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Ferhat Abbas - Demain se levera le jour.pdf

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A V E R T I S S E M E N T

Demain se lèvera le jour a été écrit par mon cher et regretté père durant sa résidence surveillée sous le régime boumediéniste, et peaufiné dans les dernières années de sa vie. Son écriture a été annoncée par mon père dès 1981 dans la nouvelle édition du Jeune Algérien, mais la maladie l'a empêché de le publier en temps voulu. Il me confia le manuscrit en insistant sur la chose la plus importante à ses yeux, que ce livre soit publié quand un système vraiment démocratique sera installé en Algérie, et que le mot «liberté» ait pris tout son sens.

L'heure est donc venue de tenir cette promesse.

Dans cet ouvrage, il voulait exprimer sa propre vision de l'avenir de son pays compte tenu de son engagement et de l'expérience acquise tout au long d'un combat politique mené contre toutes les injustices, aussi bien durant la période coloniale que pendant le règne du pouvoir personnel, après l'indépendance.

En dépit d'un âge avancé, et bien que très malade, les idées qu'il développe tout au long de ces pages sont les preuves d'un raisonnement lucide et sont le reflet d'une clairvoyance prémonitoire que les tragiques événements qui ont traumatisé notre pays bien après qu'il nous ait quittés lui aient donné raison.

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8 Avertissement

Il n'a jamais perdu l'espoir de voir le peuple algérien vivre un jour dans un pays libre, démocratique, où tous auraient les mêmes droits et les mêmes devoirs.

Profondément attaché à la foi de nos aïeux, mon père fut le Républicain et le Moderniste que l'on sait, imprégné d'un humanisme qui tient à la fois des valeurs fondamentales de l'Islam et de celles que la civilisation occidentale représente le mieux.

Homme de dialogue, humble comme le sont tous les êtres qui craignent Dieu et respectent les lois de la vie, il sut également conserver jusqu'au bout l'enthousiasme premier du militant qu'il ne cessa jamais d'être, dénonçant avec la même vigueur l'arbitraire, l'injustice, l'autoritarisme et le sort injuste qui était fait à son peuple et à son pays.

Sa clairvoyance et la sensibilité extrême qui était la sienne, lui firent craindre jusqu'à la fin de sa vie la survenue d'événements graves et de nouvelles tragédies pour son pays. Aussi tenait-il à ce que les nouvelles générations puissent nourrir à l'égard de leur pays le sentiment d'un patriotisme vrai et libelé de la démagogie, qu'elles aient le sens du travail et de la responsabilité, et qu'elles croient aux vertus de l'éducation, du savoir scientifique et de l'ouverture sur le monde. Il rappelait toujours les vertus de la tolérance, de la liberté et de la responsabilité.

Tel est le message que mon cher et regretté père voulait transmettre comme un dernier testament et un ultime appel aux femmes et aux hommes de son pays, qui n'ont d'autre ambition que celle de construire un pays réconcilié avec lui-même.

Mme Leïla Benmansour, universitaire algérienne, a per­mis, par ses articles nombreux à travers la presse nationale,

Avertissement 9

et par la publication de son livre Ferhat Abbas. L'injustice, à faire mieux connaître aux jeunes Algériens, le combat natio-naliste et la pensée de mon père. Son ouvrage documenté, et son engagement pour cette noble cause, la désignent actuel­lement comme la personne la plus apte à présenter ce livre publié aujourd'hui à titre posthume.

Abdelhalim Abbas

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P R É F A C E

Lorsque Abdelhalim Abbas, fils du regretté et illustre Ferhat Abbas me demanda d'écrire la préface de cet ouvrage Inédit de l'homme politique algérien, publié aujourd'hui à titre posthume, j 'ai d'abord éprouvé un sentiment de surprise que ce grand homme ait laissé derrière lui un manuscrit d'une Valeur certainement inestimable. Cette sensation soudaine de le savoir parmi nous, comme s'il n'était jamais parti.

Et ensuite une émotion intense imaginant cet homme, pour lequel je n'ai que respect, admiration et reconnais­sance pour le combat prodigieux qu'il a mené durant près d'un demi siècle pour que vive libre la patrie algérienne, en train d'écrire les dernières phrases, les derniers mots, lui qui a toujours écrit, lui dont l'écriture a été l'essence même de sa vie. Ecrire, et encore écrire jusqu'au bout, jusqu'à la dernière heure, l'Algérie, son pays, et ce peuple algérien, son peuple qu'il avait en idéal. Écrire encore, jusqu'à ce que la vie s'arra­che de ce corps qui s'est tant démené pour la cause nationale, depuis les années étudiant jusqu'à ce 24 décembre 1985, jour de son décès.

Puis, l'émotion a laissé place à une curiosité légitime de connaître la teneur du précieux manuscrit. Je n'ai pu bien sûr ne pas essayer d'en arracher quelques mots à mon discret interlocuteur, qui conserva durant 25 ans ce véritable trésor, que son regretté père lui avait confié, lui recommandant de

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le publier dans son pays, lorsque la liberté d'expression serait retrouvée.

Lorsque Abdelhalim Abbas me demanda donc d'écrire la préface de ce livre de Ferhat Abbas, publié à titre posthume, je trouvais qu'il m'accordait là un honneur trop grand, immense même, et je me demandais si finalement cet ouvrage néces­sitait une préface du fait qu'un écrit de Ferhat Abbas n'a nul besoin d'être présenté.

Mais engagée à l'écrire, je me demandais dès lors si je serais à la hauteur. Car comment accoler ma plume à celle de celui qui est connu pour l'excellence de son expression fran­çaise qui laissait admiratifs les mieux nantis en ce domaine, les Français eux-mêmes.

Lui, dont les articles de presse, lettres, discours, rapports, manifeste, et autres écrits en tout genre et en tout domaine, adressés aux plus grands de ce monde, dépassaient par la pro­fondeur de la réflexion, la maîtrise des questions traitées, la vision moderniste et lointaine, tout ce qui pouvait être pensé ou écrit à son époque. Ces écrits qui sont aujourd'hui plus que jamais d'actualité. Ce n'est pas pour rien que tout un chacun le qualifiait de visionnaire, et ce n'est pas pour rien que son nom est à ce jour synonyme du savoir, connu et reconnu au-delà des frontières algériennes.

Cette plume qui se révéla dès 1919, alors que Ferhat Abbas est étudiant en pharmacie, âgé à peine de 20 ans, découvrant l'injustice vécue par son peuple et qu'il s'engagea à dénon­cer et à combattre. L'on ne peut que s'étonner et s'exclamer, admiratif, de découvrir ce jeune Algérien qui en à peine 10 ans d'école, est déjà une plume d'excellence sous le pseudo­nyme de Kamel Abencérages, dans les journaux les plus pres­tigieux de son époque, tels que L'Ikdam de l'Émir Khaled, Le Trait d'Union de Victor Spielmann ou Attakadoum du docteur

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Benthami. Ce qui tient du prodige, et ce qui laissa sans voix le colonat qui savait dès lors qu'avec ce jeune homme exception­nel et à «la tête brûlée», il fallait désormais compter.

Un jeune homme exceptionnel en effet, qui fut président de l'Association des Étudiants d'Afrique du Nord, portant la toque d'astrakan symbole de son identité musulmane et clin d'œil à celui qu'il a toujours admiré, Kemal Atatürk qui construisit la grande Turquie moderne. Car ce jeune étudiant avait les yeux rivés vers ce grand pays dont il rêvait pour son peuple le même destin : la démocratie.

C'est ce même étudiant devenu pharmacien, installé dans la ville de Sétif en 1933, classé parmi les meilleurs éléments de sa promotion, qui publie cet ouvrage célébrissime Le Jeune Algérien (1931), dénonçant les abus de l'administration colo­niale et défendant son peuple avec ses tripes, qui décide de l'engager directement en politique pour mieux défendre sa communauté. C'est dans sa ville d'adoption, Sétif, dans l'Est algérien qu'il devient élu de son peuple auprès de l'adminis­tration coloniale. Il est successivement conseiller municipal, conseiller général, délégué de l'Assemblée algérienne. Son aura dépassera l'Est algérien pour s'étendre sur le territoire national, et même en France métropolitaine où son nom se murmurait déjà.

Il se rapproche par la suite de la fédération des élus du Constantinois dirigée par le docteur Bendjelloul, pour deve­nir la plume de prestige de son organe de presse L'Entente franco-musulmane (1935-1942), journal hebdomadaire où les articles et éditoriaux de Ferhat Abbas tonnaient comme des canons contre l'injustice. Mais humaniste et pacifiste, Il défendait l'égalité des droits, ne voulant pas confondre le petit peuple pied-noir avec le gros colonat. Il soutint le projet Blum-Viollette qui devait justement permettre la représen-

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tacivité des élus indigènes au parlement français, mais les maires d'Algérie feront capoter le projet de l'espoir qui sera définitivement enterré en 1938.

1938 est une date clé dans l'itinéraire politique de Ferhat Abbas, qui d'une part crée son premier parti politique l'Union Populaire Algérienne (UPA), et d'autre part, et c'est le plus important, il signe sa rupture avec l'élite politique française d'Algérie. Désormais l'homme cherche le moyen de libé­rer son peuple du joug colonial, en d'autres termes l'indé­pendance du pays pure et simple. L'idéal d'égalité est bel et bien mort dans l'esprit de Ferhat Abbas en même temps que l'enterrement du projet Viollette, mais l'homme politique est obligé de ménager l'élite indigène attachée encore à cet idéal, et obsédé qu'il était lui-même par une autre question de taille: comment parvenir à cette indépendance sans effusion de sang ? Il tenta d'abord de l'éviter, en menant diverses ten­tatives auprès des gouvernants politiques français successifs, véritable croisade, mais le colonat qui activait en Métropole même réussit à rendre caduques toutes ces tentatives.

C'est en 1941, qu'il adresse un dernier recours, un rap­port, sorte de mise en demeure avant l'effusion de sang, au Maréchal Pétain, gouvernant de l'heure de la France, alors que cette dernière est sous occupation allemande. Ce rapport qui dresse non seulement un bilan politique, économique et social de l'Algérie sous colonisation française où l'indigène est l'enfant pauvre, mais aussi un programme politique, écono­mique et social pour l'Algérie de demain d'où l'injustice serait bannie. De par sa haute qualité, ce rapport pourrait servir de base de travail à nos étudiants d'aujourd'hui tant il était avant-gardiste.

Ce rapport est malheureusement resté sans réponse, mais qu'à cela ne tienne, cet homme politique prodigieux regorge

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d'idées fécondes. Emerge alors l'idée du Manifeste qu'IL R É D I G E L U I - M Ê M E et rend public en 1943, et qui réu­nira autour de lui toutes les tendances politiques indigènes, Ouléma et Messali y compris, car il véhicule l'idée d'indépen­dance via l'autonomie sans effusion de sang, ce qui a séduit au-delà de l'espérance. Avec le Manifeste, Ferhat Abbas, l'homme politique qui se révéla d'envergure, venait de pren­dre ses litres de noblesse. Mais il paya par trois mois de prison dans le Sud algérien, d'avoir réussi cet exploit. Le Manifeste donnera naissance en 1944 à l'association des Amis du Mani-feste et de la Liberté (AML). Cette AML qui devient, selon les propos même du président Abdelaziz Bouteflika, une véri-table carte d'identité nationale. En son sein, ce «J'accuse l'Eu­rope» qui met l'Occident face à ses responsabilités de cette colonisation qui engendra l'injustice.

C'est cette même année 1944 que Ferhat Abbas crée son propre journal Egalité qui prendra pour titre en 1948 La République algérienne, qui sera dans une première étape le journal du Manifeste et dans une seconde celui de l'UDMA, parti créé par Ferhat Abbas en 1946, et qui peut être consi­déré comme le plus grand journal indigène, par la qualité du contenu, la pagination et la longévité (il dura exactement Il ans et 3 mois). En dehors de celle de Ferhat Abbas, ses plumes furent de prestige, entre autres celles de Moham­med El Aziz Kessous et Ahmed Boumendjel (rédacteurs en chef successifs). Ce journal n'avait de ce fait, rien à envier à la presse coloniale, mais pouvait même être classé parmi les grands titres de la presse mondiale. Si le contenu traitait en priorité de la question algérienne, il s'intéressait néanmoins à tous les soubresauts du monde. La question de l'émanci­pation de la femme algérienne y était majeure. D'ailleurs, le grand homme a eu le courage d'ouvrir le débat sur cette

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question épineuse qui lui tenait à cœur dès l'année 1938 : sortir la femme algérienne de la servitude en commençant par ouvrir les portes des écoles aux petites filles. Ce qui à l'époque était une gageure. Mais la question politique pre­nait le pas, et Ferhat Abbas dont les éditoriaux d'une violence inouïe contre le colonat étaient le plus souvent censurés lui valurent de passer devant les tribunaux et d'être condamné à la prison en 1952.

Ce sont les événements douloureux du 8 mai 1945 et ses milliers de morts indigènes qui sonnèrent le glas de l'idéal d'égalité. Ferhat Abbas qui reculait l'échéance du bain de sang, ne pouvait se relever indemne en voyant son peuple mourir un jour de fête, celui de la fin de la guerre mondiale, et celle du nazisme. La flamme nationaliste qui vivait en son cœur depuis ses années étudiant, n'a fait que se l'aviver et déterminer l'homme que désormais la lutte armée était iné­vitable. De plus, accusé à tort par l'administration coloniale, d'avoir provoqué ces événements, Ferhat Abbas subira lui-même l'arbitraire par 11 mois de prison, mis en sûreté, prêt à

être exécuté. Mais il a été prouvé que ses mains étaient nettes de sang.

Libéré, il est plus déterminé que jamais à en découdre avec le colonat. Comme dit précédemment, il crée en 1946 son parti, l'Union Démocratique du Manifeste Algérien (UDMA), qui sera national par le nombre fulgurant d'adhé­sions et la République Algérienne Démocratique et Sociale est effective dans les textes du parti.

À la fin de la deuxième guerre mondiale, les élus indigè­nes peuvent désormais accéder au parlement français. Ferhat Abbas est député, il peut désormais plaider, là-bas, en France, comme il l'a toujours souhaité et revendiqué, la cause de son peuple. Il ne sera pas le seul car tous les élus des partis natio-

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nalistes indigènes (UDMA et MTLD) , et même les indépen­dants, y seront représentés. Mais c'est déjà trop tard, car le mouvement national bouillonne, l'attente a été trop longue et les promesses toujours non tenues.

En 1948, deuxième date clé dans son itinéraire politique, Ferhat Abbas lance un Appel au peuple algérien qui est une véritable déclaration de guerre à la France. «La République algérienne sera créée dans l'autonomie ou par la lutte armée, de toute manière elle sera créée car l'État algérien est la for­mule de l'avenir», martèle l'homme illustre, dans sa presse, et à longueur de colonnes.

Le 1 e r novembre 1954 ne le surprit pas, comme il le dit lui-même, tant il était préparé à l'éventualité de la lutte armée, dans le cas où la France refuserait l'autonomie. Il dissout sans regret son parti, l'UDMA, et adhère et rejoint le Front de Libération Nationale (FLN) sans hésitation. Au congrès de la Soummam, le 20 août 1956, il est désigné pour siéger au Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA). En 1957, il est membre du Comité de Coordination et d'Exécu-tion (CEE) . A la même époque, il parcourt le monde pour expliquer les raisons de la guerre d'Algérie. En 1958, troi­sième date clé de l'itinéraire politique de Ferhat Abbas, il est élu à l'unanimité par les hommes de Novembre, président du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA). Le CNRA le maintient à ce poste jusqu'en août 1961. À l'indépendance du pays en 1962, ses collègues l'ont porté à la présidence de l'Assemblée nationale constituante. Un itinéraire politique des plus glorieux au service de sa patrie mené d'arrache-pied et avec abnégation de 1920 à 1962.

En 1963, il démissionne de la présidence de l'assem­blée nationale, refusant de soutenir l'atteinte à la démocra­tie. En effet, l'indépendance est confisquée successivement

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par les deux premiers présidents de l'Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella et Houari Boumediene, qui instaurent le parti unique et par la suite la dictature. Ce qui ne pouvait que révolter Ferhat Abbas le démocrate qui a donné sa vie pour que son peuple puisse vivre dans la liberté et la dignité dans son propre pays.

Cette contestation des plus légitimes lui valut la prison dans le Sud algérien et la résidence surveillée, sous le règne des deux hommes précités, passeport et biens confisqués. Dans le petit intermède de ces deux oppressions, il put réali­ser en 1966, son vœu le plus cher : se rendre en pèlerinage à La Mecque, lui qui écrivit en 1935 dans L'Entente : «L'Islam est dans mon cœur comme une mosquée de granit...»

Privé de sa liberté durant près de vingt ans, l'homme illustre reprend sa plume et se remet à écrire. Cette écri­ture, comme dit plus haut, qui était l'essence même de sa vie. Après avoir donné à son peuple Le jeune Algérien en 1931 et La nuit coloniale en 1962, il publie vers la fin de sa vie trois ouvrages qui auront un succès considérable, Autopsie dune guerre (1980), Le Jeune Algérien (rééd. 1981) et L'indépen­dance confisquée (1984).

À la mort de Houari Boumediene d'une terrible et fou­droyante maladie en 1978, la résidence surveillée est levée et Ferhat Abbas retrouve la liberté. Il est alors âgé de 80 ans.

Le 30 octobre 1984, il est décoré de la médaille du résis­tant par le nouveau président algérien, Chadli Bendjedid. Une décoration qui n'avait plus sa raison d'être, puisqu'elle est arrivée à la fin de la vie de l'homme, 22 ans après l'indépen­dance du pays, et après près de vingt ans d'arbitraire, Ferhat Abbas privé de sa liberté. Mais néanmoins cette décoration apporte la confirmation de l'injustice subie par cet homme, et

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reconnaît par là-même la faute de ses deux geôliers, Ahmed Ben Bella et Houari Boumediene.

Ferhat Abbas ne pourra jouir longtemps du bonheur d'une vie libre. Bien malade, conséquence des terribles épreuves qui lui ont été infligées, il quitta ce monde le 24 décembre 1985, entouré des siens à son domicile, à Kouba, sur les hau­teurs Alger.

Mais l'homme illustre pouvait-il partir, nous quitter, sans nous laisser un dernier message ? Assurément non, la preuve en est.

Dans cet ouvrage exceptionnel, publié à titre posthume et laissé pour la postérité, l'homme politique algérien rappelle à ses compatriotes que «le présent ne saurait impunément ignorer le passé», raison pour laquelle, tout en soulignant qu'il n'est pas question pour lui de se substituer aux historiens, il juge nécessaire néanmoins de brosser un rappel historique de l'Algérie arabo-berbère avec les différentes occupations étrangères jusqu'à cette fin du X X e siècle où les «indigènes» ont mis fin à la colonisation française. «Une période histori­que» précise-t-il, qui devait ouvrir l'Algérie à la démocratie. Mais ce ne fut malheureusement pas le cas. La déclaration du 1 e r novembre 1954 et le Congrès de la Soummam ont été trahis par Ben Bella et Boumediene.

«Gouverner c'est prévoir», or l'éducation scientifique a été ignorée alors que c'est d'elle que vient le salut.

Cet ouvrage qu'il appelle «cahier» et qui se veut un pro­gramme politique pour l'Algérie de demain, est destiné, dit-il, à son fils, aux jeunes de la nouvelle génération, de la post­indépendance, aux hommes et aux femmes de son pays, «avec l'espoir qu'un jour une assemblée nationale constituante,

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librement élue par le peuple pourra l'examiner, le critiquer et peut-être en retenir quelque chose...»

De ce programme politique, nous retenons l'essentiel qui est de faire l'État démocratique, pour une Algérie républi­caine. Ce sont ensuite les relations extérieures du pays, sa diplomatie, avec les États voisins, la foi au grand Maghreb uni, l'Afrique noire, l'Europe, le Vatican et les Nations Unies. Le monde arabe et bien sûr la Palestine qui aura une place de choix. Le castrisme, quant à lui, est laminé. Et l'on se dit que c'est quand même extraordinaire, lorsque nous savons qu'en ce début septembre 2010, Fidel Castro lui-même vient d'annoncer la faillite de son système politique. La question religieuse que Ferhat Abbas ne pouvait passer sous silence, le musulman fervent qu'il a toujours été croit inexorablement, comme il l'a toujours cru et défendu que les trois religions monothéistes doivent travailler ensemble pour la paix dans le monde.

En optimiste comme il l'a toujours été, il encourage son peuple à avoir «foi dans le passé et espérance dans l'avenir».

En développant ce programme, où tout est passé en revue, Ferhat Abbas revient sans cesse sur l'éducation, qui est une question prioritaire, et c'est à travers elle qu'il pense que «ce n'est que dans la mesure où les générations montantes se concentreront sur l'étude des sciences exactes que le renou­veau interviendra et que notre pays changera de visage.»

Mais cet ouvrage, véritable programme politique, écono­mique et social pour l'Algérie de demain, se veut aussi un procès du boumediénisme, qui, selon Ferhat Abbas, a déper­sonnalisé le pays, le voulant «à l'image des démocraties popu­laires, une culture copiée, à laquelle le peuple algérien était hostile».

Préface 21

Le mal fait à l'Algérie est immense. Le pays pourra-t-il un jour se relever ? s'interroge-t-il. Tout est possible, il suffit d'y croire et de se retrousser les manches, car rien ne se fera sans travail. Et c'est alors l'apologie du travail pour celui qui a toujours donné sans jamais chercher à prendre.

Ce livre publié à titre posthume, dernier message de l'homme illustre à son peuple avant le dernier voyage, et qui se voulait, un adieu aux Algériens et à ses amis du Maghreb et de France, rend, au contraire, Ferhat Abbas, plus présent que jamais dans son pays, près de ce peuple qu'il avait en idéal. Et sa pensée clairvoyante, une voix à écouter et à méditer avec le plus grand respect, non seulement pour la génération actuelle, mais aussi pour toutes celles à venir.

L E I L A BENAMMAR BENMANSOUR Docteur en Information et Communication

Auteur de Ferhat Abbas. L'injustice (Alger-Livres Éditions. Alger. 2010)

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NOTE GÉNÉRALE DE L'ÉDITEUR

Le lecteur ne doit pas perdre de vue que le regretté Ferhat Âbbas a rédigé cet ouvrage durant la période où Houari Boumediene l'avait placé en résidence sur­veillée (1976-1979). Pour ce motif, on devra lire et comprendre les observations et jugements que l'auteur émet sur les événements, les hommes et les institutions à la lumière du contexte national ou international auquel ils sont liés. Ferhat Abbas se réfère très sou­vent à des données d'histoire très immédiate. A titre d'exemple, quand il évoque le FLN d'après-guerre, on doit entendre par là le parti-alibi, l'appareil politico-bureaucratque d'Etat, tel qu'il fonctionnait depuis l'in­dépendance du pays jusqu'à la mort de Boumediene, et non pas le parti tel qu'il devait apparaître après les multiples transformations qu'il subira depuis l'avène­ment de Chadli Bendjedid jusqu'à ses crises et convul­sions les plus récentes.

A. R.

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AVANT-PROPOS

Presque tous les hommes sont esclaves faute de savoir prononcer la syllabe non.

Sébastien Chamfort

Celui qui voudrait jouer au réformateur à seule fin d'arriver au pouvoir mériterait de se heurter à des obstacles et de dépérir à son tour.

Ibn Khaldoun (El Moqaddima)

Je suis au soir de ma vie. Ce livre est le dernier acte de ma vie politique. C'est un adieu à l'Algérie, à mes amis du Ma­ghreb et à tous ceux que j'ai aimés et servis durant ma longue carrière. Et aussi un adieu à mes amis français de France et d'Algérie, et particulièrement à ceux qui ont vécu à nos côtés durant notre terrible guerre de libération, souvent au péril de leur vie.

J'ai vécu un demi-siècle sous le régime colonial. J'en ai subi les contrecoups autant si non plus que mes autres com­patriotes. Je n'appartiens pas à la chevalerie arabe, ni à la no­blesse maraboutique, pas même à la «bourgeoisie».

En 1830, la tribu des Beni Amrane, à laquelle j'appartiens était installée sur une belle plaine à la sortie de Jijel, terre qu'elle partageait avec ses cousins les Beni Hassène. Cette

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26 Avant-propos

plaine au climat tempéré s'étendait jusqu'à la rivière Oued Djendjen qui limite la commune de Taher.

Les Beni Amrane étaient des agriculteurs. Ils le sont res­tés. Leurs terres, à la lisière d'une belle forêt propre à l'éle­vage, sont propices à la culture des céréales, aux plantations de vergers et d'oliviers. Les fruits, même de nos jours, y sont abondants.

Dès que les colons commencèrent à s'installer, les Beni Amrane, comme toutes les tribus implantées sur de bonnes terres, bien irriguées, ont été dépouillés, appauvris et réduits à la misère. En 1871, parce qu'ils ont fait cause commune avec l'insurrection du Bachagha Mokrani, ils furent expropriés et déplacés à Fedj M'Zala où la colonisation les recasa sur des terres rocailleuses, si différentes de leurs anciennes terres.

Dans leur douar d'origine furent créés deux centres de colonisation : Strasbourg et Duquesne, peuplés d'européens. Les Beni Amrane ne restèrent pas à Fedj M'Zala. Ils revin­rent chez eux louer leurs bras et tenter de survivre.

À cette époque, mon père avait environ 16 ans. Il ra­conte :

«J'ai travaillé, me dit-il, à raison de 1,50 franc la journée de 15 heures. Avec mes frères plus âgés que moi, nous nous étions regroupés autour de notre vieux père et attendions que l'orage s'apaise amenant des jours meilleurs.»

«Le destin frappa à ma porte quand un gros colon, hom­me politique influant m'envoya son fils aîné, Charles Danier de Vigie, un jeune homme de mon âge, pour m'annoncer que son père désirait m'associer à son entreprise. Une autre vie commença pour moi et pour les miens. Je parcourais les mar­chés à la recherche du beau bétail, des fruits et des légumes.

Avant-propos 27

C'était un commerce lucratif qui nous permit de changer de condition sociale.»

«À l'âge de 25 ans, Damier, toujours conseiller général de la région, nie fit nommer Caïd à la mairie de Strasbourg. C'était au moment où les opérations de recensement et de l'établissement de l'état civil pour «l'indigène» débutaient.

«Cet état civil, provoqua un immense éclat de rire en Algérie. En effet, les Algériens n'en voyaient pas l'utilité. Ils étaient connus, désignés et nommés mais seulement à l'échelle de la tribu, puis dans le cadre d'une communauté moins grande et enfin au niveau de la famille. Chacune de celle-ci possédait un nom qui la désignait spécifiquement. Ma famille, par exemple répondait au nom de Ben Daoui (au plu­riel, les Douaoua). Aussi bien, lorsque les Caïds demandèrent à leurs administrés de se choisir un nom, ceux-ci répondirent dès souvent par de l'ironie et des moqueries. A la suite de quoi, nous trouvons aujourd'hui des noms originaux, tels que «Demagh el Atrous (la tête de bouc), Chaïb edderagh (celui qui a le bras blanchi), Boudrâa (celui qui a le bras long), etc. Cependant certaines familles abordèrent ce problème avec sérieux.»

J'ai écrit par ailleurs comment l'opération s'était passée pour les miens. Mon père proposa à grand-père d'adopter pour nous le nom patronymique de «Daoui» ou de «Ben-daoui». Grand-père refusa net : «Notre famille, dit-il, portera le nom de mon grand-père ABBAS. C'était un homme d'un grand humanisme, charitable, pieux et ayant le sens de la jus­tice. Ainsi, un de ses fils, un de mes oncles, fut tué dans une rixe. «Nous le vengerons» avertirent les siens. «Nous n'en fe­rons rien, répondit grand-père ABBAS, ce fut une rixe : C'est à Dieu à dire qui avait raison, qui avait tort.» Ainsi fut-il fait et grand-père prit le nom de Abbas Ahmed.

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28 Avant-propos

Mon père avait le sens de la solidarité du clan. Deux colons nostalgiques abandonnèrent leurs lots de terre et rentrèrent en France. Ces lots étaient d'une superficie de 20 hectares chacun. Père aida sa sœur à racheter un lot. Lui-même s'oc­troya le deuxième, dit «terre de Rekkikat» et y installa ses frè­res. C'est là qu'ils vécurent et où nous continuons à voir leurs petits-fils et les enfants de ces petits-fils qui y vivent encore.

À l'indépendance, certains de mes neveux de la branche directe et deux de mes sœurs m'ont demandé de vendre cette terre. J'ai refusé: «Ce que mon père a fait ne sera pas défait de mon vivant.»

À l'exemple de ma famille, d'autres habitants avaient ra­cheté des petites parcelles de terre pour s'y fixer et édifier un foyer. Peu à peu entre colons et «indigènes» des relations moins violentes s'établirent. La vie fut plus forte que le mal­heur, imposant sa résignation et son silence.

Et ailleurs ? L'installation de la colonisation fut partout identique. Sur tout le territoire algérien, les tribus riches avaient subi le contre coup de la défaite, avaient été dé­pouillées et appauvries. Celles qui avaient guerroyé durant des décades contre une des plus puissantes armées d'Europe avaient été réduites à une «poussière d'individus» contrain­tes de se convertir en domestiques, en ouvriers agricoles aux salaires de famine, en khammès, ou en soldats de l'Empire. L'État colonial s'appropria les forêts et appliqua à la popula­tion un code forestier d'une extrême rigueur : Pour une chè­vre surprise en pacage interdit, l'amende s'élevait au-delà de cent mille francs.

C'est à l'antiquité romaine que nous demanderons le mot de la fin : «Malheur aux vaincus !»

*

Avant-propos 29

En 1890, mon père quitta le douar Beni Siar pour celui de Chahna, beaucoup plus important. Ce douar abritait les Beni Affer, tribu pauvre, violente, indisciplinée et turbulente. Le douar comptait plusieurs crimes par an et plusieurs nefram. Ces affrontements collectifs se produisaient particulièrement en été au moment de la distribution et de la répartition des eaux pour l'arrosage des vergers et des potagers car souvent il y avait contestation. Et aussi en hiver, à l'époque de la cueillette des olives car il arrivait qu'un olivier appartienne à deux fa­milles qui s'accusaient alors mutuellement de fraude.

