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1 François Rastier Communication ou transmission ? [Césure, 8, 1995, p. 151-195 ; texte révisé, 2016] Ta bouche lit ces mots, mais c’est moi qui les pense, et ta voix maintenant devient un peu ma voix. Augustin d’Hippone, Épitaphe Résumé. — En linguistique, la problématique de la communication a pris une telle place qu’elle semble devenue une évidence insoupçonnable. Elle réduit cependant l’interprétation à un décodage et la connaissance à un transcodage. Il faut donc détailler comment elle empêche de penser la transmission, avant de faire des propositions pour poser les problèmes interprétatifs du commentaire, de la traduction et de la tradition, réunis sous la catégorie générale de la translation. La problématique de la transmission conduit alors à une réflexion anthropologique sur la diversité et l’évolution des cultures, où les langues assument une fonction constituante. Mots-clés : interprétation, métalangage, communication, traduction, transmission, cultures * En linguistique, la problématique de la communication a pris une telle place qu’elle semble devenu une évidence insoupçonnable. Il faut donc détailler comment il empêche de penser la transmission. La première partie de cette étude traite de la non-transmission sous sa forme la plus triviale : la communication telle qu’elle est définie par le positivisme logique associé à la théorie de l’information. I. Théorie de l’information et modèle de la communication 1. Le langage instrument Le langage est unanimement défini comme un instrument de communication. Lyons le reconnaît : « Dire que le langage est un instrument de communication revient à énoncer un truisme » (1978, p. 33). Cependant, outre qu’il n’est pas un instrument, mais le milieu où nous vivons 1 , la notion même de communication, ommiprésente aujourd’hui, mérite d’être interrogée. Elle est ordinairement définie comme la transmission de l’information : « Les principaux systèmes de signaux qu’utilisent les êtres humains pour la transmission de l’information […] sont les langues » (ibid.). Communiquer et transmettre de l’information sont ici équivalents ; d’où la notion de quantité d’information sémantique liée à la probabilité : « “Un homme a mordu un chien” est une nouvelle beaucoup plus significative […] que “Un chien a mordu un homme” » (ibid.). Techniquement cependant, l’information est une propriété statistique du signal et n’a rien de commun avec la signification. Cette ambiguïté ne fait pas problème, car le schéma classique de la communication se résume à une transmission de signaux dont la valeur sémantique se déduit de modifications comportementales. 1 Cf. l’auteur, 1995.

François Rastier Communication ou transmission

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François Rastier

Communication ou transmission ?

[Césure, 8, 1995, p. 151-195 ; texte révisé, 2016]

Ta bouche lit ces mots, mais c’est moi qui les pense, et ta voix maintenant devient un peu ma voix.

Augustin d’Hippone, Épitaphe Résumé. — En linguistique, la problématique de la communication a pris une telle place qu’elle semble

devenue une évidence insoupçonnable. Elle réduit cependant l’interprétation à un décodage et la connaissance à un transcodage. Il faut donc détailler comment elle empêche de penser la transmission, avant de faire des propositions pour poser les problèmes interprétatifs du commentaire, de la traduction et de la tradition, réunis sous la catégorie générale de la translation.

La problématique de la transmission conduit alors à une réflexion anthropologique sur la diversité et l’évolution des cultures, où les langues assument une fonction constituante.

Mots-clés : interprétation, métalangage, communication, traduction, transmission, cultures

* En linguistique, la problématique de la communication a pris une telle place qu’elle semble devenu

une évidence insoupçonnable. Il faut donc détailler comment il empêche de penser la transmission. La première partie de cette étude traite de la non-transmission sous sa forme la plus triviale : la

communication telle qu’elle est définie par le positivisme logique associé à la théorie de l’information. I. Théorie de l ’ in formation e t modèle de la communicat ion 1. Le langage instrument Le langage est unanimement défini comme un instrument de communication. Lyons le reconnaît :

« Dire que le langage est un instrument de communication revient à énoncer un truisme » (1978, p. 33). Cependant, outre qu’il n’est pas un instrument, mais le milieu où nous vivons1, la notion même de communication, ommiprésente aujourd’hui, mérite d’être interrogée.

Elle est ordinairement définie comme la transmission de l’information : « Les principaux systèmes de signaux qu’utilisent les êtres humains pour la transmission de l’information […] sont les langues » (ibid.). Communiquer et transmettre de l’information sont ici équivalents ; d’où la notion de quantité d’information sémantique liée à la probabilité : « “Un homme a mordu un chien” est une nouvelle beaucoup plus significative […] que “Un chien a mordu un homme” » (ibid.). Techniquement cependant, l’information est une propriété statistique du signal et n’a rien de commun avec la signification.

Cette ambiguïté ne fait pas problème, car le schéma classique de la communication se résume à une transmission de signaux dont la valeur sémantique se déduit de modifications comportementales.

1 Cf. l’auteur, 1995.

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Dans une page justement célèbre, Bloomfield, figure tutélaire de la linguistique américaine de ce siècle, présente ainsi une scène édénique : « Jill is hungry. She sees an apple in a tree. She makes a noise with her larynx, tongue, and lips. Jack vaults the fence, climbs the tree, takes the apple, brings it to Jill, and places it in her hand. Jill eats the apple. » (1933, p. 22)2.

Pour les fondateurs du positivisme logique, la définition même du signe dépend de ce modèle stimulus/réponse. Ainsi, pour Morris, il est défini par sa place au sein d’une boucle comportementale : « If A is a preparatory-stimulus that, in the absence of stimulus-objets initiating response-sequences of a certain behaviour family, causes in some organism a disposition to respond by response-sequences of this behaviour family, then A is a sign » (cf. Leech, 1981, p. 63). Le modèle positiviste de la communication se caractérise ainsi par deux réductions : celle de la compréhension à la réaction comportementale, et celle corrélative du message à son seul signifiant.

Par son caractère mécaniste, le modèle positiviste du signe préparait la définition de la

communication dérivée de la théorie de l’information, et qui allait devenir l’évidence dans les sciences du langage. Dès 1950, Norbert Wiener affirmait : « il n’y a aucune opposition fondamentale entre les problèmes que rencontrent nos ingénieurs dans la mesure de la communication et les problèmes de nos philologues »3. Jakobson allait lui donner sa forme canonique, en mêlant l’inspiration de la cybernétique de Wiener à certains aspects de la sémiotique de Bühler. On trouve ainsi dans la plupart des traités de linguistique et de sémiotique des modèles de la communication comme celui-ci (Eco, 1975, p. 50) :

bruit

Source>émetteur>signal>canal> signal>récepteur>message>destinataire —————————————>code<—————————————

La source et le destinataire ont en commun la disposition d’un code. Le bruit ne concerne que le

signal, donc le décodage ne fait pas problème. Si le signifiant est transmis, si le code est connu, alors le signifié est transmis. Ce modèle sémiotique de la communication procède du computationnalisme (par la théorie de l’information) et du positivisme logique (par la théorie béhaviouriste).

L’intention communicative supposée suffit pour transformer le modèle de l’information inspiré de l’ingéniérie des télécommunications en modèle de la communication interpersonnelle. L’information est une propriété du message, et la communication une relation établie par son truchement entre émetteur et récepteur. Sous le concept de contact, on juxtapose bizarrement la connexion physique et l’interaction psychique4.

Ce modèle n’a pas été fondamentalement modifié par le cognitivisme, évidemment lié au computationnalisme : il complète simplement le modèle behaviouriste par des représentations qui ont un rôle causal. Communiquer serait transmettre des représentations par le canal de signaux. Le sens linguistique ne joue en tant que tel aucun rôle spécifique dans le processus, car il consiste en représentations mentales. L’interprétation se réduit alors à un décodage de la transcription linguistique de propositions mentales. Cette conception fonde le paradigme dominant en psycholinguistique (cf. e. g. Levelt, 1989).

En linguistique, le modèle de la communication qui a eu la plus grande influence, celui de Jakobson, distingue parmi les « facteurs inaliénables de la communication » le destinateur, le message,

2 Le langage, réputé pour sa fonction de connaissance, semble jouer ici le rôle du Serpent. 3 Cité par Jakobson, 1963, p. 87. 4 Cf. Jakobson, 1963, p. 214 : “ le message requiert un contact, un canal physique et une communication psychologique

entre destinateur et le destinataire ”.

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le code, le destinataire, le contact ; il leur adjoint en outre un sixième facteur, le contexte, défini comme champ de référence5.

2. Quelques objections Examinons donc les facteurs inaliénables de ce modèle, proprement fondamentaux puisqu’à

chacun correspond une fonction du langage. Le lecteur qui à bon droit trouverait oiseuses des objections à un modèle trivial (bien que crucial) pourra sauter le cœur léger la discussion ci-dessous.

1 — L’information ne se confond pas avec le sens. Elle est quantifiée par la probabilité

d’occurrence, dans un message, d’unités élémentaires discrètes, comme les lettres, par exemple. Certes, Bar-Hillel et Carnap ont jadis proposé une théorie de “l’information sémantique” fondée sur une “probabilité logique”, mais sans succès.

Par ailleurs, l’information est considérée comme une donnée indépendante de la situation et non comme un produit des actes de communication eux-mêmes. D’où deux questions : (i) D’où vient le contenu informationnel ? (ii) Comment rendre compte des multiples reformulations, autocorrections, rétroactions, qui laissent à penser que l’Émetteur peut n’avoir guère de connaissance de la fin du message au moment où il le commence ?

2 — Le concept de message, utile dans les télécommunications, ne convient pas à un texte, dans la

mesure où un texte ne se réduit pas à un support d’information. Certes, la critique littéraire a jadis étendu au sens textuel la notion de message ; mais cela rappelle, sans plus, le Barthes brechtien des années cinquante.

3 — Le concept de code définit la communication ; par exemple, selon Sperber et Wilson,

« communiquer, c’est coder et décoder des messages » (1989, p. 16). Cependant, appliqué aux sémiotiques complexes comme les langues, le concept de code reste inadéquat, ou du moins ne peut concerner que les unités de première articulation (voir le code Morse).

