30
Extrait de la publication

Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

Extrait de la publication

Page 2: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

Extrait de la publication

Page 3: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

MUETTE

Page 4: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

DU MÊME AUTEUR

Les Mammouths et les Jeunes Lions. À la recherche dela deuxième droite, avec Jean-Luc Mano, Belfond,1990.

Des sœurs, des mères, des enfants, avec CatherineLaborde, Éditions Jean-Claude Lattès, 1997.

Dix jours en mars à Bruxelles, Ramsay, 2000.L’Homme du 18 juin 2002, avec Stéphane Bugat,

Ramsay, 2002.Pourquoi ma mère me rend folle, Ramsay, 2002.Ma mère n’est pas un philodendron, Fayard, 2003.Pas de panique, maman est là !, Fayard, 2005.C’est encore mieux à 50 ans !, Fayard, 2007.Ça va mieux en le disant !, Fayard, 2008.Une histoire qui fait du bruit, Fayard, 2011.Ne vous taisez plus !, avec Denise Bombardier,

Fayard, 2011.

Extrait de la publication

Page 5: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

Françoise Laborde

MUETTE

Quand ma mère me rendait folle…

Jean-Claude Gawsewitch Éditeur

Page 6: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

© Jean-Claude Gawsewitch Éditeur, 2013130, rue de Rivoli

75001 Pariswww.jcgawsewitch.com

ISBN : 978-2-35013-404-8

Page 7: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

1993

Cassée la voix

Il y a vingt ans, ma mère a eu les premierssymptômes de la maladie d’Alzheimer. Il y avingt ans, j’ai commencé à perdre ma voix. Elleperdait la tête, et je restais sans voix. Elle deve-nait folle, je devenais muette.

C’est un sujet dont je n’arrive pas à parler… Etj’en ai toujours honte.

C’est arrivé brutalement et au pire desmoments : pendant un direct à la télévision.

Subitement, et sans que rien m’y prépare, j’aisenti que ma voix « partait ». Elle se voilait,devenait rauque, blanche, ténue. J’ai cru que jen’arriverais pas à finir ma phrase. Je pensais queplus aucun son n’allait sortir de ma bouche, jem’entendais perdre le contrôle. Mon souffledevenait court, saccadé ; mon rythme cardiaques’emballait ; le rouge me montait aux joues. Et

7

Page 8: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

plus je forçais sur ma voix pour continuer àparler, plus elle se dérobait, me trahissait, memanquait… Je me sentais prise de vertige, aubord de l’évanouissement, mon cerveau s’affolaitcomme un oiseau en cage. Ce jour-là, j’ai cru quej’allais disparaître, comme ma voix.

Qu’est-ce qui a pu se produire en moi cettepremière fois ?

J’étais sur le plateau de France 3 où jetravaillais désormais. Nous venions d’apprendreque Pierre Bérégovoy venait de se tirer une balledans la tête. C’était le 1er mai 1993. Peu avant lejournal de 19/20, une dépêche de l’AFP annon-çait son suicide, ou sa tentative… Alors qu’il nefaisait guère de doute sur le fait qu’il n’avait passurvécu, je devais aller en plateau dresser unportrait de cet homme qui était sans doute déjàmort et dont le corps était rapatrié par hélicop-tère vers l’hôpital du Val-de-Grâce.

En toute hâte, j’avais griffonné sur un bout depapier quelques dates sur sa vie, quelques faitsmarquants sur sa personnalité, sa carrière, afin detrouver les mots pour brosser de lui un portraitaussi vrai et sensible que possible. C’est enparlant de ce destin si singulier que la voix, cejour-là, m’a manqué pour la première fois.

Subitement, au détour d’une phrase, ma voixs’est brisée. Je n’ai pas compris d’abord ce qui

Muette

8

Page 9: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

m’arrivait. J’étais comme absente, témoinimpuissant de mon propre naufrage. Mon espritanalysait ce fait objectif : je n’étais plus en étatde parler. Je ne pouvais pas dominer ce tremble-ment et la panique m’a envahie. C’est un peucomme quand on est au-dessus du vide et quel’on souffre de vertige : j’étais interdite devant cenéant qui s’ouvrait. La tête me tournait pendantque s’imposait cette évidence : je n’arriverais pasà finir de lire mon texte, j’allais être obligée deme taire.

