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De la politique littéraire à la littérature sans politique ? Des relations entre champs littéraire et politique en France 1 Vincent Dubois Université de Strasbourg (Institut d’études politiques) et Institut universitaire de France, GSPE-PRISME (UMR 7012) MISHA, 5, Allée du Général Rouvillois CS 50008 F-67083 Strasbourg cedex France [email protected] L’ancienneté et l’intensité du rôle politique de la littérature et, plus généralement, des liens entre littérature et politique marquent l’histoire politique et culturelle française. Ce rôle a nourri et nourrit encore, d’importants débats : agiter une telle question fournit aux écrivains l’occasion non seulement de prendre position sur les conditions et les modalités légitimes de l’engagement littéraire en politique, mais aussi de dire ce que doit être la politique, ce qu’est ou ce que doit être un écrivain, et partant de se situer par rapport aux pairs et concurrents dans les jeux et enjeux internes au champ littéraire. Quel est le rôle politique de l’écrivain ? Cette question renvoie en effet immanquablement à dérouler le fil des interrogations sur la définition de la littérature, sa fonction ou encore sur les (bonnes) raisons d’écrire. 1 Ce texte reprend les éléments de la conférence présentée au Frankreich Zentrum le 8 septembre 2009. 1

Freiburg_08-09-09

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De la politique littraire la littrature sans politique

De la politique littraire la littrature sans politique ?

Des relations entre champs littraire et politique en France

Vincent Dubois

Universit de Strasbourg (Institut dtudes politiques) et Institut universitaire de France, GSPE-PRISME (UMR 7012)

MISHA, 5, Alle du Gnral Rouvillois CS 50008 F-67083 Strasbourg cedex France

[email protected]

Lanciennet et lintensit du rle politique de la littrature et, plus gnralement, des liens entre littrature et politique marquent lhistoire politique et culturelle franaise. Ce rle a nourri et nourrit encore, dimportants dbats: agiter une telle question fournit aux crivains loccasion non seulement de prendre position sur les conditions et les modalits lgitimes de lengagement littraire en politique, mais aussi de dire ce que doit tre la politique, ce quest ou ce que doit tre un crivain, et partant de se situer par rapport aux pairs et concurrents dans les jeux et enjeux internes au champ littraire. Quel est le rle politique de lcrivain? Cette question renvoie en effet immanquablement drouler le fil des interrogations sur la dfinition de la littrature, sa fonction ou encore sur les (bonnes) raisons dcrire.

Sans doute faut-il prendre en compte ces dbats littraires mais aussi sen dprendre, en tout cas si lon veut comme cest le cas ici aborder le problme des rapports entre littrature et politique sous un angle historique et sociologique, cest--dire partir des relations et pratiques relles pour mieux saisir les conceptions auxquelles elles peuvent tre associes. Partons pour ce faire partir dune ide simple. Les liens entre littrature et politique en France apparaissent effectivement forts et anciens: pensons la politique littraire de la priode rvolutionnaire dont parle Tocqueville, puis aux abondants exemples du rle politique des crivains, au moment de lAffaire Dreyfus ou encore aprs la seconde guerre mondiale puis dans le sillage des contestations de Mai-68. Lopposition politique entre la droite et la gauche constitue ainsi un principe de division du champ littraire, de lentre-deux-guerres la fin des annes 1970. Rapporte cette tradition, la priode contemporaine semble plutt marque par le retrait des crivains de la sphre politique. Quelles sont les conditions conduisant lier politique et littrature? Sous quelles formes ces liens se manifestent-ils? Comment linverse prendre la mesure exacte dun possible retrait hors politique de la littrature? Quelles en sont les raisons et les manifestations? Ny a-t-il pas une dimension politique des productions littraires au-del de leur contenu manifeste? Partant une littrature apolitique est-elle possible? Telles sont les questions qui guideront notre rflexion.