Mon père administra avec fermeté et tenta de mettre fin à cette violence. Il pensa que la création d'écoles coraniques pourra modifier ces mœurs. Son secrétaire était un taleb ins­truit, pieux, actif. Avec l'aide des Djemâa et des Oukafs, il fit venir d'autres talebs et ouvrir des écoles coraniques dans les nombreux hameaux.

Lui-même fit bâtir sa propre école. Elle fut largement fré­quentée. C'est dans cette mechta que nous sommes nés et avons grandis. Ma mère éleva une famille de treize enfants. Six étaient plus âgés que moi, six plus jeunes. Nous nous som­mes mutuellement aidés et sommes restés unis

Filles et garçons allèrent apprendre le Coran et s'initier à la morale de l'Islam. Les horaires de l'école coranique étaient rudes. Nous nous levions à l'aube pour sortir vers huit heu­res. Nous reprenions à 1 heure, après la prière du Dohar et sortions à 16 heures. Le mercredi après-midi, le jeudi et le vendredi étaient journées de congé.

Cette première jeunesse resta gravée dans ma mémoire : les jeux avec les enfants de mon âge, nos luttes d'enfants, les pièges aux oiseaux, la cueillette des mûres le long des haies, le maraudage dans les vergers, la course aux rivières lorsque les parents s'absentaient, à l'automne l'initiation aux labours

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30 Avant-propos

derrière une charrue archaïque tirée par un bœuf et surtout, l'odeur du bétail et des étables si particulière qui parvient en­core jusqu'à moi. Au printemps, nous nous faisions une fête de la naissance des petits veaux. Eux aussi participaient à nos jeux.

À dix ans j'ai quitté ces beaux lieux de ma première jeunes­se. Je descendis au village où une école «indigène» de langue française venait d'ouvrir ses portes. Un autre environnement m'accueillit, d'autres jeux, d'autres maîtres qui nous venaient tous de la grande Kabylie et qui nous étaient si dévoués.

Dois-je encore le dire ? Nous devons tout à notre père qui n'a jamais cessé de nous entourer de son affection, de son autorité et de ses conseils. Il a été toute sa vie d'une activité débordante. Ne sachant ni lire, ni écrire, il était passionné d'instruction : «Instruisez-vous, nous disait-il, c'est le seul bien que je vous laisserai.»

L'Europe a colonisé les autres continents au nom de la loi de la jungle et de ses intérêts. Le plus fort a asservi le plus fai­ble. Elle a détruit des civilisations dignes de ce nom et réduit à néant des peuples.

Ceux qu'elle a dominés ont été exploités, dépouillés de leurs richesses, déstabilisés et détournés du cours naturel de leur histoire.

En Algérie, cette colonisation a été diabolique. Nous avons été piégés au nom de je ne sais quelle annexion qui ne s'est réellement jamais réalisée ni dans les faits, ni dans les esprits. Contrairement à ce qui s'est passé en Tunisie et au

Avant-propos 31

Maroc, la bourgeoisie française nous a privés de notre person­nalité et de notre âme et ainsi nous neutralisa. Son ambition était d'entreprendre une œuvre au-dessus de ses moyens : ar­racher à l'Orient musulman une partie de sa chair pour en faire une terre d'Occident, une «Algérie française» d'où nous étions exclus.

l'Algérie devint la propriété du dernier venu qui nous appliqua l'administration directe, la politique du peuplement européen et sa prépondérance sur «l'indigène».

Pour rendre la tâche plus aisée, on a fait mentir nos ma­nuels scolaires. Des écrivains et des journalistes accréditèrent la thèse d'une Algérie, en 1830, musulmane, anarchique, pau­vre, inorganisée et vacante. Pourtant, les officiers français qui ont chevauché tout le long du pays, notamment Saint-Arnaud, al lestent du contraire.

Le racisme des Français d'Algérie n'était pas identique à celui de l'Afrique du Sud. Ce que les colons n'ont jamais ad­mis est le fait que nous revendiquions pour échapper aux lois d'exception et nous élever à leur niveau. Cette revendication les rendait haineux et méchants car ils avaient conservé de l'Arabe une peur viscérale venue du Moyen-Âge, peur atti­sée par la crainte de nous voir bénéficier des mêmes droits qu'eux.

Lorsque les fusils se turent, la vie reprit ses droits. «L'indigène» se mouvait à travers le pays, dans sa vie quotidienne, souvent sans histoires.

Son admission à l'école française, bien que difficile et très limitée, le rendait moins vulnérable. Personnellement, j 'ai quitté l'école primaire en mars 1914 pour me rendre au col­lège de Skikda (ex-Philippeville) où une bourse d'internat ve­nait de m'être attribuée. J'y suis resté jusqu'au baccalauréat.

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32 Avant-propos

Puis, après le service militaire, je fis mes études de Pharmacie à la faculté d'Alger.

Parce que sans doute je venais de la campagne et que j'avais été rarement en contact avec les Français, j 'ai eu le plus grand respect pour mes maîtres. C'était des hommes cultivés et pleins de savoir. Il en fut de même pour mes pro­fesseurs de Faculté. En Islam, l'étudiant s'attache beaucoup à ceux qui l'aident à devenir un homme. Le peu que je sais, je le dois à cet enseignement.

Aussi, ai-je conservé à cette culture un attachement sans failles. Aujourd'hui que j'ai quitté la scène politique, je par­tage mon temps entre mon pays et la France où je retrouve certaine de mes habitudes d'autrefois, la presse d'opinion, la critique des hommes au pouvoir, le théâtre, la littérature, etc., qui font défaut chez nous.

Je m'intéresse aux problèmes qui se posent au pays où je séjourne, c'est naturel : le chômage, la condition ouvrière, les difficultés d'une production industrielle et agricole que la concurrence aggrave...

Mais depuis la décolonisation, un racisme violent entrete­nu par une certaine frange de jeunes et de moins jeunes fran­çais ternit le visage de la France. L'émigration nord-africaine est prise à partie et devient une cible facile pour des crimes gratuits. Cependant, si les grandes puissances européennes, la France, l'Angleterre, la Belgique, la Hollande, n'étaient pas venues chez nous, notre immigration ne serait pas chez elles. Elle est le reflet de l'occupation de nos pays. Et souvent nous nous sommes rendus en Europe pour défendre les colonisa­teurs contre leurs ennemis.

En France, je suis chez moi comme mon regretté ami Jac­ques Chevallier était chez lui en Algérie.

Avant-propos 33

Je retrouve de l'autre côté de la Méditerranée des compa­triotes avec lesquels j'entretiens des relations amicales ainsi que certains français d'Algérie en compagnie desquels nous évoquons les jours passés, sans animosité et sans amertume.

Mais c'est en Algérie que je me sens vivre et c'est dans mon pays que je souhaite finir mes jours.

Je ne pouvais quitter ce monde sans évoquer une fois de plus le régime colonial. Si j 'ai pris en exemple ma tribu et ma famille, c'est parce que ce qui nous est arrivé a été le sort de tons.

Installé pharmacien à Sétif, la population de cette région me fit confiance et fît de moi un élu de la région, conseiller général, conseiller municipal, délégué financier, député, conseiller à l'assemblée algérienne.

À ces différents titres, j'ai parcouru l'Algérie. Partout, j'ai retrouvé la même exploitation de notre peuple, les injustices qui l'avaient frappé, la misère dans laquelle il se débattait.

Le Parti du Peuple Algérien (PPA), qui se prétendait être un «parti frère», enfermé dans son dogmatisme et sa clandestinité, pensait qu'à l'Union Démocratique du Ma­nifeste Algérien (UDMA), et à l'association des Oulémas, nous n'étions que de simples notables, n'appréhendant pas les problèmes de l'Algérie profonde. Il nous abreuva à l'épo­que d'insultes, d'injures et de calomnies. Même aujourd'hui, après une indépendance que nous avons arrachée ensemble, ils n'oublient pas de nous traîner dans la boue. En novem­bre 1984, certains PPA nostalgiques rédigèrent un numéro

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34 Avant-propos

spécial d'Algérie Actualité, où ils faisaient le panégyrique de leur ancien «Dieu», Messali Hadj, comme si celui-ci n'avait pas planté un poignard dans le dos du FLN et de l'ALN du­rant toute la guerre d'Algérie. A cette époque, ils l'avaient sévèrement condamné. Aujourd'hui, ils retournent leurs ves­tes. Le numéro ne fut pas autorisé à paraître. Nombre de ces PPA occupent des situations lucratives. Ils exhibent leurs fortunes comme autrefois notre peuple égrenait sa misère. Cette promotion sociale ne leur suffit pas. Ce qu'ils veulent, c'est diriger le pays, seuls, sans se rendre compte qu'ils en sont incapables.

En réalité, lorsqu'il a fallu réveiller nos masses et leur faire admettre qu'elles avaient droit au bien-être, à la liberté et à la dignité, nous avons été bien souvent plus efficaces qu'eux.

Nous avons attaqué de face et sur la voie publique les ins­titutions coloniales avec leurs propres lois, chose plus difficile et plus ardue qu'une attitude de pseudo-clandestinité et de refus. Ni l'administration, ni le gouvernement général, ni l'os­tracisme des gros colons maîtres de l'opinion publique n'ont été épargnés. Nous avons entamé leurs positions et ébranlé leurs convictions de «race supérieure».

Fallait-il encore se battre ! Je suis passé trois fois devant les tribunaux correctionnels, une fois en Cour d'Assises et j'ai failli comparaître devant un tribunal militaire. Je me suis bagarré comme un chiffonnier avec des administrateurs de communes-mixtes qui brimaient des pauvres gens. En 1935, j 'ai présenté au Procureur de la République une pétition d'ouvriers qui réclamaient leurs salaires à leur employeur. Le colon mis en cause vint me trouver au café de France, à Sé-tif, où je me trouvais et m'agressa. En 1937, me trouvant à la mairie de Ras el Oued (ex-Tocqueville), le maire, un notable

Avant-propos 35

maçonnique, furieux de voir son protégé le Dr Smati perdre les élections se rua sur moi et me frappa.

Représenter un peuple de paysans, pauvres, illettrés, in­capables de se défendre n'est pas une sinécure. Il faut accep­ter de vivre dangereusement et être toujours disponible. Le paysan n'a pas d'heure. Il frappe à votre porte à tout moment, Toujours pour exposer un problème capital à ses yeux.

l'ai vécu des années dans cette atmosphère. Elle créa en-tre les paysans et moi des liens indescriptibles. Vingt ans après l'indépendance, les mêmes visites se poursuivent presque au même rythme qu'autrefois. Je ne suis plus qu'un vieillard ma­lade, mais ils continuent à venir me voir. «Avez-vous besoin de quelque chose ?» «Non, nous venons prendre de tes nouvelles et te voir nous aider à supporter les nouvelles injustices !»

En juillet 1962, l'indépendance acquise, nous nous som­mes comportés comme un peuple sous-développé et primitif. Nous nous sommes disputés les places et nous avons tourné le dos aux valeurs et aux vertus qui nous ont conduits à la vic­toire. J'ai vu nos mœurs dégénérer en traumatisant l'Algérie musulmane comme elle ne l'avait été durant la guerre. Notre République Algérienne a été affublée d'un appendice, celui de «démocratie populaire», ce qui veut dire en clair qu'elle n'est ni démocratique, ni populaire.

Nous subîmes deux dictatures, celle de Ben Bella, puis peu après celle de Boumediene. Ben Bella prit pour modèle de chef d'État Fidel Castro, son régime totalitaire, son pou­voir personnel et son idéologie communiste. L'Algérie ne s'est pas reconnue et sombra dans l'inquiétude et le désordre, les

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36 Avant-propos

passe-droits, le système D, l'arrivisme et les fortunes mal ac­quises.

Le 19 juin 1965, son ministre de la défense le déposa avec l'appui de l'armée et se proclama Chef d'État au mépris de toute légalité et de toute légitimité.

Boumediene eut le temps de dépecer ce qui restait de l'Algérie musulmane. Il ruina l'agriculture en contraignant les paysans à abandonner leurs terres par une «Révolution agrai­re» mal initiée, les attirant en ville à la recherche de leur pain grâce au mirage d'une industrie «industrialisante». Le com­merce devint la proie de quelques-uns, proches du régime.

Tout ce qui a motivé notre insurrection a été saboté : le respect des droits de l'homme, celui des libertés individuelles et de la dignité du citoyen, le retour du fellah à la terre, le res­pect de la propriété privée. Nous nous sommes installés dans le provisoire et la médiocrité et avons cessé de travailler. Dans leur majorité, les Algériens ont confondu l'indépendance et Etat-providence. Tout un chacun se mit à attendre les pétro­dollars.

Or voici qu'apparaît aux portes même d'Alger le terro­risme politique, qui n'hésite pas à tuer, à frapper des inno­cents et à engager notre pays dans une voie semblable à celle du malheureux Liban. La tuerie de l'Arbaa est grave. Nous sommes gagnés par le démon individualiste et la course vers le nouveau pouvoir qui veut s'imposer par la terreur. La vio­lence devient le recours des désespérés et des laissés pour compte de notre société «socialiste».

Nous sommes tous concernés par ce drame. Il ne relève pas uniquement du gendarme, mais de la vigilance et de la co­hésion du peuple lui-même. En particulier, les anciens mou­djahidine doivent en premier lieu réagir. Par leurs sacrifices,

Avant-propos 37

ils nous ont restitué le pays de nos ancêtres. Une fois de plus, leur devoir est de sauvegarder son unité nationale. Halte à la guerre civile !

J'ai failli céder à la panique en apprenant cette nouvelle. Je suis cependant d'un tempérament optimiste. Durant ma longue carrière, je n'ai pas connu le découragement. Une cause juste reste juste jusqu'à son dénouement.

Nous avons pris un retard mortel. Arriverons-nous en bonne santé à la fin de ce siècle ? Ne confondons pas démo­cratie, liberté avec intolérance et désordre public. Il est temps qu'un pouvoir fort et juste en même temps s'arme de bonnes lois, mobilise à nouveau le pays et nous contraigne à balayer devant nos portes.

Que nous réserve l'an 2000 ? Où va notre civilisation ? Gardons-nous d'émettre la moindre opinion. L'Avenir appar­tient à Dieu et à ceux qui le feront.

Peut-être le lecteur permettra-t-il à mon âge d'exprimer un souhait : celui de voir les générations de demain vivre de leur travail, s'entourer de bien-être et vivre en paix.

C'est mon vœu le plus cher.

Ferhat Abbas Alger, mars 1985

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I

FAIRE L'ÉTAT DÉMOCRATIQUE Une constitution qui garantit la liberté et la sécurité

des citoyens et des lois égales pour tous

Réhabiliter la cité musulmane

L'élément précieux clans les rouages de l'humanité, ce n'est pas l'État, c'est l'individu.

Albert Einstein

On imagine mal l'évolution de l'Algérie hors du contexte nord-africain. Si depuis juillet 1962, les gouvernements algériens qui se succèdent restent impuissants à entraîner les masses dans leur sillon et à sortir l'Algérie du provisoire, c'est parce qu'ils veulent arracher noire pays à la communauté maghrébine et lui imposer des options contraires à leurs aspirations.

Il n'est pas question d'écrire ici un manuel d'histoire. Il s'agit d'autre chose. Mon propos est de tirer un enseignement du passé, pour mieux dominer le présent.

Le présent ne saurait impunément ignorer le passé. Lorsqu'on viole la conscience des masses populaires, on peut s'attendre à des retours rie flamme dangereux et à des

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40 Demain se lèvera le jour

convulsions mortelles. Il ne faut pas jouer avec le feu, si on veut éviter l'incendie.

Dans un livre du Maréchal Juin 1, écrit en collaboration, le passé de la Berbérie est ainsi résumé :

«Deux mille huit cent vingt quatre années se sont écou­lées depuis la fondation de Carthage. L'histoire de l'Afrique du Nord, et en particulier celle de l'Algérie, s'étend sur cette longue période. On peut la diviser en huit grandes étapes : carthaginoise de 860 à 146 av. J . - C , soit 714 ans ; romaine de 114 av. J.-C. à 429, soit 575 ans ; vandale de 429 à 529, soit un peu moins d'un siècle ; bysantine de 525 à 647 soit 122 ans ; arabe de 647 à 1070, soit 423 ans ; islamo-berbère, de 1070 à 1492 soit 422 ans; barbaresque de 1492 à 1830, soit 338 ans; française de 1830 à 1962 soit 132 ans ; la neuvième étape entre dans l'histoire2.»

Jusqu'à l'avènement des frères Barberousse, ce tableau est valable pour l'ensemble de la Berbérie. Dans un récent livre, j 'en ai résumé moi-même les différentes étapes. Ce qu'il faut retenir de ce passé commun à la Berbérie, c'est le fait qu'il faut attendre la défaite définitive des Arabes en Espagne (1492) pour que notre Maghreb se scinde en trois États.

En effet, le démembrement de l'empire des Mouwahidine donna naissance à trois dynasties. A Tunis s'installa la dynastie des Hafçides. Son royaume s'étendait du Constantinois, jus­qu'à Bougie. La dynastie des Mérinides occupa le Maroc. Fès en fut la capitale. Cette dynastie aura pour successeur d'abord la dynastie saadienne qui islamisa la Mauritanie et l'Afrique noire (1594) et ensuite l'actuelle dynastie Alaouite (1640).

1. Alphonse Juin, Histoire parallèle, La France en Algérie 1830-1962, Librairie académique Perrin, Paris, 1963.

2. Alphonse Juin, op. cit.

Demain se lèvera le jour 41

Au contre régna la dynastie Abdelwadide. Ayant pour capitale Tlemcen, son royaume s'étendit sur l'Oranie et la partie Ouest de l'Algérois.

À Tunis et à Tlemcen, les royaumes des Hafçides et des Abdelwadides s'épuisent très tôt dans des intrigues de palais. Leurs territoires se morcellent entre tribus et princes rivaux. Les deux royaumes, contrairement à celui de Fès, se désa­grègent, particulièrement au Maghreb central. Un État naît à Figuig ; un roi règne à Ténès ; un autre roi, celui de Koukou, règne sur la Kabylie ; un roi s'installe à Touggourt; des tribus indépendantes forment une fédération dans le Hodna et d'autres entrent en conflit, dans des luttes interminables.

Cette anarchie réveille les convoitises de l'Espagne chré­tienne et entretient l'esprit des croisades. L'Espagne occupe presque tous les ports nord-africains : Tripoli, Tunis, Djidjelli,. Bougie, Alger, Cherchell, Ténès, Mers el Kebir, Oran, etc.

Cette nouvelle menace de l'Europe sur le Maghreb cen-tral et oriental fait peur aux populations d'Alger. Celles-ci appellent alors à leur secours les frères Barberousse dont la réputation est devenue très grande en Méditerranée.

Les frères Barberousse, grands marins, arrivent à chas­ser les Espagnols. Ils occupent ce que fut le royaume des Abdelvvadides, agrandi de la province d'Alger. Ils lui ratta­chent également la province de Constantine qui, avant eux, relevait de l'autorité du royaume de Tunis.

Ils s'installent à Alger et fondent la Régence d'Alger. C'est à partir de cette Régence que le mot «Algérie» entre dans l'histoire.

1830, la France coloniale occupe le pays.

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42 Demain se lèvera le jour

1927, l'historien É. F. Gautier 1 écrivait à propos du Maghreb et des puissances étrangères qui l'ont successive­ment occupé :

«Aussi loin que nous remontions dans le passé, nous voyons ici une cascade ininterrompue de dominations étran­gères. Les Français ont succédé aux Turcs, qui avaient succédé aux Arabes, qui avaient succédé aux Byzantins, qui avaient succédé aux Vandales, qui avaient succédé aux Romains, qui avaient succédé aux Carthaginois.

Et notez que le conquérant, quel qu'il soit, reste maître du Maghreb jusqu'à ce qu'il en soit expulsé par le conqué­rant nouveau, son successeur. Jamais les indigènes n'ont réussi à expulser leur maître. Ils ont laissé couler sur eux le torrent ininterrompu des conquêtes, impuissants, on pour­rait presque dire indifférents 2.»

Cette observation valable hier, ne l'est plus aujourd'hui. En cette fin de X X e siècle, ce sont bien les «Indigènes», les Marocains, les Tunisiens, les Algériens, qui ont mis fin à la colonisation française. Seule la Libye a été libérée par l'inter­vention anglaise.

Nous vivons donc une période historique exceptionnelle. Si l'historien Gautier vivait de nos jours, il serait contraint de modifier son jugement. De notre temps, l'indigène a pu expulser son maître.

Faut-il encore le rappeler ? Cela n'a été possible que parce que le Maghreb appartient, depuis le V I I e siècle, à une grande patrie, qui déborde les frontières territoriales : «El Oumma El Islamia».

1. É. F. Gautier, Les siècles obscurs du Maghreb, Payot, Paris, 1927. 2 . Ibid.

Demain se lèvera le jour

En 1962, le pays est libéré à la suite d'une longue; guerre, menée par les Algériens eux-mêmes.

Un élément nouveau était intervenu. !

On voudrait interroger les morts pour éclairer la route des vivants. Mais l'Histoire est capricieuse, et n'obéit que rare­ment à nos vœux.

L'étude du Maghreb nous permet cependant d'en appeler àce qu'on pourrait appeler. Les «constantes» de cette partie de l'Afrique :

1o La tendance à l'unité a été de tous les temps. Depuis M assinissa à Jugurtha, depuis les Çanhadja aux Almoravides et aux Almohades, l'objectif primordial des rois et des dynasties a toujours été de mettre fin aux luttes tribales et de réaliser l'unité de la Berbérie et du Maghreb arabo-berbère ensuite.

2° Sur le plan humain, le brassage des ethnies a été constant. De la Tripolitaine au Maroc, les tribus se déplaçaient et se fixaient au gré des fortunes guerrières. Avec l'islamisa­tion, l'amalgame racial s'accentua. Du Sud au Nord, de l'Est à l'Ouest, nomades et citadins se mélangent, se marient, se suc­cèdent et ne forment plus qu'un seul et même type humain : le Maghrébin, façonné par l'Islam.

3° En embrassant l'Islam, le Maghreb n'en a pas moins conservé son particularisme et son goût inné pour l'extré­misme et le schisme. A l'époque chrétienne, il avait donné naissance au donatisme. Devenu musulman, il donne refuge aux Kharidjites, à la dynastie des Fatimides, etc.

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Demain se lèvera le jour

4° Les Berbères, constamment soumis à des puissances étrangères, ne s'attachèrent à aucune des civilisations impor­tées, excepté l'Islam, en tant que religion et civilisation. A la fin de chaque domination, sans être acquis au nouveau venu, ils se dressent contre l'ancien occupant, et jettent son œuvre par-dessus bord. À telle enseigne qu'ils ne conservèrent que peu de choses des Carthaginois, des Romains, des Vandales, des Byzantins. Un clou chasse l'autre.

Depuis 1962, il semblerait que l'Algérie veut illustrer cette vieille tradition. Libérée de la colonisation française, elle tourne le dos à l'enseignement de l'histoire pour «copier» sur les démocraties populaires un modèle de société marxiste et collectiviste, de la même façon qu'elle passa dans l'Anti­quité de la civilisation carthaginoise à la civilisation romaine pour les renier ensuite toutes les deux.

En d'autres termes, notre pays devenu indépendant repart à zéro, n'ayant rien appris et n'ayant rien retenu du siècle passé sinon l'exploitation du gaz et du pétrole décou­verts dans le Sahara.

Aussi bien, depuis 1962, les Algériens démolissent-ils plus qu'ils ne construisent. Et ce qu'ils construisent reste branlant, sans prise sur les masses parce que improvisé et sans appui historique.

Ce schéma est sans doute trop simple mais on ne peut l'ignorer sans tomber dans l'aventurisme.

Pour éclairer davantage la situation présente, il convient de reprendre les propos du président Bourguiba 1, cité par

1. Habib Bourguiba, premier président de la République tunisienne (1957)

Demain se lèvera le jour 45

Jean Daniel 1, au sujet de la Tunisie et qui est aussi valable pour tous les pays nord-africains :

«C'est vrai que les civilisations s'effondrent et que pour renaître elles ont besoin d'un choc. Je n'ai aucune gêne à reconnaître qu'avant la France, la Tunisie était une sorte d'es­pace vide, sans réalité et sans âme.

Quand il y a une place vide, l'histoire est là pour nous dire que la puissance supérieure et voisine s'empresse de l'occuper. Disons que ce travail historique a incombé à la France 2 .»

Ce que nous devons à l'Occident, c'est de nous avoir ouvert les yeux sur la culture scientifique et sur le respect des libertés essentielles de l'homme. En cela, la révolution fran­çaise, celle des États-Unis, celle de l'Angleterre et la décla­ration universelle des droits de l'homme sont à l'image de la révolution musulmane. À travers les premières, nous avons «redécouvert» la seconde.

Pour nous musulmans engagés qui demandons à l'Islam le sens de la vie et la raison d'être de l'homme sur la terre, le respect de la démocratie, le respect de la personne humaine, la loi égale pour tous, l'étude et la connaissance des sciences exactes, sont parties intégrantes de la foi.

Les valeurs sociales, politiques et spirituelles de l'Islam sont parfaites. Ce qui l'est moins c'est leur application par les hommes. L'enseignement du livre est une chose ; sa projec­tion dans les sociétés en est une autre.

Quoiqu'il en soit, il est superflu et infamant d'emprunter à l'Europe industrielle son socialisme marxiste et totalitaire

1. Jean Daniel, Le temps qui reste, Gallimard, Paris, 1984. 2. Jean Daniel, op., cit.

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46 Demain se leñera le jour

pour régénérer notre société et garantir aux travailleurs leur travail, leur pain et leur dignité. C'est une preuve d'indigence et de méconnaissance totale des principes sociaux de l'Islam.

Nous avons vu que les régimes socialo-communistes, de l'URSS aux démocraties populaires, n'ont cessé de combattre les religions et l'Islam en particulier.

La concentration capitaliste en Europe et la société à laquelle elle a donné naissance relèvent l'une et l'autre de structures très compliquées. Peut-on en modifier l'arma­ture sans détruire les libertés de l'homme et la société elle-même ?

Certainement oui. Des recherches doivent être constam­ment entreprises dans ce sens. Un juste équilibre entre le capital et le travail n'est pas impossible.

Quant au socialisme marxiste-léniniste conçu pour remé­dier à une situation déterminée en donnant naissance à une société plus équitable, son application s'est révélée catastro­phique. Il a suffit moins d'un siècle pour démontrer que Karl Marx fut un faux prophète. La société sans Dieu, sans classes, sans État est une simple vue de l'esprit, un rêve, une utopie.

Les expériences vécues démontrent que le socialisme que nous retrouvons en Afrique est un retour en arrière. Nous revenons à la société féodale où une minorité de nouveaux «nobles» est tout et la masse des citoyens, rien. Un tel système est appelé à disparaître ou à se modifier profondément.

Quoiqu'il en soit ce socialisme n'est pas le «vêtement» rêvé pour l'Algérie. On ne transplante pas un arbre de Moscou pour le planter sur nos hauts plateaux. Il crèvera.

En tout état de cause, chez nous, dans les milieux spéci­fiquement algériens, la concentration capitaliste ne s'est pas

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réalisée. Ce n'est pas en additionnant les petites fortunes et les grandes misères, des uns et des autres, qu'on forme une classe de capitalistes et une classe prolétarienne. En se basant sur la «lutte des classes» pour promouvoir le socialisme, le pouvoir risque de tourner clans le vide, parce que nous n'avons ni «bourgeoisie capitaliste», ni prolétaires au sens européen du terme.

J'ai dit ailleurs ce qui advint lorsqu'on joue avec les mots dont on méconnaît le sens exact 1. Lorsqu'un problème est énoncé en termes ambigus, il devient insoluble.

De tous les temps, les peuples ont eu leur mot à dire. À fortiori à notre époque. Le peuple algérien ne s'est pas libéré par ses propres moyens pour redevenir un peuple «asservi», maniable à merci. Une politique qui ne tient pas compte du contexte historique, est vouée, par la force des choses, à l'échec.

On se souvient qu'à son arrivée à Tunis, en 1962, Ben Bel la s'est écrié par trois : «Nous sommes des Arabes, nous sommes des Arabes, nous sommes des Arabes» ! Une telle profession de foi est par trop simpliste. C'est pourquoi il faut la compléter. Ethniquement, nous sommes essentiellement des arabo-berbères. Mais le problème est devenu secondaire. Ce qui compte, chez nous, c'est notre appartenance avec toute l'Afrique du Nord à la civilisation musulmane.

L'Islam est donc le facteur essentiel et dominant. Il a plus de poids que la race. Un enfant, un petit berger de chez nous, me l'a rappelé il y a quelques années, avec beaucoup d'a-propos:

1. Voir à ce niveau mon ouvrage L'indépendance confisquée publié aux édi­tions Flammarion, Paiis, 1984.

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48 Demain se lèvera le jour

En 1922, je faisais mon service militaire à Djidjelli et je jouais au football dans 1 équipe locale. Un jour, nous nous rendîmes à Constantine pour y disputer un match. Sur la route, au cours d'une halte, un petit berger, d'une dou­zaine d'années, s'approcha de nous. «Es-tu un arabe ou un kabyle ?» lui demanda un coéquipier français. Et l'autre de répondre, sans la moindre hésitation «Ana Meslem» («Moi, je suis musulman») !

Cet enfant, mieux que ne l'a fait Ben Bella, a donné la mesure de la réalité algérienne, celle qui donne à notre pays son caractère spécifique et immuable.

L'Algérie est musulmane comme Cuba est marxiste. Si notre peuple est jeune, notre civilisation est ancienne. C'est par le réveil de cette civilisation que l'Algérie nouvelle émergea du Moyen-Âge pour entrer dans les temps moder­nes. Mettre le passé en marche est la dynamique la plus sûre pour retrouver un souffle nouveau et repartir vers d'autres horizons.

Si nous nous en tenions aux directives de la guerre de libération, la route à suivre serait tracée par l'Appel du 1 e r

novembre 1954 et par la charte de la Soummam de 1956. Par leur contenu idéologique et leur libéralisme politique, l'un et l'autre sont entrés dans l'histoire de notre pays. Les sacrifices et le sang de notre peuple les ont sanctifiés.

Le parti communiste d'Algérie retrouva ses anciens cadres.

