre méthode de réduction à l’absurdedont les anciens mathématiciens faisaient usage pour démontrer lesvérités abstraites de la géométrie ».

Or, qualifier d’absurde une expérience, c’est refuser absolumentune possibilité qui devrait pourtant rester toujours ouverte dans unmonde que la généralité seule coordonnerait ; c’est relier a priori deséléments que l’on trouve unis a posteriori dans la nature ; bref, c’ests’approcher bien près de la solidarité parfaite que crée la nécessité. Onpourrait peut-être voir dans la hiérarchie de la généralité qui se des-sine dans le réel, la première ébauche de la nécessité intelligible.Comme le dit M. Darbon 171 : « La généralité des relations que nousobservons en fait dans la nature mérite d’être réputée comme le signeempirique d’une nécessité » ; sans doute, cette nécessité nous demeurecachée, nous ne pouvons pas remonter à la source où elle trouve sonimpulsion première ; mais sa force retentit dans son « signe ». Les ar-ticulations de la généralité, quand on les suit, [163] non pas dans laphysique descriptive, mais dans la physique mathématique, nouscommandent irrésistiblement. Le possible s’y révèle si complet qu’ona le sentiment de dominer le réel, de tenir sûrement le phénomènedans sa totalité quand on l’a saisi dans sa possibilité harmonique.

170 ARAGO, Notices biographiques, t. I, p. 335.171 DARBON, L’explication mécanique et le nominalisme, p. 98.

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L’analyse du réel peut travailler avec sécurité sur la synthèse homo-gène des possibles.

Nous avons essayé de montrer qu’une des voies du progrès condui-sait à la conquête rationnelle de la complexité. Et même, loin d’êtreexplicatif, le simple ne s’explique bien que si l’on détermine sa justeplace et son rôle exact à l’intérieur du phénomène complexe. Il fauttoujours en venir — sous peine de graves erreurs — à supposer initia-lement toutes les possibilités du phénomène. Ainsi, nous avons vu queFourier ne pouvait corriger la notion de conductibilité en introduisantaprès coup la variation de ce coefficient avec la température. Poissondut reprendre le problème à sa source et partir du cas complexe. Demême, tout l’effort d’un Lamé a été dans une position initiale des pro-blèmes suffisamment réceptive pour faire face à toutes les spécifica-tions, à toutes les réalisations,

Parfois, le succès d’une intuition éclaire les raisons de l’échecd’une intuition différente. On peut alors redresser l’intuition défail-lante et après cette rectification retrouver les mêmes développementsmathématiques. C’est peut-être cette malléabilité de l’intuition raffi-née qui a donné au philosophe l’impression du caractère provisoire ousubalterne des hypothèses. Ainsi dans le court historique que Voigt afait des principes de l’élasticité dans les cristaux, il oppose la nouvellethéorie des actions immédiates et la théorie moléculaire qui, en ce quiconcerne le problème que nous examinons, correspond à l’intuitiondes mathématiciens, de Fourier à Lamé. Voigt montre très clairementles conditions de la rectification de l’hypothèse de l’action mutuelleentre molécules séparées 172, « si l’on ne se propose d’autre but, dit-il,que d’obtenir les lois élémentaires de l’élasticité sous une forme ré-pondant à la réalité, on se déclarera satisfait par les résultats de lathéorie des actions immédiates, sans demander pourquoi [164]l’hypothèse moléculaire conduit à des résultats inexacts. Mais si l’ontend vers une théorie générale et conséquente de la matière et que l’onne perde pas de vue les résultats remarquables obtenus dans d’autresdomaines à l’aide d’hypothèses analogues, on tiendra pour instructivela recherche des raisons qui les firent échouer en apparence dans ledomaine de l’élasticité. Cette recherche montre que la théorie molécu-

172 Rapports au Congrés international de Physique de 1900, t. I, p. 289.

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laire ancienne de l’élasticité part d’une conception fondamentale inuti-lement spécialisée à savoir l’hypothèse d’actions moléculaires cen-trales et ne dépendant que de la distance, et n’a échoué que pour cetteraison. Une réflexion très simple sur le mécanisme de l’accroissementdes cristaux aurait dû d’ailleurs convaincre de l’inadmissibilité decette conception, car la formation régulière d’un cristal dans une dis-solution ou dans une masse fondue n’est compréhensible que si unmoment directeur agit sur la particule qui va s’associer au cristal enlui donnant une orientation parallèle à celles qui font déjà partie del’édifice ». L’échange calorifique qu’on pose à l’origine du problèmede la propagation de la chaleur est frappé du même déficitd’imagination que la communication de la force dans l’élasticité. Lesmots nous entraînent. Comment, dira-t-on, accepter qu’un « échange »se fasse autrement que le long de la droite qui joint les deux moléculesentre lesquelles se fait cet échange, dès qu’on isole par la pensée cecouple unique, élément véritable, croit-on, de l’explication ? Et pour-tant la preuve est faite qu’il faut en venir à envisager, pour ce qu’il y ade plus directement intuitif, pour l’impulsion, un potentiel de l’actionmutuelle qui dépend de l’orientation, de manière que cette action pourdeux molécules n’ait plus lieu suivant la ligne des centres. Le poten-tiel des flux de chaleur envisagé par quelques auteurs peut recevoir lamême adjonction. Ainsi la pensée algébrique, plus libre et plus fineque l’intuition qui prend son point d’appui sur une expérience globale,peut suggérer des variations qui, après coup, reçoivent tant bien quemal un sens dans l’intuition.

