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JOHANNE SÉNÉCHAL
FRÉQUENTATIONS ET MARIAGE, LES REPRÉSENTATIONS DE JEUNES QUÉBÉCOISES À TRAVERS L’ÉTUDE D’UN COURRIER DU CŒUR
(1958-1968)
Mémoire présenté à la Faculté des Études Supérieures de l’Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en Histoire pour l’obtention du grade de maître ès arts (M.A.)
DÉPARTEMENT D’HISTOIRE FACULTÉ DES LETTRES
UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC
2006
© Johanne Sénéchal, 2006
RÉSUMÉ
Notre intérêt s’est porté sur l’étude du Refuge Sentimental, le courrier du cœur tenu par
Janette Bertrand entre 1953 et 1969, et publié dans l’hebdomadaire Le Petit Journal.
Cette rubrique s’est révélée être une excellente tribune aux confidences de jeunes
Québécoises concernant l’amour, les fréquentations, le mariage, la famille, la sexualité,
des thèmes que madame Bertrand, dans sa chronique, définit en tant que « problèmes du
cœur ». L’analyse d’un échantillon de 271 lettres publiées entre 1958 et 1968 nous a
permis de constater que le vent de changement et de liberté qui souffle sur le Québec au
cours de cette période influence grandement les représentations des jeunes Québécoises
concernant ces sujets. Les jeunes filles de cette décennie doivent composer non
seulement avec leurs propres rêves d’amour et de mariage heureux, mais également avec
les pressions sexuelles de leurs amoureux ainsi qu’avec les normes morales très strictes
de la société.
TABLE DES MATIÈRES Résumé................................................................................................................................ 2 Table des Matières .............................................................................................................. 3 Liste des graphiques............................................................................................................ 4 Introduction......................................................................................................................... 5 1. Le Refuge Sentimental : un courrier du cœur destiné aux « problèmes du cœur » .... 10
1.1 Historiographie ...................................................................................................................................12 1.2 Problématique et méthodologie ..........................................................................................................17 1.3 Profil des correspondants : données statistiques.................................................................................29
1.3.1 Le genre ......................................................................................................................................30 1.3.2 L’âge et l’état civil ......................................................................................................................33 1.3.3 Provenance géographique et sociale ...........................................................................................37 1.3.4 Les thèmes de prédilection..........................................................................................................38
Conclusion................................................................................................................................................40 2. L’Art des fréquentions .................................................................................................. 42
2.1 L'abc des fréquentations .....................................................................................................................44 2.2 «Il possède tout ce que je demande d'un homme».............................................................................50 2.3 «Il me caresse et…» ...........................................................................................................................57 Conclusion................................................................................................................................................63
3. Le mariage ou comment devenir une Cendrillon au quotidien..................................... 66
3.1 «Moi je l’aime comme une folle».......................................................................................................68 3.2 «Je serai heureuse avec lui, n’est-ce pas ?» ........................................................................................74 3.3 «Il m’aime à tel point qu’il a parlé de mariage pour l’avenir.» ..........................................................82 3.4 « Ma fille unique… a eu le malheur d’être fille-mère » .....................................................................85 Conclusion................................................................................................................................................88
Conclusion ........................................................................................................................ 91 Bibliographie..................................................................................................................... 96
Chroniques................................................................................................................................................96 Études Théoriques et Méthodologiques....................................................................................................96 Ouvrages de Référence.............................................................................................................................97 Les Courriers du Coeur.............................................................................................................................97 Les «Problèmes du Coeur».......................................................................................................................98
Annexe 1 Le Refuge Sentimental : Liste et occurrences des catégories contenues dans l'échantillon étudié .......................................................................................................... 100 Annexe 2 Évolution dans le discours des correspondants d’après les catégories d’analyse d’un échantillon tiré du Refuge Sentimental, exemples. ................................................ 103
4
LISTE DES GRAPHIQUES
Graphique 1 : Sexe des correspondants…………………………………….31
Graphique 2 : Âge des correspondants (hommes et femmes)……………...33
Graphique 3 : Âge des correspondants masculins………………………….35
Graphique 4 : Âge des correspondantes féminines………………………...35
Graphique 5 : État civil des correspondants (hommes et femmes)………...36
Graphique 6 : Répartition des femmes célibataires dans le corpus étudié…36
INTRODUCTION
« Je viens à mon tour me confier à vous car j'ai grandement besoin de vos
conseils. 1» Voilà les premiers mots d'une lettre écrite par un jeune homme de 23 ans du
nom d'Henri et publiée dans la chronique sentimentale de l'hebdomadaire montréalais Le
Petit Journal en 1959. Ces mots, ils ont pu prendre plusieurs formes pour défiler dans les
divers courriers du cœur qui paraissent dans les journaux du monde entier depuis
maintenant plus de cent ans.
Le 20 juillet 1898, les lecteurs du New York Evening Journal peuvent en effet
prendre connaissance du premier courrier du cœur, qui porte le titre de Dear Beatrice
Fairfax. C'est sous la plume de Marie Manning, jeune journaliste de vingt-six ans, que
cette Miss Fairfax prend vie. Dès le départ, sa fonction est clairement définie. Côtoyant
un dessin représentant une avenante jeune femme, se lit le message suivant : « She will
advise you on the troubles of your heart. 2» Au départ, il n'était question pour l'éditeur du
journal que de répondre, au moyen d'une histoire, à quelques lettres envoyées au journal
concernant des problèmes personnels. C'est à la suggestion de Manning qu'il décide de
créer la nouvelle rubrique, dans l'espoir d'offrir quelque chose de différent à ses lecteurs
et ainsi conserver leur fidélité au journal.
Il était certainement loin de se douter de l'ampleur que prendrait cette initiative.
Non seulement les lettres se mirent-elles à affluer dans les bureaux du Evening Journal,
assez pour que la poste refuse de s'occuper de la livraison de tout ce courrier, mais les
courriers du cœur sont toujours présents dans les médias d'aujourd'hui. Beatrice Fairfax,
alias Marie Manning, avait vu juste en écrivant dans sa première chronique : «All young
men and women have love affairs. At such times they need advice. Often it is
impossible to obtain it from their families. Families are notoriously unsympathetic in
such cases. The Evening Journal, through Miss Beatrice Fairfax, will help all such young
persons»
1 Le Refuge Sentimental, 1er février 1959. 2 Lynne Olson, «"Dear Beatrice Fairfax" and Manning, Marie, Alias Fairfax, Beatrice, Writter of America First Advice Column », American Heritage, vol. 43 (3), 1992, p. 92.
6
Effectivement, à qui d'autre demander conseil sur la conduite à tenir face à un
dilemme amoureux ? Le confesseur ? Le médecin ? Longtemps, ils ont rempli un rôle
de guide spirituel auprès de la population et ce dans tous les domaines de la vie.
Cependant, le monde change. La confession est peu à peu délaissée à mesure que se met
en place une société de consommation. En outre, ce n'est que durant la seconde moitié du
XXe siècle que les psychothérapies deviennent de plus en plus répandues et surtout
disponibles pour qui dispose du temps ainsi que des moyens financiers nécessaires.
Encore en 1985, le magazine Psychologies publie un article sur le phénomène des
courriers du cœur. Dans celui-ci, l’auteure, Christine Desmettre, cite les paroles d’un
psychologue qui explique pourquoi certaines personnes préfèrent se confier à une
courriériste plutôt que dans un cabinet privé. Ce conseiller met en évidence la disparition
du soutien naguère apporté par la « tradition collective3 » (curés, médecins, anciens) et il
ajoute que les gens qui écrivent aux rubriques sentimentales le font principalement parce
que la thérapie « ne fait pas partie de leur univers…4 » Alors, pour cette fraction de la
population, que reste-t-il ? C'est là qu’intervient le courrier du cœur.
Pour les personnes des classes populaires, la psychothérapie conserve en effet une
aura de luxe associée aux classes supérieures, ou plus aisées. Les courriers du cœur, pour
leur part, correspondent mieux à la culture des gens moins fortunés. Janette Bertrand
rapporte l’attitude hautaine de certains de ses confrères lorsqu’elle décide de s’occuper de
la chronique du Petit Journal. Ces derniers, imbus de leur supériorité en raison de leur
appartenance à l’élite intellectuelle, regardent de haut ce service populaire : « Un courrier
du cœur, c’est ce qu’il y a de plus… peuple.5 » Toutefois, si on laisse de côté le jugement
négatif entourant cette opinion, ces hommes soulèvent un fait bien réel. C’est du moins
ce qu’avance Serge Gagnon lorsqu’il écrit : « Dans le petit monde de la culture élitaire,
les âmes en peine recourent aux services rémunérés – et combien plus discrets – des
psychothérapeutes ; le courrier du cœur institutionnalise des échanges entre des femmes
d'une certaine élite et une clientèle recrutée par les forces de consommation de la culture
3 Christine Desmettre, « De l’huile dans les rouages des sentiments », Psychologies, no. 25, septembre 1985, p. 20. 4 Ibid. 5 Janette Bertrand, Ma vie en trois actes, Montréal, Libre-Expression, 2004, p. 208.
7
de masse institutionnalisée par l'instance médiatique.6» Les chroniques sentimentales
seraient devenues, pour un grand nombre de personnes moins bien nanties ou moins
instruites, un guide, une référence dans leurs relations amoureuses, sociales et sexuelles,
d'où leur popularité. Cette notoriété des courriers du cœur provient également du fait
qu'ils sont parfois plus libéraux que les prescriptions édictées par les hommes d'Église ou
encore les médecins. Et plus les années passent, plus il en est ainsi. En outre, les
chroniques sentimentales étant tenues par des femmes, il semble que celles-ci, qui
composent généralement la majeure partie des correspondants à ces courriers, s’y
reconnaissent beaucoup plus que dans leurs discussions avec les traditionnelles personnes
ressources (prêtres, médecins). Comme l’explique Gérard Bouchard, le clergé catholique
profite pendant longtemps d’une grande influence sur la femme, celle-ci étant
« davantage captive [que l’homme] d’un pouvoir exercé par le clergé.7 » La procréation
étant un des buts premiers du mariage selon l’Église, la vie privée et même sexuelle des
femmes est surveillée de près par les curés. Le pouvoir attribué à ces derniers leur donne
le droit de refuser l’absolution à une femme s’étant accusée en confession d’avoir utilisé
un quelconque moyen de contraception. Pourtant, de nombreuses femmes s’interrogent à
savoir comment un homme, célibataire de surcroît, peut-il concevoir le sacrifice exigé
d’une femme subissant grossesse sur grossesse ? Les confidences échangées entre
femmes à l’intérieur des courriers du cœur s’avèrent, d’une part, certainement moins
embarrassantes, mais surtout elles sont alors entourées de compréhension mutuelle.
Pour les chercheurs d'aujourd'hui, les courriers du cœur deviennent ainsi une
source riche en récits de vie, en paroles d'une partie de la population ayant laissé peu de
traces de ses sentiments, de ses impressions, de son vécu émotionnel quotidien. Cela
s’avère d’ailleurs encore plus véridique en ce qui concerne les jeunes, qui avaient il n’y a
pas si longtemps encore très peu d’occasions de s’exprimer. À travers les lettres publiées
dans ces chroniques, nous retrouvons une indication des préoccupations des
correspondants, de ce qui les touche, de leurs pensées, de leurs façons d’envisager les
relations entre hommes et les femmes. Ce sont ces représentations que nous voulons
6 Serge Gagnon, « Confession, courrier du cœur et révolution sexuelle », S. Gagnon et M. Brunet (dir.), Discours et pratiques de l'intime, Québec, IQRC, 1993, p. 73.
8
déceler dans ce mémoire. Nous désirons connaître les conceptions qu’entretiennent les
jeunes Québécois, et plus particulièrement les jeunes Québécoises, au sujet de l’amour,
des fréquentations, du mariage, de la sexualité. Pour y parvenir, nous avons constitué un
échantillon de 271 lettres envoyées entre 1958 et 1968 au Refuge Sentimental, le courrier
du cœur du Petit Journal tenu à cette époque par Janette Bertrand. Ce corpus représente
environ 4 % de toutes les lettres publiées durant la décennie à l’étude, une proportion
jugée représentative considérant que nous atteignons ainsi le seuil où de nouvelles
informations sont perceptibles. Notre analyse, bonifiée par la constitution d’une base de
données, nous a permis de constater que ce sont effectivement des jeunes filles de moins
de 21 ans qui écrivent à cette chronique et que les représentations de ces dernières sont
fortement influencées par le vent de libération qui souffle sur la province au cours de la
décennie 1960.
Notre mémoire se divise en trois parties. La première présente d’abord
l’historiographie du sujet traité. Bien que peu de chercheurs se soient penchés sur l’étude
des courriers du cœur, les résultats auxquels ceux-ci sont parvenus révèlent à quel point
la période que nous avons choisi d’étudier s’avère riche en changements. Nous
exposerons ensuite la problématique que sous-tend notre étude ainsi que la méthodologie
que nous avons privilégiée pour parvenir à nos conclusions. Nous présenterons
finalement un profil des correspondants du Refuge Sentimental qui ressort des données
statistiques extraites de la base de données constituée, de même que les thèmes de
prédilection des correspondants de ce courrier du cœur. La seconde partie, L’Art des
fréquentations, met l’accent sur cette étape de la vie des jeunes filles. Nous y exposons
les principaux faits entourant les fréquentations (l’âge lors des premières sorties, les lieux
de rencontre, etc.), les qualités que recherchent les filles chez leurs amoureux et leur
conduite par rapport à la sexualité, c’est-à-dire respectent-elles les codes moraux très
stricts de la société qui exigent d’une jeune fille pudeur et modestie jusqu’à son mariage ?
Ou bien cèdent-elles aux pressions de leurs amis de cœur lorsqu’ils leur demandent des
« preuves d’amour » ? Enfin, la dernière partie est consacrée au mariage. Nous y
montrons jusqu’à quel point les jeunes Québécoises sont influencées dans leur vision de
7 Gérard Bouchard, « La sexualité comme pratique et rapport social chez les couples paysans du Saguenay
9
ce sacrement par le mythe de la parfaite ménagère diffusé par la culture de masse, ainsi
que par l’importance de plus en plus marquée accordée à l’amour dans les relations
homme/femme. Cette influence y est tout de même limitée car nombreuses sont les
jeunes femmes qui avouent à madame Bertrand leurs doutes à la veille d’un mariage.
Nous présenterons également ce que le mariage semble représenter pour les jeunes
hommes de cette décennie, ainsi que les raisons qui font que certaines jeunes femmes
voient se compromettre leurs chances de trouver un « bon parti » qui acceptera de les
épouser.
(1860-1930) », Revue d’histoire de l’Amérique Française, vol. 54, no. 2 (automne 2000), p. 208.
1. LE REFUGE SENTIMENTAL : UN COURRIER DU CŒUR DESTINÉ AUX
« PROBLÈMES DU CŒUR »
« Je regrette, mais je ne peux absolument pas vous être utile, ce courrier étant réservé exclusivement
aux problèmes du cœur. » - J. Bertrand, Le Refuge Sentimental, 7 fév. 1960
Depuis leurs débuts au tournant du XXe siècle, les courriers du cœur ont piqué la
curiosité de milliers de lecteurs partout à travers le monde. Malgré certains préjugés
négatifs qui sont parfois exprimés à l'encontre de ces chroniques (fausses, futiles), celles-
ci continuent d'être lues encore aujourd'hui et ce, tant par des hommes que des femmes, et
aussi bien par les jeunes que par leurs aînés.
En effet, qui peut affirmer, sans mentir, n'avoir jamais parcouru le courrier du
cœur d'un magazine ou d'un journal ? Comme les tragédies qui peuvent parfois fasciner
l'homme, un accident de la route ou un déchaînement de la nature par exemple, nous
avons tous été, un jour ou l'autre, attirés par ces récits de détresse, ces appels à l'aide ou
même quelquefois ces anecdotes de bonheur.
Cet intérêt plus ou moins prononcé qui est accordé aux chroniques sentimentales
par les lecteurs de la presse ne semble toutefois pas avoir d'écho dans le monde de la
recherche scientifique puisque, jusqu'à maintenant, peu de chercheurs se sont penchés sur
ces rubriques. Cela tient peut-être au fait que celles-ci ne sont pas considérées comme
des sources «sérieuses » auxquelles on peut accorder bien du crédit. Toujours est-il que
le faible nombre d'études concernant les courriers du cœur fait en sorte qu'il n'y a pas
d'«histoire des courriers du cœur», comme il existe une histoire des femmes ou une
histoire démographique, avec ses courants de pensée et ses débats. Pourtant, les
informations que l’on y retrouve peuvent s’avérer fort intéressantes.
11
Dans ce chapitre, nous présenterons d’abord les quelques études qui ont été
réalisées à partir de courriers du cœur. Cette brève historiographie nous apprendra que
malgré les différentes populations étudiées ainsi que les variances dans les méthodes de
recherche utilisées, les conclusions se recoupent. Les rubriques sentimentales rejoignent
un public semblable, principalement composés de jeunes femmes, et que ces dernières
ont des préoccupations analogues qui tournent essentiellement autour de l’amour et de ses
manifestations. Cela nous amènera par la suite à préciser la problématique de même que
la démarche méthodologique qui guident cette étude. À l’aide d’une analyse de contenu
qualitative et quantitative, nous désirons en effet connaître les représentations des jeunes
correspondantes du courrier du cœur tenu par Janette Bertrand au cours des années 1960.
Les filles nées au cours des années 1940 vivent leur adolescence au moment où le
Québec entre dans la modernité. Cette période est marquée par une vague
d’émancipation, celle des femmes mariées qui sont libérées de la tutelle de leurs maris en
1964, celle de la population québécoise qui se libère de l’emprise idéologique du clergé
catholique, celle des jeunes qui se libèrent de plus en plus de l’autorité exercée par leurs
parents. Nous désirons savoir de quelle manière cette ambiance influence les jeunes
femmes du Québec en ce qui concerne leur façon de concevoir les fréquentations, le
mariage et la famille, sans oublier la sexualité.
Pour y parvenir, nous avons constitué un échantillon composé de 271 lettres
publiées dans le Refuge Sentimental que nous avons ensuite classées dans une base de
données informatisée. Nous avons extrait de celle-ci de nombreuses informations
statistiques que nous présenterons dans la troisième partie de ce chapitre, où nous
exposerons précisément le profil des correspondants de ce courrier. La constitution d’une
base de données nous a également permis de mieux connaître les principaux sujets qui
préoccupent les hommes et les femmes qui écrivent à Janette Bertrand. La dernière
section du chapitre nous permettra de préciser dans quelle mesure les fréquentations, la
famille et le mariage sont des thèmes récurrents du courrier. Nous y constaterons aussi
qu’il existe des nuances à apporter entre les inquiétudes des hommes et celles des
femmes, ces dernières se souciant avant toute chose d’aimer et d’être aimées, alors que
les hommes se laissent quelque fois distraire de ces considérations par des ennuis
d’argent ou des tracas familiaux.
12
1.1 Historiographie
Comme nous l’avons mentionné plus haut, seuls quelques chercheurs se sont
intéressés aux courriers du cœur. Il ressort de leurs études que le public participant à ces
rubriques se compose en grande majorité de femmes et que celles-ci écrivent dans le but
de demander un appui ou des conseils à propos de situations problématiques concernant
leur vie privée. Cette historiographie ne s’attardera pas sur les publications regroupant
des lettres choisies de courrier du cœur, par exemple Courrier du cœur d'Amanda Alarie
de S. Brousseau8 ou encore Courriers au cœur d'E. Gianini Belotti9, ces recueils n’offrant
au lecteur aucune analyse. Nous ne tiendrons pas plus compte des ouvrages consacrés à
la «presse du cœur »10. Sous cette appellation sont regroupés divers magazines féminins
traitant surtout de mode et de beauté, des romans-photos ou encore des tabloïds consacrés
aux vedettes. Ces ouvrages présentent principalement des analyses des chroniques et des
discours tenus dans ce type de littérature et disent peu de choses des courriers du cœur,
qui s’y retrouvent d’ailleurs rarement. En fait, nous ne présenterons ici que les travaux
les plus importants dans lesquels des courriers du cœur ont été analysés.
Parmi ces quelques études, notons d'abord du côté de la France l'ouvrage de
Claude Chabrol, Le récit féminin11, dans lequel l'auteur désire mettre de l'avant les
représentations des femmes qui écrivent au courrier du cœur à propos de sujets relevant
de la «sphère féminine » (essentiellement l'amour et le mariage), ainsi que le discours qui
leur est tenu par la courriériste. À l'aide d'une méthode nommée analyse sémiotique de
Greimas, surtout utilisée en linguistique ainsi que pour l'étude des contes, l'auteur analyse
une cinquantaine de lettres provenant d'un échantillon de 250 et tirées du magazine
français Elle, pour les années 1964 et 1965. Il ressort de cette étude que, dans leurs
relations avec les hommes, les femmes recherchent l'Amour et la Socialisation, c'est-à-
dire qu'elles veulent que l'amour et le plaisir fassent partie de l'acte social qu'est le
8 Serge Brousseau, Courrier du cœur d'Amanda Alarie, la célèbre « Maman Plouffe » de la télévision ; choix passionnant de lettres embrasées, Montréal, Éditions Des Succès Populaires, s.d., 72 p. 9 Elena Gianini Belotti, Courriers au cœur, Paris, Des Femmes, 1981, 418 p. 10 Par exemple Françoise Cavé, L'espoir et la consolation : l'idéologie de la famille dans la presse du cœur, Paris, Payot, 1981, 190 p. 11 Claude Chabrol, Le récit féminin. Contribution à l'analyse sémiologique du courrier du cœur et des entrevues ou «enquêtes » sur la femme dans la presse féminine, The Hague, Mouton, 1971, p. 19-53.
13
mariage. Cependant, pour la courriériste, ces données sont en quelque sorte
incompatibles et elle soutient plutôt que les femmes peuvent avoir le plaisir dans l'Amour
ou encore la «conjugalité » dans la Socialisation. En d'autres mots, elles doivent choisir
entre l'amour ou le mariage. En effet, alors que les correspondantes du courrier espèrent
épouser un Prince Charmant et vivre une vie heureuse jusqu'à la fin des temps, la
courriériste leur ramène les pieds sur terre en leur rappelant la réalité du quotidien.
Un peu plus au sud, deux chercheurs ont quant à eux étudié des courriers du cœur
africains. Dans Africa and Change, dirigé par C. M. Turnbull, Gustave Jahoda signe un
texte intitulé Love, Marriage and Social Change : Letters to the Advice Column of a West
African Newspaper.12 Kenda Mutongi, pour sa part, a porté son étude sur les éditions de
Drum, un magazine populaire paraissant à l'Est, au centre et à l'Ouest de l'Afrique, pour
la période allant de 1960 à 1970.13 Les deux études ont noté que ce sont avant tout des
hommes célibataires dans la vingtaine qui écrivent à ces courriers.14 À la lecture d'un
journal du Ghana pour les premiers mois de l'année 1955, Jahoda constate un changement
dans les normes et les attitudes concernant l'amour et le mariage. Une analyse qualitative
lui révèle la persistance des mœurs traditionnelles concernant par exemple les mariages
arrangés et l'intervention des familles. Parallèlement, il remarque également l'influence
de nouveaux modes de vie relatifs aux fréquentations (plus grande liberté dans le choix
du conjoint, sorties entre jeunes, etc.). La confrontation de ces deux situations semble
placer la jeunesse dans un climat de tensions et d'inquiétudes qui amène les jeunes à se
confier, entres autres, aux courriers du cœur. Quant à Mutongi, l'auteur désire surtout
faire ressortir les représentations à propos de la sexualité et des fréquentations chez les
hétérosexuels et les homosexuels. Mutongi rappelle toutefois que le but des éditeurs du
magazine étant d'abord de vendre leur produit plutôt que de conseiller sérieusement les
lecteurs, il ne faut pas voir ce courrier comme une représentation réelle des relations
hommes/femmes et de la sexualité des jeunes Africains, mais comme un reflet des
changements de mœurs concernant la sexualité dans l'Afrique anglophone de ces années.
12 Gustave Jahoda, « Love, Marriage and Social Change : Letters to the Advice Column of a West African Newspaper », Colin M. Turnbull (dir.), Africa and Change, New York, Knopf, 1973, p. 153-169. 13 Kenda Mutongi, « Dear Dolly's Advice : Representation of Youth, Courtship and Sexualities in Africa, 1960-1980 », International Journal of African Historical Studies, vol. 33, no. 1, 2000, p. 1-23. 14 Jahoda précise que cela est dû au plus haut taux de scolarisation des hommes (p. 155).
14
Comme ce fut le cas pour Jahoda, l'auteur décèle des changements dans les traditions des
Africains. Selon lui, avec l'accroissement sur le marché de la littérature de masse et des
médias imprimés, les fréquentations deviennent de moins en moins une affaire de famille
et de plus en plus une préoccupation des jeunes.
Chez les Américains, Erica Van Roosmalen a porté son attention sur le courrier de
Teen Magazine, un important périodique s’adressant aux adolescentes américaines.
Appuyée par un logiciel informatique, l’auteure effectue une analyse qualitative d’un
échantillon de 875 lettres, toutes envoyées en décembre 1996 et janvier 1997 par des
jeunes filles majoritairement âgées entre onze et quatorze ans. Dans cette étude, Van
Roosmalen démontre la prégnance, dans le discours des adolescentes, du modèle
patriarcal (doubles standards sexuels et stéréotypes basés sur le genre) qui influence
fortement les relations de ces dernières avec les garçons, de même que leur rapport à la
sexualité. La chercheure conclut que les adolescentes doivent faire face à une énorme
pression sociale qui les pousse, sous peine d’être rejetée, à taire leur véritable nature pour
s’adapter à la vision idéalisée de la féminité et de ce que doit être une femme.
Du côté québécois, Édith Manseau, dans La presse du cœur : un indicateur
culturel15, a voulu analyser la vie privée des correspondants du courrier du cœur de La
Terre de Chez Nous, le journal de l'Union des Cultivateurs Catholiques. Grâce à ses liens
avec la courriériste du Courrier de Marie-Josée, Rosaline Ledoux, Édith Manseau a eu
accès à toute la correspondance envoyée au journal pour l'année 1968, soit un total de
731 lettres. L'auteure, qui s'intéresse en particulier à la famille et à la façon dont la
perçoivent les ruraux du Québec, a noté qu'une mutation est en cours, qui se répercute
tant dans les foyers et la vie quotidienne, qu'au niveau des représentations. Le modèle
traditionnellement établi de la femme au foyer, prenant soin des enfants et de la maison,
et du mari pourvoyeur se transforme selon certains aspects mentionnés par E. Shorter
dans son ouvrage Naissance de la famille moderne16. Effectivement, les résultats obtenus
par Manseau révèlent une «rupture des liens qui unissaient les jeunes générations aux
15 Édith Manseau, La presse du cœur : un indicateur culturel, Mémoire de maîtrise, Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, 1985, 134 p. 16 Edward Shorter, Naissance de la famille moderne XVIIIe – XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1977, 379 p.
