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BIBEBOOK ELIZABETH GASKELL LE HÉROS DU FOSSOYEUR

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  • BIBEBOOK

    ELIZABETH GASKELL

    LE HROS DUFOSSOYEUR

  • ELIZABETH GASKELL

    LE HROS DUFOSSOYEUR

    Traduit par Paul-mile Daurand-Forgues

    1879

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1475-2

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : Librairie Hachette et Cie, 1879 Bibliothque lectronique duQubec

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • S du cimetire, le soleil de laprs-midi, projetantses rayons splendides, semblait paissir, par leet du contraste,lombre rpartie autour du vieil if sous lequel nous tions assis.Les insectes ails que lt fait clore par myriades, nous beraient dli-cieusement de leur incessant murmure.

    Je donnerai dicilement une ide du tableau que nous avions sousles yeux. Au premier plan, le mur de lenclos vicarial, o, sur un fond depierre gristre, stendaient dinnombrables lichens, de menues fougres,des lierres du vert le plus tendre, et du dessin le plus compliqu, parmi les-quels clatait le vif carlate des graniums insrs dans tous les recoins ettoutes les crevasses ; puis, le long de sa crte, la vieille muraille servait desupport aux longs sarments non monds de quelques vignes, aux touesde roses grimpantes que les espaliers intrieurs avaient amenes jusque-l. Par del, les vertes prairies, les montagnes grises et lazur blouissantde la baie Morecambe, place entre nous et le paysage intrieur dont elletraait les limites.

    Pendant un certain temps nous gardmes le silence, vivant par lesyeux et les oreilles emplies du bourdonnement monotone. Puis Jeremyreprit lentretien au point mme o nous lavions laiss tomber un quart

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  • Le hros du fossoyeur Elizabeth Gaskell

    dheure plus tt, soudainement distraits par laspect de lasile ombreuxque le hasard orait notre fatigue.

    Il faut compter parmi les bnces du jour consacr au repos, quenos penses et nos paroles, au lieu de nous tre violemment enleves parles secousses de la vie et des aaires, se dtachent naturellement de noslvres sous la bnigne inuence du loisir qui nous est fait. Le fruit nestpeut-tre ni bien rare, ni bien savoureux ; mais, tout prendre, il est mr,et cest quelque chose.

    Alors, demandai-je, et puisque telle tait la question agite entrenous, comment dnirez-vous un hros ?

    Suivit un long silence, et javais presque oublima question en suivantdes yeux le cours dun gros nuage vers les collines lointaines, lorsqueJeremy se donna la peine de me rpondre.

    Selon moi, le hros est un homme qui ralise, au prix de nimportequel sacrice, le plus haut idal du devoir, tel quil le conoit. Il me sembleque cette dnition, dans son ampleur, comprend toutes les varits delhumain hrosme, voire ces personnages primitifs qui mettaient leursprouesses personnelles au-dessus de toute autre grandeur, et payaient coups de massue leur dette sociale.

    Vous iriez donc, demandai-je encore, jusqu reconnatre lhrosmedu soldat ?

    Sans doute, mais avec une sorte de piti pour celui qui les circons-tances ne permettent pas un idal plus lev, des notions plus larges enfait de devoir. Nanmoins, sil y a eu dvouement, sacrice de soi-mme ce que, trs sincrement, on croit tre la cause du droit, je ne pense pasquon leur puisse marchander le titre de hros.

    Triste hrosme, hrosme antichrtien qui se manifeste par le dom-mage fait autrui , rpondis-je avec un peu dimpatience.

    Ici le bruit dune troisime voix nous t tout coup tressaillir. Oserai-je me permettre, monsieur ? Et la phrase resta inacheve.Ctait le fossoyeur-sacristain, ou le sacristain-fossoyeur, que nous

    avions naturellement aperu, notre arrive, comme un dtail pisodique,mais pour loublier ensuite ni plus ni moins que sil et compt parmi lesdalles moussues releves la tte de chaque spulture.

