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ASPECTS DE L HERMÉTISME DANS L A POÉSIE MÉDIÉVALE Communication de M . J. FRAPP 1ER {Sorbonn ě ) au XIVe Congrès de Г Association, le 25 juillet 1962. Si la série des exposés sur la redoutable question de l h e rmétisme commence par le mien, je ne dois à coup sûr c e rang qu à une raison d ordre strictement chronologique. Alors que j assistais l automne dernier à une séance du Conseil de notre Association déjà l on s occupait d organiser le présent congrès, plus d un dans cette réunion estima que le Moyen Age, tant d e langue d oc que d e langue d oïl, méritait d avoir sa place, ne fût-ce qu en guise d e préambule, dans des consi dérations sur « hermétisme et poésie ». Il n e m appartenait pas de m opposer à cet avis. Aussi bien il suffisait que fût prononcée ce qui advint promptement l expression apparemment irréfutable de trobar dus pour qu il n e fût plus permis a u médiéviste qu on avait sous la main de se dérober à une amicale invitation. Trobar dus art clos, poésie fermée n a-t-on pas un équivalent exact, ou un synonyme plus clair, du terme d hermétisme ? E n fait, le trobar dus, qui répond à une volonté de style obscur, qui tend à rendre difficile d accès le sens, celui-ci n aurait-il en soi rien d e mystérieux, n est que l aspect le plus littéraire et le plus concerté d une tendance fondament  le u Moyen Age. Celle-ci relève initialement d une c o n ception d u monde et d un outillage mental. Comme on le sait,

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ASPECTS DE

L HERMÉTISME

DANS

LA POÉSIE MÉDIÉVALE

Communication de

M. J. FRAPP

1ER

{Sorbonně)

au XIVe Congrès

de Г Association,

le

25 juillet 1962.

Si la série des

exposés sur la

redoutable

question de l he

rmétisme commence par le

mien,

je ne dois à

coup

sûr

ce

rang

qu à

une

raison

d ordre

strictement

chronologique.

Alors

que

j assistais

l automne

dernier

à

une

séance

du

Conseil

de notre

Association

déjà l on s occupait d organiser le présent

congrès,

plus

d un

dans cette

réunion estima

que

le

Moyen

Age, tant

de langue d oc

que

de langue

d oïl,

méritait d avoir

sa

place, ne fût-ce qu en

guise

de préambule, dans

des

consi

dérations sur « hermétisme et poésie ». Il ne m appartenait

pas

de m opposer

à

cet

avis.

Aussi

bien

il suffisait que fût

prononcée

ce

qui

advint promptement — l expression

apparemment irréfutable de trobar dus pour qu il ne fût

plus

permis

au

médiéviste qu on

avait sous la

main

de se

dérober à

une

amicale

invitation. Trobar

dus — art clos,

poésie fermée

n a-t-on

pas

là un équivalent exact, ou un

synonyme

plus

clair,

du terme d hermétisme ?

En fait, le trobar

dus,

qui

répond à

une volonté de

style

obscur,

qui

tend

à

rendre

difficile

d accès

le

sens,

celui-ci

n aurait-il

en soi rien

de mystérieux,

n est que

l aspect le

plus littéraire et le plus concerté

d une

tendance

fondament

 le

u

Moyen

Age. Celle-ci relève initialement

d une con

ception

du monde

et

d un

outillage mental.

Comme

on

le sait,

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0

О JEAN

FRAPPIER

la

conception

est

d origine

platonicienne

et chrétienne :

les

apparences d ici-bas

ne font

que

refléter des

réalités sup

rieures et cachées. L outillage mental

provient surtout

de

l exégèse

biblique

et des préfigurations établies entre

l Ancien

et

le

Nouveau

Testament:

sous

le

sens

littéral

du

texte

sacré

11 convient de découvrir un sens allégorique et un sens myst

ique.

C est de

cette

conviction, de

cette

croyance essentielle

à

la

précellence des significations occultes, des

«

senefiances »,

pour user du terme médiéval,

que se

ramifient, comme

d un

tronc commun, les

divers

systèmes

de

la

symbolique (je

n ose

dire

immédiatement du symbolisme) et de la « moralisa-

tion

»,

la

hiérarchie

des

niveaux

d interprétation

(sens

littéral,

sens moral, sens allégorique, sens anagogique). Les animaux,

les

pierres

précieuses, les

couleurs,

les

nombres,

les lettres,

les sons, les mots et leur etymologie impliquent des vérités

morales et

spirituelles.

Sous leur écorce trompeuse les mythes

païens renferment des

leçons

de sagesse chrétienne. Des

r

seaux

à

demi

clandestins

de

correspondances et

d analogies

— orgueil des

clercs

initiés

à

leurs

secrets

— prêtaient en

principe

à

l hermétisme dans l ordre de la poésie.

Avec ou sans attaches avec l esprit de symbolique et

de

moralisation, le goût du secret, du langage clos, ou, plus

largement, du langage figuré, qu il semble permis de consi

dérer

comme un

commencement

d hermétisme, s est mani

esté au Moyen Age de bien d autres façons, sur des plans

variés,

à

des

degrés

bien différents.

Faut-il

rappeler le bl

son,

les

énigmes,

les

jeux

de

mots

et

les

rimes

équivoquées,

les emblèmes,

dont

la mode,

il

est vrai, se répand

surtout

aux

XVe et

XVIe siècles,

ou les senhals et l exigence du secret

dans

la fine

amor, ou

ces signatures par un «

engin

»

cryptographique

auxquelles eurent recours

par exemple

un Jehan

Renart,

que

la

critique moderne est parvenue

à

tirer des terriers où

il

s était

tapi,

comme

on l a

dit

(i), et l auteur encore probléma

ique

ujourd hui

des

Quinze

Joies

de

Mariage

?