15
anciennes, une instabilité nouvelle de la vie du couple et une destruction systématique,
par la libération des femmes, du concept de "nid" autour duquel s'était bâtie la vie de la
famille nucléaire17». En fait, à travers cette mutation de la famille, c'est une mutation de
la société elle-même que perçoit l'auteure.
Dans le cadre d'une étude sur le magazine Châtelaine, Marie-José Des Rivières a,
pour sa part, analysé le courrier du cœur des 183 premiers numéros de la revue, soit
d'octobre 1960 à décembre 1975. Ayant pour objectif de dégager les valeurs véhiculées
par Châtelaine et «éclairer le discours qui a trait à la question des femmes18 », Des
Rivières emploie l'analyse de contenu thématique pour faire ressortir des lettres des
correspondants les thèmes récurrents, mais elle cherche surtout à connaître le discours de
la courriériste Jovette Bernier. Il semble que la «clientèle » du courrier de Châtelaine se
compose principalement de femmes dans la vingtaine et dans la cinquantaine et que les
sujets dont il est question sont ceux habituellement présents dans de tels courriers
(mariage, vie familiale, fiancés, maris, etc.). En ce qui concerne les réponses de Mme
Bernier, Des Rivières y décèle une valorisation du mariage et une morale «moralisatrice »
qui suit la norme du catholicisme19. L'auteure remarque également qu'à mesure que le
mouvement féministe acquiert de l'importance, le discours de la courriériste évolue en
appelant des changements pour les femmes, mais toujours sur un ton prudent. En fait, le
Courrier de Jovette semble jouer le jeu de la conscience culpabilisatrice puisque Madame
Bernier protège d'abord les enfants et les maris à l'encontre des revendications des
femmes et pousse même celles-ci à accepter les injustices dont elles sont souvent les
victimes.
Enfin, un autre auteur s'est intéressé partiellement aux courriers du cœur à travers
une recherche abordant globalement la question de la normativité sexuelle chez les
adolescents du Québec. L’ouvrage L'amour en patience, de Gaston Desjardins, cherche
d’abord à déterminer les éléments formant cette norme sexuelle dans le Québec des
années 1940 à 1960, ainsi que son évolution «à travers l'ensemble des mutations sociales,
17 É. Manseau, op cit., p. 4. 18 Marie-José Des Rivières, « Châtelaine » et la littérature (1960-1975), Thèse de doctorat, Ste-Foy, Université Laval, 1988, p. 15. 19 Ibid., p. 112.
16
institutionnelles, culturelles et techniques. 20». Dans la seconde partie du volume
intitulée L’éducation sexuelle, l'auteur consacre un chapitre complet à l'analyse de trois
chroniques sentimentales provenant de journaux québécois, soit La Presse, Le Petit
Journal et Photo-Journal. Une analyse de contenu qualitative permet à Desjardins
d’affirmer que les principes d'exclusion et de coercition constituant auparavant la norme
en matière sexuelle cèdent peu à peu le pas à d'autres, plutôt faits d'intégration et
d'autonomisation.21 La société ne se borne plus à interdire et à dissimuler sans donner
d'explications ou de conseils, mais vise graduellement à former les jeunes, à leur faire
comprendre ce qu'est la sexualité ainsi que ses conséquences, et surtout à les
responsabiliser. Desjardins constate également qu'au-delà de ce qui constitue la norme en
matière de sexualité adolescente, ce sont les représentations de la sexualité en général qui
se modifient dans la communauté. La notion de péché, si chère à l'Église catholique
depuis des siècles, laisse lentement place à partir des années 1940 au concept
d'épanouissement et de complet développement de la personnalité humaine.
Nous retenons d’abord de cette historiographie que la clientèle des courriers du
cœur est en grande partie composée de femmes. À l’exception des journaux africains où
les auteurs des lettres sont avant tout des hommes, les autres recherches font état d’une
majorité de femmes, bien souvent dans la vingtaine, parmi la clientèle des courriers. Ces
rubriques, de par les sujets qui y sont abordés, sont également une source privilégiée pour
les chercheurs. Une analyse qualitative, méthode utilisée par la plupart de ceux-ci, leur
permet de déterminer les normes d’une société et leur évolution ou encore les
représentations qu’ont les correspondants de sujets touchant à leurs vies personnelles.
D’ailleurs, nous constatons que les chercheurs ont favorisé la seconde moitié du XXe
siècle et plus particulièrement les années 1960, caractérisées par de nombreux
changements sociaux. Cette période s’avère en effet très intéressante pour mesurer les
transformations qui s’opèrent au sein de la famille et du mariage, de même qu’en ce qui
concerne la sexualité, les relations homme/femme, et l’amour, tous des thèmes récurrents
dans les courriers du cœur.
20 Gaston Desjardins, L'amour en patience. La sexualité adolescente au Québec (1940-1960), Ste-Foy, Presses de l'Université du Québec, 1995, p. 20. 21 Ibid., p. 231.
17
Toutefois, si les chercheurs étrangers se sont grandement intéressés aux visions
des jeunes correspondants à propos de l’amour et de ce qui s’y rapporte, les chercheurs
québécois, pour leur part, n’en ont pas fait leur principal objectif. Édith Manseau s’est
penchée sur la famille, Marie-José Des Rivières a concentré son étude du courrier de
Jovette sur le discours tenu par celle-ci et Gaston Desjardins a surtout démontré
l’évolution présente dans l’éducation sexuelle donnée aux adolescents. Peu d'indications
sont données dans ces études sur les idées que se font les jeunes, et en particulier les
jeunes filles, de l'amour, de la sexualité et des relations entre les hommes et les femmes.
De plus, le courrier de Janette Bertrand, qui constitue selon nous une source de premier
ordre pour approfondir cette question, n’a été étudié que par Gaston Desjardins, qui l’a
fait dans une optique différente et du point de vue de la courriériste. C’est d’ailleurs
l’envie de trouver des réponses aux questions soulevées par les conclusions de cet auteur
qui nous a dicté la problématique de ce mémoire.
1.2 Problématique et méthodologie
Il y a quelques années, l’Observatoire Jeunes et Société faisait paraître, en
collaboration avec le journal Le Devoir, un ouvrage intitulé Être jeune en l’an 200022.
Les nombreux auteurs ayant participé à ce volume s’expriment sur divers aspects
touchant la population âgée entre 18 et 35 ans, par exemple les relations parents/enfants,
les grossesses adolescentes, l’exode massif des régions vers les villes, le rapport des
jeunes à la culture, etc. Quelques chapitres ont également été consacrés à la manière dont
les jeunes vivent et perçoivent la vie de couple, l’amour et la sexualité. Ceux-ci nous
apprennent que si le mariage n’est pas totalement rejeté, 51% des moins de 35 ans ont
plutôt choisi l’union libre pour vivre leur amour. En effet, de nos jours, lorsqu’un couple
se marie, c’est souvent après quelques années de vie commune et parfois après la
naissance d’un enfant.23 Un autre ouvrage dirigé par Madeleine Gauthier, Regard sur…
22 M. Gauthier, L. Duval, J. Hamel et B. Ellefsen (dir.), Être jeune en l’an 2000, Québec, Éditions de l’IQRC, 2000, 154 p. 23 Ibid., p. 109.
18
La jeunesse au Québec24, nous fait également découvrir que malgré une diminution du
nombre de couples chez les jeunes, ces derniers placent tout de même la vie de couple en
tête de liste des conditions au bonheur. En outre, on y démontre à quel point la jeunesse
idéalise la vie à deux. D’après des études réalisées en 1992 et 1998, il apparaît que « La
relation conjugale est perçue comme une forme d’épanouissement personnel et ne doit
surtout pas contraindre les partenaires. 25» En ce qui a trait aux relations sexuelles,
l’Observatoire Jeunes et Société constate également que les garçons et en particulier les
filles d’aujourd’hui se retrouvent fréquemment seuls pour tracer (et assumer) leur propre
ligne de conduite. Bien que la société entretienne toujours certaines normes et certaines
défenses en ce qui concerne la sexualité des jeunes, la plus grande permissivité accordée
à ces derniers semble les confronter à une insuffisance de modèles pouvant s’avérer très
lourde à porter.26
Si les unions libres sont dorénavant une manière normale et bien acceptée de vivre
en couple, il n’en était pas ainsi au cours de la décennie allant de 1958 à 1968. À cette
époque, le mariage était la seule voie convenable pour les amoureux désireux de fonder
une famille. La sexualité, quant à elle, n’était permise qu’à l’intérieur de ce sacrement.
Pourtant, les enfants illégitimes et l’expression « fille-mère » sont une preuve que cette
obligation n’était pas toujours respectée. Si les jeunes du XXIe siècle recherche l’égalité
et l’autonomie dans leurs couples, si la plupart des adolescents d’aujourd’hui vivent leur
première relation sexuelle vers l’âge de seize ans27, qu’en était-il pour la jeunesse, et
notamment les jeunes filles, des années 1960 ? C’est ce questionnement qui est à
l’origine de ce mémoire. Quels sont les sentiments, les idées, les « conceptions
morales28» des jeunes filles au sujet de la sexualité et des relations homme/femme visant
le mariage, et plus largement comment vivent-elles l’amour et leurs liens familiaux ?
Nous souhaitons savoir ce que les jeunes filles et jeunes femmes de cette époque pensent
24 Madeleine Gauthier (dir.), Regard sur… La jeunesse au Québec, [Ste-Foy, Québec], Éditions de l’IQRC, Les Presses de l’Université Laval, 2003, 155 p. 25 Ibid., p. 82. 26 M. Gauthier, L. Duval, J. Hamel et B. Ellefsen (dir.), op cit., p. 119. 27 M. Gauthier, L. Bernier [et al] (dir.), Les 15-19 ans. Quel présent ? Vers quel avenir ?, Ste-Foy, Québec, Les Éditions de l’IQRC, 1997, p.133. 28 Colette Moreux, Fin d'une religion ? Monographie d'une paroisse canadienne-française, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1969, p. xxi.
19
alors de la sexualité, comment elles la voient et la conçoivent, ainsi que leurs sentiments
par rapport aux relations sexuelles. Sont-elles prêtes à faire l'amour sans être mariées ?
Si oui, est-ce pour prouver leur amour à un garçon ou plus simplement parce qu'elles
apprécient ces gestes ? Nous désirons également connaître quelles motivations les
poussent à fréquenter des garçons. Est-ce pour faire comme tout le monde ou, pour les
plus «sérieuses », en vue du mariage ? Quelles sont les qualités qu’elles recherchent chez
un garçon ? Qu'il soit beau, sobre, travaillant, qu'il leur donne des frissons ? Enfin,
qu’en est-il de ces garçons ? Bien qu’ils ne représentent qu’une infime partie des
correspondants du courrier, peut-on quand même y déceler un peu de leurs
préoccupations, de leurs sentiments, de leurs désirs ?
En fait, c'est une histoire des représentations que nous proposons ici. Le Grand
dictionnaire de la psychologie définit les représentations sociales comme étant une
« Façon de voir localement et momentanément partagée au sein d’une culture, qui permet
de s’assurer l’appropriation cognitive d’un aspect du monde et de guider l’action à son
propos.29 » Ainsi, les actes d’un individu étant dictés par les représentations qu’il a du
monde qui l’entoure, il est alors possible pour un chercheur de déceler ces représentations
en portant une attention particulière aux agissements d’une population donnée. Dans
cette étude, nous nous intéressons principalement aux jeunes filles qui écrivent au
courrier du cœur et dont l’âge se situe entre 14 et 21 ans, âge de la majorité durant la
décennie étudiée. Dans la mesure où ils sont peu nombreux, mais tout de même présents
parmi les correspondants du courrier, nous tenterons également de voir quelles sont les
représentations des garçons du même âge au sujet du mariage et de l’amour. En outre,
comme le précise Roger Chartier, « chaque série de discours doit être comprise en sa
spécificité, c'est-à-dire inscrite dans ses lieux (et milieux) de production…30 ». Il est
donc nécessaire d’accorder une importance marquée au contexte dans lequel se déroulent
les échanges entre ces jeunes gens et la courriériste de la rubrique sentimentale. Pour ce
faire, nous appuierons notre démonstration à l’aide d’écrits réalisés par des auteurs
contemporains ainsi que de quelques études plus récentes.
29 Henriette Bloch [et al] (dir.), Grand dictionnaire de la psychologie, Paris, Larousse, 1999, p. 800. 30 Roger Chartier, « Le monde comme représentation », Annales ESC, no. (novembre-décembre 1989), p. 1517.
20
Pour arriver à cerner les représentations des jeunes filles au sujet des
fréquentations, du mariage, de la sexualité, nous n’avons pas opéré le choix de la période
1958-1968 au hasard. Comme nous l’avons observé dans l’historiographie, les années
1960 et 1970 sont souvent au cœur des analyses réalisées sur les rubriques sentimentales.
L’intérêt porté à ces années découle sans aucun doute des nombreux changements
sociaux, politiques et économiques qui les caractérisent. Le Québec, quant à lui, est loin
d’y faire exception. En effet, après la mort du Premier ministre Maurice Duplessis en
1959, la province entre dans une ère de modernisme appelée la Révolution tranquille. Ce
terme recouvre une série de réformes qui modifient les institutions québécoises, dont les
secteurs de l’éducation, de la santé et des affaires sociales, une prospérité économique
accrue, ainsi que l’arrivée à l’adolescence et à l’âge adulte d’une nouvelle génération,
celle du baby boom31. Au cours de la décennie 1960, ces jeunes profitent pleinement des
changements s’effectuant dans la société et leur nombre, d’où provient leur force, leur a
également permis de bousculer à leur avantage quelques usages désuets.
C’est un vent de libération qui souffle sur la province. Libération face à la main-
mise de l’Église catholique, libération des femmes32, notamment par leur plus grand
accès à l’éducation, mais aussi libération face aux non-dits entourant la sexualité : « De
sujet tabou, sinon honteux qu’elle était, la vie sexuelle de toutes, tous et chacun s’étale au
grand jour. Finies les cachettes, envolés les chaperons, le corps se libère et on prononce
les anciens mots interdits : plaisir, jouissance, orgasme.33 » Aux adolescents de cette
époque, on n’inculque plus la peur de la sexualité et son association au péché. On
enseigne au contraire que les relations sexuelles, si elles sont vécues selon les préceptes
de l’Église, sont une fonction belle et épanouissante.34 Les parents, encouragés à
participer à l’éducation sexuelle de leurs enfants, continuent toutefois à ressentir une
certaine gêne à aborder ce sujet. Colette Moreux l’a bien démontré dans son enquête
effectuée auprès des femmes d’une petite municipalité québécoise au cours des années
31 P-A Linteau, R. Durocher, J-C Robert et F. Ricard, Histoire du Québec contemporains. Le Québec depuis 1930. Tome II, Montréal, Boréal, 1989, p. 422. 32 À ce sujet, le titre d’un film de Paula McKeown, Désirs de liberté, évoque bien l’esprit animant le mouvement féministe à partir de 1965. 33 Le Collectif Clio, L'Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, (édition revue et mise à jour), Montréal, Le Jour, 1992, p. 536. 34 G. Desjardins, op cit., p. 394.
21
1964 et 1965. Elle constate que « les renseignements d’ordre sexuel ne sont jamais
donnés…35 », les mères, en particulier, préférant croire que les enfants qui ne posent
aucune question de vive voix ne le font pas non plus en leur for intérieur. En fait, elles
comptent implicitement sur l’école ou sur les camarades pour renseigner leurs filles et
leurs garçons. C’est d’ailleurs au début des années 1970 que le Ministère de l’Éducation
met en place un projet expérimental d’éducation sexuelle dans quelques commissions
scolaires.36
Pour les jeunes garçons et les jeunes filles des années 1960, cette situation les
confronte à un dilemme. D’une part, le climat de liberté qui règne sur le Québec, et plus
largement sur l’ensemble des pays occidentaux, apporte une façon nouvelle de concevoir
et de vivre le couple, l’amour et la sexualité. Les enseignements qui leur sont donnés
vantent les beautés de l’amour et de ses manifestations, et ils assistent à la dissociation de
plus en plus marquée entre la sexualité et la procréation, facilitée entre autres choses par
l’acceptation grandissante de la contraception par la société. Cependant, la jeunesse
demeure tout de même sous l’emprise du confessionnal et des jugements parfois
dévastateurs portés par l’entourage ainsi que par la collectivité. L’hésitation des parents à
aborder les discussions concernant la sexualité montre également que si des changements
sont en cours, ils n’ont pas encore tout emporté sur leur passage. En fait, la période allant
de 1958 à 1968 en est une de transition. La société évolue de telle sorte qu'un acte
auparavant interdit devient peu à peu acceptable. Du «non» des années 1940-1950, on
passe au «oui» des années 1970. Le choix se pose alors entre adopter une conduite
«irréprochable» telle que la voudrait la société ou encore suivre une tendance qui se
répand de plus en plus et être de son temps en cédant au «péché de la chair ».
Par cette étude, nous voulons donc savoir de quelle manière les jeunes, et plus
particulièrement les filles, vivent cette époque d’émancipation. Comme Renée Claude le
chantait en 1970, C’est le début d’un temps nouveau. Nous désirons apprendre comment
les jeunes filles ont réagi à cette atmosphère grisante, quelle influence celle-ci a-t-elle eue
sur elles ? Leurs représentations de l’amour, du mariage, de la sexualité, de la famille en
35 Ibid., p. 373.
22
ont-elles été affectées ? Les nouvelles données apportées par la Révolution tranquille
ont-elles joué sur leurs conceptions de ce que Janette Bertrand nommait si justement dans
son courrier les « problèmes du cœur » ? De plus, nous souhaitons aussi connaître de
quelle manière les contradictions soulevées par l’affrontement entre les nouvelles et les
anciennes valeurs ont touché les adolescentes. Ces dernières ont-elles seulement été
affectées par cette rencontre ? Les jeunes hommes, pour leur part, semblent profiter
pleinement de la libération des mœurs sexuelles, mais jusqu’à quel point ? Dans ces
conditions, quelle est leur opinion au sujet du mariage et de l’engagement qu’il suppose ?
Nos premières constatations nous ont permis de poser l’hypothèse selon laquelle
les jeunes filles ont effectivement été très touchées par les changements se produisant au
cours des années 1960. Leur vision du couple, bien que traditionnelle puisqu’elles
désirent fonder un foyer sur le modèle ménagère/pourvoyeur qui est « caractérisé par
l’affectation quasi exclusive des femmes à la sphère domestique, et des hommes, à la
sphère publique.37 », semble tout de même évoluer. En effet, à l’image des jeunes
d’aujourd’hui, les filles, de même que les garçons, accordent une grande importance à
l’amour dans leurs fréquentations et ce sentiment devient une condition sine qua non au
mariage. En ce qui concerne les relations sexuelles prémaritales, les jeunes filles se
retrouvent trop souvent coincées entre les principes moraux très stricts qui sont toujours
diffusés par la société et les demandes de plus en plus pressantes de leurs amis de cœur.
Le vocabulaire souvent négatif qu’elles emploient pour se confier à madame Bertrand au
sujet des « caresses » est d’ailleurs un bon exemple de la honte et de la peur causées par
celles-ci. Il semble toutefois que ces réactions soient avant tout une conséquence de leur
éducation. Si les filles se sentent coupables du désir qu’elles ressentent, il n’en demeure
pas moins qu’elles sont sensibles aux avances de leurs amoureux. Pourtant, comme les y
encourage Janette Bertrand, il leur faut avant tout demeurer prudentes. Les conséquences
reliées aux relations sexuelles hors mariage, comme les grossesses illégitimes, demeurent
pour les jeunes filles de la décennie 1960 d’assez mauvaises expériences. En effet, à
propos des risques encourus par ces jeunes femmes, Andrée Lévesque souligne dans son
36 Suzanne Houle, Analyse des stéréotypes féminins et masculins dans le programme d'éducation sexuelle au secondaire, Mémoire de maîtrise, Ste-Foy, Université Laval, 1992, p. 16. 37 Renée B.-Dandurand, Le mariage en question. Essai socio-historique, Québec, IQRC, 1988, p. 138.
23
ouvrage intitulé La norme et les déviantes : « Même sans l’évidence d’une maternité, la
perte de la virginité conduit à la déchéance sociale. 38 »
C'est dans le journal du week-end Le Petit Journal qu'est publié le courrier du
cœur que nous avons choisi d'étudier. Ce journal montréalais paraît dès 1920, d'abord
sous le nom de Le Matin, pour adopter son appellation définitive de Petit Journal en
1926. Ses fondateurs, Roger et Roland Maillet, entendent donner à leur hebdomadaire,
sur le modèle de journaux européens, un caractère populiste. Illustrations et gros titres
sont exploités au maximum et on donne aux lecteurs de quoi satisfaire leur besoin de
sensations en remplissant les pages de faits divers, de sports, de potins mondains et
artistiques, de bandes dessinées, etc. Le monde de la politique n'est décrit que dans de
brèves nouvelles, tandis que les chroniques s'adressant aux femmes se multiplient. Une
large place est également accordée à la publicité, qui s'étend sur plus du quart du contenu.
Cette formule s'avère être une réussite majeure. Alors que le tirage du Matin diminue de
plus de 10 000 copies entre 1921 et 192539, l'édition du Petit Journal atteint 58 447
exemplaires quatre ans seulement après son lancement. L'hebdomadaire demeure
rentable jusqu'au milieu des années 1960, atteignant près de 265 000 copies en 1965. De
plus, sa portée dépasse la métropole montréalaise puisque le journal est diffusé à la
grandeur du Québec et dans l'Ontario francophone. Toutefois, la montée en force des
journaux dits artistiques de Pierre Péladeau ou d'autres tels que Photo Vedette et Echo
Vedette sonnent, à partir de la seconde moitié de la décennie 1960, la fin du Petit Journal.
Ses propriétaires consécutifs tentent en vain de le mettre au goût du jour, mais sans
succès. Le Petit Journal éteint ses presses en 1981.40
Parmi les chroniques qui font du Petit Journal un périodique populaire se trouve
un courrier du cœur. Celui-ci se nomme Le Refuge Sentimental et il est tenu par la
journaliste et auteure Janette Bertrand. C'est en 1953 que cette dernière prend la relève
de cette rubrique appelée auparavant le Courrier de Françoise. Mme Bertrand, reconnue
aujourd'hui pour son ouverture d'esprit, ses luttes pour faire tomber les tabous et les
38 Andrée Lévesque, La norme et les déviantes : des femmes au Québec pendant l’entre-deux guerres, Montréal, Les éditions du Remue-ménage, 1989, p. 63. 39 Le nombre de copies imprimées passe de 16 000 à 5 500.
24
préjugés, sa franchise, et son attitude directe donne d'emblée au Refuge le ton qui allait
être le sien jusqu'à la fin de la chronique, en 1969. Bien que Le Petit Journal donne son
appui au Parti conservateur41, ce qui pourrait nous laisser supposer qu'une certaine
censure puisse avoir eu lieu, Janette Bertrand obtient que les lettres qui lui sont envoyées
ainsi que leurs réponses soient publiées intégralement.42 Loin de vouloir ramener les
femmes «à l'ordre » en les incitant à la résignation et à l'acceptation, la courriériste se
démarque de ses consoeurs en voulant plutôt leur ouvrir les yeux ; elle les amène à
réfléchir et surtout, à réagir.
À une époque où les femmes mariées demeurent sous la tutelle de leurs maris43,
où peu de jeunes filles osent poursuivre des études supérieures, où le sexualité n’est
abordée qu’à mots couverts, cette liberté d'expression fait du Refuge Sentimental le
courrier du cœur le plus populaire ou du moins un des plus lus de cette époque. Janette
Bertrand ne renonce pas à aborder des sujets tels que les femmes battues, l'alcoolisme, la
sexualité ou encore la contraception sous prétexte que ce sont des « choses dont on ne
parle pas » ou alors en le faisant pour les condamner. La chronique de Mme Bertrand, à
une époque où ces problèmes sont particulièrement dissimulés, offre à nombre de
personnes la possibilité de soulager leurs souffrances. C'est en partie ce qui nous a
poussée à arrêter notre choix sur Le Refuge Sentimental. À l'avantage apporté par la
formule même des courriers du cœur, avec l'anonymat qu'ils procurent aux
correspondants et qui leur permet de s'exprimer sans retenue et sans gêne, s'ajoute celui
d'une rubrique où le franc-parler de la courriériste encourage également les lecteurs à
s'ouvrir sans contraintes. La peur d'être jugés ou rejetés ne les freine plus dans leurs
confidences, ce qui fait que leurs émotions ainsi que leurs actes deviennent, à travers les
mots utilisés et les non-dits, un miroir des représentations qu'ils se font du monde.
Toutefois, la prudence est de mise lorsque l'on se prête à l’analyse d’une source
comme les courriers du cœur. L'opinion la plus répandue veut que ces derniers soient un
40 André Beaulieu (dir.), La presse québécoise des origines à nos jours. Tome VI, 1920-1934, Ste-Foy, PUL, 1984, p. 12-13. 41 Ibid., p. 13. 42 Le Collectif Clio, op cit., p. 436. Notons que Janette Bertrand confirme elle-même ce fait dans son autobiographie. 43 La fin de l’incapacité juridique de la femme mariée sera déclarée en 1964.
25
assemblage de lettres falsifiées à divers degrés, soit par les éditeurs et journalistes ou
encore par les correspondants eux-mêmes. Une lecture attentive du Refuge Sentimental
ne nous porte cependant pas à le croire. D'abord, par le ton et la diversité des lettres de
même que la forme de celles-ci qui révèlent parfois des auteurs moins instruits ou moins
habiles à l'écriture. Une lettre datée du 4 février 1962 vient aussi appuyer cette
impression. Un homme qui signe Mari amoureux, mais dédaigné soutient que s'il reste
sans réponse à ce qu'il affirme être sa troisième lettre, il «croira que tout cela est du
chiqué…44» Janette réplique en disant qu'elle ne peut tout simplement pas répondre à
toutes les lettres qu'elle reçoit.