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  • Le hros du fossoyeur Elizabeth Gaskell

    Oserai-je me permettre ? rpta-t-il, attendant la permission depoursuivre. Jeremy salua, par dfrence pour les cheveux blancs que nouslaissait voir sa tte dcouverte. Ainsi encourag, notre homme continua.

    Ce que vient de dire ce gentleman (allusion mes dernires paroles),ma rappel quelquun depuis bien des annesmort et disparu Peut-tre,messieurs, nai-je pas bien saisi la porte de vos discours, mais, autant queje puis le comprendre, vous vous seriez trouvs daccord pour dcernerle titre de hros Gilbert Dawson. Du moins, ajouta-t-il, en rprimant unlong soupir frissonnant, du moins ai-je quelques raisons de le considrercomme tel.

    Veuillez vous asseoir, monsieur, et nous conter ce que vous savezde lui ? dit trs srieusement Jeremy, qui resta debout jusqu ce que levieillard et pris place

    Javoue que son interruption mavait contrari.Il y aura quarante-cinq ans vienne la Saint-Martin, dit le sexton assis

    nos pieds sur un monticule revtu de gazon, que, mon apprentissagetermin, je vins mtablir Lindal Vous pouvez voir Lindal, soir et ma-tin, par del la baie, de ce ct, messieurs, un peu droite de GrangeDu moins lai-je ainsi vu mainte et mainte fois, avant que mes yeux sefussent aaiblis. Jai pass bien des quarts dheure contempler de loince petit village, rver des jours que jy ai vcu, jusquau moment o mesyeux remplis de larmes me refusaient service Ni de prs ni de loin je nele reverrai maintenant ; mais vous, cest une autre aaire Vous pourrezle voir des deux faons, et je vous y engage, car lendroit est terriblementagrable.

    En mon jeune temps, lorsque jallai my xer, il y avait l une aussiriche collection de mauvaises ttes que vous en ayez jamais pu trouvernulle part un tas de gamins, batailleurs, querelleurs, fraudeurs, et toutce qui sensuit. Je fus moi-mme tout stupfait quand je vis en quellecompagnie il me faudrait vivre ; mais peu peu je me familiarisai avecleurs allures et je devins aussi franc luron que pas un deux.

    Jtais l depuis environ deux annes, et pas mal de gens me regar-daient comme le coq du village, quand ce Gilbert Dawson, dont je vousparlais, vint, lui aussi, stablir Lindal. Ctait un gaillard, peu prs dema taille et tout rduit, tout courb que vous me voyez, je ne mesurais

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  • Le hros du fossoyeur Elizabeth Gaskell

    pas alors moins de six pieds, puis, comme nous faisions le mme m-tier, consistant fournir dosiers et de menu bois les tonneliers de Liver-pool, nous nous trouvions ainsi en frquents rapports et une sorte dinti-mit stablit entre nous. Pour marcher de pair avec Gilbert, il me fallaitmettre toutes voiles dehors, car mon sjour Lindal mavait fait oublieren grande partie ce que javais nagure appris lcole, et je mabstinspour un temps de certaines extravagances que javais honte de lui laisserconnatre. Mais ceci dura peu. Je commenai le souponner de quelqueattachement pour une jeune lle que jaimais beaucoup, mais qui jus-qualors mavait tenu distance Ctait, dans ce temps, la plus jolie dupays. On nen voit plus qui lui ressemblent. Il me semble parfois la guet-ter encore de lil, sur la route, marchant comme la danse, et rejetanten arrire, par un mouvement de tte, ses longs cheveux dors, pour melancer, moi, ou tout autre, quelques paroles railleuses Comment Gil-bert ne sen serait-il pas pris, elle si gaie, lui si srieux et si volontierspensif ! Mais quand je mavisai que peut-tre bien laimait-elle aussi, cetteide me mit du feu dans le sang. Je commenai le har, toute action desa part mtant un nouveau motif de lui en vouloir. Nagure je ladmiraispendant nos jeux, en extase devant son agilit, devant ses exploits au cri-cket ou aux palets ; et dsormais je grinai des dents, malgr moi, chaquefois quil se signalait aux yeux de Letty par quelque tour de force ou dedextrit. Bien quelle lui tnt la drage tout aussi haute quaux autres,je devinais bien, certains jeux de physionomie, les progrs quil faisaitdans son aection. Le Seigneur Dieu me pardonne quelle haine je por-tais cet homme !