On sait bien que la première application de l’informatique fut la cryptographie ; mais un message décrypté n’est pas interprété pour autant, car le code ne dit rien sur le contenu du message. La métaphore du codage réduit ainsi la langue à un code et ses signes à de simples signifiants, conformément aux principes du positivisme logique.

En fait, le concept de code est censé valoir pour tous les systèmes de signes, qu’ils soient ou non des langues. La question de la spécificité des langues reste donc ouverte. En outre, on a étendu ce concept au delà des systèmes de signes, d’où par exemple les spéculations de certains sémioticiens sur le « code génétique ».

Par ailleurs, tout texte relève de plusieurs codes, mais aussi de régularités qui ne sont pas des codes, dans la mesure où elles ne lui préexistent pas nécessairement. Dans l’activité linguistique, les messages créent les codes dans la mesure où les usages font évoluer les langues — reconstructions normatives abstraites par les linguistes à partir des usages. En bref, les langues et les textes sont respectivement des systèmes et des processus polysémiotiques, qui mettent en jeu toutes sortes de normes irréductibles à des codes : ainsi un texte relève-t-il toujours d’un discours (ex. politique, religieux) et d’un genre.

Enfin, hors de son usage technique en cryptographie,6 le concept de code est sans doute trop fort. Les usages des langues ne sauraient être réduits à un codage dont il suffirait de connaître la clé pour les comprendre.

5 Cf. 1963, pp. 213-214. Le modèle de Jakobson est très souvent repris dans les manuels ; cf. Arrivé et al., p. 116.

Jakobson soulignait les “convergences frappantes” entre “ les recherches les plus récentes de l’analyse linguistique et le mode d’approche du langage qui caractérise l’analyse mathématique de la communication ” (1963, p. 87 et sqq.).

6 Le principal domaine d’excellence de l’informatique pendant la guerre. On sait que Turing perça le code secret de la Wehrmacht.

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4 — Les concepts de codage et de décodage supposent une différence entre les “formats” de

départ et d’arrivée, d’une part ; le format du signal au cours de la transmission du signal peut également différer. L’interprétation est alors décrite comme un transcodage, conformément à la conception syntaxique de l’interprétation ; d’où la définition du sens comme ce qui reste invariant dans un transcodage, par des auteurs aussi divers que Harris, Jakobson ou Greimas.

L’intercompréhension serait alors commandée par la commutation de codes (code-switching), dont l’objectif est d’annuler le « bruit sémantique », notamment dans la communication multilingue (cf. Jakobson, 1963, p. 95).

5 — Les protagonistes sont appelés souvent Émetteur et Récepteur, ou Encodeur et Décodeur par

Jakobson (1963, p. 94), et ces termes sont considérés comme équivalents de Destinateur et Destinataire (Arrivé et al., 1986, p. 116, qui précisent que ces mots sont généralement utilisés pour des sujets humains ; cf. aussi Jakobson, 1963, p. 214). Cependant, à l’origine, le récepteur et l’émetteur sont des appareillages électromagnétiques, et, quelle que soit la capacité herméneutique d’un téléphone, cette extension de sens assimile les protagonistes de la communication à des pôles fonctionnels qui pourraient n’être définis que par leur place dans le processus. Leur promotion aux rang de sujets reste discutable.

Des théories philosophiques de la communication, comme la pragmatique transcendantale de Karl-Otto Apel, ou de Francis Jacques, reprennent sur un tout autre plan le face-à-face entre Émetteur et Récepteur pour penser la constitution dialogique du Sujet ; mais elles traitent alors du Sujet, et non des hommes.

L’Émetteur d’ailleurs ne serait-il pas un Sujet transcendantal, comme on en voit en linguistique contemporaine de Guillaume à Langacker ? En tout cas, son message n’est déterminé ni par la situation socio-historique de l’énonciateur, ni par celle de l’énonciation.

6 — Le modèle de la communication est interpersonnel : que le message aille dans un sens ou

dans l’autre, il est deux fois unilatéral, même si les aller-retours se succèdent. Ce double atomisme conduit à une désocialisation de l’échange, sans doute conforme au préjugé adamique dont témoignait Bloomfield.

Or, à supposer que l’on en reste à la communication interpersonnelle, le sens d’un texte, oral ou écrit, est la rencontre de deux anticipations, celle de l’auteur et celle de l’interprète, qui constituent ensemble la dimension de l’adresse. Dans sa structure même, il ménage la place de cette action commune, qu’elle soit ou non coopérative.

La flèche orientée qui part de « l’Émetteur » ne peut faire oublier l’activité constante de l’interprète. Outre que bien souvent il suscite le message, il le qualifie comme tel en l’identifiant et lui donne du sens tout autant qu’il en reçoit ; enfin, il est susceptible de le transmettre à son tour. Bref, l’interprète ne se réduit pas à un Récepteur ; en s’adaptant au message, il participe à sa création7. On pourrait même affirmer que l’énonciation est comprise dans et par l’interprétation.

7 — Si Jakobson introduit le contexte, il correspond selon lui à la fonction référentielle, et ne peut donc

tenir lieu de la situation, à moins de réduire celle-ci à un « état de choses »8. Ainsi, son modèle de la communication linguistique ne tient-il guère compte de la pratique sociale où le texte prend place.

Nous estimons cependant que le sens est produit par trois sortes de couplages, dans l’acception biologique générale du terme, entre ce qu’on nomme sommairement émetteur et message, récepteur et message, émetteur et récepteur. Ces couplages sont médiatisés par la pratique sociale en cours. Si

7 Aussi, pour une sémantique interprétative, le lecteur n’est -ilpas moins créatif que l’auteur, même s’il l’est autrement. 8 Cf. Arrivé et al., 1986, p. 116 : « la situation spécifique dans laquelle l’information est transmise correspond au

contexte (= référent) ».

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l’on abandonne la métaphore du codage9, on peut considérer le sens du texte comme le produit de deux actions, celle de l’énonciateur et celle de l’interprète.

Hors de ces conditions constituantes, le texte n’a pas de sens, dans la mesure où il ne peut être interprété et ne pourrait être produit : par exemple, les textes possibles que Hjelmslev donnait pour mission à la linguistique de produire n’auraient pas de sens, faute de situation déterminée.

La non-contextualisation de la communication va dans le même sens que la réduction à deux des partenaires de l’échange10. La mise au second plan de son aspect social repose sans doute sur l’hypothèse que la communication est par elle-même une pratique et qu’elle n’a pas à être contextualisée.

8 — La symétrie des schémas de la communication est un de leurs caractères constants (cf. e. g.

Welte, 1985, p. 132). Aussi la différence entre Émetteur et Récepteur n’est-elle pas systématiquement problématisée. Qu’elle soit liée à leur statut culturel, social et personnel, à leur rôle assumé et/ou imposé dans l’acte de communication, à leur compétence communicative, on doit reconnaître que cette disparité n’est jamais absente11. Mieux, elle fait sans doute de la communication autre chose qu’une tautologie spéculaire.

En outre, le message diffère pour l’émetteur et le récepteur : il n’est pas perçu de la même façon, car il n’est pas soumis au même régime de pertinence et la différence des intentions entraîne celle des saillances dans le flux de l’action communicative en cours12. Aussi les modèles cognitifs qui postulent l’identité des représentations initiale et finale ne sont-ils pas moins spéculaires et spéculatifs que les théories romantiques de l’empathie, comme celle de l’Einfühlung du jeune Dilthey.

Invoquer toutefois le caractère fondamental de la méprise ferait à jamais de l’auteur le détenteur d’un « véritable sens » : elle est nécessaire, au sens où elle est inévitable, mais nous verrons que le discord des interprétations ouvre le champ de la transmission.

9 — Le schéma de la communication repose sur la coprésence de deux interlocuteurs, fussent-ils

distants. Elle occupe certes un intervalle du temps physique, mais elle ne tient pas de place dans une histoire et le lien établi reste celui d’une énonciation hic et nunc.

Il faut encore distinguer si l’interprétation a lieu ou non dans la même sorte de pratique que l’énonciation. Si c’est le cas, on peut parler d’interprétation reproductive. Sinon, on a affaire à une interprétation descriptive. Le texte théâtral par exemple sera décrit par le critique, et en quelque sorte re-produit par le metteur en scène et les acteurs. Dans tous les cas, la situation reste déterminante, qu’elle soit identique, comparable ou différente.

Bref le modèle de la communication ne convient peut-être qu’au prétendu dialogue homme-machine (dit à présent communication personne-système), ou à certains aspects peu évolués de la communication animale. On peut douter par exemple que la lecture soit une forme de la communication ainsi définie. Même décrite comme une communication « différée », elle pose des problèmes d’un autre ordre que l’interlocution hic et nunc. Attachée au présent et à l’oral, la pragmatique n’a pas su ou pas voulu les apercevoir, car ils relèvent de l’histoire et de la tradition.

Remarque : Sans doute, la communication intersubjective hic et nunc repose-t-elle sur la synchronisation des émotions

plutôt que sur le codage et le décodage de propositions. Depuis les cris d’alerte des premiers animaux supérieurs, il en irait ainsi. Le rôle reconnu du système limbique l’atteste, alors que la communication, si on la définit comme transmission d’informations, met ordinairement en jeu des facteurs jugés rationnels.

9 À moins, comme certains cognitivistes, de considérer les langues comme des codes pour un prétendu « langage de la

pensée ». 10 Bien entendu, l’ethnologie de la communication, l’ethnométhodologie, certains courants de la microsociologie

excèdent ce modèle de la communication et influencent divers courants linguistiques ; mais ils ne sont pas sans subir aussi l’influence du positivisme logique et ils n’ont pas ou pas encore modifié la conception dominante en linguistique.

11 Voir les études aujourd’hui très riches sur les communications interculturelles. 12 Dans la vie académique, quel enseignant s’étonne encore que ses lecteurs ou auditeurs remarquent des passages qui

lui paraissent secondaires et non ceux qui lui paraissent importants ?