C'est dans ces conditions qu'à la veille de la confection d'une troisième Charte, la situation se caractérisait par une nouvelle poussée communiste en direction des travailleurs et des étudiants. Cette poussée n'est pas un phénomène spon­tané, mais une opération réfléchie et menée avec méthode et discrétion. Elle s'est développée, en filigrane; le FLN ne l'a

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pas décelée bien que de nombreux indices permettaient de l'entrevoir depuis longtemps.

Les militants qui occupaient déjà des places dans les roua­ges de l'État, ont été renforcés par le retour de ceux qui se trouvaient en France. Les éléments les plus actifs parmi eux sont ceux qui opèrent au Ministère du Travail et des Affaires Sociales.

Ce sont eux qui ont conçu tous les textes, applicables dans ce secteur et notamment le Code de Gestion dans les Entre­prises Socialistes.

Cette position leur a permis de prendre en mains l'Union Générale des Travailleurs Algériens (UGTA). Et ils espèrent coiffer à brève échéance l'Union Nationale des Femmes Algériennes (UNFA). Quant au président de l'Assemblée des Travailleurs de la SONIPEC 1 , il a déjà ouvert le cycle des conférences sur le thème : la Charte Nationale et les tâches actuelles des Syndicats. Il a fait une analyse de la situation dans le plus pur style marxiste.

C'est à partir de la conférence de la jeunesse, en mai dernier 2 , que l'activité des communistes a débordé de la clandestinité.

De son côté, le gouvernement envisage de confier la direc­tion du FLN au colonel Mohammed Salah Yahyaoui. Celui-ci arrivera-t-il à l'arracher aux militants communistes dont le dynamisme et la foi sont bien connus ? Je ne le crois pas. Le mal est fait et le pourrissement ira en s'accentuant. On ne récolte que ce que l'on a semé. À l'heure actuelle, le FLN est un parti piégé, à double tête. Il a cessé d'être un rassemble-

1. Société Nationale des Industries dos Peaux et Cuirs. 2. L'auteur écrit en 1976, du fond de sa résidence surveillée. (N.d.É.)

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52 Demain se lèvera le jour

La nouvelle Charte projetée sera-t-elle le départ d une ère nouvelle ? Chacun de nous se souvient de la déclaration solennelle de Boumediene :

«Le débat sera ouvert à toutes les opinions et à toutes les idées dans le respect le plus total.»

Nous avons alors vu comment cette déclaration s'est traduite dans les faits. Il est clair que Boumediene pensait qu'après 11 ans de règne, de bourrage de crâne, de mise en condition du peuple avec l'appui de la radio et de la télévi­sion, l'Algérie était entièrement acquise au pouvoir personnel et à la Révolution Stalinienne.

Il s'aperçut bien vite que les victoires remportées contre le peuple sont des victoires éphémères. Alors il se ravisa et se mit à tricher, comme le colonialisme d'hier.

Comment un régime vicieux pouvait-il recourir à la vertu du suffrage universel, sans perdre la partie ?

Le pouvoir personnel, hypocritement, tout en disant donner la parole au peuple, lui impose frauduleusement ses propres conceptions.

Tout se passe comme si Boumediene, auteur d'un coup d'Etat contre Ben Bella, réalise un autre coup d'État contre le peuple lui-même. La Charte et la Constitution sont deux vêtements faits sur mesure pour lui-même.

Il s'en revêt et continue à gouverner seul.

Le pouvoir corrompt. Sinon il s'apercevrait que notre peuple est malheureux parce qu'il a perdu le droit de s'in­terroger et de disposer de son destin. Est- il possible, par les

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moyens démocratiques, d'imposer le retour à la légitimité républicaine et au respect de la volonté populaire ?

L'Algérie n'est pas sortie du tunnel. Depuis 1 9 6 2 , elle se débat dans des contradictions insurmontables. Nous vivons dans un provisoire dangereux. La Charte n'est pas la Charte. la Constitution n'est pas la Constitution. Le Gouvernement n'est pas le Gouvernement. L'Assemblée Nationale n'est pas l'Assemblée Nationale. Tout est falsifié, tout est truqué. Le malaise populaire est grandissant. Il suffît d'une étincelle p o u r que l'incendie ravage une fois de plus notre malheureux pays.

Le journal El Moudjahid, porte-parole du régime, nous dit que tout va bien. Il nous parle de socialisme, de notre amitié avec l'Angola communiste, avec Cuba, avec les pays révolutionnaires. Il nous parle des réactionnaires, des agents de l'impérialisme, de bourgeois, de militants engagés, et que sais-je encore. Personnellement, je n'en crois rien. De plus une question se pose : Qui doit arbitrer, entre les «bourgeois» et les «révolutionnaires», sinon le peuple lui-même ? Si le peuple ne se détermine pas lui-même, qui peut le faire objec­tivement à sa place ?

C'est à cette question que tout Algérien conscient doit répondre.

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II

POUR UNE ALGÉRIE RÉPUBLICAINE

Lorsqu'on témoigne devant les responsables d'un pays, la seule valeur du témoignage est la sincérité. «Ne cachez pas votre témoignage, dit le Coran; quiconque le cache se rend coupable à l'égard de Dieu.»

En la circonstance, je n'ai rien à cacher. Je dis ce à quoi je crois.

Je n'appartiens pas à la catégorie des «hystériques» du nationalisme, ni à celle de ceux qui pratiquent le «nationa­lisme du tube digestif». Avant d'être algérien, je suis musul­man. Le nationalisme dépend du hasard de la naissance. La foi religieuse requiert le combat intérieur, le doute et l'adhé­sion consciente et raisonnée.

Etre musulman algérien pose des problèmes. Notre peuple ne semble pas prêt à vivre en son temps, En 1962, il venait d'arracher son indépendance. Il laissa perdre sa liberté. Semblable à un oiseau apprivoisé, il se laissa enfermer dans sa cage par une «dynastie» qui apportait avec elle un schisme pseudo -révolutionnaire.

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En 1965, une nouvelle dynastie, se réclamant du même schisme, chassa la première. Elle fortifia les barreaux de la cage et poursuivit son règne.

Ne nous faisons pas d'illusions. Le changement, le renou­veau, ne viendront que d'institutions républicaines et libérales grâce à quoi la cage sera brisée et notre peuple libéré pourra voler de ses propres ailes.

L'Algérie s'attaquera alors aux vrais problèmes : sortir du Moyen-Age et de ses servitudes ; accéder aux temps moder­nes par la culture, la science moderne, la technique ; s'armer pour éviter le retour des régimes d'oppression d'où qu'ils viennent ; construire un Maghreb uni pouvant avoir une meilleure vision des problèmes mondiaux et une plus grande audience internationale.

En août 1954, je me trouvais à Paris. Reçu par le ministre de l'intérieur, M. François Mitterrand, je lui ai demandé de faire quelque chose pour éviter le pire. Il me demanda : «Que pouvons-nous faire ?» «Consulter notre peuple par des élec­tions libres» lui ai-je répondu.

C'est la même revendication que je formule aujourd'hui aussi solennellement à l'adresse des nouveaux «maîtres» qui nous gouvernent. Aucune personne, aucun groupe de person­nes, aucun parti ne peut se substituer à la volonté générale librement exprimée. C'est pourquoi, il faut commencer par le commencement : consulter le peuple.

À cet égard, il faut élire au suffrage universel libre et direct, une Assemblée Nationale Constituante. Toutes les opinions pourront s'exprimer. Le peuple pourra désigner les constituants de son choix.

N'oublions pas que c'est bien la première fois dans son histoire que l'Algérie s'est libérée elle-même. À ce titre, se

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donner une constitution de son choix est un droit doublement mérité.

Aussi bien proposerai-je à l'Assemblée Constituante ainsi élue d'interroger le peuple une deuxième fois, en lui deman­dant d'établir des sortes de «cahiers de doléances», à l'exem­ple des cahiers des états généraux de 1789 en France, où tout un chacun consignerait ses propres idées sur le devenir du pays. Villes, villages, hameaux, hommes, femmes, étudiants, ouvriers, commerçants, paysans, feront parvenir à l'Assem­blée dans un délai de six mois leurs cahiers de revendications. Ces cahiers seront attentivement examinés par les consti­tuants qui trouveront leur tâche facilitée.

Cette double consultation est nécessaire à un peuple trau­matisé par plus de sept ans de sacrifices, de peur, de silence, de discipline féroce. Ce peuple a besoin de se défouler, de s'exprimer, de revendiquer, de dire ce qu'il a sur le cœur.

Qui, depuis les premiers khalifes électifs a demandé aux musulmans d'exprimer leurs conceptions de l'état, des insti-tutions, des lois ?

La démocratie est un apprentissage continuel, une patiente discipline de soi-même. C'est à cette démocratie qu'il convient d'initier l'Algérie.

L'âge de la faim est désormais dépassé en Afrique du Nord. Il suffit de gouverner, en profondeur et en direction des masses déshéritées. Par contre, pauvres ou riches, nous sommes affamés de liberté et de dignité. Nous en avons assez de vivre sous un régime paternaliste. Chacun de nous a quel­que chose à dire. Il doit pouvoir le dire sans risquer de cou­cher en prison.

Les marxistes eux-mêmes, longtemps partisans de l'auto­ritarisme optent pour la liberté. Dans sa «déclaration des

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libertés», le secrétaire général du parti communiste français, M. Georges Marchais, a fini par convenir qu'il n'y a pas de socialisme sans liberté. Sa déclaration porte sur les cinq points suivants :

I - Les libertés individuelles et collectives 2- Les droits économiques et sociaux (où l'on peut lire le

passage suivant : «Aucune mention relative aux options politi­ques, syndicales, philosophiques ou religieuses d'un salarié ou d'un fonctionnaire, ne doit figurer dans son dossier.»)

3- Les droits à la culture et à l'information 4- Les droits politiques et institutions démocratiques où il

est dit que «le respect du verdict du suffrage universel est un impératif pour tout gouvernement».

5- Les garanties judiciaires 1

C'est là une grande évolution. Elle a été confirmée récem­ment par la déclaration commune des partis communistes ita­lien et français.

Dans son dernier congrès, le parti communiste français est allé plus loin, puisqu'il a répudié la dictature du proléta­riat : «Le pouvoir, a dit son secrétaire général, se constituera et agira sur la base des choix librement exprimés par le suffrage universel». Et puis il a ajouté : «Contrairement à tout cela, la «dictature» évoque automatiquement les régimes fascistes de Hitler., Mussolini, Salazar et Franco, c'est à dire la négation même de la démocratie.»

Si Georges Marchais avait ajouté le nom de Staline à la brochette des dictateurs, son évolution n'en aurait été que plus complète.

1. Le Monde 17 mai 1975.

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La nouvelle position du parti communiste français est partagée par les communistes italiens, espagnols et belges. L'Eurocommunisme s'éloigne de l'URSS considérée jusqu'à ce jour comme le modèle des pays socialistes.

Les communistes algériens finiront-ils par adopter le libé­ralisme de leurs voisins ? Finiront-ils par respecter le suffrage universel ? On le souhaiterait.

L'Algérie, en tant qu'unité nationale et patrie territoriale vient de naître à la vie publique. Il en résulte que notre peuple manque de traditions étatiques. Nous avons à créer du neuf, en partant des institutions léguées par la régence turque et par la colonisation française.

L'originalité de cette création consiste à élever notre peuple au rang de nation souveraine. Le souvenir des servitu­des du passé, celles de la dynastie Abdelwadide, des Turcs et des Français-s'il n'est pas extirpé de notre conscience-rédui-rait à néant nos efforts présents. Le nouveau départ ne vien­dra que de la libre disposition de chaque citoyen algérien, obéissant à la loi de la majorité.

Mes aïeux ont servi les Fatimides et les Beni Hammad. Ils se sont opposés aux nomades et aux Boni Ililal. Grand-père s'est soumis à l'autorité des Turcs. Moi-même j'ai passé la plus grande partie de ma vie sous la domination coloniale. Mon (ils connaîtra-t-il un régime de liberté ?

C'est pour lui, pour les hommes et les femmes de sa génération que je rédige aujourd'hui ce «cahier» avec l'espoir qu'un jour une Assemblée Nationale; Constituante librement élue par le peuple pourra l'examiner, le critiquer et peut-être en retenir quelque chose.

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Le jour n'est pas loin où le pouvoir personnel, acculé à la faillite comprendra que la «raison de tous» vaut mieux que la «raison du pouvoir».

Alors, il finira par où il aurait du commencer : prendre en considération la volonté générale et respecter la souveraineté du peuple, seuls fondements légitimes de la République.

La devise «Par le peuple et pour le peuple» ne serait plus une simple fiction.

Des lois égales pour tous

L'Islam est par sa nature une religion égalitaire. Le régime algérien fait souvent le procès de l'impérialisme international, celui des États-Unis, quelques fois celui de l'Europe occiden­tale. Il en oublie son propre impérialisme, celui qu'il fait peser sur les masses populaires, considérées comme des citoyens de seconde zone.

L'Algérie ne changera de visage que lorsque la constitu­tion et les lois rempliront les conditions suivantes :

1° La sécurité et la liberté des citoyens doivent être garan­ties. La loi doit être la même pour tous.

2° La loi doit assurer les libertés essentielles de l'homme : liberté d'expression, de réunion, de croyance, de pensée...

3° Le culte doit relever des Assemblées de croyants. Il doit être géré par eux. En aucun cas, il ne doit devenir, entre les mains du gouvernement, un instrument du pouvoir.

L'Islam, le Judaïsme et le Christianisme doivent bénéfi­cier de l'appui de l'État. Ils doivent être respectés.

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Pour améliorer les rapports de la Chrétienté et de l'Islam, l'Algérie doit créer une ambassade auprès du Saint-Siège.

4° Le droit syndical sera reconnu à tous les travailleurs et à toutes les professions, y compris la fonction publique. Les syndicats seront libres, sans attaches avec l'État. Un syndicat ne peut véritablement défendre les syndiqués s'il est dirigé par l'État.

Le droit de grève sera reconnu à tous les travailleurs. Il sera régi par la loi. Ni dictature de l'État, ni anarchie sociale.

5° La famille, garante de la sécurité de l'enfant, de sa santé, de son éducation est la cellule sociale de base. Elle doit bénéficier de la protection des pouvoirs publics et de leur soutien.

6° Le système éducatif doit être orienté vers la création d' «hommes nouveaux». L'atavisme, hérité des tyrannies médiévales devra disparaître. Les séquelles de la contrainte coloniale seront extirpées, jusqu'aux racines, de la conscience populaire. L'enfant préfigurera le futur citoyen, digne et res­ponsable.

Il est malheureusement vrai que par nature le parti unique est réfractaire à l'épanouissement complet de l'homme !

7° La constitution doit assurer la séparation des trois pou­voirs, le Législatif, l'Exécutif et le Judiciaire. Cette séparation est un facteur de l'équilibre de l'Etat. La confusion des pou­voirs mène à l'arbitraire.

8° La culture doit mettre en relief les valeurs morales et spirituelles de l'Islam, tout en respectant les autres philoso-phies. La tolérance doit être la régit;. Nul ne doit être persé­cuté pour sa croyance.

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()2 Demain se lèvera le jour

«La sécurité, a écrit Michel Jobert 1 , c'est le grand rêve des faibles et des opprimés — individus comme nations - C'est aussi la liberté de penser et d'agir, de se déterminer sans pres­sion et menaces, et la sécurité c'est toujours le respect de la sécurité d'autrui2.»

Ces grands principes sont ceux de l'Islam, sont ceux de la «charia». Devenus la pierre angulaire sur laquelle repose l'État, il nous sera alors possible de mobiliser, clans l'en­thousiasme, notre peuple pour le travail. Ce peuple prendra conscience de lui-même, individuellement et collectivement. Il édifiera une société expurgée des princes qui nous gouver­nent, des féodaux, des colonels et autres affairistes.

S'en tenir aux secteurs clefs

Lorsqu'un État ne dispose pas de cadres valables en nombre suffisant, il doit les réserver aux secteurs importants. La mauvaise gestion perturbe toute l'économie, comme un mauvais fruit pourrit toute la cargaison.

Dans son impatience et sa précipitation, le pouvoir «révo­lutionnaire» a voulu embrasser sans discernement, toutes les activités et les arracher au secteur privé. Dans le domaine agricole comme dans l'industrie, il a multiplié les expérien­ces. Il a voulu être restaurateur, hôtelier, coiffeur, éleveur de bestiaux, marchand de volailles, producteur de lait, maçon, distributeur de véhicules, de pièces détachées, etc., etc. Il

1 Michel Jobert, homme politique français. Ministre des Affaires étrangè­res (1973-1974) sous la présidence de Georges Pompidou. Ministre du Com­merce sous celle de François Mitterrand. Il démissionne en 1984.

2 Ibid, Mémoire d'avenir, Grasset, Paris, 1974.

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se noie dans le détail et en oublie l'essentiel. La paperasse est devenue son lot. C'est par tonnes que le papier va à la poubelle...!

L'hémorragie financière ne peut être jugulée. Il est urgent que l'État revienne à une meilleure répartition des tâches, en limitant les siennes aux secteurs principaux : pétrole, gaz, mines, transports, routes, travaux hydrauliques, fermes expé­rimentales, enseignement, santé publique, formation profes­sionnelle, etc.

Notre indépendance économique passe par la rentabi­lité. L'Etat socialiste se croit riche parce qu'il a spolié tout le inonde, sans débourser un sou. Il se trompe. Tant que le gas­pillage sera sa loi, il ne pourra pas épargner ni investir autre chose que l'argent du gaz et du pétrole. Le triomphalisme satisfait de lui-même, est un simple mirage qui se dissipera lorsque les puits de pétrole se tariron t.

Malheur aux générations futures !

Stabiliser la fonction publique

Les Algériens qui s'orientent vers la fonction publique ne sont pas en général des hommes qui veulent s'enrichir. Ils sont attirés par la sécurité de la carrière, et accessoirement le désir de servir. Ces cadres sont l'armature de l'Etal.

Or depuis 15 ans, leur statut n'existe pas. les fonctionnai­res restent à la merci de la bonne humeur des ministres et du pouvoir. Pas de critères pour la nomination, pas de tableau d'avancement.

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64 Demain se lèvera le jour

Récemment, avec la constitution d'un nouveau gouverne­ment une douzaine de secrétaires généraux de ministères se sont trouvés sans emploi.

On dit qu'ils sont payés depuis deux ans, sans rien faire. Et beaucoup de fonctionnaires sont dans leur cas. Il faut croire que l'État est riche. Après deux années, le pouvoir avisera. Ainsi certains ministères ont perdu leur ministre et le secré­taire général.

Qui va initier le ministre à sa fonction ? Qui va assurer la continuité du travail ?

Quant aux sociétés nationales, chaque changement de président directeur général correspond au changement du personnel. L'expérience acquise par les anciens cadres ne sert à rien. Il faut toujours partir à zéro et recommencer.

En d'autres termes, le régime totalitaire est par définition arbitraire.

Or, ce ne sont pas les ministres qui font l'État. Ce sont les grands clercs de l'Administration. Il est donc indispensable de les protéger par un statut qui assure leur avancement et leur stabilité.

Les jeunes qui s'orientent vers la fonction publique, l'en­seignement, la Magistrature ne pensent pas à s'enrichir mais à servir. Leurs traitements, leurs retraites, leur statut doivent leur assurer sécurité et dignité.

Si non, le recrutement ne se fera que parmi les médio­cres.

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Pour une possible Révolution rurale

Sous la domination française, l'évolution de l'Algérie a été inégale. De très grandes régions sont restées étrangères à tout progrès. Ce sont ces régions et leurs populations déshéritées qu'il fallait saisir à bras le corps et les sortir du Moyen-Âge où elles continuent de végéter.

Il est possible de réaliser à leur niveau une grande révo­lution rurale. Pour cela nous devons, pour de longues années, conjuguer inlassablement trois verbes : nourrir, instruire, construire.

Pour les nourrir, il faudra améliorer leur condition de paysans, les maintenir coûte que coûte sur leur terre et leur apporter, chez eux, le renouveau.

Il n'est pas nécessaire de le répéter, parce que les faits parlent d'eux-mêmes : la réforme agraire est un échec cui­sant. Ceux qui l'ont conçue sont des ignorants qui ne connais­sent rien à la terre.

La terre est une femme. Il faut l'aimer et l'épouser pour la féconder. Lorsqu'on la livre à des «attributaires fonction­naires», qui la traitent par-dessus la jambe, elle devient avare, stérile, improductive.

Or la production agricole est un objectif prioritaire. Même chez les communistes.

Lorsque nous nous sommes rendus à Pékin en 1960, j'ai retenu de nos entretiens avec le président Mao Tsé Toung 1

trois recommandations.

1. Mao Tsé Toung (1893-1976) , homme d'Etal chinois, l'un des principaux fondateurs de la République Populaire de Chine. Son «petit livre rouge» où il explique sa pensée a été distribué dans toute la Chine et dans les pays du tiers-monde.

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1° En matière économique le peuple doit marcher sur ses deux pieds: l'agriculture et l'industrie.

2° Dans une première étape, l'industrie doit être subor­donnée à l'agriculture. Avant de fabriquer des automobiles, il faut d'abord fabriquer des pelles, des pioches, des char­rues, des tracteurs, des engrais. Pour travailler, le peuple doit d'abord être nourri. C'est très important.

3° Faire travailler l'homme passe avant l'utilisation des outils agricoles. Tant que le travail peut-être fait par la main de l'homme, éviter de se servir du matériel. La technique peut attendre. Pas les hommes réduits au chômage.

Ces recommandations ne sont pas en contradiction avec les principes de la société musulmane. Nous pouvions en faire notre profit.

Hélas ! Nous avons omis de le faire !

Nous avons inondé l'agriculture d'un matériel perfec­tionné, acheté très cher, réduisant plus de deux millions de ruraux au chômage. Et nous avons sacrifié notre agriculture à une industrialisation hâtive, improvisée et sans cadres.

En toute chose, il faut commencer par le commencement. Le changement peut devenir effectif et conduire à une révo­lution profonde, à la condition de tenir compte du caractère de notre peuple, de son particularisme et du respect de sa religion.

Donner à nos paysans et aux travailleurs de la terre, à leurs moyens d'existence, une autre dimension que celle de leur misère quotidienne est une chose possible. Ce qui compte en pareil cas c'est l'efficacité. «Peu importe, a dit un ministre chinois, que le chat soit rouge ou noir. L'essentiel est qu'il attrape les souris.»

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Si la terre algérienne est en train de mourir c'est parce qu'elle a été livrée à un «collectivisme» pratiqué par des Irresponsables. Elle a été enfermée, comme l'industrie, dans une réglementation abusive. Or l'agriculture dépend de tant de facteurs (pluies, sécheresse, gelée, grêle, etc.) qu'elle est redevable à l'initiative de l'agriculteur lui-même. La bureau-cratie est synonyme de sabotage.

Après le siècle de la colonisation, on trouve en Algérie trois catégories de fellahs :

1° Ceux qui ont amélioré leur propriété et leurs moyens d'existence.

2° Ceux qui se sont cramponnés au sol, malgré la vie misé­rable qu'ils ont menée.

3° Ceux qui ont tout perdu et qui ont été déracinés. Ils sont devenus khammès, des ouvriers agricoles ou qui sont allés vers les villes pour y trouver du travail.

La première catégorie doit être touchée par la réforme. Selon la valeur des terres, la propriété doit être ramenée à une superficie raisonnable et rentable. Pour les terres à céréa­les, il faut des fermes de 200 à 300 ha, c'est-à-dire de 100 à 150 ha labourables chaque année. Le reste servant à l'élevage et au fourrage.

L'Algérie n'est pas la Beauce. Il faut compter une bonne récolte tous les 3 ans. On remédie aux mauvaises années par l'élevage (le mouton, la vache, la jument). C'est par l'élevage que l'agriculture peut tenir le coup en cas de sécheresse ou de gelée.

Autre sujet. Le pouvoir a interdit les investissements dans l'agriculture. C'est une erreur. Quand un médecin, un avocat, un pharmacien, un commerçant place son argent

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dans l'agriculture, il le fait souvent à fond perdu. Les Arabes disent : «L'argent gagné à l'ombre est dévoré par le soleil.»

Ceux qui profitent de ces investissements, ce sont géné­ralement les paysans en place. Ils sont les maîtres et tra­vaillent comme ils veulent. Ils donnent au propriétaire ce qu'ils veulent.

En tout état de cause, l'argent investi reste en Algérie. Il ne s'en va pas en Suisse ou ailleurs.

Les paysans de la deuxième catégorie méritent que l'État aille à leur secours. Ce sont des gens vaillants, de vrais pay­sans. Leur propriété doit être agrandie pour devenir rentable. On doit leur construire des logements décents, avec adduc­tion d'eau. Leurs enfants doivent pouvoir aller à l'école.

Les paysans déracinés comptent deux catégories de gens. Ceux qui ont perdu leurs terres par le jeu, la boisson, la débau­che. Ceux-là sont irrécupérables. Les autres, ceux qui n'ont pas eu de chance ni de possibilités sont dignes d'intérêt. Mais faut-il encore qu'un choix très sérieux se fasse parmi eux.

Ce sont ces anciens paysans qui peuvent se substituer aux anciens colons et prendre en mains les exploitations exis­tantes. Faut-il encore modifier le statut de l'autogestion et la soustraire à la bureaucratie parasitaire.

Pour que ces hommes retournent à la terre, il convient que cette terre leur appartienne. En les groupant par cinq ou dix, ou vingt, selon l'importance de l'exploitation, l'État leur accorde des crédits et les laisse travailler pour leur propre compte et selon leur compétence.

Si le rendement est nul et si la propriété privée périclite, le bail est résilié. Il sera établi au profit d'autres travailleurs.

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Si au contraire, la propriété s'est enrichie, l'État leur accorde, un bail plus avantageux.

Le revenu de ces «auto-gestion-locations» et impôts sera investi dans des régions déshéritées ou dans des terres ara­bles, non mises en valeur.

Actuellement, pendant que les travailleurs, installés sur les anciennes fermes des colons, mangent à leur faim, ceux qui vivent dans l'arrière pays, mendient leur subsistance.

Ce n'est pas équitable. Que la terre grasse travaille pour la terre maigre et participe au financement de sa mise en valeur.

Par ailleurs, des plaines fertiles qui sont restées longtemps incultes comme celles de la plaine de Sidi Okba (100 000 ha); la plaine de Barika (100 000 ha); la plaine de Bou Saâda-Djelfa (50 000 ha), la plaine d'El Bayad-Aïn Sefra (50 000 ha) attendent des capitaux et des bras pour être transformées en véritable «Californie». Elles pourraient, pour le moins, être l'équivalent des terres d'Agadir, au Maroc.

À l'orée du Sahara, l'association du soleil et de l'eau convient aux plantes fourragères, à la luzerne par exemple. L'élevage devient possible. Au sud de la ligne Tiaret, Bordj Bou Arréridj, Sétif, Ain Beida, nous pourrions, comme en Argentine, former une race à viande. Des bêtes venant du croisement du Charoláis et d'Aberdeen Angres et groupées dans des parcs de 10 ha permettraient de fournir de la viande même à l'Europe.

En matière d'agrumes, l'introduction de l'avocatier en Algérie serait très rentable. Il remplacerait le clémentinier et l'oranger dont la culture s'est trop développée autour de la Méditerranée.

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Dans une deuxième étape, les paysans assurés de leur avenir, finiront par se regrouper en coopératives de travaux. Ils mettront alors en commun les moyens de production pour les utiliser rationnellement. Ils coordonneront la commercia­lisation à l'échelle de la coopérative de vente pour réduire au minimum les fonds d'investissement et le prix de revient. Ce processus finira par s'imposer, avec le temps et l'expérience, comme une évolution progressiste inévitable.

Je dis que le démarrage de l'Algérie nouvelle se situe au niveau de l'agriculture. Nous devons tout mettre en œuvre pour améliorer qualitativement et quantitativement notre production agricole. L'agriculture nous procure des richesses renouvelables.

Il nous incombe de trouver les voies et moyens propres à assurer la couverture de nos besoins alimentaires par notre propre production. Cela se traduira par une économie impor­tante en devises.

Apprenons à compter et à économiser. Le «socialisme» dynastie de la dynastie qui nous gouverne n'est pas un «second Coran».

Arrêter l'exode rural

La «révolution agraire» a eu entre autres conséquences, celle de provoquer l'exode de fellahs vers les villes. Cependant ces fellahs avaient résisté à la poussée des terres coloniales. Ils ont «collé» au sol durant un siècle, malgré mille difficultés. C'est dans ces conditions, que durant la guerre d'Algérie, ils ont pu nourrir et abriter les maquisards.

L'indépendance les a dépouillés.

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On les retrouve dans les bidonvilles, autour des grandes cités. Ils trouvent du travail dans les usines. Mais personne ne les remplacera dans le «bled». La terre devient nue et inculte.

Cette politique est une aberration.

Il faut y remédier dans les plus brefs délais. Un phéno­mène social est en cours. Il risque de coûter cher à l'Algérie.

Ce sont les paysans beaucoup plus que les citadins qui font un pays, un peuple. Sans paysans, il n'y a pas de nation. Le civisme et l'amour du pays naissent sous le sabot du cheval et du bœuf, derrière le sillon du laboureur, et à l'ombre du verger planté et entretenu par la succession des générations.

Protéger la terre. Développer la forêt. Construire des barrages.

L'agriculture ne saurait s'améliorer sans la défense de la terre. Celle-ci est menacée par deux fléaux : l'érosion et la sécheresse. C'est là une tâche qui relève des pouvoirs publics et de la planification. C'est une œuvre constante et de longue haleine.

Tous les ans, des milliers d'hectares de bonnes terres sont perdus. Le déboisement favorise cette perte. D'où la néces­sité de donner au service de la restauration des sols des cré­dits suffisants pour engager une lutte sans merci, en rapport avec le péril qui menace le pays.

Pratiquement, ce reboisement doit s'effectuer en fonction des besoins d'autres industries, telle que l'industrie papetière et celle du bois de construction. Il suffit de choisir des plants appropriés.

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II convient aussi de faire l'éducation de nos populations de montagne. Elles doivent planter et non labourer. Lorsque le sol présente une certaine inclinaison, les labours facilitent l'érosion.