    Il parlait comme si cette haine et dat de la veille, tant lui taientencore prsentes les ressouvenances de sa jeunesse.Mais ensuite, baissantla voix :

    Or donc, reprit-il, je ne pensais plus qu lui chercher noise, tant metourmentait lenvie de me mesurer avec lui. Si je lemportais (et dans cetemps-l jtais un boxeur comme il y en a peu), il me semblait que sadfaite le rendrait plus indirent Letty. De sorte quun soir, pendant lapartie de palets (comment, propos de quoi, je lignore, mais de petitesparoles il sort de grands faits), je trouvai moyen de me fcher contre lui,et je lui proposai le combat. sa rougeur, sa pleur alternes, je voyais

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    bien quil tait fort en colre, et comme je vous lai dj dit, ctait unvigoureux compagnon, un vigoureux athlte Tout dun coup pourtant,il recula, disant quil ne voulait pas se battre Jentends encore le hurle-ment que poussrent alors les gas de Lindal, attentifs au rsultat de maprovocation.

    Il me fut impossible de ne pas sourir pour lui du mpris quil venaitde sattirer : je voulais croire, toute force, quil ne mavait pas bien com-pris, et, pour lui laisser une chance de plus, je le dai en termes aussiclairs que possible de vider notre querelle comme il convient des gensde cur.

    Il me dit alors quil navait aucun motif de se quereller avec moi ; quepeut-tre avait-il tenu quelques propos de nature moenser ; que ctaitsans le savoir ; mais que, cela tant, il men demandait pardon Quant se battre, jamais il ny pourrait consentir.

    Ce nouveau refus me donna un tel mpris de lui que je regrettai delui avoir donn une seconde chance, et, cette fois, je mlai ma voix auxclameurs qui retentirent encore bien plus insultantes que les premires. Illes aronta debout, les dents serres, le visage trs ple, et lorsque, boutdhaleine, nous fmes rduits nous taire, il dit trs haut, mais dune voixrauque, tout fait dirente de celle que nous lui connaissions :

    Je ne saurais me battre, parce que je crois mal de se quereller etdemployer la violence.

    Puis il tourna sur lui-mme pour se retirer. Le mpris et la hainemavaient mis si hors de moi, que je lui criai :

    Voyons, mon camarade, il faudrait parler franchement Tu as peurde te battre ; pourquoi te mettre labri derrire un mensonge ? Le cherbb de ta bonne maman seraye dun il au beurre noir ? Pauvre petitmignon ! Eh bien, soit, on mnagera sa peau, mais pourquoi ment-il ?

    Lassistance se mit rire ; mais moi, je ne riais point. Il me semblaitsi trange, si avilissant, quun beau grand jeune homme, robuste et drucomme celui-l, se montrt couard ce point !

    Avant le coucher du soleil, notre aventure tait la fable de tout Lindal.On savait comment javais appel Gilbert en duel, et comment il avaitrefus la partie. Les gens qui, du seuil de leur porte, le virent passer cesoir-l, le regardaient gravir la monte qui le ramenait chez lui, comme

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    ils auraient fait pour un singe ou pour un tranger Pas un ne lui souhaitale bonsoir. On navait jamais entendu parler, Lindal, dun combat ainsidclin. Le lendemain, cependant, on sen exprima plus nettement. Leshommes lui jetaient en passant lpithte de lche et se dtournaient son approche. Les femmes se contentaient de rire petit bruit ; quantaux gamins et gamines, ils ne se gnaient pas pour crier tue-tte : Dis donc, lami, depuis quand tes-tu fait quaker ? Bonjour, Jonathanaux larges bords[] ! et vingt autres plaisanteries du mme calibre.

