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Extrait de la publication…esseule. Avec ce paradoxe, gros d’hypocrisie : qualifier un individu d’« ambitieux » est une attaque sournoise, mais le dire « sans ambition » est

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L’Ambition ou l’épopée de soi

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DU MÊME AUTEUR

I Loft You, Mille et Une Nuits, 2001.La Cerise sur le béton. Violences urbaines et libéralisme sau-

vage, Flammarion, 2002 (rééd. 2005).Sinistrose. Pour une renaissance du politique, Flammarion,

2002.Je t’aime. Une autre politique de l’amour, Flammarion, 2003

(épuisé). Maraboutés (roman), Fayard, 2004. Mélangeons-nous. Enquête sur l’alchimie humaine, Maren

Sell, 2006.Contre-Dico philosophique, Milan, 2006.Mot pour mot. Kel ortograf pr 2m1 ?, Flammarion, 2007.Mai 68, La philosophie est dans la rue !, Larousse, 2008.Tous philosophes ! 40 invitations à philosopher, Albin Michel,

2008.J’aime, donc je suis. À la découverte de votre philosophie

amoureuse, Larousse, 2009.Magique Étude du bonheur, Larousse, 2010 (rééd. poche

2013).Le Jeu du Phénix, Flammarion, 2011.L’Homme expliqué aux femmes, Flammarion, 2010 (rééd.

J’ai Lu, 2012).

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Vincent Cespedes

L’Ambition ou l’épopée de soi

Flammarion

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Pour suivre l’auteur sur InternetSite officiel : VincentCespedes.net

Page Facebook officielle : facebook.com/VincentCespedesPage

Twitter : @VincentCespedes

© Éditions Flammarion, 2013ISBN : 978-2-0812-9908-5

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« Tu dois construire plus haut quetoi-même. »

Friedrich Nietzsche,Ainsi parlait Zarathoustra

« Ne craignons pas les rêves ambi-tieux : il faut attendre beaucoup dela vie, puisque nous sommes faitspour le bonheur. »

Jeanne de Vietinghoff,L’Intelligence du Bien

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À Timau, en espérant être à ta hauteur

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Introduction

Panne d’ambition

« À l’homme il est permis d’être ce qu’ilchoisit d’être. »

Pic de la Mirandole,Oraison sur la dignité humaine

C’est un déjeuner dans un excellent restaurantparisien où mes deux convives, après m’avoir vantéle magnifique projet de redistribution des richessesqui a justifié historiquement l’existence d’une loterienationale, m’exposent le « drame » que vivent lesgrands gagnants du Loto et de l’EuroMillions. « Ilsrestent dans leurs soucis d’avant, au lieu de s’offrirla belle vie, de faire le tour du monde, de se taperdes putes ukrainiennes, que sais-je encore ?!… » Lemonsieur de la Française des Jeux, un quinquagé-naire très propre sur lui, n’en revient toujours pas.

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Sa collègue lui lance un regard réprobateur ; ilrajuste sa cravate. « Ils viennent d’empocher soixantemillions d’euros, et ils poursuivent leurs petits tra-vaux d’intérieur, la façade à ravaler, le parquet àrénover, plutôt que de s’acheter la villa de leurs rêves !Ou même deux, trois maisons ! C’est… Haaa !… »Les bras lui en tombent.

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L’Ambition ou l’épopée de soi

La dame de la Française des Jeux prend la relève,après une gorgée de vin : « Le vrai problème, c’estqu’ils ne rêvent pas du tout. Personne ne leur a apprisà rêver à ça. Alors nous, on fait tout pour les déblo-quer. Des cours, des conférences, du coaching. Desétudes faites par des sociologues et des psys. Mais c’estlent, bon Dieu que c’est lent pour leur faire com-prendre qu’ils doivent dépenser leur argent ! »

Leur numéro se poursuit jusqu’au dessert. Ils meveulent pour booster philosophiquement leurs super-gagnants.

Je leur donne un exemplaire de Magique Étude dubonheur : « Ça parle de votre problème. Gagner le groslot, intensifier sa vie… » La femme pose son verre ets’empresse de feuilleter l’ouvrage, espérant tomber surLA phrase-eurêka. « Et d’après vous, la solution ?… »ose-t-elle d’un ton avide. Je lui souris. Voici venu montour, je prends mon temps. J’hésite entre un long dis-cours, une phrase bien sentie ou un seul mot. L’hommesemble devenir de plus en plus rouge à force de retenirsa respiration – il ne tiendra jamais le coup. Alors jechoisis le mot unique, le mot magique : « L’ambition. »

Un mot tabou

Mes interlocuteurs déplorent que leurs grandsgagnants manquent d’audace pour s’amuser avec leurcagnotte ; ce qu’ils devraient en réalité déplorer, c’est

