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Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

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Livro importante sobre as viagens e viajantes medievais. Balanço significativo do conhecimento geográfico do período.

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Géographes et voyageurs au Moyen Âge

so u s la d ire c tio n d ’H e n r i B r e s c et d ’E m m a n u e lle T ix ie r d u M e s n il

r PRESSES u n i v e r s i t a i r e s d e p a r i s o u e s t

Page 3: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

© PRESSES UNIVERSITAIRES DE PARIS OUEST 2010

ISBN : 978-2-84016-066-3

www.pressesparisouest.fr

Page 4: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

Sommaire

In troduction .............................................................................................................. 9

G é o g r a p h ie sa va nte , g é o g r a p h ie sy m b o l iq u e

l’anoram a de la géographie arabe m édiévale................................................... 15I ni m a n u elle T ixier d u M esnil

Archives du voyage.................................................................................................29

I len ri Bresc

Al-ldrîsî : un complément d ’enquête b iographique.......................................53

Annliese N ef

Les cartes anthropom orphes d ’Opicinus de Canistris (1337)......................67M uriel Laharie

L’homme des ix'-xie siècles face aux plus hautes montagnes d ’Europe.Espace connu, espace imaginé et espace vécudans les récits de traversée des Alpes du n o rd ..................................................91F rançois D em otz

D U PÈLERINAGE À LA DÉCOUVERTE DU MONDE :VOYAGE ET ÉCRITURE DE LA GÉOGRAPHIE

Les formes d’intégration des récits de voyage dans la géographie savante. Quelques remarques et un cas d’étude :Roger Bacon, lecteur de Guillaume de R ubrouck......................................... 119

Nathalie B o u lo u x

Le livre de Marco Poloet les géographes de l’Europe du Nord au XVe siècle.....................................147Christine G adrat

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Voyage au centre du m onde. Logiques narrativeset cohérence du projet dans la Rihla d ’Ibn Jubayr........................................163

Yann D ejugnat

Benjamin de Tudèle, géographe ou voyageur ?Pistes de relecture du Sefer massa ot.................................................................207

Juliette S ibo n

Les merveilles, les rois et les savants : le voyage d’Ibn B attû ta .................. 225

G abriel M a rtin ez-G ros

Le récit de voyage (Hodoiporikon)de C onstantin Manassès (1160-1162)..............................................................253

É lisa b eth M alam ut

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Introduction

es ouvrages retraçant l ’h isto ir e d e la p e n sé e g é o g ra p h iq u e ig n o r en t

généralement la période médiévale1. Ils passent sans transition destraités de la géographie antique, d ’Eratosthène à S trabon ou

l’Iolémée, à la résurrection de la discipline duran t la Renaissance, effectuant un bond de près de treize siècles. L’hum anism e, en recentrant la pensée sur l’homme et sur l’espace dans lequel il évolue, serait ainsi à l’origine du renouveau de l’antique science de la description du m onde. Le Moyen Âge, jugé obscurantiste et clérical, ne se voit crédité que de quelques journaux de voyage ainsi que de la réalisation de portulans, destinés à guider les marins, et qui annoncent des découvertes encore à venir.

Défendre une telle position revient à postuler que la géographie n’est que l’inventaire des découvertes. Entre les conquêtes d’Alexandre le Grand, qui perm ettent de repousser les limites de Yœkoumène, et les grandes décou­vertes du XVe siècle qui voient naître un Nouveau M onde, elles-mêmes pro­longées par les explorations du xvme et du xixe siècle, donc entre ces deux m om ent, il n’y aurait que le grand vide d’une période qui ne peut remplir les blancs de la carte. Cette vision minimise considérablement la portée et la valeur épistémologique de la discipline, que nous préférons définir comme la construction d’une représentation de l’espace. Le Moyen Âge retrouve alors toute sa place, en élaborant une imago mundi qui lui est propre.

l .À titre d ’exemple, Paul C laval, dans un « Q ue sais-je » po rtan t sur L’Histoire de la géographie (PUF, 1995), analyse « la géographie dans la culture et la société grecques », puis passe brièvem ent en revue « le déclin des connaissances géogra­phiques » au Moyen Âge, avant de se consacrer à l’étude de la redécouverte des sources antiques à la Renaissance.

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10 G é o g r a p h e s e t v o y a g e u r s a u M o y e n â g e

Il nous faut donc tenter de dessiner les contours de la pensée géogra­phique médiévale, de présenter les conditions de son élaboration et les évo­lutions qui la caractérisent, mais aussi de m ettre en relief les lieux de sa p ro ­duction.

Le m onde arabo-m usulm an, de Bagdad à Cordoue, dès le IXe siècle, porte alors haut le flambeau de l’antique discipline héritée de la Grèce. Car c’est surtout la géographie de langue arabe, « fille du califat de Bagdad », selon la formule d ’André Miquel, qui livre au Moyen Âge d ’abondants traités desti­nés à peindre l’ensemble de l’œ koum ène ou, plus souvent, le « dom aine de l’islam » (dâr al-islâm) et ses marges. Le m onde arabo-m usulm an des IXe et Xe siècles doit à sa position d ’intermédiaire dans la transmission du savoir et de trait d ’union entre trois continents, son rôle prépondérant dans l’avè­nem ent, à partir d ’éléments anciens, d ’une nouvelle pensée géographique.

Différente dans ses intentions comme dans sa nature, la géographie éla­borée dans l’Occident latin mérite également d’être dévoilée et analysée. Grâce aux travaux de Patrick Gautier-Dalché et de Nathalie Bouloux, la connaissance de cette géographie occidentale et de son articulation avec des supports graphiques divers, cartes ou portulans, perm et de m ettre en valeur le versant latin de la production géographique.