Leur éducation serait plus aisée s'ils arrivaient à se persua­der que la forêt les fait vivre. Sans doute, nos forêts ne valent pas celles de l'Europe, ni celles de l'Afrique noire mais elles sont exploitables. En dehors du liège, le chêne vert et d'autres arbres peuvent fournir du bois de construction et d'ameu­blement. Mais combien de scieries ont été installées dans la presqu'île de Collo, à Jijel, dans l'Edough, dans l'Ouarsenis ?

Par ailleurs, l 'ébauche de pipes est une industrie négligée.

Pour réconcilier le montagnard avec la forêt, il faut l'inté­resser à sa conservation, sinon il lui restera hostile. Les incen­dies qui se produisent chaque année sont en rapport direct avec cette hostilité.

Quant à la sécheresse, elle est un danger permanent. Il pleut suffisamment en Algérie, mais irrégulièrement. Les pluies sont mal réparties. Il n'est pas rare que du mois de mai à septembre, il ne tombe pas une seule goutte d'eau.

D'où la nécessité d'emmagasiner l'eau. Et en même temps de régulariser les cours des rivières et des ruisseaux. Après Delouvrier et le plan de Constantine, annoncé par le général De Gaulle, le pouvoir en Algérie parle de la construction de mille villages.

C'est de mille barrages qu'il faut d'abord parler. L'irriga­tion des terres, en cas de sécheresse, et l'alimentation en eau potable, des villes et des villages, est une réalisation priori­taire. En Algérie, l'eau c'est la vie.

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Or, quinze ans après l'indépendance, la plupart de nos vil­lages et de nos villes manquent d'eau. Et nos rivières conti­nuent à charrier, à certaines périodes, des flots boueux qui vont se perdre dans la mer.

Que le pouvoir révolutionnaire fasse la guerre à la séche­resse et qu'il nous donne l'eau dont nous avons besoin !

Le journal El Moujahid, en décembre 1977, rapportait que l'hôpital de Tiaret manquait totalement d'eau. Ce sont des infirmières et des employés qui vont chercher, dans des seaux, l'eau nécessaire aux malades et aux services. Les bai­gnoires servent de réservoir d'eau. C'est plus qu'un scandale. C'est un retour vers le sous-développement et les mœurs du moyen-âge.

Il serait temps pour le pouvoir révolutionnaire de sérier les problèmes et de commencer par régler les plus urgents.

Des coopératives rurales d'alimentation et d'habillement

Les ouvriers d'usines et les travailleurs de la terre deman­dent moins de démagogie et plus de réalisations sociales. Tout le monde peut voir à la télévision des travailleurs, comme un troupeau, venant toucher le bénéfice des exploitations agrico­les «socialistes».

Une première question se pose : pourquoi cette exhibi­tion ? Ces hommes ont leur dignité et leur amour-propre. S'ils ont gagné cet argent, ils peuvent le percevoir discrète­ment comme n'importe quel avoir. S'ils ne l'ont pas gagné, l'État pourrait faire la «charité», sans le faire savoir à tout le monde.

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Les images projetées sont attristantes. On voit des tra­vailleurs assis, comme des proscrits, attendant le bon vou­loir de leurs «maîtres». Face à eux, des hommes d'un autre monde, bien habillés, cravatés, contents d'eux-mêmes. Ce sont les hommes de l'administration, de l'armée, du parti, des syndicats. Entre ces «notables» et les travailleurs, il y a la même distance que celle qui existait entre le «colon» et «l'indigène».

Il y a cependant beaucoup à faire pour remédier à cette situation. Ces «nouveaux messieurs» pourraient créer des coopératives d'alimentation et d'habillement où, à des prix modestes, les travailleurs se ravitailleraient. Ils pourraient concevoir un vêtement pour eux, mieux adapté à leur travail. Ils pourraient s'occuper de leurs enfants en construisant des écoles rurales, etc.

L'État s'impose des dépenses inutiles. À regarder de près, le socialisme algérien ressemble à une colonisation nouvelle.

Promouvoir une médecine rurale

Le fellah et l'ouvrier agricole doivent être protégés contre la maladie avec la même rigueur que contre la faim et le froid.

La colonisation française avait créé pour le «bled» trois sortes de médecines rurale : le médecin de colonisation et son collaborateur, l'auxiliaire médical; le médecin communal ; le médecin des dispensaires scolaires.

Nous pouvons faire mieux en créant un corps de méde­cins ruraux, organiser le pays en circonscriptions médicales, par exemple de 15000 habitants chacune. À la tête de chaque

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circonscription, un médecin, une sage-femme, un infirmier et une infirmière spécialisée.

Le médecin doit être outillé pour faire de la médecine dans de bonnes conditions. Il doit être logé, véhiculé et bien payé.

Une bonne médecine se situe d'abord au stade de ren­iant. Dès sa naissance, cet enfant doit recevoir les premiers soins. C'est dans de telles conditions qu'on peut «régénérer» la race et éviter les maladies endémiques.

L'industrialisation

Le troisième facteur du changement est l'industrie. Dans ce domaine, le pouvoir révolutionnaire s'est trompé. Le pro­cessus du développement économique déjà engagé et qui a consisté à donner la priorité à l'industrie industrialisante, au détriment de l'agriculture, constitue une option pour le moins contestable.

En effet, l'industrialisation accélérée telle qu'elle est pra­tiquée, implique nécessairement des achats massifs de biens d'équipement extrêmement coûteux. Cela-nous Pavons vu entraîne fâcheusement une exportation très forte de pétrole et de gaz, pour couvrir les importations d'usines «clefs en mains».

Cette politique qui n'est pas celle des Japonais, ni des Chinois, conduit dans l'immédiat, à la diminution de riches­ses non renouvelables et à long terme, à leur épuisement. Si cette politique n'est pas réajustée, nous serons amenés à acquérir, d'ici deux décennies, des centrales atomiques desti­nées à fournir l'énergie nécessaire aux usines que nous payons

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aujourd'hui avec le pétrole et le gaz. Il devient donc impérieux de réviser certaines conceptions.

C'est également une autre erreur que de tolérer l'instal­lation des unités industrielles dans la Mitidja et dans le voisi­nage d'Alger. La Mitidja, terre agricole par excellence, doit se suffire à elle-même. L'industrie doit contribuer à transformer la vie dans les terres pauvres.

De plus, par précaution, l'usine doit être édifiée à l'abri des dangers pouvant venir de la mer.

En bref, le changement ne doit pas être réservé à une seule région. C'est un tout. Il doit être fondé sur deux idées maîtresses :

1° Le développement économique doit entraîner l'ac­cord et l'épanouissement des citoyens ruraux et citadins. Or, depuis 15 ans notre société est condamnée au silence. Elle est crispée et mécontente.

2° Ce développement doit être un levain puissant, de nature à susciter l'espérance de la majorité des habitants et à faire en sorte que leurs rêves de bonheur deviennent des réalités.

Le commerce aux commerçants

À moins de s'en remettre aux «utopies» marxistes, le com­merce doit être organisé en accord avec les commerçants. L'État ne doit s'en réserver que le contrôle.

En 1940, l'Algérie, par suite de l'occupation de la France a été menacée d'asphyxie commerciale. Elle s'en est sortie par la formation des «comités d'achats» constitués par des commerçants, dans le cadre des Chambres de Commerce.

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Ces comités ont groupés les besoins du pays dans l'intérêt général.

Le financement se faisait parles commerçants eux-mêmes. Les finances publiques n'intervenaient pas. Chaque secteur avait son propre comité (le textile, les denrées dites coloniales et alimentaires, les pièces de rechange, etc.).

Le délégué de l'Administration calculait la marge bénéfi­ciaire imposable. L'État gagnait sur les deux tableaux. Il n'in­vestissait pas et prélevait des impôts.

À chacun son métier. Quand les ministres, par l'intermé­diaire des sociétés nationales, se mettent à faire du commerce, c'est pour voir les dépôts du port d'Alger encombrés par des marchandises périssables que personne ne vient réclamer jus­qu'au jour, où, avariées, elles sont jetées à la mer ! Il suffit de descendre sur les quais pour mesurer l'ampleur du désastre.

Le commerçant n'est économe que de ses propres deniers. Le P D G d'une société nationale engage les deniers publics. II est moins regardant aux profits et aux pertes. D'où une hémorragie financière incontrôlable et mortelle.

Anarchie et gaspillage sont les deux «mamelles» du com­merce algérien.

Restructurer l'Algérie Une capitale pour l'Algérie algérienne

Un des volets du changement est le bâtiment. Pour construire dans le «bled», il convient d'étudier des modèles d'habitats adaptés à nos mœurs et aux familles nombreuses. Construire dans les villes ne résout pas le problème de l'ha­bitat. On est dans un cercle vicieux. L'exode de la campagne

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vers la ville est tel que plus on construit, plus il faut construire. Les «bidonvilles» se reconstruisent dès qu'ils sont détruits.

La bonne solution consiste à maintenir les populations rurales sur leurs terres. C'est à leur niveau qu'il faut détruire le «gourbi» et le remplacer par une maison salubre.

Évidemment, cela appelle la solution d'autres problèmes, celui de l'école pour les enfants, de l'eau pour la maison, de l'hygiène pour tous. L'État doit s'y attacher.

Dans ce même cadre du bâtiment, j'avais suggéré à Ben Bella, à l'époque où j'occupais le fauteuil de la présidence de l'Assemblée Nationale Constituante, la construction d'une nouvelle capitale. Je pense, en effet, que «l'Algérie Algé­rienne» n'est plus celle des Turcs et des Français.

Alger est une ville qui est entrée dans l'histoire avec la piraterie turque en Méditerranée. C'est une ville périphéri­que, trop éloignée des habitants de l'intérieur.

L'Algérie française a donné à la ville un grand dévelop­pement, parce que dans son optique, la mer était une fron­tière. L'ennemi était à l'intérieur. Après, le développement du vignoble dans la Mitidja, Alger est devenue la ville des vins.

Pour nous, le problème est différent. D'abord Alger est une ville vulnérable. Elle est indéfendable contre un ennemi venant de la mer. Or,.en cas de guerre, si elle est investie, l'Al­gérie en sera décapitée.

De ce point de vue, la capitale devrait être séparée de la mer par la chaîne tellienne. Une capitale moderne devrait être édifiée, derrière le Sakamoudi, dans le triangle Ain Bessem, Msila, Sour el Ghozlane. Cette capitale serait par ailleurs celle du mouton, du blé, du figuier, de l'olivier, du dattier. Elle serait beaucoup plus accessible aux habitants. Elle pour-

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rail servir de point de départ à un nouveau réseau d'autorou-les, de lignes de chemin de fer.

Pour rétablir le pays, il suffit d'avoir la foi et l'enthou­siasme. L'Algérie algérienne requiert toutes les bonnes volon­tés, toutes les énergies, et le dévouement désintéressé des citoyens.

Notre jeunesse a la chance exceptionnelle de pouvoir vivre libre dans un pays libre. Si tel est son désir. Elle a la responsabilité de façonner à son gré l'Algérie.

Comment financer un tel programme ? En cédant en toute propriété aux locataires la propriété bâtie devenue vacante à la suite du départ massif des européens. Il suffit de transfor­mer le loyer actuel en loyer-vente, en donnant la priorité aux anciens combattants et aux déshérités. Les wilayas se débar­rasseraient d'une gestion qui les détourne, depuis 1962, des tâches les plus importantes.

Du même coup, l'opération sauverait le capital bâti qui se lézarde et se détériore chaque jour davantage. Alger devient une immense «poubelle», les rues sont des bourbiers. Per­sonne n'est responsable de rien. Cela changerait si chaque propriétaire veillait à l'entretien et la sécurité de sa propre maison.

Quoiqu'il en soit, le système pratiqué actuellement repose sur le favoritisme. Les walis attribuent les appartements vacants à leurs «petits copains» et aux grands du régime. Même procédé lorsqu'il s'agit de l'autorisation à bâtir.

Les espaces verts, si nécessaires aux grandes cités, dispa­raissent. Aucun jardin d'enfants, aucun square, aucun jardin public n'a été envisagé à Alger depuis l'indépendance.

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Les espaces verts sont, dit-on, les poumons de la Cité. Il faut croire que les grandes cités de l'Algérie sont condamnées à l'asphyxie, au surpeuplement et à la saleté.

Pour sortir du Moyen-Age Un enseignement valable

L'œuvre la mieux payante serait d'accrocher le wagon Algérie au train de la science moderne. La société musulmane s'est endormie sur des acquis scientifiques du Moyen-Age. De ce fait, elle est retombée dans la méthode scolastique, tel­lement paralysante.

L'Islam n'a pas eu un Descartes. C'est le moment d'exiger de notre jeunesse des études sérieuses, des efforts considéra­bles. La république doit mettre à leur disposition, cités uni­versitaires, bibliothèques et laboratoires. Elle doit les envoyer en Europe auprès des grands maîtres de la science. Les scien­tifiques sont le meilleur capital de notre pays.

Il nous faut coûte que coûte sortir des temps obscurs. La science est la sixième dimension de l'Islam. Si notre religion cessait d'être en accord avec la science, elle ne serait plus une religion véridique : «Si vous pouvez, dit le Coran, pénétrer dans les flancs du ciel et de la terre, pour en connaître les secrets, alors pénétrez et vous n'y parviendrez qu'en vertu d'une autorité (scientifique).»

Effectivement, c'est grâce aux scientifiques de la NASA que l'homme est arrivé sur la lune.

Et le prophète d'ajouter : «Certains doivent s'instruire auprès de leurs voisins et d'autres doivent donner l'instruction

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à leurs voisins, faute de quoi, leur châtiment sera proche.» ( Hadith)

Il ne s'agit pas de tirer gloire du nombre de bacheliers. Nous devons nous inquiéter de l'enseignement au rang de l'alphabétisation. Quelques uns de nos bacheliers sont de la force de la quatrième. Ils arrivent aux facultés, handicapés. Ils ne peuvent faire que de médiocres étudiants et de médiocres cadres.

Dans ce secteur, jeter de la poudre aux yeux ne sert à rien. Il nous faut un enseignement valable et des enseignants à la hauteur de leur mission.

Dans le secteur scientifique, en particulier, le sérieux est de rigueur. C'est de nos facultés que doit sortir le grand chan­gement. C'est dans les amphithéâtres et les laboratoires que se formeront nos cadres, nos ingénieurs, nos officiers, nos techniciens.

Toutes les disciplines doivent recevoir leur contingent de bons étudiants : les mathématiques, la physique, la chimie, les sciences naturelles, la médecine, la pharmacie, l'électroni­que, etc. Qu'ils aillent à travers le monde acquérir le savoir ! Celui qui n'est pas sensible à la beauté et à l'efficacité des sciences exactes n'est pas digne de l'humanité. Nos étudiants doivent être ambitieux pour eux-mêmes et pour la nation. Sans tomber dans Je chauvinisme, nos jeunes devront se per­suader de l'importance de leur mission et du poids de leurs responsabilités.

Qu'ils soient convaincus d'une chose : l'Algérie de demain sera leur œuvre. Elle moisira sous la dictature des médiocres ou s'épanouira dans la libre entreprise, l'enthousiasme, la libre expression et le travail fécond.

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Qu'ils élèvent leur regard vers les hautes cimes. C'est à leur âge qu'on s'interroge sur la façon de construire son foyer et son pays. Ce sont eux que le poète interpelle:

Une voix sera là pour te dire à toute heure:

Qu as-tu fait de ta vie et de ta liberté ?

Stopper la démographie galopante

La bataille menée contre l'ignorance serait perdue d'avance si l'Algérie continuait à faire des enfants au rythme actuel. Chez nous, le taux de la croissance de la natalité est de 3,7%. C'est énorme. D'où la nécessité d'éduquer les masses populaires et de les sensibiliser sur ce; grave problème dans lequel leur responsabilité est engagée.

Au congrès de Bucarest, en août 974, les délégués algé­riens affichèrent leur hostilité à la planification des naissan­ces. Cette attitude ne fut ni rationnelle, ni scientifique.

J'ai été un ami de Ben Badis et de cheikh Ibrahimi. Du point de vue de l'Islam, l'interruption des grossesses est un crime. Elle est rigoureusement interdite. Dès qu'un enfant est conçu, il doit vivre. La médecine ne peut intervenir que dans des cas pathologiques, ceux qui mettent en danger la vie de la mère et de l'enfant.

Mais l'Islam n'est pas opposé à la limite des naissances. Face à ce problème, l'Islam, comme en toute chose, invite l'homme à la réflexion. Il lui recommande de raisonner et de calculer. L'enfant qui va naître sera-t-il logé ? Sera-t-il nourri et soigné ? Recevra-t-il l'éducation et l'enseignement aux­quels il a droit ?

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Le couple doit s'interroger. Pourra-t-il élever, dans de bonnes conditions, un, deux, cinq ou huit enfants ? En des circonstances analogues, le prophète n'a rien laissé au hasard : «Attache-la et après tu la recommanderas à Dieu.» Telle fut sa réponse à un compagnon qui ne voulait pas pour la nuit attacher sa chamelle.

Si on se pose des questions pour des problèmes secon­daires, pourquoi évite-t-on de les poser quand il s'agit d'une lourde responsabilité, celle de procréer ?

Un homme achète un champ. Il peut y semer deux quin­taux de blé. En sèmera-t-il dix ? Il a une écurie qui peut abriter quatre vaches. En achètera-t-il dix ? Un homme possède un salaire et un appartement pour nourrir et loger deux enfants. En aura-t-il dix ? Ce serait de la démence.

Du point de vue scientifique, des maternités répétées épuisent la femme. Il vaut mieux s'en tenir à la qualité qu'à la quantité. Or, que se passe-t-il dans la nature ?

On peut observer ce qui se passe dans le règne animal. A l'époque où l'Algérie possédait des fermes expérimentales, on constata que deux brebis de même race, de même âge, de même poids, dont l'une mettait bas deux fois l'an et l'autre une seule fois, avaient des agneaux différents. La dernière brebis avait un agneau plus lourd et plus fort. Sa laine était de meilleure qualité que celle des deux autres agneaux.

Il ne suffit pas de faire des enfants. Il faut leur donner le jour dans des conditions telles qu'on peut régénérer physi­quement et intellectuellement la race. Apprendre à nos conci­toyens à mesurer leur responsabilité est le premier devoir de l'Etat.

Gouverner, c'est prévoir. C'est vivre le présent dans le futur. Un contrat de solidarité et de continuité existe entre les

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générations qui se succèdent. Nous sommes comptables de l'avenir de nos enfants. A l'âge d'hommes, ces enfants espè­rent trouver autre chose en Algérie qu'un labyrinthe d'obliga­tions, de pénuries et de contraintes.

Émancipation de la femme

L'Islam a émancipé la femme tout en lui imposant les mêmes devoirs religieux qu'à l'homme. Les musulmans l'ont séquestrée. Il n'est pas possible, de notre temps, que la moitié de la société soit émancipée et que l'autre moitié reste enfer­mée dans l'ignorance et les préjugés.

La femme musulmane doit bénéficier de la même ins­truction que l'homme. Elle doit être émancipée et contribuer à la marche du foyer, à l'éducation des enfants et à la bonne santé de la société.

Des hommes confondent émancipation et libertinage. Ils prétendent que l'instruction de la femme mène à la débau­che. C'est une accusation gratuite. Les bonnes mœurs dépen­dent davantage de l'éducation, du milieu familiale et non du voile et de l'ignorance.

Et le cas échéant, ce que l'on reprocherait à la femme, il faudrait d'abord le reprocher à l'homme. Dans une société où l'éducation religieuse, l'instruction de la tolérance prédomi­nent, rien ne peut menacer la femme.

Et si en Europe nous assistons à l'avortement légalisé, à l'usage de la drogue, à celui de la boisson, à la liberté sexuelle, c'est parce que le christianisme a accepté de démissionner devant les subversions qui l'assaillent.

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Il faut avoir le courage de dire non aux instincts bestiaux de l'homme et à ses sottises.

Une juste information est un enseignement

Quant à l'information, c'est-à-dire la presse, la radio, la télévision, elles devraient être objectives et véridiques. Elles constitueraient alors un véritable enseignement pour les peuples.

Chez nous, il n'en est rien. Karl Marx a dit que la religion était «l'opium du peuple». En quoi, il s'est trompé. S'il avait connu le «parti unique», il aurait changé d'opinion. Le pire «opium» est celui qui est distillé, de jour et de nuit, par le parti unique, par sa presse, sa radio, sa télévision. Il y a de quoi vomir. C'est l'intoxication et l'abrutissement à domicile.

On souhaiterait être sourd et ne pas savoir lire. Est-il pos­sible que l'inconscience des gens en place aille aussi loin dans les contre-vérités ? Les Algériens qui savent à quoi s'en tenir ont baptisé El Moudjahid, le journal «Tout va bien».

Il y a quelques temps, un acteur de Tizi Ouzou jouait une comédie. Une épouse reproche à son mari d'avoir mis beau­coup de temps pour lui rapporter 4 kg de pommes de terre. Les pommes de terre étaient emballées dans le journal El Moudjahid. «Mais, dit le mari, le paquet était lourd. Il y avait 4 kg de pommes de terre et 10 kg de mensonges.»

Le peuple se venge comme il peut des fausses informa­tions dont le parti lui fait ingurgiter, soit par l'ironie, soit par le colportage de rumeurs. Lorsque, par exemple, à la radio­télévision de Paris, nous voyons Georges Marchais croiser le fer avec le Premier ministre et lui dire certaines vérités,

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nous touchons à l'information instructive et nous mesurons la déchéance de la nôtre.

Est-il possible que cela change un jour ?

Horaires de travail et repos hebdomadaire

En Europe, par économie d'électricité, beaucoup de gouvernements avancent l'heure de travail. C'est ainsi que la France, l'Espagne étaient en avance sur nous d'une heure en hiver et de deux heures l'été.

En Europe, la mesure est payante. Par contre, clans les pays de lumière et de chaleur, elle est pour le moins inutile. Chez les musulmans, en particulier, la journée se passe au rythme des cinq prières. Le changement d'heure perturbe l'emploi du temps.

L'été, lorsque le travail reprend à 14 h 30, le soleil est au zénith. C'est l'heure de la prière et de la sieste. Il est 12 h 30

au cadran solaire.

Le même décalage se fait le soir. La dernière prière avant le coucher est à 20 h 30. Avec le changement d'heure, i! faut attendre 22 h 30 pour entendre le chant du muezzin. Per­sonne ne peut se coucher avant 23 h. Pour un homme qui a travaillé toute la journée, cette heure est tardive.

Consultés, les Algériens dans leur unanimité optent contre le changement des horaires de travail.

Par contre, en ce qui concerne le repos hebdomadaire, l'Algérie a tourné le dos à l'Europe. Or, la tradition du week-end nous vient de l'Occident. Elle est entrée dans nos mœurs. L'Islam n'a rien prévu de semblable. Dieu ne s'est pas reposé le 7e jour. Le vendredi n'est pas un jour de repos. La prière

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faite en commun, chacun de nous doit reprendre ensuite son travail. Il est dit dans le livre saint :

«Puis, quand l'office est achevé, alors dispersez-vous sur la terre. Travaillez à gagner les biens matériels que Dieu donne par sa grâce et rappelez-vous Dieu beaucoup. Peut-être réus­sirez-vous.»

Pourquoi donc traumatiser le monde du travail par le déplacement du repos hebdomadaire ? Depuis cette mesure, les Algériens ne savent plus où ils en sont. Pour eux, la semaine commence toujours le lundi pour finir le samedi. Il leur est difficile de s'adapter au nouveau régime.

Un siècle d'habitudes est difficile à rompre. Et pour­quoi nous singulariser des autres peuples de la région ? Le week-end du samedi au lundi est devenu un repos quasiment mondial. Les Algériens assistaient à la prière du vendredi et consacraient le samedi et le dimanche aux enfants, aux sorties familiales, aux visites amicales. Cela perturbe nos relations commerciales avec les pays étrangers.

Il faut croire que cette mesure a été prise par simple démagogie.

Respecter le Peuple et croire en l'Islam

Le Pouvoir Révolutionnaire fait semblant de faire des concessions à la société musulmane en changeant le repos hebdomadaire, alors qu'il la sape, par tous ses gestes au profit de la société socialo-marxiste.

Si nos Oulémas veulent se laisser duper, c'est leur affaire. Ce ne sera pas mon cas. Je le dis bien haut parce que c'est la vérité : tout ce qui se fait en Algérie est dirigé contre l'Islam :

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type de société, ordre économique, ordre politique, culture, etc. Le socialisme stalinien est à l'honneur.

Bien entendu, ce travail de sape n'a été possible que parce que 80 % de notre population est analphabète. Elle est restée au stade de l'enfance. Un enfant est malléable. Il peut faci­lement être victime d'un mauvais éducateur. C'est le cas de notre peuple.

Ses dirigeants se moquent de lui en lui imposant des représentants de leur choix, une charte de leur choix, une constitution de leur choix, un type de société de leur choix. Ces choix ne sont pas faits dans l'intérêt de notre peuple, mais pour assurer le pouvoir à ceux qui le détiennent. On peut faci­lement manipuler les masses contre leurs propres intérêts.

II est difficile de gouverner un peuple équitablement lors­qu'on le trompe et le méprise. Aussi bien l'Algérie ne se sta-bilisera-t-elle que lorsque les Algériens seront respectés en devenant respectables.

Le progrès que nous souhaitons pour eux sera un progrès total, à la portée de tous. Nous devons agir en profondeur, toucher les retardataires et les déshérités, les entraîner avec nous sur la voie du bien-être et du renouveau.

Agir avec amour et vérité. L'éducation sociale est aussi importante que l'alphabétisme. Appuyons-nous sur le grand levier qu'est l'Islam, que personne ne conteste.

L'Algérie a tout à apprendre puisque c'est la première fois qu'elle accède à l'existence de la souveraineté. Allons douce­ment, en nous faisons comprendre.

Les Chinois disent avec beaucoup d a-propos : «Qui se hâte n'atteint pas son but.» Ce propos fait écho à celui du maréchal Lyautey, à son arrivée au Maroc, en 1912 : «Allons

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doucement parce que nous sommes pressés.» Ces deux phra­ses me mettent en mémoire une inscription qui figurait sur les murs du laboratoire d'analyse chimique à la faculté d'Al­ger : «Ici, pour aller vite, il faut travailler lentement.»

Je ne calomnie personne en affirmant que l'Algérie, hier, pouvait prétendre à la pleine prospérité, est, aujourd'hui, sur le chemin de la faillite. Notre pays est ruiné parce que per­sonne ne veut plus travailler et parce que le pouvoir gaspille l'argent des contribuables, celui du gaz et celui du pétrole.

Nous n'en serions pas à ce stade si le Pouvoir personnel ne nous avait pas conduits sur le chemin de la subversion socialo-communiste, sans en connaître les principes.

Dans les écrits du président Mao Tsé Toung, on peut rele­ver un long exposé fait devant le parti chinois, en 1949. Ce discours aurait pu être fait par un musulman. Il y est dit ce que j'aurais pu dire moi-même : liberté pour les entreprises, contrôle du capitalisme, prélèvement sur les fortunes. Dans ce discours, le président a exposé les structures économiques de la cité musulmane telle qu'elles doivent être.

C'est pourquoi je le cite volontiers :

«Opprimés ou limités dans leur activité par l'impérialisme, le féodalisme et le capitalisme bureaucratique, la bourgeoisie nationale de Chine et ses représentants ont souvent participé aux luttes de la révolution démocratique populaire ou sont restées neutres dans ces luttes. Pour ces raisons, et du fait que l'économie chinoise est encore retardataire, il sera nécessaire, pendant une période assez longue après la victoire de la révo­lution, d'utiliser autant que possible les facteurs positifs du capitalisme privé des villes et de la campagne dans l'intérêt du développement de l'économie nationale.

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«Pendant cette période, il faudra permettre à tous les élé­ments du capitalisme urbain et rural qui sont profitables et non nuisibles à 1 économie nationale d'exister et de se déve­lopper ; Ceci est non seulement inévitable mais économique­ment indispensable.

«Cependant, le capitalisme n'existera ni se développera en Chine de la même façon que les pays capitalistes, où il peut déborder librement sans être endigué. Le capitalisme sera limité en Chine de plusieurs façons : par la restriction de son champ d'activité, par la politique fiscale, par les prix du marché et par les conditions de travail. Nous adopterons une politique appropriée et souple pour limiter le capitalisme de plusieurs façons selon les conditions spécifiques de chaque lieu, de chaque branche et de chaque période. Il nous est nécessaire et utile de nous servir du mot d'ordre de Sun Yat-Sen 1 «contrôle du capital».

«Cependant, dans l'intérêt de l'économie nationale, tout entière et dans l'intérêt actuel et futur de la classe ouvrière et de tout le peuple travailleur, nous ne devons absolument pas limiter l'économie capitaliste privée d'une manière excessive ou trop rigide, mais lui laisser du champ pour qu'elle puisse exister et se développer dans le cadre de la politique écono­mique et de la planification économique de la république populaire.

«La politique de la limitation du capitalisme privé se heurtera inévitablement, à des degrés différents et sous des formes différentes, à la résistance de la bourgeoisie et surtout des grands propriétaires d'entreprises privées, c'est-à-dire

1. Sun Yat-Sen (1866-1925) docteur en médecine, leader révolutionnaire et homme d'État chinois considéré comme le père de la Chine moderne.

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des gros capitalistes. La limitation et l'opposition à cette limi­tation seront les formes principales de la lutte de classes dans l'état de démocratie nouvelle.

«Estimer qu'à l'heure actuelle nous n'avons pas besoin de limiter le capitalisme et que nous pouvons rejeter le mot d'or­dre de «contrôle du capital» est tout à fait feux ; c'est de l'op­portunisme de droite. Estimer au contraire que nous devons imposer des limites des plus restreintes ou des plus rigides au capital privé, ou que nous pouvons même éliminer le capital privé très rapidement, est tout aussi faux ; c'est de l'opportu­nisme «de gauche» ou de l'aventurisme.»

À ce stade de sa pensée, Mao Tsé Toung, rejoint l'ordre économique prescrit par l'Islam. La voie qu'il trace est la voie médiane. Celle qui rejette la domination de l'argent et qui respecte la propriété privée, fruit du travail.