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leur manque d’ambition – donc de passion et de rêves.En effet, l’ambitieux (le politique, le chercheur,l’artiste) n’est-il pas le seul type de personne quin’éprouve aucune réticence à gagner plein d’argent età en faire usage pour servir sa passion ? La questiondevrait alors être : « Comment rendre ambitieux celuiqui ne l’a jamais été ? »

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Introduction

Le déjeuner avec M. et Mme Française des Jeuxm’apprend justement la tragique absence d’ambitiondont font preuve mes concitoyens. Quelles que soientleur provenance sociale ou leur éducation, dans lamajorité des cas, ils se replient dans un quotidien fami-lier, sans surprise et sous contrôle, plutôt que d’oser sepayer la Vie de Rêve qu’ils ont pourtant fantasmée encochant leur grille. Certains conservent même leurbillet gagnant pendant des mois avant de se décider àempocher le pactole. D’autres, traumatisés à l’idée dechanger d’habitudes et de relations, se débarrassent deleurs sous grâce aux dons. Ils ont rêvé, de gagner, ontgagné, et là, plus d’autres rêves, si ce n’est celui,pitoyable, de rejouer en misant cette fois-ci beaucoupplus gros « pour retrouver la sensation de la premièrefois », explique mon interlocuteur, tandis que sa voi-sine lève les yeux au ciel. En jouant, ils étaient à leurmaximum onirique. En gagnant, ils ont goûté l’extase :des jours de pure lévitation. Puis ils intègrent peu àpeu cette victoire inespérée, et les voilà un beau jourau pied du mur, sans horizon, brutalement penauds.

On m’assure que l’inhibition des multimillionnairesde la Française est un problème « typiquement fran-çais », et je veux bien le croire. On m’assure qu’auxÉtats-Unis l’argent n’est pas perçu comme une chosesale, le succès comme une chose honteuse, l’avenircomme une chose grave – je le crois aussi. J’y ai faitun tour six mois auparavant, à San Francisco, à New

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York, et le mot « ambition » claquait à chaque fois enune formule tonique et sexy dans la bouche souriantedes quidams, des taxi drivers, des déguisés d’Hal-loween, des partisans de Mitt Romney et de BarackObama, des pratiquants de yoga, des serveurs de Star-bucks, des professeurs de Berkeley, des étudiants deColumbia et des vendeurs de saucisses. Pourtant, là-bas

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aussi, la démocratie représentative est sinistrée. Untaux d’abstention tout aussi désespérant ; seulement uncitoyen sur dix faisant confiance au Congrès (le pirescore qu’une institution états-unienne ait obtenu).Mais l’ambition innerve les paroles et les actes, le droitde rêver mieux est un devoir.

Comment jugent-ils donc notre marasme ? Avec sonhumour vachard, Maureen Dowd nous épingle dansle New York Times : « La joie de vivre a cédé la placeau nombrilisme bougon. Les Français sont si absorbéspar leur malaise existentiel – état d’esprit que résumaitbien Camus en ces termes : “Dois-je mettre fin à mesjours ou aller boire un café ?” – qu’ils n’ont même pasl’énergie d’être malpolis. » Or, l’explication classique(la France, coincée entre un « malaise existentiel » et lanostalgie d’un passé glorieux) n’explique en rien lesraisons dudit malaise. L’éditorialiste cherche moins ànous comprendre qu’à pratiquer sa légendaire ironie ànos dépens : « Maintenant qu’ils se sont mis à la ciga-rette électronique, leur ennui n’a plus autant d’allure.Ce n’est pas qu’ils aient perdu la foi en leur propresupériorité, mais ils n’ont plus confiance dans le regardque porte le reste du monde sur cette supériorité. »

Il y a du vrai, puisqu’il y a de l’irrévérence. Maispourquoi les Français vont-ils si mal, au point que leurprésident, François Hollande, ressente le besoin detirer la sonnette d’alarme dans son entretien télévisédu 14 juillet 2013 : « Nous sommes le pays le plus

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pessimiste d’Europe, voire du monde » ? – Parce quenous sommes en panne d’ambition. Une panne philo-sophique, que n’expliquent ni la récession économiqueni les scandales politiques, mais plutôt l’angoisse sécu-ritaire, la perte collective du sens et la crise de laconfiance en soi.

Qu’avons-nous fait de l’ambition ?

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Un mot tabou, d’abord. Une « joie de vivre » quidérange. Une grossièreté que l’on dit à l’origine ducauchemar individualiste qui nous irrite et nousesseule. Avec ce paradoxe, gros d’hypocrisie : qualifierun individu d’« ambitieux » est une attaque sournoise,mais le dire « sans ambition » est une insulte, ni plusni moins. Car, sans ce délire qui désire et bataille pouraugmenter le score, améliorer le sort, viser plus juste,porter plus haut, c’est l’« ennui » qui se répand – gludes fades, médiocrité austère. L’ambition est une béné-diction maudite : personne n’en veut, tout le mondel’espère.