    Ce soir-l, je le rencontrai avec Letty, qui marchait ct de lui, reve-nant tous deux du ct des grves. Au tournant du sentier o nous nouscroismes, je crus mapercevoir quelle tait sur le point de pleurer, et, lesyeux levs sur lui, elle avait lair de lui demander avec instance une choseou lautre Jai su plus tard, delle-mme, ce quelle sollicitait ainsi. Carelle laimait, en eet ; elle ne pouvait se faire lide quil resterait sousle coup du mpris de tous. Si rserve, si timide quelle ft en gn-ral, elle venait, ou peu sen faut, de lui avouer son penchant pour lui : enconsquence elle le suppliait de ne point la dshonorer, mais de rpondrecomme il le devait mon sauvage d.

    Quand il sobstina dans son refus, rptant quil tait mal de sebattre, elle regretta tellement de stre ainsi laiss entraner, de navoirrien obtenu, quelle lui adressa au sujet de sa lchet des reproches centfois plus poignants que ceux de toute notre jeunesse. Cest elle-mme,monsieur, qui par la suite me la racont. Sa conclusion fut que de sa vieelle ne lui adresserait plus la parole Et pourtant elle la fait Et la der-nire parole humaine quaient entendue ici-bas, les oreilles de Gilbert, at la bndiction que lui adressait Letty.

    Mais, auparavant, bien des choses se passrent. Depuis le jour o jeles avais rencontrs ensemble, Letty manifesta une certaine prfrencepour moi. Je maperus bien quelle voulait par l vexer Gilbert, car elletait dautant plus aectueuse, dautant plus dmonstrative quand il tait porte de nous voir ou de nous entendre ; cependant elle en vint enn maimer pour mon propre compte, et tout sarrangea pour notre mariage.Gilbert ne parlait plus personne ; il se laissa peu peu tomber dans ledcouragement et labandon de soi-mme. Jusqu ses allures, qui avaientchang. Son pas, jadis vif, ferme, sonore, ne frappait plus le sol comme

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    autrefois. Il tranait le pied lourdement. Javais essay plusieurs reprisesde lui faire baisser les yeux sous mon regard hautain, mais il mopposaitune physionomie impassible, srieuse et calme, autre changement en luisurvenu. Nos gas ne voulaient plus jouer avec lui.Quand il se vit en passedtre accueilli avec ddain chaque fois quil venait se mler leurs jeux,il cessa de paratre soit au cricket, soit aux palets.

    Le vieux clerc de paroisse tait maintenant la seule personne qui lesourt en sa compagnie, la seule par consquent avec laquelle on le vtcauser de temps en temps. Ils se lirent peu peu assez intimement pourque le vieux Jonas prt le parti de Gilbert. Aprs tout, disait-il, lvangilelui donne raison Il ne fait quobir au prcepte vanglique. Mais nousne prenions pas garde ces radotages du vieux Jonas, dautant que levicaire de la paroisse avait un frre colonel dans larme, et nous tenionsl une objection triomphante : Prtendez-vous interprter lvangilemieux que le vicaire ? Ce serait, comme les rvolutionnaires franais,mettre la charrette avant les bufs. Or si le vicaire trouvait coupables lesquerelles et les batailles, sil y voyait une transgression de la loi biblique,il nexalterait pas si fort les victoires dont la nouvelle arrive chaque jouret qui tiennent en branle continuel les cloches de sa chapelle. Puis, siltait de votre bord, ferait-il tant de cas de mon frre le colonel, quil neperd jamais loccasion de citer ?

    Une fois que Letty fut ma femme, je cessai den vouloir Gilbert. Jeusmme, en quelque sorte, piti de lui, tant il tait mpris, honni, foulaux pieds. Et bien quil oppost un front tranquille tous ces ddains,comme sil nen et tenu aucun compte, il nen sourait et nen dp-rissait pas moins. Cest une assez triste position que de se voir au bande son espce, et le pauvre Gilbert neut que trop sen convaincre. Lespetits enfants, nanmoins, lui taient rests dles. Ils lui couraient aprscomme un essaim dabeilles trop jeunes pour connatre encore la valeurdu mot lche, et comprenant seulement quil tait sans cesse dispos les aimer, leur tre compatissant et doux, jamais les gronder ou lesmaltraiter, si mchants quils pussent tre.