En fait, les mots exacts que la courriériste emploie sont : « j'en reçois trop et […]
il me faut, à l'occasion, en sacrifier quelques-unes.45 » Cette phrase soulève un autre
point dont il faut tenir compte. Les lettres publiées résultent d'un choix. Comment ce
dernier s'effectue-t-il ? Quels critères entrent en jeu ? Nous avons mentionné plus haut
l'ouverture d'esprit de Janette Bertrand qui nous permet d'affirmer que les courriers
abordant des thèmes plus «difficiles » tels que l'homosexualité ou l'adultère ne sont pas
rejetés systématiquement ni censurés. Il est certain que Mme Bertrand évite dans ses
réponses de choquer inutilement les lecteurs et lectrices, mais elle ne semble pas avoir
évité de conseiller ou d'éduquer les correspondants sous prétexte que leur problème fait
partie de ces choses qui doivent rester cachées. Dans une entrevue accordée en juin 2004
à Marie-France Bazzo, animatrice à la radio de Radio-Canada, Janette Bertrand affirme
avoir eu très tôt le désir de s'instruire pour partager son savoir avec ceux et celles n'ayant
pas eu cette chance. La tribune occupée alors par Janette Bertrand, ainsi que les
émissions radiophoniques et télévisuelles qu'elle animera par la suite lui donnant la
chance de consulter divers spécialistes (psychologues, médecins, etc.), il devient logique
de penser que la courriériste effectuait le choix des lettres à publier dans l'intention de
répondre au plus vaste répertoire de problèmes possibles, sans tenir compte du degré
d'importance ou de sensationnalisme des courriers. Dans son autobiographie, Mme
Bertrand raconte d’ailleurs que c’est l’influence d’un psychologue français consulté sur
44 Le Refuge Sentimental, 4 fév. 1962. 45 Ibid.
26
un plateau de télévision qui la convainc d’accepter de tenir le courrier du cœur du Petit
Journal. 46
D'un autre côté, peut-être ce brin de sensationnalisme était-il favorisé par les
propriétaires du journal. Effectivement, ces derniers désirant donner au Petit Journal une
orientation plus «accrocheuse», le fait de présenter certains sujets plutôt que d'autres
procure aux éditeurs la chance de mettre un peu de «piquant » dans leurs pages. Coup
publicitaire ? Toujours est-il que l'on ne retrouve dans le courrier ni conseil de mode, ni
truc culinaire, et à ceux et celles qui ne demandent pas conseils à propos de tracas
personnels, Janette répond poliment, mais fermement, qu'elle «ne peut absolument pas
[…] être utile, ce courrier étant réservé exclusivement aux problèmes du cœur.47 » D'une
façon ou d'une autre, que ce soit le désir de diffuser des informations ou de «choquer » le
public, le résultat est que les lecteurs écrivent en masse au courrier du cœur du Petit
Journal et que leurs lettres deviennent une source intéressante à explorer.
Ainsi, pour composer notre échantillon, nous avons recueilli, pour l'ensemble de
la décennie à l’étude (1958-1968), vingt-deux chroniques du Refuge Sentimental, soit
deux par an. Nous avons arrêté notre choix sur les premières semaines des mois de
février et de juillet de chaque année. Cette décision a été influencée par divers facteurs.
Février a d'abord retenu notre attention car c'est le mois de la fête des amoureux, la Saint-
Valentin. Cette célébration fait de cette période un temps propice pour rêver d'amour et
certains couples profitent de l'occasion pour annoncer leurs fiançailles. Ensuite, par
rapport aux mois d'été, février se situe au milieu de l'année et nous savons que les
vacances sont un temps idéal pour faire la connaissance d'un garçon. Février peut alors
être le moment de faire le point sur des fréquentations ou de demander conseil sur les
exigences d'un petit ami entreprenant. De plus, les mariages ayant souvent lieu en été, il
ne reste, en février, que quelques mois de réflexion pour s'assurer d'avoir fait le bon
choix. Nous avons par la suite retenu la chronique de juillet pour avoir une meilleure vue
d'ensemble. Comme nous l'avons mentionné, l'été et les vacances sont propices aux
rencontres, sérieuses ou passagères, qui bouleversent les cœurs et les sens des
46 J. Bertrand, op cit., p. 208-209. 47 Le Refuge Sentimental, 7 fév. 1960.
27
adolescents. Les occasions y sont nombreuses de croiser un garçon charmant ou
charmeur. Il faut enfin noter qu'examiner chaque année de la période étudiée nous aidera
à déterminer si une évolution est présente dans les attentes des jeunes filles, de même que
dans leurs comportements.
Chaque ensemble lettre/réponse (271 au total) a ensuite été saisi dans une base de
données informatisée sous forme de fiches. Ces dernières contiennent dans un premier
temps les données concernant l'auteur de la lettre, c'est-à-dire la signature de celui-ci de
même que ses âge, sexe et état civil s'il sont mentionnés. On y retrouve également la date
à laquelle la lettre a été publiée et le «titre » de celle-ci, s'il y a lieu. Par la suite, nous
avons entré dans la base le texte publié, soit la lettre du correspondant dans le champ
Problème et la réplique de Janette dans le champ Réponse. Pour finir, nous avons créé un
espace Commentaire, que nous avons parfois rempli de notes ou de pistes d’analyse
concernant la lettre. Un numéro a également été donné à chaque fiche, pour en faciliter le
repérage.
Les fiches comportent aussi une caractéristique supplémentaire. Nous avons
classé chaque lettre dans une «catégorie » qui est le reflet du type de problème énoncé par
le correspondant. Nous avons fixé ces thèmes à la suite d’une lecture attentive des lettres
composants notre échantillon et les principaux concepts que nous avons retenus, qui
représentent également les sujets les plus souvent abordés dans le courrier, sont les
fréquentations, le mariage, la famille, l’amour, la sexualité et les filles-mères. Nous
avons placé en annexe un tableau contenant les thèmes de notre analyse, ainsi qu’une
brève définition de chacun d’eux. Cependant, comme une lettre peut correspondre à plus
d'un sujet, nous avons ajouté en cours d'analyse deux autres champs contenant ces
thèmes. Dans la base de données, cela se traduit par les champs Catégorie 1, Catégorie 2
et Catégorie 3. La Catégorie 1 contient le sujet le plus important de la lettre, alors que
les catégories 2 et 3 sont utilisées pour préciser le problème. Pour illustrer ceci, prenons
l’exemple d’une lettre publiée le 6 février 1966 :
Je suis une jeune fille de 16 ans, bientôt 17. Ma sœur aînée sera bientôt fille-mère et mes parents me surveillent de très près. Le samedi soir, on
28
m'oblige à rentrer aussitôt après mon travail (8 heures). Parfois, des garçons me demandent de sortir avec eux : je ne sais que faire, que dire, car il me faut rentrer à la maison. Mes parents n'ont pas confiance en moi maintenant, et pourtant, avant, je sortais très souvent. J'aime beaucoup rencontrer des amis, et voilà que je m'ennuie à mourir. Que dois-je faire ? [Signé] Une qui attend avec impatience.48
Dans ce cas, la jeune fille qui écrit demande conseil à Janette à propos de ses
parents qui lui interdisent de sortir et de fréquenter les garçons. Nous avons donc inscrit
le code Famille et Parents, dans la Catégorie 1. Par contre, puisque la correspondante
parle également de sorties et de garçons, nous avons également classé sa lettre sous le
thème des Fréquentations. Le troisième champ Catégorie a été laissé vide puisque
l’essentiel du problème se trouve déjà défini.
À l’image de la majorité des auteurs présentés dans l’historiographie, il nous a
semblé que l'analyse de contenu correspondait le mieux à notre type de recherche. Tout
comme René L'Écuyer49, nous croyons en l'importance de doser équitablement l'analyse
du contenu manifeste et du contenu latent, ainsi que l'analyse quantitative et qualitative.
De plus, pour enrichir la recherche, nous avons voulu combiner à cela une analyse
contextuelle qui, selon Mucchielli, consiste «à faire surgir le sens d'un élément historique
en le mettant en rapport avec différents éléments de contextes pouvant être très
différents.50» Nous avons donc tenté de faire ressortir le sens des textes publiés dans les
chroniques du Refuge Sentimental en les confrontant avec le contexte dans lequel ils ont
été écrits, ce qui implique surtout de les mettre en relation avec la norme sociale de
l'époque concernant la sexualité et les fréquentations. Nous avons donc porté autant
d'attention au sens premier des lettres et à celui des réponses de Janette Bertrand, qu'au
sens caché des énoncés et des non-dits. Nous avons également tiré de notre base de
données des statistiques précises concernant le profil des correspondants (âge, sexe, état
civil, etc.). Ces données, en plus de nous permettre de mieux connaître ceux qui se
livrent à la courriériste, nous démontrent également la justesse d’avoir choisi ce courrier.
48 Ibid., 6 février 1966. 49 René L'Écuyer, «L'analyse de contenu : notion et étapes», Jean-Pierre Deslauniers (dir.), Les méthodes de la recherche qualitative, Sillery, Presses de l'Université du Québec, 1987, p. 49-65.
29
En effet, comme nous l’avons précisé, notre intention est de mieux connaître les
représentations des jeunes filles sur les fréquentations, le mariage, la sexualité, et par
jeunes filles, nous entendons les adolescentes âgées entre 14 et 21 ans. Les statistiques
que nous avons dégagées de notre base de données révèlent que les correspondants au
Refuge Sentimental se composent avant tout de cette clientèle.
1.3 Profil des correspondants : données statistiques
Une caractéristique intéressante des courriers du cœur, peu importe le journal ou
magazine dans lequel le courrier est publié, est qu'ils nous font découvrir un peu de la vie
des gens qui s'y confient. Toutefois, avant de nous intéresser à ce que ces derniers y
disent, il importe de les connaître mieux. Qui sont ces hommes et ces femmes qui
épanchent leurs cœurs dans des colonnes lues par des centaines de gens ? D'où viennent-
ils et quels sont les problèmes qui les touchent plus particulièrement ?
Avant même de faire part à la courriériste de leur problème, de nombreux
correspondants donnent quelques renseignements sur eux-mêmes. Ils sont homme ou
femme, garçon ou fille, ils font état de leur âge et se décrivent parfois physiquement,
comme ce Johnny qui écrit à Janette Bertrand : « J’ai 20 ans, on me dit très bel
homme.51 ». D’une part, cet exercice permet aux correspondants une bonne entrée en
matière en plus de leur donner une impression de reconnaissance. En effet, dans un
contexte d’anonymat comme un courrier du cœur, ces courtes descriptions donnent
l’occasion aux correspondants de dévoiler un peu d’eux-mêmes et ainsi de mieux
s’approprier la réponse de Mme Bertrand, C’est à moi qu’elle répond ! C’est à moi
qu’elle apporte son aide. D’autre part, ces quelques notes biographiques permettent à la
courriériste de mieux cibler ses interventions. En effet, si l’on prend pour exemple le
contexte qui entoure les relations sexuelles au cours des années 1960, le ton adopté ne
50 Alex Mucchielli, Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, Paris, A. Colin, 1996, p. 38. 51 Le Refuge Sentimental, 7 juillet 1963.
30
sera pas le même selon que la réponse s’adresse à une adolescente vivant ses premiers
émois ou à une femme mariée et mère de trois enfants.
À partir des 271 lettres recueillies entre 1958 et 1968 dans le Refuge Sentimental,
le courrier du cœur publié par l’hebdomadaire Le Petit Journal, nous avons constitué une
base de données informatisée nommée Courrier du Cœur. Grâce aux statistiques que
nous avons compilées, cette base nous a permis d’établir un profil précis des hommes et
des femmes qui écrivent au journal. Nous dégagerons ici un portrait de ceux-ci en
présentant leur sexe, âge, état civil ainsi que leur provenance géographique et sociale.
Nous dessinerons ensuite une première ébauche des problèmes qui préoccupent ces
correspondants du courrier dans laquelle nous constaterons que les fréquentations, le
mariage, les relations familiales et l’amour sont des thèmes récurrents du Refuge
Sentimental.
1.3.1 Le genre
Dans leurs lettres, les correspondants donnent plusieurs indices nous permettant
de faire leur connaissance et le genre est sans aucun doute la caractéristique la plus
simple à découvrir. En effet, si l’auteur n’annonce pas explicitement qu’il est un homme
ou une femme, sa signature, sa relation amoureuse avec une personne de l’autre sexe ou
même l’accord des adjectifs de sa lettre nous fournissent les indications nécessaires.
Nous avons observé, à la lecture du Refuge Sentimental, que les jeunes de moins de 21
ans, qu’ils soient garçons ou filles, commencent fréquemment leurs lettres en déclinant
leur sexe et leur âge. Les femmes mariées, pour leur part, ne mentionnent pas d’emblée
qu’elles sont des femmes. Cependant, elles se définissent comme mère ou épouse dès la
première phrase de leurs missives. Quant aux hommes mariés, ils exposent
immédiatement leurs problèmes, sans toujours se soucier de se décrire. Sur les 271
lettres du corpus, 13 seulement ne nous ont pas permis de déterminer le genre de l’auteur.
Pour douze d’entre elles, seules la signature du correspondant et la réponse de Janette
Bertrand ont été publiées, et les informations que l’on y trouve sont plutôt succinctes.
31
Par exemple, à la personne qui signe Gigi, Fonfon, Mme Bertrand répond simplement :
« Je regrette, mais je ne peux passer de demande de correspondance dans ce courrier.52 »
Le Graphique 1 présente le pourcentage d’hommes et de femmes que l’on
retrouve dans l’échantillon retenu. 229 des lettres (sur 271) qui le composent sont écrites
par des femmes et 29 par des hommes. Cela représente respectivement 84% et 11% du
corpus. En ce qui concerne les 5% restants, nous n’avons pu déterminer si elles avaient
été envoyées par un homme ou une femme ; elles entrent donc dans la catégorie Inconnu.
Graphique 1 : Sexe des correspondants Source : Réalisé à partir de la base informatisée « Courrier du Cœur » comptant 271
entrées.
On constate donc que ce sont essentiellement des femmes qui écrivent au courrier
du cœur du Petit Journal. À l’exception de l’étude effectuée par Gustave Jahoda53 sur un
journal africain et dans laquelle il rapporte que ce sont des hommes qui constituent les
principaux correspondants du courrier du cœur, les chercheurs s’étant penchés sur ce type
de rubriques ont noté comme nous que ce sont avant tout des femmes qui s’adressent aux
courriéristes. Cela s’avère d’ailleurs tout à fait logique dans les cas où les femmes
forment le public cible des magazines, comme dansla revue Châtelaine, étudiée par
52 Ibid., 7 février 1960. 53 G. Jahoda, op cit.
Sexe des correspondants
84%
5%11%
Femmes
Inconnu
Hommes
32
Marie-Josée Des Rivières54, ou Teen Magazine, un périodique pour adolescents sur lequel
s’est penchée Erica Van Roosmalen55. Le Petit Journal, pour sa part, ne s’adresse pas
qu’aux femmes et nous croyons que la chronique de Janette Bertrand pouvait aussi bien
être lue par elles que par les hommes. Alors pourquoi y retrouve-t-on principalement des
correspondantes ? Nous parlerons plus loin des thèmes qui intéressent les correspondants
du Refuge Sentimental. Cependant, nous pouvons déjà mentionner que les hommes
s’interrogent d’abord à propos des fréquentations, mais également sur des sujets plus
diversifiés tels que la famille ou la timidité. Les femmes, quant à elles, écrivent
principalement à propos des fréquentations, du mariage et de la sexualité qui sont tous
des thèmes directement reliés à ce que Janette Bertrand nomme les « problèmes du
cœur ». Comme le courrier de cette dernière est réservé à ce type de problèmes, qui
relèvent de la traditionnelle « sphère féminine », il n’est pas étonnant que les femmes
soient plus nombreuses que les hommes à s’y confier.
54 M.-J. Des Rivièresio cit. 55 E. Van Roosmalen, op cit.
33
1.3.2 L’âge et l’état civil
Si les problèmes du cœur préoccupent d’abord et avant tout les femmes, on
remarque que les plus jeunes, garçons et filles, sont également les plus nombreux à s’en
inquiéter. Le Graphique 2 présente l’âge des correspondants, hommes et femmes. On y
voit que les individus de 21 ans et moins comptent pour 41% du corpus, soit 110 lettres
sur 271. Quant aux plus de 21 ans, ils ne représentent que 15% du total (40 lettres). La
catégorie Inconnu est ici la plus importante avec ses 44% (121 lettres). Cela s’explique
Graphique 2 : Âge des correspondants (hommes et femmes)
Source : Réalisé à partir de la base informatisée « Courrier du Cœur » comptant 271 entrées.
par le fait que les correspondants mariés donnent rarement leur âge, en particulier s’ils
sont des hommes.56 Toutefois, si l’on prend pour acquis que les individus mariés ont plus
de 21 ans, cela fait passer cette catégorie à 33% (90 lettres) et celle des 21 ans et moins à
51% (138 lettres).57 Dans les deux situations, on constate que les jeunes sont toujours les
plus nombreux à demander l’aide de la courriériste du Refuge. Cela est peut-être dû au
fait qu’ils ont peu de personnes ressources à consulter lorsque quelque chose les tracasse.
À qui peuvent-ils se confier ou demander de l’aide sur des sujets tabous comme la
sexualité ? Les parents sont souvent trop intimidés pour aborder ces questions avec leurs
56 Parmi les non-célibataires de plus de 21 ans, un seul homme mentionne son âge et il s’agit d’un veuf désirant se remarier. 57 La catégorie Inconnu passe alors à 16%.
Âge des correspondants(hommes et femmes)
41%15%
44%21 ans et moinsPlus de 21 ansInconnu
34
enfants, les enseignants n’ont pas toujours le mandat de le faire et les amis sont rarement
une référence fiable. Janette Bertrand leur procure une alternative idéale. Les jeunes
trouvent en elle une personne d’expérience qui sait non seulement les écouter, mais qui
ne les juge pas et leur répond franchement et ouvertement.
Un autre fait intéressant peut être relevé de la base de données constituée. Les
graphiques 3 et 4 présentent respectivement l’âge des correspondants masculins et l’âge
des correspondantes féminines. Parmi les 29 hommes à avoir écrit au courrier du cœur,
13 ont 21 ans et moins (45%), 5 ont plus de 21 ans (17%) et 11 n’indiquent pas leur âge
(41%). En ce qui concerne les femmes, 41% ont 21 ans et moins (94 lettres sur 229),
16% ont plus de 21 ans (37 lettres) et 43% se rangent dans le groupe Inconnu.
On voit donc que les proportions pour chaque tranche d’âge selon le sexe sont
semblables. On peut penser que les correspondants du courrier provenant surtout d’un
milieu populaire, l’écart d’âge dans les fréquentations n’est pas très élevé, contrairement
à un milieu aisé où des intérêts économiques entrent en jeu et font augmenter cette
distance. Cette faible différence a également été constatée par Simon Langlois. Dans un
tableau publié dans son ouvrage La société québécoise en tendances 1960-199058, il
présente l’âge moyen au premier mariage des hommes et des femmes, entre 1951 et 1987.
Par exemple, en 1958, qui est l’année de départ de notre échantillon, l’âge moyen pour
les hommes est de 26,17 ans et celui des femmes 23,70 ans. Cela représente une
différence d’environ deux ans et demi, différence qui se maintient, selon ce tableau, tout
au long de la période à l’étude.59 C’est également l’écart que nous avons obtenu grâce
aux données extraites de notre corpus. En effet, entre 1958 et 1968, la moyenne d’âge
des correspondants de notre échantillon se trouve être de 25,83 ans pour les hommes et
23,45 ans pour les femmes, ce qui représente un écart de 2,37 ans.
58 Simon Langlois, La société québécoise en tendances 1960-1990, Québec, IQRC, 1991, p. 140. 59 Ibid.
35
Graphique 3 : Âge des correspondants masculins
Source : Réalisé à partir de la base informatisée « Courrier du Cœur », selon les 29 entrées Hommes dans le champ Sexe.
Graphique 4 : Âge des correspondantes féminines
Source : Réalisé à partir de la base informatisée « Courrier du Cœur », selon les 229 entrées Femmes dans le champ Sexe.
Qu’en est-il au fait de l’état civil des correspondants au Refuge Sentimental ? Le
graphique 5 présente la répartition des hommes et des femmes de notre corpus selon leur
état matrimonial. Nous avons compté 140 lettres (sur 271) provenant de célibataires
(53%), 74 de gens mariés (27%), 4 sont envoyées par des veufs (1%) et 4 par des
personnes séparées (1%). Nous n’avons pu établir l’état civil de 49 des correspondants,
ce qui représente 18% de l’échantillon.
Âge des correspondants masculins
45%
17%
38%
21 ans et moins21 ans et plusInconnu
Âge des correspondantes féminines
41%
16%
43%
21 ans et moins21 ans et plusInconnu
36
État civil des correspondants (hommes et femmes)
53%
18%
27%1%1%
Célibataires
Inconnu
Mariés
Séparés
Veufs
Graphique 5 : État civil des correspondants (hommes et femmes)
Source : Réalisé à partir de la base informatisée « Courrier du Cœur » comptant 271 entrées.
Ce sont donc les célibataires qui requièrent le plus souvent les conseils de Mme
Bertrand et si l’on combine ces données à celles présentées plus haut, concernant l’âge et
le sexe des correspondants, on constate que ces derniers sont en majorité des femmes
célibataires de 21 ans et moins. Nous avons poussé plus loin la catégorisation de l’état
civil de ces femmes célibataires. Le Graphique 6 présente de manière précise la façon
dont elles se répartissent. Parmi elles, 57 (sur 122) n’ont aucune attache sentimentale
officielle (47%), 49 ont un copain (40%), 7 sont fiancées (6%) et 9 sont des filles-mères
(7%). Donc, près de la moitié des profils connus sont des jeunes femmes qui sont soit
engagées (copains ou fiancés), soit célibataires (aucune attache sentimentale).
Graphique 6 : Répartition des femmes célibataires dans le corpus étudié
Source : Réalisé à partir de la base informatisée « Courrier du Cœur », selon les 122 femmes célibataires du corpus.
Répartition des femmes célibataires
47%
40%
2% 5% 6%
CL
CC
CXCF
FI
37
1.3.3 Provenance géographique et sociale
Nous avons mentionné dans la partie méthodologique de ce mémoire que le
journal dans lequel était publié la chronique de Janette Bertrand, Le Petit Journal, était un
hebdomadaire montréalais. Cela ne signifie pas pour autant que seuls les habitants de
cette ville lisaient et écrivaient au Refuge Sentimental. Effectivement, Le Petit Journal
étant diffusé à cette époque à la grandeur du Québec, il est naturel que les habitants de
toute la province s’y intéressent. D’ailleurs, bien que rares soient les correspondants qui
indiquent d’entrée de jeu d’où ils écrivent, on retrouve parfois des indices de leur origine
dans leurs lettres.
La signature utilisée par l’auteur est quelquefois une excellente piste pour
connaître sa provenance. Quinze personnes signent en inscrivant le lieu où elles habitent
et aucune d’entre elles ne vit sur l’île de Montréal. Au contraire, elles proviennent plutôt
des autres régions du Québec, parmi lesquelles on retrouve par exemple Une
beauceronne60, Abitibi61, Maman de Dolbeau62. Cela confirme le fait que la diffusion du
journal et de son courrier du cœur dépasse la métropole de la province. On peut même
affirmer qu’elle dépasse la province elle-même puisqu’une femme termine sa lettre par
La madone d’Ontario63. Certains de nos voisins francophones sont donc eux aussi des
lecteurs de Mme Bertrand.
Les autres indications que nous avons pu débusquer dans le courrier à propos de la
provenance géographique des auteurs sont peu de chose, les correspondants craignant
peut-être pour leur anonymat. En effet, il est moins risqué pour quelqu’un de mentionner
qu’il habite la campagne que de nommer son petit village, où chacun connaît son voisin
et ses histoires. D’autres précisent dans leurs lettres qu’ils vivent « en ville » et d’après
cette expression et celles qui les accompagnent parfois, nous pouvons en déduire qu’ils
parlent alors de Montréal.
60 Le Refuge Sentimental, 6 juillet 1958. 61 Ibid., 7 février 1960. 62 Ibid., 1er juillet 1962. 63 Ibid.
38
En ce qui concerne leur provenance sociale, les auteurs sont encore moins
loquaces et nos conclusions tiennent plus de l’extrapolation que de la certitude. Nous
croyons que les correspondants du Refuge font principalement partie des classes
populaires. D’abord, comme nous l’avons expliqué en présentant notre parcours
méthodologique, parce que Le Petit Journal est un hebdomadaire populaire, mais aussi
par le contenu des lettres. On peut en effet y lire que, comme Henri, les correspondants
ont, pour la plupart, « un bon emploi et un bon salaire… 64», mais sans plus. Plusieurs le
mentionnent à la courriériste, en expliquant, dans le cas des femmes, que leurs maris et
fiancés peuvent ou pourront ainsi subvenir aux besoins de leurs familles. Les jeunes
filles, pour leur part, sont souvent secrétaires, dactylo, commis dans les magasins ou
travailleuses dans des manufactures, soit les principales catégories d’emplois féminins
pendant la période que nous étudions.65 Ces emplois, en plus de les aider à préparer leur
avenir en économisant un peu d’argent, servent bien souvent à apporter une aide
financière à leurs parents. France, quant à elle, raconte qu’à 16 ans, elle est « encore aux
études… 66», ce qui reflète la situation d’un petit nombre de correspondants du même
âge. Toutefois, si plus de la majorité des auteurs sont dans une situation semblable à
celle de Maman qui pardonne qui écrit : « sans être riches, nous vivons assez bien.67 »,
quelques-uns éprouvent plus de difficultés « pour arriver 68», c’est-à-dire à joindre les
deux bouts. Les questions d’argent sont d’ailleurs un des sujets abordés par les gens qui
écrivent à Janette Bertrand. Cependant, comme cette dernière réserve son courrier pour
les problèmes du cœur, il est normal que les préoccupations des correspondants tournent
plus spécifiquement autour de ceux-ci.
1.3.4 Les thèmes de prédilection
Comme nous l’avons expliqué plus haut dans ce chapitre, nous avons classé
chacune des lettres de notre échantillon d’après une liste de thèmes déterminés par la
lecture du courrier. Parmi ceux-ci, on retrouve essentiellement les catégories Amour,
64 Ibid., 1er février 1959. 65 Le Collectif Clio, op cit., p. 421. 66 Ibid., 5 juillet 1964. 67 Ibid., 4 juillet 1965.
39
Apparence, Famille, Filles-mères, Fréquentations, Homosexualité, Infidélité, Mariage,
Sexualité, Timidité, Violence.69
Le principal thème abordé dans le Refuge Sentimental, et cela autant par les
hommes que par les femmes, est sans contredit les fréquentations, c’est-à-dire les
problèmes concernant un ou une ami(e) de cœur, lorsque l’auteur fait mention qu’ils se
voient depuis un temps déterminé. Nous avons répertorié un total de 55 lettres écrites à
ce sujet, dont 46 envoyées par des femmes et 9 par des hommes. Cela représente des
pourcentages respectifs de 20.1% et de 31.0% de toutes les lettres expédiées par chacun
des deux groupes.