Politique et littrature, une tradition franaise

Littrature nationale et gense de lEtatComprendre les modes dexpression politique implique de saisir les cadres dans lesquels ils se dploient et donc de les rapporter leur construction historique, cest--dire la gense de lEtat. Dans le cas franais, lanciennet et la forte unification de lEtat-nation doivent beaucoup lassociation dun processus de concentration tatique et dun processus dunification et de centralisation culturelles. La langue franaise ne prexiste pas lEtat franais dont elle est en quelque sorte le produit, rsultant de sicles de codification, dimposition lgale et dinculcation. Elle contribue en retour la lgitimation de lEtat comme cadre politique: la correspondance entre la communaut des locuteurs et la communaut politique fait apparatre comme naturelle la structuration institutionnelle unifie et centralise du pouvoir tatique. On peut en un sens faire une remarque analogue propos de la littrature nationale qui, sans mme prsenter un contenu propice ldification du sentiment national ou de la grandeur de lEtat, contribue par son existence mme accrditer lvidence du cadre stato-national.

Sans doute la cration de lAcadmie franaise en 1635 constitue-t-elle lune des manifestations les plus nettes de lassociation de ces processus historiques. Institution cre sous lgide de lEtat, elle marque en mme temps une tape importante du processus dautonomisation du champ littraire. Institution littraire, elle se caractrise en mme temps par la prsence dhommes dEglise et dhommes dEtat. On y discute littrature, mais cest galement le lieu lgitime de dfinition des bons usages linguistiques. Cest au final la matrialisation et la structure dencadrement des relations entre politique et littrature, favorisant la double centralisation dans la capitale du pouvoir politique et du pouvoir littraire.

Le politique, le littraire et la reprsentation de luniversel

Ltablissement prcoce de liens de ce type nest sans doute pas tranger une caractristique constitue historiquement de lintellectuel la franaise, dont les crivains constituent une figure centrale: lintervention dans le dbat public et la prtention y incarner des valeurs universelles. La politique littraire: cette expression utilise dans le titre de cette contribution est emprunte Alexis de Tocqueville qui, dans LAncien rgime et la rvolution, entendait dsigner par l le rle politique propre aux littrateurs franais. En substance, il sagit moins, selon Tocqueville, dune prsence dans les pratiques de gouvernement, la manire des conseillers du prince, que dune intervention dans un dbat volontiers abstrait sur les principes devant y prsider. Ctait l, selon Tocqueville, une des origines de la drive utopique dune politique rvolutionnaire en qute de puret conceptuelle, au risque de lextrmisme; cest en tout cas une manifestation fondatrice dans la manire darticuler littrature et politique.

On la retrouve de diffrentes manires dans les principales figures de lhistoire littraire de la priode contemporaine. On se contentera den rappeler quelques exemples clbres. Victor Hugo sest illustr dans lopposition au second Empire au nom dune dfinition haute de la politique; il est devenu pour cette raison un emblme de la IIIe Rpublique qui en a pris la suite. Cest au nom de la dfense de valeurs universelles contre les pouvoirs institus, ceux de largent, de lEglise et de lEtat, que les grands reprsentants de lart libre, Baudelaire ou Flaubert, ont impos la spcificit de la littrature comme discours, et partant la libert de lcrivain saffranchir du commun. La conqute de cette autonomie ne conduit pas au retrait hors du monde (politique); elle dfinit en revanche une manire spcifique dy intervenir. Non seulement comme auxiliaire des partis et des pouvoirs, mais aussi et surtout au nom de cette autonomie et des valeurs universelles quelle permet de prtendre reprsenter. Linvention de lintellectuel, dont laffaire Dreyfus constitue une tape dcisive, prend sens dans cette histoire. Et si les crivains partagent avec dautres artistes ou des savants cette qualification, ils constituent une part numriquement et symboliquement (que lon pense Emile Zola) dominante de ce qui est depuis lors constitu en groupe social. Cette double prtention autonomiste et universaliste et la tension quelle gnre dans les relations des crivains des organisations politiques marquent lhistoire ultrieure des rapports entre littrature et politique, dAndr Malraux Jean-Paul Sartre et au-del.