Je voyais l’œil interdit de ma consœur quiprésentait le journal… Elle ne comprenait pas cequi m’arrivait et sans doute était-elle surprise devoir que je ne pouvais dominer mon trouble…Mais elle n’en a rien laissé paraître. La règlependant un direct, c’est qu’on enchaîne, quoiqu’il arrive. J’ai raccourci mon texte, sauté à laconclusion de mon papier, et le journal acontinué.

Pourquoi ce déferlement émotionnel à proposde la mort de cet homme que, certes, j’avais eul’occasion de croiser, mais avec lequel je ne mesentais pas d’affinité particulière ? Pourquoi cesuicide me touchait-il plus que je ne l’avaisimaginé ? Quel écho avait en moi le destintragique de cet homme qui avait tout conquisdepuis son entrée en politique ? Pierre

Cassée la voix

9

Extrait de la publication

Page 10: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

Bérégovoy, c’était le succès du « Petit Chose »,l’homme qui avait surmonté l’adversité, qui étaitdevenu ministre de l’Économie puis Premierministre avec un CAP d’ajusteur. L’homme donton raillait la vanité, alors qu’il était sans doutesurtout complexé par ses origines… et cecomplexe de Pierre Bérégovoy ne venait-il pasdu fait qu’il se sentait imposteur ? Était-ce là leparallèle avec moi ?

Le 1er mai 1993, c’était aussi le jour de monanniversaire, de mes quarante ans. Quelle étaitmon imposture à moi qui était dévoilée ce jour-là ? Moi qui parlais à la télévision et qui n’arrivaispas à finir mes phrases ?

« D’où tu parles », nous dit Lacan… De quellepartie obscure de mon inconscient sortait cettevoix de petite fille apeurée ? Pourquoi toute monexpérience de journaliste habituée des plateauxde télévision ne me servait-elle à rien ?

J’ai mis du temps à le comprendre (et le faitde l’avoir compris ne m’a pas guérie), mais je saisque c’est lié. Ce 1er mai 1993, mon fils venaitd’avoir trois mois. Mon bébé, mon amour,l’enfant que je n’aurais jamais dû avoir, l’enfantque j’avais fini par arracher au destin, à l’adver-sité…

Car ma vie ne devait pas être celle d’une mèrede famille. Cette couronne-là n’était pas pour

Muette

10

Page 11: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

moi. Mon avenir, mon présent, mon passé mecommandaient de rester ce pur produit del’esprit souhaité par mes parents, ni tout à faitfille ni tout à fait garçon, et surtout, surtout, pas« mère » ! Ce n’est évidemment pas un hasard sij’avais eu toutes les difficultés du monde à ledevenir, au prix de multiples démarches, denombreuses interventions.

Voilà pourquoi je ne pouvais plus parler publi-quement. J’avais usurpé un titre que je ne devaispas porter. J’étais devenue une mère. C’est doncque j’avais volé une place qui n’était pas lamienne, j’étais en imposture.

Après cet épisode, chaque fois que je meretrouvais à l’antenne, je redoutais la boufféed’angoisse et de stress. C’était incompréhensible.Jamais je n’avais eu le trac. Bien au contraire,j’avais toujours fait partie de ceux qui s’expri-ment avec aisance en public, qui savent prendrela parole. Jamais lorsque j’étais élève au conser-vatoire je n’avais manqué ni de souffle ni de voix.Jamais pendant mes années de reportage jen’avais été impressionnée par la taille des studiosde TF1 ou les directs pendant la guerre d’Irak.Et subitement, j’étais dévastée par des picsémotionnels que je ne pouvais contrôler.

Cassée la voix

11

Extrait de la publication

Page 12: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

Voilà, c’est là le premier parallèle avecAlzheimer, la honte de son état, l’incrédulité del’entourage.