Si l’on jette un coup d’œil sur ce qui intéresse principalement les femmes, on
remarque, comme nous l’avons mentionné plus haut, que leurs questions demeurent dans
ce que l’on appelle la sphère féminine. Effectivement, elles racontent leurs problèmes
amoureux et familiaux avant tout. Leurs interrogations se concentrent surtout autour du
traditionnel M’aime-t-il ? et Fera-t-il un bon mari ?, en passant par Mon mari m’est
infidèle ou encore Ma fille a eu le malheur d’être fille-mère. Suivent ensuite les
catégories Sexualité (3.9%) et Fille-mère (3.1%) qui regroupent 9 et 7 lettres de femmes.
Les thèmes comptant les plus bas pourcentages, soit 1 pour cent et moins, sont moins
directement liés à l’amour et aux relations hommes/femmes. Il s’agit entres autres de
l’adoption, des études, de l’estime de soi, de l’alcoolisme, etc.
En ce qui concerne les hommes, le thème qui revient le plus souvent dans leurs
lettres après les fréquentations est la famille avec 13.7% des interventions du corpus
analysé. Ce sont en majorité des hommes mariés qui interrogent la courriériste à propos
de problèmes relatifs à la belle-famille ou à un enfant indiscipliné. La timidité et
l’homosexualité viennent ensuite à égalité au troisième rang (10.3%). Parmi les sujets de
moindre importance dans leurs envois, on remarque le mariage, l’amour et les études.
68 Ibid, 1er juillet 1962. 69 L’annexe 1 présente un tableau intitulé Liste et occurrences des catégories contenues dans l’échantillon étudié du Refuge Sentimental. Ce tableau contient une liste des thèmes utilisés pour la catégorisation des lettres, une courte définition de chacun d’eux ainsi que leur fréquence d’apparition dans le courrier.
40
Tous ces sujets sont assez semblables à ceux qu’ont mis à jour les autres
chercheurs à s’être intéressés aux courriers du cœur et ce, peu importe le lieu de parution
de la rubrique. Effectivement, que celle-ci ait été publiée en France, en Afrique, aux
États-Unis ou au Québec, les préoccupations des correspondants sont pratiquement les
mêmes.70 Le mariage, les fréquentations et la famille soulèvent des questionnements, des
craintes et des espoirs similaires pour des milliers de gens aux coutumes et aux quotidiens
différents. Comme quoi les courriers du cœur portent bien leurs noms puisque, comme
l’exprime si bien madame Bertrand, ceux-ci paraissent « réservés uniquement aux
problèmes du cœur71 ».
Conclusion
Pour terminer, nous constatons que les lettres publiées dans Le Refuge Sentimental
sont écrites d’abord et avant tout par des femmes. La participation des hommes, bien que
non négligeable, est nettement moins importante. De plus, ces femmes sont en grande
partie des jeunes filles dont l’âge se situe entre 14 et 21 ans, et qui ne sont pas mariées.
Cela correspond en grande partie aux observations faites par les chercheurs nord-
américains à avoir analysé une pareille source. Dans leurs études, É. Manseau, M.-J. Des
Rivières et E. Van Roosmalen ont en effet noté une prépondérance de jeunes femmes et
de jeunes filles parmi les correspondants des courriers qu’elles ont examinés. À
l’opposé, les courriers du cœur africains sont surtout alimentés par des jeunes hommes.
Pour sa part, et dans la mesure où son sujet de recherche les concerne plus
particulièrement, C. Chabrol remarque que le courrier publié dans le magazine français
Elle est surtout composé de femmes mariées. 72
Ce qui est commun à toutes ces études, et cela peu importe le pays où est diffusé
la rubrique sentimentale analysée, ce sont les sujets qui s’y retrouvent. Comme leur nom
l’indique, les courriers du cœur constituent un lieu privilégié pour confier ses problèmes
personnels concernant l’amour, la famille, la sexualité. Un échantillon composé de 271
70 C. Chabrol, op cit., K. Mutongi, op cit., G Jahoda, op cit., M-J Des Rivières, op cit., É. Manseau, op cit., G. Desjardins, op cit. 71 Le Refuge Sentimental, 1er février 1959.
41
lettres publiées dans le Refuge Sentimental entre 1958 et 1968 nous a permis de constater
qu’effectivement, les correspondants à cette chronique sont préoccupés par des questions
sur les relations homme/femme, comme les fréquentations, l’amour, le mariage, la
sexualité, ainsi que par des considérations familiales ou, à l’occasion, professionnelles.
Nous avons souligné la fréquence d’apparition des thèmes concernant les fréquentations
qui constituent un sujet privilégié des correspondants et en particulier des
correspondantes. Les jeunes filles, en effet, doivent composer avec les nombreuses
normes qui les entourent, de même qu’avec leurs désirs ainsi que ceux de leurs amoureux
et de leurs familles. À en juger par la quantité de lettres que ces filles font parvenir à
Janette Bertrand, il semble que toutes ces considérations leur causent bien des soucis.
72 É. Manseau, op cit., M.-J. Des Rivières, op cit., E Van Roosmalen, op cit., C. Chabrol, op cit.
42
2. L’ART DES FRÉQUENTIONS
«Je suis une jeune fille de 18 ans. Je fréquente un garçon de 21 ans que j'aime de tout mon cœur. […
] mais il y a une chose que je me demande : m'aime-t-il ?»
- Une qui voudrait être aimée, Le Refuge Sentimental, 2 février 1958.
Afin de s’assurer des relations harmonieuses avec son prochain, l’homme a
instauré toute une série de règles à suivre dans sa vie en société. Il a rendu quelques-unes
de ces règles officielles en les appuyant par des lois, mais parfois, il a laissé leur
élaboration à un consensus social qui fait que même sans soutien juridique, ces règles
sont présentes et connues de tous. Que l’on parle de civilités entre voisins ou de
l’échange d’une bonne poignée de mains avec un nouveau collègue, ces conventions
touchent tous les domaines de la collectivité, même, et surtout, les relations amoureuses.
En 1937 par exemple, le Cardinal Villeneuve publie à Québec un petit volume à
l'intention des jeunes gens et de leurs parents à propos du mariage et des fréquentations73.
Il y prévient entre autres les adolescents des pièges à éviter dans leurs rencontres avec le
sexe opposé et il y donne les principales règles à suivre lors des fréquentations, celles-ci
ne devant pas être entreprises à l'aveuglette. En effet, pour tirer son épingle du jeu et
sortir vainqueur de toutes les normes édifiées autour de l’amour et de la sexualité, il est
nécessaire de savoir maîtriser l’Art des fréquentations.
À l’aide des lettres que nous avons recueillies dans le courrier du cœur Le Refuge
Sentimental entre 1958 et 1968, nous tenterons de découvrir comment se déroulent les
fréquentations amoureuses des jeunes filles dans le Québec des années 1960, et ce des
prémisses de leurs idylles jusqu’à ce que celles-ci atteignent le niveau d’intimité qui
amène parfois les relations sexuelles et le mariage. Nous souhaitons connaître les normes
qui entourent ces relations entre jeunes gens, c’est-à-dire ce qui est acceptable ou non
pour les parents et les adolescentes, mais nous voulons aussi en apprendre davantage sur
ce que désirent, pensent et accomplissent ces dernières. En tant que principales
73 Cardinal Villeneuve, Le mariage, préparation morale : de la pudeur, les périls de l'adolescence, les fréquentations, Québec, Librairie de l'Action catholique, 1937, 60 p.
43
participantes de la rubrique du Petit Journal, leur quotidien de même que leurs
préoccupations y apparaissent en technicolor. La lecture de leurs lettres nous fait
connaître des filles tiraillées, malmenées, entre ce que la société leur demande, leur souci
de plaire à leurs parents ainsi qu’à leurs copains et ce qu’elles désirent pour elles-mêmes.
Le vent de liberté apporté entre autres par la Révolution tranquille et l’influence
américaine, et qui donne aux filles un plus grand accès à l’éducation et au marché du
travail, ce qui les rend plus indépendantes74, leur occasionne également de nouveaux
soucis. En effet, si cette liberté laisse à la plupart des jeunes filles plus de latitude dans
leurs fréquentations, elle fait en sorte que leurs amoureux se permettent ou exigent de
plus en plus de privautés. Cela n’empêche pas les adolescentes de s’affirmer chaque
jour un peu plus. Avec l’aide de la courriériste Janette Bertrand, elles apprennent non
seulement à concilier les divers enjeux entourant les fréquentations, mais aussi à en tirer
le meilleur parti. C’est ainsi que certaines filles-mères, toujours en nombre croissant,
gardent leurs enfants, qu’une fiancée qui désire demeurer sur le marché du travail après
son mariage s’informe à propos de contraception75 ou encore que d’autres arrivent à
discuter sérieusement avec des parents aux idées désuètes.
Nous avons divisé ce chapitre en trois parties. D’abord, nous en apprendrons
davantage sur les fréquentations elles-mêmes, soit vers quel âge elles commencent, les
lieux de rencontre des jeunes gens et ce qui les occupe durant leurs sorties. Nous
établirons ensuite les attentes des jeunes filles face au sexe opposé en définissant le type
d'hommes les faisant «craquer», les buts des fréquentations ainsi que les causes de
ruptures. Enfin, nous démontrerons que malgré les interdits sociaux qui entourent la
sexualité hors mariage, les jeunes filles ne sont pas toutes aussi innocentes que l’histoire
ou la mémoire collective ont pu nous le faire croire.
74 Une indépendance accrue également pour les femmes mariées qui voient abolir, en 1964, leur incapacité juridique. 75 Le Refuge Sentimental, 7 juillet 1968.
44
2.1 L'abc des fréquentations
En 1989, les journalistes de la revue Vidéo-Presse, un magazine s'adressant aux
adolescents, ont posé à des jeunes Québécois la question suivante : «Est-ce normal de
sortir avec un garçon ou une fille à 12 ans ?» Majoritairement, les interviewés ont
répondu «oui» et d'ajouter, pour rassurer les «célibataires», qu'il est quand même tout
aussi normal de ne pas avoir de copain ou de copine.76 Quinze ans plus tard, ces
affirmations sont encore de celles qui font dresser les cheveux sur la tête des parents.
Il existe en effet une «norme» concernant l'âge où il devient acceptable d'avoir un
ou une ami-e de cœur. Au début du XXe siècle, cette norme veut que les jeunes filles ne
fréquentent les garçons que lorsqu'elles sont en âge de se marier, soit autour de la
vingtaine. L'homme étant le seul à rapporter un revenu à la maison, le fiancé potentiel
doit être en mesure de subvenir aux besoins de sa famille. Et puisque de trop longues
fréquentations sont souvent sources de tentations, à une époque où les relations sexuelles
en dehors du mariage sont synonyme de péché, mieux vaut que les fiançailles soient
courtes.
Cette convention se maintient jusque vers le milieu du XXe siècle. Déjà vers
1920-1930, on remarque qu'aux États-Unis, l'âge des fréquentations recule à 14 et 15
ans77. Cette tendance se manifeste au Québec durant les années 1950 pour devenir tout à
fait courante durant la décennie 1960, phénomène que l'on remarque dans le Refuge
Sentimental. En effet, parmi les jeunes filles dont les lettres précisent l'âge, douze (sur
8178), soit quinze pour cent, ont 14 ou 15 ans et neuf d'entre elles demandent à la
courriériste Janette Bertrand des conseils au sujet d'un garçon qu'elles fréquentent ou dont
elles aimeraient bien être remarquées. Chez les adolescentes de 16 à 19 ans consultant
76 Cité par Martine Côté et Madeleine Gauthier, «À propos des péchés d'amour», Cap-aux-Diamants, 55 (automne 1998), p. 20. 77 Ibid., p. 19. 78 Tiré de la base informatisée «Courrier du Cœur» qui compte au total 271 entrées.
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également Janette79 pour des problèmes amoureux, au moins sept avaient 14 ou 15 ans
lorsqu'elles ont commencé à fréquenter leurs copains. C'est le cas de Jocelyne B. qui
écrit : «J'ai 19 ans, je fréquente un garçon de 21 ans depuis plus de 3 ans.80» Cela semble
donc tout à fait raisonnable pour les jeunes filles d'avoir, dès cet âge, des fréquentations
sérieuses.
D'autres cependant semblent croire que quatorze ans est un âge quelque peu
précoce pour nouer de telles attaches. C'est le cas de la courriériste du Refuge
Sentimental qui, le 6 juillet 1958, répond à Stéphane malheureuse : «Toutes les filles de
14 ans n'ont pas d'amis. Celles qui en ont gaspillent leur cœur et leur jeunesse. Soyez
plus intelligente qu'elles et ornez-vous l'esprit afin d'être prête pour le grand amour…
plus tard.81» Pour Janette Bertrand, ce «plus tard» semble être vers la vingtaine, moment
où les jeunes gens, garçons et filles, songent plus sérieusement au mariage. Selon un
tableau réalisé par l'Institut de la statistique du Québec, pour la période qui nous intéresse
soit la décennie 1958-1968, ce sont les jeunes âgés entre vingt et vingt-quatre ans qui ont
le plus haut taux de nuptialité.82 À une jeune fille de 19 ans dont les parents refusent leur
consentement à ses fiançailles, Janette suggère de convaincre la mère que «des
fréquentations plus longues pourraient être dangereuses, étant donné qu'un couple qui
s'aime se désire aussi.83» Dix-neuf, vingt et vingt et un ans seraient alors des âges
raisonnables pour se marier, et donc pour fréquenter les garçons.
Il ne faut toutefois pas croire que Janette nie le besoin des adolescentes d'être en
amour. À Cœur en peine, elle répond qu'il est normal, à quatorze ans, d'aimer un garçon
«à la folie84», seulement, on ne doit pas en parler, «surtout pas au garçon tant aimé.85».
La raison que donne Janette à la correspondante est simple. Un si grand amour pourrait
faire peur au jeune homme qui prendrait la fuite. Entre les lignes, on constate que
79 Les correspondants du courrier utilisent le dénominatif Mme Bertrand lorsqu’ils s’adressent à la courriériste. Toutefois, cette dernière étant devenue la confidente de bon nombre de Québécois en plus d’une figure bien-aimée de ceux-ci, la majorité d’entre eux la prénomme familièrement Janette. 80 Le Refuge Sentimental, 7 février 1960. 81 Ibid., 6 juillet 1958. 82 Institut de la statistique du Québec, Taux de nuptialité des célibataires selon le sexe et le groupe d'âge et indices globaux, Québec, [En ligne], [www.stat.gouv.qc.ca], (2 octobre 2004). 83 Le Refuge Sentimental., 7 février 1960. 84 Ibid., 1er février 1959.
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Madame Bertrand veut aussi éviter à Cœur en peine une déception amoureuse qu'il est
encore tôt pour elle de subir.
Un jeune homme de dix-huit ans montre lui aussi des réticences face à l'âge de sa
nouvelle amie. Ayant appris par hasard que celle qu'il fréquente depuis deux semaines
n'a que treize ans, il demande l'avis de Janette, bien que, à l'avance, il paraisse déjà
résigné à quitter la jeune fille.86 En outre, bien que la majorité des parents semble
accepter que leurs filles voient des garçons dès l'âge de quatorze ans, certains refusent
cette permission à leurs adolescentes. Deux lettres de notre corpus relatent cet état de
fait. Lys, vingt ans, raconte : «Quand j'avais de 16 à 20 ans, ma mère ne voulait pas que
je sorte avec les garçons. […] À vingt ans, je me suis aperçue que plusieurs de mes
amies étaient mariées, alors j'ai parlé à ma mère…87» Si treize ou quatorze ans s'avère un
âge trop tendre pour les fréquentations, ne pas sortir avec les garçons à vingt ans place
Lys hors de la norme. Dans une autre lettre, datée du 1er février 1959, Très découragée
raconte que ses parents lui défendent, à vingt ans, de sortir seule de la maison : «Ce n'est
pas entre quatre murs qu'on peut faire la connaissance d'un bon garçon.88» Janette, pour
sa part, juge que les parents de cette jeune fille font preuve d'une sévérité excessive. Elle
abonde dans le sens de Très découragée en disant : «ce n'est pas en regardant la
télévision sept soirs par semaine qu'on se trouve un mari.89» Mais au fait, comment les
filles font-elles la connaissance des jeunes gens ?
De nombreux auteurs, tant contemporains qu'actuels, mentionnent que les
adolescentes commencent d'abord par côtoyer les garçons à travers une bande d'amis.
Certains, même, le recommandent. C'est le cas du docteur Lionel Gendron qui publie, en
1961, un volume intitulé Qu'est-ce qu'une femme ? dans lequel il affirme :
Il vaut mieux intéresser les jeunes filles en premier lieu aux distractions de groupe plutôt qu'aux fréquentations en vue du mariage. Dans ces rencontres sociales, elles développent leur personnalité, elles apprennent à
85 Ibid. 86 Ibid. 6 juillet 1958. 87 Ibid., 4 juillet 1965. 88 Ibid., 1er février 1959. 89 Ibid.
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mieux s'ajuster aux réalités de la vie, elles connaissent davantage le sexe opposé.90
Janette encourage également les jeunes correspondantes de son courrier à fréquenter les
centres de loisirs, à participer aux activités paroissiales, à faire du sport ou encore à se
faire de nouvelles amies «qui vous présenteront des garçons91». Cette façon de faire n'est
toutefois pas apparue au cours des années 1960. On remarque en effet qu'au début du
XXe siècle, des lieux de rencontre autres que la famille et la paroisse traditionnellement
évoqués existent. « Le cinéma…, les salles de danse, les espaces publics comme les
parcs d'amusements, les ronds à patiner ou les rues commerçantes offrent […] davantage
d'occasion de sortir et de faire des rencontres…92» Les différences les plus flagrantes qui
existent entre 1900 et 1960 se situent d'abord dans l'âge des jeunes qui font ainsi
connaissance, comme nous l'avons vu plus haut, et aussi dans la surveillance exercée par
les parents et adultes, celle-ci étant plus marquée dans la première moitié du XXe siècle.
Bien que peu de jeunes filles du corpus précisent la manière dont elles ont fait la
connaissance du garçon aimé, les quelques lettres où on en trouve mention viennent
confirmer la popularité des salles de danse, cinéma et soirées privées. L'école et le travail
sont également d'autres endroits propices aux rencontres.
C'est à la suite de cette première rencontre, lorsqu'une fille et un garçon éprouvent
un penchant qui les rapproche l'un de l'autre, que débutent les fréquentations. Nous
aurions aimé savoir à partir de quel moment les amoureux du courrier du cœur parlent de
fréquentations proprement dites. Est-ce après la première sortie ou encore après un mois?
Quand une fille peut-elle dire qu'elle fréquente un garçon ? Malheureusement, les lettres
que nous avons recueillies dans le Refuge Sentimental ne nous permettent pas de
répondre à cette question. Les correspondantes écrivent fréquenter un jeune homme ou
«sortir» avec lui depuis un certain nombre d'années ou de mois, mais sans que nous
puissions établir une norme de temps. Denyse Baillargeon allègue pour sa part qu'au
90 Lionel Gendron, Qu'est-ce qu'une femme ? Tome 1. Adolescence et début marital, Montréal, Les Éditions de l'Homme, 1961, p. 20. 91 Le Refuge Sentimental, 6 juillet 1958. 92 Denyse Baillargeon, «On s'est rencontré simplement…», Cap-aux-Diamants, 55 (automne 1998), p. 11.
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début du siècle, «Les fréquentations… débutent avec les visites régulières du garçon au
domicile de l'élue de son cœur.93»
Durant les années 1960, on peut considérer que les fréquentations s'engagent au
moment où le jeune homme montre une préférence marquée pour une jeune fille et
recherche plus d'une fois sa compagnie en l'invitant au cinéma, à une danse ou pour une
activité quelconque. En effet, on constate que les garçons ont encore et souvent le
premier rôle dans les fréquentations. En général, ce sont eux qui font les premiers pas et
initient les sorties. Quelques jeunes filles illustrent ce fait par la manière dont elles
décrivent leur situation : «Depuis 2 ans un jeune homme me fréquente (2 fév. 1958).», «Il
me fréquente depuis 1 an et 3 mois (7 fév. 1960)», «Il venait me voir assez souvent (5
juillet 1959).» Ce type de phrases n'est toutefois présent qu'au début de la période
étudiée, soit entre 1958 et 1960. Au cours des années suivantes, nous n'avons que peu
d'indices prouvant que les filles font elles aussi les premiers pas. Cependant, par des
phrases comme «Nous sortons ensemble depuis quelques mois (5 juillet 1964).» ou «Je
sors depuis près de deux ans avec un garçon… (7 fév. 1965)», on remarque qu'elles
paraissent concevoir leurs fréquentations beaucoup moins passivement.
Par la suite, du moment que des fréquentations s'engagent, il faut respecter
certaines règles dans la fréquence des sorties ou des visites. Dans son autobiographie,
Janette Bertrand raconte qu'en 1944, lorsqu'elle fit la connaissance de Jean Lajeunesse
qui allait devenir son mari en 1947, sa mère donna son accord à leurs fréquentations,
«mais les bons soirs, soit le mardi, le jeudi et le samedi.94» En général au cours de la
décennie qui nous occupe, il semble que les amoureux se voient principalement durant les
fins de semaines. La semaine étant consacrée au travail ou aux études et les activités
auxquelles s'adonnent les jeunes ayant lieu le plus souvent les week-end, ceux-ci sont les
meilleurs moments pour se rencontrer. Si la jeune fille manque au jeune homme pendant
la semaine, ou vice versa, il est toujours possible de se téléphoner.
93 Ibid., p. 12. 94 J. Bertrand, op cit., p. 120.
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Dans une lettre publiée le 5 juillet 1964, une mère de famille juge pour sa part que
sa fille et son copain «sont trop souvent ensemble.95» Depuis leurs fiançailles, qui se sont
déroulées sans le consentement des parents, le jeune homme désire sortir tous les soirs et
téléphone souvent à sa fiancée, ce qui déplaît à la mère qui craint qu'un mariage hâtif
nuise au bonheur de sa fille. On constate donc que la jeune fille doit souvent jongler avec
son propre désir de voir son ami de cœur, les restrictions parfois imposées par ses parents
et même avec les aspirations du copain en question. Alors que les jeunes
correspondantes au courrier semblent vouloir passer le plus de temps possible avec leurs
amoureux, quelquefois au détriment de leurs amies, les garçons, pour leur part, ne
renoncent pas toujours à leurs amitiés masculines. La preuve en est de certaines lettres,
comme celle de Lili, dans lesquelles les filles expliquent à Janette «On dirait qu'il aime
mieux sortir avec ses amis qu'avec moi…96» En fait, plus d'un garçon doit partager la
vision des 4 mousquetaires, quatre jeunes hommes entre vingt et vingt-deux ans qui
expliquent «l'impasse» dans laquelle ils se trouvent à la courriériste, soit «sortir ou ne pas
sortir "steady".97» Ces jeunes hommes, bien que recherchant la compagnie des filles,
craignent de perdre leur liberté en s'engageant trop sérieusement. Le conseil de Janette
pour venir en aide à celles dont les copains sont plus indépendants, «Laissez-le vous voir
quand il le désire.98», suggère comment on enseigne alors aux filles qu'elles doivent faire
des compromis pour conserver l'harmonie du ménage…
Une fois convenus les moments propices aux rendez-vous, il semble que les
cinémas soient grandement populaires chez les amoureux. Bien que nous ne trouvions
dans les lettres que peu de détails sur ce qui tient les couples occupés lorsqu'ils se voient,
les mots cinémas et danses reviennent fréquemment. Également privilégiées dans
plusieurs cas, les veillées à la maison s'avèrent être des rencontres peu coûteuses pour les
jeunes. Là encore, la surveillance exercée par les parents semble beaucoup moins
importante ou plutôt moins marquée que par le passé. Alors qu'au début du siècle, il se
trouve toujours une tierce personne en présence des amoureux, ces derniers sont plus
facilement laissés seuls dans une pièce au cours des années 1960. En outre, un couple qui
95 Le Refuge Sentimental, 5 juillet 1964. 96 Ibid., 1er février 1959. 97 Ibid., 6 février 1966.
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se fréquente ne se cache plus pour s'embrasser, que ce soit avec ou sans l'approbation des
parents.
Cette approbation semble plus facile à obtenir lorsque les jeunes sont fiancés.
Dans une lettre publiée le 5 juillet 1959, La vie est belle raconte que ses parents «ne
disent jamais rien quand mon fiancé m'embrasse.99» Pour cette Mère qui souffre en
silence, cependant, de voir sa fille de dix-sept ans assise ou couchée sur son amoureux et
l'embrasser «presque continuellement100» est difficile à accepter. Bien entendu, elle
s'inquiète des conséquences que ces baisers pourraient apporter à sa fille, soit la perte de
sa virginité ou une grossesse, alors que la jeune fille n'est pas prête pour le mariage.
Encore une fois, on constate que l'âge est un critère important dans les fréquentations.
Certains critères entrent également en jeu lorsqu'une jeune fille jette son dévolu
sur un garçon plutôt que sur un autre, comme nous allons le voir dans la prochaine
section de ce chapitre. Nous tenterons également de savoir quels sont les buts, conscients
ou non, que visent les filles lors des fréquentations et nous nous pencherons sur les causes
des ruptures entre amoureux.
2.2 «Il possède tout ce que je demande d'un homme101»
Durant la première moitié du XXe siècle et même au cours des siècles précédents,
les jeunes filles en quête d'un époux, ou encore les parents à l'affût d'un gendre potentiel,
recherchent avant tout chez un homme qu'il soit apte à assurer le confort de sa famille.
En effet, la principale qualité demandée au candidat n'est pas nécessairement qu'il soit de
belle apparence, intelligent ou drôle, mais bien qu'il ait «un emploi régulier qui lui
permettra de "faire vivre" sa femme et les enfants.102» À une époque où le marché du
travail est peu accessible aux femmes qui ne reçoivent alors qu'un salaire très modeste, il
98 Ibid., 7 février 1960. 99 Ibid., 5 juillet 1959. 100 Ibid., 3 février 1963. 101 Ibid., 7 juillet 1963. 102 D. Baillargeon, op cit., p. 12.
51
est important pour elles d'avoir un mari sur qui elles peuvent compter financièrement.