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Alors que le refus d’entrer en contact verbal est unanimement reconnu comme un acte hostile, le contrat interlocutif manifeste ce que Malinovski appelait la fonction phatique et s’appuie sur diverse attitudes d’imitation : du ton, de la prosodie, de la posture, etc. On peut supposer qu’il en va de même au plan du contenu. La mise en commun de champs sémantiques et la négociation de leur étendue définit le propos de l’échange, en d’autres termes son fond sémantique (parler de la « même chose »). Formulons en outre l’hypothèse que les formes sémantiques sont reconnues par des motifs rythmiques et que la synchronisation des rythmes de production et d’interprétation, d’énonciation et de compréhension assure la félicité de la communication intersubjective. En effet, les affects exprimés et perçus sont liés à ces rythmes sémantiques13.

La communication différée par l’enregistrement ou même par l’écrit limite évidemment l’efficace des codes fortement émotionnels, comme la mimique ou la posture. Sans doute la lecture à voix haute, la récitation, dont usent souvent les amateurs de poésie, a-t-elle pour but et pour effet de restituer cette dimension émotionnelle de la communication ; mais même un texte écrit garde sans doute au plan sémantique quelque chose de ces scansions rythmiques, conditions d’une intersubjectivité problématique et maintenue.

c) Propositions Le propre de la communication humaine, c’est de s’adresser à qui n’est pas là ; nous allons

développer cette question, qui concerne la zone distale de l’entour humain14. Il convient alors de différencier trois cas principaux :

a) L’échange dans une même pratique, au cours d’une même session, en comprenant le cas particulier de l’échange interculturel.

b) L’échange dans le même discours15, mais dans des pratiques différentes : ainsi, l’écriture littéraire et la lecture littéraire ne sont pas la même pratique, même si elles relèvent du même discours.

c) La transmission dans des pratiques différentes mais jugées homologues, soit à des moments différents d’une même culture et à des époques diverses d’une même langue, soit dans des cultures différentes (lecture et traduction). Ce dernier cas nous retiendra pour l’essentiel.

Les difficultés auxquelles se heurte le modèle de la communication tiennent ainsi à la différence des

langues, des pratiques, des cultures, et des moments historiques. Seule la différence des langues a été véritablement problématisée au sein de la linguistique. Son erreur, d’ailleurs commune au positivisme logique et à l’herméneutique philosophique, aura été de vouloir caractériser sur le mode transcendantal la situation de communication.

Avant d’en débattre, cherchons, en conclusion provisoire, la raison du déficit herméneutique du modèle communicationnel. Il tient nous semble-t-il à la réduction du signe à la seule expression : elle est tout à fait traditionnelle, qu’il s’agisse de la phonè aristotélicienne, de la vox des scolastiques, du

13 La théorie des cartes cérébrales formulée par Edelman est tout à fait compatible avec ce point de vue. 14 Voir l’auteur, 1995. La strate sémiotique de l’entour humain se caractérise par quatre décrochements d’une grande

généralité, et qui semblent attestés dans toutes les langues décrites, si bien que l’on peut leur conférer par hypothèse une portée anthropologique.(i) Le décrochement personnel oppose à la paire interlocutive JE/TU — nous employons des capitales pour résumer les diverses manières de désigner les protagonistes de l’interlocution représentée — une troisième personne, qui se définit par son absence de l’interlocution (fût-elle présente physiquement) : IL, ON, ÇA. (ii) Le décrochement local oppose la paire ICI/LÀ à un troisième terme, LÀ-BAS, ou AILLEURS qui a également la propriété définitoire d’être absent du hic et nunc. (iii) Le décrochement temporel oppose le MAINTENANT, le NAGUÈRE, et le FUTUR PROCHE au PASSÉ et au FUTUR. Il convient sans doute de distinguer la zone circonstante du présent de l’énonciation représentée, marquée par des futurs et passés proches, du passé éloigné, connu indirectement et souvent légendaire, et du futur éloigné de toutes façons conjectural. (iv) Enfin, le décrochement modal oppose le CERTAIN et le PROBABLE au POSSIBLE et à l’IRRÉEL.

Ces décrochements sont généralement grammaticalisés ; ils font donc l’objet de choix incessants et obligatoires des locuteurs, tout énoncé devant être situé dans au moins une des aires qu’ils délimitent. Les positions homologues sur les axes de la personne, du temps, du lieu et du mode sont fréquemment combinées ou confondues : en français, par exemple, les emplois modaux du futur et de l’imparfait sont légion, le futur antérieur revêt également une valeur modale, etc. Les homologies entre ces décrochements permettent de distinguer trois zones : une de coïncidence, la zone identitaire ; une d’adjacence, la zone proximale ; une d’étrangeté, la zone distale. Le principal décrochement sépare les deux premières de la troisième.

15 Un discours est un usage de la langue normé par une classe de pratiques sociales participant d’une même sphère d’activité. Au plan paradigmatique du lexique, un discours correspond à un domaine sémantique.

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symbol de Ogden et Richards, du sign (ou sign-vehicle) de Morris et Carnap. Elle a permis au positivisme logique de définir le signe comme un simple signal ; ainsi, Morris donne-t-il une définition purement physique du signe : « Un événement physique particulier » (1971, p. 96)16.

Or cette définition traditionnelle du signe ne convient pas aux langues, pour quatre raisons concurrentes :

a) Les langues sont doublement articulées, en ceci que leurs signes élémentaires, les morphèmes, sont eux-mêmes composés de signes de première articulation, lettres ou sons. Or, passer d’une articulation à l’autre est un problème herméneutique, car le regroupement des unités de première articulation dépend des anticipations sur les unités de première articulation (d’où la difficulté à lire un texte dépourvu d’espaces (en scripsio continua), car les blancs ménagés entre les mots écrits témoignent déjà d’une interprétation)17.

b) Le régime herméneutique des langages formels est celui du suspens, car leur interprétation peut se déployer après le calcul ; en revanche, les textes ne connaissent jamais le suspens de l’interprétation. Elle est compulsive et incoercible : par exemple, les mots inconnus, les noms propres, voire les non-mots sont interprétés, validement ou non, peu importe. L’indissolubilité du lien entre signifiant et signifié témoigne de ce phénomène, voire en résulte.

c) Enfin, alors que dans les formules d’un calcul les symboles sont atomiques, discrets, et se composent strictement, dans les textes le caractère constituant du global invalide si bien le principe de compositionalité que la textualité peut même se définir comme ce qui rend un texte irréductible à une suite de phrases.

d) Le symbole logique a une signification déterminée dans un domaine d’interprétation, mais non par les symboles qui l’entourent. En cela, les formules logiques ont une signification, mais point de sens. Plus généralement, elles n’ont pas de situation : les données philologiques sur leur auteur, leurs interprètes, les moments historiques où ils se meuvent ne sont pas pertinents pour leur interprétation.

En somme, la séparation du signifiant et du signifié réduit la transmission à celle du signifiant, et la

communication au transfert physique d’information. Où la communication ne transmet que le signifiant, la transmission véhicule aussi le signifié, dans le temps comme dans l’espace culturel et interculturel ; elle ne procède pas à un simple transport passif d’une information qui serait au mieux conservée, mais à une élaboration et une recréation : elle appelle ainsi une réflexion sur la tradition et la traduction, comme sur la valeur de ce qui est transmis, que cette valeur conditionne la transmission ou qu’elle soit acquise par elle.

II. Interprétation et communication 1. Le transcodage Si la communication ne concerne que le signifiant, comment celui-ci est-il ensuite traité pour lui

donner sens ? Il serait transcodé. La forme la plus complète du transcodage est la compilation, d’où les théories compilatoires de la cognition. Retenons successivement trois formes de transcodage, énonciatif, interprétatif, et métalinguistique :

16 Watzlawick et al. ont certes souligné que rapportée à la tripartition syntaxe / sémantique / pragmatique, — divisant

selon Morris et Carnap le champ de la sémiotique — la transmission de l’information relève de la syntaxe, dans la mesure où « le théoricien de l’information ne se préoccupe pas du sens des symboles qui constituent le message », alors que le sens incomberait à la sémantique, et la communication à la pragmatique, dans la mesure car elle « affecte le comportement » (1972, pp. 15-16). Si la distinction entre transmission de l’information et communication semble fort opportune, comment justifier que la sémantique soit tenue à l’écart ?

17 L’identification et le dénombrement des unités de seconde articulation ne vont pas pour autant de soi. Par exemple, dans Rocard monte au créneau, monte au créneau vaut pour une seule unité ou lexie (comme pomme de terre), alors que dans Bayard monte au créneau, cette suite sera analysée en trois mots. Aucune théorie linguistique ne rend compte de ce genre de phénomène pourtant banal.

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Les modèles cognitivistes de l’énonciation et de la compréhension passent du conceptuel au linguistique, et retour. Ces passages sont conçus comme des transcodages. La compréhension est une transcription du message en représentations mentales, généralement de format propositionnel. L’énonciation emprunterait le chemin inverse.

L’activité de connaissance étant elle aussi conçue comme un transcodage, l’activité scientifique elle-même sera définie comme le transcodage d’un langage-objet en un métalangage (cf. infra, § 4).

Tout en le disant indéfinissable, Greimas et Courtés concédaient que le sens « peut être considéré soit comme ce qui permet les opérations de paraphrase ou de transcodage, soit comme ce qui fonde l’activité humaine en tant qu’intentionnalité » (1979, p. 348). Cette alternative semble sommaire : si nous n’avions le choix qu’entre la théorie du transcodage et celle de l’intentionnalité, la sémantique serait sommée de choisir entre le positivisme logique et la philosophie de l’esprit.

Dans ce qui suit, nous distinguerons nettement la paraphrase et le transcodage, pour étendre le problème de la paraphrase à celui du commentaire, puis à celui de la traduction. Nous opposerons la conception du sens comme transcodage à celle du sens comme traduction : la première estime que pour comprendre les langues il faut « en sortir », en les représentant par des langages plus ou moins formalisés ; la seconde au contraire fait des langues et des textes un lieu de la connaissance, définie comme interprétation.

Si le sens se définit comme ce qui reste invariant dans le transcodage, cela suppose une traductibilité parfaite, conforme à l’idée que le langage se réduit au plan de l’expression, et telle par exemple que Madame Bovary dans l’édition Garnier peut se transcrire en code Morse. On ne retient alors comme sens que ce qui est conservé dans le transcodage. Nous supposerons au contraire qu’expression et contenu étant indissolubles, le sens est aussi fait de ce qui change dans les « transcodages » et les traductions, le sens d’un texte totalisant l’histoire de sa transmission et de ses interprétations.