Je n’ai jamais avoué, et encore moins admis,que depuis vingt ans, au détour d’une phrase,pendant une réunion, ou au moment où je doisparler, je suis prise d’un malaise que j’ai fini paridentifier comme étant une « phobie vocale ».

L’autre mot pour le nommer est encore pluschic, on parle de « dysphonie spasmodique ».C’est un trouble de la parole qui, à la différencedu bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance,mais au contraire à l’âge adulte. Après, semble-t-il, un choc, le plus souvent émotionnel. Lespremières victimes en sont des femmes autour dequarante ans. Et comme pour la maladied’Alzheimer en son temps, la phobie vocale estencore taboue.

Comment arriver à exprimer ce qu’est juste-ment la fin de l’expression ? Comment arriver àfaire ressentir cette humiliation suprême ? Lavoix qui se casse, c’est l’incapacité à contrôler sesémotions ; c’est comme se promener nue… C’estcomme s’oublier… C’est une régression enfan-tine, comme si peu à peu sa propre image s’effa-çait au profit d’une autre qui prend le contrôle.C’est au fond assez proche de ce que l’onprésente comme un phénomène de possession

Muette

12

Extrait de la publication

Page 13: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

dans les films d’horreur : l’irruption de l’enfantqui pleure, de cet enfant que nous avons tous étéet qui vit toujours au fond de nous. C’est cetenfant qui brusquement prend possession duprésent et soudain s’avance, publiquement.

La voix qui meurt, c’est incompréhensiblepour qui ne l’a pas vécu.

Qui, en effet, pourrait s’imaginer qu’unefemme expérimentée, mûre, ayant bourlingué seretrouve tétanisée par le son de sa propre voix ?

Moi-même je ne comprends pas pourquoi.Pourquoi subitement, au détour d’une phrase,

alors que je suis en train d’exposer mes idées, mavoix se casse ? Pourquoi je me mets subitementà chevroter, à hoqueter ? Je suis ridicule,pitoyable, pire encore… On va croire que jetriche, que je mens, que je fais du cinéma. Onva se moquer de moi, et si je ne réussis pas à memaîtriser, on va dire que j’ai bu ou pris de ladrogue. Personne ne peut imaginer que c’estinvolontaire, que c’est une maladie.

Moi-même, je n’avais jamais rien lu sur ce typed’accident. En cherchant sur Internet, je me suisrendu compte que le seul site qui en parle estcelui de la mutuelle de l’Éducation nationale, quile considère comme une maladie professionnellepour tous ces pauvres professeurs qui n’arriventplus à se faire entendre.

Cassée la voix

13

Extrait de la publication

Page 14: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

En dehors des professeurs, seul un acteursemble avoir souffert de ce trouble, c’estl’immense Jacques Weber, dont je lis dans unecritique théâtrale sur le site ArtistikRezo.com,qu’il a traversé les mêmes affres :

« … Jacques Weber connaît un succès reten-tissant en incarnant le personnage de Cyranodans la mise en scène de Jérôme Savary en 1983[…] Un rôle capital qui est pour lui l’occasion deréaliser un rêve d’enfant […] Un rêve qui […]vire au cauchemar, le comédien s’abîmant dansle jeu jusqu’à épuisement du corps et extinctionde la voix : “Tout s’est disloqué. Je ne contrôlaisplus ce qui se passait dans la machine, le cerveauhésitait.” Phénomène impensable [peut-être enréponse à une situation impensée dictée par undouble désir d’enfant] – la même année, JacquesWeber accueille la naissance de son premier fils.Une “phobie vocale” qui sanctionne l’histoire ensectionnant la corde sensible, laissant alorsl’acteur, submergé par une émotion à la puis-sance étourdissante, sans voix… »

Alors, comme ça, lui aussi ! J’ai un élan desympathie envers cet homme et suis intriguée parle fait qu’il a été frappé par ce handicap à la nais-sance de son enfant. Moi aussi, je me suisretrouvée « submergée par une émotion à la

Muette

14

Page 15: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

puissance étourdissante » après la naissance demon fils aîné.