Comme le dit Janette Bertrand : «Un bon parti n'est pas un homme qui aime sa femme,
mais qui la fait bien vivre.103»
Cette considération revient fréquemment chez les correspondantes du courrier tout
au long des années 1960. De nombreuses jeunes filles, lorsqu'elles décrivent leurs
copains, parlent d'une bonne situation ou d'un emploi stable et rémunérateur. Pour
protéger leur ami de la désapprobation de leurs parents ou contre les arguments que
pourraient donner Mme Bertrand en faveur d'une séparation, elles allèguent que le jeune
homme saura les rendre heureuses puisqu'il gagne un bon salaire ou qu'il a des
économies. Une variation de ce thème est que le jeune homme dont on est éprise est
«vaillant» ou «travaillant». Ces qualificatifs ne se traduisent pas en espèces, mais ils sont
une garantie que le fiancé saura trouver (et conserver) un bon emploi et qu'il pourra ainsi
veiller sur la maisonnée.
Cependant, on constate que ce n'est plus le principal mérite que les adolescentes
veulent retrouver chez leurs amoureux. Bien que le confort matériel que pourra apporter
le futur mari inquiète encore les parents ainsi que la courriériste du Refuge Sentimental,
qui ont à cœur le bien-être et le bonheur des jeunes filles, ces dernières parlent de plus en
plus fréquemment de respect. Plusieurs lettres, en effet, mentionnent que le jeune homme
est très respectueux envers elles, c'est-à-dire qu'il n'a jamais tenté de les séduire. À celles
qui ne réussissent pas à se faire respecter (qui ont des relations sexuelles avant le
mariage), à celles qui se laissent «toucher» par les garçons, Janette répond qu'un jeune
homme qui commet de tels actes aime bien peu son amie : «risquer de vous rendre
enceinte […], ce n'est pas faire preuve de la noblesse de ses sentiments à votre égard.104»
À se faire répéter sans cesse de telles paroles, il n'est pas étonnant que les filles mesurent
souvent l'amour de leurs compagnons en fonction de l'attitude que ces derniers ont avec
elles.
103 J. Bertrand, op cit., p. 88. 104 Le Refuge Sentimental, 5 juillet 1964.
52
Bien des jeunes filles comme Patricia racontent également à Janette que le garçon
qu'elles fréquentent «ne boit pas, ne fume pas et ne blasphème pas…105» Là encore, c'est
le bonheur de la future mariée qui entre en jeu. On peut facilement comprendre que les
garçons abusant de l'alcool soient à éviter. Il est reconnu de tous qu'un «ivrogne»
dépense tout son salaire en boissons alcoolisées, qu'il maltraite parfois femme et enfants
et qu'il est sujet à toutes les immoralités. Les raisons qui poussent les adolescentes à
éviter les hommes qui blasphèment sont semblables. Dans son ouvrage intitulé Fin d'une
religion ?, Colette Moreux rapporte les résultats d'une enquête effectuée auprès des
femmes d’une petite paroisse non identifiée du Québec en 1964 et 1965. Elle constate
que le préjugé envers les hommes qui «sacrent» est très fort : «défaut redouté presque à
l'égal de l'ivrognerie et de l'infidélité conjugale. Ceux qui se laissent aller à ces écarts de
langage […] sont susceptibles de toutes les autres faiblesses, sexuelles en
particulier…106»
Parmi les critères secondaires dont les adolescentes tiennent compte lorsqu'elles
jettent leur dévolu sur un garçon, on retrouve évidemment l'apparence physique. Pour
que Blonde aux yeux bleus s'éprenne immédiatement du jeune homme qu'elle vient de
rencontrer, il faut bien entendu qu'il s'agisse «d'un beau garçon107». La même chose est
arrivée à Cœur en peine et on peut lire que les amis de cœur de Malheureuse et de Une
qui aime de tout son cœur sont eux aussi «très joli[s]108». Pour Une lectrice fidèle par
contre, c'est surtout la voiture sport de son copain qui a suscité les premières étincelles!109
Notre analyse nous apprend aussi qu'un jeune homme sérieux est un jeune homme
à qui on peut accorder sa confiance. Ici, l'adjectif «sérieux» ne signifie pas tellement
qu'on ait affaire à quelqu'un de grave et de posé, mais plutôt à un garçon qui ne se jouera
pas de la jeune fille, qui ne cherche pas seulement à «s'amuser» en sortant avec elle. Au
contraire, ses intentions et ses buts sont honnêtes et il désire avant tout apprendre à
connaître la jeune fille, et peut-être l'épouser. Comme les garçons sont encouragés à
vivre leur «vie de jeunesse», à profiter de leur liberté avant de s'engager envers une jeune
105 Ibid., 3 juillet 1960. 106 C. Moreux, op cit., p. 368. 107 Le Refuge Sentimental, 2 février 1958. 108 Ibid., 2 février 1958 et 5 juillet 1959.
53
fille et de devenir le soutien de la famille, avec les responsabilités et les inquiétudes que
cela entraîne, il s'agit pour la jeune fille de ne pas servir seulement de «distraction».
Enfin, on constate que l’opinion de la famille ne joue plus le même rôle
qu’auparavant dans le choix d’un conjoint. Alors qu’au tournant du XXe siècle,
l’entourage immédiat de la jeune fille participe activement à ses fréquentations, en
choisissant quel jeune homme lui présenter, en surveillant constamment les jeunes gens,
en donnant l’accord nécessaire aux fréquentations et ensuite au mariage, les adolescentes
des années 1960 sont plus indépendantes de leurs familles. Parmi les critères que doit
respecter le candidat sur lequel la jeune fille jette son dévolu, l’approbation familiale
n’occupe plus le premier rang. En effet, si celles de 14 et 15 ans semblent se conformer
plus ou moins aux avertissements de leurs parents, les filles de seize ans et plus sont plus
désobéissantes. « Mes parents ne veulent pas le voir chez nous ; alors je sors en
cachette. 110» sont des mots souvent écrits. Ce changement se perçoit également dans les
recommandations de Mme Bertrand. Cette dernière n’a jamais prôné l’insubordination
face aux parents. Cependant, dans certains cas, elle engage les jeunes filles au dialogue
avec ceux-ci. À Une qui aime de tout son cœur, elle conseille : « Vous allez parler très
sérieusement à votre maman… 111»
En ce qui concerne les intentions de la jeune fille qui fréquente les garçons, elles
varient en fonction de l'âge de la correspondante lorsqu'elle écrit au courrier du cœur.
Chez les plus âgées, celles de 18 ans et plus, il est clair que les fréquentations permettent
d'apprendre à connaître un jeune homme en particulier et, éventuellement, de l'épouser.
C'est d'ailleurs la définition qu'en donne le Cardinal Villeneuve dans son ouvrage
mentionné en introduction de ce chapitre. Selon lui, on entend par fréquentations «les
visites assidues que les prétendants ont l'habitude de faire aux personnes du sexe et les
rencontres qu'ils ont avec elles, dans le but de se connaître mieux l'un l'autre et de
développer par la suite leur mutuel attachement.112» Bien que cet énoncé date de 1937, il
demeure toujours d'actualité durant les années 1960. En effet, la majorité des jeunes
109 Ibid., 6 février 1966. 110 Ibid., 5 juillet 1964. 111 Ibid., 5 juillet 1959. 112 Cardinal Villeneuve, op cit., p. 45.
54
filles de cet âge qui consultent Janette à propos de leurs amours soulignent que leur
compagnon leur a «parlé mariage». Lili, vingt et un ans, raconte qu'elle et son ami font
«de beaux projets pour plus tard.113» Elle ajoute également qu'ils sortent «sérieusement»,
leur attachement va donc au-delà de la simple amourette ; ils songent à partager leurs vies
et à fonder une famille.
Toutefois, le fait de sortir sérieusement ne veut pas dire qu'on ne peut revenir en
arrière si l'idée de s'unir pour la vie avec le garçon qu'on fréquente ne nous convient plus.
C'est en fait une des principales raisons qui pousse les jeunes filles à écrire au Refuge
Sentimental : mon ami est autoritaire, ou jaloux, ou il ne me respecte pas. Dois-je le
laisser ? Janette encourage d'ailleurs ces filles à réfléchir longuement avant de prononcer
le «oui» définitif : «Il n'y a pas de plus grand malheur […] que de vivre 45 ou 50 ans
avec un homme que l'on n'aime pas. Prenez votre temps....114» Pour la courriériste,
mieux vaut quelques mois de chagrin plutôt qu'une vie de regrets.
La lecture du courrier nous fait également voir que Mme Bertrand encourage
fréquemment les filles à faire la connaissance de plus d'un jeune homme, question d'être
certaine de son choix. En cela, elle est appuyée par Jean-Paul Bernard qui, dans un guide
publié en 1958 à l'intention des étudiants et étudiantes, mentionne que même si les
rencontres se multiplient entre deux personnes, cela n'oblige pas expressément à
l'exclusivité115. Pour la jeune fille, cela implique tout de même qu'elle doive demeurer
réservée, c'est-à-dire qu'il faut qu'elle fasse preuve de décence et de pudeur. Si la société
pousse le garçon à profiter de son indépendance, une jeune fille se doit quant à elle de
conserver une réputation sans tache. Comme l'illustre une des informatrices de Colette
Moreux, elle ne doit pas être «énervée après les garçons116». Bien courageuse, dans de
telles conditions, cette jeune fille qui avoue : «Je suis une fille qui, dans la vie, n'a pas fait
grand chose de bien. J'ai fait ce que j'ai voulu. J'ai été coureuse et j'ai même souvent
fréquenté des hommes mariés…117» Cependant, cette lettre constitue l'exception et nous
113 Le Refuge Sentimental, 1er février 1959. 114 Ibid., 5 février 1961. 115 Jean-Paul Bernard, Les fréquentations à l'époque des études, [Québec, Presses universitaires Laval, 1958], p. 32-35. 116 C. Moreux, op cit., p. 369. 117 Le Refuge Sentimental, 1er février 1959.
55
pouvons même affirmer que peu de jeunes filles voient plus d'un ou deux garçons avant
de se marier. Lorsque cela se produit, c'est souvent, comme dans le cas de Une qui est en
peine, pour oublier celui qui nous a brisé le cœur118.
En ce qui concerne les plus jeunes adolescentes, celles qui ont entre quatorze et
dix-sept ans, il semble qu'elles fréquentent d'abord les garçons par amour de l'amour.
C'est souvent le propre des jeunes filles d'être romanesques et rêveuses, et de s'imaginer
dans les bras du prince charmant. Cela est d'ailleurs favorisé par le cinéma et les
magazines féminins, avec leurs romans photos et autres rubriques sur l'amour. Que ce
soit par nature ou par culture, le débat n'est toujours pas résolu, mais quoi qu'il en soit,
cela se traduit dans le courrier du cœur par des jeunes filles qui signent de pseudonymes
tels que Une qui voudrait être aimée, Une qui aime de tout son cœur, ou encore Une qui
voudrait connaître l'amour. Qu'une adolescente de quinze ans s'exclame «Moi, je l'aime
à la folie…119» alors qu'il n'y a que trois semaines qu'elle a rencontré le jeune homme en
question n'est pas très étonnant. La courriériste du Refuge exprime bien ce constat
lorsqu'elle écrit à Cœur peiné «vous avez aimé plus l'amour qu'il représentait pour votre
jeune imagination que lui.120»
Ce phénomène se remarque dans de nombreuses lettres. Combien de jeunes filles
confient à Janette que jamais elles ne pourront l'oublier, qu'elles n'arrivent pas à décider si
elles doivent le quitter ou non, puisque malgré les défauts dont elles se plaignent, elles
l'aiment «tellement» ! La lettre de Malheureuse en est un bon exemple. À dix-neuf ans,
elle fréquente un jeune homme depuis deux ans. Elle raconte à la courriériste que ce
dernier «vient me voir quand il a du temps, il ne me téléphone jamais. C'est beaucoup s'il
m'a téléphoné trois fois depuis 2 ans. Je ne connais pas sa famille…121» De plus, il se
fâche si elle refuse de faire «des choses que je n'aime pas» et il est jaloux si elle sort sans
lui ; mais il se permet tout de même de flirter avec ses collègues de travail. Le lecteur,
avec l'objectivité que donne le détachement, s'exclamera à l'exemple de Janette : «Mais il
118 Ibid., 5 juillet 1959. 119 Ibid., 7 février 1960. 120 Ibid. 121 Ibid., 2 février 1958.
56
faut laisser ce garçon puisqu'il vous rend malheureuse !122» Cependant, étant amoureuse,
Malheureuse hésite… Tout comme Irène, qui rapporte que son ami la «traite de tous les
noms…123», mais lui a tout de même demandé de l'épouser. Venez à notre aide, Mme
Bertrand !
Des lettres semblables, le Refuge Sentimental en est rempli et elles nous font nous
interroger sur ce qui incite les adolescentes à poursuivre leurs fréquentations ou encore à
les rompre. En effet, si l'amour que les filles éprouvent pour leurs copains leur permet de
supporter des comportements comme ceux que nous avons cités plus haut, quelle est la
goutte qui réussit à faire déborder le vase ? Pour ce qui est des jeunes filles qui ont laissé
leurs amoureux et demandent par la suite à Janette si elles ont pris la bonne décision, on
constate que leurs doléances sont assez diversifiées. Certaines parlent de querelles
constantes ou de jalousie, une raconte avoir quitté son ami parce qu'il avait manqué un
rendez-vous124, d'autres encore protestent contre le manque de générosité de leurs
copains.
Nombreuses sont celles qui, comme Irène et Malheureuse, sont indécises quant au
parti à prendre. Par exemple, doit-on continuer à voir un garçon qui fréquente les clubs,
en particulier s'il le fait en cachette de son amie ? Que se passera-t-il après le mariage,
acceptera-t-il de demeurer sagement à la maison ? Dans ces situations, c'est la crainte de
l'infidélité qui préoccupe surtout les filles. Les lettres de femmes trompées (6 cas)
racontant leur détresse sont sans aucun doute un bon incitatif à la prudence. L'âge, ou
plutôt la maturité, est aussi un facteur qui revient à quelques reprises. Lorsqu'une fille
soulève le manque de sérieux de son ami, qu'elle s'inquiète de sa jeunesse de caractère, la
courriériste lui rappelle qu'une fille de vingt ans est plus mûre qu'un garçon du même âge.
Il n'y a rien d'étonnant à ce que Janette suggère à Sylvie de laisser son copain de dix-huit
ans, puisque ce dernier ne «sera pas prêt [à se marier] avant plusieurs années.125»
Ce qui tourmente le plus les jeunes filles, cependant, est le manque de respect que
leur portent parfois leurs compagnons. Comme nous l'avons vu plus haut, un amoureux
122 Ibid. 123 Ibid., 1er juillet 1962. 124 Ibid., 7 février 1960.
57
qui se permet des privautés avec sa copine ou qui presse régulièrement cette dernière de
se donner à lui, est un amoureux peu attentionné. On comprend aisément dans ce cas que
cette attitude amène les filles à se questionner sur leurs relations. Pourtant, cela
n'implique pas nécessairement que les filles n'apprécient pas les caresses. Les souvenirs
de Janette à propos de ses fréquentations avec Jean Lajeunesse paraissent très clairs à ce
sujet : «on ne fait que s'embrasser, mais quels baisers ! C'est vraiment comme si on
faisait l'amour avec les lèvres.126» Les baisers, les caresses, les relations sexuelles
prémaritales, est-ce bien ou mal ? Comment les conçoivent les filles ? Il semble en fait
qu'il faille nuancer l'opinion selon laquelle les jeunes Québécoises des années 1960 sont
totalement endoctrinées par la morale chrétienne qui exige d’elles pudeur et chasteté.
2.3 «Il me caresse et…127»
Nous avons vu au début de ce chapitre que la plupart des parents ne voient pas
d'inconvénients à ce que leurs filles fréquentent les garçons dès l'âge de quatorze ou
quinze ans. Toutefois, ce n'est pas ce que conseillent la plupart des hommes d'église,
comme on peut le constater dans les nombreux ouvrages publiés vers le milieu du XXe
siècle. Jean-Paul Bernard, par exemple, affirme que les étudiants qui ont encore plusieurs
années d'études devant eux, ne peuvent sortir régulièrement avec une même personne128.
En effet, le mariage n'étant pas possible pour eux avant quelques années et, comme
l'affirme le Cardinal Villeneuve, les jeunes de cet âge étant «incapables de contrôler leurs
sens129», les risques de succomber au péché de la chair sont trop grands.
Malgré cela, malgré les exhortations des curés, médecins ou hommes de loi, filles
et garçons se fréquentent dès le début de l'adolescence, et il s'avère que pour les
correspondantes du courrier du cœur, les baisers aussi commencent assez tôt, soit dès les
premières sorties qu'effectuent deux jeunes gens. Dans une lettre publiée en 1961, une
125 Ibid., 6 février 1966. 126 J. Bertrand, op cit., p. 120. 127 Le Refuge Sentimental, 5 février 1967. 128 J.-P. Bernard, op cit., p. 31. 129 Cardinal Villeneuve, op cit., p. 31.
58
jeune fille de quinze ans raconte qu'un garçon (âgé de vingt-deux ans) l'a «embrassée
longuement130» lors de leur toute première sortie. Elle hésite tout de même à le revoir.
Doit-elle croire à ses belles paroles d'amour, à la sincérité qu'elle croit deviner chez lui ?
Elle l'aime ! Mademoiselle X, pour sa part, dit qu'à quatorze ans, elle donne des French
kiss aux garçons et elle soutient que toutes ses amies font de même «sinon, on n'a pas de
gars.131» Pour d’autres, par contre, les baisers ne surviennent que quelques mois après le
début des sorties. C’est d’ailleurs ce que recommande, en quelque sorte, le Dr Gendron
dans un ouvrage à l’intention des jeunes garçons. Concernant les « marques
d’amour132 », il prône en effet la patience : « La réserve n’est pas indiquée uniquement
pour la jeune fille… Mieux vaut attendre d’avoir atteint la maturité nécessaire pour vous
engager dans une vie hétérosexuelle avec celle que vous aimez.133 » Il ajoute de plus :
« Il n’y a pas de règle générale dans cette sphère [le baiser] ; tout dépend de la relation
émotionnelle entre vous deux.134 »
L'âge et la maturité, de même que le statut civil, viennent jouer un rôle dans la
légitimité des baisers. Chez les fiancés, ces manifestations sont bien acceptées, autant de
la part des filles que de leurs parents. Nous avons cité plus haut la lettre de La vie est
belle qui reflète bien ce fait en écrivant : «Mon père et ma mère ne disent jamais rien
quand mon fiancé m'embrasse.135» Janette renchérit en affirmant que les baisers entre
fiancés sont des «démonstrations normales et naturelles.136» Le mot clé de cette lettre et
de sa réponse est fiancés. En effet, comme nous le verrons plus loin, cet état accorde
souvent plus de liberté aux amoureux. Ces derniers, comme tous les jeunes gens, se
doivent tout de même de demeurer prudents, comme les encourage Mme Bertrand dans la
réponse qu'elle fait à Lys : «Un baiser est inoffensif s'il n'ouvre pas la porte à la caresse
ultime. Un bec dans le cou est imprudent s'il prélude aux caresses qui conduisent à la
caresse ultime (l'acte conjugal). Restez prudente…137» Chez les plus jeunes, comme
130 Le Refuge Sentimental, 5 février 1961. 131 Ibid., 7 juillet 1968. 132 Lionel Gendron, L’adolescent veut savoir, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1965, p. 75. 133 Ibid. 134 Ibid., p. 76. 135 Ibid., 5 juillet 1959. 136 Ibid. 137 Ibid., 4 juillet 1965.
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cette Mademoiselle X citée plus haut, la ligne entre bien et mal en ce qui concerne les
baisers est plus floue. De prime abord, elle ne semble pas voir de mal dans le fait de
donner des French kiss. Pourtant, elle s'en cache tout de même à ses parents, puisqu'elle
affirme que sa «mère a tout découvert et m'a servi de sévères remontrances.138»
En général et quel que soit l'âge, on constate que ces manifestations sont plutôt
bien vues des filles, et appréciées. Il faut comprendre en effet que pour plusieurs de ces
jeunes filles, le baiser est agréable, mais ne les incite pas à aller plus loin. Janette le
résume bien dans une autre mise en garde qu'elle fait aux adolescentes : «si ces baisers
sont inoffensifs pour elles [les jeunes filles] parce que leurs sens dorment, ils ne le sont
pas pour les garçons…139» À ce sujet, Françoise Cavé a remarqué, dans une étude sur la
presse du cœur française réalisée au début des années 1970, que «Le Baiser est l'essence
même de l'amour physique dans la Presse du Cœur.140» Alors que ces témoignages
d'affection sont longuement décrits dans les magazines féminins ou les pages féminines
des journaux, il s'avère qu'on n'y retrouve rien de plus. «L'acte sexuel, loin d'être décrit,
n'est même jamais directement mentionné.141» Ce genre de publications étant lu par
nombre d'adolescentes, et leur jeune âge favorisant l'intégration de ce qu'on y véhicule,
on conçoit facilement que les correspondantes du Refuge aiment être embrassées, mais
n'y voient rien de bien mal. En fait, une seule correspondante relate avoir refusé un
baiser à celui qu'elle voyait depuis deux mois : «je ne sais pas ce que j'ai eu, mais j'ai
refusé…142» Ici, nous croyons que c'est avant tout la peur de la sexualité inculquée par la
société qui a motivé le refus de la jeune fille plutôt qu'une quelconque aversion envers le
baiser lui-même.
Puis, après les baisers, viennent tout naturellement les caresses. Chez les couples
qui sortent «sérieusement», celles-ci arrivent un peu plus tard, après quelques mois et
même un an de fréquentations. C'est le cas de Dede qui explique qu'elle fréquente un
138 Ibid., 7 juillet 1968. 139 Ibid. 140 F. Cavé, op cit., p. 45. 141 Ibid., p. 51. 142 Le Refuge Sentimental, 6 juillet 1958.
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garçon depuis un an et demi et que rien ne s'était produit jusqu'à tout récemment. Depuis
environ trois mois, cependant, son ami la caresse «et cela me donne des sensations.143»
Cette lettre, comme d'autres, nous fait voir que la plupart des filles aiment les
caresses que leur prodiguent leurs amis de cœur. Lorsque la relation dure depuis assez
longtemps, la jeune fille apprend à connaître le garçon et se retrouve dans un climat de
confiance qui favorise sa plus grande réceptivité aux caresses. Cependant, celles qui
reçoivent ces dernières après seulement quelques sorties utilisent pour les décrire un
vocabulaire plus négatif. De plus, les «caresses» que demande le garçon pour lui-même
ne reçoivent pas non plus un accueil très enthousiaste et cela, quelle que soit la durée des
fréquentations.
Un autre souhait des garçons qui malmène la conscience et l'intégrité des filles se
formule souvent ainsi : si tu m'aimes, tu dois me le prouver, cette preuve d'amour se
traduisant par des faveurs sexuelles. On constate pourtant que la société juge très mal les
filles qui ont des relations sexuelles avant leur mariage. Dans La norme et les déviantes,
Andrée Lévesque soutient que «La virginité demeure "la voie sublime"…144» et que l'on
«appelle débauchées celles qui, volontairement ou non, n'ont plus l'hymen
réglementaire.145» En outre, comme l'a constaté Colette Moreux, il est très clair pour tous
qu'un «homme qui aime une femme l'épouse, celui qui "connaît" une femme hors mariage
ne peut l'aimer…146» ni par conséquent la demander en mariage.
D'autre part, les garçons mettent énormément de pression sur leurs compagnes
pour que l'amour que cette dernière prétend leur vouer ne reste pas sans effet. Une fois
de plus, les filles se retrouvent coincées entre l'arbre et l'écorce, car si elles ne cèdent pas,
leur ami risque de les quitter. C'est ce que croient du moins la majorité des
correspondantes qui se confient à Janette et ce, malgré les exhortations de celle-ci qui se
range du côté de l'opinion publique : «le meilleur moyen de perdre un garçon c'est de
faire tout ce qu'il demande.147» Une seule fois Mme Bertrand avance : «Il se peut qu'en
143 Ibid., 5 février 1967. 144 A. Lévesque, op cit., p. 61. 145 Ibid., p. 63. 146 C. Moreux, op cit., p. 367. 147 Le Refuge Sentimental, 6 juillet 1958.
61
vous donnant à lui, il continue de vous aimer et vous épouse dans un an.148» Toutefois,
elle brandit immédiatement le spectre de la grossesse et termine en disant que le jeune
homme aussi doit prouver son amour, et qu'il peut le faire en attendant le mariage.
En outre, nous avons constaté que pour les jeunes filles, avoir des relations
sexuelles prémaritales semble plus être une conséquence de cette forme de chantage
plutôt qu'une réaction à un désir qu'elles éprouvent. C'est sans doute Suis-je perdue ? qui
résume le mieux cette situation lorsqu'elle écrit : «Je me suis donnée, je ne sais pas
pourquoi. Je l'aimais. J'ai cru que je lui prouverais ainsi que je l'aimais.149» Cette
association entre l'amour et l'acte sexuel est de fait très présente chez les jeunes filles tout
au long de la période.
Il existe tout de même un ou deux cas où les jeunes filles ont des relations
sexuelles parce qu'elles le veulent vraiment. Mimi nous apprend d'abord que lorsqu'elle
se trouve avec son ami «il n'y a qu'une idée qui me passe par la tête, car je sais qu'il va
me demander de me donner encore à lui, et moi je suis incapable de refuser.150» Ce
langage, de même que l'absence des regrets que l'on retrouve dans d'autres cas, nous fait
croire que l'incapacité à dire «non» de Mimi est avant tout causée par le désir. Les
lecteurs du Refuge ont également pu prendre connaissance, en juillet 1963, de l'histoire
d'une adolescente de seize ans. Cette dernière raconte avoir fait récemment la
connaissance d'un homme lui affirmant être très malheureux avec sa femme. Ayant
accepté de le rencontrer chez lui, la jeune fille avoue qu’à la suite des baisers de cet
homme «la tentation était trop forte…, je me suis donnée à lui.151» Tout cela, bien
entendu, après qu'il lui ait promis de l'épouser aussitôt que son divorce serait prononcé.