Ce

ne

sont là

cependant

que

des

formes inférieures ou accidentelles de

(i) Cf. Ch.

V.

Langlois, La vie en France au

Moyen

Age, de la fin du

XIIe

au milieu

du XIVe

siècle d après des

romans

mondains

du temps

(Paris,

Hachette,

1924),

p. 357.

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ASPECTS

DE L HERMÉTISME DANS LA POÉSIE MÉDIÉVALE II

l hermétisme. On

en

dirait sans beaucoup d injustice à

peu

près

autant

du

style oraculaire, ténébreux

par définition,

si chez un Geoffroy de Monmouth, dans

les

Prophéties de

Merlin,

les

apparitions

et

les

métamorphoses

de

bêtes

fantastiques se mêlent à des visions d apocalypse,

une

im a

gerie comparable

à

la symbolique

des

bestiaires

ne

s apparent

 itussi à un délire

onirique

propre à

contenter les fervents

du

surréalisme,

pourvu

qu ils consentent

à

lire quelques pages

de latin

médiéval.

Moins indiqué me paraît

le

rapprochement

qu on a

voulu faire entre le surréalisme

et

le genre mineur,

le tout petit genre, de la

fatrasie, caractérisé

par la divagation

verbale

et

des associations

d idées

éminemment

saugrenues.

Pour

ma

part

je

verrais plutôt dans la

fatrasie

une simple

amusette (peut-être

assaisonnée

par endroits

d allusions

satiriques

plus ou

moins

voilées)

et en quelque sorte un bur

lesque de l hermétisme.

Aussi

en parlerai-je un peu.

Non

moins que la symbolique,

une

tradition tout autre,

où s affirmait le souci d une poésie

savante,

entendons

d une

poésie

d art,

était

de

nature à

favoriser

l éclosion

de

l hermé

tisme.Ce culte d une forme

recherchée,

raffinée

à l excès,

non exempte

des

studieuses

puérilités

du

« maniérisme

»,

n était

pas

d une absolue nouveauté au temps

des troubadours.

L histoire

en raccourci

qu en a donnée

E.

R. Curtius

(2)

part

du

VIe siècle

avant J.-C.

et en

suit les principales étapes

à

travers

l alexandrinisme,

l Empire et

la fin du monde antique,

le

haut

Moyen

Age

et

le

Moyen

Age lui-même,

jusqu à

l épo

que

e la Renaissance

et

du

baroque.

De son côté Edgar de

Bruyne a estimé dans des pages consacrées à Virgile

le

gram

mairien (deuxième moitié

du VIIe

siècle) et

à

l idéal «

hispé-

rique », où florissaient les

artifices

du

style et

les surcharges

d ornements, qu il

s est

alors formé

«toute une

atmosphère...

qui

prépare

peut-être les voies

à

la poésie

savante et

her

métique du trobar

dus »

(3).

C est en

tout cas un

fait

(2)

Voir La littérature européenne et

le

Moyen Age latin

(traduit

de

l all

emand par Jean

Bréjoux), Paris, Presses Universitaires de France,

1956,

chap.

XV,

p.

331-367,

Le maniérisme.

(3)

Études

d esthétique

médiévale,

I,

De

Boèce

à

Jean Scot Erigène

(Bruges, 1946),

p.

114.

7/25/2019 Frappier - Aspects de l´Hermétisme

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12 JFAN

FRAPPIER

bien établi

aujourd hui

— depuis

un

article

décisif

de Robert

Guiette (4) — que la

lyrique des

troubadours

et

des

trouvères

d oïl, alliée à

la

musique,

fondait son

originalité

bien moins

sur un renouvellement

des

thèmes et

des

sentiments amou

reuxque

sur

des

variations

d ordre technique

un

agence

ment

ncore ignoré de

la strophe,

un mariage inattendu des

rimes

et

des sons,

une

surprise subtile dans

la

structure

de

la

chanson

— bref,

sur

des secrets de composition, menus, ex

quis, offerts

à

la

délectation

des

connaisseurs,

sinon des

in i

tiés. On

peut situer

le trohar

dus à l extrême

aboutissement

de

cette

«

poésie

formelle».

Cela

dit,

ne nous

berçons pas

trop

d illusions.

Si

des

vir

tualités

d hermétisme se trouvaient incluses dans la symbol

ique t dans les formes

savantes

de la poésie, il

reste à savoir

dans

quelle

mesure elles

se

sont réalisées. Des abords du

temple et

de son portique, nos poètes médiévaux ont-ils

pénétré

jusqu au

saint des saints ? Je crois que dans les

cas

les plus favorables ils n ont guère dépassé le vestibule de

l hermétisme.

Les

accords

mystérieux de

la

symbolique

furent

trop

souvent contrecarrés et dissipés par

le

didactisme,,

un zèle à peu

près

constant

d élucidation et

d enseignement.

Quant

au

trobar dus,

plus

proche

à coup

sûr

d une esthétique

de type mallarméen, on n en est

encore

avec lui

qu aux

« e

fances », disons, en toute

justice, aux intéressantes «

enfances

de l hermétisme. Il n en résulte

pas

qu à côté de

zones larg

ement

négatives je

n aurai pas à

signaler des éléments

positifs,

à

des degrés

divers,

suivant les catégories

considérées.

Mais

le plus important me

paraît

d écarter des méprises trop

fr

équentes et de distinguer, autant

qu il

m est permis, l authen

tiqueu faux hermétisme. Il faut avouer en effet que sévit

quelquefois

parmi les médiévistes la manie d attribuer,

in-

tempestivement,

des

sens secrets aux textes les plus limpides.