Au surplus, si le schéma initial est trop resserré, le programme dela vérification restera pauvre. Cette vérification sera en quelque sorteunilatérale, elle manquera de cette confirmation [165] redoublée quedonne un groupe vraiment organique de preuves réciproques. On res-tera dans le domaine de la validation pragmatique, bien difficile à dé-barrasser de ses éléments subjectifs. Par contre, quand nous voyons lephénomène s’éclairer à des points de vue les plus divers, l’élémentgéométrique travailler plus vite que l’expérience, la prévision dépas-ser en somme la connaissance, nous nous sentons sur le terrain solidede l’objectivité.

Une autre propriété des faits principaux, outre leur complexité,c’est la solidarité des éléments qui les constituent. Il y a des variablesqu’on ne peut pas séparer, même hypothétiquement. Que ces variables

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soient en réalité fondues dans le phénomène, c’est ce qu’on acceptesans peine, mais que la théorie — qui n’est pour certains épistémo-logues qu’une méthode de classement, qu’un ensemble de proposi-tions hypothétiques — nous présente des schémas qui se refusent àl’analyse, c’est ce qu’il est plus difficile d’admettre. J. Bertrand a misen lumière, sur un cas industriel, cette dépendance indissoluble desnotions. En étudiant la condensation pendant la détente dans le cy-lindre d’une machine à vapeur, il est amené à se poser la question sui-vante 173 : « Le constructeur d’une machine à vapeur doit-il, oui ounon, considérer la condensation pendant la détente comme favorableau travail ? La question semble nette. Elle l’est si peu qu’il est impos-sible d’y répondre. Si deux liquides, identiques pour tout le reste, dif-féraient en un point seulement, la vapeur de l’un se condensant pen-dant la détente, celle de l’autre conservant l’état gazeux, on pourraitdemander lequel des deux, pour une même dépense de chaleur produitle plus de travail. L’avantage, nous l’avons prouvé, serait pour la va-peur qui ne se condense pas. Mais, l’hypothèse implique contradic-tion. La théorie lie les unes aux autres les propriétés d’une même va-peur il n’est pas permis, même hypothétiquement, d’en changer unesans toucher aux autres, cela est si vrai que, les autres propriétés del’eau étant connues, la théorie a révélé la condensation... Ceux quisans tenir compte de la condensation, avaient calculé l’effet utilecomme si elle n’avait pas lieu, acceptaient [166] une formule que cetteomission rend inexacte. Le résultat doit être rejeté, non corrigé ». Unfait adjoint, quelle qu’en soit l’échelle relative, peut modifier profon-dément le fait principal. L’analyse empirique peut omettre des possi-bilités endormies ; mais la synthèse théorique doit avoir pour premiersoin de réserver la complexité jusqu’au terme de la construction.

Pour toutes ces raisons, le phénomène général qui est l’objet de laphysique mathématique est placé en quelque sorte sur le plan de lapossibilité. On implique dans son schéma initial non seulement ce quele phénomène présente de manifestement important, mais toutes lesvariables qui pourraient le modifier ; c’est l’avenir qui décidera sitoutes les possibilités doivent être maintenues. Ainsi le fait est devenuen un certain sens moins empirique en devenant plus riche ; les carac-tères ajoutés, en augmentant les raisons de liaison, ont rendu ce fait

173 J. BERTRAND, Thermodynamique, p. 217.

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plus prêt à la conciliation avec les éléments mathématiques, plus apteà suivre la déduction algébrique.

Mais d’un autre côté, on pourrait montrer que les principes qui rè-glent le développement de la théorie sont à quelques égards plus em-piriques qu’il ne paraît d’abord. Prenons par exemple le principe de laconservation qui sous des formes diverses est l’âme de nos formules.En ce qui concerne les études calorifiques, ce principe était devenu siintuitif que l’hypothèse de l’énergie s’est substituée à celle du fluidesans qu’on ait éprouvé la moindre tentation de changer la règle del’évolution ; n’est-ce pas la preuve de la valeur formelle de cetterègle ? D’autre part, dira-t-on encore, le principe de la conservationcalorifique a une force si singulière qu’il s’impose, encore que leschéma de la dispersion, de l’anéantissement, dût sembler expérimen-talement mieux approprié aux phénomènes. Aucun vaisseau ne peutgarder le calorique, aucun procédé ne peut maintenir l’énergie calori-fique sous forme potentielle. Mais à regarder les choses de plus prèson s’aperçoit que même dans son usage théorique ce principe ration-nel de la conservation ne peut se soutenir dans sa forme pure qui seraitla conservation de la qualité et qu’on est obligé de lui adjoindre lesprincipes nettement [167] expérimentaux d’équivalence. C’est ainsiqu’on totalise deux contraires : la chaleur se conserve et elle se dé-grade. L’expérience seule peut obliger à de telles conciliations. Sinous considérions l’électricité, nous verrions de même que le principede la conservation de la quantité d’électricité n’est pas davantage apriori car on a d’abord admis tacitement le principe contraire. C’est ceque M. Marcel Brillouin fait remarquer 174 : « Critiquant la méthodede Davy et décrivant la sienne propre, Becquerel reconnaît, que nil’une, ni l’autre n’est à l’abri de la perte d’électricité qui a toujourslieu quand l’électricité passe d’un conducteur dans un autre ». Demême, l’idée de la conservation de la chaleur n’a pu s’affermir qu’à lalongue. Certaines formes calorifiques telles que la chaleur rayonnanteet la chaleur sensible n’ont trouvé leur unification que dans la théorieénergétique.