On pourrait penser que les religions condamnentunanimement l’ambition ; il n’en est rien. Les cérémo-nies rituelles, les messes et les prières appellent toutesà un avenir meilleur. La mythologie gréco-romainehisse les ambitieux, même les plus impétueux, au rangde demi-dieux : Hercule, Persée, Achille, Castor etPollux. La mythologie musulmane encourage l’hommequi parvient jusqu’au Trône de Dieu à aller regarderderrière, autrement dit : à poursuivre sa quête toujoursplus loin. La mythologie judéo-chrétienne, enfin,prêche le discernement. Si la tour de Babel est détruite,c’est moins pour briser notre arrogance que pourcontrecarrer l’humaine tendance à l’uniformisation despensées et des œuvres ; une divine leçon de diversité,contre l’Ambition unique, pour les ambitions plu-rielles. Point significatif : l’une des pages les plus sémi-

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nales sur notre thème se trouve dans l’Encyclopédiecatholique, dirigée par l’abbé Jean-Baptiste Glaire auXIXe siècle – siècle de la démocratisation de l’ambition.Celle-ci, y est-il écrit, « consiste dans la volonté des’élever non pas seulement au-dessus de son état, maisencore de s’élever au-dessus de toutes les classes de lasociété, avec la plus grande autorité possible ; volonté

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soutenue par la disposition à tout oser, à tout entre-prendre pour arriver au résultat qu’on veut atteindre ;volonté qui ne recule devant aucun obstacle, ni detemps, ni de position, ni de distance ; que la penséedu crime, de la honte, de la bassesse n’arrête pas dansson essor ». Définition traditionnelle de l’ambitioncomme « persévérance que rien ne lasse ». « L’ambitionest une passion qui naît dans le cœur de l’hommeindépendamment des circonstances où il se trouve ;c’est un sentiment qui le domine, qui l’entraîne,quelque langage que d’ailleurs sa raison lui fasseentendre. » Parce qu’elle vise non pas n’importe quelbien mais le pouvoir, l’autorité ou la réputation avecl’effort d’améliorer la situation, elle se distingue de lasimple émulation comme de la vanité. « L’ambitionproprement dite suppose toujours dans l’homme desvues grandes et élevées », poursuit Jules Lacroix deMarlès, mais l’ambitieux, « malheureusement, au lieude maîtriser son penchant, se laisse presque toujoursentraîner par lui, ce qui ne peut manquer de le fairetomber dans les excès ». Et l’historien nuance : « Ondoit distinguer dans l’ambition deux natures : l’une,élevée, généreuse, presque magnanime dans le but etdans les moyens ; l’autre, sombre, jalouse, inquiète,basse et très peu délicate dans le choix des instrumentsqui la servent. » Deux natures, pour deux pôlesmoraux : le Bien, le Mal. Dans notre époque nihilisteet si peu altruiste, l’ambition du Bien serait-elle à redé-

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couvrir ? « L’ambitieux de cette classe élevée n’a point de pro-

tecteur, il n’a que des partisans ; car c’est de lui qu’onattend protection. » Le rédacteur de l’article donnepeut-être ici la clé de la paralysie qui gagne les super-gagnants du Loto, à savoir : la peur de devoir cesserde geindre sur leur sort et de se tourner vers les autres.

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Introduction

Hélas ! de l’ambition, nous n’avons gardé que le ver-sant abject, décrit par l’auteur avec verve : « Il y a loinsans doute de l’ambitieux de ce caractère à l’hommequi entre dans un bureau, a l’air d’y végéter pendantquelque temps, se glisse, s’insinue, monte de poste enposte, ou, pour mieux dire, arrive en rampant, pous-sant l’un, trompant l’autre et, hissé enfin sur la faveurd’un grand personnage, parvient à un commandement,à une place éminente, à un ministère. »

Tout ne serait qu’affaire de modération et de dis-cernement moral ? Oui, l’ambition devrait se faire cha-ritable : ambition pour le prochain, la communauté,l’humanité entière, et non pas ambition pour soi, illu-sion d’être cerné d’ennemis à défaire pour gagner notresalut à l’ombre des jalousies, à la sueur de notre haine.« Toutes les fois que l’ambition ne tend pas vers unbut élevé par des moyens généreux, elle se présentesous un aspect défavorable et hideux. » C’est pourquoiles Anciens représentaient allégoriquement l’Ambitionpar un personnage aux pieds nus avec des ailes dans ledos. « Si l’ambition tend à s’élever constamment, cequi peut être exprimé par les ailes, elle ne s’élève pastoujours très vite, comme on veut le donner àentendre. Quant aux pieds nus, ils veulent bien direque l’ambitieux s’expose pour réussir à marcher, s’il lefaut, dans la fange. » Ambivalence fondamentale de cetêtre humain, trop humain. « Il a des ailes pour direqu’il veut s’élever ; la nudité de ses pieds marque son

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humble allure, allure qu’il garde tant qu’il ne peut seservir de ses ailes. »

Pression ou passion ?