2. L’inférence et le lexique mental Le message communiqué, bruité ou elliptique, doit être complété pour être transcrit. Alors que le

modèle dominant de la cognition prend pour modèle du signe la triade aristotélicienne, deux types de signes peuvent être associés à la communication : soit le signal pour la transmission de l’information, soit l’indice pour sa compréhension. L’indice, support d’une inférence18, servait en rhétorique à articuler les preuves nécessaires ou plausibles ; pour les stoïciens par exemple, le signe indiciaire est un énoncé assertif, antécédent dans une assertion d'implication19.

Dans l’histoire complexe de la rhétorique et de l’herméneutique, le statut de l’inférence a varié, mais elle a retrouvé dans les théories cognitivistes de la communication un rôle primordial. La pragmatique cognitive a réarticulé le paradigme indiciaire. Sperber et Wilson ont ainsi redécouvert un modèle inférentiel de la communication : « Selon le modèle inférentiel, communiquer, c'est produire et interpréter des indices » (1989, p. 13).

Les théories cognitivistes de la compréhension sont ordinairement fondées sur des schémas (frames), utilisés en Intelligence Artificielle comme des supports d'inférences. Ce sont des structures typiques d'attributs. L'occurrence de valeurs affectées à un ou plusieurs attributs d'un schéma peut

18 Sur les deux paradigmes, référentiel et indiciaire, cf. l’auteur, 1991, ch. III. Reformulant la théorie rhétorique de l'indice, Aristote définit ainsi le sèméion : « Le signe entend être une prémisse démonstrative, nécessaire ou probable. La chose, dont l'existence ou la génération entraîne l'existence ou la génération d'une autre chose qui lui est antérieure ou postérieure, c'est ce qui constitue le signe de la génération ou de l'existence » (Premiers Analytiques, II, 27 ; 70 a). Cette définition résume un paradigme indiciaire qui s'est poursuivi dans la théorie des signes naturels chez saint Augustin (De doctrina christiana, II, 1, 2) jusqu'aux grammaires générales des Lumières, voire dans la sémiotique de Peirce. 19 L'implication stricte est à la base des syllogismes déductif et inductif (cf. Aristote, Premiers Analytiques, II, 23, 20). Dans le premier, l'inférence va de l'antécédent au conséquent ; dans le second, du conséquent à l'antécédent. En IA, les règles de production se situent dans le même paradigme. Elles ont la forme si p alors q , p formulant une condition, et q une action. L'inférence des conditions aux actions relève du mode de calcul dit chaînage avant ; l'inférence inverse caractérise le chaînage arrière.

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permettre d'inférer les valeurs des attributs non instanciés et de les leur affecter par défaut. Ainsi, dans le cas des scénarios (scripts), sortes de schémas dont les attributs sont temporellement ordonnés, les événements « manquants » peuvent être suppléés par inférence à partir de l'occurrence des événements précédents et/ou suivants. Il en va de même dans le cas des plans, qui sont en quelque sorte des scénarios modalisés.

Dans ce cadre, influencé par la sémantique procédurale, le texte est considéré comme une suite d’instructions (sans d’ailleurs que l’on sache comment elles sont identifiées) et sa compréhension comme la constitution de chaînes inférentielles 20 . Complétant le dispositif béhaviouriste, le cognitivisme intercale ainsi des chaînes inférentielles entre le stimulus et la réponse, chaînes qui conduisent à l’identification des représentations correctes. Elles supposent donc l’existence d’un lexique mental ou d’une encyclopédie mentale21, si bien que le texte peut être considéré comme un support pour la représentation de connaissances : sa compréhension consiste à faire les inférences correctes et à former les représentations pertinentes.

Deux objections s’imposent. D’une part, la compréhension n’est pas ou pas seulement affaire de reconnaissance. Certes, le thème de l’appariement tient une grande place dans le cognitivisme orthodoxe car il élève au plan théorique les procédures de pattern-matching de l’IA, et surtout reprend à sa manière l’innéisme platonicien sous la forme ultime et méconnaissable du nativisme chomskien.

Toutefois, l’interprétation ne peut se limiter à l’identification du préconçu, puisqu’elle crée sans cesse. Plus généralement, elle n’est pas ou pas seulement affaire de connaissances ; et sans doute appelle-t-on connaissances les produits réifiés de l’interprétation. Certes, tous les grands théoriciens de l’interprétation l’ont souligné, de saint Augustin à Lévi-Strauss, on doit recourir à des connaissances encyclopédiques pour comprendre un texte, mais cette condition nécessaire n’a rien de suffisant. Si par exemple, dans Hérodias, Flaubert emploie les mots marbre blanc dans sa description du Temple de Jérusalem et reprend ces mots d’un livre de Melchior de Voguë, cela ne rend pas compte du sens de leur répétition, trente pages plus loin, dans la description des tempes de Salomé, debout sur les mains, obtenant la tête du Baptiste. Dans les dictionnaires comme dans les encyclopédies, on enregistre certes des significations, liées à des signes ; mais on ne peut en dériver la problématique du sens, propre au texte. Bref, l’interprétation ne se limite pas à consulter une encyclopédie mentale : elle est adaptation et apprentissage, elle évolue continûment comme tous nos modes de couplage avec notre entour.

3. La génération comme interprétation La métaphore du codage et du décodage suppose que l’énonciation et la compréhension

traduisent des langages hétérogènes. En bref, on traduirait dans des langues le langage de la pensée (cf. Fodor), pour y faire ensuite retour. Ainsi, la théorie cognitive de l’écriture la plus connue, celle de Hayes et Flower (1986), pose qu’après la recherche en mémoire des informations pertinentes, c’est une étape de « traduction » qui transcrit les informations (supposées codées en format non linguistique) en « code linguistique » (cf. Zeziger, 1994, p. 23).

Contrairement à la thèse de Vigotsky que la pensée « ne se meut pas à l’horizontale », je prendrai ici le parti d’un modèle « plat » de l’énonciation, ou plus modestement de la génération : elle part d’un mot, d’un morphème, d’un syntagme, voire d’un contour prosodique. La description de l’oral spontané comme l’étude de la génétique littéraire confirment que le pacte générique établi, le foyer énonciatif choisi, tout n’est pas programmé, on avance syntagme après syntagme, période après période ; et même l’intérieur de chaque période, dans le décours temporel, on oublie ce que l’on vient de dire, tout en le transformant.

Ce modèle (que nous développons ailleurs) est herméneutique, dans la mesure où génération et interprétation sont des pratiques différentes, mais mettent en jeu des processus analogues (par

20 Elles reprennent la syllogistique, chez Johnson-Laird, par exemple. On peut contester qu’un texte soit une suite d’instructions ou une suite de schémas cognitifs (cf. l’auteur et coll. 1994, ch. VII). 21 D’où le débat sur ces deux types de représentation, commencé par Katz (cf. Eco, 1988, ch. III).

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exemple l’auteur s’interprète à chaque rature, et anticipe les interprétations du lecteur). Mais surtout, il s’écarte de la conception traductionniste des représentations, au profit d’une conception du sens textuel qui s’établit par reformulations et variations internes, et laisse place à la traduction interlinguistique.

4. L’ambition métalinguistique et le métalangage On peut établir un lien entre l’objectivisme et la théorie du métalangage. Le métalangage a pour

interprétation (au sens logique) le langage objet ; selon Hjelmslev, c’est un langage dont le plan du contenu est un langage. Par exemple, les textes de la linguistique relèveraient d’un métalangage scientifique. En outre, pour Jakobson et ceux qui l’ont suivi, le langage lui-même a par nature une fonction métalinguistique : c’est celle qui, dans son modèle de la communication, correspond au code.

On a maintes fois dénoncé le prétendu « cercle métalinguistique », en postulant que l’on ne pourrait décrire une langue en en usant22. Cette dénonciation suppose toutefois l’assimilation des langues à des langages (formels), qui en effet ne permettent pas un usage réflexif. Curry distingue ainsi le langage formel du langage qui permet de le décrire et de la commenter : « In order to […] present a system in the U-Language, it is necessary to decide on a notation for naming the formal objects […] This notation […] forms a language […] This language is here called the A-Language » (1963, p. 20). Mais qui commentera ce A-Language, sinon son texte en anglais ?

S’il prétend fonder une connaissance scientifique, un métalangage doit être fondé à son tour. D’où, au long de l’histoire multiséculaire de cette question, le retour de la question des universaux substantiels, lettres de l’alphabet des pensées humaines. Ce furent pour les Messieurs de Port-Royal les « mots d’idées » qui permettaient de définir tous les autres, mais ne pouvaient être définis ; l’alphabet des pensées humaines de la caractéristique leibnizienne ; les classèmes selon Greimas (contenant les indéfinissables de la sémiotique) ; les universaux cognitifs divers (chez Schank, Sowa ou Wierzbicka). Ces universaux sont autant d’actes de foi, autant de vœux que la pensée humaine puisse échapper aux relativités historiques et culturelles à l’égard desquelles se déploie la raison critique.

Cependant, le métalangage permet d’éviter la question herméneutique. En refusant de reconnaître le cercle métalinguistique comme un cercle herméneutique, la sémantique contemporaine a ouvert deux voies, qui toutes deux tentent de rendre compte du langage par ce qui n’est pas lui, soit par la logique, soit par la topologie d’espaces mentaux. Ainsi, la sémantique logique a-t-elle tenté de traduire des phrases dans divers langages formels (en général la logique des prédicats du premier ordre, dopée au besoin avec des opérateurs modaux). La sémantique cognitive a choisi de rapporter les phrases à des schèmes prélinguistiques et de les décrire par des primitives qui se déploient dans un espace idéal rappelant fort l’espace absolu de la métaphysique.

La dimension du texte reste alors négligée, tout comme les contextes immédiats et lointains. En subordonnant la description des langues à leur transcription dans des langages de représentation plus ou moins formels, on croit alors pouvoir éluder la circularité vertueuse des définitions et plus généralement des reformulations, non sans conséquences pour l’épistémologie des sciences de la culture, et au premier chef de la linguistique. L’autonomie même du monde sémiotique n’est pas reconnue, puisqu’on ne peut le décrire qu’en recourant au monde des états de choses ou à celui des représentations.