En résumé, quand on examine les rapports des notions expérimen-tales et des principes qui les lient, on s’aperçoit que les notions

174 Marcel BRILLOUIN, Propagation de l’Electricité, 1904, p. 19.

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s’épurent par l’usage des principes mais qu’en échange les principesne prennent leur forme générale que par une information répétée desnotions. M. Brillouin a retracé la lente formation de la notion de cou-rant. Il nous montre Barlow recherchant avec le plus grand soin sil’action magnétique du courant est la même auprès des pôles de la pileet au milieu d’un long circuit, autant d’expériences qui n’auraient pasde sens si le courant était une notion première. Et M. Brillouin con-clut 175 « Ne sont-ce pas là des exemples frappants de l’origine expé-rimentale des notions qui sont devenues tellement familières qu’on neconçoit même plus qu’on ait pu en douter ? et pourquoi ? Simplementparce que ces vérités péniblement conquises par de longues sériesd’expériences se sont condensées dans l’emploi d’un mot unique« courant électrique » et que l’unité de dénomination semble indiquercomme intuitive l’identité des choses que désigne ce nom unique ;illusion utile à l’enseignement élémentaire, mais profondément nui-sible à la philosophie de la science ».

[168]

L’unification mathématique est de même ordre que cette unifica-tion verbale ou plutôt, elle l’achève. On peut donc espérer garderjusque dans le développement des équations mathématiques la signifi-cation expérimentale des termes. D’autre part, les équations elles-mêmes mettent en jeu des principes qui ne sont pas indépendants del’expérience. On s’explique donc jusqu’à un certain point que les ma-thématiques offrent un langage approprié à manier les éléments géné-raux que l’analyse scientifique des phénomènes a isolés. Mais notreétonnement subsiste tout entier quand nous voyons la physique ma-thématique que Cauchy appelle la physique sublime devancerl’observation et prédire des lois qui affinent et prolongent les lois ex-périmentales.

Après avoir examiné le côté expérimentai de la question, transpor-tons-nous, pour essayer de nous rendre compte des conditions de laprévision théorique, sur le domaine purement mathématique.

175 Loc. cit., p. 21.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 172

Ce sens prophétique de la physique mathématique, d’heureusesprémisses ne suffisent pas à l’expliquer. Quand on assimilait la mé-thode mathématique à la méthode déductive, on pouvait plus facile-ment accepter que l’analyse, partie d’expériences correctement résu-mées, retrouvât et éclaircît des aspects phénoménaux primitivementobscurs ; on pouvait croire que le rôle des mathématiques se bornât àexpliciter des notions laissées implicites dans l’expérience initiale.Mais depuis la critique de M. Goblot, on se rend compte qu’il fautfaire une large part —dans les mathématiques qui découvrent, sinondans celles qu’on enseigne, — aux procédés synthétiques et quel’allure vraiment féconde est celle de la construction. Cette force desynthèse ne réside pas seulement dans le jugement mathématique iso-lé, mais elle est l’âme de la liaison de ces jugements. Les notions for-mées par les jugements synthétiques a priori prennent place commeéléments d’une nouvelle construction. Et cette pensée constructive vasi loin qu’elle nous semble impliquer un véritable finalisme mathéma-tique. Le succès de la physique mathématique consacre ce finalismeplus complètement que toute autre doctrine [169] mathématiquepuisque ce succès assure la cohérence rationnelle en même temps quel’accord expérimental. Bien entendu, les règles de cette synthèse sontpropres aux mathématiques ; à aucun moment, elles ne s’inspirent desliaisons du réel. La question reste donc plus aiguë que jamais : com-ment la construction peut-elle rejoindre la structure ?

Ce qui paraît avoir encore contribué à accentuer l’antinomie, c’estl’appareil formel dont s’est entouré la physique mathématique mo-derne. Comme les autres branches des mathématiques, la physiquemathématique vient de traverser une période de mise au point où lesouci de la rigueur a été la préoccupation dominante. Pour rester dansle problème unique qui nous a occupé tout le long de cet essai, bor-nons-nous à citer le beau travail de M. Edouard Le Roy sur« l’Intégration des Equations de la Chaleur » 176 qui contient tous lesrésultats obtenus par les analystes contemporains, en particulier parPoincaré et par M. Picard. M. Le Roy caractérise en ces termes laphysique mathématique du XIXe siècle : « Préoccupés d’une idée quirégnait autrefois, d’après laquelle une intégration n’était réputée faiteque si l’on parvenait à découvrir la forme explicite de la fonction in-

176 Voir Annales scientifiques de l’Ecole Normale, années 1897-1898.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 173

connue, les géomètres par qui fut inaugurée la Théorie de la chaleuront employé dans toutes leurs recherches une méthode uniforme ; leurprojet a toujours été, suivant l’expression de Lamé, de construire lasolution d’un problème de physique à l’aide d’une série de solutionssimples jouant le rôle d’éléments analytiques ». M. Le Roy se place àun point de vue différent. Son but, uniquement mathématique, est dedéterminer les conditions dans lesquelles le problème de la propaga-tion calorifique, pris dans des formes aussi générales que possible,peut être résolu. Il s’agit, en somme, comme dans l’Analyse moderne,de déterminer les théorèmes d’existence sans s’astreindre à fournirl’expression analytique des inconnues. Le problème de l’intégrationde l’équation de Fourier généralisée que traite M. Le Roy n’est autreque le problème de Dirichlet, il faut prouver qu’on peut déterminerune fonction obéissant à une certaine [170] équation dans un domaine,quand on connaît ses valeurs aux frontières du domaine.