Depuis quinze ans, l'Algérie de Boumediene, comme celle de Ben Bella, fait du «gauchisme» et de «l'aventurisme». Sous prétexte de faire du socialisme, elle copie aveuglement les États communistes, sans avoir le courage de se définir par rapport à la révolution marxiste, dont elle emprunte les méthodes de gouvernement.

je redis ici ce que j'ai déjà dit ailleurs. Lorsqu'on a la charge de millions d'hommes, de leur avenir et de celui de leurs enfants, il faut indiquer clairement sa voie, affirmer sa doctrine, écarter les contradictions et les arrières pensées.

Un guide doit monter sur les sommets, pour éviter que l'arbre ne lui cache la forêt, dominer les horizons et parler un langage clair, sans ambiguïtés et sans mensonges.

C'est à cette seule condition que le peuple peut l'enten­dre et le suivre.

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RELATIONS EXTÉRIEURES DE L'ALGÉRIE

Diplomatie et liberté

0 vous qui avez cru, ne prenez pas pour ami des mécréants, au lieu de croyants !

Le Coran

Si l'un d'entre vous découvre le mensonge, qu'il le combatte activement ; s'il ne le peut, qu'il le fasse par la parole ; sinon, qu'il le condamne dans sa, conscience.

Hadith

La deuxième guerre mondiale n'est pas achevée. Nous vivons encore ses séquelles et ses retombées. Il suffit d'une étincelle quelque part pour que le feu reprenne.

J'aime passionnément mon pays. J'aime le peuple auquel j'appartiens. Mais je ne suis pas un hystérique du nationa­lisme intégral. En Islam, tous les peuples forment une même famille humaine. Je ne serai pas davantage un «historiogra­phe» des régimes qui nous gouvernent. Les hommes passent. La vérité historique demeure.

III

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En se référant au particularisme des arabe-berbères que nous sommes, il n'est pas interdit de penser que la Républi­que aura toutes les chances de devenir un État démocratique et libéral ayant un grand rôle à jouer dans l'équilibre politique de l'Afrique du Nord et en Méditerranée.

Faut-il encore que notre pays se plie aux impératifs qui découlent de son appartenance à l'Islam, au Maghreb arabo-berbère et au bassin méditerranéen où le christianisme occupe une place importante.

Nous ferions fausse route si nous nous écartions du cadre naturel de notre politique extérieure. D'autant plus que la guerre d'Algérie, dès ses débuts, en a tracé les contours.

Malgré l'orientation marxiste dans laquelle l'Algérie a été engagée depuis son indépendance, la partie n'est pas jouée. L'Islam, le Maghreb musulman ne sont pas hors de combat. On ne viole pas les intérêts supérieurs d'un pays sans rencon­trer de sourdes résistances. Le bon sens populaire, le réflexe spontané des masses valent souvent mieux que la stratégie savante et tortueuse des dirigeants actuels.

L'unité de la Berbérie

Les grands hommes du passé nord-africain se sont tous penchés sur les problèmes de l'unité des berbères. Depuis Massinissa aux Almorávides et aux Almohades en passant par les Aghlabides, tous se sont donnés pour mission l'unification de nos pays.

Lorsque nous parlons aujourd'hui de cette unité, nous n'entretenons pas un simple rêve. Nous parlons d'une réa­lité possible. La distance, les grands espaces ont eu raison

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de la volonté des hommes du Moyen-Âge. Or la distance n'existe plus de nos jours. Les moyens de locomotion ont vaincu les grands espaces. Ce qui n'a pas été possible dans le passé le devient à notre époque. Il suffît de le concevoir et de le vouloir.

La presse algérienne et les déclarations des hommes au pouvoir font mention de la résurrection de la «nation arabe». N'est-il pas mieux indiqué et plus urgent de faire d'abord l'union maghrébine ? Soyons plus modestes et commençons par le commencement. Qui peut le plus, peut le moins.

En respectant les constituantes du Maghreb actuel - Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie, Libye - en les enri­chissant de leurs différences réciproques, en associant leurs potentiels économiques, en permettant à leurs frontières, plus administratives que nationales, d'être perméables à la circulation des hommes et des biens, en étudiant leurs pro­blèmes dans un «Parlement consultatif» composé de députés désignés par chacun de ces pays, nous ferions de l'Afrique du Nord un ensemble de 60 millions d'habitants. Cet ensemble deviendrait un partenaire sérieux et recherché par le reste du monde.

Le monde d'après-guerre s'oriente vers les grands ensem­bles. Les États-Unis, l'URSS, la Chine, l'Europe du Marché commun sont forts parce qu'ils disposent de grandes riches­ses mais surtout parce qu'ils disposent d'un potentiel humain considérable.

Il n'est pas question de rivaliser avec eux. Mais il est pos­sible de marcher sur leurs traces. Les peuples maghrébins ont la chance de parler la même langue, de pratiquer la même religion, de véhiculer le même sang. Le brassage des tribus qui s'est opéré depuis le V I I e siècle sous les sabots des cava-

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liers de Dieu, ne devrait laisser aucune place pour les rivalités nationales. Le président Bourguiba a défini le Maghreb par le port du burnous et la consommation du couscous. Le burnous et le couscous s'arrêtent au djebel Lazrègue.

Il y a moins d'homogénéité entre les différentes républi­ques socialistes soviétiques qu'entre la Mauritanie, le Maroc, l'Algérie, la Tunisie et la Libye. Mais encore faut-il marcher vers l'idéal tout en conservant les pieds sur terre.

Lorsque l'Algérie «socialiste» s'oppose aux Marocains parce qu'elle n'est pas d'accord avec leur régime, elle trahit une grande cause et un noble idéal, tout en voulant faire res­pecter un principe de droit et de justice : celui de la libre détermination d'une population. En vérité, dans cette san­glante aventure fratricide, l'Algérie socialiste travaille pour le communisme international. Il est bien évident que cet aven­turisme n'a été possible que parce que les peuples maghré­bins sont absents. Si ces peuples étaient associés à l'exercice du pouvoir, un tel drame ne se serait pas produit.

Durant la guerre d'Algérie, une grande fraternité s'était établie entre les nord-africains. Au Maroc, en Tunisie, en Libye, les Algériens avaient trouvé la plus large hospitalité et l'aide la plus efficace. Par quelle aberration cette fraternité est-elle devenue sanglante ?

La rivalité qui oppose Boumediene aux Marocains a réveillé chez la «gauche marocaine» des velléités guerrières. Selon cette gauche, la frontière algéro-marocaine devrait être rectifiée en fonction de ce que fut dans le passé les limites de l'Empire chérifien.

Je ne partage pas cette opinion. Le siècle de colonisation, les deux guerres mondiales, ont enterré le passé. Et là où des problèmes raciaux et religieux ne se posent pas, la rectifica-

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tion des frontières devient un faux problème. Tibor Mende traite cette question avec beaucoup plus d a-propos que les Marocains :

«Si des revendications territoriales basées sur les «frontiè­res traditionnelles» peuvent se soutenir par référence à des situations vieilles d'un siècle, l'Autriche pourrait aussi bien réclamer une bonne part de l'Europe centrale, l'Inde pourrait réclamer Ceylan et la Turquie pourrait revendiquer ses droits sur le Moyen-Orient.» 1

En 1960, à la conférence de Casablanca réunie par Mohammed V 2 , la création de l'État mauritanien figurait à l'ordre du jour. Le Maroc, pour une question de frontières, contestait la légitimité de cet État.

La conférence qui réunissait l'Egypte, la Guinée, le Mali, l'Algérie, le Maroc, et comme observateur la Libye, n'adopta pas son point de vue. Elle estima que l'État mauritanien était une heureuse transition entre l'Afrique noire et l'Afrique du Nord. A certains égards, cet État était un des éléments de l'équilibre du continent africain.

Avec le temps, le Maroc a fini par se rallier à cette position et devint un allié de la Mauritanie.

Nous pouvions trouver une solution pour satisfaire les revendications du Polisario sans l'engager dans un conflit qui ne règle rien.

La voie pacifique était la meilleure. Quoiqu'il en soit, quand il s'agit des populations arabo-berbères du Sahara, le cas de minorités ne se pose pas. Nous sommes tous «cou-sins>>. Il importe peu que nous soyons chez l'oncle paternel

1. Tibor Mende, La Chine etson ombre, Seuil, Paris, 1960. 2. Mohammed V (1909-1961), Sultan du Maroc en 1927.

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ou maternel. Restent les richesses du sol et du sous-sol. Rien ne nous empêche de les exploiter en commun. Il est incon­cevable que les Algériens ou les Marocains soient riches pen­dant que les autres peuples maghrébins restent pauvres. La richesse de nos voisins se transforme en richesse pour nous.

j 'ai exposé ce à quoi je crois. Il est évident que dans une démocratie, une opinion n'acquiert une autorité que si elle est confrontée avec d'autres opinions. Elle ne devient un «programme» que si le peuple lui accorde ses suffrages.

La légitimité républicaine ne s'obtient pas par des coups d'Etat, encore moins par des élections truquées au profit d'un seul candidat, désigné par un seul parti. Qui dit parti unique, dit confiscation de la liberté.

Les hommes de ma génération qui ont assisté aux prati­ques des régimes coloniaux, aux fraudes électorales, à la raison du plus fort, au viol de la légalité ne se résoudront jamais à se soumettre à une nouvelle dictature.

Dans un pays comme le nôtre, sans passé étatique, où tout doit être créé, le lien entre les citoyens n'existe pas en dehors de l'Islam, et du respect du suffrage universel et des droits de l'homme. Si le pays est privé de ces trois constantes, la démo­cratie n'est plus qu'une tyrannie.

Ne tournons pas le dos à notre civilisation. L'Algérie est musulmane. Elle est maghrébine. C'est dans ce cadre que son avenir pourra le mieux s'édifier. Puisque durant la guerre d'Algérie, les Algériens ont été les combattants de la foi, ils se doivent de le demeurer. Leur mission est de bâtir la Cité musulmane, dans le contexte du Grand Maghreb.

La route sera longue parce qu'il nous faut défricher avant de semer et de récolter. Amener les chars des États maghré-bins à tirer dans le même sens, à exploiter en commun leurs

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richesses naturelles et en faire bénéficier les masses populai­res est une œuvre de longue patience qui devra mobiliser les meilleures bonnes volontés.

Il est fort probable que le Maghreb ainsi conçu ne fabri­quera pas de si tôt ni bombe atomique, ni fusée. Mais il se réconciliera avec la science d'un Avicenne, réapprendra à ses citoyens le rire de leur enfance et la joie de vivre libres.

Ce qui sera beaucoup mieux.

L'Afrique noire

L'Afrique, et tout particulièrement l'Afrique noire, est devenue l'enjeu de l'antagonisme des États-Unis et de l'URSS. On peut le regretter car il était possible que l'Afrique reste africaine.

Depuis longtemps l'Islam et le christianisme y ont élu domicile, sans pour autant éliminer l'Animisme et ce qui en découle, la «négritude» chère au président Senghor.

La présence de l'Islam nous crée un double devoir vis-à-vis de cette partie du monde. Le lien religieux est un véritable «cordon ombilical», aux implications multiples. Si ce cordon a pu se maintenir en présence du christianisme et de l'ani­misme, il n'en sera pas de même face au marxisme. Si la lutte entre ce dernier et le dollar américain est engagée, si elle s'in­tensifiait, l'Afrique risque de devenir le théâtre de combats sanglants. L'Islam en pâtirait.

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Aux termes d'une étude faite par Vincent Monteil, alors qu'il était professeur à la faculté de lettres de Dakar, il ressort que les musulmans noirs sont au moins 36 millions.

Les conversions à l'Islam se poursuivent, parce que l'Islam est la religion qui tient le plus compte de la nature de l'homme. Basé sur l'éducation des peuples, sur la culture scientifique, l'Islam apporte avec lui une morale et une hygiène du corps qui en font une religion de progrès et de liberté.

En Guinée, il semblerait que le parti démocratique tente de désislamiser le pays pour mieux implanter le socialisme stalinien. Dans une circulaire numéro 8I/BPN, en date du 16 octobre 1959, le secrétaire général du parti, El Hadj Sayfou-laye Diallo, reprend contre l'Islam les mêmes calomnies que celles utilisées en URSS.

Faut-il en rire ou en pleurer ? Le marxisme stalinien, cher aux «rois sans couronnes» demeure une utopie grossière. La société sans classe, sans Dieu, sans propriété privée, sans État est du domaine du rêve nébuleux. L'Islam est au contraire une réalité objective, humaine et égalitaire.

Si des hommes sont de mauvais musulmans, la faute leur incombe. Elle n'incombe pas à l'Islam.

L'ambition de l'Algérie est de faire connaître aux musul­mans africains le vrai visage de l'Islam. En 1966, aux lieux Saints, j 'ai éprouvé une grande joie en faisant le pèlerinage avec des musulmans sénégalais et guinéens. Cette fraternité est sans égale. Il convient de la développer et de lui donner des assises plus larges.

La création dans le Sahara algérien, à El Goléa, à Adrar ou à Reggane, d'une grande université des sciences musulma­nes, comparable à celle d'El Azhar au Caire, répondrait à ce besoin de mieux se connaître et de mieux s'apprécier.

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Un effort doit être fait dans ce sens, dans l'intérêt de l'Unité Africaine et de la connaissance d'un Islam authentique.

Ligue arabe et monde musulman

L'Algérie a adhéré à la ligue arabe. C'est normal. Cette ligue a joué, continue de jouer un rôle dont l'importance ne saurait être niée. Mais il serait dangereux de lui demander plus qu'elle ne peut donner.

Les peuples arabes - musulmans et chrétiens - (ou pour mieux cerner la réalité de près, il faudrait dire les Etats arabes) sont hétérogènes et disparates. Leur degré de déve­loppement est inégal. Leurs mœurs différentes. Souvent leurs intérêts s'opposent. Le fait que la ligue n'ait pas été en mesure d'arrêter la guerre civile au Liban, démontre à l'évidence ses contradictions et son impuissance. Le fait que le Pouvoir Révolutionnaire en Algérie ait armé des hommes contre un peuple frère sans être rappelé à l'ordre, prouve la faiblesse de cet organisme. Les massacres des Somaliens par les soldats cubains et les chars russes n'ont soulevé aucune protestation de la ligue, etc., etc.

Dans ces conditions, il serait chimérique et inconséquent de parler de «Nation Arabe». Le mythe ne peut cacher la réa­lité et nous en distraire.

Le monde musulman

D'un certain point de vue, les préoccupations et les pro­blèmes des peuples arabes, dominés d'ailleurs par celui de la Palestine, ne sauraient échapper à une certaine solidarité avec le monde musulman et son devenir.

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Les peuples de confession musulmane qui se réclament de sa civilisation sont présentement confrontés à des problèmes majeurs. Ils viennent des empires du Moyen-Âge. Ils sont au carrefour des chemins et s'interrogent. Tous font preuve de la même volonté de sortir du «ghetto médiéval», celui du sous-développement, de l'ignorance, de la servitude.

Depuis la disparition, en 1924, du Khalifa de l'Islam, ces peuples marchent sans guide, en rangs dispersés, sollicités parles grandes puissances et les idéologies nées en Europe.

Il en résulte que l'Islam est déchiré. Ses valeurs spirituel­les, sans être ouvertement contestées, sont combattues par de prétendus «progressistes», alors que le progrès et les sciences constituent la base fondamentale de la société musulmane, telle qu'elle doit être.

Pourquoi ne pas confronter nos opinions ? Cela serait possible par la création d'une sorte de «concile», siégeant en permanence, à Médine ou ailleurs, réunissant des musulmans de toutes les nationalités, et ayant toute autorité pour arbitrer et trancher entre les diverses opinions.

A la vérité, il n'y a pas plusieurs façons d'être musulman. Il n'y en a qu'une. Face au monde moderne, l'Islam doit conserver son universalité. Il doit ainsi découvrir des moyens universels pour résoudre sa crise.

1° Renouer avec l'étude des sciences exactes. Faire moins de discours et construire davantage de laboratoires et d'insti­tuts de recherches scientifiques.

2° Détruire chez l'homme le complexe de «sujet». L'éman­cipation du musulman, sa promotion au rang de citoyen libre et conscient de ses responsabilités, conditionne tout progrès humain.

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Montesquieu nous indique qu'il y a trois espèces de gou­vernements : la République, la Monarchie et le despotisme. Le premier repose sur la vertu, le second sur l'honneur et le troisième sur la cruauté.

Hélas ! Les États musulmans, dans leur majorité; gouver­nent en s'appuyant sur la crainte de leurs sujets. Ils n'abouti­ront à rien s'ils ne modifient pas cet ensemble de choses.

3° Agir en faveur de la paix. C'est dans un climat de paix que l'évolution du monde musulman peut se réaliser. Son équipement industriel et social implique un budget de paix. Acheter des avions, des chars et des canons, c'est se priver d'hôpitaux, d'écoles, d'instituts, de routes, etc., etc.

Priorité à la vie ! 4° Observer un neutralisme radical entre les camps amé­

ricain et russes. Renvoyer dos à dos le gros capital envahissant des américains et le virus marxiste de l'URSS.

Mais qui pouvait penser que le guêpier du Moyen-Orient aller déborder sur l'Afrique du Nord et frapper la paisible et fraternelle Tunisie ? L'agression par Israël de la capitale tuni­sienne a frappé des innocents, tué des hommes étrangers à la mort des trois soldats israéliens et jeter le deuil à nos portes.

Avec l'appui et la complicité des États-Unis, Israël peut aller plus loin. Pourquoi s'arrêterait-il en si bon chemin ? La plus grande puissance du monde l'approuve. Mais Dieu l'ab-soudra-t-il ? En vérité, les États-Unis qui furent dans le passé les protecteurs des peuples faibles et les défenseurs du droit se sont transformés au cours des siècles. Aujourd'hui ils sont plus attentifs à leur hégémonie économique qu'aux causes justes et aux principes moraux.

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Un Washington et un Lincoln auraient-ils à l'exemple de Reagan toléré l'agression de la paisible Tunisie ?

Mais l'histoire de l'humanité est pleine d'imprévus. Les impondérables interviennent à notre insu et mettent sou­vent en défaut la stratégie la mieux conçue. En 1958, lors de la guerre d'Algérie, l'aviation française viola le territoire tunisien pour donner un avertissement au président Bour­guiba. A Sakiet Sidi Youcef, elle détruisit une école et sema la désolation.

Contrairement aux prévisions de l'armée française, cet acte barbare allait déclencher un processus qui se retourna contre le régime colonial. D'abord le 13 mai et la révolte des «pieds-noirs», puis le retour au pouvoir du général De Gaulle et la mise en place des institutions qui nous conduisirent à l'indépendance.

Il est vrai que le général De Gaulle a laissé sur les Juifs un jugement sévère mais que les faits confirment chaque jour : «C'est un peuple, a-t-il dit, dominateur et sûr de lui.»

Depuis son installation en Palestine, en 1948, Israël rêve d'expansionnisme et fait la guerre aux Arabes. Remettra-t-il un jour les pieds sur terre et le fusil au vestiaire ?

Les États-Unis ne rétabliront pas la paix au Moyen-Orient. Le maintien de la guerre fait partie de leur stratégie en Médi­terranée et spécialement en Palestine.

Personnellement je compte un certain nombre d'amis de toute origine religieuse. C'est vers eux que je me tourne, comme je l'avais fait auprès de Mendès France, pour leur demander de se mobiliser pour obtenir la paix entre Israé­liens et Palestiniens.

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La paix porte en elle ses propres fruits, qui nourriront toute cette partie du monde.

Relations avec le Vatican

Dans l'optique d'une entente entre les trois religions monothéistes, nos relations avec le chef de la chrétienté ne peuvent que nous faciliter la tâche. Le Saint-père ne peut avoir qu'une heureuse influence.

On connaît le mot de Staline lorsqu'on lui fit état d'une représentation auprès du Vatican : «De combien de divisions dispose-t-il ?» Staline qui restait dans la logique marxiste ne croyait qu'à la force brutale.

Une autre force existe, celle de l'esprit et de la ferveur religieuse. Sa puissance insaisissable est plus durable.

L'Europe occidentale et nous

Les deux grandes guerres, celle de 1914-1918 et celle de 1939-1945, ont scindé l'Europe en trois tronçons : D'abord le tronçon américain, celui qu'on pourrait appeler la «Nouvelle Europe». Ensuite le tronçon de l'Europe marxiste dont le chef de file est l 'URSS. Enfin, l'Europe du Marché commun, celui qui fut aux siècles derniers le symbole de la civilisation moderne, de l'expansion coloniale et des découvertes scien­tifiques.

Paradoxalement, ce sont les anciennes métropoles colo­niales qui connaissent le mieux nos problèmes pour la bonne raison que ces problèmes ont été, en partie, créés par elles.

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Mais le fait est là. Elles sont les mieux placées pour les com­prendre et nous aider à les résoudre.

On nous parle de néo-colonialisme. Ce néo-colonialisme ne peut venir que des États-Unis et de l'URSS. Il ne peut être que celui du «dollar» ou du «virus» marxiste.

En ce qui concerne l'Europe, sortie meurtrie par les deux grandes guerres, et diminuée, l'ère coloniale est close. L'Eu­rope occidentale n'est plus en danger". Désormais, la page est tournée. Il serait absurde de figer nos regards sur le passé et d'entretenir les incompréhensions et les haines d'autant.

Les situations créées par les régimes coloniaux seront par­la force des choses dépassées. Entre les anciennes nations coloniales et nous, un autre ordre économique devra s'instau­rer grâce à deux volontés convergentes.

Les anciennes colonies et leurs colonisateurs le sentent confusément. On peut constater, par exemple, que les afri­cains et les asiatiques se rendent plus facilement dans les anciennes Métropoles que partout ailleurs. Malgré les vicissi­tudes d'autrefois, il semblerait que les liens diffus et indéfinis­sables se soient tissés, à leur insu, entre des hommes qui ont vécu sur la même terre.

Une reconversion de leurs rapports doit se faire entre ces hommes, autour par exemple d'un «pacte social» orienté vers la promotion des masses déshéritées. L'Europe possède ce que nous n'avons pas encore : la science et la technique. Elle peut nous les transmettre. Nous possédons ce qu'elle n'a pas : certaines matières premières et un large champ d'activité (équipement, industrialisation, éducation) ouvert à tous les hommes de bonne volonté.

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L'Europe a besoin de notre prospérité comme nous avons besoin de la sienne. D'où la nécessité de nouvelles bases de coopération.

Je ne crois pas me tromper en affirmant que l'Europe du Marché Commun ne nous menace plus. Coincés entre les États-Unis et l'URSS, elle est devenue parla force des choses une force pacifique.

Lorsque des chefs d'État africains ou asiatiques nous met­tent en garde contre le néo-colonialisme, ils camouflent sou­vent par ce mot leur incapacité à gérer convenablement les affaires de leur pays. Ils cachent leur faiblesse, les ambitions personnelles. Aujourd'hui, n'est colonisable que celui qui veut bien être colonisé.

En ce qui concerne l'Algérie, la réconciliation avec la France et les Français est une condition sine qua non du chan­gement, ainsi qu'avec ses partenaires du Marché commun. Ni les États-Unis, ni l'URSS ne peuvent les remplacer sans pro­voquer un retard préjudiciable à notre évolution. Il ne faut pas oublier qu'un million des nôtres vivent dans cette Europe là, et qu'ils constituent un chaînon, parmi tant d'autres, qui nous lie.

Je ne dis pas que l'Algérie n'a pas besoin d'élargir ses rela­tions internationales au reste du monde, aux États-Unis, à l 'URSS, à la Chine, au Japon, etc., mais je dis que l'évolution ébauchée en Afrique du Nord par la France devra se généra­liser et s'achever, principalement avec son concours.

La France et l'Europe nous doivent bien cela puisque les nord-africains sont allés à différentes reprises à leurs secours.

Et puis nous avons tous besoin, comme je l'ai souvent dit, de créer un climat nouveau entre la chrétienté et l'Islam. Et

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qui peut mieux que nos voisins participer à cette œuvre ? Il nous faut «tuer» définitivement l'esprit des croisades, réha­biliter l'Islam en Europe et établir de nouvelles relations islamo-judéo-chrétiennes en Méditerranée.

Cette réconciliation sera le point de départ d'un ordre nouveau. Le monde arabe que les circonstances historiques et certains intérêts ont couvert de tous les péchés, devra être accepté comme un partenaire à part entière.

Ce changement dépend de nous. Mais il dépend surtout de l'Europe elle-même.

Car où trouver le partenaire sérieux et désintéressé qui nous donnera la main ? Les deux super-grands embourbés dans leur armement nucléaire et leur rivalité, sont plus atten­tifs à leur hégémonie économique et à leur domination politi­que qu'à l'entrée en jeu du Tiers-Monde.

Aussi, à mon sens, notre meilleur partenaire est l'Europe, les anciennes métropoles coloniales. Ces pays ont rentré leurs griffes. Ils sont à la pointe du progrès et possèdent ce que nous n'avons pas. Nous possédons ce qu'ils n'ont pas. C'est avec eux que nous pouvons faire un long chemin sans risquer de perdre nos libertés.

La Russie et le monde musulman

Pour le Pouvoir Révolutionnaire, l'URSS est devenue le premier partenaire de l'Algérie. Si cette coopération s'inscrit dans le cadre de la «révolution marxiste» commune aux deux pays, elle est logique. Si les deux partenaires continuent à représenter deux idéologies différentes, elle ne l'est pas du tout.

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Je suis allé à Moscou. J'ai gardé de mon voyage le souvenir d'un très bel accueil. La Russie est une grande nation géné­reuse et humaine.

Elle est sortie victorieuse de la grande guerre parce qu'elle est restée russe. Le choc de 1941 n'a pas eu seulement pour antagonisme les nazis et les communistes, mais les germains et les slaves.

Staline n'a rien inventé. Toute sa stratégie politique a reposé sur celle de Pierre le Grand et de Catherine II : s'agran­dir vers la mer du Nord, se barricader du côté de l'Ouest, refouler l'Islam du côté Sud et tenter d'avoir un pied dans la Méditerranée.

D'où au Nord, l'annexion des États Baltes, l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie. Au centre un rideau protecteur consti­tué par les peuples satellites, la Pologne, l'Allemagne de l'Est, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie. Son territoire violé par Napoléon 1 e r et par Hitler est désormais à l'abri de toute surprise 1.

En Asie centrale, sa politique anti-religieuse a durement frappé les populations musulmanes. Le Christianisme, le Judaïsme, le Bouddhisme ont été également persécutés, mais pas avec la même violence que l'Islam.

La désislamisation des peuples musulmans a été pratiquée systématiquement. La poussée marxiste ne s'est pas arrêtée aux frontières de l'Afghanistan et de l'Iran. Mais tout péril n'est pas pour autant écarté.

1. Lors de ma visite à Moscou, le premier ministre Kossyguine me montra l'endroit où les troupes hitlériennes furent arrêtées : «Une telle menace, me dit l'illustre homme d'Etat, nous hante. Elle ne doit plus se reproduire.»

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Vers le Sud, le rêve de la Sainte Russie ne s'est pas réa­lisé. Il se heurta à l'héroïsme du peuple turc. Celui-ci avec obstination et courage défendit son territoire. Les clefs des Dardanelles sont restées en sa possession. Il commande les verrous du Bosphore.

Mais la Russie n'a pas renoncé au rêve de devenir une puissance méditerranéenne. Par l'exportation de son idéologie et par peuples interposés, elle pense y assurer sa présence.

Dans un premier temps, elle misa sur Israël. À l'ONU en 1948, avec les démocraties populaires, elle vota sa création. Elle pensait aussi que la ligue arabe était un outil entre les mains de la Grande-Bretagne et qu'il fallait lui opposer un État non arabe.

Puis s'étant aperçu qu'Israël était inféodé aux États-Unis, elle modifia sa politique en dénonçant le «sionisme» dont elle avait été la protectrice.

Elle rechercha alors parmi les peuples en voie de déve­loppement des partenaires susceptibles d'être gagnés au «socialisme» et assez dociles pour assurer son omniprésence en Méditerranée et en Afrique.

À cet égard, on peut considérer, sans exagération aucune, que les pays musulmans acquis au «socialisme» sont autant de «pions» placés sur la route expansionniste de l'URSS.

De ce fait, ils sont une brèche pratiquée dans le bloc musulman. D'où mon propre sentiment. La Russie est un partenaire sérieux. L'URSS, parce que porteuse de germes nocifs à l'Islam est un partenaire dangereux.

Qui ne respecte pas l'Islam ne peut aimer les musul­mans.

Demain se lèvera le jour 111

La Chine, le Japon et l'Asie

Grâce à l'entrée sur scène de la Chine nouvelle, l'Asie est en pleine gestation. Il nous faut attendre. De grands évé­nements s'annoncent dans cette partie du monde. Le japon par sa technique, l'Inde et le Pakistan par le poids de leurs populations et leurs efforts industriels, l'Indonésie par sa position géographique et la Chine par la dimension mon­diale de sa politique, tous ces États sont appelés, sur le plan international, à jouer un rôle aussi important que celui de l'Europe occidentale.

À mon avis, les événements les plus considérables de notre temps sont la résurrection du Japon qui est devenu la troisième puissance du monde et l'entrée sur la scène politi­que de la Chine Nouvelle.

J'ai le plus grand respect pour cette Chine, malgré qu'elle soit marxiste et que je ne le suis pas. Les Chinois sont cour­tois, coopératifs, serviables. C'est sur l'aéroport de Pékin que j'ai vécu la plus grande émotion de ma vie. J'étais aux côtés de Chou En Lai 1 et sans que j 'y prenne garde notre hymne national éclata, sous un ciel pur. Je fus secoué par un grand frisson et il me fallut un certain temps pour que je me ressaisisse.

L'assistance de la Chine est un modèle du genre. En aucun cas les Chinois ne font état de leur marxisme. Ils nous respectent autant que nous les respectons. Ils laissent leur idéologie en Chine. On l'a vu en Algérie. Napoléon a laissé un jugement sur cette Chine : «Quand la Chine s'éveillera,

1. Chou El Lai (1898-1976), premier ministre de la République Populaire de Chine de 1949 à 1976, date de son décès. Il fut en même temps ministre des Affaires étrangères, poste qu'il quitta en 1958.

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le monde tremblera.» Le monde ne tremblera pas, parce que depuis le XVIII 1 e siècle, il s'est modifié. Mais le jour où un milliard d'hommes se mettra en marche, l'Asie et même le Proche-Orient s'en trouveront modifiés.