Par concession temporaire à une perspective positiviste, on doit cependant convenir que les langues sont le métalangage ultime, le seul capable d’interpréter tous les langages et de fixer leurs règles. Cela semble avéré pour les sciences de la culture qui ont pour objet des formations sémiotiques dont la diversité et le caractère historique impose une démarche épistémologique propre.

22 Aussi les sciences du langage ont-elles été sommées, tout au long de ce siècle, de se formaliser.

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Cette remarque s’applique aussi aux autres types de sciences, empirico-déductif et formel23. Leurs textes aussi appartiennent à l’objet d’une sémantique, pour peu qu’elle ne se cantonne pas au système fonctionnel des langues mais étudie aussi les normes à l’œuvre dans tout texte. Bien entendu, elle n’empiète pas sur l’épistémologie, mais relève de la sémiotique du texte scientifique ; et elle ne dit rien de leur valeur de connaissance, qui relève de l’épistémologie.

Le problème de la connaissance échappe heureusement aux sciences du langage24. Une sémantique peut tout au plus décrire les dispositifs textuels qui favorisent les effets de réel, et nous laissent croire que nous nous approprions le monde — quand bien même nous le détruisons.

Dans cette limite, la perspective herméneutique intéresse les textes de toutes les sciences. Comme on n’interprète jamais que des langages par du langage, l’interprétation se déroule tout entière au sein de la sphère sémiotique.

III. La translation Pour éviter l’équivoque attachée à la transmission de l’information, nous résumerons sous le nom

de translation 25 les modes de transmission qui supposent une réélaboration interprétative, soit successivement : le commentaire, la traduction et la tradition.

1. Le commentaire Au modèle du métalangage s’oppose d’abord le commentaire, défini comme une réécriture, dans

une même langue ou dans une autre. Les commentateurs passant pour des bavards falots, le commentaire semble condammé à la répétition stérile. Considérons cependant quelque étude de critique littéraire : le texte qu’elle prend pour objet — selon le mode objectiviste — peut être considéré comme une source — selon le mode herméneutique.

Si l’étude a une valeur descriptive, elle mentionne inévitablement des extraits. Or, le rapport entre le commentaire et ces extraits du texte source doit être problématisé. Si le commentaire contient une reprise au moins partielle du texte commenté, cette présence suffit à le modifier : notamment, dans ce nouveau contexte, ses mots peuvent changer de signification et déployer des possibilités sémantiques qui n’étaient pas actualisées dans le texte source, mais qui restent plausibles. De la même façon, une même phrase voit son sens varier quand on modifie ses contextes, comme la pragmatique l’a amplement constaté ; et il en va de même quand un texte se trouve réutilisé, en tout ou partie. Le cas du commentaire illustre ainsi le principe général que toute citation appartient au texte qui la cite et non plus seulement à celui dont elle est extraite. En cela, le commentaire continue la création au lieu de s’y opposer et l’on aurait mauvaise grâce à n’y voir là que répétition : comme le sens n’est pas immanent au texte, mais à la situation d’interprétation, il change avec elle.

On nous opposera la distinction élémentaire entre usage et mention : les extraits du texte étudié ne figureraient dans le texte critique qu’avec le statut de mention. Cependant, la citation d’une partie d’un texte ne correspond pas simplement à une mention, qui est un usage autonymique. Puisqu’on oppose par exemple tu lis, et tu a deux lettres, on voit que la mention ne concerne que le signifiant.

Quant au signifié, il est modifié, ou plus précisément réélaboré voire (re)constitué dans le commentaire, qui lui apporte diverses déterminations (comme les qualifications, les évaluations, etc.).

En tant que commentaire réglé, la description peut sembler une simple reproduction. Toutefois, la reproduction n’est pas répétition, elle est adaptation à des situations toujours nouvelles, comme en témoigne l’exemple de la jurisprudence. Chaque étape sert de guide et non de modèle aux précédentes, et cela vaut aussi bien pour une interprétation descriptive que pour une interprétation

23 Selon la classification proposée par Jean Ladrière. 24 Lier le texte à la connaissance, soit qu’il la présuppose, soit qu’il la véhicule, conduit à maintenir une conception

instrumentale du langage. 25 Cet usage reprend celui de la translatio studiorum, qui vit la transmission au Moyen-Age chrétien du patrimoine de

l’antiquité dite païenne.

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productive. La première, en se donnant pour tâche d’énoncer tous les traits sémantiques, se propose une réécriture complète, objectif peut-être illusoire mais sans doute heuristiquement utile. La seconde modifie à sa guise le sens du texte source, par des insertions, réécritures et délétions. Dans les deux cas, il faut tenir compte des traditions interprétatives qui colorent aussi bien la lecture descriptive que la lecture productive.

Ici se pose la question de la fidélité, et l’on peut à son égard distinguer deux conceptions du

commentaire, rétrospective et prospective. — La première en ferait le recreusement d’un Urtext, écrit en une langue hiératique, grec

présocratique ou hébreu biblique. Elle suppose, selon Heidegger puis Gadamer, une appartenance ; mais est-ce à une tradition interprétative, voire au « peuple sémiotique » que serait une collectivité unie par une tradition interprétative ou enfin à la possession d’une langue intraduisible : le commentaire s’exténuerait alors dans la méditation de quelques mots jugés inépuisables, anankastiques26.

— La seconde considère au contraire le commentaire comme une vaine répétition sans effet cumulatif, qui redouble d’ailleurs la redondance du texte commenté. « Au fond, la Bible dit sans cesse la même chose, et si on ne comprend pas le sens d’un passage, il suffit de regarder celui d’un autre : ce sont les mêmes » (Todorov, 1978, p. 101). Compagnon reprendra cette thèse en l’étendant au commentaire patristique qu’il nomme « machine à écrire théologale » (1978).

Ces deux conceptions de la fidélité, à l’inépuisable comme au presque vide, font bon marché de la

recontextualisation qu’opère inévitablement la commentaire et qui rend la répétition impossible. En synchronie, il n’y a jamais identité à travers les transformations, car le contenu propositionnel n’est pas indépendant, en linguistique du moins, de la forme des propositions ; et en diachronie, la répétition pure et simple qui conserverait intact le contenu du texte malgré le changement du contexte, reste elle aussi impossible, d’où la richesse que peuvent accumuler les traditions interprétatives.

L’histoire ne se répète pas, même sous forme de farce27. La répétition qu’articule le commentaire le plus fidèle est une reprise — au sens musical où toute reprise comporte une variation. La répétition des commentaires eux-mêmes n’échappe pas à cette détermination. En cela le commentaire est mémoire, et, comme toute mémoire, réélaboration voire recréation. Même le commentaire liturgique, qui maintient une présence aussi fidèle que possible du texte source par sa lecture publique, sa prononciation et ses cantilations réglées, ne cesse malgré tout de l’adapter au présent dans l’espoir de le conserver vivant ou de le faire passer pour tel.

Promouvant la fidélité, mais pratiquant les ruptures nécessaires à sa perpétuation, une tradition se définit comme ce qui du passé vit dans le présent. Ainsi le commentaire donne-t-il un sens présent à un texte venu du passé et que sa lecture maintient lisible, car le propre d’une tradition est de transmettre, en se l’appropriant, ce qu’elle croit hériter.

La différence entre textes commentés et textes commentateurs ne repose d’ailleurs que sur des conventions de genre. Souvent posé sans souci des contraintes philologiques élémentaires, le problème de l’intertextualité mériterait d’être précisé de ce point de vue. Pour un linguiste, tout texte est un centon, seule la taille des unités reprises varie. On peut suivre au palier du mot ou du syntagme la composition d’œuvres comme les Stanze de Politien ou l’Arcadie de Sannazar : tout ou presque est repris de l’antique, et pourtant ces œuvres novatrices inaugurent une tradition qui dura plusieurs siècles.

26 C’est du moins ainsi que Heidegger pense une traditionalité non-judaïque, discrètement antisémite, les fragments

présocratiques se substituant à la Torah. 27 C’est pourquoi seul un faux contemporain de l’œuvre a quelque chance de n’être pas décelé. Le faux tardif se signale

toujours par des traits d’époque, matériels ou iconographiquest qui d’ailleurs qui le font vendre, car ils s’adaptent, à dessein ou non, au goût des contemporains du faussaire. On connaît l’œuvre de celui que Francisco Zeri nommait le faussaire sur plâtras et qui au début du vingtième siècle inonda le marché de fausses fresques de la renaissance toscane : elle trahissait l’influence de la peinture symboliste et du cinéma à son début : dames coiffées à la garçonne, décolletés préraphaélites, romanesque mondain des intrigues qui se nouent entre ses personnages (cf. Zeri, 1988, ch. IV).

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Un texte ne s’écrit pas à partir d’états de choses, de concepts ou d’états d’âme, mais à partir d’autres textes qu’il reprend, transforme ou contredit. Alors font sens non seulement les relations internes qui unissent ces unités, mais la distance avec les textes dont elles proviennent — notamment le texte source, dans le cas particulier du commentaire. La tradition se concrétise dans le texte de l’interprète par la présence de sa source et par l’histoire interprétative qui précise les modes de cette présence, sous les deux formes opposées de la continuation : la rupture et l’approfondissement. Ainsi un texte peut-il devenir inépuisable, pour autant qu’on ne cesse de le commenter. Il se renouvelle par notre désir de lui trouver du sens. Ainsi le présent peut-il devenir nouveau, et non plus simplement actuel.

Une théorie développée du commentaire manque à l’épistémologie des sciences de la culture, en particulier aux sciences du langage. En effet, malgré tous les efforts qu’elles ont déployé, on ne peut prétendre que leurs textes aient le statut de métalangage et leurs descriptions relèvent du commentaire réglé par des normes d’objectivation.

Il se pourrait même que les disciplines formelles se rattachent à l’espace du commentaire pour l’institution et l’interprétation des formalismes ; leur caractère formel tiendrait simplement à la possibilité de différer le commentaire et l’interprétation qu’il exprime.