C’était là une tâche indispensable, mais son principal intérêt est del’ordre des mathématiques pures. En s’appuyant sur les résultats obte-nus par les Analystes, on retrouve d’ailleurs, par déduction, les élé-ments que Lamé et Fourier posaient a priori et comme nous ne vou-lons qu’élucider la méthode de construction, nous pouvons toujourspartir de l’intuition créatrice qui en fournit d’emblée les éléments. Lasubstructure logique répond uniquement à un besoin rationnel ; on nepeut donc nous objecter la complication soudaine des questionsqu’elle soulève et qui semble nous écarter des conditions toujourssimplifiées que nous trouvons dans l’expérience. À les prendrecomme l’évolution historique nous les présente, les deux termes quenous devons concilier sont plus prochains, ou si l’on veut, l’intuitioncréatrice reste l’intermédiaire tout désigné pour réunir la logique etl’expérience. On pourrait même atténuer l’antinomie en prolongeantl’intuition secrète d’un Fourier qui, nous l’avons vu, n’hésitait pas àdonner l’être aux éléments analytiques utilisés pour la solution duproblème de physique mathématique.

Si l’on entrait dans cette voie, on intercalerait comme trait d’unionentre la géométrie et le monde de la matière le réalisme géométrique ;entre la théorie des fonctions et le jeu des variables expérimentales, onposerait les êtres analytiques qui jouent un rôle tantôt purement algé-brique, tantôt nettement physique.

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En effet, l’élément géométrique peut être introduit dans la sciencephysique de deux manières bien différentes. On l’apporte manifeste-ment dans les lois qui touchent les ensembles, dans l’organisation deslois générales, dans l’expérimentation. On le trouve tout fait dansl’examen de certains détails, dans l’observation. C’est le cas surtoutdu cristal qui réalise, dans toute la force du terme, la géométrie.

Et il ne s’agit pas, dans ces derniers cas, d’une géométrie pragma-tique, susceptible de rendre plus clair ou phis commode l’exposé deslois. Certes, dans les phénomènes d’ensemble, il est de toute évidenceque nos axes de coordonnées et toute la géométrie [171] qu’ils impli-quent ne fait pas corps avec la matière en expérience ; ces axes consti-tuent des liaisons de points de vue en quelque sorte essentiellementexternes. Il en est différemment dans les cristaux, les axes tiennentvraiment à la nature de l’objet, ils sont préfigurés dans la matière.Quand les formes cristallines coordonnent les uns après les autres lesdomaines qui, de prime abord, apparaissent comme les plus divers,quand nous voyons le même canevas recevoir tous les dessins, com-ment hésiterions-nous à prendre pour marque de la fonction substancele centre d’une convergence aussi extraordinaire des qualités. Si lesigne de l’existence individuelle est la proxilité des caractères, le cris-tal existe et il existe géométriquement. Quand Goethe a conçu la« Urpflanze » la plante primordiale résultant de la différenciation de la« feuille transcendantale » il se vante de pouvoir exciter « la jalousiede la nature », car il peut construire une infinité de plantes qui, si ellesn’existent pas, sont cependant « aussi vraies et aussi nécessaires queles plantes réelles » 177. Il semble que dans le cristal, on puisse de lamême manière contempler le phénomène primordial, le phénomène-type, le phénomène-idée, Du cristal à l’être géométrique, il y a uneplus courte distance que celle qui sépare le donné informe et la penséerationnelle générale.

Des éléments qui, à première vue, paraissent jouir d’un caractèreéminemment pragmatique, comme la symétrie, sont profondémentgravés sous les formes les plus complexes dans le monde cristallin.Cette symétrie sera l’un des éléments dominants de l’instinct esthé-

177 Voir article TIBAL, Gœthe et les Sciences de la Nature, « Revue du Mois »,février 1914, p. 249.

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tique, de la création des formes, de l’organisation de la vie au pointqu’on a pu dire qu’un organisme sédentaire doit avoir avantage à en-trer en contact avec le milieu ambiant dans le plus grand nombre pos-sible de dimensions, la multiplication des possibilités allant de pairavec l’accentuation des symétries 178. Et l’on s’étonne que l’insectetravaille sur un plan géométrique ! L’alvéole ne peut-il au contrairefournir une [172] illustration supplémentaire des forces de géométrisa-tion naturelle ? Ce qui est géométrique est pratique ; aussi l’on com-prend que par ce détour, on puisse développer — paradoxale réaction— un réalisme du pragmatique. En fait, les diverses formes cristal-lines semblent adaptées à réagir à des minima d’action, réalisant ainsides maxima pragmatiques. De plus, le temps s’inscrit pour ainsi direnaturellement sur les réseaux cristallins, la propagation s’y joue avecune manière de rythme naturel. Nous avons vu, dans les équations auxdérivées partielles de la chaleur, l’équilibre des variations temporelleset spatiales se simplifier quand on appliquait ces équations à de véri-tables cristaux élémentaires, l’ordre et la place des surfaces du cristalfacilitant les intégrations.

Cette facilité mathématique est liée au fait que le cristal est déter-miné par des conditions physiques énumérables. Les « fonctions depoint » au sens de Lamé réclament, dans le cas général, une définitioninépuisable ; c’est à peine si l’idée de continuité impose une limite àcette richesse surabondante. Au contraire, les propriétés cristallines lesplus diverses, quels que soient les agents qu’elles mettent en jeu, sontentièrement solidaires de la forme géométrique. Les éléments de cetteforme (faces et angles) sont donc très propres à fournir une analysecomplète et adéquate des phénomènes ; ils constituent vraiment lesparamètres naturels et peu nombreux de la réalité. C’est par leur con-sidération qu’on peut espérer se rapprocher des développements ana-lytiques où réussissent les conditions de linéarité, autrement dit, lecristal est construit sur un plan qui marque de traits nettement séparésles divers ordres de grandeur, il opère l’élimination correcte du détail.