En effet, notre analyse nous a permis de confirmer les conclusions apportées par
d'autres chercheurs avant nous. Comme nous l'avons mentionné dans les paragraphes
précédents, les baisers, les caresses et les relations sexuelles sont beaucoup plus
acceptables pour la majorité des gens lorsqu'une promesse de mariage a été échangée
entre les amoureux. Marie-Paule Malouin rapporte dans L'Univers des enfants en
148 Ibid., 4 février 1962. 149 Ibid., 2 juillet 1967. 150 Ibid., 4 février 1968.
62
difficulté les propos de Marie-Aimée Cliche. Cette dernière a remarqué qu'à partir du
milieu du XXe siècle, «des jeunes filles renoncent parfois à préserver leur virginité pour
leur futur époux.152» Les résultats de l'enquête de Colette Moreux abondent aussi dans ce
sens ; vingt-quatre femmes sur un total de quatre-vingt-dix croient que les fiancés qui
usent de leurs droits d'époux avant le mariage sont excusables.153 Même Janette avoue
dans son autobiographie avoir eu des relations sexuelles avec son fiancé «après trois ans
de préliminaires154». Avec les «preuves» d'amour, les promesses de mariage sont
d'ailleurs une ruse fréquemment utilisée par les garçons pour obtenir les faveurs de leurs
amies. C'est ce que rapporte Loulou aux yeux bleus de Québec qui relate son aventure en
ces termes : «Je ne savais plus ce que je faisais à ce moment-là, il m'avait promis le
mariage…155»
Par contre, si la sexualité hors mariage devient de moins en moins désapprouvée
dans la société, le savoir médical continue toujours à la condamner, en particulier pour les
jeunes filles. Marie-Paule Malouin explique que l'on soutient à l'époque que les relations
sexuelles prémaritales seraient plus dommageables aux filles qu'aux garçons, «la nature
féminine [étant] moins forte que la nature masculine.156» Pour notre part, nous avons pu
lire dans un ouvrage du docteur Gendron une description de l'état psychologique dans
lequel se trouve la jeune fille «qui cède à la sexualité157». Selon lui, «Elle se sent
immédiatement coupable et angoissée, elle manque déjà de sécurité, elle devient nerveuse
et irritable, elle est insatisfaite de sa conduite morale et elle a peur maintenant de perdre
son ami définitivement.158»
Ces symptômes se reflètent en effet chez la plupart des correspondantes du
courrier qui avouent à Janette avoir eu des relations sexuelles. Nous ne croyons pas
toutefois que cela soit dû à une «nature» plus faible, mais bien à l'endoctrinement reçu
151 Ibid., 3 juillet 1960. 152 Marie-Paule Malouin (dir.), L'Univers des enfants en difficulté au Québec entre 1940 et 1960, Montréal, Bellarmin, 1996, p. 89. 153 C. Moreux, op cit., p. 365. 154 J. Bertrand, op cit., p. 148. 155 Le Refuge Sentimental, 3 juillet 1960. 156 M.-P. Malouin, op cit., p. 87. 157 L. Gendron, Qu’est-ce qu’une femme, op cit., p. 27. 158 Ibid.
63
par les jeunes filles et aux conséquences sociales ou aux grossesses que de tels actes
peuvent leur occasionner. Cet état d'esprit se manifeste assez clairement dans le
vocabulaire qu'elles utilisent pour parler de leurs histoires à la courriériste du Refuge.
Dès les premières lettres du courrier, et jusqu'à la fin de la période considérée dans notre
corpus, on retrouve dans leurs lignes des mots et des expressions tels que «faire tomber»,
«j'ai été trop lâche», «faire une bêtise», «J'aimerais faire une vie honnête». En fait, dans
une société où, comme nous l'avons mentionné plus haut, la virginité est la vertu que
toute «bonne» jeune fille doit posséder, celles qui se retrouve sans hymen et sans mari
craignent souvent de ne pas être aimée de nouveau, et encore moins épousées. C'est le
sentiment que décrit cette jeune fille : «je ne veux pas sortir avec lui car peut-être un jour
il pourrait me demander en mariage et quand je pense que je ne suis plus vierge, tout me
décourage.159»
Conclusion
Pour terminer, nous constatons que Le Refuge Sentimental nous dévoile des
morceaux intéressants de la vie des jeunes Québécoises des années 1960, en particulier en
ce qui concerne leurs amours et la manière dont elles les vivent. À travers l’expression
de leurs angoisses ou de leurs conflits exprimés à Mme Bertrand, nous découvrons une
génération aux prises avec des ambitions différentes de celles qui l’ont précédée, mais
aussi galvanisée par une liberté nouvelle.
Dans le domaine des fréquentations, cela se traduit d’abord pour les jeunes filles par
leur tout jeune âge lors de leurs premiers rendez-vous galants. Nous avons présenté en
effet que les jeunes filles commencent à fréquenter les garçons parfois dès treize ou
quatorze ans. Alors que les spécialistes du temps conseillent la patience aux jeunes gens
ainsi qu’aux parents, la majorité de ceux-ci ne semble pas avoir d’objections à ce que
leurs filles se rendent au cinéma, dans les salles de danse ou autre endroit à la mode en
compagnie d’un jeune homme. En outre, au fur et à mesure que les années concernées
par notre corpus avancent, on observe que les adolescentes se donnent une part plus
159 Le Refuge Sentimental, 3 juillet 1960.
64
active dans leurs fréquentations. Elles ne sont plus fréquentées par les garçons, ce qui
implique un certain niveau de passivité, mais elles sortent avec eux et même, les jeunes
sortent ensemble. On remarque dans cette formulation une nouvelle façon de concevoir
le couple, dans laquelle les conjoints sont sur un même pied d’égalité.
Cette vision originale du couple est également observable dans les attributs que les
jeunes filles désirent retrouver chez leurs copains. Contrairement à leurs ancêtres qui
avaient besoin d’un mari pourvoyeur pour assurer leur confort et considéraient avant tout
les moyens financiers du candidat, les adolescentes des années 1960 désirent faire la
connaissance d’un jeune homme sérieux qui saura les respecter. Dans un contexte où la
sexualité, en se dégageant lentement de ses tabous et de ses carcans, devient de plus en
plus présente entre les amoureux, mais où la société conserve tout de même des
jugements moraux très stricts envers le comportement attendu des filles, il est important
pour celles-ci d’avoir un ami pour qui elles ne seront pas qu’un amusement.
En effet, nombreuses sont les lettres envoyées au courrier du cœur dans lesquelles les
jeunes filles racontent comment le garçon qu’elles fréquentent les presse de « prouver
leur amour ». Si le baiser est accepté et apprécié des filles, même lorsqu’il est échangé
au cours de la première sortie, les caresses ne sont goûtées des jeunes filles que si la
relation dure depuis un certain temps. Le climat de confiance ainsi créé fait en sorte que
quelques-unes d’entres elles se disent incapables d’y résister. Pour celles chez qui ce
bien-être n’est pas présent, le vocabulaire qu’elles utilisent dans leurs lettres est, au
contraire, négatif. Quoi qu’il en soit et que les écrits publiés dans le Refuge aient un
caractère positif ou négatif, ce qui touche à la sexualité cause chez la majorité des jeunes
filles un sentiment de culpabilité et d’anxiété. Ce sentiment est dû, selon toute
vraisemblance, au caractère contradictoire de ce que l’on attend de ces jeunes filles.
Alors que les garçons demandent caresses et « preuves d’amour », la société québécoise
exige des filles une conduite irréprochable. Coincées entre leur désir d’être aimées et le
rôle de gardienne de la vertu qui leur est imposé, les filles se retrouvent trop souvent
seules face à leur conscience, d’où l’affluence de courrier adressé à Madame Bertrand et
sa rubrique sentimentale.
65
Si ce vent de liberté qui souffle sur le Québec des années 1960 amène une évolution
dans le comportement et les attentes des jeunes Québécoises face aux fréquentations, en
est-il de même en ce qui concerne le mariage ? Le modèle du foyer dans lequel l’homme,
le chef de la famille, rapporte l’argent nécessaire aux dépenses de tous et où la femme
s’occupe du bien-être de la maisonnée est-il toujours en vigueur ? Si oui, est-ce bien ce
que souhaitent les jeunes filles ou leur vision de ce sacrement est-il lui aussi en mutation
? Les garçons, quant à eux, qu’attendent-ils du mariage au cours de cette décennie ? Ne
sont-ils pas influencés dans leurs actes par les prémisses d’une libération sexuelle qui
s’approche de plus en plus ? Dans le chapitre suivant, nous nous intéresserons à ces
questions et nous tenterons de cerner ce qui se dégage du Refuge Sentimental à propos de
la vision qu’ont les filles et les garçons du mariage. Nous y présenterons que dans ce
domaine aussi, la société, avec ses règles et ses jugements, joue un rôle important dans la
vie de ceux qui la composent.
3. LE MARIAGE OU COMMENT DEVENIR UNE CENDRILLON AU QUOTIDIEN
«je l’aime de tout mon cœur, mais je me dis qu’une
fois mariée je ne pourrai pas être heureuse.» - Un cœur qui aime trop, 4 février 1962
Il était une fois… Qui n’a jamais lu ou entendu ces mots annonçant un conte de
fées et bien souvent une histoire d’amour ? Dans celles-ci, une belle jeune fille, captive
d’un sort ou d’un ennemi, est délivrée après maintes épreuves par un jeune prince, aussi
riche que charmant. Ce dernier, follement épris à la seule vue de la belle, n’hésite pas à
risquer sa vie pour sauver la prisonnière et ainsi conquérir son amour. Peu importe les
détails de l’histoire, le conte se termine invariablement par l’union du jeune couple
devant une assemblée composée de tous les habitants du royaume qui seront par la suite
les heureux témoins du bonheur sans fin des amoureux. Ces récits, bien des jeunes filles
les ont entendus tout au long de leur enfance et en ont rêvé durant toute leur adolescence.
Aux premiers émois causés par l’amour, ils deviennent la référence de ce que peut être le
bonheur et de ce que doit être un mariage réussi.
Après les fréquentations, le mariage occupe sans contredit une place importante
dans les préoccupations des correspondants au courrier du cœur du Petit Journal. Nous
avons compté au total 39 cas se référant à ce sujet (sur 271 lettres), ce qui représente un
peu plus de 14% du corpus à l’étude. Les lettres des jeunes gens, en particulier, ont piqué
notre curiosité. De quelle manière ceux-ci conçoivent-ils ce sacrement ? Qu’attendent-
ils du mariage ? Et au fait, pourquoi désirent-ils se marier ?
Il nous a semblé que, dans le cas des jeunes filles, l’image de Cendrillon et de son
prince s’impose tout naturellement à elles lorsqu’elles s’interrogent à propos du mariage.
L’amour si simple, mais pourtant si puissant qu’éprouvent l’un pour l’autre ces deux
figures traditionnelles les portent à désirer connaître pareille union. En effet, les lettres
qu’elles envoient à la courriériste du Refuge Sentimental nous amènent à penser que pour
67
elles et à l’image de ces héros de contes, amour est synonyme de mariage. Ainsi, tous les
obstacles peuvent être vaincus grâce à ce tendre sentiment, en particulier la méchante fée
Défauts ou encore les cruels dragons Père et Mère ! En ce qui concerne le mariage en
lui-même, leurs jeunes esprits se le représentent comme un lieu où bonheur et félicité
règnent en maîtres, et bien des artifices de la société s’ingénient à renforcer cette vision.
Cependant, la réalité et le quotidien ont vite fait de rattraper les jeunes femmes, et cela se
traduit par des hésitations que l’on perçoit aisément dans les lettres remplies
d’interrogations qu’elles font parvenir à Janette Bertrand. Quant aux jeunes hommes, si
les histoires à l’eau de rose semblent les laisser plus indifférents, ils sont tout de même
sensibles à l’influence de la société. Leurs écrits, de même que ceux de leurs amies, nous
laissent entrevoir une certaine peur de l’engagement, mais surtout le désir de faire de
leurs femmes des parfaites petites ménagères. Le Refuge nous laisse également entrevoir
que pour certaines Cendrillon, la chance de voir le Prince Charmant se présenter devant
elles avec la pantoufle de verre peut s’envoler en fumée. Pour quelques jeunes filles, les
perspectives de faire un mariage réussi ou seulement de se marier peuvent être
amoindries par la présence d’un enfant né hors mariage, ou simplement par la perte d’une
virginité symbole de bienséance et de vertu.
Nous avons donc divisé ce chapitre en quatre parties. Dans la première, nous
approfondirons les motifs qui poussent les jeunes filles à se marier, soit la recherche de
sécurité, le désir de fonder une famille ou de légitimer un enfant, mais surtout l’amour.
Nous montrerons ensuite la vision idéaliste que les filles ont du mariage ainsi que les
facteurs qui la favorisent, mais également les craintes que la plupart d’entre elles
ressentent tout de même en songeant à l’engagement qu’implique ce genre d’union. Dans
la troisième partie, il sera question de ce que semble être le mariage pour les garçons et
nous exposerons comment leurs amies de cœur perçoivent ce geste comme une preuve
d’amour. Finalement, nous expliciterons quelles sont pour les filles les conséquences de
la perte de leur virginité, en particulier lorsque celle-ci est soulignée par une grossesse
hors mariage.
68
3.1 «Moi je l’aime comme une folle160»
Le chapitre précédent, l’Art des fréquentations, nous renseignait sur le
déroulement de ces relations entre garçons et filles, et ayant pour but final le mariage.
Nous y avons démontré qu’en ce qui concerne les jeunes filles, c’est habituellement vers
20 ans qu’elles songent plus sérieusement au mariage. La majorité d’entre elles a alors
un copain qu’elles voient régulièrement et avec qui elles ont des projets d’avenir. Par la
suite, une fois ces fréquentations bien établies, soit après deux ou trois années passées à
mieux se connaître, il est temps de songer à l’étape suivante, c’est-à-dire les fiançailles.
En effet, on ne passe pas directement du statut de célibataire à celui de femme ou
d’homme marié. Les fiançailles sont un acte important dans le cheminement d’un
couple. Le Service de préparation au mariage les définit comme suit : «une promesse
réfléchie par laquelle on s’engage avec une personne d’un autre sexe à contracter ensuite
mariage avec elle.161» Selon les spécialistes du temps (médecins, prêtres, psychologues),
les fiançailles permettent au couple de faire encore mieux et plus intimement
connaissance.162 Par intimement, ces experts sont loin de faire référence à la sexualité.
Bien qu’une promesse de mariage rende les relations sexuelles un peu plus acceptables
dans un couple163, elles sont tout de même fondamentalement défendues par la société en
dehors du mariage. Plus intimement signifie plutôt enrichir la relation entre les deux
personnes, approfondir la connaissance que l’on a de l’autre et de ses valeurs, définir les
balises de la future vie à deux ainsi que celles de l’éducation à donner aux enfants.
Pendant longtemps, les fiançailles sont l’objet d’un rituel assez formel. Lorsque
le moment de se fiancer arrive, le jeune homme demande la main de sa dulcinée au père
de cette dernière, une date est fixée et on prépare ensuite la cérémonie. Les détails du
contrat de mariage sont également réglés, ce qui rend l’engagement encore plus
160 Le Refuge Sentimental, 5 juillet 1959. 161 Service de préparation au mariage, Cours de préparation au mariage, Ottawa, Centre catholique, [c 1946], p. 79. 162 Samuel Ralph Laycock, Sexualité et éducation familiale, Ottawa, Novalis, 1979, p. 130. 163 Selon Marie-Aimée Cliche, cette situation se retrouvait déjà à l’époque de la Nouvelle-France (« Filles-mères, familles et société sous le Régime français », Histoire sociale, vol. XXI, no. 41, mai 1988, p. 39-69).
69
officiel.164 Toutefois, on constate dans le courrier du cœur du Petit Journal que pour la
période couverte par notre corpus, soit de 1958 à 1968, ces formalités ont perdu leur
caractère solennel. Il semble toujours exister une façon de faire, mais celle-ci relève plus
de la mode du temps que d’une étiquette quelconque. C’est du moins ce que traduit la
conduite adoptée par les jeunes gens. En effet, après un certain temps de fréquentations,
les amoureux échafaudent des projets d’avenir, discutent mariage, mais sans qu’il y ait
obligatoirement une demande auprès des parents de la jeune fille. Non seulement cela,
mais il arrive de plus en plus fréquemment que les amoureux ne consultent aucunement
leurs familles avant de prendre leur décision. Les fiançailles, et par-là même le mariage,
deviennent progressivement un projet entre deux personnes plutôt qu’entre deux familles.
Ces dernières, bien souvent placées devant le fait accompli, ont toutefois de la
difficulté à accepter ce nouveau «second » rôle. C’est le cas de cette mère de sept enfants
dont la fille de 18 ans vient de se fiancer avec son ami, sans en avoir prévenu quiconque
au préalable. Celle qui signe Je voudrais les voir heureux dit être «restée bien surprise et
peinée de cet incident.165 » Elle ne comprend pas comment sa fille a pu planifier un
événement qui l’engagera pour la vie entière sans d’abord lui demander son avis. Selon
sa fille toutefois, «aujourd’hui on se fiance ainsi.166»
Quant à la durée des fiançailles, on recommande en général qu’elles ne s’étendent
pas sur plus d’un an et cela «pour éviter tout "danger"…167» Après déjà quelques années
de fréquentations, prolonger plus longtemps des fiançailles où l’on apprend à se connaître
«intimement» peut en effet s’avérer risqué. L’information sur la contraception n’étant
pas facilement accessible et une grossesse hors mariage pouvant mettre fin à la réputation
d’une jeune fille, on comprend qu’il y ait bien là un danger.
Pour sa part, Janette Bertrand abonde dans le même sens. Effectivement, bien
qu’elle encourage fortement ses correspondantes à ne pas se marier trop jeune et surtout à
bien peser leur choix avant de s’engager définitivement, dans certains cas Janette préfère
164 Denise Lemieux et Lucie Mercier, Les femmes au tournant du siècle, 1880-1940. Âges de la vie, maternité et quotidien, Québec, IQRC, 1989, p. 149. 165 Le Refuge Sentimental, 5 juillet 1964. 166 Ibid. 167 M. Côté et M. Gauthier, op cit., p. 18.
70
soutenir les jeunes filles dans leur désir de se marier. C’est ce qui ressort de sa réponse à
Jocelyne B. La courriériste croit que si la jeune amoureuse se sent prête à faire le grand
saut, elle pourra peut-être convaincre sa mère de donner son accord en lui rappelant «que
des fréquentations plus longues pourraient être dangereuses, étant donné qu’un couple qui
s’aime se désire aussi.168»
Mais pourquoi se marie-t-on ? Quelles considérations entrent en jeu lorsqu’une
jeune fille, ou un jeune homme, décide d’engager sa vie entière avec quelqu’un ? En plus
du «tout le monde le fait» ou du «c’est ainsi que les choses se passent», quels sont les
buts que l’on se propose d’atteindre et quels motifs poussent les amoureux à s’unir par ce
sacrement ? Le Dr Gendron pour sa part, dans son ouvrage intitulé Qu’est-ce qu’une
femme ?, met surtout ses lectrices en garde contre les fausses raisons qui peuvent
conduire au mariage. Parmi celles-ci, il énumère la peur de la solitude, le désir de quitter
le toit familial, la vengeance à la suite d’une peine d’amour ou encore l’envie ressentie
pour le statut d’une amie déjà mariée.169 Pour d’autres, comme le dit Marie-José Des
Rivières, «toutes les raisons sont bonnes pour se marier et encourager les gens à le
faire…170»
D’abord, le désir de fonder une famille s’avère l’un des buts importants du
mariage que l’on peut discerner dans le courrier. Dans leurs lettres, certaines filles
l’expriment en parlant d’avenir et de « beaux projets pour plus tard.171 » D’autres sont
plus directes, comme La vie est belle qui mentionne : « Nous voulons une famille
d’environ 4 ou 6 enfants si Dieu le veut !172 » Dans son étude effectuée auprès des
femmes d’une paroisse québécoise au cours des années 1964 et 1965, Colette Moreux a
également relevé cette intention : «Plusieurs personnes précisent que, si elles voulaient se
marier, c’était pour avoir "de la famille"… 173» Bohémienne, pour sa part, invoque plutôt
l’une des fausses raisons du Dr Gendron. Elle écrit en effet que c’est la volonté de quitter
168 Le Refuge Sentimental, 7 février 1960. 169 L. Gendron, Qu'est-ce qu'une femme ? op cit., p. 86. 170 M.-J. Des Rivières, op cit., p. 111. 171 Le Refuge Sentimental, 1er février 1959. 172 Ibid, 5 juillet 1959. 173 C. Moreux, op cit., p. 377.
71
la maison de ses parents qui lui a fait épouser, à 15 ans, un garçon de deux ans seulement
son aîné.174
Ensuite, alors qu’au début du siècle, et même jusque vers les années 1940 les
filles se marient principalement pour s’assurer un avenir, une sécurité financière, on
constate à la lecture du Refuge Sentimental que, bien que toujours présent, ce motif se
transforme plutôt en «valeur ajoutée» à une relation. Nombreuses sont les lettres dans
lesquelles les filles, après avoir clamé leur amour pour un garçon et assuré la courriériste
qu’elles seront heureuses auprès de lui, énumèrent pour le prouver les qualités du futur
mari. Parmi celles-ci, l’état de ses finances, bien que présent, ne se retrouve jamais en
tête de liste. Indécise, au contraire, aime un garçon de 20 ans qui lui a «parlé mariage175»
et elle avoue qu’il possède «toutes les qualités au monde176» ce qui pour plusieurs serait
bien suffisant pour l’épouser. Fait peu observé cependant, elle hésite car il n’a pas
d’épargnes. Elle qui possède un bon emploi n’a pas envie de laisser tomber son poste et
les avantages qu’il lui procure pour vivre avec son amoureux, certes, mais vivre
comment? Et de quoi ? Quant à Fleur solitaire, jeune fille de 17 ans, elle avoue être la
maîtresse de son copain depuis plus de quatre ans. Pour elle et son ami, qui lui a promis
de ne pas la rendre enceinte, le mariage est avant tout une solution «pour éviter ce
malheur.177», celui d’être mère célibataire. C’est d’ailleurs pour cette raison que Une
découragée, comme bien d’autres, s’est « mariée "obligée" il y a deux mois.178 »
Toutefois, la raison qui revient le plus fréquemment dans le discours des
correspondantes qui parlent de mariage, c’est l’amour. Le Refuge Sentimental est rempli
de lettres dans lesquelles on retrouve des phrases comme celle-ci, écrite par La vie est
belle en 1959 : «Nous nous aimons à la folie et nous allons nous marier cette année.179»
Bien sûr, les mariages d’amour ne sont pas une nouveauté des années 1960. Le Collectif
Clio rapporte qu’au moins depuis les années 1830, l’amour occupe une place importante
dans les fréquentations et le mariage. Toutefois, à cette époque et comme nous l’avons
174 Le Refuge Sentimental, 6 février 1966. 175 Ibid, 5 juillet 1959. 176 Ibid. 177 Ibid., 1er juillet 1962. 178 Ibid, 5 juillet 1964. 179 Ibid., 5 juillet 1959.
72
précisé plus haut, «S’il est important d’aimer, il est encore plus important de faire un bon
mariage.180» Selon la majorité des jeunes filles qui écrivent au courrier du cœur de
Janette Bertrand cependant, il semble que l’amour soit devenu un mobile amplement
suffisant pour se jeter, parfois tête première, dans le mariage.
D’autres auteurs ont également fait cette constatation. C’est le cas de Samuel R.
Laycock qui remarque que «notre société idéalise tellement l’amour romanesque que
nombre de parents et de jeunes s’imaginent naïvement que « tomber amoureux » suffit
pour contracter mariage et vivre heureux le reste de ses jours.181» Quant à Janette, elle
s’évertue à prévenir ses correspondantes qu’il faut bien plus que l’amour pour réussir une
vie de couple. À Merci qui se demande quoi faire au sujet du garçon qu’elle aime, mais
avec qui elle a de constantes querelles, Mme Bertrand répond : «Vous l’aimez. Mais
pour que l’amour… dure, continue, progresse, il faut…182» beaucoup plus.
Nous nous sommes demandée ce qui avait pu causer ce changement dans l’esprit
des filles. Qu’est-ce qui fait qu’elles accordent autant d’importance à l’amour dans leurs
relations alors qu’auparavant, l’accent était surtout mis sur la situation financière du
candidat au mariage ? Il semble que cette tendance que l’on retrouve chez les jeunes
filles concernant l’amour et le mariage tient d’une combinaison des changements qui se
produisent au cours de la période étudiée, tant au niveau social que spirituel. D’une part,
l’instruction devient plus accessible. Alors qu’il n’y a pas si longtemps, seuls les mieux
nantis (ou les plus chanceux) peuvent accéder à une éducation supérieure, la Révolution
tranquille permet maintenant à de plus en plus de jeunes de s’instruire et d’apprendre un
métier. Ensuite, comme ce n’est pas le travail qui manque, n’importe quel garçon un tant
soit peu débrouillard peut trouver un emploi qui lui permettra d’assurer le bien-être de sa
famille. Peut-être cette assurance a-t-elle permis aux filles de laisser leurs tendres
sentiments prendre le pas sur leur raison ? En outre, ce n’est pas seulement pour les
hommes que l’instruction devient plus accessible. Elle l’est également pour les femmes
180 Le Collectif Clio, op cit., p. 180. 181 S. R. Laycock, op cit., p. 121. 182 Le Refuge Sentimental, 5 juillet 1959.
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et le marché du travail, bien que lentement, s’ouvre pour elles aussi.183 Dans ce cas, est-il
possible que les jeunes filles, puisqu’elles ont de meilleures possibilités de gagner leur
vie, soient moins préoccupées de trouver un mari pourvoyeur ainsi que par les moyens
financiers de leurs amoureux ? Peut-être pas puisque la majorité des nouvelles épouses
laissent leur emploi pour se consacrer à leur foyer. À ce sujet malheureusement, la
lecture du Refuge Sentimental ne nous a pas fourni de réponse. Il est tout de même
possible que grâce à ces facteurs ainsi qu’au développement de l’État providence et de
ses programmes d’allocations, les femmes aient peut-être moins besoin d’un homme
comme pourvoyeur que comme compagnon de vie. Dans ces conditions, mieux vaut
choisir ce dernier selon son cœur !