Ce que j’ai ressenti alors dépassait de loin toutce à quoi j’avais été préparée. Jamais je n’avaisanticipé une telle révolution, un « big-bang »affectif et sensoriel. Je me remémore cettepériode de ma vie comme une suite ininter-rompue d’émotions. J’avais le cœur au bord deslèvres et les larmes dans les yeux à tout instant.Il me semble que je ne faisais que ça : pleurer,transpirer, suinter, dégouliner par tous les poresde ma peau. Les sensations étaient amplifiées,décuplées. La soif, la faim étaient modifiées parune sentimentalité dont je ne me croyais pascapable. Je n’étais que ressenti, humeur… Uneimage, une musique, une photo, une odeur, toutme parlait à l’âme.

Après cette première alerte en 1993, j’ai été surmes gardes. Afin de ne pas me laisser envahir pasle stress, j’ai trouvé quelques astuces pour parlerà l’antenne. Je n’utilisais plus le « prompteur »qui permet de lire, par un jeu de miroir, un texteécrit défilant devant l’objectif de la caméra. Carcet exercice, en accentuant la mise à distance,favorisait l’arrivée de mon trouble. Plutôt que delire un texte que j’avais rédigé, il valait mieux quej’improvise en direct. Ainsi, j’étais concentrée surles idées, sur l’effort de mémoire et je pouvais

Cassée la voix

15

Extrait de la publication

Page 16: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

maîtriser mes émotions. Il fallait que le cortexcérébral (qui réfléchit, analyse, comprend etgarde ses distances, lui !) reprenne le pas sur lecerveau reptilien (soumis aux émotions, auxinstincts, à l’animalité, un primaire, quoi !).

Un jour, j’ai découvert les bienfaits des bêta-bloquants – ces médicaments qui calment lesbattements cardiaques – et, dès lors, je n’ai plusjamais franchi les portes du studio sans être sousmédicament.

Mais le trouble s’est aggravé encore, et s’estmanifesté en dehors des plateaux de télévision.Il m’arrivait dans certaines réunions, même enpetit comité, d’être saisie par la phobie et d’êtreobligée de me taire. Et chaque défaillance enappelant une autre, je me retrouvais tétanisée àl’idée de communiquer avec plus de deuxpersonnes à la fois. Il fallait que je prenne uncachet avant chaque entretien, sinon j’étais plusperdue et démunie que si je m’étais présentéetoute nue.

Quand j’oubliais de prendre mon médica-ment à temps, j’étais tellement inquiète, telle-ment furieuse contre moi, que la colère ne faisaitqu’amplifier le vertige…

C’est ce qui m’est arrivé le dimanche 13 août2000, alors que je présentais le journal de20 heures sur France 2. L’actualité était terrible :

Muette

16

Extrait de la publication

Page 17: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

le naufrage d’un sous-marin russe, le Koursk,avec à son bord 118 jeunes gens coincés au fonddes eaux glacées de l’Arctique, en mer deBarents, au nord de la Norvège.

Nous ne savions pas grand-chose de la catas-trophe… Après que deux explosions eurent étéenregistrées, le bateau avait coulé, lors demanœuvres militaires. L’amiral de la flotte duNord avait ensuite annoncé que le Koursk avaitété retrouvé par cent deux mètres de fond. Nulne connaissait le sort des sous-mariniers et lesRusses étaient particulièrement discrets sur cepoint, mais il y avait des survivants. Ils s’étaientmanifestés en tapant sur les parois. Combienétaient-ils dans cet état ? Impossible de le savoir.

Évidemment, nous étions suspendus au sortde ces jeunes gens prisonniers de leur cercueil defer, ballottés par les courants marins, dans leseaux froides et presque opaques de la Mer deBarents, avec des secours qui n’arrivaient pas enraison de la tempête qui se déchaînait à centmètres au-dessus de leur tête.