Certes, le cristal le mieux construit ne réalise pas parfaitement sontype. De même que l’une des moitiés d’une feuille de chêne n’est ja-mais exactement semblable à l’autre moitié, un cristal d’alun n’a ja-

178 Voir JAEGER, Le Principe de Symétrie, 1925, p. 66, trad. fr.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 176

mais douze angles parfaitement égaux ; mais le jeu des coefficientsnumériques, qui individualisent un cristal d’alun particulier entre tous,est très faible. Le type reste évident. Malgré la diversité, nousn’hésitons jamais à reconnaître une feuille donnée comme provenantd’un chêne, ni à déclarer [173] qu’un cristal d’alun est un octaèdre.« Nous arrivons même, dit M. Jaeger 179 à nous convaincre que si descirconstances de plus en plus favorables se prêtaient au libre dévelop-pement d’une feuille de chêne ou d’un cristal d’alun, ils tendraient deplus en plus vers cette forme idéale qui n’est qu’une création de notreesprit. C’est seulement aux formes idéales, abstraites, ques’appliquent nos considérations sur le principe de symétrie ; et c’estseulement aux représentations en quelque sorte idéalisées de la natureque s’adaptent les raisonnements mathématiques. En d’autres termes,nous disons que la nature assigne à la feuille de chêne ou de peuplierune symétrie bilatérale et que l’alun, de par sa nature même d’alun,doit cristalliser sous forme d’octaèdre ». Que manque-t-il donc auxformes cristallines réalisées pour désigner plus nettement les êtresgéométriques ? Elles possèdent la répétition régulière, l’arrangementpériodique, la constance des relations dans l’ordre de grandeur. Le faitqu’un flottement numérique perturbe des éléments ne peut masquerl’organisation de ces éléments. Dans le cristal, le détail ne déclassepas ; l’accident y est nettement désigné en tant qu’accident, il laissel’essence visible et entière. Entre les formes ainsi réalisées et lesformes idéales et abstraites dont parle l’éminent cristallographe, lacorrespondance est si étroite que nous n’hésitons pas à y voir la tracede ce réalisme intermédiaire qui serait sans doute propre, si l’on pou-vait seulement lui donner plus d’extension, à rapprocher les lois ma-thématiques et les lois expérimentales. Le souvenir d’un réalisme pla-tonicien occupe d’ailleurs la pensée de M. Jaeger 180 : « Ceci supposeun univers abstrait, image idéale d’un univers réel, imparfait et nousvoilà bien près dans cette représentation mathématique des objets ré-els du spiritualisme de Platon et d’Aristote. On pourra remarquer quec’est seulement dans quelques cas, comme celui des cristaux parexemple, qu’on a pu réussir à donner une explication rationnelle desrelations entre la structure interne et la forme extérieure ».

179 Loc. cit., p. 8.180 Loc. cit., p. 9.

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[174]

L’évolution que nous avons retracée peut sans doute illustrer cetteconquête d’une géométrie réaliste intermédiaire. On peut ainsi arriverà joindre tout ce qu’il y a de constructif dans la pensée rationnelle etce qu’il y a manifestement de général, de symétrique, de répété dansles faits. Le sens profond du progrès de la pensée physique va ainsi del’homogène à l’organisé, de la barre au cristal.

Sous cette inspiration, la physique qui était d’abord une sciencedes « agents » doit devenir une science des « milieux ». C’est ens’adressant à des milieux nouveaux que l’on peut espérer pousser ladiversification et l’analyse des phénomènes jusqu’à en provoquer lagéométrisation fine et complexe, vraiment intrinsèque.

Au surplus, dès qu’on considère les rapports des formes en se pla-çant à un point de vue déterminé — et tout agent, la chaleur en parti-culier, est susceptible de jouer ce rôle de corrélation — on s’aperçoitque le possible est limité. On lit les raisons de cette limitation dans letout organique du phénomène. C’est un caractère qui est très suscep-tible de faire ressortir l’allure constructive de la physique mathéma-tique. Cette allure entraîne la primauté de l’organisation del’expérience possible sur la description de l’expérience réelle. Commenous l’avons reconnu à plusieurs reprises, le mathématicien apporte leplus grand soin à saisir le phénomène avec toute sa marge de générali-té, ou plutôt il prend garde de laisser ouvertes toutes les voies de géné-ralisation. Le fait qui sert de point de départ à sa recherche n’est pasretenu dans l’atmosphère de conditions où on le trouve, il est immé-diatement entouré de toutes les possibilités de diversification ; autre-ment dit, on attribue aux variables du phénomène une sensibilité indé-finie, fort propre à la généralisation de l’expérience. Cette discussionpréalable des conditions de possibilité est très marquée dans la cristal-lographie moderne. Après avoir été longtemps une étude a postérioriqui s’occupait de quelques formes exceptionnelles réalisées dans lesminéraux, la cristallographie est devenue une recherche a priori. Ellese présente maintenant comme un véritable dénombrement du pos-sible qui permet de restreindre la géométrisation intrinsèque [175] desmilieux. Elle désigne l’impossible, elle canalise l’observation par laprévision des formes, des symétries, des propriétés. Sans doute la réa-lité ne nous a pas encore livré tous ses modèles, mais nous savons déjà

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qu’elle ne peut en posséder un plus grand nombre que celui qui lui estassigné par la théorie mathématique des groupes.