La politisation de la littrature

Mais comment au juste se dfinit le caractre politique de la littrature? Il faut pour le comprendre considrer la littrature et la politique non pas comme des concepts, mais comme des espaces de positions, de relations et de pratiques, structurs par les rapports de forces internes entre des agents qui luttent, entre autres, pour imposer la dfinition de ce que doivent tre la littrature ou la politique. Il faut autrement dit analyser les champs littraire et politique et les rapports entre ces deux champs.

Revenons un instant sur la question de lautonomie du champ littraire, question complexe quon ne peut traiter ici que dans des termes (trs) simplifis. Cette autonomie, toujours partielle, procde de ce que les crivains et autres agents du champ littraire comme les critiques et les diteurs aient peu peu constitu la littrature comme domaine dactivit spcifique, diffrenci des autres en le dotant entre autres de rgles, denjeux et de modes de conscration spcifiques (comme les prix littraires). Cette autonomisation attnue les contraintes externes sur lactivit littraire ou les rend au moins plus indirectes: la censure se fait plus discrte, et on juge une uvre davantage pour ses qualits proprement littraires que pour sa conformit un dogme religieux ou des intrts politiques. Lautonomisation place ainsi les dterminations de lactivit littraire lintrieur mme du champ littraire: quand bien mme ils se pensent comme libres, les crivains demeurent contraints, mais cette fois par les logiques internes qui les conduisent par exemple se dmarquer stylistiquement les uns des autres, jouer le jeu de laffiliation des courants littraires, ajuster leur production ltat du champ littraire et la position quils y occupent, etc. Ds lors que lautonomie devient la rgle de lart littraire, la prtention la reconnaissance comme crivain, qui ne peut dans une telle configuration qutre accorde par les pairs, implique dajuster ses pratiques cette exigence dautonomie, et donc mettre distance, en pratique ou au moins par dngation, tout ce qui peut la contrarier. Comme plus largement dans le champ culturel, il faut ainsi congdier la figure honnie de lart commercial par lequel on dsigne les productions ajustes des fins conomiques, cest--dire extrieures aux logiques propres du champ culturel, en mme temps que mettre distance toute forme dart officiel, dglise, de parti ou dEtat.

Compte tenu de lhistoire brivement esquisse prcdemment, la question du rapport au politique est dans cette perspective plus complexe. Si les prises de positions politiques des crivains exposent a priori au risque de lhtronomie (orienter la littrature selon dautres logiques que spcifiquement littraires), elles peuvent cependant tre revendiques comme un lment constitutif du rle de lcrivain, et de sa position mme au sein du champ littraire. On peut, pour illustrer cette proposition, commencer par tablir gros traits une typologie des attitudes politiques des crivains. La premire consiste, au nom dune conception pure de lart pour lart se tenir lcart de toute proccupation politique, que ce soit dans le contenu des uvres ou dans les activits extralittraires de leur auteur. Cela se traduit dans le choix des sujets (dgags des enjeux du moment), dans le style (comme la recherche formelle, cest--dire oriente vers des enjeux spcifiquement internes au champ littraire, quand les principaux lecteurs sont eux-mmes auteurs), comme dans labsence de toute activit qui pourrait rvler un engagement politique: signature de ptition, tribune sur des sujets dactualit dans la presse, dclarations publiques de soutien une cause par exemple.