    Aprs un certain temps nous emes, nous aussi, notre enfant, unepetite lle bnie de Dieu et que nous chrissions lenvi lun de lautre, Letty surtout, qui vint subitement, ds quelle eut son baby soigner,

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    toute la rexion qui jusque-l, selon moi, lui faisait faute.Ma famille tout entire habitait ct de la baie, un peu plus haut

    que Kellet. Ma sur Jane (celle-l mme qui est enterre ct de cerosier blanc) allait bientt se marier, et pour rien au monde naurait vouluque nous manquassions sa noce, Letty et moi ; car toutes mes sursaimaient Letty, dont les manires engageantes gagnaient le cur dunchacun. Letty cependant ne pouvait se rsoudre quitter son baby, nimoi consentir ce quelle lemment, de sorte quaprs avoir dbattu lepour et le contre, il fut dcid que lenfant resterait pendant la soire avecla mre de ma femme. Celle-ci ne me dissimula pas ses angoisses, carctait la premire fois quelle perdait de vue son enfant, et Dieu sait toutce quelle redoutait pour ce prcieux dpt, y compris une descente delarme franaise qui viendrait tout exprs nous lenlever.

    Enn nous empruntmes un de ces tombereaux appels shandries au-quel jattelai ma vieille jument grise, habitue traner la charrette, etnous partmes vers les trois heures de laprs-midi travers les Sables,dans un appareil digne du roi Georges. Il faut remarquer, en eet, que lamare montante avait eu lieu midi, et que nous avions revenir danslintervalle dun ot lautre, attendu que Letty ne pouvait sabonner quitter plus longtemps son cher baby. En fait de beau temps, cette aprs-midi ne laissait rien souhaiter ; alors, pour la dernire fois, jai entendurire Letty de bon cur et sans arrire-pense ; cest aussi la dernire foisque je me suis senti compltement gai. Nous partions en somme un peutard, puisque la dernire traverse devait avoir lieu neuf heures. De plusles horloges nallaient pas trs bien, et ce ne fut pas une mince aaire quedattraper un jeune pourceau que mon pre avait donn Letty. Nousnmes pourtant par le mettre dans un sac, et tandis quil criait et criaitencore larrire du tombereau, nous clations de rire, chacun sgayantautour de nous. Pendant toutes ces gaiets, le temps passait et le soleildescendait lhorizon, ce qui nous rendit un peu plus graves, car nousnous apermes de lheure quil tait. Je pressais du fouet la vieille ju-ment, mais elle tait beaucoup moins leste que le matin, et ne voulaitplus ni gravir ni descendre vite les ingalits du terrain, qui ne sont pointrares entre Kellet et la cte.

    Sur les Sables, ce fut bien pis. Aprs les pluies que nous avions eues,

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    les fracheurs navaient pas manqu ; les Sables par consquent tenaientferme. BonDieu, comme je fouettai la pauvre jument pour tirer lemeilleurparti possible des clarts rougetres qui duraient encore ! Peut-tre bien,messieurs, ne connaissez-vous pas les Sables ? Du ct de Bolton, notrepoint de dpart, il y a jusqu Cartlane un peu plus de six milles, et deuxcanaux traverser, sans parler des trous et des dunes mobiles. Au secondcanal, en comptant selon notre itinraire de ce jour-l, un guide attendles voyageurs, du lever au coucher du soleil, pendant tout le temps o onpeut risquer la traverse ; mais trois heures avant et trois heures aprs leux, naturellement, il nest plus l. Il demeure aprs le coucher du soleil,sil est prvenu quon aura besoin de lui, mais non pas autrement. Vousvoyez maintenant dici en quelle passe nous tions, lors de cette terriblesoire. En eet, nous avions franchi deuxmilles partir du premier canal ;au-dessus et au-dessous de nous lobscurit se faisait, et, sauf une lignepourpre la crte des hauteurs, tout devenait de plus en plus noir, quandnous arrivmes un bas-fond (car, si plats que paraissent les Sables, il ya, par-ci par-l, certains creux do le rivage est parfaitement invisible).La traverse de ce bas-fond nous t perdre bien plus de temps au retourqu laller, le sable tant beaucoup plus tenace ; et quand nous en fmeshors, que vmes-nous si ce nest, se dtachant sur un fond de tnbres, laligne blanche de la mare montante, qui justement, se prcipitait dans labaie ! Elle ne semblait pas loigne de plus dun mille, et quand le ventsoue dans la mme direction, elle arrive plus vite quun cheval au galop.