Cette assistance gagnerait à être développée. Quant au Japon, son industrialisation est un exemple pour toute l'Asie et l'Afrique. La puissance de son industrie est prodigieuse. Le jour où la Chine et les Indes atteindront ce niveau de déve­loppement, elles éclipseront les États-Unis et l 'URSS.

D'autres peuples, les Indes, le Pakistan, le Vietnam, l'In­donésie, la Thaïlande, sont également en marche sûrement vers plus de progrès et de bien-être.

En Afrique, ce progrès est plus lent. Les africains ont subi une colonisation si tyrannique qu'ils en portent encore les blessures. Les peuples de l'Amérique du Sud se trouvent dans le même cas. Ainsi, les pays en voie de développement se mettent-ils en marche. Ils mettent toute leur volonté pour sortir du long sommeil où l'ignorance les a plongés. Pour ce faire, il est indispensable qu'ils renouent avec la science.

Les Nations-Unies

J'ai dit 1 ce que je pense de l'organisation des Nations Unies. Mon opinion n'a pas varié. Si elle ne se dote pas de moyens, elle restera un organisme inefficace, un forum inter­national où la parole est féconde et l'action stérile. On se souvient que face au problème algérien, l'ONU fut impuis­sante. Elle ne se rallia à l'autodétermination que le jour où

1. Voir Autopsie d'une guerre. L'Aurore, éd. Gamier, Paris, 1980.

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le général De Gaulle, au nom de la France, la préconisa. Il en est toujours ainsi.

Lorsque les intérêts des États-Unis et de l'URSS sont en jeu, l'ONU se contente d'émettre des vœux pieux. Des juris­tes aux ordres y viennent pour faire surtout la démonstration de leur mauvaise foi.

Si l'ONU intervient en Corée du Sud, c'est parce que le prestige et les intérêts américains y étaient engagés. Si, en octobre 1956, elle a contribué à sauver l'indépendance de l'Egypte face à la triple agression de la France, de l'Angle­terre et d'Israël, c'est parce que les intérêts des deux Grands étaient concordants.

Mais elle se gardera bien de faire appliquer la résolution adoptée en 1947 reconnaissant les droits nationaux des Pales­tiniens. Elle se gardera de mettre son nez dans les affaires de l'Europe (problème basque, catalan, Irlande du Nord, réuni­fication des deux Allemagnes, etc.). Par contre, elle déploie une grande activité lorsqu'il s'agit d'une manière générale, des peuples sous-développés. Pour ces peuples, l'ONU est toujours prête à intervenir, à sanctionner, à légiférer.

Son arbitrage restera un mythe aussi longtemps que les deux Grands se disputeront les suffrages de l'Assemblée, en se plaçant dans le cadre de leurs propres intérêts.

Dès lors se réclamer des résolutions de cet organisme, c'est agiter le vent. Il en sera ainsi tant que l'ONU ne dispo­sera pas d'une force de frappe capable de faire respecter ses décisions.

La paix mondiale, inséparable de la justice pour les petits peuples, n'est pas pour demain.

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IV

VÉRITÉS PERMANENTES ET ÉVOLUTION

L'éducation passe avant la contrainte

Retournons vers le passé, nous y trouverons l'Avenir. Adage vietnamien

Tout progrès humain ne peut être en effet qu'un progrès total et c'est pour ne vouloir élever qu'une partie de lui-même que l'homme tout entier s'écroule. Les choses que nous refusons d'élever jusqu'à nous nous rabaissent jusqu'à elles. Si le corps ne vole pas avec l'aile, c'est l'aile qui rampe avec le corps et c'est là le dénouement de l'utopie.

Gustave Thibon (L'échelle de Jacob)

En politique, il faut surtout prévoir ce qui peut se passer après nous. Le présent n'est rien, s'il ne prépare pas l'avenir. Après l'ère coloniale, l'Afrique et l'Asie sont à un grand tour­nant de leur histoire. Elles s'éveillent à la libre disposition d'elles-mêmes Elles édifient leurs sociétés pour sauvegarder leur indépendance et assurer leur défense.

Cette exaltante compétition se pose pour les peuples musulmans. Elle exige d'eux le changement dans la conti­nuité. Ce changement se pose en ces termes : secouer les

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moisissures des siècles de décadence, renouer avec les siècles de lumière, sortir résolument du Moyen-Âge en se pliant aux disciplines de la science et de la technique modernes.

Républiques ou monarchies, les États musulmans se doi­vent de rompre avec le vieux rêve entretenu par l'éducation scolastique, par le souvenir de la prestigieuse civilisation des siècles de gloire. Il est urgent pour eux d'entrer de plain pied dans la réalité des temps modernes.

Notre retard scientifique et technique est considéra­ble. Très longtemps nous nous sommes contentés d'être des contemplateurs, des nostalgiques et des sentimentaux. L'hos­tilité des nations européennes nous a fait payer bien cher notre inconscience et notre ignorance.

Tous les efforts des pays musulmans devraient se concen­trer sur l'éducation de la jeunesse. C'est le cœur de l'enfant qui préfigure celui du citoyen. A l'aube de l'Islam, le khalife Ali disait déjà à ses compagnons :

«Instruisez vos enfants, car ils sont nés pour une époque qui n'est pas la vôtre.»

Mais quelle instruction et quelle éducation donner à nos enfants ? L'Asie, après avoir été la terre où battait le vieux cœur fraternel du monde est devenue hélas, la terre du pou­voir tyrannique. Depuis des siècles les monarques ont bâti leur pouvoir sur la peur et la crainte de leurs sujets.

En Afrique, le colonisateur est arrivé aux mêmes résul­tats. La «peur du gendarme» s'est substituée à l'obéissance à Dieu. Un lourd héritage de crainte pèse donc sur nous. C'est cet héritage qu'il nous faut détruire si nous voulons être des peuples forts. Les régimes qui érigent leur puissance sur l'ar­bitraire et la crainte, tournent le dos à la vraie grandeur. Ce ne sont pas les richesses et les engins de guerre qui assurent la

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défense d'un pays, mais la conscience collective de ses habi­tants et l'amalgame, par un progrès total, de toutes les cou­ches sociales.

Cette conscience ne s'acquiert pas par des slogans, des applaudissements et par l'encensement des hommes au pou­voir. Elle s'acquiert sur le banc des écoles et autour de la table familiale.

L'enseignement et la culture constituent en puissance notre avenir. Mais au départ une question se pose : De quel enseignement et de quelle culture s'agit-il ? On parle beau­coup de nos jours de liberté et de démocratie, surtout sous les régimes où il n'y a ni liberté, ni démocratie.

En Algérie, de quelle façon l'enfant en reçoit-il les pré­mices ? Comment le prépare-t-on à obtenir cette liberté, à l'exercer, à assumer les responsabilités qui en découlent ? C'est à ces questions qu'il nous faut répondre objectivement en tenant compte des obstacles à surmonter. Il nous faut d'abord vaincre le complexe du vaincu, du sujet. Pour cela ne pas perdre de vue notre passé et les séquelles qui en subsistent.

Nous sommes en Afrique du Nord où la domination étran­gère a été notre lot, spécialement en Algérie. Est-ce une fata­lité ? Nous pouvions interrompre la chaîne des civilisations importées. Cela ne dépendait que de nous. Nous ne l'avons pas fait. Après la civilisation française, voici le socialisme à la manière de Fidel Castro. Après les Français, le socialisme stalinien. Comme nos ancêtres l'ont fait dans le passé, nous jetons par-dessus bord l'œuvre du dernier occupant pour nous adapter à un nouveau type de société.

Quand donc arriverons-nous à être nous-mêmes, à vivre la tête haute en tant que musulmans maghrébins, à nous nour-

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118 Demain se lèvera le jour

rir de notre propre culture et à découvrir nous-mêmes notre propre style de vie ?

Que les étrangers nous gouvernent directement ou par personnes interposées ne change rien à l'affaire : l'Algérie est amenée à vivre comme on vit à la Havane, à Prague et à Varsovie. Il en résulte que «l'Algérie socialiste» est à l'image de «l'Algérie française». L'une et l'autre sont étrangères à l'Algérie musulmane. L'une nous a été imposée par la force des armes. L'autre nous est imposée de l'intérieur, par le pouvoir personnel et complice d'une idéologie qui nous est étrangère.

Or, il est bien évident que l'Algérie algérienne, partie intégrante du Maghreb musulman, ne s'édifiera qu'avec le retour aux valeurs de l'Islam et à la libéralisation du régime. Cette Algérie sera l'œuvre de tous les Algériens librement consultés.

Pour l'instant l'Algérie reste dans la nuit. Le jour ne se lèvera pas sur notre pays tant que la quasi-unanimité des citoyens sera tenue «en laisse» par un pouvoir qui ne repré­sente que lui-même. Un pouvoir sans racines, ni dans le pré­sent, ni dans le passé.

Il faut le proclamer hautement : L'Islam est supérieur au marxisme. Il est synonyme de liberté, d'égalité et de démocra­tie. De notre temps, la famille et l'école nous l'ont enseigné. Les excellents instituteurs et professeurs qui m'ont appris ce que je sais, c'est-à-dire le respect des parents, des voisins et de moi-même m'ont appris également le culte de la liberté et la lutte pour la justice.

Comme preuve de la démocratie musulmane, un jeune maître en cours de religion (moderrès) avait coutume de nous citer les propos des premiers khalifes de l'Islam : après

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son élection au rang de khalife, Abou Bakr s'exprima en ces termes :

«Je suis devenu votre khalife. Ce n'est pas parce que je suis meilleur que vous. Si vous me voyez sur la voie droite, aidez-moi. Par contre, si je m'engage dans la voie de l'arbi­traire, ramenez-moi sur la voie du droit.»

Son successeur, le khalife Omar avait également une haute conception de l'égalité entre croyants. Au cours d'un sermon à la mosquée de Médine, il déclara en toute simplicité :

«Ô croyants ! Si vous constatez que j'ai violé la loi, rame­nez-moi sur le droit chemin». Alors un compagnon se leva et répondit au chef suprême de l'Islam :

«Par Dieu, ô khalife, si nous constatons que tu as quitté la voie de la légalité, c'est avec nos sabres que nous te ramène­rons sur la bonne voie.»

Le khalife Omar le remercia en ces termes : «Je suis heureux et je rends grâce à Dieu qu'il y ait parmi

vous des hommes disposés à ramener Omar sur la voie droite en tirant leurs sabres !»

On ne sait qui admirer d'un khalife démocrate qui ne craint pas le sabre de ses compagnons ou d'un croyant assez courageux pour rappeler au khalife qu'aucun homme n'a le droit de se placer au dessus de la légalité.

Ce sont ces géants de notre histoire qui ont bâti l'Empire. Cet empire ne put s'étendre des frontières de la Chine aux Pyrénées que parce qu'il était cimenté par la Foi et les valeurs morales de l'Islam.

Lorsque les enseignants actuels arrachent sur ordre nos enfants de leurs bancs scolaires pour aller applaudir Fidel Castro et chanter les vertus absentes de la «Révolu-

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tion agraire», ils les préparent à être des larbins et non des hommes. L'enseignement qui leur est donné ne développe ni leur intelligence, ni leur sens critique. Ils sont condamnés à n'être que des inconditionnels. Leurs instituteurs les sacri­fient sur l'autel du culte de la personnalité avant même qu'ils naissent à la vie.

Je me suis rendu dans les Démocraties Populaires. Je n'y ai pas rencontré un seul homme heureux. En prenant exemple sur leurs sociétés, nous nous condamnons à subir leur sort.

Ce que nous avons de mieux à faire, c'est de marcher sur les traces des khalifes électifs et de retrouver les vertus de notre propre civilisation. Ne compliquons pas la vie de nos concitoyens. Les choses les plus simples sont les meilleures.

Lorsque les élèves remettaient à Ferdinand Brunetière un devoir sur l'Angleterre, celui-ci leur posait invariablement la même question :

«Avez-vous dit que l'Angleterre est une île ?»

C'est en effet le caractère insulaire de l'Angleterre qui détermine toute l'histoire de ce pays.

On peut transposer cette constatation à l'Algérie. L'his­toire de cette dernière est également liée à sa position géo­graphique. Avec la Tunisie et le Maroc, elle forme «l'île du Maghreb», exposée depuis la haute antiquité aux mêmes influences et se réclamant de nos jours de son appartenance au monde musulman.

Demain se lèvera le jour 121

C'est dans ce contexte qu'il convient d'envisager l'avenir de notre pays, si l'on veut édifier quelque chose de solide, de durable, et qui ait un sens.

L'élément essentiel qui entre dans la construction de cet édifice doit être la liberté. Car la liberté est à la base de la croyance musulmane. Le grand malheur pour notre pays serait de revenir aux mœurs de l'État algérien de 1830, à l'époque où les Janissaires réglaient leurs différents par des coups d'État ou des coups de sabre.

C'est pourquoi il est indispensable que l'Algérie moderne s'édifie dans le respect des libertés publiques et assure à tous les citoyens l'égalité devant la loi. La liberté, après le pain, est le bien le plus précieux de l'homme. C'est la liberté qui permet aux peuples de s'épanouir, de prendre leur essor, d'af­firmer leur personnalité et de réaliser de grandes et belles choses.

C'est dans la diversité et la libre expression que jaillit l'étincelle, source de lumière. Les élites se forment et émer-gent dans les libres débats, pour le plus grand bien du pays. La liberté est pour l'homme ce que la lumière est pour la plante : un aliment vital.

La diversité est donc toujours source d'enrichissement. On connaît le mot de Voltaire : «Quelqu'un a plus d'esprit que Monsieur de Voltaire, c'est Monsieur Tout-le-Monde.» Et le président Mao Tsé Toung ne peut renier la paternité de cette déclaration, pleine de lyrisme et de vérité permanente :

«Que les cent fleurs de toutes les saisons fleurissent à la fois. Que les cent diverses écoles de pensée discutent ensemble.»

Le véritable capital d'un pays c'est l'homme lui-même. Pour diriger et enrichir un pays il faut l'homme, tout l'homme,

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122 Demain se lèvera le jour

dans la plénitude de sa personnalité, de son savoir et de ses responsabilités. Imposer à cet homme une camisole de force, le contraindre au silence, c'est limiter ses moyens.

L'intelligence, les aptitudes et le bon sens sont les biens les mieux partagés du monde. Ils ne peuvent heureusement être revendiqués ni par une seule caste sociale, ni par un groupe d'homme, ni par un seul individu.

Dans un pays, comme l'Algérie, qui a subi une longue domination étrangère et qui a accédé à la liberté par l'effort et le concours de tous, la source de toute légitimité est la volonté du peuple librement exprimée. Le suffrage universel est le souverain maître.

Les régimes qui se disent démocratiques et qui refusent ou faussent le choix et le verdict du peuple, qui substituent à ce choix la ruse ou la force, n'ont rien de démocratique.

La contrainte est un appauvrissement. En condamnant le peuple au silence, aux intrigues, au pourrissement, elle le conduit inéluctablement aux complots et aux crimes.

On ne manquera pas de me faire observer que les peu­ples colonisés sont restés, généralement dans un état de sous-développement. Et que dans ces conditions, ils ne sont pas aptes à exercer leur souveraineté. L'exercice du suffrage uni­versel risque de conduire à l'anarchie.

Cet argument n'est pas valable. Il n'est pas nouveau non plus. Il a été celui des colons à l'époque de la colonisation. «Les indigènes, disait-on à cette époque, n'ont pas besoin de droits politiques. Ce qu'ils demandent, c'est du travail et du pain.»

Il n'en est pas moins vrai que l'Algérien a donné à cet argument un démenti flagrant. C'est grâce à une saine utili­sation de son bulletin de vote que l'Algérien a pu choisir des

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représentants valables qui ont su défendre ses légitimes aspi­rations. C'est grâce aux fragiles libertés d'expression qui nous furent laissées que, la propagande nationaliste a pu pénétrer les masses, les armer pour la lutte et les préparer au combat pour l'indépendance. Le 1 e r Novembre 1954 n'a pas été un accident. C'est un aboutissement.

Ce qui était vrai hier, pourquoi ne le serait-il plus aujourd'hui ? L'indépendance serait-elle synonyme de recul ? Ou alors y aurait-il parmi nous une caste d'hommes issus d'une race supérieure, destinés à assumer seuls et toujours les responsabilités du pouvoir ?

On me dit aussi que pour un homme qui a faim, la liberté n'a pas de signification. Je dis qu'elle en a une. Ne serait-ce que pour permettre à cet homme de crier sur tous les toits qu'il a faim sans risque d'être arrêté et de coucher dans un hôpital psychiatrique.

La liberté est la seule arme du faible.

Après le départ massif des Français, de ceux qui diri­geaient le pays, je dois dire en toute objectivité que l'Algérie s'est trouvée dans la position d'un bateau ivre, sans équipage. Le pire était à craindre. En effet, le régime colonial n'avait préparé aucun de nous à l'exercice du pouvoir. À l'indépen­dance, l'absence de cadres dans l'administration a été colma­tée, tant bien que mal, avec les moyens de bord.

Nous n'avons rien fait pour conserver les quelques cadres français qui, s'étant engagés avec nous dans la lutte, voulaient demeurer en Algérie. Depuis, nous formons hâtivement des cadres. Cette formation, même imparfaite, s'impose d'une

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124 Demain se lèvera le jour

manière urgente et impérative. C'est un objectif fondamental

qui a la priorité sur tous les autres.

L'appel aux techniciens étrangers, plus ou moins quali­

fiés, n'est qu'un palliatif. A moins de voir l'Algérie devenir

une «colonie internationale», il est capital de former nos pro­

pres techniciens. Nos plaies ne seront guéries que par nous­

mêmes.

Où former des cadres sinon en Europe ? Et d'abord en

France et dans les pays dont la langue nous est connue. Par

cadres, j'entends un éventail allant de l'ouvrier spécialisé à

l'ingénieur et au haut fonctionnaire.

Un contremaître et un chef d'équipe sont aussi précieux

qu'un polytechnicien. C'est pourquoi les contacts et les liens

avec l'Europe, à tous les échelons, sont profitables.

De nos jours on ne peut parler de progrès sans penser

à la civilisation européenne. Par ses découvertes scientifi­

ques et sa technique, cette civilisation a pris des dimensions

universelles. L'Europe est devenue un immense laboratoire

de connaissances humaines. Mettons­nous, sérieusement, à

cette école, comme les Japonais l'ont fait au siècle dernier. Il

ne sert à rien d'alimenter notre amertume en rappelant les

injustices subies. Peut­être la colonisation a­t­elle été un mal

nécessaire ? Il nous appartient de transformer à notre profit

ce qui fut conçu contre nous.

On doit d'abord mettre notre jeunesse en garde contre les

imitations aveugles et les plagiats. L'Europe a autre chose à

nous offrir que la civilisation de «consommation», la drogue,

l'alcool, la sexualité, la débauche, la contestation stérile et la

violence pour la violence.

Se mettre à l'école de l'Europe c'est accepter de franchir,

par l'étude et le travail, les étapes que l'Europe a franchies

Demain se lèvera le jоиr 125

elle­même. C'est prendre conscience de la tâche difficile,

mais combien exaltante, que nous devons accomplir pour rat­

traper les autres nations et donner un autre visage à notre

pays en supprimant la servitude, l'ignorance et la misère.

Le mot clef de cette ambitieuse évolution, c'est le mot

travail. Le travail est la seule richesse authentique d'un

peuple. Un peuple n'est riche que de son propre travail et de

sa propre création.

C'est par le travail que l'Allemagne, le Japon et la Russie

se sont relevés, en un quart de siècle, des ruines accumulées

durant la deuxième guerre mondiale. Et ce ne fut pas une

mince tâche !

C'est également le travail qui a permis à l'Europe de

prendre une avance considérable sur les autres continents.

Lorsqu'on se penche sur le passé des nations européennes, on

est effrayé par l'effort grandiose qu'elles ont fourni. Depuis

la machine à calculer de Pascal (1623­1662) et la machine

à vapeur de Denis Papin (1647­1714), hommes, femmes,

enfants, tous ont participé par leur travail à la concentra­

tion des richesses et à l'accession de l'Europe à la civilisation

industrielle. Rien n'a été acquis sans peine.

Aujourd'hui, l'humanité entière tire bénéfice de cette

civilisation. Dans tous les domaines les progrès réalisés sont

prodigieux. À telle enseigne qu'ils ont modifié les conditions

de l'existence humaine. Ils nous aident à mieux vivre et plus

longtemps. La médecine a rendu plus rares et moins graves

les épidémies qui sévissaient les siècles derniers. La distance

a été vaincue. Le téléphone, le télégraphe, la radio, la télévi­

sion, l'avion facilitent les informations, les relations de peuple

à peuple et rapprochent les continents.

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126 Demain se lèvera le jour

Une symbiose tend à s'établir entre les hommes à l'échelle du globe. Un équilibre mondial a toutes les chances de s'ins­taller entre les Nations. Si celles-ci pouvaient s'assagir, penser à leur survie, les conditions pour la formation d'une grande communauté internationale heureuse, pacifique, se trouve­rait réunies.

À ce titre, la science - exception faite de la menace thermo-nucléaire - est une grande espérance pour le genre humain.

Des peuples, comme le nôtre, demeurés au stade de la vie pastorale et de la production agricole, ont quelque fois tendance à minimiser le progrès et le confort qu'ils doivent à l'Europe et qui ont coûté si chers à celle-ci. Nous usons du téléphone, de l'avion, de la radio et de la télévision comme si c'étaient de simples fruits qui poussent sur un arbre et qu'il suffit de cueillir le plus facilement du monde.

Cela m'amène à penser que si nous voulons, dans un proche avenir, contribuer à l'enrichissement du capital scien­tifique dont nous jouissons quotidiennement, nous devons d'abord apprendre à être studieux, attentifs, sérieux comme le furent les Japonais au X I X e siècle. Nous devons être pleins d'humilité et reconnaître que la route sera longue et exigera beaucoup d'efforts. Soyons réalistes et cessons d'être senti­mentaux et rêveurs ! Cependant un orgueil mal placé et l'in­conscience ne jouent-ils pas un rôle plus dangereux encore ?

Notre jeunesse, débarrassée du carcan colonial et de son racisme, doit nourrir pour elle-même et pour son pays

Demain se lèvera le jour 127

de saines ambitions. Que la liberté lui donne des ailes pour atteindre les cimes du savoir !

Tous les horizons lui sont aujourd'hui ouverts. Elle peut, par un travail méthodique et rationnel, entrer en compétition avec la jeunesse du monde. Sur terre, sur mer, dans les airs, tout lui est devenu possible, à condition qu'elle s'impose les disciplines requises et la loi de l'effort, que les bibliothèques l'attirent plus que les cafés et les laboratoires plus que les salles de spectacles !

Il est évident que l'enseignement de la langue arabe est indispensable. Cette langue est la nôtre. Elle est le lien entre le monde arabe et la communauté musulmane toute entière. Mais dans l'immédiat, et sans perdre de temps, la jeunesse nord-africaine a un instrument de choix, la langue française, pour puiser, sans rupture, dans l'acquis de l'Europe. La science - comme la prière - s'apprend dans toutes les langues.

Entre Avicenne et Pasteur, plus de huit siècles se sont écoulés. Sur le plan du progrès scientifique, de la bibliogra­phie et de la terminologie scientifique, la langue arabe ne peut combler ce vide en un jour. Le français, pour la période transitoire, doit demeurer la deuxième langue, jusqu'au jour que nous souhaitons proche, où la langue arabe redevien­dra le véhicule des sciences et des arts, comme elle le fut au Moyen-Age.

J'ai parlé longuement des progrès scientifiques parce que l'Islam est une des rares religions qui fait de l'étude des scien­ces positives une obligation aussi importante que la prière.

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128 Demain se lèvera le jour

Mais de nos jours, le développement des sciences et la technique qui en découle, ont pris une extension incommen­surable. L'homme court le risque de devenir l'esclave de sa propre invention. Cet envahissement du progrès n'est-il pas une menace pour l'équilibre social ?

Car la science n'est pas tout. À la frontière du progrès scientifique se situent la nature et ses lois, les concepts méta­physiques et le mystère de la vie. Des questions se posent, auxquelles la science n'a pas encore répondu. Comment la vie est-elle apparue sur terre ? D'où vient l'homme ? Que fait-il ? Et où va-t-il ? Les réponses que la science a tenté de donner à ces questions ne sont pas satisfaisantes. Elles restent, toutes, hypothétiques et insuffisantes.

C'est pourquoi, dans ce domaine comme dans celui de la recherche du bonheur, les peuples conservent un ensemble de croyances qui ont, si empiriques soient-elles, une valeur certaine. Ces croyances se perpétuent de génération en géné­ration et constituent un riche héritage.

Si la science détruit cet héritage, elle risque de détruire l'homme lui-même. Et peut-être la terre deviendra-t-elle inhabitable ?

«L'homme sera-t-il capable de maîtriser la science et la technique ou sera-t-il écrasé par leur développement ?1» Telle est, en effet, la question.

Un autre savant autrichien, Konrad Lorenz 2 , prix Nobel, a écrit à ce sujet une page de haute portée sociale :

1. L. Leprince-Ringuet, Science et bonheur des hommes, Flammarion, Paris, 1977.

2. Konrad Lorenz, scientifique autrichien né en 1903. Prix Nobel de phy­siologie et médecine en 1973.

Demain se lèvera le jour 129

«Il serait erroné de croire que seul ce que nous pouvons comprendre rationnellement ou même prouver scientifique­ment constitue le capital essentiel du savoir humain. Cette erreur engendre des conséquences funestes. Elle conduit la jeunesse «intellectuelle» à jeter par-dessus bord l'immense trésor de sagesse et de connaissance que contiennent, sans exception, les traditions des anciennes cultures et les ensei­gnements des grandes religions du monde. Celui qui dénie systématiquement toute valeur à la sagesse et toute signifi­cation à la tradition, tombe forcément dans l'erreur inverse aussi grave, de croire que la science est capable de faire surgir du néant, par des voies rationnelles, une civilisation complète avec tout ce qu'elle comporte. Il est encore plus stupide de penser que notre science suffit à «perfectionner» l'homme de façon arbitraire par des interventions sur le génome humain1.»

On ne saurait être ni plus clair, ni plus explicite. Le capi­tal traditionnel de chaque peuple mérite d'être sauvegardé comme un trésor précieux.

En Algérie, nous nous trouvons en présence du peuple arabo-berbère, riche d'une double et vieille tradition fami­liale, démocratique et sociale. Depuis quatorze siècles, notre pays est devenu un des foyers de la grande civilisation musul­mane. Nous possédons, en tant que nord-africains, un vieil héritage qui nous vient de très loin, d'Abraham et de Jacob. Cet héritage est passé par le Mont Sinaï, le Mont des Oliviers et le Mont Arafat. Par ces hauts lieux où souffle le vent de l'Esprit.

1. Konrad Lorenz, Les huit péchés capitaux de notre civilisation, Flamma­rion, Paris, 1973.

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Si le capital scientifique de l'Europe moderne est un trésor inestimable que nous devons acquérir coûte que coûte, le capital spirituel qui nous vient de l'Asie est encore plus pré­cieux. C'est en Asie que sont nées les religions monothéistes qui nous ont légué les tables de la loi, l'Évangile et le Coran. Et avec ces livres révélés, une morale et des traditions fami­liales et sociales de portée universelle. À la vérité, rien de comparable n'a été enseigné depuis aux hommes.

Que les trois religions aient été constamment en conflit ne diminue en rien le facteur social et civilisateur qu'elles ont véhiculé à travers le temps et l'espace. Sans doute la Bible a-t-elle contesté l'Évangile. À son tour l'Évangile a contesté le Coran. Et le Coran, malgré sa grande tolérance et malgré sa croyance en la mission de Moïse et de Jésus, n'a pas pu récon­cilier les trois cultes. Il en est résulté des antagonismes et des haines violentes.

Les temps ont changé. Il faut penser aujourd'hui à la réa­lisation d'une entente, sinon d'une réconciliation, entre tous les croyants pour la défense des libertés spirituelles et la sau­vegarde de la dignité humaine.

La solidarité islamo-judéo-chrétienne ne doit pas rester au stade d'un mythe. Aucun obstacle infranchissable ne sépare les trois religions. Avec une meilleure interprétation et le res­pect absolu, par tous, des trois dogmes, les divergences peu­vent être tolérées et ouvrir la voie à une large compréhension et à une véritable concorde.

Les rapports du judaïsme et de l'Islam n'ont pas été mau­vais dans le passé. La mosquée a admis, sans ombrage, le voisinage de la synagogue. Aucun grand conflit ne les a oppo-

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sées. Beaucoup de penseurs juifs ont écrit en langue arabe. Et beaucoup d'entre eux ont enrichi les sciences en travaillant en toute liberté, à l'abri de la loi musulmane. Cette atmosphère a changé avec la création de l'État d'Israël en terre palesti­nienne. L'erreur de ceux qui ont décidé cette création est d'avoir oublié que la Palestine était habitée et que ses habi­tants jouissaient d'un droit inaliénable. Cette erreur relève du concept colonial.

Face au problème juif, l'Europe a mauvaise conscience. Sensibilisée et traumatisée par le génocide perpétré par un des siens - Hitler - elle a tendance, aujourd'hui, à mettre en accusation les Arabes et particulièrement les Palestiniens dans la lutte qu'ils mènent pour leur survie. Aux États-Unis, un certain membre du congrès a poussé le sectarisme jusqu'à injurier grossièrement les Arabes en les qualifiant de «race dégénérée». Voire !

Il semble que l'Europe et l'Amérique veulent déplacer les responsabilités. Le racisme et l'antisémitisme n'ont pas été inventés par Hitler et encore moins par les Arabes. C'est un héritage légué par les nations européennes et «très chrétien­nes».

Dans son livre sur les rapports des Juifs et des Chrétiens, R. P. Michel Riquet retrace le long calvaire des premiers Juifs depuis le Moyen-Âge jusqu'à nos jours:

«Si un Saint-Louis, écrit-il, fut parfaitement désintéressé en expulsant de France les Juifs coupables de s'enrichir par l'usure mais ceux-là seulement, il n'en fut pas de même de son petit-fils Philippe Le Bel qui, lui, expulsera, en 1306, tous les Juifs de son royaume en confisquant leurs biens. Rappelés un moment par Louis VI le Hutin, en 1315, ils seront définitive­ment chassés par Charles VI en 1394. Ils avaient été devancés

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par le roi d'Angleterre qui, dès 1920, chassa définitivement tous les Juifs de son royaume.»