Rien ne dit d’ailleurs que la forme extérieure soit un indice suffi-sant de la structure intime du réel alors même qu’on pourrait espéreravoir atteint la forme élémentaire de la molécule cristalline, l’élémentde la construction. En effet cette forme ne résume pas nécessairementtoutes les symétries du milieu puisqu’elle ne met en jeu que les phé-nomènes visuels et tactiles. La matière peut fort bien contenir deséléments préfigurés que des agents appropriés pourraient peut-êtredégager. Sans doute c’est la forme extérieure qui nous enseigne lasymétrie ; mais cette symétrie commande à la fois au milieu et àl’agent. Parfois, c’est l’agent qui se plie au milieu, d’autres fois c’estle milieu qui s’informe sous l’effet de l’agent. Ainsi Séguin rappelleune observation de Mitscherlich sur le sulfate de nickel et sur le sélé-niate de zinc à forme prismatique qui, exposés à la lumière du soleil,se transforment en cristaux octaèdres à base carrée sans qu’on puisseapercevoir à l’extérieur aucune modification sensible ni sur les côtésni sur les faces polies de ces cristaux « ce qui indique évidemment, ditSéguin, que dans les corps solides les molécules n’ont pas de positionsfixes, mais qu’elles peuvent changer de place et passer successive-ment par des états d’agrégation entièrement différents les uns desautres » 181. L’on peut donc dire que la matière travaillée par desagents est plus riche de symétrie que la forme extérieure.

C’est par l’interférence des domaines de symétrie réalisée parl’action des divers agents se propageant dans les milieux cristallinsque l’on peut espérer faire apparaître des phénomènes nouveaux.C’est ce qu’indique Pierre Curie dans une courte note 182 : « Les corpscristallisés peuvent être divisés en trente-deux [176] groupes si l’onconsidère seulement la symétrie et la forme extérieure ; mais la théo-rie prévoit pour la structure interne de ces substances, deux cent trentetypes de symétrie distincts. Si tous ces types se trouvent réalisés dansla nature, c’est pour les physiciens une véritable richesse, car ils ontalors à leur disposition deux cent trente milieux doués de symétriesdifférentes ».

181 Note à la traduction de la Corrélation des forces physiques de Grove, p. 309.182 Pierre CURIE, Œuvres complétez, p. 120.

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On a dit qu’une théorie n’est qu’un principe de classification enprétendant par là cantonner l’explication scientifique dans un véritablenominalisme. Une classification qui décrirait les phénomènes phy-siques en fonction des milieux cristallins deviendrait cependant clai-rement et manifestement solidaire d’une réalité. On ne voit guèrecomment on pourrait lui refuser le nom de classification naturelle.Cette théorie trouverait coordination et unité dans les principes de laseule symétrie, tout en touchant à la diversité vraiment exacte, vrai-ment réduite à ses éléments réels. Quand on songe enfin que cette di-versité se déploie d’accord avec les mathématiques, l’idée s’imposeencore davantage que le cristal est bien l’élément le plus propre à con-cilier les besoins rationnels et les enseignements de l’expérience. Il estla première et la plus simple réalisation de la géométrie.

Le cristal est donc éminemment propre, après avoir été l’objet del’explication à fournir un élément de l’explication. A première vue, onpeut être tenté de refuser le nom d’explication à une méthode qui ré-fère l’objet à l’objet. Il semble qu’une géométrisation totale et libre enutilisant des éléments plus simples et plus généraux, caractérise uneexplication plus apte à relier la pensée, prise à son principe, etl’expérience la plus complexe. Cependant, à notre sens, cette géomé-trisation manquera toujours de cette nécessité interne si nettement ins-crite dans les systèmes cristallins. Tout compte fait, il y aura plusd’avantage à penser cristal ou molécules symétriques qu’à penserangle et distance. La cellule physique résulte d’une organisation où lagéométrie et l’arithmétique ont un rôle réglé par le principe expéri-mental de symétrie. Une fois qu’on a saisi cette organisation dans sonidée, il reste à penser les lois des agents, les phénomènes d’ensembleen fonction de cette cellule. Il y a donc [177] place pour une explica-tion à deux temps. Mais le deuxième temps qui va de la cellule àl’ensemble jouit de ce remarquable privilège que la cellule est déjà unobjet réel. Finalement la réalisation intermédiaire participe des ex-trêmes qu’elle relie. Dès lors, si dans l’explication scientifique il fauttoujours partir d’un fait, pourquoi se refuserait-on à accepter commepoint de départ la réalité dans son aspect symétrique, organisée par leprincipe de raison suffisante, prise dans les modèles où elle essaie sesforces de géométrisation ?

En ce qui concerne la propagation calorifique, on n’a guère conti-nué l’effort de Lamé qui tendait à minimer le problème pour la can-

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tonner au niveau du cristal élémentaire, dans la région où l’on a leplus de chance de déterminer les propriétés géométriques de la ma-tière et le comportement des agents. La conception cinétique, en pla-çant l’explication dans le domaine des moyennes rendait bien difficilecette diminution d’échelle. Néanmoins il n’est pas impossible que lesréactions calorifiques soient par la suite décelées au niveau del’atome.

De toute manière, c’est en acceptant dès l’infiniment petit les ca-ractères empiriques les plus nombreux, les plus généraux, qu’on at-teindra à l’explication la plus ample. Si l’on admet que l’intelligibilitéen soi n’a pas de sens, mais qu’on ne peut parler que d’une intelligibi-lité en fonction d’un domaine d’explication, à l’égard d’un matérieladmis une fois pour toutes, on comprendra l’intérêt qu’il y a à partird’un système d’éléments assez riches pour réserver un maximum depossibilité. En fait, nous avons vu la grande importance du schémainitial de l’échange calorifique infinitésimal. Nous avons constaté enoutre qu’on rectifie mal ce schéma quand on prétend le corriger encours de route, suivant les besoins d’une expérience qui s’affine. C’estdès le premier abord que le schéma doit s’adapter aux milieux diffé-renciés telle que la réalité nous les offre. Les recherches en milieuxhomogènes ou plutôt en milieux compensés peuvent paraître d’uneclarté plus évidente ; elles se développent cependant physiquementparlant, sur un plan nettement factice. L’homogénéité du milieu estdéjà dérangée par l’agent qui s’y propage. Elle ne peut donc être po-sée que par un cercle vicieux ; [178] du même, l’autre ne peut surgir.Pour maintenir cette homogénéité il faut étouffer des variations. Onduit donc attaquer l’énigme où elle réside : dans l’infiniment petit. LaNature fait le cristal, elle organise le phénomène infinitésimal, ellefixe la différentielle de la propagation, liant ainsi l’élément de temps àl’élément de matière. Elle laisse ensuite au hasard la charge de faireun univers.