    Le Seigneur nous assiste ! mcriai-je, et tout aussitt je me re-pentis davoir laiss mes lvres prononcer de telles paroles, qui devaienterayer Letty ; mais la peur les avait fait jaillir, comme malgr moi, de mapoitrine oppresse. Je sentis la pauvre femme, frissonnant mes cts, secramponner dsesprment moi. Et lodieux petit goret (qui avait nipar senrouer et se taire force davoir cri), comme sil et eu consciencedu danger imminent que nous courions, se prit pousser des gmisse-ments aigus qui eussent troubl le cur le plus ferme. Je le maudissaisentre mes dents, pour linfernal tapage dont il nous crevait les oreilles,et pourtant, aveugles pcheurs que nous sommes, ctait en quelquesorte la rponse de Dieu ma fervente prire Ah ! je vous vois bien sou-rire, monsieur, mais Dieu sait, pour arriver ses ns, employer laide des

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    agents les plus mpriss.La jument, sur ces entrefaites, ruisselait dcume, et tremblante, hale-

    tante, donnait tous les signes dun mortel eroi ; car, bien que nous fus-sions sur la dernire banquette en avant du second chenal, leau commen-ait lui monter aux jambes, sans compter quelle tait si lasse ! Arrivetout contre le chenal, elle sarrta court, et jeus beaumescrimer du fouet,il ny avait plus moyen de la faire avancer. Elle hennissait et sbrouaitconvulsivement, avec des soubresauts terribles. Jusqualors, Letty navaitpoint ouvert la bouche, se contentant de tenir serr dans sa main le pande ma veste. Jentendis quelle murmurait quelques paroles et penchai latte pour les mieux saisir :

    Je crois bien, John, je crois bien que je ne reverrai jamais plus monbaby.

    Et alors elle poussa une clameur aigu, si pntrante, si pleine dan-goisses ! Ctait devenir fou. Je tirai mon couteau pour aiguillonnerla jument, bien dcid que jtais voir, de manire ou dautre, la n detout ceci ; car leau, montant toujours sa faon sournoise, atteignait djlessieu des roues, sans parler de ces impitoyables vagues blanches quinpargnent personne dans leur progrs ern. Ce quart dheure, mon-sieur, me parut lui seul plus long que toutes les annes coules depuislors. Penses srieuses ou folles, caprices dimagination, areux cauche-mars, souvenirs lointains, passaient en tumulte, lun eaant lautre, dansmon cerveau vreux. Le brouillard, ce lourd, cet pais brouillard quistendait entre nous et la terre comme un rideau fantastique tir toutexprs pour nous livrer la mort, semblait nous apporter le parfum deseurs rustiques closes au seuil de notre cottage ; et pourquoi nous re-fuser cette ide ? Pour nous ctait un sombre et fatal linceul ; pour ellesune rose bnie, qui prolongeait leur phmre existence.

    Lettyma cont, par la suite, qu travers le gargouillement sinistre deseaux montantes, elle avait entendu tout aussi nettement quaucun autrebruit et jamais frapp ses oreilles, la plainte de son baby qui lappelait.Quant moi, probablement assourdi par la clameur des oiseaux marinset les dchirantes lamentations de notre jeune pourceau, je nous rien desemblable. Dans tous les cas, il y avait bien des milles entre nous et leberceau de lenfant.