Loppos symtrique de ce premier type dattitude correspond ce qui serait un artiste (crivain) officiel ou de parti, se mettant et mettant son uvre au service dun gouvernement ou dune organisation politique. La production littraire nest alors que le medium de diffusion dun message que lcrivain met en forme plus quil ne le conoit. On en a trouv une ralisation dans le ralisme socialiste en Union sovitique. Mais si des crivains eu reconnus ont pu tenter daccder lexistence sociale en contournant via des organisations politiques les circuits proprement littraires de conscration et de diffusion qui leur taient ferms, ce cas de figure reste trs marginal dans lhistoire littraire franaise o, par exemple, il ny a jamais vraiment eu dcrivains officiels (malgr limportant rle culturel de lEtat) ni de ralisme socialiste (malgr celui du Parti communiste). Louis Aragon, par exemple, est dabord un crivain reconnu comme tel, qui met au service du Parti communiste le capital symbolique acquis comme crivain, sans donc quil puisse tre rduit lillustrateur littraire de la ligne du parti. Encore faudrait-il prciser que sa position de ce point de vue volue au gr des reconfigurations politiques et littraires. On peut, de lautre ct de lchiquier politique, faire un constat analogue propos dAndr Malraux, qui acquiert la reconnaissance littraire en mme temps quil sengage publiquement comme intellectuel libre dans lentre-deux-guerres, puis met son crdit en mme temps que ses comptences intellectuelles et oratoires au service de lentreprise gaulliste, au sein du Rassemblement du peuple franais (RPF, le parti du gnral de Gaulle) aprs la seconde guerre mondiale, puis comme premier ministre des Affaires culturelles lors du retour de de Gaulle au pouvoir, de 1959 1969.

On se rapproche en fait avec ces deux exemples du troisime type de rapport littraire au politique, qui correspond la logique de lengagement intellectuel rappele prcdemment. Celui-ci tente dchapper lalternative du repli puriste et de linfodation partisane, en inscrivant lactivit politique dans la logique et la continuit de lactivit littraire. En tant quinventeur ou au moins reprsentant historiquement dcisif de cette politique littraire, Zola en constitue la figure quasi ponyme. Il ne sagit pas dans ce cas de faire de la littrature dun point de vue politique. Il sagit en revanche daccder la parole publique et dobtenir la lgitimit intervenir dans le dbat public grce la reconnaissance pralablement acquise comme crivain, voire au nom de cette reconnaissance mme. Cest de cette manire que la contradiction entre lautonomie de lcrivain (et du champ littraire) et son engagement politique peut tre rsolue: lautonomie est dans ce cas une condition de lengagement public puisque ce nest que grce elle que peut sobtenir la reconnaissance en tant qucrivain qui constitue le pralable la lgitimit de sa parole publique. Car pour que des crivains (et plus largement les intellectuels) puissent prtendre parler de politique en invoquant des causes et des valeurs (universelles), il leur faut auparavant en acqurir le droit dans leur travail dcrivain et sa reconnaissance. Quune activit littraire reconnue permette de dfendre les idaux de libert ou de justice na certes rien dvident, mais cest prcisment le produit, en partie spcifique la France, de lhistoire littraire et politique voque plus haut.

Reste alors spcifier sinon les orientations au moins les formes que peut revtir cette politique littraire, et leur mode darticulation. On se contentera de quelques indications ce propos. Elle peut concerner le contenu mme de la production littraire, comme Linsurg de Jules Valls propos de la Commune. Elle peut consister en la publication douvrages qui ont un statut particulier dans luvre de lauteur, un tmoignage ou un essai pour un romancier par exemple. Encore cela ne vaut-il pas ncessairement engagement politique stricto sensu, comme le montre Andr Gide en dnonant le colonialisme dans son Voyage au Congo sans pour autant sexprimer politiquement par ailleurs. Les prises de positions publiques, ptitions, articles de presse, interviews, confrences, participation des mobilisations collectives et soutiens divers comptent parmi les principales autres modalits pratiques de cette politique littraire. Rapport aux caractristiques des auteurs et ltat des rapports de force au sein des champs littraire et politique, leur agencement offre une premire manire de se reprer dans les manires de faire de la politique en littrateur.

Si ce premier reprage est ncessaire, il npuise cependant pas la question de savoir comment la littrature devient politique. Il faut ici encore sortir du contenu manifeste des uvres ou des intentions explicites de leur auteur pour le saisir, ce quon peut faire de deux manires principales.