2. La traduction Alors que le paradigme de la communication est florissant dans les sciences du langage, comme en

témoigne l’essor de la pragmatique, la question de la traduction n’y occupe qu’une place marginale, sans doute parce que les problèmes qu’elle pose ne sont pas formulables dans les cadres théoriques dominants. Notamment, comme toute réécriture est adaptation à une situation nouvelle, à l’infidélité nécessaire du commentaire répond celle de la traduction.

On peut réduire le problème de la traduction par la voie cognitive. Ainsi, la possibilité de traduire a toujours été un argument du rationalisme grammatical : elle permettrait de postuler l’existence de concepts universels. Du fait que toutes les langues sont traductibles entre elles, on infère que le langage n’est pas seulement une capacité de l’espèce, mais aussi un ensemble de primitives conceptuelles, de catégories cognitives, etc. Les théories structurales élaborées au début des années soixante pour permettre la traduction automatique posaient ainsi l’universalité des unités sémantiques minimales. Les modèles cognitivistes de la traduction font de même. Cela concorde avec la définition classique de la signification comme invariant : soit d’une série de paraphrases, soit d’une série de transcodages, soit d’une série de traductions. Le site de cette invariance est naturellement un niveau conceptuel abstrait, indépendant des langues.

Sans revenir au débat sur l’universalisme, et sur l’autonomie du niveau conceptuel (l’auteur, 1991, passim), rappelons qu’évidemment le problème linguistique de la traduction se pose de langue à langue. Changer de signifiant, c’est changer de signe, et changer par là-même de signifié. Comme dans une langue il n’y a pas de synonymes exacts, entre deux langues il n’y a pas de signes exactement équivalents. Cela tient à la détermination qu’exercent les systèmes linguistiques, comme à la différence des cultures auxquels ils appartiennent, et dont témoigne la diversité des normes à l’œuvre dans les textes (les tons et des genres notamment)28. On ne peut trouver d’identité d’une langue à l’autre, et les équivalences qu’on instaure doivent tout à des conventions temporaires.

La réduction cognitiviste du problème de la traduction n’est pas moindre que la réduction communicationnelle. Elle consiste à décrire la traduction comme un cas particulier de communication, différée, avec changement de code (cf. Reiss et Vermeer, 1984). Cependant, cette hiérarchie devrait être inversée. Comme le suggère Ladmiral, « en fait, c’est la communication qui est elle-même une forme de la traduction : la communication ne prend son sens plein qu’interprétée à la lumière du paradigme de la traduction » (1989, p. 196). A nos yeux, cela tient à deux raisons indissolubles. D’une part, toute performance sémiotique met en jeu toutes sortes de systèmes hétérogènes, comme dans un

28 Pour les textes techniques et scientifiques, des conventions internationales propres aux disciplines et aux domaines

d’application favorisent d’autant plus la traduction qu’elles négligent les différences des signifiants, des connotations, etc.

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texte la langue, les normes de genre, la typographie, etc. D’autre part, ces systèmes et les dynamiques de leurs interactions ne sont accessibles que dans l’activité interprétative située. La question de la traduction permet ainsi de réintroduire l’activité interprétative dans la communication linguistique. Par exemple, de décrire les reformulations et transformations internes aux textes, comme les rapports entre les textes d’une même langue, dans la perspective de ce que Jean Bollack appelle une historisation totale.

L’impossibilité de la traduction complète et définitive laisse carrière aux créateurs, et les meilleurs traducteurs sont souvent des écrivains. Conçue comme respect et non comme servitude, la fidélité exige la transposition, qui témoigne d’une générosité dans l’interprétation. Cela affaiblit la théorie de l’interprétation comme appartenance, développée par le courant heideggérien, chez Gadamer notamment. La véritable compréhension ne serait possible que par la précompréhension qu’autorise une tradition linguistique et culturelle. Mais pourquoi pas ethnique ou raciale ?29

La précompréhension ainsi conçue n’est pas garante de la vérité, mais du préjugé. Sans quoi nous ne pourrions que nous interroger sur le sens de ce qui a déjà été dit dans la Grèce archaïque, gloser quelques vocables hiératiques. La précompréhension n’est pas seulement produite par la tradition, mais par la situation. En outre, la tradition est ouverte, elle n’est pas appartenance à un peuple une race ou une culture, et la compréhension peut dépasser la précompréhension, dans la mesure où elle met en rapport deux peuples, deux cultures, deux moments historiques.

Aussi la traduction est la seule preuve que l’humanité existe, non pas seulement par l’interfécondité génétique, mais par la transmission sémiotique. Elle garantit que la translation n’est pas que celle du Même mais aussi de l’Autre, et que l’interprétation ne se limite pas à une tradition. Dans la traduction, l’interprétation n’est pas simple appartenance, modulation d’un déjà dit, mais apport inouï d’autres cultures — qu’on ne peut plus croire ennemies. L’acte du traducteur suppose une double appartenance, une double « fidélité ». Par exemple, le peuple juif, dont l’identité repose sur une traditionalité, est aussi celui qui a toujours compté le plus grand nombre de traducteurs. L’étymologie même de truchement peut conduire à targoum 30.

En somme, le concept de “culture nationale” est invalide, et d’ailleurs les anthropologues comptent quinze fois moins de cultures que de langues (trois cents pour six mille environ). La plupart des hommes au demeurant parlent plusieurs langues chaque jour.

La communauté culturelle suppose la traduction. De même pour la tradition : l’évolution des langues fait que toute tradition durable se trouve affrontée au problème de lire et de traduire ses textes fondateurs. Aussi les anciens sont-ils comme les étrangers, sauf pour une pensée du même. En effet, les distances dans le temps et dans l’espace suscitent des difficultés analogues. La traduction n’annule pas les distances, elle permet et témoigne le respect. Le traducteur vit dans deux mondes. Et sa norme est l’égard : pour le texte, l’auteur, les deux langues, les moments de l’histoire et des cultures.

La traduction permet de s’approprier le passé comme le présent. Dans l’histoire de la pensée occidentale, tous les grands mouvements novateurs se sont accompagnés de traductions et de retraductions. Que l’on songe par exemple à la traduction par Ficin du corpus platonicien, à la Bible luthérienne, à la retraduction de Platon que projetait le groupe d’Iéna, et que Schleiermacher réalisa.

Il faudrait en outre revenir sur les grands mouvements collectifs de traduction, et sur leur rôle dans la formation de la culture mondiale : des langues sémitiques au grec sous les Lagides ; du grec au

29 On remarque en tout cas que ce courant philosophique renonce à penser la traduction : Heidegger traduit peu les

auteurs grecs qu’il commente dans une traditionalité, et à sa suite les heideggeriens sèment leurs textes d’expressions en allemand. Heidegger accueillait ses visiteurs étrangers par un Deutsch oder Grieskisch ? qui leur signalait d’emblée les deux langues admissibles, voire correctement aryennes. Sa pensée identitaire est vraisemblablement liée à l’obsession ontologique, l’être se définissant toujours comme identité à soi.

30 Parmi les religions du Livre, l’originalité linguistique du christianisme aura été d’inclure la traduction dans la tradition. Il reconnaît des langues sapientielles, mais aucune n’est divine. Enfin la Révélation est relatée sous forme de témoignage, non transcrite sous une dictée archangélique. À la différence du Coran incréé, les Évangiles sont œuvre humaine et comme tels aisément traductibles, car même s’ils passent pour sacrés, ils n’ont rien de divin. Le magistère dogmatique de l’Église est censé garantir la fidélité interprétative de la traduction, et les grands moments critiques auront toujours mis en cause cette fidélité comme ce magistère.

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syriaque, du syriaque à l’arabe, sous les Abbassides ; puis de l’arabe au latin sous les Fatimides ; du sanscrit au chinois sous les Tang, du sanscrit au persan sous les Moghols. Bref, une culture vaut notamment par ce qu’elle s’approprie et restitue dans l’échange. A son stade ultime, le nationalisme ne traduit pas, il brûle les ouvrages étrangers. Les traduire, c’est les soustraire au feu.

On pourrait dire par image que les cultures ont le choix entre la vigueur hybride et la débilité consanguine. Délibérément, en organisant la synthèse d’éléments iraniens, indiens et occidentaux, Humayun et son fils Akbar ont créé une des cultures artistiques les plus admirables. Le Taj Mahal est ainsi l’un des multiples chef d’œuvres de « l’art dégénéré » (entartete Kunst).

3. La tradition L’évolution des langues fait justice des conceptions conservatrices, voire rétrogrades de la tradition.

Elle constituent l’essentiel du patrimoine sémiotique qui nous est légué, mais que nous ne cessons, au cours de notre vie, de nous approprier. Cet apprentissage constant remanie même les structures anatomiques fines de notre cerveau, comme l’a montré l’aphasiologie. La tradition sémiotique est ainsi inséparable de l’épigenèse. L’activité linguistique modifie sans cesse les locuteurs, comme aussi la langue.

On peut assurément considérer une langue comme le résultat d’une tradition invétérée, et qui n’est plus perçue comme telle. Elle diffère certes de la tradition d’un corpus textuel parce que les unités transmises appartiennent à un palier de complexité inférieur (du morphème à la formule parémiologique) ; et aussi que le régime temporel d’évolution diffère, avec la liberté d’appropriation, de reconfiguration. Si les langues articulent de petites unités à règles fortes, et les textes de grandes unités à règles faibles, on ne peut opposer la tradition des grandes et petites unités. Les principaux processus d’évolution sont les mêmes : choix dans le divers de la tradition, ou enrichissement par création et reprises (cf. Hagège, 1993). On peut considérer ces modifications comme purement contingentes, mais elles obéissent à des conditions historiques, et à des lois générales de valorisation. En lexicologie diachronique, on a pu montrer que les processus de changement de sens par restriction vont du terme le moins valorisé d’une classe lexicale vers son terme le plus valorisé ou parangon. Corrélativement, les changements par extension partent du parangon (l’auteur, 1991, ch. VII). Ainsi, les valorisations propres à ce que nous avons appelé l’esthétique fondamentale sont le ressort de l’évolution linguistique.