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    Juste au moment o jouvrais mon couteau, un autre bruit sleva prsde nous, se mlant au frmissement des eaux voisines et la rumeur desvagues lointaines (pas si lointaines, en somme). Nous pouvions peinevoir, mais il nous sembla distinguer une forme noire sur la teinte plombequavaient uniformment revtu les ots, la brume et le ciel. Cette formese rapprochait, lentement, constamment, de plus en plus distincte Ennnous la vmes traverser le chenal au bord duquel nous tions arrts

    Dieu du ciel ! Ctait Gilbert Dawson sur son robuste cheval bai.Nous fmes sobres de paroles : le temps manquait la causerie. Je

    navais, pour le moment, aucune notion du pass ou de lavenir, perdudans le sentiment de la ncessit prsente, et me demandant si je pour-rais sauver Letty, puis, au besoin, me sauver moi-mme. Tout ce que jeme suis rappel des propos haletants tenus par Gilbert, cest que, voyantcombien le serein tombait avec force, il stait inquit pour nous de latraverse, et quempruntant un coussinet mettre en croupe, il avait, debonne, heure, sell son cheval pour venir Cartlane, guetter notre retour.

    Si tout stait bien pass, nous naurions jamais entendu parler de quoique ce soit. Ainsi, du moins, nous lassurait par la suite le vieux Jonas,tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses joues tries.

    Le cheval de Gilbert fut amarr au shandry. Nous installmes Lettysur le coussinet. Les eaux continuaient monter avec un clapotement demauvais augure. Un peu plus, elles allaient dborder dans le tombereau.Letty stait cramponne aux poignes du coussinet, mais elle baissait latte, comme si lespoir de survivre ntait pas rentr en elle.

    Plus prompt que la pense (il avait eu le temps de rchir, monsieur,et la tentation dut tre forte En partant avec Letty, sans nul doute il sesauvait, et jtais perdu) Gilbert sauta dans le shandry, ct de moi.

    Dpchons ! dit-il dune voix nette et terme. Montez devant elleEmmenez-la ! Le cheval est en tat de nager Dieu aidant, je vous sui-vrai Je puis couper les traits, et la jument, une fois dbarrasse du cha-riot, me tirera daaire, on peut du moins lesprer. En tout cas, vous tesmari, pre de famille, et personne ici-bas ne sinquite de ce qui pour-rait marriver.

    Messieurs, nemen veuillez point ! Jai frquemment dsir que cettenuit si triste ne ft quun songe Elle a bien souvent hant mon sommeil,

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  • Le hros du fossoyeur Elizabeth Gaskell

    comme un rve pnible, mais ce nen est pas moins une ralit Je prissa place sur la selle ; des bras de Letty jentourai mon corps, et je sentis satte se poser sur mon paule. Je me e Dieu pour les quelques mots deremerciement que jai d adresser notre sauveur ; mais je nen ai gardaucun souvenir bien net. Je me rappelle seulement que Letty releva la tte,et que sadressant lui :

    Dieu vous bnisse, lui dit-elle, Gilbert Dawson, pour avoir empchque mon baby ne devnt orphelin cette nuit mme !

    Puis elle se laissa tomber contre moi, comme chose inerte et nayantplus conscience de son tre.

    Je la s passer travers tout ou plutt ce fut le robuste cheval quifendit du poitrail les vagues sans cesse accrues. Nous tions tremps tordre quand nous parvnmes la limite des terres inondes par le ux ;mais nous ne pouvions avoir, nous navions eectivement quune pense :O est Gilbert ? Lpais brouillard, leau massive et lourde nous entou-raient encore O tait-il ? Nous crimes. Si aaiblie quelle ft, Letty,forant sa voix, trouva des sons qui devaient porter au loin Mais derponse, point ; la mer roulait toujours son perptuel tonnerre. Je pous-sai mon cheval vers la maison du guide. Il tait au lit et ne voulut pointse lever, bien que je lui orisse au-del mme de ce que jaurais pu luidonner. Peut-tre bien le vieux ladre sen doutait-il. Je me serais pourtantacquitt, et-il fallu travailler dur jusqu ma mort. Il me permit dempor-ter son cor, si cela pouvait me convenir. Je memparai de linstrument, etla terrible sonnerie que jenvoyai parmi les tnbres immobiles me futrapporte par lcho des invisibles espaces ; mais aucun bruit humain nesuivit, aucune voix ne sleva dans la nuit ; cet appel insens ne pouvaitrveiller les morts.