En ce qui concerne le côté spirituel de ce changement, cette idée s’appuie sur des
réformes qui s’opèrent dans la doctrine même de l’Église durant la période qui nous
intéresse. Effectivement, c’est entre 1962 et 1965 qu’a lieu le concile de Vatican II qui a
pour but d’assurer le renouveau de l’Église face au monde moderne. Contrairement aux
conciles précédents, les travaux et les conclusions qui résultent de celui-ci adoptent un
ton plus pastoral que dogmatique, c’est-à-dire que les participants de Vatican II se sont
attardés davantage au côté humain de la religion catholique et de ses doctrines. C’est
ainsi que la conception du mariage se transforme. Alors qu’auparavant les conciles
définissaient le mariage sur un plan plus juridique, la manière de concevoir ce sacrement
prend avec Vatican II un angle personnel. Selon Marie-Thérèse Nadeau, l’Église
catholique présente le mariage comme une alliance entre un homme et une femme qui
s’aiment et désirent enrichir leur vie spirituelle l’un par l’autre, et l’un pour l’autre :
Avec un vocabulaire comme celui d’union, de don, d’alliance, de consentement de deux personnes, il ne fait pas de doute que la conception contractualiste et juridique du mariage, qui a fortement marqué la doctrine du mariage avant Vatican II, fait place avec celui-ci à une conception nettement personnaliste. Le mariage est avant tout une relation personnelle. L’amour entre conjoints est désormais retenu comme
183 Nous avons montré dans le chapitre 2 que plusieurs des jeunes filles qui écrivent au courrier du cœur sont des étudiantes ou occupent des emplois de secrétaires, de commis de magasin, de journalières dans des manufactures, etc.
74
élément essentiel du mariage […] Aussi banal que cela puisse paraître, on se marie parce qu’on s’aime semble dire le concile.184
Lors de la tenue du concile, cette idée est déjà présente dans l’air puisque Jean-Paul
Bernard, dans un ouvrage publié en 1958, condamne le flirt qui n’a, selon lui, «aucune
signification de don ni aucune portée vraiment humaine et spirituelle.185», contrairement
aux fréquentations sérieuses menant au mariage. Plongées dans ce climat, on comprend
alors que les jeunes filles soient de plus en plus préoccupées par l’amour et que ce dernier
prenne le pas sur toutes les autres considérations qui entrent en ligne de compte dans la
grande aventure du mariage. On peut donc affirmer que pour les filles des années 1960,
parfois au contraire de leurs mères et grands-mères, amour égale mariage. De plus, nous
avons également observé que si amour est synonyme de mariage dans l’esprit de ces
jeunes filles, mariage est quant à lui synonyme de bonheur, car comme s’exclame
Katherine aux yeux bleus, alors que ses parents s’opposent à son mariage en disant que
son amoureux n’en a pas les moyens : «Je trouve qu’il a assez d’argent pour me rendre
heureuse.186»
3.2 «Je serai heureuse avec lui, n’est-ce pas ?187»
Effectivement, il apparaît que les jeunes filles partagent une vision très idyllique
du mariage. On voit à leurs lettres qu’elles sont dans une large majorité convaincues que
c’est grâce à ce dernier qu’elles pourront être enfin heureuses. Nous avons cité plus haut
le cas de Bohémienne qui avait épousé son amoureux à l’âge de 15 ans pour fuir l’autorité
de ses parents. Ses mots exacts sont en fait : «N’ayant jamais été heureuse chez mes
parents, je pensais qu’en me mariant je le serais plus.188» C’est probablement cette même
recherche du bonheur qui pousse la jeune femme à vouloir, à peine séparée de son
premier mari, refaire sa vie avec le garçon qu’elle fréquente depuis trois mois.
184 Marie-Thérèse Nadeau, Redécouvrir le mariage, Ste-Foy, Anne Sigier, 1991, p. 107. 185 J.-P. Bernard, op cit., p. 36. 186 Le Refuge Sentimental, 7 février 1960. 187 Ibid. 188 Ibid., 6 février 1966.
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L’impression qui se dégage à la suite de la lecture du Refuge Sentimental nous
permet de constater que les filles rêvent d’un bonheur parfait dans le mariage. Elles
s’imaginent qu’une fois mariées, elles seront à l’abri des problèmes, de la solitude, du
malheur ou de la détresse. Le mariage devient une protection contre les moins bons côtés
de la vie. Les filles semblent entrer dans le mariage comme elles entreraient dans une
bulle imperméable à la peur et au chagrin. Bercées de contes de fées, d’histoires de
Cendrillon ou de Blanche-Neige, l’amour qu’elles ont pour leurs amis leur fait parfois
oublier que c’est après l’échange des vœux que commence la «vraie vie». De plus, si
leur tempérament prédispose la plupart des jeunes filles à un romantisme qui leur fait
concevoir un avenir teinté de rose, leur jeunesse et leur naïveté contribuent également à
l’intériorisation des valeurs véhiculées par la société sur le rôle de la femme dans le
mariage.
Lorsque la Deuxième Guerre mondiale se termine, le retour des soldats à une vie
normale fait craindre aux autorités une montée du chômage. Elles redoutent en effet que
le marché du travail ne puisse assimiler et la main d’œuvre féminine engagée durant la
guerre et les anciens combattants. Aux femmes à qui on avait vanté le travail en usine
comme une contribution à l’effort de guerre, on fait maintenant «miroiter les bienfaits du
foyer.189» C’est l’avènement de la profession de ménagère, comme nous la décrit Janette
Bertrand dans son autobiographie :
Il faut varier les repas, inventer des recettes, suivre les principes d’une saine alimentation et profiter des rabais chez le boucher et l’épicier. Dans le cas des enfants, il faut faire attention autant aux microbes qu’aux complexes qu’ils pourraient développer. […] La femme au foyer doit être pimpante, souriante, maquillée, sur son trente-six toute la journée, sinon le mari va regarder ailleurs.190
Certaines femmes mariées, généralement dans la quarantaine, écrivent d’ailleurs à la
courriériste à ce sujet. Elles racontent à celle-ci que le temps qu’elles consacrent à
l’entretien de la maison et des enfants ne leur laisse plus le loisir, ni l’énergie de se
divertir, de songer à elles-mêmes. Comme Esclave de la télévision qui s’exclame : « Je
189 Le Collectif Clio, op cit., p. 400. 190 J. Bertrand, op cit., p. 152.
76
suis fatiguée d’être traitée comme une servante et de ne jamais sortir.191 », elles
expriment leur sentiment de n’être plus que les bonnes à tout faire de la famille.
En plus du travail effectué par les autorités pour diffuser cette idéologie de la
parfaite ménagère, s’ajoutent d’autres moyens qui servent à endoctriner les femmes et les
jeunes filles. Parmi ceux-ci, on retrouve au Québec des institutions appelées écoles
ménagères. Créées en 1882, c’est vers 1937 qu’elles prennent véritablement de l’ampleur,
avec la nomination à leur tête de l’abbé Albert Tessier. On y apprend aux jeunes filles à
entretenir une maison, à élever les enfants… à devenir de «vraies» femmes. Selon le
Collectif Clio, on donne à ces instituts le surnom d’«écoles de bonheur192». Bien que la
clientèle vienne à manquer à ces écoles après 1956, les parents préférant payer à leurs filles
des études commerciales qui leur donneront un métier, elles parviennent tout de même à
inculquer à de nombreuses jeunes filles les fondements de ce que devrait être une bonne
épouse.
Les médias et la publicité ont également compris très tôt les avantages qu’il y a à
soutenir cette pensée. En effet, les professionnels de la vente ciblent rapidement le public
des femmes en tant que consommatrices pour les électroménagers et tous les autres
produits censés faciliter le travail domestique. Les journaux, les magazines, la radio sont
remplis de réclames et de slogans louant tel savon à lessive ou telle marque de farine,
idéale pour toutes vos pâtisseries ! Plusieurs auteurs remarquent également qu’en plus de
la publicité qu’ils contiennent, les magazines féminins entretiennent ce modèle dans leurs
articles et leurs rubriques. À propos des nouvelles publiées dans la presse du cœur
française, Françoise Cavé note que le mariage y est présenté comme un idéal à atteindre
et à préserver193, ce que prône également la courriériste Jovette Bernier dans le courrier
du cœur de la revue québécoise Châtelaine, analysée par Marie-José Des Rivières. Cette
dernière retient en outre que la courriériste adopte une morale «moralisatrice194» qui
contribue à maintenir chez les lectrices l’idée de sacrifice envers les membres de la
famille. «Le Courrier de Jovette… montre aussi comment l’idéologie dominante
191 Le Refuge Sentimental, 2 février 1958. 192 Le Collectif Clio, op cit., p. 409. 193 F.Cavé, op cit., p. 36. 194 Marie-José Des Rivières, op cit., p. 112.
77
s’impose directement et sans ambages au cœur de cet important magazine féminin.195»
Le Collectif Clio rapporte en outre que nombre de magazines proposent des dérivés à la
consommation de biens matériels à leurs lectrices de la classe ouvrière. Effectivement,
pour celles qui n’ont ni les moyens ni le temps de se conformer à cette vision de la
femme, comme c’est le cas de la majorité des lectrices du Refuge Sentimental, il existe
tout un lot de romans-photos, de journaux illustrés, de courriers du cœur axés plus
explicitement sur le rêve.196
Les jeunes filles se retrouvent donc bombardées de toutes parts par des
représentations de ce que doit être la femme idéale, mais aussi de ce que doit être le
mariage idéal. La lecture des lettres qu’elles envoient à Janette Bertrand nous permet de
comprendre que ce qu’elles retiennent de tout ceci, c’est qu’en étant une épouse modèle,
combiné à l’amour qu’elles portent à leurs amis, elles auront un mariage réussi et donc
vivront heureuses. Un bon exemple de ceci se retrouve dans la lettre de Clémentine.
Cette jeune fille de 18 ans fréquente depuis quelques mois un homme de 24 ans, marié
depuis un an et nouvellement père de famille. Ce dernier se prétend mal marié : « il a
dit… que sa femme ne s’occupait jamais de lui, qu’elle ne lui faisait jamais à manger,
etc. 197» Il a donc décidé d’abandonner femme et enfant pour partir au loin, bien entendu
accompagné de Clémentine. Celle-ci, qui se déclare « follement amoureuse de lui », a
accepté de le suivre : « Je suis sûre qu’en le suivant, je serai heureuse. » La jeune fille est
persuadée que l’amour qu’elle éprouve pour son ami justifie cette action. Son ménage
sera heureux et elle sera pour lui une bonne épouse, car, contrairement à sa femme
légitime, elle s’occupera de lui et concoctera de bons plats pour toute la famille, puisque
« nous aurons des enfants à nous ».
Clémentine est persuadée de son bonheur futur. Alors pourquoi écrit-elle à Janette
Bertrand ? Malgré son assurance, elle semble avoir besoin de l’approbation de
quelqu’un. Peut-être sent-elle au fond d’elle-même un doute, une hésitation ? En effet,
une femme fréquentant un homme marié est vue comme une «briseuse de ménage», elle
détruit une union sacrée et l’institution qu’est la famille. Se pourrait-il également que
195 Ibid., p. 118. 196 Le Collectif Clio, op cit., p. 415.
78
certaines filles craignent le mariage ? Pourquoi redouter un conte de fées dans lequel
elles couleront des jours heureux, un peu comme Cendrillon aux côtés de son Prince
Charmant ? Toutefois, alors que pour la princesse, l’histoire se fige après le traditionnel
Ils se marièrent et vécurent heureux jusqu’à la fin des temps, il en va différemment dans
la réalité et certaines correspondantes du courrier en sont conscientes. Dans une lettre
publiée le 7 juillet 1963, Je n’en dors plus avoue : «j’ai un peu peur du mariage.198»
Cette jeune fille de 20 ans dit aimer «beaucoup» son ami, mais l’aime-t-elle assez pour
s’engager pour la vie ? C’est également le cas de Une qui a hâte de savoir. Cette
dernière rapporte que son ami est un «bon garçon très courageux et vaillant», qu’il l’aime
et lui a demandé de l’épouser. Cependant, elle est indécise : «je l’aime beaucoup, mais il
y a des moments où je ne suis pas sûre de l’aimer assez pour toute une vie.199» Dans son
autobiographie, Janette Bertrand raconte elle aussi ses doutes par rapport au mariage :
«Le mariage me fait peur, le mariage… indissoluble ! Le mariage pour la vie !200»
En fait, nous croyons que ce n’est pas tant la peur du mariage en lui-même, de
l’engagement qu’il suppose et des responsabilités qu’il apporte qui fait douter les filles.
Cette peur qu’elles ressentent nous semble plutôt provenir du choix qu’elles doivent
effectuer. Elles croient au mariage, elles en rêvent, l’espèrent et l’idéalisent mais encore
faut-il bien choisir son époux, car une fois les vœux prononcés, il n’est plus possible de
revenir en arrière. «S’il fallait que je me trompe…201», nous dit Janette. Cette
appréhension se reflète dans les lettres publiées dans le courrier du cœur. Nous ne
comptons plus le nombre de jeunes filles qui demandent conseil à la courriériste pour
savoir si le garçon qu’elles fréquentent sera un bon mari, «si je pourrais être heureuse
avec un genre de garçon comme celui que je vous décris.202» Elles énumèrent les qualités
et les défauts de leurs amoureux dans l’espoir que Mme Bertrand pourra les guider.
Cette dernière multiplie en effet les mises en garde aux lectrices de son courrier.
«Réfléchissez beaucoup. Vous avez le choix entre une grande blessure qui finirait par se
197 Le Refuge Sentimental, 2 février 1964. 198 Ibid., 7 juillet 1963. 199 Ibid., 5 février 1961. 200 J. Bertrand, op cit., p. 108. 201 Ibid. 202 Le Refuge Sentimental, 6 juillet 1958.
79
cicatriser ou des larmes pendant 60 ans.203» et «Si aujourd’hui, alors que vous êtes au
beau milieu de vos amours, il n’arrive pas à vous rendre heureuse, que serait-ce une fois
que vous serez son épouse ?204» ne sont que quelques exemples des propos tenus aux
jeunes filles par la courriériste. Cette dernière les presse de bien réfléchir et tente de leur
ramener les pieds sur terre. Elle les prévient qu’en plus de l’amour205, d’autres facteurs
sont à prendre en considération comme les moyens financiers, la provenance sociale, la
confiance mutuelle. Dans la réponse qu’elle donne à Une beauceronne, Janette affirme :
«Pour être heureux en ménage, il faut bien s’entendre, bien se comprendre, admettre
qu’on a chacun des défauts, les accepter et les endurer.206»
Pour de nombreuses femmes, en effet, «endurer» est un lot quotidien. Parmi les
lettres publiées dans le courrier du cœur du Petit Journal qui proviennent de femmes
mariées, on remarque qu’une portion considérable relate les désillusions suivant le
mariage (12 cas sur un total de 68 femmes mariées). Ces épouses, certaines mariées
depuis plusieurs années et d’autres depuis peu, regrettent parfois leur choix : «je viens me
jeter dans vos bras et vous crier : "Je me suis trompée".207» D’autres encore se plaignent
d’avoir un mari froid et peu attentionné. Elles expriment leurs frustrations ou leur
désespoir de devoir partager leur existence avec un tel homme, car bien souvent, au bout
de quelques années, le prince charmant des fréquentations redevient un homme
«ordinaire». Sa femme dorénavant liée à lui par le sacrement du mariage, il en oublie la
prévenance et les gentillesses des premiers temps. Pourquoi se donner du mal à gagner
quelque chose qui vous appartient déjà ? «Je ne reconnais plus dans mon mari le fiancé
d’autrefois ; sa gentillesse et sa galanterie sont tombées. […] À présent, parce que je
suis sa femme, tout a changé.208» Pour ces femmes, comme pour Une qui regrette
Coucou, le rêve laisse alors place à l’implacable réalité.
Ces lettres, tout comme les mises en garde que Janette fait directement aux jeunes
filles dans les réponses qu’elle leur adresse, peuvent elles aussi servir d’avertissement
203 Ibid., 4 février 1962. 204 Ibid., 2 février 1958. 205 Ou d’une cuisine bien équipée… 206 Ibid., 6 juillet 1958. 207 Ibid., 2 février 1958. 208 Ibid., 3 février 1963.
80
aux futures mariées. La courriériste, à l’instar de certains spécialistes, prévient également
ces dernières qu’il est inutile de vouloir transformer un mari. Lorsqu’une jeune fille écrit
que son copain est égoïste, jaloux ou inattentif, mais qu’elle l’aime «tellement», Janette
répond : «le mariage empire les défauts quels qu’ils soient.209» Le Dr Gendron, quant à
lui, écrit à propos des défauts : «Soyez sincère avec vous-même, ne croyez pas à la
disparition de ces derniers par la magie du mariage. N’attendez pas le miracle, je ne crois
pas qu’il vienne.210»
En effet, que ce soit pour Janette Bertrand ou pour d’autres auteurs contemporains,
il paraît essentiel de faire comprendre aux jeunes filles l’importance de la décision
qu’elles s’apprêtent à prendre. Elles doivent mettre un frein à leurs élans romantiques et
comprendre que le mariage est un engagement à vie. Durant les années 1960, les
dissolutions matrimoniales sont plutôt «marginales211». Pour 36 211 mariages célébrés
en 1960, on compte seulement 481 divorces et ce nombre descend à 226 en 1965, pour un
peu plus de 40 000 mariages.212 Cette situation se reflète d’ailleurs dans le courrier du
cœur du Petit Journal ; sur les 271 lettres qui composent notre corpus, quatre seulement
ont été rédigées par des personnes séparées de leur conjoint et on ne compte aucun
correspondant divorcé. Ce faible taux de séparation est principalement dû au fait que,
d’une part, le divorce est difficile et coûteux à obtenir, mais aussi parce qu’il est très mal
jugé par la société en général. La courriériste, pour sa part, semble avoir une opinion
quelque peu ambiguë sur le sujet. À la jeune Bohémienne, elle déclare d’un ton
catégorique : «De toute façon, le divorce entre catholiques n’existe pas.213» Pourtant,
dans sa réponse à Je suis nerveuse, elle ne le désapprouve pas non plus. Il est vrai que
nous ne connaissons pas toute l’histoire de cette femme puisque sa lettre n’a pas été
publiée. Toutefois, nous croyons que cette dernière vit séparée de son mari et fréquente
un autre homme qui lui a promis le mariage lorsque le divorce serait prononcé. Janette
lui écrit en effet : «Je ne pense pas que votre ami se ramasse suffisamment d’argent pour
209 Ibid., 5 février 1961. 210 Lionel Gendron, Qu’est-ce qu’une femme, op cit., p. 65. 211 R. B.-Dandurand, op cit., p. 23. 212 S. Langlois (dir.), op cit., p. 139, et R. B.-Dandurand, op cit., p. 155. 213 Le Refuge Sentimental, 6 février 1966.
81
obtenir votre divorce et vous épouser.214» La courriériste ne juge pas sa correspondante,
ni ne lui «interdit» de briser son mariage en lui louant la beauté du sacrifice de la femme
envers son foyer. Tout ce qu’elle affirme, c’est que le nouveau prétendant dont il est
question ne semble pas si pressé d’honorer sa promesse. En fait, elle réprouve plus le
comportement de l’amoureux que le choix effectué par cette femme.
Cette prise de position soulève également une autre ambivalence concernant
l’attitude de la courriériste face au divorce. Effectivement, alors que dans le cas relaté
plus haut, Mme Bertrand parle de divorce et surtout de remariage avec sa correspondante,
elle affirme à une femme mariée depuis deux ans : «Vous ne pourrez jamais refaire votre
vie, mais ne vaut-il pas mieux vivre seule qu’avec un égoïste comme votre mari ?215» Ici,
Janette prévient que même un mauvais mariage est un mariage pour la vie et que si on
peut quitter un époux difficile, on demeure tout de même sa femme. Il nous apparaît clair
que la courriériste ne porte pas de jugement, tant au sujet du divorce que sur les autres
thèmes qu’elle aborde dans son courrier. Au contraire, Janette adapte plutôt sa réponse à
la situation ou encore au ton de la lettre qu’elle publie. Peut-être aussi, comme nous
l’avons suggéré plus haut, souhaite-t-elle quelquefois lancer un avertissement aux autres
lecteurs et en particulier aux lectrices. Elle tente de conseiller le correspondant du mieux
qu’elle peut, mais il lui faut garder en tête que sa réponse ne sera pas uniquement lue par
cette personne, mais aussi par un plus large public.
Pour les jeunes filles qui écrivent au Refuge Sentimental, l’amour mène donc au
mariage et celui-ci assure le bonheur aux Cendrillons qui ont eu la chance de bien choisir
leur Prince Charmant. En ce qui concerne l’opinion des garçons sur le mariage, le peu de
lettres qu’ils envoient au courrier du cœur ne nous donnent pas beaucoup d’indices.
Toutefois, leurs mots, ainsi que ceux de leurs amies qui, elles, sont nombreuses à écrire
au courrier, nous ont permis de faire quelques constatations. Bien sûr, analyser les lettres
des filles pour connaître l’avis de leurs amoureux peut s’avérer risqué puisqu’il serait
facile de biaiser ainsi notre point de vue. Cependant, nous croyons de cette façon pouvoir
apporter quelques pistes de réponse à notre questionnement, à savoir comment les jeunes
214 Ibid., 4 février 1962. 215 Ibid., 2 juillet 1961.
82
hommes considèrent-ils le mariage et l’engagement qu’il implique ? Le redoutent-ils ou
sont-ils eux aussi marqués par les discours de la société sur l’amour et la vie à deux ?
3.3 «Il m’aime à tel point qu’il a parlé de mariage pour l’avenir.216»
D’abord, il est clair à la lecture du courrier du cœur que les garçons désirent eux
aussi se marier. Plusieurs jeunes filles confient à Janette Bertrand que leur copain leur a
demandé de les épouser, qu’ils font des projets d’avenir ensemble, etc. Janette elle-même
rapporte dans son autobiographie : «il [son amoureux Jean Lajeunesse] m’appelle, en
riant, "la femme de l’ambassadeur". Il semble entendu qu’on va se marier…217» Pour les
hommes aussi, le mariage est une suite logique aux fréquentations. Pour eux comme
pour leurs amies, amour est synonyme de mariage. En effet, bien que moins romantiques
que les filles, l’amour occupe une grande place dans leurs relations : «j’aime cette
fille218», «Je suis tombé amoureux…219». Eux aussi écrivent à la courriériste qu’ils
fréquentent une jeune fille, qu’ils l’aiment, mais qu’ils font face à un problème. Souvent,
ils demandent conseil parce qu’ils ignorent comment interpréter la conduite de leurs
copines : «elle serait la femme idéale […] Hélas ! je ne comprends pas toujours son
comportement.220» Philosophe en puissance, pour sa part, regrette de ne ressentir que de
l’amitié pour celle qu’il fréquente et se demande comment rompre sans la blesser. On
comprend à la lecture de sa lettre qu’il aimerait avoir pour elle un sentiment plus fort. Ce
qu’il recherche, c’est l’amour.
Pour d’autres, comme c’est le cas du copain de Malheureuse, il nous apparaît
parfois qu’ils recherchent une ménagère, une «reine du foyer» qui corresponde à la
description faite par Janette Bertrand que nous avons cité plus haut. Un jeune homme de
22 ans demande à son amie : « Si on se marie un jour, vas-tu faire la cuisine ? »221 Le
216 Ibid., 5 février 1967. 217 J.Bertrand, op cit., p. 125. 218 Ibid., 5 juillet 1964. 219 Ibid., 6 juillet 1958. 220 Ibid., 7 février 1965. 221 Ibid., 2 février 1958.
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modèle de la femme «idéale» imprègne beaucoup leur imaginaire, en particulier
lorsqu’on pense qu’ils ont vu leurs mères occuper ce rôle toute leur vie. Leur vision du
mariage est très traditionnelle. L’homme travaille à l’extérieur et ramène l’argent
nécessaire pour assurer le confort de sa famille tandis que son épouse s’occupe de la
maison et des enfants. À ce propos, une seule femme mariée sur toutes les lettres de
notre corpus (271) écrit qu’elle occupe un emploi rémunéré à l’extérieur de son foyer. Il
ne faut pourtant pas croire que son mari soit plus «moderne», la correspondante se
plaignant en effet que ce dernier s’empare de toutes ses payes et ne lui verse qu’une
maigre allocation. Dans ce foyer comme dans bien d’autres, l’homme est le maître et de
nombreux jeunes gens, bien que plus ouverts aux changements apportés par la Révolution
tranquille, considèrent qu’il en sera ainsi dans leur demeure lorsqu’ils seront mariés.
D’autre part, alors que les filles éprouvent très tôt le désir de se marier, on
constate que les garçons sont souvent moins empressés à s’engager. Pour Les 4
mousquetaires, la question qui se pose est «sortir ou ne pas sortir "steady".222» Ces amis
sont divisés entre fréquenter sérieusement une jeune fille ou s’amuser encore quelques
années. Alors que les filles craignent le mariage en raison du choix qu’il impose et de
son caractère définitif, les garçons l’appréhendent pour les responsabilités qu’il apporte.
Puisqu’ils seront, selon la norme établie, le soutien de la famille, ils n’auront plus autant
l’occasion d’être insouciants. En outre, lorsque l’on s’engage dans une relation
amoureuse, il faut faire des compromis et prendre en considération l’opinion de l’autre.
Ce dont les hommes ont peur, en fait, c’est de perdre leur liberté. En lisant les lettres des
femmes qui racontent s’être mariées «obligées», c’est-à-dire enceintes, on constate
effectivement que leurs maris sont souvent rancuniers. C’est ce que vit celle qui signe
D’une épouse découragée de la vie. Cette femme de 20 ans, mariée à 17 ans, écrit :
« Pour lui [son mari], je n’existe pas. » Ces hommes ont, selon l’expression populaire,
«pris leurs responsabilités» en épousant celle à qui ils avaient fait un enfant. Toutefois,
ils en veulent à leur femme de ne plus être célibataires, avec les avantages que cela
comporte. C’est ainsi que Malheureuse et heureuse de temps en temps, mère de deux
enfants à l’âge de 20 ans, raconte à propos de son jeune époux : « Il voudrait que je le
222 Ibid., 6 février 1966.
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laisse faire sa vie de garçon, que je le laisse sortir avec d’autres filles.223 » D’où
l’importance pour les jeunes gens de «faire une vie de jeunesse» avant de « se passer la
corde au cou» !
Tous ces constats relevés dans le Refuge Sentimental nous amènent à penser que
si la sexualité est vécue par les filles comme une preuve d’amour donnée à leurs amis de
cœur, le mariage est la preuve que peut apporter un garçon de son amour pour sa copine.
La société québécoise des années 1960 n’encourageant pas le travail rémunéré des
femmes mariées, les filles ont besoin d’un homme «pourvoyeur» pour assurer leur
confort et il semble exister au sein de la population une idée selon laquelle, l’enjeu étant
de trouver un mari, ce sont les filles qui poursuivent les garçons tandis qu’eux se laissent
conquérir (ou attraper !). Au cours de ces années, l’amour ayant acquis une place
importante dans les relations homme/femme, il devient compréhensible que le fait d’être
demandée en mariage par leurs copains signifie pour les filles qu’elles sont aimées.