Il faut dépasser l’opposition entre une philologie positiviste et une herméneutique spéculative, qui redoublerait la séparation entre le mot et le texte, entre le passé et le présent. La philologie est première, non primordiale. Tout le problème est de la dépasser.

Le point de vue historique diffère en cela de la recherche archéologique : trouverait-on les os de Moïse, cela ne nous dirait rien sur sa descendance ni sur le sens présent du Décalogue. La restitution toujours conjecturale du sens initial d’un texte est le résultat d’un travail critique sur sa tradition, et son passé est contenu dans le présent.

Une approche sinon scientifique du moins rationnelle doit permettre de problématiser le texte présent et la situation interprétative présente, dont la tradition interprétative fait assurément partie. Le projet de décrire l’histoire d’un texte comme une suite de réécritures (qui sont autant de lectures fixées) appartient ainsi à la sémantique interprétative.

Gardons-nous cependant de simplifier l’étude des textes. Au hic et nunc de la communication, on pourrait associer l’essor de la linguistique synchronique au cours de ce siècle. Ce n’est pas pour autant que la tradition interprétative relève exclusivement de la diachronie. Le concept de panchronie, proposé jadis par Humboldt et illustré par Hjelmslev, devrait permettre de ne plus hypostasier le présent.

Le caractère critique d’une sémantique des textes tient aussi à la reconnaissance que l’interprétation est située, sans pour autant exciper d’une obscure traditionalité. Les conditions philologiques de la lisibilité qu’elle décrit sont aussi des conditions herméneutiques. Le défi consiste à rapporter la multiplicité des lectures à celle des moments et des objectifs. Les situer, situer les textes, cela permet de situer la description, condition d’une connaissance réflexive de l’activité scientifique.

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Pour ce qui concerne la transmission historique des textes, aussi bien celle de leur lettre que de leurs interprétations, la notion de patrimoine sémiotique ne se réduit pas à un héritage. La définition de la culture — chez Lotman par exemple — comme l’ensemble de ce qui est transmis outre le patrimoine génétique, appelle des compléments, car en la matière l’héritage demande à être prisé, pour être transmis ; reconnu, pour être accepté ; mis en valeur, pour être légué. Un héritage non réfléchi ne serait qu’une somme de préjugés, de rituels et d’usages.

La jouissance de l’héritage suppose une connaissance et une réappropriation du passé. S’approprier une œuvre ancienne, c’est la maintenir pensable, mais aussi transformer ses interprétations. Mais dans l’effort même de l’appropriation, une création a lieu qui témoigne de la distance et de l’impossibilité de la combler.

Si la distance tient naturellement à l’évolution historique, la création doit beaucoup à trois constantes de toute tradition : l’obscurité, la méprise, et la rivalité. L’obscurité souvent délibérée des œuvres attise le désir de relire et favorise le renouvellement des interprétations. On ne saurait sous-estimer le rôle de la non transmission dans la prétendue communication artistique. Le lecteur, comblé par l’angoisse et le doute, demande des énigmes, et non pas seulement des élucidations. Quand à ses méprises, souvent généreuses, elle tiennent à l’ignorance parfois irrémédiable où il se trouve de la situation originelle des textes, mais aussi à sa volonté de leur donner sens dans des situations nouvelles31. Enfin, la rivalité s’exprime dans l’imitation, quand elle est créatrice : elle veut toujours percer les secrets du modèle, pour l’emporter sur lui. Le thème de la supériorité des anciens n’a jamais plus de vigueur que si l’on entend les dépasser.

En bref, le paradigme de la transmission est un paradigme de la valeur attribuée au message (en quoi il est historique), alors que celui de la communication ne tient pas compte de la structure et des qualités du “message”. Ce que l’on nomme de façon inutilement péjorative sous-culture est fait de ce qui n’est pas sélectionné, reste sans valeur, s’oublie tout de suite et ne se transmet pas. Ainsi l’on pourrait opposer deux formes de la contemporanéité : l’une, celle de la communication, oublieuse d’elle-même, se dissipe ; l’autre, celle de la transmission, est cumulative, car elle abrite le passé et présage le futur.

Cependant cette accumulation n’a rien de linéaire. Elle ne totalise que ce qui échappe aux destructions et à l’indifférence. La valeur attribuée aux objets culturels varie sans cesse, et par exemple le vandalisme embellisseur des chanoines ne cède en rien, par l’étendue des destructions, à celui des jacobins. Souvent, on revalorise et l’on sauve des objets échappés au zèle destructeur de l’époque qui les avait produits32.

IV. Transmission et genèse des cultures a) Évolution et genèse On peut distinguer trois sortes de transmissions : (i) celle du patrimoine génétique — dans notre

espèce trop récente pour avoir connu une différenciation en races ; (ii) celle du patrimoine économique, qui s’est développée avec la sédentarisation ; (iii) enfin, celle du patrimoine sémiotique, qui conditionne la transmission des valeurs. Part essentielle du patrimoine sémiotique, les langues sont trop récentes et trop interreliées pour être devenues intraduisibles.

L’entour humain est fait de performances sémiotiques et de présentations (l’auteur, 1995). Déterminant les caractères propres de la cognition humaine, l’autonomie et la complexité du sémiotique sont liées à la transmission qui a accompagné et permis la genèse des cultures. Ce moment de la phylogenèse se continue dans l’histoire, à une échelle temporelle plus fine. Enfin, l’apprentissage

31 Tel jeune antillais commentait la phrase de Zola Il fallut quatre litres pour noyer cette bougresse de blanquette en disant la

blanquette “vachement pimentée” : il avait si bien compris le sens du passage qu’il le transposait généreusement dans son propre univers.

32 Michel-Ange peignit son Jugement dernier sur les fresques du Pérugin, achevées depuis peu, et le Gréco proposa de le recouvrir quelque temps après.

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de l’enfant, défini comme un processus d’héritage des valeurs et des signes, le spécifie encore dans l’ontogenèse. Le temps culturel fait ainsi médiation entre le temps de l’espèce et celui de l’individu.

Le caractère cumulatif de la translation a permis un accroissement continu de l’entour humain. Pour beaucoup d’espèces animales, l’entour varie selon le sexe et parfois les phases de l’ontogenèse. Pour la nôtre, avec d’une part la différenciation des langues et des territoires, puis la division du travail et la création des arts, sciences et techniques, la partie sémiotique de l’entour s’est diversifiée de façon incomparable, dans l’espace comme dans le temps de la translation.

La translation s’étend à trois diversités qui méritent d’être prises en considération : celle des personnes, par les formes du respect qui reconnaît leur spécificité ; celle des groupes sociaux, notamment par la reconnaissance des langues et dialectes qu’ils parlent ; celles des milieux physiques et des espèces qui les peuplent33.

Cependant, la régulation culturelle de la transmission a été contestée avec son caractère interprétatif. Dawkins (1976) proposait ainsi de définir des unités de transmission culturelle qu’il appelle des mèmes. Les mèmes se répandraient sur le modèle de l’évolution biologique et leur succès adaptatif serait fonction de mécanismes de sélection, non de leur signification, ni de leur valorisation. Le concept de « même » atomise les formes sémiotiques et résume la transmission à une lutte pour la survie entre mèmes : les mieux adaptés l’emporteront. Au sein du cognitivisme orthodoxe, une variante explicitement « virale » de cette théorie est proposée par Sperber, avec l’épidémiologie des représentations 34(cf. 1990).

Le sémiotique n’a plus alors de lois spécifiques et le problème de la translation s’efface, tout comme celui de la diversité des cultures. On sait que Dawkins, avec O.E. Wilson, est une figure fondatrice de la sociobiologie35. La dissolution du social dans le génétique qu’elle propose conduit notamment à réduire les diversités culturelles et fonder en nature les inégalités sociales.

Déjà relevée par Stephen Jay Gould, l’erreur principale de cette conception consiste à penser que les comportements humains ont une valeur adaptative et qu’ils ont donc des racines génétiques. L’autre erreur, plus difficile à déceler, limite l’adaptation au seul milieu physique ; or, outre ce milieu, l’humanité connaît aussi un milieu sémiotique et un milieu présentationnel, qui composent l’entour. La strate sémiotique de l’entour a une fonction médiatrice entre le physique et le présentationnel. En d’autres termes, une culture s’adapte non pas à ce qui est là, mais à ce qu’elle en perçoit. Mais surtout, outre une zone identitaire et une zone proximale, l’entour humain comprend une zone distale. Aussi, une culture s’adapte également à ce qui n’est pas là, à la zone distale de son entour, zone où elle place par exemple ses dieux quand elle leur affecte un séjour propre.

b) Interprétation et certitude Pour négliger la genèse des cultures et réduire les sciences de la culture, les programmes de

naturalisation se présentent comme des moyens de combattre le relativisme et l’historicisme. Ils poussent à l’absurde le programme de l’épistémologie évolutionniste, qui considère la connaissance

33 Les formes contemporaines du rationalisme dogmatique s’opposent à la reconnaissance de ces trois sortes de

diversités. Les maximes transcendantales de Grice furent par exemple le moyen de subordonner la diversité des formes de communication à des principes universels d’économie. Les grammaires universelles rejettent également la diversité, pour privilégier des structures a priori, supposées innées, du langage. La sociobiologie pour sa part voudrait résumer la diversité sociale à l’expression du patrimoine génétique. Enfin, pour ce qui concerne la diversité des espèces, on ferme les laboratoires de cladistique ; et la bestialité de leur destruction à court terme n’a fait que s’aggraver, au point que l’on parle d’une cinquième extinction.

34 « Tout comme on peut dire d’une population humaine qu’elle est habitée par une population beaucoup plus nombreuse de virus, on peut dire qu’elle est habitée par une population beaucoup plus nombreuse de représentations mentales. […] Par le moyen de la communication, certaines représentations se répandent ainsi dans une population humaine et peuvent même l’habiter dans toute son étendue, et pendant plusieurs générations » (1992, p. 411). Les différences entre la sociobiologie et l’anthropologie cognitiviste doivent certes être soulignées, mais ces deux courants partagent indéniablement des présupposés communs. La « mémétique » est aujourd’hui une discipline florissante.

35 La distinction entre gènes « égoïstes » et « altruistes », et le triomphe des premiers, tout cela rappelle étrangement certaines formes de l’invididualisme politique nord-américain : tout ce qui réussit se doit être égoïste.