On ne sut jamais avec exactitude combien detemps les rescapés survécurent. Sans réacteurs,sans alimentation électrique, l’équipage fut viteplongé dans une obscurité totale et une tempéra-ture proche de zéro. Mais je pense toujours aveceffroi à la lente agonie de ceux qui s’étaient

Cassée la voix

17

Extrait de la publication

Page 18: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

réfugiés à l’arrière du sous-marin. Ils furentvingt-trois à rester en vie dans des conditionsabominables pendant quelques jours. Quand lessecours arrivèrent à pénétrer dans le sous-marin,huit jours plus tard, on retrouva dans la pochede Dmitri Kolesnikov, lieutenant de vingt-septans, quelques lignes adressées à Olga, sa femme.Il dressait la liste des survivants et indiquait queleurs tentatives de sortie avaient échoué. Dans lapartie rendue publique, il relate ainsi lesdernières heures de l’équipage : « Il fait tropsombre pour écrire, mais je vais essayer autoucher. Il semble qu’il n’y ait pratiquementaucune chance, 10-20 %. J’espère qu’au moinsquelqu’un lira ceci. Voici la liste de membresd’équipage des autres sections qui sont mainte-nant dans la neuvième et qui vont essayer desortir. Salut à tous, pas besoin d’être désespérés.Kolesnikov. » Voilà ce que l’on sut du Kourskaprès coup.

Mais dès ce premier jour, il n’y avait aucundoute sur l’ampleur de la tragédie et nous avionsbeaucoup de mal à recueillir des informations, àorganiser les directs et les duplex. C’est sansdoute parce que ce drame était en train de sedérouler que j’étais si fébrile.

Ce soir-là, dans la précipitation, je suisdescendue en plateau sans avoir pris mon

Muette

18

Page 19: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

médicament. Je m’en suis aperçue alors quej’étais déjà assise dans le studio du journal télé-visé, au moment du générique. J’ai paniqué.À l’instant où je disais : « Madame, monsieur,bonsoir », le cœur m’a manqué.

Je ne pouvais m’empêcher de penser à ceshommes si jeunes, ces presque enfants en trainde mourir au moment où je parlais. Ils étaientprisonniers de la mer… (de la mère ?) Et moi,assise bien au chaud, confortable, pomponnéecomme une mule de concours avec juste ce qu’ilfaut de gravité dans le regard, je devais détaillerleur tragédie… avec une précision chirurgicale,froide.

Alors, au moment où j’ai prononcé ces mots :« Les marins du Koursk », ma voix s’est brisée.J’ai cru que je n’allais pas pouvoir continuer. Jeme voyais, comme dans un cauchemar, défaillir,avec l’impression de tomber d’une falaise imagi-naire… Subitement, je n’ai plus été la présenta-trice qui rendait compte d’une tragédie, mais unemarionnette sans âme. J’étais incapable de memettre à distance des faits et donc de faire montravail d’information. Je n’étais plus une journa-liste qui relate, mais une sorte de témoin impuis-sant. Je ne pouvais que ressentir mon proprevertige… J’ai vu défiler les événements commedans un film. J’avais l’impression moi aussi d’être

Cassée la voix

19

Extrait de la publication

Page 20: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

en train de mourir… Et pourtant, au-delà de cet« océan » d’émotion, une part analysait quasirationnellement la situation et ses conséquences :j’allais perdre mon emploi, être la risée de toutela profession. C’était la fin de tout, la fin de mavie…

Et puis, dans mon cerveau, le cortex a pris ledessus sur le cerveau reptilien… Je me suisraccrochée à un semblant de cohérence de lasituation : le sujet était tellement dramatiquequ’il y avait quelques raisons à se sentir boule-versée. Alors j’ai pensé qu’il me fallait raccourcirmon texte et que, faute de pouvoir dissimulermon émotion, elle serait au moins comprise,compte tenu du drame dont je parlais… Finale-ment, j’ai réussi à lancer le premier reportage.