(4) D une poésie formelle en

France

au

Moyen

Age dans la

Revue

des

Sciences humaines, avril-juin 1949, nouv.

série,

fasc. 54,

p. 61-69

e* R°~

manica Gandensia, VIII,

Questions de

littérature,

Garni,

iq6o,

p. 9-23.

7/25/2019 Frappier - Aspects de l´Hermétisme

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ASPECTS

DE

L HERMÉTISME DANS LA

POÉSIE MÉDIÉVALE 13

Tout

dépend,

il est vrai, de

ce

qu on

entend

par hermétisme.

Afin

de

mettre

un

peu

de

clarté

dans une

question

qui n a

rien de très

lumineux

par nature,

il

me faut bien recourir

à

des

tentatives de définition,

à

mes risques et périls, avec

la

ferme intention

d abjurer

mes erreurs, si

je

m y vois

contraint

par

les

autres

communications

et par nos débats.

S agit-il

aujourd hui

entre

nous d hermétisme au sens pro

pre et premier

du

mot,

de la science

d Hermès

Trismégiste,

du

grand

œuvre,

de la

pierre

philosophale,

d alchimie,

ou,

plus

généralement, d une quelconque doctrine

occulte

(5) ?

Je ne le pense pas.

Que le contenu du poème soit

ésotérique

ou

non,

je tiens avant tout l hermétisme dont nous avons à

traiter

pour un fait de

style,

de technique littéraire, une obscur

ité

oulue,

calculée du langage.

Il

va

de

soi qu aune

forme

hermétique peut s unir un sens rare et profond —

et

dans ce

cas,

tant

mieux

;

mais ce

sens

n est

pas

nécessairement

incompatible

avec la

clarté

de

l expression.

Il

arrive,

inverse

ment,

u une pensée

ordinaire,

un objet banal

soient revêtus

des

prestiges de l énigme.

C est le

style

obscur, et

non

le

sens,

quel

qu il soit, qui

crée

l hermétisme. Quant aux exégètes

prompts à découvrir un sens caché sous des

termes

sans équi

voque,

il

y a

gros à

parier qu ils sont dupes

d un mirage,

à

moins

de

prouver

que

le

sens

évident constitue

un

truchement,

subtil

entre

tous, à

l usage

d initiés.

C est

ainsi

que

bien

vai

nement sans l ombre d une

justification,

on

a voulu

inter

préter la

fine

amor des

troubadours

comme une expression

ésotérique

de l hérésie

cathare.

Cependant une

définition trop

stricte

aurait

ses inconvén

ients.

Comment

ignorer qu indépendamment de l hermé

t ismenstitué consciemment par le

poète, un

autre

hermé

tisme

est

consubstantiel

à

la

part

inconnaissable

ou

incon-

(5) Rappelons-le

hermétique, «

relatif

à

l alchimie

»,

est

attesté

au

début

du xvue siècle

;

son

sens

figuré et littéraire ď « obscur, difficile

ou imposs

ible comprendre,

à

interpréter » n est pas antérieur

à

la fin du xxxe siècle,

de même

que

l apparition du nom hermétisme, dans ses différents sens.

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14

JEAN

FRAPPIER

nue de la

réalité,

aux

mystères

du monde et de l homme ?

Incertitude métaphysique, états inconscients ou subcon

cients, obscurément conçus,

ne

sauraient être exprimés

ou

suggérés qu obscurément,

échappent

du moins,

par essence,

à

la

pleine

clarté.

En

principe

un

langage

purement rationne

n est

pas

l instrument adéquat de l irrationnel. Au

contraire

il est

permis

de croire

à

un rapport

d équivalence,

on ne

dir

pas d exactitude, entre

une

forme

imprécise et le

don brut,

confus,

non

élaboré, de la sensibilité, de l émotion, de l

rêverie. A cet hermétisme spontané, plus vague, plus

fluide,

intermittent, devraient se rattacher, me semble-t-il,

le

sy

bolisme

et

le

surréalisme.

Hermétisme

spontané,

hermétisme

calculé,

celui-ci fondé

sur un

système

un

et

cohérent de l écri

ture, ont chacun un caractère distinct ; on admettra pourtant

que les

deux

catégories ne

restent pas

toujours sans contac

et qu elles

peuvent

s entrecroiser dans l acte poétique.

Il

n en

faut

pas moins

juger

qu une

obscurité voulue, ou

une demi-obscurité,

est

le fait

majeur de l hermétisme : « la

gage

au

cœur

du

langage

»,

ainsi

que

l a

dit

Valéry,

au

mieux,

langage

plus

dense

et plus

vrai, comme est

plus

vraie la valeu

étymologique d un

mot.

Hormis les cas de

mystification,

puériles

perfidies, le style

hermétique

a

ses exigences,

ses

devoirs, ses

avantages aussi.

La

règle du

jeu,

la

règle

d or,

consiste pour le

poète à enfermer un sens réel dans

le

coffre

de

sa

poésie,

mais

à n en pas

livrer

la clé, à laisser au lecteur

le soin de

la

chercher et,

par

une chance méritée, de

la

tro

ver.

Le

sens

doit

exister,

la clé

aussi.

Sans

quoi

l hermétisme

n est rien du

tout.

De cette invitation à

l exégèse,

étape provisoire et temps de

probation, on saisit aisément les bénéfices.

La

difficulté

opère

une

sélection :

le lecteur trop profane

est

écarté.

Seule

une

élite

est captivée,

entre

dans le jeu, est

mise

en

état

d alerte

poétique par la

surprise de l obscur

ou

du clair-

obscur.

Il

s établit

une coopération

du poète

à

l amateur.