Le sens politique dune uvre ne se comprend tout dabord quen contexte. Cest en effet la situation politique et littraire qui confre ou non sa charge politique la production littraire. Sans doute le meilleur exemple de ces logiques historiques de politisation est-il donn par la vie littraire franaise pendant la seconde guerre mondiale telle que la tudie Gisle Sapiro. On y trouve des collaborateurs et des rsistants qui les uns et les autres associent explicitement leur activit littraire leur position politique, Brasillach ou Cline en publiant dans la presse collaborationniste, Aragon, Eluard ou Druon sengageant dans la rsistance tout en continuant crire tandis que dautres, comme Ren Char, arrtent de publier pendant loccupation allemande. Tout cela est important et bien connu, mais en rester l conduirait oublier que les caractristiques de la priode confrent toute attitude littraire un sens politique. Quils le veuillent ou non et quoiquils fassent, les crivains sont alors rattraps par la politique, car dans un tel contexte la recherche formelle et le retrait hors du monde sont, par le refus de considrer la ralit politique, encore une manire de se situer politiquement.

Lhypothse de la surpolitisation formule par Gisle Sapiro ne sapplique par dfinition qu des configurations bien particulires, comme par exemple les crises politiques; mais elle invite plus gnralement sintresser leffet des configurations historiques sur les conditions de politisation de la littrature. Car ces effets sont loin dtre prvisibles et univoques. Dans son enqute sur les crivains franais en Mai 1968, Boris Gobille montre ainsi que la situation de crise affecte la valeur des marqueurs politiques dans le champ littraire. Elle fragilise la position dominante de groupes qui, comme Tel Quel, sont rallis lorthodoxie du PCF, relgitime au contraire des avant-gardes sur le dclin, comme le surralisme, et favorise la cration dun nouveau ple davant-garde plus en phase avec les mots dordre de crativit profane et spontane. Il montre ainsi comment la politisation de la littrature, mme en temps de crise, ne saurait se comprendre en la rfrant seulement aux enjeux du champ politique du moment, mais sinscrit invitablement dans les enjeux internes au champ littraire, associant mme prise de positions politiques et dfense des intrts professionnels.

Sil faut donc prendre en considration le contexte historique pour comprendre les conditions de politisation de la production littraire, il faut galement dcentrer le regard et ne pas le porter exclusivement sur les auteurs et leurs uvres, mais aussi sur les modes de diffusion et de rception de la littrature. Roger Chartier a montr que la diffusion de textes mineurs a sans doute beaucoup plus fait pour la dsacralisation de lAncien rgime et le dclenchement de la Rvolution franaise que les uvres matresses de la philosophie des Lumires. Les modes de diffusion peuvent en eux-mmes constituer des conditions dterminantes de la politisation. Cest ce que rvle par exemple Ioana Popa dans son tude des traductions franaises duvres des pays du bloc sovitique. Les caractristiques des maisons ddition, en particulier, contribuent orienter la rception, politique ou non, des ouvrages quelle publie.

Car cest aussi dans la rception par les lecteurs que se construit le sens politique des uvres. On le voit dans les rceptions et critiques, dont le dcalage dans le temps montre bien que cest la lecture autant que le contenu de luvre qui est (ou non) politise. Le cas de Paul Nizan tudi par Bernard Pudal donne un trs bon exemple dune politisation retarde, si lon peut dire. La politisation se joue aussi dans les lectures ordinaires, cest--dire celle du commun des lecteurs, en dehors des crivains et autres commentateurs professionnels. Rien par exemple ne laisse prsager le caractre politique des romans policiers. Ce genre a bien t investi dans les annes 1970 par des auteurs, souvent militants de gauche, qui y ont indirectement import leurs proccupations sociales et politiques dans ce quon appelle le no-polar, on y reviendra. Mais ce sont aussi les lecteurs qui, mme sans connotations explicitement politiques des romans, contribuent les politiser en les apprhendant comme des manires de critiquer linjustice sociale ou les abus des pouvoirs tablis. Faire la sociologie de la politisation de la littrature implique ds lors de faire galement une sociologie de la rception politique (et, si lon peut dire, politisante) de la littrature.