Amour étant synonyme de mariage, un jeune homme qui préfère une jeune fille à toutes
les autres, qui, pour elle, renonce à sa liberté et désire passer auprès d’elle le reste de ses
jours, manifeste de cette façon qu’il en est amoureux. C’est du moins ce qui ressort des
lettres des jeunes filles, les garçons n’écrivant pas en assez grand nombre pour que nous
puissions corroborer ce fait grâce à leur correspondance.
Cette «preuve d’amour» se remarque également entre les amoureux ayant des
relations sexuelles. Il est facile de constater à la lecture du courrier que les garçons qui
font l’amour avec leur amie sont moins pressés de se marier. Comme le dit Janette : «Il a
tout de vous, tout en restant libre comme l’air.224» Pour la jeune fille à qui on serine
depuis son enfance qu’elle doit demeurer vierge jusqu’à son mariage et qu’aucun homme
ne voudra d’elle si elle ne l’est plus, encore moins celui qui l’aura «faite femme»
(puisqu’il sera déjà loin), on comprend aisément que, dans de telles conditions, le
mariage promis par le jeune homme en question devienne une preuve d’amour. Dans une
société où prévaut le double standard sexuel, c’est-à-dire où l’on pardonne volontiers aux
garçons les «erreurs» commises tandis que les filles sont (mal) jugées si elles ont des
223 Ibid., 7 juillet 1963. 224 Ibid.
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relations sexuelles prémaritales, on peut facilement croire à l’amour lorsqu’un garçon agit
« en homme » et fait des projets de mariage avec sa copine. De même pour les mères
célibataires, l’amour d’un nouveau fiancé, qui ignore tout du passé de son amie, peut
également être sondé par les jeunes femmes. À celles qui craignent de perdre leur
amoureux si elles leur avouent avoir eu un enfant, Janette conseille la franchise : «Si ce
garçon vous aime vraiment il ne vous laissera pas tomber. 225» Pour que ces jeunes
femmes se tourmentent ainsi, le risque d’être abandonnées par leurs amis est-il donc si
grand ? Qu’appréhendent les jeunes filles qui ont perdu leur virginité pour hésiter autant
à ouvrir leurs cœurs ?
3.4 « Ma fille unique… a eu le malheur d’être fille-mère226»
On constate que le regard que portent les jeunes filles sur le mariage est teinté de
rose. Aveuglées par l’amour qu’elles portent à leur ami, elles supposent que ce
sacrement leur apportera le bonheur pour leur vie entière. Cependant, qu’en est-il lorsque
les perspectives de mariage s’envolent, lorsque ce bel avenir est compromis ? Et
pourquoi l’est-il ? Nous avons abordé plus haut le jugement qu’encourent les jeunes
filles qui ont des relations sexuelles avant d’être mariées. Au cours de la période qui
nous intéresse, la société exige des filles qu’elles demeurent vierges jusqu’à ce que leur
union avec un homme soit prononcée devant Dieu. Pour celles qui enfreignent cette
règle, les conséquences peuvent être énormes.
Le premier effet d’une telle situation se retrouve d’abord entre les jeunes filles et
leur conscience. Bien que les années 1960 voient le commencement de la fin de
l’emprise que possède l’Église catholique sur la vie des Québécois, cette dernière est
encore assez présente pour que le « péché de chair » commis par ces jeunes filles
viennent les tourmenter. Cela se reflète dans leurs lettres par le vocabulaire négatif
qu’elles emploient227, mais aussi par leurs hésitations à aborder le sujet, en particulier
avec leur nouvel amoureux. Après avoir perdu sa virginité aux mains d’un garçon lui
225 Ibid., 3 février 1963. 226 Ibid., 5 février 1961.
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ayant promis de l’épouser, Loulou aux yeux bleus de Québec écrit quant à elle : « je ne
suis plus vierge et ça m’embête.228 », et préfère s’abstenir de sortir avec d’autres jeunes
gens.
Pourtant, la virginité d’une fille (ou son absence) ne se distingue pas sur le visage
de celle-ci, alors pourquoi s’en inquiéter ? Madelon qui pleure tout le temps confie à
Mme Bertrand à la veille de son mariage : « je ne suis plus vierge. Croyez-vous que ça va
paraître ? […] Si ça paraît, est-ce que je vais le lui dire avant ou après mon mariage
? 229» Ce qui inquiète Madelon, comme c’est le cas pour bien d’autres jeunes filles, c’est
la nuit de noces, lorsque l’amoureux devenu mari exercera son rôle d’époux et prendra
connaissance de l’absence d’hymen de sa femme. L’ami de cœur ou le nouveau mari
comprendront-ils ? La jeune femme sera-t-elle rejetée par celui qu’elle aime ? La
courriériste du Refuge s’emporte : « Il est temps que cette légende du mur infranchissable
disparaisse. Cette légende a causé assez de dégâts. 230» Alors que son conseil aux mères
célibataires est de dire la vérité au nouvel ami, Janette suggère plutôt, lorsque les
relations sexuelles ne laissent pas d’autres traces (contrairement à une grossesse), qu’il
vaut peut-être mieux se taire. Elle ajoute également de faire lire à son ami, s’il ne l’a pas
déjà fait, des livres sur la sexualité. Ceux-ci lui apprendront, de même qu’à tous ceux qui
suivront son exemple, que la perte de l’hymen s’explique de bien des manières…
Toutefois, le risque majeur auquel s’exposent les jeunes filles qui ont des relations
sexuelles est que la « nature suive son cours », c’est-à-dire que de ces relations résulte
une grossesse. Plus difficile à tenir secrète, celle-ci devient une preuve irréfutable de la
« faute » commise par la mère célibataire. Notre échantillon compte en tout 13 lettres
envoyées par ces jeunes femmes ou encore la mère de l’une d’elles et toutes racontent
leur crainte de voir la réputation et l’honneur de la jeune fille ternis à jamais. Elles y
parlent de malheur et de vie gâchée. La signature de Mère désespérée231est à elle seule
très évocatrice. Pour sa part, la courriériste du Refuge utilise ce spectre pour effrayer
celles qui ont des relations sexuelles avec leurs copains. Par exemple, à Conseils qui se
227 Par exemple «faire tomber», «j'ai été trop lâche», «faire une bêtise», « tomber dans le panneau », etc. 228 Le Refuge Sentimental, 3 juillet 1960. 229 Ibid., 3 juillet 1960. 230 Ibid.
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prétend incapable de repousser les caresses de son ami, Mme Bertrand use de mots très
durs : « Que serez-vous à 20 ans ? Une autre fille-mère, une autre fille de rue qui ne
saura pas résister aux tentations et qui traînera sa chair fatiguée, son cœur fatigué, son
âme fatiguée de bouge en bouge.232 » Malgré les apparences, le ton qu’emploie
habituellement Mme Bertrand dans sa rubrique ne nous porte pas à croire que cette
dernière entretienne un jugement sur sa correspondante, ni sur les filles-mères en général.
Il s’agit plutôt ici d’une menace. Elle doit faire peur à cette jeune écervelée.
Par ailleurs, en plus du jugement porté par la société, ce que les jeunes filles
redoutent au plus au point, c’est la réaction de leurs parents à l’annonce de la nouvelle.
Marcelle, dont la grossesse résulte non d’une faiblesse mais d’un viol, n’a encore avisé
personne de son état après quatre mois de grossesse.233 Une de plus dans le malheur,
quant à elle, confie à la courriériste : « s’ils [ses frères] apprennent ça, je crois que pour
eux j’aurai cessé d’être leur sœur. Si ma mère sait cela, je crains qu’elle en meure. 234»
Les mères, pour leur part, s’inquiètent de l’avenir de leurs filles. Quel garçon acceptera
d’épouser une fille-mère ? Celle qui signe Vite je vous en supplie est persuadée que le
père de l’enfant que porte sa fille sera pour celle-ci « son premier amour et peut-être son
dernier. » En effet, comme l’écrit Mater dolorosa, « Il faudrait tellement d’amour et
d’abnégation de la part du jeune homme.235 » pour que ce dernier accepte d’aller à
l’encontre des préjugés accompagnant habituellement une fille-mère et la demande en
mariage. Dans une étude réalisée dans le cadre d’une maîtrise en psychologie près de
quarante ans plus tard, soit vers la fin des années 1990, Kathleen Boucher a interviewé
des adolescentes et adolescents de la région de Québec âgés entre 15 et 17 ans pour tenter
de connaître leurs représentations de la grossesse à l’adolescence. Les conclusions
auxquelles elle parvient se rapprochent de ce que nous avons observé dans le Refuge
Sentimental, soit la peur de décevoir les parents, le sentiment de culpabilité, ainsi que les
231 Ibid., 5 juillet 1964. 232 Ibid., 7 février 1960. 233 Ibid., 4 février 1962. 234 Ibid., 7 juillet 1968. 235 Ibid., 5 février 1961.
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réaction négatives de l’entourage éloigné (blâme, préjugés, stigmatisation).236 Fait
intéressant, la chercheure souligne également que malgré la crainte ressentie face à la
réaction des parents, l’appui de ces derniers est recherché par les adolescents. Ces
derniers sont effectivement très conscients de la valeur « du soutien moral et financier des
parents.237 », qu’ils ne doutent pas de recevoir. Ce soutien familial, tout aussi désiré par
les filles-mères de la décennie 1958-68, semble parfois plus difficile à obtenir. Quelques
jeunes filles écrivent en effet avoir été abandonnées par le père de leur enfant ainsi que
par leurs familles. En outre, lorsqu’une mère demande conseil à Mme Bertrand au sujet
de sa fille, la courriériste rappelle invariablement, comme elle l’écrit à Que faire ? : « Les
mères sont faites pour le meilleur et surtout pour le pire, malgré les qu’en-dira-t-on,
malgré tout !238 »
Conclusion
Nous constatons donc qu’au cours des années 1960, le mariage revêt pour la
majorité des jeunes gens un caractère très traditionnel et fortement marqué par la morale
et l’idéologie de la société. Après des fiançailles de quelques mois, durant lesquelles les
amoureux approfondissent la connaissance qu’ils ont l’un de l’autre, le mariage est
célébré. Alors que les spécialistes mettent les couples en garde contre les mauvaises
raisons qui peuvent mener au mariage (envie, émancipation, peur de la solitude), nous
avons observé que les correspondantes au courrier se marient pour combler leur désir de
fonder une famille, pour se mettre à l’abri du besoin ou d’une grossesse illégitime et pour
manifester l’amour qu’elles éprouvent envers leur fiancé. Ainsi, cette façon qu’elles ont
de considérer les demandes en mariage de leurs copains comme une preuve d’amour
montre la grande place qu’elles allouent à ce dernier dans leurs relations.
236 Kathleen Boucher, Les représentations sociales de la grossesse à l’adolescence et de sa prévention : une étude auprès d’adolescentes et d’adolescents fréquentant l’école secondaire, Mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 1999, p. 120-121. 237 Ibid., p. 120. 238 Le Refuge Sentimental, 4 juillet 1965.
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Cette importance accordée au sentiment amoureux se révèle d’ailleurs être un fait
assez récent. Effectivement, si leurs aïeules recherchaient avant tout un homme capable
de faire vivre sa famille239, les jeunes filles qui écrivent au courrier du cœur considèrent
bien souvent que l’amour est un motif suffisant pour s’engager pour la vie. Les
changements sociaux apportés par la Révolution tranquille, de même que ceux, plus
spirituels, mis de l’avant par le concile Vatican II, favorisent grandement cette évolution.
Le mari étant de plus en plus considéré comme un compagnon de vie plutôt que comme
un pourvoyeur, il est naturel que le choix des jeunes filles soit favorisé par leurs
sentiments.
La manière dont ces jeunes filles se laissent emporter vers le mariage par l’amour
qu’elles ressentent, parfois trop rapidement aux yeux de leurs parents ou de la courriériste
du Refuge Sentimental, nous fait également prendre conscience de la vision idyllique
qu’elles ont du mariage lui-même. Encore une fois influencées par la société, qui met de
l’avant la profession de ménagère (notamment dans la publicité), les jeunes filles
conçoivent ce sacrement comme un abri face au malheur. En étant une parfaite épouse,
ce que recherchent d’ailleurs de nombreux jeunes hommes chez leurs fiancées, et grâce à
l’amour de leurs maris qu’elles sauront conserver par diverses astuces240, elles couleront
une vie heureuse auprès de leurs familles. Le mythe de Cendrillon, celui de vivre
heureuse et entourée d’amour jusqu’à la fin des temps, peut-il ainsi être vécu au
quotidien?
Il serait facile de croire que bien des jeunes femmes s’y laissent prendre.
Pourtant, dans leurs lettres à Madame Bertrand, nous avons remarqué que certaines
éprouvent tout de même une crainte, celle de faire le mauvais choix. Contrairement aux
garçons qui redoutent l’engagement du mariage et les responsabilités qu’il apporte, ce
n’est pas cela qui fait hésiter les correspondantes. En effet, celles-ci sont plutôt alertées
par les plaintes des femmes mariées au sujet de leurs conjoints ainsi que par les mises en
garde de Janette qui les encourage à bien peser leur décision. D’où le nombre important
239 D. Lemieux et L. Mercier, op cit., 398 p. 240 De bons plats, une bonne administration du budget familial, une apparence soignée, etc. C’est ce qu’allait remettre en question l’ouvrage de l’américaine Betty Friedan, The Feminine Mystique (1973), traduit en français sous le titre La femme mystifiée, et qui allait connaître par la suite un succès foudroyant.
90
de questions à la courriériste pour avoir l’opinion de cette dernière sur les qualités et les
défauts, ou encore le comportement d’un ami de cœur.
On remarque enfin qu’une autre attente de la société envers les jeunes filles
marque profondément la vie celles-ci. Selon la norme imposée, une jeune mariée doit
être vierge au moment de sa nuit de noces et pour celles qui ont des relations sexuelles
sans avoir reçu la bénédiction requise, cela signifie, en plus de réduire leurs chances
d’être épousées si le fait vient à être connu, beaucoup de culpabilité. Il s’ajoute à ce
sentiment, lorsqu’une grossesse s’annonce, la peur de décevoir une famille aimante et
d’être la honte de celle-ci, mais également la crainte de ne plus trouver l’âme soeur,
puisque l’on ne cesse de leur répéter que peu d’hommes sont assez forts pour passer outre
un tel déshonneur au nom de l’amour.
Concernant les grossesses à l’adolescence, nous avons mentionné quelques
résultats d’une étude réalisée en 1999, résultats qui se rapprochent de ce que nous avons
pu observer dans le Refuge Sentimental. Il serait intéressant de connaître les sentiments
des adolescents et des jeunes d’aujourd’hui à propos des sujets sur lesquels nous avons
porté notre attention au cours de cette recherche. Si le contexte social du XXIe siècle est
bien différent de celui de la décennie que nous avons étudiée, qu’en est-il des
représentations qu’ont les filles et les garçons vivant à l’ère de l’Internet au sujet des
« fréquentations », de l’amour, du mariage ? Alors que nous évoluons maintenant dans
un contexte beaucoup plus libéral, ou la sexualité n’est plus dissimulée, mais au contraire
exposée, analysée et vécue sans pudeur, et alors que les forums de discussion ont
remplacé les courriers du cœur, il est fort à parier que les préoccupations de leurs
participants, quant à elles, n’ont pas tellement changé.
CONCLUSION
Pour conclure, rappelons d’abord que le courrier du cœur semble être pour les
classes populaires ce que les psychothérapies représentent pour les milieux plus aisées.
En effet, après la Seconde Guerre mondiale, les pays nord-américains connaissent une
certaine prospérité économique qui se traduit par une consommation toujours
grandissante de biens matériels. Les médias s’en donnent à cœur joie pour vanter les
mérites de tel appareil électrique facilitant le travail ménager, ou encore de telle
magnifique voiture, idéale pour transporter toute la famille. Toutefois, pour les moins
fortunés se développe en parallèle une culture de masse, plus axée sur le rêve que sur la
consommation.241 Dans cette optique, les courriers du cœur offrent, pour cette partie de
la population n’ayant ni les moyens financiers ni même le temps nécessaire à consacrer à
une séance hebdomadaire avec un psychologue privé, un dérivé beaucoup plus
accessible. Avec un tirage de 265 000 exemplaires en 1965, Le Petit Journal, dans lequel
est publié le courrier du cœur de Janette Bertrand, peut toucher, pour une modique
somme, la population du Québec en entier. Le journal étant diffusé à la grandeur de la
province, de même que dans l’Ontario francophone, tout le monde peut avoir accès
facilement à quelques conseils concernant sa vie privée.
De plus, non seulement ces chroniques comblent-elles un besoin parmi le peuple,
mais elles touchent en particulier de très près une autre partie de la population n’ayant
que peu de guides ou de conseillers en ce qui concerne la vie sentimentale, et nous
faisons référence ici aux jeunes. Pour les fins de notre étude, nous avons constitué un
corpus composé de chroniques extraites du Refuge Sentimental, le courrier du cœur du
Petit Journal. Notre échantillon, qui cumule un total de 271 lettres, ce qui représente
environ 4% de toutes celles publiées durant la décennie à l’étude, comprend la première
rubrique de chaque mois de février et de juillet, et ce tout au long de la période comprise
entre 1958 et 1968. Les statistiques que nous avons obtenues à partir des renseignements
compilés dans notre base de données concordent avec les résultats d’autres chercheurs
s’étant intéressés eux aussi aux courriers du cœur. Comme nous l’avons exposé dans le
241 Le Collectif Clio, op cit., p. 415.
92
premier chapitre de ce mémoire, les correspondants au Refuge Sentimental sont
majoritairement des jeunes femmes célibataires de moins de 21 ans. Comme le précise à
quelques reprises madame Bertrand, la courriériste réserve cette tribune pour les
« problèmes du cœur » et cela se reflète bien dans les thèmes récurrents chez les
correspondants. Effectivement, nous avons constaté que les principaux sujets des lettres
concernent directement les fréquentations et le mariage, et que ces derniers se
démarquent par une bonne longueur des autres thèmes du courrier. Parmi ceux-ci,
retenons tout de même la présence marquée de questions concernant la famille, la
sexualité, l’amour, les filles-mères, et dans une moindre mesure, les correspondants se
confient également à Janette à propos d’infidélité, de timidité, de leur travail ou de leurs
études et aussi de violence, tant conjugale que sexuelle.
Ce courrier s’avère donc une excellente source pour découvrir les représentations
qu’avaient les jeunes Québécoises de la décennie 1960 à propos de fréquentations, de
mariage et de sexualité. Il se dégage de notre démonstration que les jeunes filles se
détachent lentement de leurs familles lorsque vient le moment de choisir leur futur
conjoint. Alors qu’au début du siècle, cette dernière était présente tout au long des
fréquentations, de la première rencontre entre les jeunes gens jusqu’à leurs fiançailles
puis à leur mariage, les jeunes filles de la décennie à l’étude s’en affranchissent de plus
en plus. Il s’avère également que les critères à la base du choix d’un amoureux se
modifient eux aussi. En effet, bien que les capacités du jeune homme à subvenir aux
besoins de sa famille soient toujours prises en considération, les filles mettent maintenant
l’accent sur le respect que leur démontre leur compagnon. Alors qu’un vent de liberté
grandissant souffle sur le Québec, qui emporte avec lui la chasteté de bien des jeunes
filles, alors que les jugements négatifs de la société envers ces dernières évoluent plus
lentement, il devient important pour ces jeunes femmes de trouver en leur ami un homme
qui ne les pressera pas de leur « prouver leur amour ». Cette expression, bien des jeunes
hommes l’ont serinée à leurs amoureuses, dans le but de pousser celles-ci à leur accorder
des faveurs sexuelles. Nous avons d’ailleurs démontré à ce propos que si le baiser est
apprécié des filles, les caresses causent plus souvent de l’angoisse que du désir puisque
les conséquences de celles-ci, par exemple la perte de leur réputation ou encore les
93
grossesses illégitimes, sont très difficiles à subir pour les jeunes femmes ayant le malheur
de « tomber dans le panneau ».
En ce qui concerne le mariage, nous avons souligné que les jeunes filles idéalisent
celui-ci au plus haut point. Imprégnées de contes de fées, elles s’imaginent qu’une fois
mariées au Prince Charmant, elles vivront heureuses jusqu’à la fin des temps. Cette
impression est d’ailleurs renforcée par toute une idéologie très présente durant ces années
selon laquelle le bonheur est dans la bonne tenue du foyer. C’est le mythe de la parfaite
ménagère dont la gloire est ainsi chantée à toutes les femmes et ce autant dans le discours
des élites, que, majoritairement, dans celui des médias. Pourtant, les jeunes filles ne sont
pas entièrement dupes et cela se remarque dans les doutes qu’elles confient à Janette
Bertrand. La grande majorité des jeunes filles sont prêtes à se marier et les
responsabilités que ce sacrement implique ne les rebutent pas. Cependant, elles sont tout
à fait conscientes que cet engagement en est un à vie et que le choix de leur futur mari
doit être bien pesé. Pour les garçons, le mariage se transforme bien souvent en une
preuve d’amour. Si leurs copines se voient demander des faveurs sexuelles en gage de
leur attachement, les jeunes hommes démontrent ce dernier en acceptant de s’engager
entièrement avec une jeune fille en particulier. Les hommes craignant cet engagement, le
fait qu’ils y consentent pour vivre auprès d’une seule femme pour le reste de leur vie est
significatif de l’amour qu’ils portent à celle-ci.
Ce que nous retenons de notre analyse, ce qui se dégage des lettres que nous
avons étudiées, c’est que les jeunes Québécoises de la décennie 1958-1968 semblent
coincées entre les attentes qu’ont envers elles leurs amoureux et la société, et leurs
propres souhaits et désirs. Nous avons constaté que dans leurs fréquentations, elles sont
aux prises avec le code moral très sévère qu’impose la société d’alors aux jeunes filles,
qui se doivent ainsi de demeurer vierges et réservées jusqu’à leur mariage, et les
pressions sexuelles des garçons qui, double standard aidant, ont quant à eux la
« permission » de prendre du bon temps avant de s’attacher définitivement avec les liens
du mariage. La vague de liberté qui envahit le Québec est alors pour ces jeunes filles une
lame à double tranchant. D’un côté, ce phénomène leur ouvre des portes dont l’entrée
était jusque-là réservée presque uniquement aux hommes, comme les études supérieures
94
par exemple. De l’autre côté, cette liberté, en annihilant de nombreuses barrières
entourant auparavant les relations sexuelles hors mariage, les place dans une situation
périlleuse face à elles-mêmes et à la société. En même temps, ces filles sont également
ballottées entre les espoirs qu’elles placent dans un mariage qui, selon les belles histoires
dont elles sont gavées, les préservera du malheur et de la solitude, et les craintes qu’elles
nourrissent quant au choix qu’il leur faut effectuer à savoir qui sera leur futur conjoint.
En effet, si la publicité et l’idéologie de cette époque favorisent le rêve, ce que ces jeunes
filles remarquent chez leurs mères ainsi que dans les lettres qu’envoient au courrier du
cœur certaines femmes mariées ne leur semble pas toujours rose.
Dans tout cela, qui songe à demander aux jeunes filles ce qu’elles espèrent ? Qui
prend le temps de les écouter lorsqu’elles sont aux prises avec toutes ces attentes et ces
pressions, alors que la plupart d’entre elles n’ont pas encore vingt ans ? Au fil de notre
analyse des lettres du Refuge Sentimental, nous avons pu admirer le rôle tenu auprès de
ces adolescentes par la courriériste du courrier, Janette Bertrand. Au fil de ces années,
cette dernière a su trouver les mots nécessaires pour conseiller, rassurer et parfois gronder
les jeunes auteures de ces lettres. Pour celles-ci, Janette s’est avérée un mélange d’amie,
de confidente, de psychologue, de mère et de conscience. Par ses paroles pleines de bon
sens, elle a certainement su aiguiller de nombreuses jeunes filles à travers les tourments
de l’amour et ceux, tout aussi complexes, soulevés par les changements qui secouent la
société du Québec durant la décennie de 1960.
En ce début de XXIe siècle, il ne reste que peu de courriers du cœur. Cela ne
signifie pas pour autant que la population aie moins besoin de conseils ; il nous suffit de
mentionner les nombreuses lignes téléphoniques ayant déclassés les courriers du cœur au
cours des dernières décennies242. La démocratisation des services psychologiques s’en
veut d’ailleurs une preuve et de nombreux adolescents éprouvent toujours le besoin de se
confier de façon anonyme. Ceux-ci ont trouvé, à l’ère de l’Internet, une nouvelle avenue
pour le faire, c’est-à-dire les forums de discussion.
242 Malheureusement pour nous, ces lignes téléphoniques ne laissent pas de traces écrites utilisables pour la recherche.
95
Alors qu’il n’y a pas si longtemps la sexualité était enfouie sous les couvertures et
derrière des volets bien fermés, elle est aujourd’hui exposée partout et sans pudeur. Si la
femme des années 1950 se devait d’être une parfaite ménagère, on attend de celle des
années 2000 qu’elle connaisse le Kama-sutra sur le bout des doigts. La société
québécoise, naguère si puritaine, assiste de nos jours à une hyper érotisation des femmes
et des jeunes filles. Pour ces dernières, cela se traduit par une quantité de
questionnements et d’angoisses qui se remarquent par exemple à la lecture des courriels
envoyés au forum de Tel-Jeunes, cet organisme sans but lucratif consacré à l’écoute des
adolescents. On y constate que les sujets de préoccupations des filles sont souvent
identiques à ceux que l’on retrouvait dans les courriers du cœur. En effet, les questions
d’amour et de sexualité remplissent les pages de ce site et un survol de celles-ci, effectué
en mai 2006, nous a permis de prendre connaissance de tracas concernant les « amis de
lit243 », les premières relations sexuelles, les relations de couple, etc.. Les adolescentes y
paraissent toujours aussi déchirées entre leurs rêves d’amour et les désirs plus terre à
terre, pour ne pas dire charnels, de leur copain. Les envois de deux jeunes filles de 14
ans ont plus particulièrement retenu notre attention. La première, Vanou, écrit en parlant
de son amoureux : « je l’aime plus que tout…244 », tandis qu’Aidez-moi, pour sa part, ne
se sent « pas prête » à faire l’amour avec son copain de 17 ans. Même si le monde évolue
et que les jugements de la société s’atténuent, le cœur des jeunes filles, lui, demeure
inchangé.
243 C’est ainsi que sont parfois nommées les relations entre deux personnes qui, sans être amoureuses ou sans éprouver le désir de partager leur quotidien, se rencontrent périodiquement dans le but d’avoir ensemble des relations sexuelles. 244 Forum internet de Tel-Jeunes (www.teljeunes.com), 5 mai 2006.
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