Celui-ci ajoute

à

sa lecture des relectures ;

entre

le doute

et

l espérance, au delà

des

euphories de la poésie pure,

il

se

voue au tourment délicieux

du

déchiffrement. S il trouve la

clé de l énigme,

il

peut

dire

comme

le

«bateau ivre » de Rim-

7/25/2019 Frappier - Aspects de l´Hermétisme

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ASPECTS DE

L HERMÉTISME DANS LA POÉSIE MÉDIÉVALE 15

baud

: «

Et j ai vu quelquefois ce que l homme a cru voir.

»

S il a cru voir,

il

est déjà heureux. S il

continue

à

chercher,

il

prolonge

sa ferveur,

invente

peut-être un sens à

lui, crée

un

poème nouveau.

C est

à

cet

usager d élite,

et

non

à

l au

teur, que pensait amicalement Mallarmé en déclarant

: «

Nom

mer n

objet,

c est supprimer les

trois

quarts

de

la jouissance

d un poème, qui est

faite

du

bonheur de deviner peu

à

peu ;

le suggérer, voilà le

rêve. .. Il

doit y

avoir

énigme

en

poésie (6).

»

Qu on

veuille bien

excuser ces observations :

elles

vont

m aider,

je

l espère, à

séparer

le

faux

du véritable

hermétisme,

ou de

ce

qui tendait

à

celui-ci, dans quelques cantons, exami

nésommairement, de la poésie médiévale.

C est en

dernier

lieu

que je parlerai

du

trobar dus.

D abord la symbolique,

à

la

fois

symbolisme

en

puissance

et symbolisme desséché. Elle faisait

du monde

visible un

reflet

du

monde

invisible.

La

création

devenait

un

immense

alpha

bet. haque être,

chaque

chose était l hiéroglyphe

d une idée.

Quoi

de

plus

favorable à l hermétisme, apparemment,

que

ce chiffre

universel

? Mais là se trouvait

précisément

l écueil.

La

symbolique était considérée comme une

méthode,

un sy s

tème cohérent

d explication, une science, et

non un art.

De plus, les

clercs

n entendaient

pas

garder pour eux le tré

sor

du savoir. Entre

beaucoup,

Chrétien

de

Troyes

l a

dit

ainsi

: « Qui ne répand pas libéralement

ce

qu il a

de science,

autant que Dieu lui en donne la grâce, n agit

pas en

sage (7). »

C est

pourquoi

les

rapports

mystérieux,

fondés

presque

toujours

sur

de

vagues analogies,

de

simples impressions,

ou de

traditionnelles conventions, que

la symbolique

éta

blissait

entre

une apparence concrète

et

une réalité

abstraite,

étaient promptement révélés, dévoilés. En bonne conscience

et

le

cœur pur,

les auteurs livraient la

clé

et, du

coup,

abo

lissaient l hermétisme. Il

suffira d en juger par

les

bestiaires

(6)

Déclaration de Mallarmé à

Jules

Huret. —

Jules Huret,

Enquête

sur

l évolution littéraire, Paris, 1891.

(7) Erec et

Enide,

v. 16-18.

7/25/2019 Frappier - Aspects de l´Hermétisme

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1 6 JEAN

FRAPPIER

et par leur plus fréquente formule

ďélucidation,

comparabl

au signe de

l égalité

: E iço signefie... Cest

oisel [le

pélican]

signefie

le

fiz sainte Marie... (Philippe de Thaiin) ... Hydre

ki

a

plusours

testes

senefie

Готте

ki

a

autretant

ď

mies

co

il

a

ďacointances...

(Richart

de

Fornival).

Malgré quelque

variantes, d auteur

à

auteur,

la

symbolique

a tendu de

plu

en

plus à la fixité, a fini

par

constituer,

ou

peu s en faut,

u

répertoire

de

similitudes, un

code de «

senefiances

». Il

lu

manquait

et

l élan

créateur et la part

d ombre indispensabl

au symbolisme.

Est-ce à dire que

ce dernier

n a jamais

fructifié

dans

l

poésie

du

Moyen

Age

?

Ce

serait

une

disgrâce extrême

Heureusement, il n en va

pas ainsi. On peut même

estimer

qu

les

grimoires

des rapports symboliques,

l accoutumance

compter sur la

révélation

d un sens caché au delà de l imag

et du mot, le

réflexe

de la

«

senefiance », si

l on

veut,

ont

d

préparer des

auteurs de

plus grande envergure et animé

d autres

intentions

que

les

compilateurs

des

bestiaires

ou de

lapidaires

à

concevoir

et

à

réaliser,

en

quelque

mesure,

u

symbolisme

original.

Le Conte

du

Graal

est à

mes yeux

l exemple

le

meilleu

d une montée vers

le

symbole. Là, Chrétien de Troyes, u

maître du récit énigmatique au surplus, laisse flotter l im

gination du lecteur

entre

plusieurs interprétations possibles

entre un mythe païen

et

un graal christianisé,

en

jouant

de

ressources chatoyantes de l ambiguïté et de la pluralité de

sens.

Il

en

résulte un certain

hermétisme,

accru,

il

est

vrai

par l inachèvement du conte.

Accident

peut-être heureux

du biais

qui retient

aujourd hui notre

attention.

Il n en rest

pas

moins

que dans

le cours

de son récit, au développemen

gradué, Chrétien préserve

le

mystère, s abstient d expliquer

ou

ne consent

qu à

de

tardives, furtives, partielles explic

tions,

propres

encore

à aiguiser

la curiosité.