Redessinée avec des couleurs euphorisantes, l’ambi-tion apparaît aussitôt comme la carence mondiale de

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L’Ambition ou l’épopée de soi

l’humanité du XXIe siècle. Une humanité certes virtuel-lement connectée, mais souffrant de béances idéolo-giques, confraternelles et spirituelles, qui affectent aussibien un vivre-ensemble sans fond ni charme qu’unejeunesse dépourvue de passion au long cours.

Comment réinjecter de l’ambition dans nosconduites et dans nos rêves ? Comment excéder lesmesures court-termistes, transcender les angoisses, ras-séréner les concurrences, élargir les perspectives, ren-forcer les libertés, élever le niveau, densifier lesarômes ?

Ces dernières années, entre autres escapades dans lemonde réel, mes interventions m’ont plongé dans deuxunivers professionnels différents : celui du soin et celuide l’entreprise. Deux secteurs que l’on situerait naïve-ment à l’avant-garde du progrès et de l’optimisationdes performances, mais en vérité eux aussi – eux, sur-tout – en panne d’ambition.

Déjà familier du monde de la santé, on m’ademandé de participer à la formation de personnel enpsychiatrie et en sexologie, à la « réhumanisation » desschémas sclérosants, au travailler-ensemble entre psy-chiatres, à la promotion des femmes et à la valorisationdes minorités, à la réflexion sur le managementinterâge et interculturel en milieu hospitalier, ainsiqu’à des débats sur la bioéthique, le clonage, l’utilisa-tion des cellules-souches embryonnaires, le « grandâge » et les dix ans du Viagra. Les diagnostics, quant

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à la logique mise en œuvre, allaient tous dans le mêmesens : la pression doit régner pour motiver les troupes.Pression du stress, des ultimatums et des récompenses,des culpabilisations et des célébrations obligatoires, duharcèlement quotidien, des délais, des rendements, dessentiments bannis, des objectifs personnels et deséchelles d’évaluation. Cette sacralisation de la pression

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n’était certes pas formulée aussi crûment, mais enrobéede vocables nobles : « projet », « philosophie », « mis-sion » et – je vous le donne en mille – « ambition ».Des mots pour dire « liberté » et « épanouissement »,quand chacun pense « servilité » et « torture ».

J’ai aussi rencontré des milliers de dirigeants, descadres, des employés, et, plus généralement, le mondedense et absorbant de l’entreprise. Je me suis familia-risé avec les mots en « -ing » qui y tiennent lieu depensée, et le désarroi masqué, si souvent aux com-mandes. J’y ai fait toutes sortes d’interventions : desconférences sur l’optimisme, le bonheur, l’efficacité etla conduite du changement ; des tables rondes sur lesvaleurs, la place des femmes dans l’entreprise ou lagamification ; des analyses de pure prospective sur lesgénérations futures, l’évolution de la relation client, lesprochaines révolutions communicationnelles, le croise-ment des nouvelles technologies, et les défis énergé-tiques en l’an 2050. En opticien du concept, j’aiconstruit des lunettes pour modifier les vues, tâchantd’y replanter du corps – émotions, présence, agilité,droiture – sans y laisser mon âme ; l’enthousiasme sou-levé et les floraisons d’idées nouvelles m’ont prouvéque j’avais plutôt réussi mon modeste jardinage. Il neme reste désormais qu’un cou à tordre : la sacro-saintePression, hydre immonde.

Car, à chaque colloque, chaque forum, chaque rendez-vous prestigieux, l’ambition collective était verbale-

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ment à l’honneur. On ne parlait plus que de cettedéesse inconnue, si peu pratiquée dans les carrières, sichèrement vantée sur l’estrade. Je ne compte plus lenombre de « projets ambitieux » que j’ai vu défiler surles slides. Poudre aux yeux, tant qu’on ignore de quoil’on parle. Qu’est-ce qu’un projet ambitieux ? Pour-quoi l’ambition séduit-elle en théorie et tétanise-t-elle

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dans la pratique ? Est-elle compatible avec une pressionomniprésente et toute-motivante, ou peut-elle aucontraire vaincre celle-ci en donnant à la passion lescoudées franches pour motiver de l’intérieur ceux quisauvent des vies, ceux qui font du chiffre, ceux quiveulent faire avancer le monde en vrai, en ligne ou enthink tank ?

Pour moi, une seule chose est sûre et doit servird’amorce pour penser l’ambition : l’ambitionnellementcorrect est le langage forcé des structures et des indivi-dus qui en manquent.