Je me demande si ce n’est pas aussi pour çaque j’ai renoncé, plus ou moins consciemment,à présenter le journal. Parce que c’était devenutrop lourd et difficile. Si j’avais voulu rester àl’antenne, continuer à présenter, j’aurai pu mebattre, mettre en avant mes scores d’audience.C’est un élément déterminant et je savais que lachaîne avait fait faire des études « qualitatives »sur moi qui révélaient une sympathie du publicà mon égard. On mettait en avant mon stylepersonnel et ironique, une certaine simplicité deton. Oui, j’aurais pu aller plaider ma cause, faire

Muette

20

Page 21: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

valoir mes bons résultats. Mais… « aller solli-citer, expliquer, quémander ? Non merci !Calculer, avoir peur, être blême ? Non merci !Travailler à se construire un nom ? Nonmerci ! » Et comme mon héros Cyrano, « ne pasmonter bien haut peut-être, mais tout seul ».

Il n’y avait pas que de l’orgueil dans cette atti-tude, il y avait aussi de la crainte et de la souf-france. C’était si douloureux de se retrouver enplateau. D’avoir toujours cette boule au ventre, cegoût de nausée dans la bouche, ces palpitementsdu cœur… Le seul exercice où je ne tremblaispas, c’étaient les interviews du matin dans « Les4 vérités ». Sans doute parce que c’est la personneinterrogée qui prend le risque, se dévoile, alorsque l’intervieweur ne doit pas se mettre en avant(je sais, la pratique a un peu changé depuis…).Et puis, en interview, il faut d’abord écouter ; carles questions sont aussi posées en fonction desréponses (ou non-réponses) obtenues. C’est unrapport de force où il faut amener l’interlocuteurà dévoiler le fond de sa pensée (ce qui n’a rien àvoir avec l’interrogatoire de type inquisitorialcomme on le pratique maintenant). Donc, parceque je n’avais pas ces malaises dans Télématin, j’aicontinué pendant près de quinze ans. C’était leseul moment où je pouvais m’asseoir devant unecaméra sans avoir pris de médicament. Peut-être

Cassée la voix

21

Page 22: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

aussi l’ambiance familiale, potache, me permet-tait-elle de garder mon trouble à distance…Et je savais qu’en cas de défaillance WilliamLeymergie serait là pour me rattraper – commeun trapéziste sous le chapiteau… Pourtant, jen’en ai jamais rien dit à William.

Je n’en ai jamais rien dit à personne, d’ailleurs.Qu’est-ce qui, dans mon enfance, a fait de moi

cette petite fille inconsolée ? Et pourquoi semanifeste-t-elle, cette petite fille, à un momentde ma vie où, pourtant, tout s’accomplit : commejournaliste, en accédant à ce Saint-Graal qu’est lejournal de 20 heures, et comme femme, en deve-nant enfin mère, même au prix d’immenses diffi-cultés ?

Qu’est-ce qui a été dévasté dans mon enfancequi fait que, aujourd’hui encore, je continue àpleurer sans raison ? Je n’ai pas la réponse.

Je sais qu’il y a au fond de moi une enfant quisouffre en secret et qui, de temps en temps,prend possession de ma voix. Est-ce cette fillettequi pleure qui m’a poussée vers les autres, quim’a donné envie d’être journaliste, de courir lemonde, de changer de peau ?… C’est peut-être làtoute mon histoire. Les personnes qui ont eu uneenfance dévastée se réfugient dans l’altruisme,mais cette sollicitude a un coût psychique élevécar l’altruisme est douloureux aussi. C’est une

Muette

22

Extrait de la publication

Page 23: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

manière d’être qui donne un sens à la vie, maisau prix fort. Suis-je allée vers les autres pourm’oublier, moi ? Est-ce la maternité, en merenvoyant au rôle de ma mère, qui m’a renduemuette, parce qu’en tant que mère je n’ai pasd’existence ? Ne puis-je pas être autre chosequ’une petite fille désespérée ?

Est-ce lié à la mémoire ? À la place de mamère ?

Pourquoi est-ce que je me sens tellementcoupable tout le temps, comme si je n’arrivaisjamais à faire assez pour eux, pour mes enfants,pour ceux que j’aime et, parfois même, pourl’autre, l’étranger auquel je tends la main, lapersonne que j’interviewe, le héros anonymedont je raconte l’histoire ? Peut-être ai-je unecapacité d’empathie avec les autres parce que jeme sens coupable et que j’ai le sentiment den’être jamais à ma place.