Une littrature dpolitise?

Cest en ayant tout cela en tte que lon peut, en sens inverse, sinterroger sur les conditions et les limites de la dpolitisation de la littrature dans la priode contemporaine. On reviendra pour ce faire sur les transformations rcentes des champs politique, littraire et intellectuel et les volutions des relations qui stablissent entre ces trois espaces.

Une forme dobligation littraire persiste en partie pour les hommes politiques franais prtendant occuper des fonctions nationales. On se souvient de Franois Mitterrand dont le portrait officiel le prsentait devant une bibliothque, un livre la main, et qui voquait volontiers son got pour les ditions rares et les crivains catholiques. Aujourdhui encore, les prtendants aux plus hautes fonctions publient des livres; certes souvent des tmoignages, mmoires ou essais, rarement des romans, mais trs souvent des biographies dhommes politiques qui jouent sur les diffrents registres de lidentification politique, de lhistoire nationale et de lcriture littraire.

Cette persistance relative ne masque cependant pas une distanciation croissante entre les dtenteurs de positions de pouvoir politique et le monde littraire. Cette distanciation nest pas nouvelle, et renvoie un changement structurel dans le recrutement des lites politiques, engag depuis les annes 1960. Depuis lors une proportion croissante des dtenteurs des fonctions les plus hautes est issue de ce quil est convenu dappeler la filire technocratique du recrutement politique, cest--dire des coles du pouvoir (Ecole nationale dadministration en particulier) dont les diplms intgrent rapidement les cabinets ministriels ou les appareils partisans avant doccuper des fonctions dirigeantes. Cette volution, qui touche indiffremment la droite et la gauche, relgue au second plan les formations plus classiques et littraires, et gnre de tout autres dispositions lgard de la littrature et du champ intellectuel de manire plus gnrale. A cela il convient dajouter, pour la priode plus rcente, la monte dune forme danti-intellectualisme affich comme tel, la manire des no-conservateurs amricains. Certes il est encore mal port en politique de se vanter quon na jamais lu aucun livre, et les dclarations demeures clbres du Prsident Sarkozy propos de linutilit quil y a connatre La princesse de Clves ne sauraient eux seuls valoir preuve dune tendance gnrale. Mais que de tels propos soient dsormais possibles rvle soi seul lloignement global entre les sphres politique et littraire.

On la dit, le champ littraire ne peut tre compris, tout particulirement dans le cas franais, quen le considrant au regard du champ intellectuel quil recoupe. Ce dernier a vu son centre de gravit se dplacer, singulirement depuis les annes 1980. Il tait jusqu cette priode constitu par des philosophes et des crivains reconnus dans leurs domaines respectifs. Ces intellectuels classiques par leur formation et leur parcours, mais pas ncessairement loin sen faut dans leurs prises de position, ont t de plus en plus concurrencs. La thmatique de la fin des idologies, la monte du no-libralisme, linfluence croissante des media ont remis au second plan les intellectuels critiques, dont Sartre, Foucault et plus rcemment Bourdieu ont constitu les figures emblmatiques, mais aussi dune certaine manire les intellectuels conservateurs de type traditionnel (cest--dire ayant une formation classique et une uvre derrire eux). Car ces intellectuels classiques ont cd du terrain face aux experts, conomistes ou chefs dentreprises, convis par les media discourir sur la marche du monde, et cumulant des positions de pouvoir dans lEtat, les entreprises ou les think tanks qui ont fait leur apparition dans les annes 1980 et se sont fortement dvelopps depuis lors. Ils ont aussi t concurrencs par une nouvelle gnration dintellectuels, souvent appels pjorativement intellectuels mdiatiques. Ils se distinguent de leurs prcdents (mme sils campent volontiers la position des anctres illustres) par le fait davoir t reconnus et promus avant tout par les media. Cette reconnaissance et cette promotion ne succdent pas celles qui auraient t pralablement acquises dans le milieu littraire ou intellectuel mais les remplacent et, en un mot, les court-circuitent. Ce sont ainsi proprement parler des intellectuels sans uvre, qui produisent des livres et des propos ajusts aux demandes des media quils savent en retour parfaitement utiliser. Les prises de position politiques dans ce cas ne procdent ni dune connaissance accumule dans la rflexion ou lexprience, ni de lautorit symbolique que confre la ralisation de travaux remarqus pour leur qualit, et donc pas du capital spcifique que confre le fonctionnement autonome des champs intellectuel et littraire. Elles correspondent en revanche une stratgie de coup mdiatique ou la satisfaction des attentes des media, autrement dit de logiques autres (htronomes) que celles des champs intellectuel et littraire. Sil faut citer un exemple de ce type de trajectoire et de pratique, on pense videmment Bernard-Henri Lvy.