C est de cett

imprécision, de

cette

fluidité

que

proviennent

à

mon avis

l

symbolisme et le demi-hermétisme du Conte du Graal

(8 )

(8)

Je ne puis

présenter ici tous

les

arguments

utiles

à mon

interpré

tion.

e

l ai déjà

fait

ailleurs ]Perceval

ou

le

Conte

du

Graal, Paris, Centre

d

7/25/2019 Frappier - Aspects de l´Hermétisme

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ASPECTS

DE L HERMÉTISME

DANS LA POÉSIE

MÉDIÉVALE 17

Exemple à coup

sûr

privilégié que

celui-là,

mais non isolé.

Dans plus d une œuvre

médiévale,

on a le droit de recon

naître un symbolisme authentique

et

par conséquent, pour le

moins,

un

léger

hermétisme.

Il

suffit

parfois

d une

finesse

de

composition, d un trait insolite, un peu énigmatique.

Il

faut

surtout

que

la clé de

l interprétation

soit dissimulée, qu on la

cherche.

A l opposé,

l auteur de YOvide moralisé, féru

de

symbolique, épargne

à

son

lecteur

ce

beau

souci d une quête

:

pour chaque fable

des

Métamorphoses, il nous livre un sens

«

selonc estoire », un sens

«

selonc phisique », un sens

«

par

allégorie

ou

sentence »,

subdivisé

lui-même en

sens

moral

ou

satirique, en sens mystique, en sens eschatologique. Il nous

tend

non pas

une, mais un

trousseau

de

clés.

*

Le sens allégorique était un

échelon

dans la gamme des

significations symboliques (au surplus le terme d allégorie

était

employé

couramment

pour

désigner

toutes

les formes

et

tous

les

degrés de la symbolique). Précisons

une

fois de plus

que rattachée

à

la symbolique l allégorie

n est pas annexée

de

ce fait

au symbolisme. Il

est

même

assez

évident qu elle

s opposerait plutôt

à

ce dernier.

Au

lieu de s élever, comme

le symbole, du monde

visible au

monde

invisible,

de la

copie

au modèle, l allégorie correspond

à

un

mouvement

inverse :

métaphore

prolongée

ou

introspection

extériorisée,

elle

donne

une

apparence visible au

monde invisible des idées

et

des sentiments. De

toute façon,

ce que j ai

déjà

dit de la

symbolique en général convient spécialement à

l allégorie.

Cependant son rôle

est

si grand

chez les poètes

médiévaux

qu il mérite

peut-être

un

examen

particulier. D autant plus

que cet examen

ne

se révélera

pas

tout

à

fait négatif.

Pourtant, avouons-le d abord : les arts poétiques

du

XIIe

et

du

XIIIe

siècle

ont

beau

la

ranger

dans

la

catégorie

de

Vornatus

difficilis (9), on n attend pas, pour l hermétisme, un

Documentation Universitaire, 1953 — Chrétien de Troyes, Paris, Hatier

(Connaissance

des

Lettres), 1957, chap.

VII).

(9) Cf. Edmond

Faral,

Les arts

poétiques

du XIIe et du XIIIe siècle

(Paris,

Champion,

1923),

p.

89-90.

7/25/2019 Frappier - Aspects de l´Hermétisme

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1

8 JEAN

FRAPPIER

grand rendement de l allégorie. Il est rare en effet qu ell

n apporte elle-même

le

sens vrai de son discours. Personni

ication, elle donne son nom : Doux Regard, Nature, ou

Faim,

« maistresse

e

nourrice

Larrecin, le

valleton

lait

». Image,

elle ne

se

voile

d aucun

mystère

: la

Rose

fleurit au jardin d

Déduit.

L allégorie est

à

la

fois letre et sen, fable et vérité,

quand ce n est texte et glose dans

la

littérature

didactique

o

les formes

plus

ou moins variées qu elle revêt ne

restent

guèr

inexpliquées, si longtemps que s en fasse

attendre Yexposi

tion

(10). Qui

enseigne

doit être clair

et ne

saurait laisser couri

à

la letre

le

risque d une interprétation vicieuse.

Méditée,

orientée,

l image allégorique n apparaît

que

pour

éclater

sou

l analyse en mille

fragments

signifiants, ou

se

résoudre

e

idée. Captive, dans l esprit de

l auteur, du

sens

qui

la

justifie

elle ne

peut avoir l ambiguïté

du

symbole. Comme on l

dit

en

un

temps plus proche de nous que

le

Moyen Age,

«

l allégorie habite un palais diaphane

» (Lemierre).

Il n empêche qu on

irait trop loin

en déniant la

moindr

ressource d hermétisme

à

l allégorie,

ou,

plus

précisément,

à l usage

adroit

qu en ont

fait

certains poètes médiévaux

Je pense avant

tout

au Roman de

la Rose,

le jeu

allégorique,

appliqué chez

Guillaume de

Lorris aux

secrets de l amou

courtois dont

l intelligence

est

réservée

à une

élite,

acquier

assez de

complexité pour

devenir, dans

le

monde clos du song

et du

verger, un

arc-en-ciel

de

personnifications. Si classées,

étiquetées soient-elles, un halo d incertitude, avant de se

di

siper,

les

nimbe

un

moment

de

quelque

mystère.

Servant

imager,

à dramatiser

l abstrait,

l allégorie

confère alors

à l

pensée,

ou

banale

ou

subtile,

un attrait

d énigme.

De

plus Guillaume

de Lorris

et

Jean de Meun n ont

pas

manqué

de

déclarer,

plusieurs fois (n), qu ils

remettaient

à

plus

tard la

complète explication de telle allégorie

ou du

song

tout entier.

L opposition,

déjà

traditionnelle dans la poésie

allégorique,

entre

la

parole

«

coverte

»

et

la

parole

«

aperte

»

(ouverte) introduisait dans la

«

fable

»

un élément d hermé-

(10) L explication.