Ces troubles de la parole sont apparus aumoment de la naissance de mes fils, mais aussiau moment où la maladie d’Alzheimer de mamana été évidente. N’est-ce pas ça aussi qui a été àl’origine de mon trouble ? Ne suis-je pas double-ment coupable, coupable d’avoir revendiquépour moi la maternité et de la vivre, coupabled’avoir plongé ma mère dans la maladied’Alzheimer ?

Cassée la voix

23

Page 24: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

Est-ce sa maladie qui a détruit ma voix ?Est-ce l’arrivée de mes enfants qui l’a renduefolle ? Est-ce la naissance de ses petits-enfantsqui l’a détruite ? Est-ce parce que je n’étais pasprête au bouleversement de la maternité que jeme suis sentie en imposture… ?

Ce livre reprend la narration interrompue il y adix ans lorsque j’ai publié mon premier livre surla maladie d’Alzheimer dont ma mère étaitatteinte. Si j’ai souhaité poursuivre le récitaujourd’hui, c’est pour témoigner aussi sur ladifficulté de transmettre, de grandir. La maladied’Alzheimer oblige l’entourage des malades às’interroger sur l’irruption de la démence.Comment y faire face ? À quelle douleur enfan-tine nous renvoie-t-elle ?

Ceux qui connaissent l’histoire en retrouve-ront les passages essentiels, celle que j’ai vécueavec mon père, aujourd’hui décédé, et messœurs. Les autres découvriront une épreuvefamiliale toujours d’actualité. C’est en travaillantsur ce récit que j’ai compris que nous n’en avionspas fini avec les réactions en chaîne queprovoque dans une famille l’irruption de ladémence.

Il y a dix ans, on nommait à peine la maladied’Alzheimer. Pendant des années, on en a parlécomme d’une dégénérescence, ce qu’elle est,

Muette

24

Page 25: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

mais pas seulement ; c’est une démence, et cemot est encore tabou dans certaines familles.

Car la démence n’en finit pas de fragmenternos relations. Bien sûr, la maladie d’Alzheimerest une pathologie provoquée par une protéinequi court-circuite les neurones. Ça, c’est pourl’explication objective et scientifique. Mais ce quiest indicible avec les maladies mentales, c’est cequ’elles révèlent, au sens photographique duterme, de nos relations.

Je pense que la démence de maman a creuséen nous des chagrins et des doutes qui nepeuvent pas s’apaiser. Sa mort a fini de tout faireexploser. Parce qu’elle a quitté la scène sansavoir pu nous parler une dernière fois, sans nousavoir dit qu’elle nous aimait, et que nouspouvions continuer à vivre sans elle.

Cassée la voix

Extrait de la publication

Page 26: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

Extrait de la publication

Page 27: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

Automne 1992

Les premiers signes

Depuis des mois, elle se plaignait de migraines,de bourdonnements dans les oreilles. À sademande, elle a été admise à l’hôpital pour desexamens de routine.

Papa et Geneviève, ma sœur aînée, l’ontaccompagnée dans ce service de médecine géné-rale où elle bénéficiait d’une chambre particu-lière. C’est là qu’elle a fait cette crise : elle s’estlevée au milieu de la nuit pour partir, elle erraitdans le couloir en chemise de nuit, cherchant lasortie, appelant au secours. Tout le personnels’est mobilisé pour la maîtriser.

Elle a été interceptée par une infirmière quil’a fermement ramenée dans sa chambre et l’y aenfermée, à clé ! L’interne de garde nous araconté que maman voulait rentrer chez elle,

27

Extrait de la publication

Page 28: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

qu’elle appelait sa mère, qu’elle ne se souvenaitni de papa ni de sa vie actuelle.

Au matin, elle était encore très agitée, persuadéequ’on l’avait internée de force en psychiatrie. Ona eu beau lui répéter que non, qu’elle se faisait desidées, que rien de tout cela n’était vrai, elle n’a paspu accepter la réalité ; je crois que son comporte-ment l’effrayait elle-même et qu’il lui fallait« inventer » une autre raison – un complot, biensûr !