«Le Saint-Empire romain germanique leur fut longtemps plus clément. Mais la grande panique déchaînée par la peste noire qui ravage l'Europe dans les années 1347-1350, provo­que en Allemagne des massacres de Juifs que le peuple rend responsables du fléau. À Strasbourg, le 14 février 1349, on brûla 2000 Juifs dans leur cimetière. Colmar, Worm, Oppen-heim, Francfort, Erfurt, Cologne, Hanovre, furent le théâtre de semblables massacres.»

«Après quoi, un certain nombre de princes ou de villes appelleront les Juifs à revenir, mais dès lors, les Juifs d'Eu­rope ne seront plus nulle part en sécurité. Périodiquement à partir du XIV e siècle, ils seront expulsés de Strasbourg en 1388, du Palatinat en 1394, d'Autriche en 1420, d'Augsbourg en 1439, de Mürzburg en 1453, de Breslau en 1454, etc.

«Les virulentes diatribes de Luther contre les Juifs ne firent qu'attiser contre eux l'animosité des foules. Exact his­torien des Juifs en Allemagne au Moyen-Âge, Otto Stobbe en arrive à cette conclusion : «Ils n'eurent plus de résidence fixe dans la majeure partie de l'Allemagne, autorisés seulement à séjourner quelques jours, moyennant paiement d'un droit de péage. Si, dès les croisades, leur condition dans les pays allemands était peu sûre, ce n'est qu'à la fin du Moyen-Âge qu'ils deviennent des Juifs errants, vagabondant de ville en ville sans avoir presque nulle part de demeure établie 1.»

Bien entendu, de notre temps, c'est l'hitlérisme qui fut le grand héritier de cette haine du Juif dont nous retrouvons les relents tout au long de l'histoire de l'Europe.

1. R. R Michel Riquet, Un chrétien face à Israël, Laffont, Paris, 1975.

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«La fameuse et tragique Nuit de Cristal, Kristalnacht, du 9 au 10 novembre 1938, inaugurait en Allemagne, mais aussi en Autriche, l'ère des brutalités, des internements dans les camps de la mort lente, des massacres. Dans son Bréviaire de la haine, Léon Poliakov1 a dressé le bilan de cette suc­cession d'attentats de plus en plus cruels contre le peuple juif. Ils vont aboutir à la solution finale que, dès le 31 juillet 1941, Goering chargerait Heydrich de mettre au point et qui sera définitivement adoptée à la conférence de Wannsee à Berlin, le 20 janvier 1943. Après avoir par divers moyens fait émigrer d'Allemagne, entre 1933 et 1941, 537 000 Juifs, il en resterait encore, dans les territoires occupés par les armées du fiihrer en Pologne et en Russie notamment mais égale­ment en France, en Belgique, en Hollande, au Danemark, environ onze millions. À la date du 14 février 1942, Goebbels note dans son journal : «Le Führer exprime une fois de plus sa décision d'en finir brutalement avec les Juifs en Europe» Eichmann expliquera à Dieter Wisliceny que dans la pensée d'Hitler, la solution finale signifiait «l'extermination biologi­que et totale des Juifs dans les territoires de l'Est 2.»

L'Europe avait-elle la possibilité de prévenir ces déferle­ments de haine ? Sans aucun doute. Depuis que le problème juif se posait à la conscience de l'homme, depuis que l'Europe agissait souverainement dans tous les continents, Israël pou­vait être installé sur une terre «vacante». On n'y a pas pensé. Au Canada, en Amérique du Sud, en Afrique, en Australie. Car dans ce domaine, le problème essentiel était de donner aux Juifs une «patrie» pour que la notion de «Juif errant», méprisable et persécuté, soit à jamais effacée.

1. Léon Poliakov, Bréviaire de la haine. Le IIIe Reich et les Juifs, Calmann Lévy, Paris, 1951.

2. R. P. Michel Riquet, op. cit.

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Ceci était d'autant plus valable que la Palestine n'a pas toujours été aux Juifs seuls. Lorsqu'ils y pénétrèrent dix siè­cles avant le christianisme, à l'époque du roi David et de Saul, les Amalécites, les Philistins, les Hittites, etc., occupaient le pays depuis des siècles. Les Juifs les exterminèrent ou les réduisirent en esclavage. De la même manière qu'ils se com­portent aujourd'hui avec les Arabes palestiniens. L'histoire est souvent un recommencement.

Mais la question n'est plus une affaire de premier occu­pant. Personne ne doit plus contester aux Juifs le droit à une patrie. Cette idée de patrie juive s'est imposée à l'Europe par­ticulièrement depuis les deux dernières guerres mondiales, au cours desquelles les Juifs ont rendu d'inestimables services à la cause des Alliés.

En 1914-18, aux États-Unis, où le parti pro-allemand était très puissant, les Juifs ont fini par faire pencher la balance en faveur des Alliés. C'est grâce à leur prise de position que l'Amérique est entrée en guerre, en 1917, et que la victoire a été acquise.

C'est à cause de cette intervention décisive que l'Allema­gne hitlérienne leur voua une haine féroce.

Pendant la deuxième guerre mondiale, leur appui n'a pas manqué aux mêmes Alliés. Sur le plan financier et technique leur apport fut appréciable. Les États-Unis et l 'URSS se sont donc mis d'accord pour leur faire don de la Palestine, oubliant les services rendus aux Alliés par les Arabes.

Cette décision n'était ni juste ni politique. Car la Palestine appartient aux Palestiniens. On ne paye pas ses dettes avec le bien d'autrui. Et puisque l'hitlérisme a immolé plus de six millions de Juifs, n'était-il pas plus équitable de faire payer ce crime à l'Allemagne elle-même ? Hitler est allemand. Il

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est européen et il est chrétien. C'est à l'Europe et au christia­nisme de réparer les tords que les Juifs ont subis.

Je sais que ce retour en arrière est une simple vue de l'esprit. Aujourd'hui Israël existe. Mais les Palestiniens exis­tent aussi. Et ils doivent exister. La solution de raison est que les juifs dominent leur puissance militaire et leur crainte et acceptent la création d'un État palestinien. S'en tenir à une position de force serait plus qu'un crime, une faute.

Comment le peuple juif, qui a erré durant vingt siècles à travers le monde, peut-il rester insensible aux malheurs du peuple palestinien chassé de son sol natal ?

La coexistence des deux États est possible. Elle est la solution la meilleure. Et lorsque le temps aura effacé les res­sentiments et les haines, une confédération de ces deux Etats pourra devenir possible.

Quelle valeur spirituelle peut s'attacher aux prières qui se disent quotidiennement dans les synagogues, les Églises et les Mosquées, si ces prières ne sont pas un appel à la fraternité et à la justice ? Et si elles ne doivent pas recréer une conscience universelle expurgée de toute violence ?

Je m'interrogeais ainsi au printemps 1975. Et voilà qu'en Novembre 1977 un chef d'État musulman, le président Sadate, s'engagea résolument sur le chemin de la paix. Quoi­qu'il advienne de cette initiative, son acte, digne (l'un grand homme d'État, témoignera en faveur de sa bonne volonté, de son courage et de son réalisme. Le peuple égyptien peut être fier de son chef d'État.

Le journal Le Monde, contrairement à ses habitudes, lui a rendu un vibrant hommage. Il écrit:

«De la fantastique tribune universelle que lui offraient, au-delà des murs de la Knesset, les satellites mondiaux de

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télécommunication, le président Sadate a adressé à ses adver­saires un discours d'une rare hauteur de vues où les accents de ferveur religieuse venaient renforcer la rigueur de l'argu­mentation et la noblesse de l'inspiration. Il a reconnu avec éclat l'existence de l'État d'Israël, accepté à l'avance toutes les garanties qu'il pourrait souhaiter, balayé d'un souffle par instants prophétiques, les haines et les rancœurs d'une guerre de trente ans, en prenant de tels risques personnels que le voici, comme l'a écrit par boutade un quotidien britannique, à la fois candidat à la balle d'un terroriste et au prix Nobel de la Paix.» 1

C'est bien la première fois, que dans les affaires d'Israël, l'opinion occidentale rendra justice à un musulman, à un égyptien.

Nous en prenons acte. Faut-il encore que les hommes d'Etat en Israël apprécient à sa juste valeur le courage de Sadate. Si Israël répond à l'Egypte par la ruse et le refus, il commettra une erreur irréparable. Il doit admettre sans res­triction mentale que le problème qui se pose est global. Il ne se limite pas à l'Egypte. Si la Syrie ne récupère pas son terri­toire, si les Palestiniens ne reviennent pas sur leur terre pour créer leur propre État, rien de durable n'aura été réalisé.

L'argument de la force est illusoire. La force peut chan­ger de camp, malgré l'appui hypocrite et agressif des États-Unis. Israël ne pourra survivre que dans l'amitié avec tous ses voisins.

Malheur à lui s'il ne le comprend pas !

1. Le Monde du 22 novembre 1977.

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Les rapports de la Chrétienté et de l'Islam sont plus dif­ficiles à clarifier. Ils remontent au Moyen-Âge, A l'époque de sa puissance, l'Islam a été une menace pour l'Europe Chré­tienne. À l'ouest, par l'occupation du Midi de la France et de l'Espagne huit fois séculaire. À l'Est, par celle de l'Europe Centrale. Cette dernière occupation, on s'en souvient, a atteint son apogée avec le règne du khalife Soliman le Magnifique (1520-1566). L'Islam ne s'arrêta qu'aux portes de Vienne.

Et puis vint le reflux. Il fut favorisé, d'une part par les luttes intestines qui affaiblirent l'Empire Musulman et, d'autre part, par deux découvertes aux influences multiples, faites par l'Europe : celle de la typographie par Gutenberg (1440) et celle de l'Amérique par Christophe Colomb (1492).

À partir de ces deux découvertes, l'Europe commença à sortir du Moyen-Âge et s'éveilla aux temps modernes. Son dessein était de refouler l'Islam et de le poursuivre jusqu'à ses propres frontières. À l'exclusion des Croisades d'essence religieuse, les guerres qui déferlèrent sur les terres musul­manes furent des expéditions mercantiles ou des conquêtes coloniales.

Durant cinq siècles, du Turkestan à l'Atlantique, en pas­sant par les Indes, l'Indonésie et l'Afrique noire, le monde musulman a été assiégé. Pris dans l'étau européen, il lutta désespérément pour échapper à l'asservissement total et à l'exploitation aveugle.

Engagé dans un combat sans merci, l'Islam vit sa source d'invention scientifique se tarir. Il s'enkysta pour mieux résis­ter aux dangers extérieurs. Et du même coup, il se condamna à l'immobilisme, à la sclérose et, en quelque sorte, à une cer­taine décadence.

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Dès lors, il devint une proie plus facile encore. Ce qui fut à l'origine pour l'Europe chrétienne des guerres défen­sives, se transforma en conquêtes de territoires riches en matières premières. L'Europe se rua sur les peuples musul­mans pour les soumettre, sans partage, à, sa domination et à son exploitation.

Cette Europe chrétienne, devenue l'Europe industrielle, ne fit pas de quartiers. Voici ce que l'écrivain Sidney Law en pensait en 1912 :

«La conduite des puissances très chrétiennes au cours des dernières années a eu une étrange ressemblance avec celle d'une bande de brigands se jetant sur une population de pay­sans sans armes et sans défense. Loin de respecter les droits des autres nations, elles ont montré pour eux le mépris le plus cynique et le plus complet. Elles ont, en réalité, affirmé le droit du fort sur le faible et l'impuissance de toute considéra­tion morale face à la force armée.»

Il faut attendre le début du X X e siècle pour voir la pre­mière réaction salutaire. Elle vint en 1922 avec la victoire de la Turquie sur la Grèce. Pour la première fois, un pays musul­man remporte sur un pays européen une victoire militaire sans équivoque.

On peut risquer certains rapprochements. Le général Mustapha Kemal 1 est en quelque sorte le Charles Martel de l'Islam. La victoire de Sakaria, c'est la réplique de Poitiers. C'est là, sur le plateau de l'Anatolie, que l'avance de l'Europe en terre musulmane a été stoppée, dans un combat où la fer­veur religieuse s'allia à l'amour de la terre natale.

1. Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938), élu premier président de la Tur­quie, le 29 octobre 1923.

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C'est la victoire de Sakaria qui mit fin à l'esprit des Croi­sades et aux capitulations.

Certains musulmans reprochèrent au général victorieux d'avoir sacrifié, après sa victoire, l'institution du khalifat. Méritait-il ce reproche ? En ce temps-là, la sagesse comman­dait de sacrifier ce qui ne pouvait plus être défendu, pour sauver l'essentiel.

«... il éventra lui-même l'Empire Ottoman et, plon­geant sa main dans ses entrailles, il en arracha, sanglant, mais encore vivant, le jeune peuple turc qui ne demandait qu'à survivre1.»

Mustapha Kemal reste donc dans l'Histoire du Monde Musulman un grand général. Il lui sera pardonné d'avoir voulu introduire la laïcité dans un pays musulman. Il rejoint Saladin, Tarik, Okba, Khalid Ibn El-Walid, qui furent, à des époques différentes, de pures gloires militaires. Quant à «l'européani-sation» de la Turquie, à sa laïcité, elles ne sont qu'une façade derrière laquelle subsistent la Foi de l'Islam et les vertus de la race turcomane.

La deuxième grande guerre, en ébranlant les empires colo­niaux, a permis aux pays musulmans de lutter pour se dégager de la domination européenne. Désormais l'Islam est installé sur ses frontières naturelles, exception faite pour la Palestine, l'Albanie et les trente millions de musulmans d'Asie Centrale, contraints par l'Union Soviétique à être désislamisés. Il est donc redevenu maître de son destin, compte tenu, cependant, de l'interdépendance des peuples dont j'ai déjà parlé.

La mission la plus noble que notre génération peut encore remplir est la réconciliation de l'Islam et de la Chrétienté.

1. J. Benoist-Méchin, Mustapha Kemal ou la mort d'un Empire, Club des éditeurs, Paris, 1959.

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Aux rivalités, aux violences et aux haines qui ont séparé les deux religions, durant 12 siècles, devraient se substituer des relations pacifiques et humaines.

Les deux religions ne sont pas tellement éloignées l'une de l'autre. Lorsque, aux premiers jours de l'Islam, des musulmans persécutés par les fanatiques de l'idolâtrie, se réfugièrent en Ethiopie et qu'ils expliquèrent aux chrétiens éthiopiens leur nouveau culte, ceux-ci leur dirent : «Entre votre religion et la nôtre, il n'y a pas l'épaisseur d'un cheveu.» Hélas ! Depuis, le cheveu est devenu un océan de larmes et de sang.

Nous, nord-africains, qui sommes l'Occident de l'Islam et qui sommes si près de l'Europe, qui avons été nourris du lait de son rationalisme et de sa civilisation, nous pouvons nous demander si les temps ne sont pas venus de repenser les pro­blèmes et d'oeuvrer pour réconcilier deux concepts religieux qui ne devraient plus s'opposer ? Et d'abord dire à l'Europe qu'elle a été injuste vis-à-vis de l'Islam en cachant minutieu­sement, durant des siècles, ce qu'il fut et ce qu'elle lui doit.

Les manuels scolaires sont presque muets sur le rôle que joua, au Moyen-Âge, le monde musulman. Il est vrai qu'il y avait une explication à cela. Le Dr Gustave Le Bon l'expose clairement :

«Les disciples de Mahomet ont été, pendant des siècles, les plus redoutables ennemis qu'ait connu l'Europe. Quand ils ne nous ont pas fait trembler par leurs armes, comme du temps de Charles Martel, à l'époque des Croisades ou lorsque après la prise de Constantinople, ils menacèrent l'Europe, les musulmans nous ont humiliés par l'écrasante supériorité de leur civilisation et ce n'est qu'hier seulement que nous nous sommes soustraits à leur influence.»

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«Les préjugés héréditaires que nous professons contre l'Islamisme et ses disciples se sont accumulés pendant trop de siècles pour ne pas faire partie de notre organisation. Ces préjugés sont aussi naturels et aussi invétérés que la haine - dissimulée quelquefois, profonde toujours - des juifs contre les chrétiens 1.»

Cette explication était valable hier. Elle ne l'est plus aujourd'hui, après que l'Europe ait dominé, à son tour, durant plusieurs siècles, l'ensemble du monde musulman. Les musulmans, eux, ne nient pas la supériorité scientifique actuelle des Européens. Ni ce que le monde doit à la civilisa­tion moderne.

C'est une raison supplémentaire pour ne pas cacher à ces Européens ce qu'ils doivent à l'Islam. Au Moyen-Age les rôles étaient inversés. Ce sont les Arabes qui ont largement contri­bué au réveil de l'Europe. On apprend aux jeunes européens l'influence de Rome et de la Grèce sur leur culture. On esca­mote celle de la civilisation musulmane.

Des noms comme ceux d'Averroès, d'El Ghazzali, de Hamadani, de Tabari, d'Ibn Khaldoun, de Howairi, d'Ibn Batouta, d'El Maari, d'Albudasis, de Kazvviny, d'Ibn Djobeir, etc., devraient être connus aussi bien que ceux de Sénèque, de Virgile, de Platon et d'Homère. Ils furent pour l'Europe des précurseurs. Ce sont leurs travaux, traduits en latin, qui initièrent les Européens à la physique, à la chimie, aux mathé­matiques, à la mécanique, à l'astrologie, à la géographie et à l'histoire. Les Européens disent volontiers que leur culture est «gréco-latine». A la vérité, elle a été aussi et durant plus de six siècles, «arabo-européenne».

1. Dr Gustave Le Bon, La civilisation des Arabes, SFIED, Paris, 1984.

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Même sur le plan linguistique, la France, l'Espagne, l'Ita­lie doivent un nombre considérable de mots empruntés à la langue scientifique et technique des Arabes. Les chiffres sont arabes. Malheureusement l'apport des Arabes n'a pas été vul­garisé. Il est resté le domaine réservé de quelques orientalis­tes. Sans plus.

«Le rôle des Arabes, écrit le Dr Gustave Le Bon, ne se borna pas uniquement à faire progresser les sciences par leurs découvertes. Ils les propagèrent aussi par leurs universités et leurs livres. L'influence qu'ils exercèrent à ce point de vue en Europe fut véritablement immense 1.»

Les témoignages de Renan, de Sedillot, de Barthélémy Saint-Hilaire, de Dermenghem, de Léon Gautier, pour ne citer que ceux-là, sont concordants. Ce sont les Arabes qui ont modifié les moeurs et introduit en Europe la méthode expéri­mentale et la connaissance scientifique. Ainsi ont-ils préparé l'avènement des temps modernes.

«Au commerce des Arabes et à leur imitation, les rudes seigneurs de notre Moyen-Âge amollirent leurs grossières habitudes et les chevaliers, sans perdre de leur bravoure, connurent des sentiments plus délicats, plus nobles et plus humains. Il est douteux que le christianisme seul, tout bien­faisant qu'il était, le leur eut inspiré.» (Barthélémy Saint-Hilaire).

Quant à Sedillot, en accord avec l'opinion de Hinboldt notamment, il analyse les progrès réalisés par les Arabes et inconnus des Grecs, de la manière suivante :

«Ce qui caractérise surtout l'École de Baghdad à son début, c'est l'esprit véritablement scientifique qui préside à

1. Dr Gustave Le Bon, op. cit.

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des travaux; marcher du connu à l'inconnu, se rendre compte exact des phénomènes pour remonter, ensuite, des effets aux causes, n'accepter que ce qui a été démontré par l'expérience, tels sont les principes enseignés par les maîtres. Les Arabes du I X e siècle étaient en possession de cette méthode féconde qui devait être, si longtemps après, entre les mains des modernes, l'instrument de leurs plus belles découvertes.

«L'Espagne et le Midi de la France vécurent longtemps à l'heure des Arabes. C'est au séjour des Arabes dans cette contrée qu'il faut attribuer l'introduction dans le Midi de diverses industries, de certains procédés d'agriculture, de certaines machines d'un usage universel comme, par exem­ple, de celle qui sert à tirer l'eau des puits pour l'irrigation des jardins et des champs, qui, toutes sont d'invention arabe 1 .»

J'en terminerai avec les témoignages des Européens eux-mêmes en reproduisant la conclusion du Dr Gustave Le Bon :

«Nous concluons ce chapitre en disant que la Civilisation musulmane eut dans le monde une influence immense et que cette influence n'est due qu'aux Arabes et non aux races diverses qui ont adopté cette culture.

«Par leur influence morale, ils ont policé les peuples bar­bares qui avaient détruit l'empire romain, par leur influence intellectuelle, ils ont ouvert à l'Europe le monde des connais­sances scientifiques, littéraires et philosophiques qu'elle ignorait, et ont été nos civilisateurs et nos maîtres pendant six cent ans 2.»

1. Paul Fauriel, Histoire de la poésie provençale, B. Duprat, Paris, 1846. 2. Dr. Gustave Le Bon, op., cit.

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Si j'ai multiplié les citations, et le lecteur m'en excusera, c'est parce que les Européens qui ont rencontré dans leurs colonies un monde arabe ignorant et un Islam en décadence, se sont imaginé que cela a toujours été ainsi. Ils restent enfer­més dans leurs préjugés et cultivent souvent leur haine. Ils s'obstinent à ignorer que ces Arabes qu'ils ont «domestiqués», ont été, il n'y a pas si longtemps, leurs maîtres et leurs civili­sateurs.

La décadence du monde musulman n'entache nullement le génie des Arabes, pas plus que la disparition de la Grèce antique et la décadence de Rome n'ont effacé leurs grandeurs respectives.

Les Arabes furent grands et l'œuvre d'islamisation et d'arabisation qu'ils ont réalisé à travers divers continents en est le témoignage éclatant.

D'où vient donc que le passé des Grecs et des Romains soit honoré et que celui des Arabes soit méconnu, voire calomnié ?

Une chose est certaine, les civilisations meurent. La civi­lisation moderne, orgueil des puissances industrielles, dispa­raîtra à son tour, comme ont disparu les civilisations qui l'ont précédée.

Comment ? Qui pourrait le dire ? Il est certain que les civilisations, comme le corps humain, sécrètent des «toxi­nes» et des «maladies» qui, à long terme, provoquent leur mort. «Nous, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles», écrivait Paul Valéry, après la première guerre mondiale.

Mon dessein n'est cependant pas de jouer au mauvais prophète. C'est le présent qui nous sollicite. C'est pourquoi la réconciliation des civilisations en présence paraît être le plus sûr moyen d'en assurer la durée. La fin du X X e siècle coïncide avec le réveil de l'Asie et de l'Afrique. Nous entrons dans un

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cycle nouveau. La concertation et la coopération à l'échelle des continents sont notre unique chance de survie.

Pour nous, nord-africains, il est souhaitable, et même impératif, que l'Europe Judéo-chrétienne et les peuples musulmans procèdent à un large examen de conscience et révisent leurs jugements.

Sans doute, la Méditerranée fut le théâtre de hautes luttes. Les deux civilisations, la chrétienne et la musulmane, se sont opposées, sans que l'une ait pu déraciner totalement et défi­nitivement l'autre.

La dernière tentative impérialiste remonte à 1956. Elle fut dirigée contre l'Egypte et d'une manière plus générale, contre l'Islam et le monde arabe, par l'Angleterre et la France, avec la complicité d'Israël. Elle se solda par un échec.

La conjoncture internationale a changé. Et elle conti­nuera à évoluer en faveur des petits peuples au détriment de l'hégémonie des grands. Et surtout contre toute suprématie militaire.

Le réalisme politique commande que les Nations Médi­terranéennes se concertent désormais d'une façon perma­nente et s'unissent pour que la Méditerranée devienne notre «Lac de Paix».

Car la paix est possible. Mais faut-il encore que l'Europe révise sa conception de la vie et mette fin à son égoïsme. Chaque année, on jette en Europe, avec les détritus, de quoi nourrir tout un continent.

N'est-ce pas une insulte à ceux qui ont faim que ce gas­pillage subsiste, alors que l'Europe marchande aux anciens peuples colonisés le prix de leurs matières premières ?

L'équilibre économique du monde reste à réaliser.

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L'Europe a été ébranlée et mutilée par les deux grandes guerres, dont elle a été seule responsable. De ce fait elle a perdu la première place qu'elle occupait dans le monde. Et comme les guerres coûtent cher, elle n'arrive pas à retrouver son potentiel économique et humain d'avant-guerre.

Si cette Europe des Nations pouvait mettre fin à ses riva­lités internes et si elle pouvait évoluer dans un premier temps vers une «Union Européenne», elle deviendrait, sans conteste, une alliée privilégiée des peuples asiatiques et africains.

L'indépendance de ces peuples a effacé chez eux le com­plexe d'infériorité. Elle les a lavés du mépris. Il ne reste plus que le côté positif du passage des anciennes puissances colo­niales, les infrastructures modernes laissées par elles, l'usage de leurs langues, la connaissance réciproque des mœurs et des modes de pensée. Ce qui n'est pas négligeable.

Malgré ses faiblesses, et peut-être à cause de ces faibles­ses, l'Europe est devenue un excellent partenaire. Elle peut prétendre se placer avant les États-Unis et l'URSS.

Ces deux États sont les principaux bénéficiaires de la deuxième grande guerre. Les États-Unis sont devenus une puissance à l'échelle mondiale. La guerre a donné à leur industrie, à leur technique, des dimensions universelles. Pour l'heure, ils ne peuvent pas être surclassés dans quelque domaine que ce soit.

Matériel industriel, matériel agricole, matériel de labo­ratoire, matériel hospitalier, matériel spatial, dans tous les domaines, les États-Unis ne cessent de progresser.

Il est regrettable que cette puissance leur fasse perdre souvent le sens de la justice. S'ils étaient restés fidèles aux messages de liberté et d'humanisme de Washington et Lin-

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coin, la paix mondiale aurait pu être définitivement instaurée. Mais la puissance mène à l'hégémonie et à l'arbitraire.

Il est donc salutaire que l'URSS soit là, pour freiner le débordement américain. Car, ce qui manque à l'Union Sovié­tique en technique et en richesse est compensé largement en territoires et en hommes.

Elle joue ainsi un rôle de modérateur. Poursuivant sa propre stratégie, elle est devenue un concurrent sérieux pour la puissance américaine.

Un autre partenaire est venu. C'est la Chine Nouvelle. Parce qu'elle a été humiliée, elle aussi, par l'Europe, la Chine se présente comme le partenaire naturel des Africains et des Asiatiques. Elle est le grand espoir d'un monde qui s'éveille.

Pendant la guerre d'Algérie, elle n'a pas cessé de nous donner des conseils judicieux et son aide matérielle fut consi­dérable. Cela doit être dit pour que tous les Algériens le sachent et s'en souviennent. Depuis notre indépendance, son assistance technique est un modèle du genre. Les Chinois, malgré leur marxisme, respectent notre idéologie, notre croyance et nos mœurs.

C'est pourquoi, la Chine est un allié de choix pour les peu­ples qui ont subi, comme elle, la domination européenne.

* Je me suis écarté quelque peu du problème fondamental,

celui de l'avenir de l'Algérie, qui est étroitement lié à celui de l'Islam. J'ai déjà dit que non seulement nous ne pouvons pas échapper à l'influence de la civilisation européenne, mais encore que notre devoir est de nous mettre à son école scien­tifique.

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Je n'ignore rien des mirages qui s'attachent au passé, ni de l'exaspération de la Foi bafouée. Mais le progrès scientifique est fluide comme l'air que nous respirons. Il s'infiltre partout et s'impose à toutes les couches sociales. Il serait inopérant et vain de s'y soustraire.

Le drame du Sultan d'Oman, Saïd Ben Taymour, mérite d'être relaté, parce qu'il offre un exemple de cette attitude absurde et négative. Contraints d'accepter, en 1891, le pro­tectorat de l'Angleterre pour mettre un terme à ses démêlées avec ses voisins, il se rendit compte qu'il avait fait un marché de dupes. Il conçut alors une haine inexpugnable pour tout ce qui pouvait venir de l'Occident.

Dès lors, Saïd Ben Taymour décida d'entrer en guerre, non point contre les Anglais - il savait fort bien qu'il n'en avait pas les moyens - mais contre toutes les formes de vie qu'ils prétendaient lui imposer, c'est-à-dire en d'autres termes, contre la civilisation occidentale. Il ne permettait pas à ce fléau de franchir les portes de son royaume et de gangrener son peuple.

«Je ne tolérerai pas, disait-il, que l'esprit du X X e siècle contamine celui du XIV e siècle, dressant ainsi le calendrier musulman contre le calendrier grégorien.

«Ce n'est pas en incitant les hommes à satisfaire tous leurs appétits et en leur créant chaque jour de nouveaux besoins que l'on fait leur bonheur. C'est en leur apprenant à limi­ter leurs besoins, à ne pas courir après l'acquisition de biens inutiles. Si je limite l'instruction, croyez-vous que ce soit par goût de l'ignorance ? C'est pour ne pas faire de mes sujets des êtres désadaptés, un sous-prolétariat où les exploitants étran­gers viendront puiser leur main d'œuvre, avec un cortège de mécontents et de chômeurs que cela ne manquera pas d'en­traîner, car nos réserves de pétrole ne sont pas inépuisables.

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«Je préfère qu'ils restent des paysans heureux dans les hautes vallées du Djebel Hadjar, sur les pentes desquels pousse le meilleur raisin du monde, ce raisin de Mascate dont vous avez fait le Muscat. N'y sont-ils pas mieux qu'à patauger dans le mazout et la graisse à machine, à respirer l'air empuanti des garages et des raffineries ? Avez-vous oublié qu'autrefois toutes les villes du Golfe étaient autant de petites Venise avec leurs tours ajourées destinées à capter les quatre vents du ciel et que l'arrière-pays était célèbre dans tout l'Orient pour la qualité de ses fruits, de ses légumes et de ses fleurs ?

«Non ! Je ne sacrifierai pas ces biens inestimables à la fureur dévastatrice de la technologie du X X e siècle. Le pro­grès est le fléau qui peut être arrêté 1 . . .»

Pour avoir voulu arrêter le progrès, Saïd Ben Taymour s'est trouvé en exil à Londres où il mourut le 20 octobre 1972. Jusqu'à son dernier souffle, il ne désarma pas :

«Personne n'a plus de respect pour rien. Il n'y a plus d'hon­neur. Rien que l'intérêt...l'argent...C'est pourquoi le monde va à sa perte. Ce que j'avais prédit est arrivé. Les corps sont avilis ; les âmes sont souillées2.»