(11) Roman de

la

Rose,

éd. E. Langlois, vers 978-84,

1600-02, 2057-76,

10603-04, 21211-14, 15147-54.

7/25/2019 Frappier - Aspects de l´Hermétisme

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ASPECTS

DE

L HERMÉTISME

DANS

LA POESIE

MÉDIÉVALE IÇ

isme. Réserver

jusqu à

la conclusion l éclaircissement de la

senefiance

» était

propre

à

ménager

un charme, avec l espoir

une

exégèse,

au long

du

récit. Mais

ce qui

fait la nouveauté,

t

peut-être

aussi

le

piquant du

Roman

de

la

Rose,

c est

que

les

promesses de Guillaume et de

Jean

ne sont pas tenues,

que la glose attendue n est

jamais

donnée.

Il

semblerait par

conséquent que nos

deux auteurs aient

observé consciemment

une règle

essentielle

de la poésie hermétique

:

ne pas livrer

la clé. Cependant j hésite à soutenir cette opinion. Pour Guil

laume en

effet,

on sait qu il n a pas conduit son œuvre jusqu au

dénouement.

Quant

à

Jean, n aura-t-il

pas

finalement pensé,

en dépit

de

ses promesses

antérieures,

qu il

importait

peu

d ajouter

une glose

à

des

fictions

qui n en

avaient nul besoin,

tant

leur

sens était transparent ? On essaiera

d en

juger par le

seul passage où chez lui l invention

allégorique

puisse appa

remment déconcerter le lecteur (12) :

la

description

du

parc

merveilleux que Génius oppose,

point

par

point,

aux

«

truf es

et fanfelues »

du jardin de Déduit. Nous y trouvons trois

images

qui

ont

un

air

d énigme

:

celle

des

trois

bouches

d où jaillit l eau de la fontaine

:

E

une e treis

en

trouverreiz,

20474

S ous voulez au conter

esbatre,

Ne ja

n en

i

trouverreiz quatre,

Mais toujourz

treis et toujourz

une

;

celle

de

Г

«

olivete petite

»

qui pousse

et

croît

et

«

de

fueille

e

de

fruit s encharge » quand l eau

de la fontaine

baigne

ses

racines ;

30 celle de l escarboucle

toute

ronde

et cependant «

a treis

quierres

»

trois

facettes), soleil de l enclos, qui

brille

dans la

fontaine.

Enigmes

?

Il faudrait être aveugle

pour

ne

point

reconnaître

le paradis dans

cet

enclos rond où la

nuit

et

le

temps

sont

abolis,

la

joie

et

la

connaissance

parfaites,

les

blanches brebis sont

menées

par un « bon pasteur ».

L olivier,

d ailleurs, porte un « rolet » où l on peut lire

:

(12) On ne

peut raisonnablement

croire

que la métaphore prolongée de

la fin (la

cueillaison de

la

Rose) ait

besoin d être élucidée.

7/25/2019 Frappier - Aspects de l´Hermétisme

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2O JEAN FRAPPIER

Ci

cueurt la

fontaine de vie

20521

Par

desouz

l olive

foillie

Qui porte

le

fruit de salu.

Les

deux

premières

allégories

désignent

à

coup

sûr,

l une

l Esprit Saint indissociable

des autres personnes

divines

l autre, la Vierge. L escarboucle ne défend guère mieux so

mystère :

cette

image de l unité dans la trinité est moin

banale

que celle

du triangle

equilateral

cher

aux

théologien

médiévaux,

mais

un esprit formé

par

l école

devait

la traduir

aussitôt — et

admirer la

virtuosité de l auteur (13).

Admettons pourtant

qu il

subsiste un léger voile, un sou

çon

d hermétisme dans

le

Roman

de

la

Rose,

assez

au

bou

du

compte pour que

Jean

Molinet,

deux siècles

après

Jean

d

Meun,

se

soit cru

autorisé à

le

« moraliser », à

le

« réduire

moralité

»,

comme il

dit, à l interpréter dans un sens chr

tien et

mystique,

en

oubliant

ou en

dépassant

la

«

substanti

fique moelle

»

du vieux

poème (on a

beau épiloguer, le sen

général est

courtois chez Guillaume de

Lorris,

correspond

une

sorte

de

naturalisme

évangélique

chez

Jean

de

Meun)

Molinet

explique,

explique

inlassablement. Rien

n est

plu

conforme

à

l usage

médiéval de la symbolique ;

rien

ne

s o

pose autant et au symbolisme et

à

l hermétisme.

Nous

changeons

de secteur,

et

de

registre,

avec

la

fatrasi

Il

ne

s agit plus

cette

fois de suggérer

ou

d énoncer,

au-del

au dessus du sens littéral, un sens caché,

moral,

allégoriq

ou spirituel. C est,

à

l opposé,

une poésie

du non-sens, un

jonglerie avec

l absurde. La

fatrasie,

nommée aussi fatra

derverie, resverie, c est-à-dire «

divagation

», n est pas an

rieure

au troisième

tiers du хше

siècle (fatrasies de Beaum

noir, fatrasies d Arras), mais elle se rattache

à

un courant

(13)

Voir

les

vers 20525-90. C est

sans

raison que certains exégètes

o

prétendu

interpréter

comme

des

symboles alchimiques, donc

hermétiqu

au sens

restreint du mot, les

images de

la fontaine,

de l olivier

et

de l es

rboucle (cf. M.

Caron et

S.

Hutin, Les alchimistes,

« Le Temps qui

court

Éditions du

Seuil,

Paris, 1959, p. 147-149).