Ensuite, les médecins ont parlé de « boufféedélirante »…

De retour à la maison, dans la même logiquede dénégation, elle a développé une sorte desyndrome de persécution, accusant papa ou Gene-viève de lui vouloir du mal, de la faire passer pourfolle, et de lui faire croire qu’elle était folle…

Elle a eu des colères spectaculaires, suivies demoments d’abattement intense. Elle pleurait pourun rien…

Je suis allée voir mes parents après cettepremière crise.

C’était l’automne. Et comme dans la chanson,il pleuvait sur Bordeaux ce jour-là. J’ai longél’église Saint-Seurin… Je suis arrivée rue Georges-Mandel. La façade imposante et austère de lamaison était plus triste que dans mon souvenir. Lapluie, sans doute.

Muette

28

Page 29: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

J’ai sonné. À travers la vitre dépolie de la ported’entrée qui donne sur la rue, derrière les fersforgés, j’ai aperçu la silhouette floue de papa enhaut des marches de l’entrée. Il a déclenchél’ouverture.

Il est venu à ma rencontre. J’ai reconnu le tinte-ment des vitraux mal ajustés de la porte du vesti-bule. J’ai vivement monté les quatre marches. Jel’ai embrassé. C’était curieux, il me paraissaitencore flou. J’ai accroché mon imper sur le porte-manteau de cuivre qui couvre la moitié du mur del’entrée.

La maison a toujours cette odeur singulièred’encaustique et d’humidité.

Papa m’accompagne jusqu’à ma chambre.Maman n’est pas encore levée. Il s’assied sur monlit, pendant que je vide mon sac de voyage.

— Comment va-t-elle ?— Ça dépend des jours. Parfois elle est de

bonne humeur, parfois elle s’énerve pour un rien.— Et l’hôpital ?— Oh, ça ! Elle ne se souvient plus de rien.

Mais elle répète qu’elle a tout le temps mal à latête. Et puis elle se sent épiée en permanence, ellesoupçonne tout et tout le monde.

Il a l’air si fatigué… Nous redescendons à lacuisine. Je veux préparer du café, mais depuis bienlongtemps il ne boit plus que du café soluble. Moi,

Les premiers signes

29

Page 30: Extrait de la publication…C’est un trouble de la parole qui, à la différence du bégaiement, n’apparaît pas dans l’enfance, mais au contraire à l’âge adulte. Après,

je ne supporte pas. Pourtant, la cafetière italienneen acier est toujours là, qui ne demande qu’à sifflerde nouveau. Pendant que je déniche un paquet decafé moulu encore sous vide, il s’installe à la tablede la cuisine.

Il est soucieux, grognon. Mais, bon, ça n’a riend’exceptionnel. Je l’ai plus souvent vu taciturne etrenfermé que gai et démonstratif. Bien sûr, il sesent coupable de l’avoir fait hospitaliser.

— Tu sais, papa, il ne faut pas te mettre martelen tête… Tu as fait ce que tu croyais devoir faire…

— Oui, peut-être, mais maintenant, elle seméfie de moi. Elle est persuadée que je veux meséparer d’elle… Si tu crois que c’est agréable !

— Mais c’est sans doute la suite de sa crise.Qu’est-ce qu’ils ont dit à l’hôpital ?

— Rien, ils n’ont rien dit. Tout est normal.— Qu’est-ce qu’ils lui ont fait comme examen ?

Un scanner, une IRM ?— Je ne sais pas, moi ! C’est notre docteur qui

a les résultats. Pour l’instant, on lui donne destranquillisants.

— Tu es sûr que c’est ce qu’il lui faut ? Nevaudrait-il pas mieux prendre un autre avis ?

— Ah non ! Ça suffit comme ça ! On voit bienque ce n’est pas toi qui vis ce calvaire au quotidien.Elle croit que le monde entier est ligué contre elle.

Muette

30

Extrait de la publication