L’ambition fémininePourrait-on compter sur les femmes pour inventer

un style d’ambition qui nous sauve de la morosité etréinjecte une saine passion dans nos piétinements ?« L’ambition est l’affaire des hommes ; chez les femmes,cela tourne à la caricature », se moque salement StefanZweig, plus subtil en d’autres endroits. Longtempsperçue comme l’attribut exclusif de la virilité, carassociée à la compétition, à la colère et au pouvoir,l’ambition reste encore indéniablement l’apanage deshommes. Les femmes peuvent s’y adonner à conditiond’adopter les codes masculins – froideur, sadisme,coups bas et chantages variés, autrement dit : pressionet dépression.

Un sondage intitulé « Dans le miroir des femmes

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ambitieuses » a été effectué par l’institut CSA en juin2013 auprès de plus de mille Françaises. Il révèle quel’ambition semble être un trait de caractère plus mar-qué chez les sympathisantes de droite que chez cellesde gauche (58 % contre 38 %). Cet écart est d’autantplus surprenant que très peu de femmes en rejettent lepotentiel agressif ou autoritaire (7 % et 3 %) ; la plu-

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part y voient plutôt un concentré d’audace, de dyna-misme et de carriérisme. Plus surprenant encore,l’ambition principale des femmes sur le plan profes-sionnel est l’épanouissement pour 40 % d’entre elles ;tandis que la réalisation de ses rêves et l’accès à unmeilleur statut social – les deux piliers de l’ambitionclassique – n’obtiennent que 6 % et 4 %.

Cela ne montre pas une évolution, encore moins unchangement de paradigme. Cela montre que l’ambi-tion féminine est pire que philosophiquement enpanne : politiquement en berne. Dévoyée de son axesubversif, coupée de son déploiement collectif, réduiteà du développement personnel, du coaching de salonet de la gymnastique d’appartement.

L’ambition d’être « heureux » ou de « rendre heu-reux » n’existe pas ; pas plus que l’ambition d’« êtresoi-même » ou de « faire le bien autour de soi ». Cen’est pas d’ambition qu’il s’agit. Ces slogans zen etsirupeux ne veulent souvent rien dire, c’est le degrézéro d’implication politique et de contenu. Car l’ambi-tion est toujours, par définition, une question de visi-bilité publique, de rayonnement dans la rue et l’arène,de notoriété qui s’offre comme un exemple à suivre ouà combattre. Cela ne veut pas dire que toute personnecélèbre soit nécessairement ambitieuse, mais toute per-sonne ambitieuse aspire à la reconnaissance de seshauts faits ou de ses idéaux, même si elle reste ano-nyme, engloutie par les flots capricieux de l’Histoire

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ou noyée par des ambitieux plus grands. Les ambitieuxinconnus n’en demeurent pas moins politiques. C’estMa Jun, le directeur d’une ONG de protection de lanature, qui dénonce la pollution catastrophique issuede la fabrication des produits Apple. Ou Yu Fang-quiang, qui défend les jeunes de seize ans envoyés parmilliers par leurs professeurs dans les gigantesques usines

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L’Ambition ou l’épopée de soi

de Foxconn pour construire à la chaîne l’iPhone 5, ouse suicider. Vouloir empêcher les produits toxiquesd’infecter les lacs, ou vouloir empêcher les envois mas-sifs d’étudiants-stagiaires organisés par le gouverne-ment, c’est encore être ambitieux.

Cette soif de montrer l’exemple, d’inspirer les autreset de changer le monde différencie l’ambition dusimple souhait (vouloir être heureuse, vouloir vivre enpaix) et de la simple humeur (être heureux, vivre enpaix). Même si les autres sont l’objet de notre ambition– comme avec Nelson Mandela, Julius Nyerere, GamalAbdel Nasser, Mère Teresa, Gandhi, Hô Chi Minh –,c’est en incarnant des idées et des convictions, en s’éri-geant comme modèle avec charisme et ténacité quel’ambitieux accomplit sa mission. C’est Albert Eins-tein, effondré à la nouvelle des bombardementsd’Hiroshima et de Nagasaki, qui luttera jusqu’à la finde ses jours contre la prolifération des armes nucléaires,et dont son ami le philosophe Maurice Solovine dira :« Il vivra dans la mémoire des générations futuresnon seulement comme un génie scientifique d’unegrandeur exceptionnelle, mais encore comme unhomme qui a incarné l’élévation morale au plus hautdegré. »

Les femmes interrogées par les sondeurs parlentdonc d’une ambition édulcorée, de confort et d’agré-ment, en sanctifiant l’« épanouissement » et en faisantune croix sur la réalisation de leurs rêves ou l’élévation

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de leur statut. D’où provient une telle dérive ?Inutile de chercher bien loin : il s’agit d’une distor-

sion états-unienne typique – vous savez, ces soi-disantchampions de l’ambition ? Pour que celle-ci puisse êtrepartagée par tous, y compris les recalés des ascenseurssociaux et des tapis rouges, la culture populaire états-unienne l’a vidée de sa substance politique et en a fait