7/25/2019 Frappier - Aspects de l´Hermétisme

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ASPECTS

DE

L HERMÉTISME DANS

LA

POESIE

MÉDIÉVALE

21

fantaisie

verbale

attesté

plus anciennement

et destiné à se

prolonger

jusqu au

XVIe

siècle, et

plus tard

encore, en

des

ormes diverses (sottes chansons, menus propos,

soties,

farces,

coq-à-1 âne, cocasseries

lexicales

et

autres

de

Rabel

ais) 14). La fatrasie

du

XIIIe siècle

apparaît comme

un

genre

fixe — onze

vers

de

cinq

et de

sept

syllabes, bâtis sur

deux

rimes, schéma

strophique (5a

5a 5b 5a 5a

5b/7b

7a 7b 7a

7b)

où domine

l impair.

La

forme

est

concertée, d un déséquil

ibrealculé.

Mais le contenu

s affranchit

du

possible et

du réel,

se caractérise

par l imprévu, le décousu,

le saugre

nu

15).

Non

sans parodier

le

lyrisme

courtois,

le

poète

s amuse

à

des associations d images

et

d idées que suscite la rime,

que

ne

freine

pas

la raison, qui

rompent avec la logique

ou qui

naissent spontanément les

unes des

autres. Est-ce de

l he

rmétisme

?

On en doutera fort, puisqu on voit

bien,

de prime

abord, qu aucun sens n est

à

trouver. Est-ce du

surréalisme

?

Il

y

a dans

la

fatrasie

une

étrange

combinaison de recherche

formelle

et

de mécanisme incontrôlé. De là vient

qu on

a

rapproché

fatrasie

et

écriture

automatique.

Cherchant

des

précurseurs du

surréalisme, Eluard,

entre

autres contempor

ains,

élevé

sur

le pavois

fatrasies et

fatras.

Honneur mérité

ou

non

?

Je crois que

P.

Zumthor a

justement pesé

le

pour

et

le contre

en écrivant : «

Surréalisme ? Sans

doute,

mais de

caractère purement linguistique. Le fatras vise

à

libérer la

langue de sa fonction la plus obvie (communicative

et

ra

tionnelle ,

alors

que

le

surréalisme moderne

a

tenté

d en

l

ibérer les

racines

mentales elles-mêmes...

Dans

la mesure

elle

rompt

fondamentalement

avec le langage

littéraire

court

ois t

sa

mentalité propre, la fatrasie constitue l une

des

toutes

premières émergences d une poésie

moderne,

d une

ors

nova.

(14)

Voir,

à

ce sujet,

l étude

fondamentale de Robert Garapon, ha fant

aisie

verbale

et

le

comique

dans

le

théâtre

français,

du

Moyen

Age

à

la

findu

XVIIe

siècle

(Paris,

Colin,

1957).

(15)

Je

ne

puis

entrer

dans

les détails et je renvoie

pour

un examen

moins

incomplet

au livre de Lambert C. Porter, La

fatrasie

et

le fatras,

Essai sur

la

poésie irrationnelle en

France au

Moyen Age

(Droz,

Genève,

et Minard,

Paris, i960), ouvrage

non

exempt d erreurs, et surtout

à

l article, perspi

cace t judicieux, de Paul Zumthor,

Fatrasie

et coq-à-l âne

(De

Beauma-

noir

à

Clément

Maroi)

dans

Fin

du Moyen

Age

et Renaissance, Mélanges

de

philologie

française

offerts

à

Robert

Guiette (Anvers,

1961),

p.

5-18.

7/25/2019 Frappier - Aspects de l´Hermétisme

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22

JEAN FRAPPIER

Mais, émergence

en

quelque

manière prématurée, surgie

de

besoins

encore

mal différenciés, dans

un

monde

encore trop

formaliste pour qu elle n y soit

pas

condamnée dès

le

be

ceau

à

la

sclérose

(16).

»

Soit.

Mais,

de grâce,

ne

guindons pas

la

fatrasie. Elle reste

plus près des

« loufoqueries », non

sans

étincelles, de Pierre Dac (17) que de la poésie d Eluard.

*

Je ne m écarterais

pas

de mon

propos

en parlant de

Villon.

Une

bonne

part

de son

œuvre appartient en effet

à

l herm

tisme,

n

hermétisme

très

personnel,

fait

d allusions

furtives,

de

railleries occultes,

compliquées, que pouvaient

saisir de

copains « dans

le

coup », mais que

le

lecteur d aujourd hui n

saurait déchiffrer sans avoir

une

clé

obtenue à

grand renfor

d érudition.

Cet hermétisme

est dû

aussi à la virtuosité

d

poète,

à

la densité de

son

style, et, plus profondément,

à

u

pli de

sa nature,

son

goût ou

son besoin de la

simulation, e

même

à

ses

obsessions

qu une

écriture secrète

aurait

enr

gistrées en multipliant les anagrammes de certains noms

pr

pres

— Catherine, Sermoise, Ythier

Marchant, etc.,

— dan

le Lais et le Testament, si Tristan

Tzara a

raison. Mais l

temps

me

presse

et seul le trobar

dus

des troubadours

doi

maintenant

me retenir

quelque peu.

Le trobar dus fut surtout

une

affaire de style. Il

ne

se fo

dait pas sur

de

la

métaphysique, une conception

symbolique

de

l univers. S il

ne fut pas

sans rapport

à l origine avec u

certain ésotérisme

de la fine

amor, avec

la loi

du secret, l

peur de

profaner l amour, l exaltation

tout intérieure du joi,

il devint

assez

vite

une manière

voulue

d écrire obscurément,

une

pure question

d art. On

sait

que

les troubadours

euren

au plus haut

point le

souci de la forme :

ouvriers

du vers,

ciseleurs de la

rime,

constructeurs de la strophe,

ils

miren

leur

point

d honneur

à

faire

de la

poésie

un métier

difficile,

à

polir dans leur

«

atelier

»

des

chansons «

de

bonne

couleur

»

(16)

P.