Ces volutions des champs politique et intellectuel affectent invitablement les conditions de politisation de la littrature et les modalits de lengagement politique des crivains. La pntration croissante des logiques mdiatiques (et, travers elles, des logiques conomiques) dans les diffrents domaines dactivit, y compris la littrature, a pu conduire ce que les prises de positions politiques soient conues sur le mode du scandale plus ou moins orchestr des fins de promotion, suivant le principe selon lequel il vaut mieux que les medias parlent de soi (mme en mal) plutt quils nen parlent pas du tout. Ainsi Renaud Camus a-t-il attir lattention sur sa Campagne de France. Journal 1994, par des propos sur la suppose surreprsentation des juifs parmi les journalistes, propres susciter ractions et polmiques en chane. Michel Houellebecq a de son ct fait parler de lui par ses propos jugs injurieux sur lislam, qui prennent sens dans un positionnement politique plus gnralement ambigu.

Une tendance plus importante et largement commente consiste en un retrait explicite hors du politique, et plus largement des enjeux collectifs du moment. Ce retrait, parfois dnonc par la critique (selon un mode somme toute assez classique des polmiques internes au champ littraire) comme une preuve de lincapacit de la littrature contemporaine parler du monde qui nous entoure, peut prendre plusieurs formes. Celle de lindiffrence affiche, comme le fait par exemple Jean Echenoz, celle de la critique ou de lironie lgard des engagements passs, comme dans le cas dOlivier Rollin, plus frquemment dans ce quil est convenu dappeler lautofiction, cette appellation gnrique elle-mme discute regroupant les rcits introspectifs plus quautobiographiques dauteurs aussi diffrents que Christine Angot ou Annie Ernaux.

Il y a bien pourtant une dimension politique de la littrature franaise contemporaine, mais elle apparat sous des formes indirectes, implicites ou par des voies dtournes. Truismes qui a fait connatre Marie Darrieussecq peut difficilement tre qualifi de livre politique mais nen prsente pas moins dans la deuxime partie des allusions appuyes au tournant scuritaire et rpressif de la politique franaise et Animal farm de George Orwell. On lvoquait prcdemment, le no-polar qui compte parmi ses auteurs nombre de militants de gauche reconvertis dans la littrature, constitue un genre dans lequel la rfrence politique peut tre trs explicite. Que lon pense Jean-Bernard Pouy et la collection Le Poulpe quil a cre, Jean-Patrick Manchette et son traitement du terrorisme dans Nada, ou encore Didier Dninckx. Son premier roman Mort au premier tour porte sur le meurtre dun militant cologiste retrouv sur le chantier dune centrale nuclaire le lendemain des lections lgislatives, et Dninckx revient rgulirement dans ses ouvrages ultrieurs sur des thmes politiques comme la guerre dAlgrie, la colonisation, les compromissions des lites pendant la seconde guerre mondiale, etc. De manire plus ponctuelle, et avec de tout autres origines et logiques, de jeunes romanciers franais ont rcemment publi des romans o les questions politiques apparaissent sous la forme de paraboles (et plus du ralisme cru du roman policier) que permet cette fois la science fiction, comme Technosmose de Mathieu Terence ou Amende honorable de Julien Capron.