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[179]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

INDEX DES NOMS PROPRES

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Abel, 127.

Amontons, 7, 8.

Ampère, 127.

Arago, 33, 162.

Aristote, 134-173.

Bacon, 8.

Barlow, 167.

Becquerel (Ed.), 167.

Becquerel (Jean), 123.

Berget, 56.

Bertrand (Joseph), 94, 98, 110, 144,145, 165.

Binet, 55.

Biot [25 à 32], 49, 115.

Black, 16, 17, 18.

de Blainville, 55, 70, 71.

Bloch (Eugène), 153, 154.

Boerhaave, 12.

Bouasse, 96.

Boussinesq, 97, 117. 118, 129 [133 à150].

Bragg, 100.

Brillouin (Marcel), 167.

Broussais, 55.

du Buat, 138.

Cauchy, 105, 119, 127, 168.

Cavendish, 17.

Chappuis, 56.

Chasles, 93, 131.

Chwolson, 97, 133.

Clapeyron, 110.

Comte (Auguste), 33 [55 à 72], 88.

Cousin (Victor), 56.

Crawford, 16.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 182

Curie (P.), 101, 102, 175.

Darbon, 60, 160, 162.

Darboux, 35.

Darwin, 100.

Davy, 167.

Debye, 100.

Descartes, 134.

Despretz, 32.

Dirichlet, 169.

Drude, 153, 154.

Duhamel, 70 [89 à 93], 97, 103, 105,108, 112, 117, 121, 130.

Dulong, 11, 64.

Dupin, 131.

Esquirol, 55.Euler, 70.

Farenheit, 16.

Fontenelle, 160.

Fourier, 16, 29 [33 à 72], 73, 79, 86,87, 88, 90, 91, 95, 97, 108, 109,110, 111, 118, 119, 126, 127, 149,162, 163, 169, 170.

Franz, 32, 84, 97, 152, 153, 154.

Fresnel, 74.

Gauss, 105.Goblot, 87, 168.

Goethe, 171.

Goursat, 52.

s’Gravesande, 12.

Grove, 175.

Haüy, 33, 104.

Ingen-Housz, 95.

Irvine, 16.

[180]

Jacobi, 127.

Jaeger, 154, 155, 171, 173.

Jannettaz (Edouard), 98, 99.

Junnettaz (Paul), 99.

Joule, 157.

Lagrange, 33.

Lamarck, 57, 151, 160, 161.

Lambert, 15, 16, 29, 62.

Lamé, 47, 70, 93, 95 [103 à 132], 133,134. 159, 163, 169, 170, 172, 177.

Langberg, 32.

Laplace, 23, 33, 34, 105, 124, 125.

Lavoisier, 21, 23, 24.

Legendre, 33, 126.

Lehmann (Otto), 116.

Lemeray, 23.

Le Roy (Edouard), 169.

Lippmann. 149.

Lodge, 117.

Lorentz, 154.

Mach, 11, 62.

Malus, 33.

Maxwell, 17, 53, 54, 75, 113.

Mayer, 157.

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Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 183

Mitscherlich, 95, 175.

Moigno, 157.

Musschenbroek, 14, 30.

Navier, 55.

Newton, 12, 17, 27, 28, 31, 35, 56, 64,99, 134.

Ostrogradski, 110, 111.

Petit, 11, 64.

Pfaff, 95.

Picard (Emile), 169.

Platon, 173.

Poincaré, 64, 75, 169.

Poinsot, 55, 93.

Poisson, 71 [73 à 88], 89, 90, 91, 95,105, 108, 109, 110, 111, 118, 127,163.

Poncelet, 131.

Regnault, 101.

Renouvier, 56, 60.

Richinann, 13, 14. 15.

Riggentbach, 15.

Rumford, 30.

Savart, 95.

Sehulze, 96, 97.

Seguin, 175.

de Sénarmont, 70, 94, 95, 96, 98, 99,100, 101, 102, 154.

Socquet, 18, 19, 21, 22.

Sorel, 97, 117.

Steiner, 131.

Stokes, 97.

Tibal, 171.

Thiry, 51.

Thompson (S.-P.), 117.

Tyndall, 157.

Verdet, 18.

Villat, 51.

Voigt, 96, 97, 120, 121, 154, 163.

Wachsmuth, 152.

Wedgewood, 31.

Weyl, 123.

Wiedemann, 32, 84, 97, 99, 152, 153,154.

Wilke, 16.

Page 184: Étude sur l'évolution d'un problème de physique. La propagation

Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 184

[181]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Liste des principauxouvrages cités

Retour à la table des matières

BIOT — Traité de physique expérimentale et mathématique, 1816,Paris.

_____, Mémoire sur la propagation de la chaleur et sur un moyensimple et exact de mesurer les hautes températures. Journal desMines, An. XIII, t. XVII.

BLACK. — Vorlesungen über Chemie. Trad. allemande de Crelle.Hambourg, 1804.