    Je ramenai Letty prs de son baby, sur le berceau duquel, toute la nuitdurant, elle pleura. Puis je retournai sur le rivage, du ct de Cartlane ; et l, surmontant la fatigue qui ralentissait ma marche au bord des eaux,je jetais inutilement le nom de Gilbert au silence implacable de la vasteplage. Les eaux, en se retirant, ne laissaient, derrire elles, aucun vestige.

    Deux jours aprs, seulement, les ots le jetrent sur la grve, prsde Flukeborough. On retrouva le shandry et la pauvre vieille jument, demi enfouis sous une dune, dans le voisinage dArnside-Knot. Autant

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  • Le hros du fossoyeur Elizabeth Gaskell

    quon a pu le conjecturer, Gilbert, en essayant de couper les traits, avaitlaiss tomber son couteau, et perdu par l mme toute chance dchapper la mort. Du moins, le couteau fut-il retrouv dans une des fentes dubrancard.

    Ses amis arrivrent de Garstang pour assister ses funrailles. Jau-rais bien voulu mener le deuil, mais ce ntait pas mon droit, et il futimpossible darranger ainsi les choses ; il nen est pas moins vrai que, cedeuil, je nai pas encore ni de le porter. Lorsque sa sur vint recueillir leshardes du dfunt, je demandai avec insistance quelque chose qui lui etappartenu. Elle ne voulut me donner aucun de ses vtements (ctait unebonne mnagre, fort veille sur ses intrts) attendu quelle avait desgarons qui, venant grandir, pourraient fort bien saccommoder de ladfroque de leur oncle. Mais elle me jeta sa Bible, ses petits en ayant djune, et le volume tant fort us. Au total, il lui avait appartenu, et ceci luidonnait un grand prix mes yeux. Ctait un bouquin reli en cuir noir,avec des poches sur chaque garde, comme on les faisait jadis. Dans lunedelles tait un bouquet, depuis longtemps fan. Letty crut reconnatreune poigne de eurs sauvages quelle lui avait donnes autrefois.

    Plusieurs passages des saints vangiles taient souligns de gros traitso on reconnaissait son crayon de charpentier : ces textes, lus et mditsavec soin, il avait d le courage de se refuser au combat Et de vrai,monsieur, le service de Dieu requiert assez de bravoure, joint la charit,quil faut garder envers son prochain, pour que les querelles et les bataillessoient proscrites.

    Je vous remercie, messieurs, de lattention que vous mavez prte.Vos paroles mavaient rappel cet homme, et son souvenir a fait dbor-der mon cur. Il faut maintenant rparer le temps perdu ; jai une fosse creuser pour un petit enfant quon portera ici demain matin, juste lheure o ses camarades se runissent lcole.

    Un mot, cependant. Letty vit-elle encore ? demanda mon compa-gnon.

    Le vieillard secoua la tte et comprimant de son mieux un soupir quiltouait, il rpondit aprs un instant de silence :

    Elle mourut moins de deux ans aprs cette triste nuit. Jamais elle nestait compltement retrouve. Bien souvent je lai guette, assise et r-

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  • Le hros du fossoyeur Elizabeth Gaskell

    vant rvant Gilbert, je le devineAurais-je pu la blmer ? Nous emesun garon, auquel on donna les prnoms de Gilbert-Dawson-Knipe. Cestcelui qui est chaueur au chemin de fer de Londres. Notre petite llenous fut enleve par le travail de la dentition, et Letty, qui semblait avoirtranquillement accept ce malheur, se mit tout aussitt dprir. Six se-maines aprs, elle tait morte. Toutes deux avaient reu ici mme leurspulture. Je suis donc venu my tablir pour rester prs delles, et aussipour ne plus habiter Lindal, qui, depuis que Letty ntait plus, me devintun sjour intolrable.

    Ce brave homme alla reprendre son labeur interrompu ; et nous, suf-samment reposs, nous nous levmes pour continuer notre excursion.

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  • Une dition

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.