Zumthor,

loc. cit., p. 14,

16.

(17)

«

Les nuages sont

bien bas

ce

soir,

ils ne

passeront pas

la

nuit.

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ASPECTS

DE L HERMETISME

DANS LA POESIE

MEDIEVALE

23

comme

le

disait Guillaume IX

(18). C est là un trait

commun

aux tenants des trois styles qu on s accorde généralement à

distinguer

dans la

poésie

d oc au хие siècle :

apparent

déjà

dans le trobar

plan,

pourtant simple et clair, le

goût

de l art

savant, élaboré, atteint son apogée dans le trobar dus

et

dans

le trobar rie, tout de

raffinement

technique

et de virtuosité.

Trobar rie et trobar dus,

remarquons-le,

restèrent

au fond

étroitement

apparentés : si

le premier

ne visait pas en théorie

à l obscurité, en fait il se confondait

souvent

avec

le second.

A

moins

que

l inverse

ne soit

plus

exact et que l hermétisme

du

trobar dus n ait

surtout résulté d une recherche exagérée,

trop

passionnée,

de

la

forme

belle

et

rare.

Je ne songe pas,

on le devine,

à retracer

l histoire du trobar

dus.

Il me

faut

pourtant rappeler

qu il se discerne chez

Guillaume

IX

(19), le plus ancien des troubadours connus,

puis se

manifeste

amplement chez Marcabru, génie

orageux

qui

semble avoir besoin d un style enténébré pour

faire

jail

lir l éclair

(compte

tenu de toutes

les

différences, on serait

parfois

tenté

de

comparer son

hermétisme

à

celui

de

Rimb

aud). Cependant

deux troubadours,

plus jeunes d une génér

ation, Giraut de Borneil

et

Arnaut Daniel, passent

à juste

titre pour

les

maîtres

du

trobar dus. Encore advint-il qu après

avoir

pratiqué

et

vanté

le «

style

clos »,

Giraut de Borneil

chanta la palinodie au profit du trobar plan

: «

Je saurais

bien,

déclare-t-il dans

sa

chanson IV, la

rendre

plus obscure,

mais

un chant n a

pas

toute sa valeur, quand tous

ne

peuvent pas

y

prendre

part.

» C est donc Arnaut Daniel

qui

devrait

re

porter la

palme

du trobar dus, lui que Dante

et

Pétrarque

ont

mis

précisément au

premier

rang des troubadours

comme

le meilleur artisan de sa langue maternelle. Inventeur d une

forme exquise et

compliquée,

la sextine

celle qu il

a

composée, modèle

du

genre, est comparable

à

un travail de

marqueterie — Arnaut Daniel fuit studieusement

l expres

sion

imple

et

naturelle.

Aussi

son

trobar

dus,

auquel

ne

fait

pas

défaut

une pure beauté

d art,

appréciée, admirée des

(18)

Chanson

VI,

v.

1-3,

éd.

A.

Jeanroy (Les

classiques

français du Moyen

Age).

(19) Voir

sa

chanson

IV,

Farai un vers de dreyt nien...

7/25/2019 Frappier - Aspects de l´Hermétisme

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24

JEAN FRAPPIER

connaisseurs

médiévaux, a-t-il trop souvent l air

d un

jeu

gratuit autant que laborieux.

Allons

plus

loin

en

disant que malgré

leur

prétention au

style obscur

Arnaut Daniel et

ses

émules n ont

pas

tellement

pénétré

dans la voie de l hermétisme.

Ils

ont voulu, très

consciemment, donner un tour énigmatique

à

leurs

vers.

Dans le fait, les moyens du trobar

dus ont quelque

chose

d élémentaire

et

de naïf,

même

quand

ils

sont appliqués avec

virtuosité.

Ils consistent surtout

à forger des mots nouveaux,

non exempts de bizarrerie,

à

torturer des images et des mét

phores usées,

à

embrouiller arbitrairement

la

suite des idées

(ce

recours

facile

à

une

«

divagation

»

sans

commune

mesure

avec l intuition poétique était désigné

par

une expression

technique, entrebescar

los

motz, « entrelacer,

enchevêtrer

les

mots »).

Paix est

laissée en

revanche à la

syntaxe et

aux

ar

iculations logiques du discours.

Le

résultat global est

une

impression d étrangeté plus que d obscurité. Bref, on pour

ait

eprocher

à

l hermétisme du trobar dus de rester super

iciel,

trop

clair.

S il

fait

le

tourment,

délicieux

ou

non,

du

lexicographe

et du grammairien, il n éveille

que peu

l ém

tion sthétique issue du sens

secret

de l énigme. Il possède

à coup sûr

moins de mystère et de pouvoir d incantation que

l obsédante

et

crépusculaire chanson de Jaufré

Rudel, Amor

de

lonh, où l art,

tout

symbolique soit-il,

relève du trobar

plan. Pourtant ne soyons

pas

trop

sévère ou

trop négatif

:

malgré son insuffisance, on

admettra que

dans le trobar

dus

s ébauchait

un

hermétisme

analogue

aux

ambitions

de

Mal

larmé. Il faut

un

commencement à tout.

Voilà

terminée ma course

à

travers la

poésie

médiévale.

Elle

m a

fait traverser

des

secteurs si

divers

qu une conclusion

d ensemble

ne s impose

nullement. J ai

tenté

de montrer

pour

chacun

d eux

les

chances

de

l hermétisme

et

ses

échecs

partiels. Ai-je dissipé les malentendus auxquels j ai fait

all

sion

?

Si

oui,

j espère

avoir aidé

à

préciser les condition