BOUSSINESQ. — Leçons synthétiques de mécanique générale. Gau-thier-Villars

_____, Traité analytique de la chaleur mise en harmonie avec lathermodynamique et avec la théorie mécanique de la lumière, t. I,1901 ; t. II. 1903. Gauthier-Villars.

CHWOLSON. — Traité de physique, t. III, 1er fascicule. Hermann.COMTE. — Cours de philosophie positive, 1907. Schleicher.

DARBON. — L'explication mécanique et le nominalisme, 1911. Al-can.

DUHAMEL. — Mémoire. Journal de l’Ecole polytechnique, 1832, t.XIII.

_____, Mémoire. Journal de Liouville, 1839.

Page 185: Étude sur l'évolution d'un problème de physique. La propagation

Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 185

FOURIER. — Œuvres publiées par G. Darboux, t. I, 1888 ; t. II,1890. Gauthier-Villars.

JANNETTAZ (Edouard). — Thèse « Sur la propagation de la chaleurdans les corps cristallisés », 1873.

Lamé. — Leçons sur la théorie analytique de la chaleur. 1861. Pa-ris.

_____, Leçons sur les coordonnées curvilignes. Paris.

_____, Leçons sur les fonctions inverses des transcendantes et lessurfaces isothermes, 1857. Paris.

LAVOISIER. — Traité élémentaire de chimie, 2e éd., 1793. Paris.

MACH. — Die Principien der Wärmelehre, Leipzig, 1896.

MAXWELL. — La chaleur. Trad. Mouret. Gauthier-Villars.

POISSON. — Théorie mathématique de la chaleur, 1835. Paris.

_____, Mémoire publié en supplément de la Théorie mathématiquede la chaleur, 1837. Paris.

RIGGENBACH. — Historische Studie über die Grundbegriffe derWarme-fortpflanzung, 1884. Basel.

[182]

De Sénarmont. — Mémoire sur la conductibilité des substancescristallisées pour la chaleur. Annales de Chimie et de Physique, 1847.

_____, Deuxième mémoire sur la conductibilité des substancescristallisées pour la chaleur. Annales de Chimie et de Physique, 1848.

_____, Expériences sur les modifications que les agents méca-niques impriment à la conductibilité des corps homogènes pour lachaleur. Annales de Chimie et de Physique, 1848.

SOCQUET. — Essai sur le calorique, 1801. Paris.

VERDET. — Conférences de Physique, t. IV. Masson, 1872.

VOIGT — Mémoire. Journal de Physique, 1898.

_____, État actuel de nos connaissances sur l’élasticité des cris-taux. Rapports présentés au Congrès international de Physique de1900, t. I. Gauthier-Villars.

____________________

Page 186: Étude sur l'évolution d'un problème de physique. La propagation

Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 186

On trouve une bibliographie très complète dans les ouvrages deRIGGENBACH, de VERDET, de CHWOLSON, contenus dans la liste pré-cédente.

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Page 187: Étude sur l'évolution d'un problème de physique. La propagation

Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 187

[183]

Étude sur l’évolution d’un problème de physique.La propagation thermique dans les solides

Table des matières

Préface [1]

Chapitre I. La formation des concepts scientifiques au XVIIIe siècle [7]

Chapitre II. L’expérience et le calcul de Biot [25]

Chapitre III. Le problème de Physique mathématique dans Fourier [33]

Chapitre IV. A. Comte et Fourier [55]

Chapitre V. L’intuition et la construction de Poisson [73]

Chapitre VI. Duhamel : Les premières équations relatives aux milieux cristal-lins [89]

Chapitre VII. Les recherches expérimentales dans les milieux cristallins [94]

Chapitre VIII. La synthèse mathématique de Lamé [103]

Chapitre IX. M. Boussinesq : L’hypothèse de la nature dynamique de la chaleurdans le problème de la propagation [133]

Chapitre X. L’hypothèse cinétique dans les solides et l’expérience [151]

Conclusion [157]

Index des noms propres [179]

Liste des principaux ouvrages cités [181]

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Page 188: Étude sur l'évolution d'un problème de physique. La propagation

Gaston Bachelard, Étude sur l’évolution d’un problème de physique... (1973) 188

[184]

L’HISTOIRE DES SCIENCES

TEXTES

Claude BERNARD. Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux ani-maux et aux végétaux. Préface de Georges Canguilhem. In-8 de 452 pages avec45 figures.

C. Linné. L’Équilibre de la nature. Traduction de Bernard Jasmin, introduc-tion et notes de Camille Limoges. In-8 de 172 pages.

G. W. LEIBNIZ. Marginalia in Newtoni Principia Mathematica. In-8 de 128pages.

Les nouvelles Pensées de Galilée, par Marin Mersenne. Édi­tion critique parP. Costabel et M.-P. Lerner. 2 vol. in-8 de 320 pages.

Thomas HOBBES. Critique du De Mundo de Thomas White. Édition critiquepar J. Jacquot et Harold Whitmore Jones. In-8 de 546 pages.

G. BACHELARD. Étude sur l’évolution d’un problème de physique : la propa-gation thermique dans les solides. Pré­face de A. Lichnerowicz.

ÉTUDES

Courtès (F.). La raison et la vie. Idéal scientifique et idéologie en Allemagnede la Réforme jusqu’à Kant. In-8 de 320 pages.

Koyré (A.). Chute des corps et mouvement de la terre de Képler à Newton.

LENOBLE (R.). Mersenne ou la naissance du mécanisme. In-8 de LXV-634pages.

ULMANN (J.). De la gymnastique aux sports modernes. Histoire des doctrinesde l’éducation physique. In-8 de 444 pages avec 4 planches hors-texte.

IMPRIMERIE A. BONTEMPS. LIMOGES