On ajoutera enfin quune forme de politisation littraire apparat la faveur du (timide) retour des questions sociales dans la littrature. Des auteurs comme Franois Bon, Franck Magloire ou Marie Sonnet par exemple dcrivent le monde ouvrier, le chmage, les luttes sociales, moins sur le mode ouvririste ou gauchiste des annes 1960-70 que sur un mode proprement littraire, qui nexclut pas par ailleurs une certaine proximit avec les sciences sociales (comme dans le cas de Marie Sonnet). Cest sans doute l, assez logiquement, que rside une part importante du potentiel politique de la littrature contemporaine: en des temps de crise conomique et sociale et dapathie du champ politique, les luttes sociales forment plus que jamais les bases possibles des processus de politisation.

ConclusionDoit-on alors parler de dpolitisation de la littrature? Du dsengagement des crivains? Ce nest, on le voit, pas si simple. On ne saurait en tout cas en accuser les auteurs, dont les responsabilits individuelles seraient en cause dans cet ventuel retrait politique. Les raisons en sont plutt chercher dans les transformations des conditions de production et de diffusion de la littrature, o la concentration de ldition, le rle croissant des grands media et en particulier de la tlvision ou encore la concurrence accrue entre les auteurs ne favorisent pas ncessairement, loin sen faut, la critique politique. Il faut galement en chercher les raisons dans les transformations des conditions gnrales dengagement politique, de politisation et dnonciation du politique. Est-il si tonnant que les crivains soient moins politiss une poque o les diffrences en matire doffre politique prsente par les partis se brouillent, et o les hommes politiques eux-mmes mettent distance dans leur vocabulaire, leur manire de se prsenter et le contenu de leurs discours les signes de lappartenance politique au profit de rhtoriques o se mlent la proximit avec les citoyens, la technicit des rformes ou la fatalit des transformations conomiques? Il ne faut du reste pas conclure trop vite au retrait politique gnralis quont pu diagnostiquer certains critiques littraires. Sans doute faut-il prendre acte du dclin dune forme de politisation littraire, historiquement date; mais cela nest pas antinomique, on la vu, de lapparition de nouvelles formes de politisation.

Ce texte reprend les lments de la confrence prsente au Frankreich Zentrum le 8 septembre 2009.

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Christophe Charle, Naissance des intellectuels, Paris, Minuit, 1990; Louis Pinto, La vocation de l'universel. La formation de la reprsentation de l'intellectuel vers 1900 , Actes de la recherche en sciences sociales, 1984, 55, p. 23-32

Voir ce propos, dans une perspective de comparaison franco-allemande Joseph Jurt, Autonomie ou htronomie : le champ littraire en France et en Allemagne , Regards sociologiques, 1992, p. 3-16.

Pour une analyse beaucoup plus dtaille et nuance quon ne peut le faire ici, voir Gisle Sapiro, Forms of politicization in the French literary field , Theory and society, 32, 2003, p. 633-652; Modles dintervention politique des intellectuels. Le cas franais, Actes de la recherche en sciences sociales, 2009, 176-177, p. 8-31.

Ioana Popa, Le ralisme socialiste, un produit dexportation politico-littraire , Socits et reprsentations, 15, 2002, p. 261-292.

Philippe Olivera, Le sens du jeu. Aragon entre littrature et politique (1958-1968), Actes de la recherche en sciences sociales, 1996, 111-112, p. 76-84.

Gisle Sapiro, Pour une approche sociologique des relations entre littrature et idologie , COnTEXTES [En ligne], 2, 2007.

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Ce quen toute rigueur on devrait plutt dsigner comme ltat un moment donn des rapports entre champs politique et littraire en fonction des rapports internes chacun de ces deux champs.

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