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une « joie de vivre » creuse, affichable sur commande.Une politesse artificielle. Une publicité. Un bonheu-risme aux dents blanches et au discours répétitif(« Vive l’ambition ! Allons de l’avant ! »). Une ambi-tion bornée – donc une contradiction, s’il faut d’embléereconnaître à l’ambitieux quelque allergie pour leslimites, quelques souplesses de ruse et d’adaptation.Borner l’ambition du peuple au « pain » et aux « jeux »– suivant la fameuse formule de Juvénal (panem et cir-censes) –, c’est justement priver le peuple d’ambition,l’emprisonner dans des zones de confort. Dans laRome impériale, Auguste continua les distributions deblé, fidèlement suivi par tous ses successeurs, des pluscruels aux plus bienveillants. Aux États-Unis, même lesstations-service ont leurs postes de télévision.

Parce qu’une femme ne répondra à une annonceque si elle possède au moins 80 % des compétencesdemandées et qu’un homme se contentera de 25 %,Sheryl Sandberg a écrit un livre. La directrice généralede Facebook, qui se dit « féministe », y exhorte lesfemmes à avoir plus d’ambition. Mesdames, si vous nemontez pas les échelons du pouvoir, c’est en partie devotre faute : vous ne vous donnez pas les moyens defaire carrière en vous créant inconsciemment des bar-rières invisibles. Un manuel d’instructions californien,hyperformaté et culpabilisant, qui fleure bon la « psy-chologie positive » vendue par Martin Seligman,Nancy Etcoff et consorts, cette prétendue « science du

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bonheur » qui « fait que la vie vaut la peine d’êtrevécue » et qui se recommande fallacieusement deRilke : « Si ta vie quotidienne te semble pauvre, nel’accuse pas : accuse-toi toi-même. Dis-toi que tu n’espas assez poète pour en convoquer les richesses. » Leshommes sexistes applaudissent. Ils ne sont pas inquié-tés et peuvent continuer à nuire à leurs collègues

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L’Ambition ou l’épopée de soi

femmes (freinage de carrières, inégalités de salaires,attitudes machistes), tout en poussant le cynismejusqu’à offrir le livre de Sheryl à leur brave épouse. LesAméricaines moyennes ont tout de même fait remar-quer à la multimillionnaire qu’elle n’avait à se pré-occuper ni des lessives, ni des courses, ni des menus dela semaine, puisqu’elle dispose d’une armée de domes-tiques, dans sa grande maison de 900 mètres carrés.

Que nous racontent les XIXe et XXe siècles, du pointde vue de l’ambition ? – L’histoire de l’avènement dela bourgeoisie, dont le plus grand tort serait d’avoirprohibé l’ambition noble, c’est-à-dire financièrementdésintéressée et portée par des idéaux non marchands.« Sans l’essor créateur, on ne saurait supporter le règnede l’esprit bourgeois dans lequel le monde est plongé »,reconnaît ainsi Nicolas Berdiaev en 1949. Existentia-liste chrétien, ce philosophe rattache l’ambition audivin en nous, et oppose à cet « essor créateur » ce qu’ilnomme la « platitude » – à la fois déchéance, perte deprofondeur et occultation de la peur de mourir.« L’affranchissement de cette peur, l’anéantissementdans l’âme humaine de toute angoisse transcendantefavorisèrent l’avènement de la platitude bourgeoise »,écrit-il dans De la destination de l’homme. Essaid’éthique paradoxale (1934). L’accroissement des zonesde confort, fruit apparemment bénéfique de la civili-sation, aurait dans le même temps provoqué une scis-sion d’avec la profondeur. « La libération comprise

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comme un allègement total du fardeau de la vie,comme l’obtention du contentement, entraîne inéluc-tablement la victoire de la platitude, car il en résulteun abandon de la profondeur et de l’originalité, enfaveur de l’embourgeoisement. » Même constat ducôté anarchiste : « Nous vivons une époque épique, etnous n’avons plus rien d’épique », clame le chanteur

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Introduction

Léo Ferré dans sa « Préface » (1973), son manifestepoétique. « Dans notre siècle il faut être médiocre, c’estla seule chance qu’on ait de ne point gêner autrui. »Dès lors, serait-ce parce que l’ambition, dérangeante etdémangeante par essence, entretient des liens naturelsavec le risque, la turbulence, la profondeur et l’origi-nalité qu’elle est si unanimement condamnée parl’aplatissement et le conformisme bourgeois ?

L’ériger en nouvelle catégorie philosophique ne mesemble pas une vaine chose, à l’heure où il sied deretendre sans cesse le lien entre les citoyens et la poli-tique, par-dessus le risque permanent de la démorali-sation et de l’extrémisme, son pendant nerveux.