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comme un produit de l’évolution (développé par Popper, ce thème était déjà présent chez Wallon et Piaget). Mais ils ne sont pas moins normatifs, à leur manière, que l’herméneutique heideggérienne, quand elle joue une obscurité traditionalité contre l’histoire et l’Être identaire contre la diversité. Le gène suppose une loi naturelle, comme l’invocation de l’Être joue le rôle d’une théophanie refusée. Les deux courants positiviste et spéculatif entendent chacun à leur manière fonder le certain dans le vrai — alors que l’herméneutique dont se réclame la sémantique interprétative se propose de fonder le vrai dans la certitude critique.

En opposition au rationalisme dogmatique, la séparation établie par Vico entre le vrai et le certain pourrait être retracée jusqu’à la différence entre le vrai et la prétention à la validité de l’école de Francfort ; et l’entreprise de Habermas pourrait être la dernière tentative pour réconcilier le règne de la Raison avec les variations de l’intersubjectivité. Mais aujourd’hui, le principal défi aux sciences sociales est le révisionnisme historique, qui tout à la fois les imite dans ce qu’elles gardent de positivisme et voudrait s’arroger leur mission critique. Au moment où les survivants s’éteignent, où la mémoire devient histoire, le découplage de l’herméneutique et de l’éthique justifie alors le révisionnisme dans ses formes les plus subtiles.

Aussi la transmission ne doit-elle pas être régie seulement par une éthique de l’accord, comme dans la dialectique de Schleiermacher, ni même de l’assentiment comme pour le jeune Dilthey : il nous semble que la translation ouvre une éthique du discord. Le sens à tous les paliers de complexité, est fait de différences : entre antonymes pour la sémantique structurale, entre synonymes pour la sémantique contextuelle, entre transformations pour sémantique de la phrase, entre interprétations pour la sémantique du texte. Ces différences instituent l’ordre du certain, régime conjectural de la connaissance dans les sciences de la culture.

Explorer ces différences de sens, les évaluer, c’est reconnaître le caractère critique de la vérité historique. Malgré la diversité des langues, le silence terrifié des survivants, les mensonges des bourreaux, elle reste incontestable, quand bien même tout témoignage serait fragile. L’extermination, certitude épouvantable, scelle le millénaire qui vient de s’achever. La vérité n’est pas au-dessus de tous les soupçons : elle est leur produit, ce qui leur résiste, qui leur impose de se détruire réciproquement ; ce qui dissipe le mythe, avant qu’il ne fasse irruption dans l’histoire et ne devienne meurtrier.

V. Épilogue 1. Le paradigme de la communication n’est pas propre aux sciences du langage et ses enjeux

idéologiques les dépassent à l’évidence. Son essor contemporain vient de la cybernétique : or, si l’on a récemment réétudié et réévalué le programme scientifique de la cybernétique, on a quelque peu oublié son programme politique et social, tel qu’il est d’abord formulé par Wiener à la fin de la guerre. Il est évidemment irénique : il s’agissait, en rétablissant et en développant la communication entre les hommes, de pacifier les individus (cf. par exemple Watzlawick) et les groupes sociaux (cf. l’analyse conversationnelle)36. Si ce paradigme a vieilli, car il est moderniste, il n’a rien perdu de sa vigueur, dans des domaines divers, qui s’étendent de la pragmatique transcendantale de Apel aux pesantes théories communicationnelles de Habermas et jusqu’aux billevesées new age sur les autoroutes de l’information, qui trouvent leur vérité ultime dans le téléachat.

Comme l’a souligné Philippe Breton (1992), l’idéologie communicationnelle véhicule des valeurs de maîtrise individuelle, d’égalité immédiate et de transparence. Le modèle de la communication que nous avons détaillé dans la première partie de cette étude leur donne une forme concrète, par l’égalité symétrique de l’Émetteur et du Récepteur, par la transparence du message pour tout possesseur du code. Les moyens techniques du temps réel lui ajoutent aujourd’hui les prestiges de l’immédiateté. De fait, il convient tout aussi bien à l’individualisme anarchisant des netsurfers qu’aux chantres de l’ultralibéralisme économique qui annoncent depuis des décennies un âge nouveau, celui de la communication.

36 Issue de la microsociologie américaine, développée d’abord par des éducateurs de rue, l’analyse conversationnelle est

devenue un des secteurs les plus développés de la pragmatique linguistique.

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Par contraste, l’idéologie de la tradition promeut l’épaisseur temporelle du passé plutôt que l’immédiateté du présent, l’appartenance au groupe plutôt que la souveraineté de l’individu. Dans ses formes les plus extrêmes et les moins critiques, elle pense la tradition comme héritage, en premier lieu d’un patrimoine génétique. Selon que ce patrimoine se trouve ou non différencié, elle conduit aux théories raciales et irrationalistes du Volksgeist, ou aux théories « scientifiques » et universalistes de la sociobiologie et du cognitivisme orthodoxe.

Nous voici donc devant deux façons d’oblitérer le problème de la transmission : le réduire à la communication, ou penser la transmission culturelle comme la transmission génétique, dans l’intention de réduire la première à la seconde. On pourrait penser que ces deux thèses extrêmes s’opposent complètement. Cependant la communication et la transmission ont pu être subsumées sous les catégories « d’information génétique » et de « code génétique » (cf. Eco, 1988, p. 263 sq.). Les phénotypes ne seraient que l’expression d’un génotype, tout comme les phrases et les textes ne seraient que l’expression d’une grammaire universelle (cf. les notions de génotexte et de phénotexte dans la grammaire universelle de Saumjan).

Les rencontres entre la sociobiologie et le cognitivisme orthodoxe s’éclairent sans doute ainsi : ces deux théories s’appuient sur le même déterminisme, la même conception causale du réel, le même nativisme ; elles font converger leurs attaques sur le relativisme, la prise en compte des diversités culturelles, l’autonomie des sciences sociales37.

Les théories déterministes de l’héritage restent toutefois asservissantes : l’homme ne serait que le produit de son héritage culturel et biologique — la culture et les langues relevant en dernière analyse, comme l’a affirmé Chomsky, de la biologie.

Elles sous-tendent certes des positions contrastées, aussi bien le multiculturalisme politically correct qui rive chacun à sa « communauté », que l’universalisme rationaliste du M.I.T. qui gomme toute différence entre les cultures38. Elles témoignent cependant d’un sorte de puritanisme matérialiste, pour lequel le gène ineffaçable aurait remplacé le péché originel.

Nous souhaitons affirmer au contraire que l’héritage sémiotique qui constitue la culture n’a de valeur que par cette réappropriation active que nous avons nommé translation. Elle le transforme inévitablement, l’adapte aux situations historiques nouvelles et le revalorise ainsi. La maîtrise de la tradition prend ainsi toute sa dimension critique dans la relation interculturelle : l’épreuve de l’étranger39 nous assure que nous appartenons à l’humanité.

2. Comme le paradigme de la communication ne peut dire d’où vient l’information, ni comment

elle est produite, on peut considérer qu’il traite de la communication comme un phénomène second, d’ailleurs réduit à la transmission du signifiant hic et nunc. Cependant, le concept d’information n’a de légitimité qu’au sein de l’informatique, et les phénomènes de communication linguistique et plus généralement sémiotiques doivent être décrits sans y avoir recours, donc indépendamment des hypothèses computationnelles.

Le paradigme que nous avons désigné par le nom général de translation nous paraît mieux à même de rendre compte du sens, qui n’est pas immanent aux textes et aux autres performances sémiotiques, ne leur préexiste pas non plus, mais s’élabore la pratique de l’interprétation, décrite comme un couplage structurel de la personne ou du groupe social avec la strate sémiotique de son entour. Ce couplage comprend les phénomènes de communication, mais ne s’y limite pas. Il échappe à la clôture opérationnelle qu’instaurent les théories autopoïétiques (comme celle de Varela), car les signes sont tout autant externes qu’internes à l’interprète — le rapport entre signifiant et signifié pourrait même se décrire comme un rapport indissoluble entre l’interprète et son entour.

37 Cf. Pinker, 1994, notamment pp. 404 sq. son développement du I hate relativism de Fodor. 38 Cf. la théorie de Brown qui pour décrire la « métaculture » (au sens de Sperber), forge à l’image de la Grammaire

Universelle chomkienne le concept d’Universal People : on ne s’étonnera pas que ces UP qui concrétisent la « nature humaine universelle » flirtent du regard à la dérobée, que parmi eux les hommes soient plus aggressifs et violents, ni qu’ils dominent dans la sphère politique (cf. Pinker 1994, pp. 413-415).

39 Cf. Berman, 1984.

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Cela conduit à réviser deux problématiques traditionnelles de la signification : la problématique de tradition aristotélicienne en fait une représentation cognitive aboutissant au métalangage, voire au métalangage mental ou « mentalais ». La problématique de tradition augustinienne, reprise par l’herméneutique philosophique, en fait le produit d’une intersubjectivité.

À la connaissance par représentation métalinguistique, la problématique interprétative substitue la reformulation, dont nous avons résumé les espèces sous la catégorie du commentaire. À l’histoire, elle substitue la tradition créatrice ; et à l’intersubjectivité, la traduction. N.B. : Publiée voici plus de vingt ans, cette étude a été légèrement révisée à l’occasion de la présente réédition. Depuis, sont parues des études plus approfondies, notamment sur la traduction et la transmission : 2006 : Traduction et genèse du sens, in Marianne Lederer, éd. Le sens en traduction, Paris, Minard, pp. 37-49 ; 2007 : Communication, interprétation, transmission, Semen, 23, pp. 121-138 ; 2009 : Traduction et linguistique des textes, in Tatiana Milliaressi, La traduction : philosophie, linguistique et didactique, Travaux et recherches, Université de Lille 3, p. 35-38 ; 2013b : Apprendre pour transmettre. — L’éducation contre l’idéologie managériale, Paris, PUF, coll. Souffrance et théorie ; 2016 : Traduction et Idéologie, préface à Astrid Guillaume, éd. Idéologie et traductologie, Paris, L’Harmattan, pp. 5-9.

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