On croirait entendre la voix du prophète de la non-vio­lence. Le Mahatma Gandhi 3 était également hostile à l'indus­trialisation et au progrès. Il ne croyait qu'à la vie pastorale et au «rouet».

1. J. Benoist-Méchin, À destins rompus, Albin Michel, Paris, 1974. 2. J. Benoist-Méchin, op., cit. 3. Mohandas Karamchand Gandhi, dit Mahatma Gandhi (1869-1948).

Avocat. Artisan de la non-violence et guide spirituel de l'Inde et du mouvement pour l'indépendance de son pays. C'est lors d'un voyage en Afrique du Sud, découvrant l'apartheid, que se décide son destin de lutte contre l'injustice.

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«Gandhi s'opposait farouchement à tous ceux qui préten­daient que l'avenir de l'Inde dépendait de sa capacité à imiter la société industrielle et technocrate de l'Occident qui l'avait colonisée. Il combattait presque tous les systèmes qui avaient pris racine. Le salut de l'Inde, affirmait-il, réside au contraire, dans son pouvoir de désapprendre ce qu'elle a découvert dans les cinquante dernières années.

«La science ne doit pas commander aux valeurs humai­nes, pas plus que la technique ne doit régenter la société.

«Gandhi ne faisait pas bon ménage avec les Marxistes. La plupart d'entre eux jugeaient ses théories dénuées de toute valeur scientifique. De son côté, il haïssait le commu­nisme athée, générateur de violence. La majorité des socia­listes étaient, à son avis, des «socialistes de salon», incapables de modifier leur style de vie et de sacrifier le moindre des conforts.» 1

Aussi, lorsque je dis qu'il faut nous mettre à l'école de l'Europe, il n'entre pas dans ma pensée de renier le passé et de tout jeter «par-dessus bord», pour employer l'expression du savant Konrad Lorenz.

Lorsque, au Moyen-Âge, l'Europe se mit à l'école de la civilisation musulmane, elle ne se convertit pas, pour autant à l'Islam. Elle n'adopta ni nos mœurs, ni nos traditions, ni nos habitudes. Elle s'enrichit de nos connaissances sans abdiquer son style de vie et sa personnalité. Pendant que nous construi­sions nos merveilleuses mosquées de Cordoue, elle édifiait ses magnifiques cathédrales. Ainsi le Christianisme médiéval évolua sans renoncer à lui-même.

1. Dominique Lapierre et Larry Collins, Cette nuit la liberté Robert Laf-font, Paris, 1975.

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Plus près de nous, lorsque le Japon, au siècle dernier, assimila les sciences européennes, il ne tourna pas le dos à ses traditions. Les lois des ancêtres continuent, aujourd'hui encore à présider à sa puissance et à sa grandeur.

Pour retrouver l'élan du passé, l'Islam doit, sans fausse humilité réapprendre ce qu'il a lui-même enseigné à l'époque de sa grandeur. Il doit assimiler les sciences et les techniques avec les valeurs morales qui lui sont propres.

Se recycler, puiser dans ses propres forces et créer une pensée nouvelle, est la condition nécessaire pour faire écla­ter son enkystement et vivre avec son temps. La science et la technique ne sont que des instruments. Elles ne sont pas une fin. En les utilisant, l'Islam doit rester lui-même, ne rien perdre de sa haute spiritualité et de sa finalité.

Si notre jeunesse musulmane-garçons et filles-pense que «l'évolution» consiste à copier, à plagier les Européens, elle fait fausse route. La tâche qui s'impose à elle est d'une autre nature.

Les sociétés humaines sont des organismes vivants, des arbres géants aux mille branches. L'assimilation des sciences et l'adaptation à la technique moderne consistent à apporter à cet arbre une meilleure nourriture pour que les fruits soient de meilleure qualité. L'évolution consiste à le débarrasser des branches mortes pour que de nouvelles pousses lui donnent la fraîcheur et la vigueur de la jeunesse.

On ne doit pas rechercher une meilleure qualité de la vie par le déracinement et l'aventurisme.

«Tout grand mouvement doit plonger ses racines dans les profondeurs de l'âme du peuple, c'est la source originale de toute force et de toute grandeur. Hors de là, il n'y a que ruines et poussières1.»

1. Mustapha Kemal. Discours devant l'assemblée Nationale.

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Je fus, dans ma jeunesse, un admirateur passionné de Mustapha Kemal. En le citant, mon souci est de confirmer ma croyance en la puissance créatrice des lois traditionnelles pro­pres à chaque peuple. La science, si elle déracine l'homme, le rend vulnérable. C'est l'homme qui fait les sociétés. Qu'on supprime ses croyances et ses traditions, et il n'y a plus de cadre social valable.

Le Khalife Omar, qui fut un guide prestigieux pour la communauté musulmane, disait volontiers, en parlant des adversaires de l'Islam : «Nous les vaincrons par notre supé­riorité morale, non par notre force.»

Si dans l'espoir de mieux vivre et mieux gagner notre pain, un peuple renonce à sa morale, à ses valeurs traditionnelles et abandonne sa foi, il finit par perdre son âme.

Et malheur aux peuples qui perdent leur âme !

V

FOI DANS LE PASSÉ ESPÉRANCE DANS L'AVENIR

Staline est mort. En lui conférant tous les attributs de Dieu, les "chamans" de l'agit-prop avaient malheureusement omis de le proclamer immortel. Cet oubli sera à l'origine du processus qui, en trois ans, transformera sa mort physique en mort spirituelle.

Michel Garder (Le Crapouillot)

C'est pour toi que je joue, grand-père, c'est pour toi. Tous les autres m 'écoutent, mais toi tu m'entends. On est du même bois, on est du même sang. Et je porte ton nom et tu es un peu moi.

Georges Moustaki (Chanson)

C'est une extraordinaire époque que la nôtre. Encore ne faut-il pas la bouder et se nourrir de pessimisme. Faisons confiance à notre temps. Faisons confiance à la science. Celle-ci a atteint un tel degré d'évolution qu'elle peut, dans un proche avenir, dicter aux hommes leur compor­tement. Dans une certaine mesure, l'Humanité est encore dans son enfance. Les rapports de peuples à peuples relè­vent de l'héritage moyenâgeux. La paix demeure précaire.

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Elle est à la merci des intérêts, souvent mal compris, de chaque puissance.

Seule la science par ses recherches et ses découvertes peut fermer la porte à la violence. A défaut de la sagesse des hommes, la peur de la guerre tuera la guerre.

En Islam, l'étude de cette science aurait pu être une sixième obligation. Les multiples recommandations du pro­phète en ont fait une étude obligatoire. Tourner le dos à la science, c'est se condamner à l'immobilisme et au recul.

Il n'est donc pas concevable d'opposer la science à la reli­gion. Contrairement aux affirmations des marxistes, la religion est une projection de la conscience humaine, dans le domaine que la science ne peut explorer. C'est une lumière qui va au-delà de la connaissance. Si elle ne s'oppose pas à la science, celle-ci ne peut la réfuter.

Cela m'amène à dire que le changement que nous voulons pour notre pays passe avant tout par l'éducation scientifique que nous donnerons à notre jeunesse. C'est dans la mesure où les générations montantes se concentreront sur l'étude des sciences que le renouveau interviendra et que notre pays changera de visage.

Faut-il encore que ces études soient entreprises dans le cadre de la réflexion personnelle, de la critique et de la libre expression. Croyance en Dieu, sciences et liberté sont la trilo­gie sur laquelle repose le changement et le progrès.

Depuis l'indépendance de l'Algérie, les hommes au pou­voir tentent vainement de nous faire admettre le contraire et de nous inculquer une culture copiée sur celle des démocra­ties populaires.

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Dans sa quasi-unanimité, notre peuple reste hostile au régime. Le mécontentement est général. A l'exception de ceux qui tirent un bénéfice direct du pouvoir personnel et du culte de la personnalité, ce régime est condamné. Un jour ou l'autre, il tombera.

Depuis quelque temps, deux bulletins clandestins me par­viennent. L'un et l'autre dénoncent le double échec politique et économique du système stalinien.

Un de ces bulletins émane du «Parti de la Révolution Socialiste», animé par l'ancien ministre d'État du GPRA, Mohammed Boudiaf. Le second s'intitule « Liberté et Démo­cratie» et porte en sous-titre le sigle suivant : «Plus régnent la peur et la servilité et plus l'arbitraire est maître.»

À propos de l'inflation, le bulletin du Parti de la Révolu­tion Socialiste écrit en date du 20 novembre 1977 :

«Ce sont les denrées de première nécessité qui sont tou­chées par les augmentations : le kg de sucre passe de 1,80 DA à 2,70 DA ; le café de 13,80 DA à 20,80 DA ; la viande de mouton est de 40 DA le kg.

«Ces hausses interviennent dans un climat particulière­ment tendu, au moment où le tapage sur le Sahara occidental atteint son point culminant. Fidèle à une tactique dans laquelle il est passé maître, le pouvoir utilise la division externe pour camoufler les difficultés internes. L'affaire des otages français est arrivée à point nommé pour servir de paravent à un train de hausses qui était prévisible depuis le discours de Boume-diene aux cadres de l'UGTA, le 24 septembre dernier.

«Aux revendications des travailleurs, le pouvoir oppose les menaces.»

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Et sous le titre Un impérialisme qui camoufle mal la sou­mission à l'impérialisme américain, le bulletin écrit :

«Sous couvert d'une plus grande rigueur dans la gestion, le pouvoir s'oriente vers la suppression des subventions de l'Etat pour soutenir les prix. Ce qu'il appelle la "vérité des prix" est en réalité une exigence des banques internationales pour attribuer des prêts. Les récents accords avec les États-Unis et les énormes prêts consentis par les banques américai­nes obligent le pouvoir à "assainir" sa situation financière.»

Si je reproduis les quelques passages de ce bulletin, c'est qu'apparemment, contrairement à l'actuel FLN, le Parti de la Révolution Socialiste semble rester fidèle aux libertés de l'homme. Je pense en effet que lorsque ces libertés sont sau­vegardées, toutes les opinions deviennent respectables.

Ce qui ne l'est pas, c'est le totalitarisme. Ce sont les mœurs policières et les craintes qu'elles soulèvent au milieu des masses.

Quant à Liberté et Démocratie, il écrit en décembre 1976 :

«En 14 ans de pouvoir absolu, le régime de la dictature, imposé de l'extérieur en 1962, puis installé effectivement par la «révolution du palais» de juin 1965, n'a fait qu'enregistrer échec sur échec. Qu'il s'agisse en effet des secteurs vitaux de la société algérienne, de l'organisation du Parti et de l'État ou de la gestion de l'économie et de la construction d'une véri­table Armée Nationale Populaire, la politique menée par le régime dans tous les domaines a fait fiasco.»

«Et, comme pour couronner un tel bilan, l'Algérie s'est retrouvée isolée sur la scène internationale et particulière-

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ment dans le monde arabe et maghrébin. À cela s'ajoute une dépendance de plus en plus étroite de notre pays à l'égard des puissances étrangères sur le plan politique, économique (notamment alimentaire) et militaire.»

Enfin, dans son éditorial de novembre 1977, il reprend et développe d'autres arguments :

«Sentant ainsi ses assises ébranlées, le recours à la propa­gande, à la mystification et à l'agitation demeure la seule arme - pourtant émoussée - de la dictature face à la fatalité de son destin. En effet, depuis le mois de septembre, le régime use et abuse d'une certaine forme d'autocritique dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est simpliste, sans aucune portée concrète sur la réalité de la vie quotidienne et la nature du régime.

«S'attacher seulement à l'accessoire et se taire sur le prin­cipal, en l'occurrence sur les responsabilités du pouvoir per­sonnel dans la crise politique actuelle qui dure depuis 1965, sur la désorganisation de la société et la gestion désastreuse de l'économie, est une nouvelle tentative de mystification et de duperie.

«À cette autocritique simpliste, pour ne pas dire débile, succède à la faveur d'événements graves survenus au Maghreb et au Machrek, l'agitation pour l'agitation. Espérant tirer profit de ces événements pour essayer de redorer, à l'extérieur, son blason terni par tant d'inconséquences et d'opportunisme et, à l'intérieur du pays, lier son sort à celui du peuple algérien, le régime lance depuis le début du mois de novembre campa­gne sur campagne pour faire diversion.

«Il croit ainsi noyer dans le vacarme des manifestations préfabriquées - dirigées par sa propre administration - le

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mécontentement généralisé et freiner la marche du mou­vement d'opinion pour la liberté et la démocratie, animé par les forces vives et saines et dont l'audience ne cesse de s'étendre.»

Ces deux "bulletins" ronéotypés arrivent par poste ou sont distribués dans les boîtes aux lettres. Ils sont lus et recher­chés par un public avide de la liberté de parole. Le peuple algérien, traumatisé par sept ans de guerre et 12 ans de pou­voir personnel, commence à mesurer ses défaillances et sa déchéance. Il s'éveille, peu à peu, à ses responsabilités, les­quelles sont très lourdes.

Plus tôt que tard, il finira par entendre la voix de sa conscience.

La civilisation moderne, si brillante dans son progrès et sa technique a subi, au cours de la deuxième grande guerre, deux courants de pensées qui ont failli la détruire : l'hitlérisme et le socialisme stalinien. Les deux idéologies, le choc fut si violent qu'il en ébranla le monde entier. Comment ne pas se remémorer la fameuse phrase de Paul Valéry1, écrite après la guerre de 1914-1918 : «Nous, civilisations, nous savons main­tenant que nous sommes mortelles.»

La survie de l'Europe est due principalement à l'inter­vention des États-Unis. Mais le mal est fait. L'Europe était blessée et appauvrie. Elle paya un lourd tribut en richesses

1. Paul Valéry (1871-1945), écrivain, poète et philosophe français.

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matérielles et en pertes de vies humaines. Toutes les classes sociales furent touchées. La guerre ignore la condition sociale de l'homme.

À la fin du conflit, le racisme hitlérien fut éliminé. À l'ex­ception de l'Afrique du Sud, il est universellement condamné. Il n'en est pas de même du marxisme stalinien. Celui-ci s'en est sorti, renforcé de la guerre. A telle enseigne, qu'il s'offre comme modèle à certains peuples.

C'est un modèle empoisonné, je ne parlerai pas de la négation de Dieu en honneur dans les démocraties populaires et en URSS, et de leur combat antireligieux. Ce n'est guère le moment de revenir au temps des guerres de religions. Les athées sont libres de ne pas croire. Mais nous, nous sommes libres de croire. Là s'arrête notre antagonisme.

Par contre, lorsque le communisme, dit «socialisme sta­linien», nous prive de nos libertés essentielles et nous livre au bon vouloir de l'autoritarisme, il porte atteinte à l'essence même de l'homme. Il l'aliène et le réduit à la condition de robot, en lui faisant perdre la conscience de ce qu'il est et de ce qu'il doit être. A ce titre, le socialisme stalinien est le plus grand danger du siècle. Et c'est une maladie qui a atteint l'Al­gérie musulmane.

Chose aggravante, cette maladie n'a pas pénétré chez nous derrière les chars de l'étranger, comme en Pologne par exem­ple. Ce sont les musulmans algériens qui l'ont importée parce que, disent-ils, l'Islam n'est pas une sociologie progressiste !

On pourrait en pleurer, s'il ne fallait pas en rire. Il est vrai que les religions monothéistes - Judaïsme, Christianisme et Islam - n'ont pas tenu toutes les promesses faites à l'homme. Mais le marxisme tiendra-t-il les siennes ?

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Toute idéologie, dès l'instant qu'elle tombe entre les mains de l'homme, se déforme. La faute ne lui incombe pas. Elle incombe à l'homme.

Cela signifie que ce n'est pas l'Islam qui doit être mis en accusation, mais les musulmans eux-mêmes.

Prise entre deux courants de pensée, l'Algérie musul­mane se meurt, asphyxiée. Elle glisse irrésistiblement vers l'anarchie, la sous-production, la médiocrité. C'est devenu un pays hybride qui ne s'apparente avec aucun voisinage.

Politiquement, elle est la propriété d'un homme. Il est la source de toute autorité. Tous les cadres de l'administration, quel que soit leur rang, doivent lui obéir sans murmurer.

Quant aux citoyens, après avoir été des combattants valeu­reux, ils gémissent et pleurent leurs libertés perdues. Ils sont revenus à leur servilité comme l'âne à son bât.

Le peuple qui a pu résister aux paras du général Massu n'est plus qu'une multitude d'individus apeurés. Notre hori­zon est plus sombre qu'à l'époque où l'Europe dominait le monde.

De quoi demain sera-t-il fait ? L'impérialisme intellectuel qui nous menace est plus dangereux que le régime colonial. Il s'attaque à nos traditions, à notre famille, à nos enfants, à notre foi. L'Algérie est sur le même chemin que l'Albanie.

On sait que le président Enver Hodja se flattait d'avoir transformé les mosquées en musées. Il est de ces chefs d'État

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qui mesurent le progrès social aux tonnes de pommes de terre récoltées, aux hectolitres de vin fabriqués, aux nombres de porcs élevés. Aux dernières nouvelles, il veut substituer les prénoms chrétiens aux prénoms musulmans. Grand bien lui fasse !

Attendons que le temps ait fait son œuvre. Tout compte fait il n'y a que 60 ans que l'État socialo-communiste a vu le jour. Ce socialisme parviendra-t-il à son XIV e siècle, comme l'Islam, ou à son XX e siècle, comme le christianisme, ou à son XXXII I e siècle, comme le judaïsme ? C'est l'histoire qui le dira. Pour l'instant, à peine l'édifice est-il monté que des lézardes apparaissent ça et là.

Au demeurant sa survie n'est pas notre problème. Le com­munisme ne nous intéresse que dans la mesure où il trouve des disciples chez nous. Et quand ces disciples s'érigent en «conscience» du monde musulman, il est normal qu'il provo­que des réactions de défense légitimes.

Si Ben Badis vivait de notre temps, le régime socialiste l'aurait fait arrêter. Lors du congrès FLN, en 1964, Ben Bella avait répondu au message du cheikh Ibrahimi en le qualifiant de «vieux turban dépassé par les événements». Or Bachir Ibrahimi était une pure gloire de l'Islam algérien.

À quels événements Ben Bella fait-il référence ? Sans doute à ceux qui l'ont conduit là où il est. On ne trahit pas les libertés d'un peuple sans trahir ses propres libertés. Victime depuis 12 ans d'une «lettre de cachet», il a été mis aux «oubliettes». En Algérie, le Moyen-Âge n'est pas mort. Quand à son geôlier, il a été «colonisé» par les pays de l'Est. Il est devenu, toute honte bue, le «camarade Boumediene». Sous son autorité, la subversion marxiste se précise et nous

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menace. Si l'Islam algérien et d'une manière plus générale, l'Islam maghrébin, n'est pas attaqué de front, il le doit en par­ticulier aux générations qui ont lutté contre la colonisation, au nom des valeurs morales et spirituelles de cet Islam. Ces générations n'ont pas encore disparues. Elles constituent un témoin gênant, dont les réactions peuvent être dangereuses pour la subversion communiste.

Cela signifie que depuis son indépendance, l'Algérie est scindée en deux pays : d'une part le pays réel, largement majoritaire et muselé ; d'autre part le pays artificiel réduit à une fraction d'arrivistes qui se réclament de la révolution du 17 octobre mais qui détient frauduleusement le pouvoir.

Entre les deux pays, la lutte est engagée. Elle se développe sourdement. Le feu est sous la cendre. Le pays réel est meur­tri. En dernière analyse, il savait que tous les malheurs du passé lui venaient de l'assujettissement antérieur des musul­mans et de leur ignorance. C'est pourquoi, débarrassé de la domination de l'Europe, il aspire à démocratiser le système de gouvernement et à ouvrir aux musulmans les portes de la science.

De toute évidence la démocratie et l'étude des sciences ne sauraient se concevoir sans libertés d'expression et d'opinion. Les droits de l'homme sont les ailes de l'Humanité. C'est par eux que les changements interviennent, pour le plus grand bonheur de l'homme.

Aussi bien, la fraction pseudo-révolutionnaire qui a usurpé le pouvoir, est-elle hostile à ces libertés. Elle ne les admet que pour elle-même. Elle en use et en abuse. Elle croit pouvoir corrompre notre jeunesse, celle qui n'a connu ni le régime

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colonial, ni l'humiliation du monde musulman, ni la guerre d'Algérie, ni nos malheurs, ni nos espoirs.

Cette jeunesse n'a pas les mêmes raisons que nous d'ho­norer le passé et de rester fidèle à la foi des ancêtres et au sang des martyrs.

Incontestablement, elle est une proie facile. Le pouvoir peut la manipuler à son aise et lui faire admettre un certain nombre de contre-vérités.

Depuis 16 ans, il ne s'en prive pas. Nous avons entendu le colonel, chef de l'appareil du Parti, reprendre à son compte, le thème des «libertés formelles» et des «libertés réelles», qui nous vient du socialisme stalinien. En réalité, il n'y a qu'une seule liberté, c'est celle qui consiste à dire que «Midas, le roi Midas, a des oreilles d'âne» sans coucher en prison.

Et Dieu sait si depuis l'indépendance les rois Midas se sont multipliés en Algérie !

Il en est ainsi pour tout. On nous parle de la «bourgeoi­sie», de la «réaction», de «l'impérialisme», alors qu'il n'y a pas pire réaction et pire impérialisme que celui qui confisque la liberté de tout un peuple. Peut-on parler de «régime progres­siste» quand l'immense majorité de la population vit à genoux, sans possibilité pour elle d'exprimer son indignation ?

Le peuple algérien est mystifié. Des «roitelets» sans gloire mènent la danse, s'enrichissent et se placent au dessus des lois. Notre jeunesse se laissera-t-elle mettre le licol sur le cou ? Acceptera-t-elle d'être tenue en laisse ? Si à vingt ans, nos jeunes se mettent à ramper au lieu de vivre la tête haute, ils se prépareront des lendemains amers. Leur Algérie sera à l'image d'un camp de concentration. Mais si par contre,

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cette jeunesse reste fidèle aux sacrifices de nos martyrs et à la liberté, si elle s'arme pour perpétuer nos traditions et la foi de nos pères, si elle s'attelle aux études sérieuses et aux travaux scientifiques qui forment les cadres et les élites, alors notre peuple renouera avec son histoire, son style de vie et retrou­vera la joie de vivre.

Telle est l'alternative à laquelle l'Algérie se trouve désor­mais confrontée.

Le pouvoir personnel est pernicieux. La raison d'un seul homme ne peut se substituer à la raison de tous. Les scélérats qui ont engagé en 1963 l'Algérie sur le chemin de la dictature stalinienne sous le fallacieux prétexte de servir le peuple ont trahi les légitimes aspirations de ce dernier.

On ne gouverne pas sans le peuple, sans gouverner contre lui. Or c'est à notre peuple et à sa jeunesse que revient la tâche de déterminer l'avenir. Les dictatures passent, les dic­tateurs meurent. C'est surtout à leur adresse que l'écrivain anglais John Donn 1 a écrit : «N'envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi.»

L'existence de l'homme privé de liberté est une longue déchéance, une sorte d'agonie. Personne ne me démentira lorsque j'écris que notre peuple a été beaucoup plus trauma­tisé par le «socialisme stalinien» que par les sept années de guerre. Durant l'insurrection, il savait pourquoi il se battait

1. John Donn né et mort à Londres (1572-1631). Poète anglais. Ordonnéprêtre en 1615, il devient prédicateur.

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et quel était l'enjeu de son combat. Aujourd'hui, il assiste à la détérioration économique et politique de son pays, sans com­prendre les raisons du pouvoir personnel, du parti totalitaire et du socialisme faisandé.

Je me trouvais récemment à Hammam Righa. Un paysan me reconnut. Il s'approcha de moi et me demanda : «Est-il vrai que les Turcs vont venir nous délivrer d'El Ichtirakkia ?»

J'en demeurais interdit. Mais cet état psychologique démontre dans quel désarroi se trouve un peuple deux fois meurtri. Pris dans un faisceau de peurs, de contraintes et de mensonges. Nos paysans voient remonter vers eux le mirage des temps anciens. Ils ressassent leur amertume en se réfu­giant dans l'histoire des siècles passés.

Ainsi dans certaines régions on ne cesse de rappeler ce que les marabouts ont depuis fort longtemps prédit. L'un d'eux a prédit les malheurs des temps présents ; les paysans psalmodient sa sentence :

Que de contretemps et que de deuils !

Lavase moniera à la surface

Des dirigeants sans conscience s'en empareront

Ils seront la cause de sa ruine !

L'Afrique du Nord croit au maraboutisme. Nos paysans colportent ses récits, faute de mieux, pour se consoler des malheurs qui les assaillent.

Triste consolation !

Cependant, il est légitime, la science aidant, de rechercher les moyens susceptibles de conduire à une société meilleure.

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166 Demain se lèvera le jour

Cette recherche doit être constante. Mais faut-il encore tenir compte des réalités et des expériences vécues et surtout de la nature humaine.

A cet égard, le pouvoir personnel et totalitaire s'est four­voyé. Depuis 1962 il a joué toutes les cartes, celle de l'Islam religion d'État, celle de la révolution agraire, celle des orga­nisations de masses, celle des nationalisations, celle des spo­liations, etc., etc.

En fin de compte, il joue la carte du Parti d'Avant-Garde Socialiste (PAGS), rendez-vous des anciens militants du parti communiste algérien, des aigris et des laissés pour compte. Un parti d'avant-garde, pour aller où ? Vers la liberté et le bonheur ou l'enfer stalinien ?

En vérité, l'escroquerie dont le peuple algérien a été vic­time, en 1962, arrive à son terme. Avec le parti d'avant-garde ou sans ce parti tout ce qui a été conçu sans le peuple s'écrou­lera. Le moment arrivera où ceux qui nous privent de nos libertés devront rendre des comptes.

Je ne cesserai pas de le dire : Le parti unique est une malédiction. Il secrète des requins et une bureaucratie aussi stupide que tentaculaire. Quant aux masses populaires, elles gémissent. J'ai vu des hommes pleurer. J'ai vu des femmes et des enfants pleurer. Les larmes des victimes de l'arbitraire ne sont-elles pas une expression équivalente à la prière qui monte vers Dieu ?

L'équilibre social et le progrès passent par la liberté. C'est lorsque la loi deviendra l'expression de la souveraineté natio­nale qu'elle sera égale pour tous et acceptée par tous.

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La révolution qui a pris son essor le 1 e r novembre 1954 a été détournée de son cours normal. Pour s'en convaincre, il suffit de se rapporter à la première proclamation des «histori­ques» et aux travaux du congrès de la Soummam. La déviation est l'œuvre de ceux qui régnent depuis 16 ans, au mépris de la volonté de tous. Et ils régneront sur nous, tant que nous ne réagirons pas.

«Dieu ne change la condition d'un peuple qu'autant que le peuple change lui-même.» Ce verset du Coran nous invite à l'action. Si le peuple algérien est en recul sur ce qu'il avait été durant le siècle de colonisation et pendant la guerre d'Al­gérie, c'est parce qu'il a remplacé l'action par le bavardage. Il se laisse manipuler d'en haut comme si les masses elles-mêmes n'étaient pas le réservoir des énergies et la dynamique du futur.

L'effort individuel et collectif conditionne le changement. Notre pays compte un grand nombre d'hommes et de jeunes cadres valables, prêts à mettre leur savoir et leur expérience au service de toute la communauté. Il suffit de les débarrasser du favoritisme qui encombre les avenues du pouvoir et des hommes qui ont confisqué l'indépendance à leur profit.

Ces hommes se croient inamovibles. Ils pensent être ministres à vie. Ils comptent, bien entendu, sans tes imprévi­sibles, sans les mains de la providence. D'autres avant eux ont fait les mêmes calculs sans les réaliser.

Lorsque Hitler se préparait à dominer le monde, il plaça les africains et les asiatiques au dernier rang dans l'échelle des valeurs des races humaines qu'il avait établie. Il ne se doutait pas alors qu'il sera le «libérateur» indirect de ces mêmes races qu'il méprisait au premier chef.

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Autre calcul du même Hitler que la providence fît échouer. Il jura l'extermination de la race juive. Des millions de juifs périrent atrocement. Cette rechute en barbarie souleva l'in­dignation du monde entier. Et par là même, elle facilita la création de l'État d'Israël.

Le calcul des hommes, si grands soient-ils se heurte bien souvent à l'imprévisible. Gardons-nous donc de Fégocen-trisme individuel ou collectif.

Pour un jeune pays comme le nôtre, la meilleure stratégie consiste à ne pas tricher, à penser aux autres autant qu'à soi-même, à respecter la parole donnée et à ne faire que ce que l'on doit. En un mot, à faire la politique de ses moyens. C'est la sagesse même.

Revenons à notre propre histoire. La révolution algérienne devait déboucher sur les libertés publiques et le respect de la dignité de l'homme. Elle devait bâtir le Grand Maghreb. C'était ces objectifs primordiaux sur lesquels devait s'édifier tout le reste.

Or les Algériens vivent sans liberté et sans dignité. Quant au Grand Maghreb uni, il est présentement en crise.

D'où la nécessité de renverser la vapeur et de revenir aux sources : la parole au peuple. Le peuple, librement consulté, pourra seul orienter sainement notre politique, promouvoir le renouveau, construire la paix et le Maghreb fraternel.

Les Algériens aspirent légitimement à faire du neuf, dans la continuité et la fidélité. La prière de nos pères est immua­ble parce qu'elle allait au-delà du salut individuel de l'âme. Elle symbolisait une morale publique, une société croyante, un style de vie, une civilisation respectable.

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Aussi longtemps que du haut des minarets algériens, s'élè­vera vers le ciel l'appel à la même prière, aucun de nous n'a le droit de s'engager dans l'aventurisme et la démagogie. Aucun de nous ne peut faire place à la peur et au désespoir.

Faisons donc confiance à l'Avenir. Agissons pour ne plus jamais vivre sans liberté et sans pain. Travaillons. Travaillons encore. C'est par le travail que l'homme assure son destin.

La nuit coloniale est morte. Le Moyen-Âge et sa violence

se meurent. Les guerres religieuses s'achèvent.

Demain se lèvera le jour.