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I

Le métavouloir

« Il suffit d’un oiseaupour que l’arbre habitése tende vers l’azur[…]C’est ainsi que d’arbre en arbrela forêt tout entière s’élèveet remercie. »

Anne Teyssiéras

Le mot « ambition » est philosophiquement excitant.Il glace d’effroi façon danger et brûle vif façon désir.Il terrifie et il fascine. Il évoque pêle-mêle les conqué-rants sanguinaires de la guerre et les grands vision-naires de la paix ; les courtisans du Prince, s’arrachantdes miettes de pouvoir, et les courtisans au cœur pur,en quête du Baiser. Il fusionne la morale et la géopo-litique, la mégalomanie des hauteurs et la stratégie des

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profondeurs, la folie et l’intelligence extrêmes, laliberté et le destin. Il donne le vertige – Icare plon-geant aveuglément dans le Soleil. Il donne la nausée –came infâme des âmes monstrueuses. Mais il donneaussi un courage et une persévérance inouïs, de la suitedans les idées et dans les actes, un irrépressible espoirqui force l’admiration : jusqu’au-boutisme pétri de

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ruse et de patience, en tout point opposé à l’àquoibo-nisme de ceux qui s’inventent des alibis en forme de« compromis » pour s’autodévitaliser. Il explose toutesles limites, bonnes ou mauvaises. Il impose son propretempo – urgence mâtinée d’éternité. Il sème un chaosétrangement fertile, toujours a contrario du logique, dubureaucratique et du planifié. Il pousse le savant à ima-giner, le médiocre à oser, le bourgeois à vivre au jourle jour. Il pousse au crime, et à l’amour.

Le plus incompréhensible, cependant, n’est pastant le terme lui-même que l’absence de théorisationmoderne à son endroit. Cette passion unanime descultures impérialistes et des anonymes en quête de« peopolisation », ce mot qui assaisonne quotidienne-ment l’actualité pour qualifier n’importe quel projetd’envergure, n’importe quelle entreprise d’hardie, ceconcept qui fleure bon le volontarisme sportif, lafièvre entrepreneuriale et l’egolâtrie de l’époque, n’apourtant jamais été abordé en tant que tel par la phi-losophie. Comme si l’ambition de penser l’ambitionétait encore plus taboue que l’ambition elle-même.Comme si les mises en garde des Anciens contrel’insatiable soif de gloire, de pouvoir et de richesseconservaient toute leur pertinence, au temps où laréussite individuelle est devenue une valeur en soi,sous le double régime de la célébrité reine et del’argent roi.

Car c’est bien la même leçon qui se répète, d’Aris-

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tote aux romanciers du XIXe siècle : goût immodérépour les succès à venir, l’ambition mène parfois àl’opulence matérielle et à la renommée, mais finit sanscoup férir dans l’impasse spirituelle et le désarroi.Jacques Bénigne Bossuet n’écrit-il pas, dans son Ser-mon sur l’ambition, que le devoir essentiel du chrétienconsiste à la réprimer ? « Celui-là sera le maître de ses

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Le métavouloir

volontés, qui saura modérer son ambition, qui se croiraassez puissant pourvu qu’il puisse régler ses désirs, etêtre assez désabusé des choses humaines pour ne pointmesurer sa félicité à l’élévation de sa fortune. » L’évêquerésume par cette seule phrase ce que deux millénairesde philosophie ont produit au sujet de l’ambition : unecondamnation sans appel, au nom de la tempérance,de l’humilité et de la raison.

Une ambition généreuse ?Brisant l’unisson des prédicateurs, Friedrich

Nietzsche fait tonner une autre musique, dérangeanteau possible. Toute sa pensée tente justement de sauverl’ambition de l’eau bénite et de la « moraline », commede l’opposition simpliste du Bien contre le Mal, quien dénature la teneur. Rebaptisée « volonté de puis-sance » (c’est-à-dire effort vers toujours plus de puis-sance), l’ambition devient alors l’essence intime de lavie elle-même, le moteur d’un dépassement de sespropres limites – une inversion radicale des vieux caté-chismes (platonicien, chrétien), qui fait généralementde Nietzsche le philosophe préféré des jeunes gensbouillonnant d’ardeur et d’avenir. En ce sens, Ainsiparlait Zarathoustra apparaît comme l’Évangile dudépassement de soi-même. Et Peter Sloterdijk résumeparfaitement la première découverte du héros nietzs-chéen : « La grande majorité des êtres humains ne son-

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gent pas à devenir plus qu’ils ne sont. Si l’on étudiel’orientation moyenne de leurs souhaits, on se trouveface à ce constat : ils veulent ce qu’ils ont, mais en plusconfortable. » Par le biais de son personnage paravent,poursuit Sloterdijk, Nietzsche critiquerait « l’hommesans désir, le petit-bourgeois final qui a inventé lebonheur ».

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Vivre, selon Nietzsche, c’est vouloir ce qui résistepour tendre à un maximum de puissance. Le philo-sophe ne se contente pas de réhabiliter l’ambition enla psychologisant « positivement » : il l’ontologise, il lafait pulser au plus fort de l’être. C’est à partir d’ellequ’un nouveau genre humain va pouvoir être prophé-tisé : le « surhumain », l’artiste de ses propres valeurs.Et c’est à partir d’elle qu’une psychologie nouvelle vas’esquisser, où l’identité cède la place à l’aspiration dudevenir-plus de la volonté de puissance, et où le moi-substance cède la place au moi en mutation, toujoursporté au-delà de lui-même.

Ce style d’ambition-là, cette tension vers un pluslarge et plus intense rayonnement de puissance, sera laclé de notre enquête. Ambition encore hautaine etindividualiste chez Nietzsche, que nous tâcherons derendre humble et complice, capable de tisser des liensplutôt que de dresser des lignes de front et de trahison.Une ambition émancipatrice, parce qu’elle libère laparole contenue, la vérité tue, la justice écrouée. Uneambition généreuse. Le devenir-plus qui l’anime n’estpas un « CQFD », un Ce-Qu’il-Faut-Démontrer, unepreuve d’excellence pour justifier notre raison de régnersur les autres, pour légitimer à tout prix notre autorité.C’est un « CQFE », un Ce-Qu’il-Faut-Exprimer. Etl’ambition devient alors notre noblesse intime et notreautodépassement créateur. Comment l’ambitieux peut-il la préférer à l’ambition guerrière ? Comment la

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maintiendra-t-il au beau fixe malgré les tentations hos-tiles et les découragements ? Devra-t-il la faire culmi-ner, comme chez Nietzsche devenant fou, en vacarmemégalomane ?

Car la limite de Nietzsche réside dans sa confusionfondamentale entre l’action et l’agression, la volontéde puissance et la lutte. C’est ce penchant cruel qui

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l’empêche de penser l’ambition sans un adversaire àterrasser, et donc sans démonstration de puissance. Ladistinction entre les ambitions démonstrative etexpressive tient peut-être en ce point : la seconde nese conçoit pas en termes d’ennemis à combattre, maisen termes d’obstacles à abattre. L’un des premierscommentateurs de Nietzsche, Alfred Fouillée, objecteà juste titre : « L’ambition d’être un grand poète, ungrand philosophe, un grand savant, un homme justeet utile à tous, n’entraîne pas d’adversaires à anéantir. »Nietzsche se serait donc « laissé fasciner, comme unromantique, par le romanesque napoléonien », réhabi-litant l’ambition en bloc sans faire le tri entre augmen-tation de pouvoir personnel (que la mégalomanieprétend donner au monde) et quête de puissanceexpressive, expansion concrète de nous-mêmes avec lesautres, et non contre eux. L’ambition comme impératifexpressif ? Cela ne signifie pas dire ses rêves, mais lesmanifester et les vivre dans un partage de chair, d’émo-tion, d’intelligence avec d’autres rêveurs potentiels.Une ambition qui prolifère, accompagne, enthou-siasme. Une onde de charme contagieuse et fertile,contagieuse parce que fertile.

On le pressent déjà : le but sera de saisir les causeset les conséquences de l’ambition complice, cettenécessité de porter notre être à son summum d’expres-sion et de puissance pour rendre notre œuvre-vie fécondeen la faisant exploser. Des figures récentes nous mon-

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trent qu’une telle ambition peut ne point se dégraderavec l’âge, le succès ou les déceptions, mais croître ets’approfondir tout au long de l’existence – telles lesambitions internationalistes et pacifistes d’EmilyGreene Balch (la fondatrice de la Ligue internationaledes femmes pour la paix et pour la liberté) ou deSeán MacBride (le fondateur d’Amnesty International) ;

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Table

Introduction............................................................ 11

I. Le métavouloir .................................................. 27Une ambition généreuse ?, 29. Un principe unifica-teur, 34. Une volonté de fer, 39. Reconnaissance etconvergence, 56.

II. Le feu sacré ...................................................... 77L’optimisme, la vie inéluctable, 78. La passion néces-saire, 93. La théorie des hélas, 102. L’énergie bête,110. L’inception, 115. Du bénéfice à devenirlicorne, 125.

III. Destins en haute mer....................................... 139La mer réparatrice, 143. Politique de l’autruche,147. Le principe de rivalité, 152. Moi, les autres, lemonde, 169. Suicide lent, 177. La mort en jeu, 186.L’ambition lumineuse, 199. Le nombril d’un singe,

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211.

IV. Le vortex ........................................................... 217Vers le destin suprême, 219. Balzac, l’ambitieux immo-bile, 232. Matrice à rêves, 256. L’effet vortigo, 273.

Conclusion.............................................................. 289Références bibliographiques .................................. 293Index........................................................................ 301

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N° d’édition : L.01EHBN000507.N001Dépôt légal : octobre 2013

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