Au géographe, nous avons voulu adjoindre le voyageur car les deux per­sonnages ne se confondent pas toujours au Moyen Âge, bien que leurs pra­tiques semblent se recouper sur plus d ’un point (déplacement, observation, rédaction, etc.). Le premier, appartenant au m onde des lettrés, fait figure d’intellectuel. Par le biais de la compilation, pratique essentielle au Moyen âge, il s’inscrit dans une lignée de savants et contribue à l’établissement d’une chaîne ininterrom pue du savoir. Q u’im porte parfois si les inform a­tions glanées çà et là sont périmées depuis plusieurs siècles, la reprise de données fournies par les prédécesseurs est tou t aussi noble à ses yeux que l’autopsie et le travail sur le terrain. Le voyage n’est alors perçu que comme l’un des moyens de l’inform ation.

Le voyageur en revanche place le périple au cœ ur de son projet, périple qui semble devenir fin en soi. Leur démarche même diffère : alors que le géographe élabore une construction mentale qui transcende le terrain et qui contribue à l’élaboration d’une image globale du m onde, le voyageur, lorsqu’il relate son parcours, consigne les choses vues dans l’ordre de leur

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I n t r o d u c t io n

Je» ouverte au cours de l’itinéraire parcouru, lie le temps vécu à l’espace ■ippréhendé.

Tous deux cependant ont un point com m un essentiel : ils livrent un récit ,i travers les lignes duquel apparaissent tou t à la fois le bagage culturel, ..ivant et technique de leur auteur, mais aussi les éléments qu’il entend p ri­vilégier. Les merveilles, les anecdotes sur un étranger qui se confond sou­vent avec l’étrange, les considérations folkloriques ou légendaires, les men-I ions plus techniques prennent place au sein d ’un discours qui se propose d’instruire mais aussi de divertir. L’écriture mêle alors savoir livresque, topoi égrainés au fil des siècles, inform ations glanées auprès des sources les plus diverses, invraisemblances et vérités. Le traité de géographie, la carte qui accompagne ou se substitue au récit, la relation de voyage sont donc autant de réalisations qui nous apportent des renseignements sur les lieux qu’elles se proposent de décrire ; ce sont également autant de témoignages sur la façon dont, au Moyen Âge, on se représentait le monde.

Nous avons privilégié deux principaux axes d ’études : le prem ier s’arti­cule autour des notions de géographie savante et de géographie symbo­lique, lorsque le voyage n’apparaît qu’en filigranes et non comme le préa­lable à l’établissement de la discipline. De véritables représentations du m onde sont alors élaborées ; elles constituent un objet historique extrême­m ent riche qui perm et de mieux com prendre les contextes qui les ont vues naître. Le second axe est consacré aux rapports étroits qui unissent dans d ’autres cas le voyage et l’écriture de la géographie ; nous verrons de quelles manières les informations recueillies au cours de périples, justifiés souvent par le départ en pèlerinage, sont ensuite fondues dans un récit géogra­phique qui rend compte tout à la fois de l’élaboration de la discipline géo­graphique, mais aussi des avancées dans la découverte du monde.

E m m a n u e lle T ix ier d u M esnil

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G é o g r a p h ie s a v a n t e ,

GÉOGRAPHIE SYMBOLIQUE

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Panorama de la géographie arabe médiévale

L’a n a ly s e d e l a g é o g ra p h ie a r a b e m éd iév a le doit beaucoup à l’o u ­vrage fondateur d’André Miquel, La Géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du x i siècle, constitué de quatre volumes

parus entre 1967 et 19881. L’un de ses principaux apports est d ’avoir donné une dim ension chronologique à l’émergence d ’un savoir qui, bien que situé dans la continuité d ’une pratique héritée de l’Antiquité, devait acquérir des caractéristiques spécifiques au sein de la littérature de langue arabe. La géo­graphie arabe est ainsi « fille du califat de Bagdad » tant il est vrai que la redécouverte de cette science antique est intim em ent liée à l’existence du califat abbasside2. Ce sont les voies qu’André Miquel a ouvertes que nous nous proposons de suivre, afin de mieux com prendre la nature du savoir géographique arabe, mais aussi son contenu, lequel constitue un form i­dable réservoir de données sur la façon dont on se représentait au Moyen Âge la terre et les hommes.

La maladie infantile de la géog raphie :L’ABSENCE DE CETTE DISCIPLINE DANS LES CLASSIFICATIONS DES SCIENCES

Le term e même de géographie {jughrâfiyâ^, qui apparaît dans le titre des ouvrages de M arin de Tyr et de Ptolémée, fut traduit en arabe au IXe siècle par l’appellation de sûrat al-ard (« cartographie de la terre »). Les premières

1. M iq u e l André, La Géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du x i siècle, Paris-La Haye, M outon et École pratique des hautes études, 1967-1988.

2. Le califat abbasside, instauré en 750, eut po u r capitale Bagdad à partir de sa fondation par al-M ansûr en 762.

3. M a q bu l A h m a d S., E l (2), t. II, p. 590-605.

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16 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

œuvres de la géographie arabe, comme celle de Khuwârizmî4 (m ort en 840), reprennent ce titre ou celui de Kitâb al-buldân (« Livre des pays5 »). Le fait même que le term e grec n’ait pas été repris et simplement arabisé, comme dans le cas de la philosophielfalsafa, mais qu’il ait été adapté, témoigne de l’idée que la géographie n’a jamais été considérée comme une discipline à part entière, une science déjà constituée dont on hérite, mais comme une démarche, celle qui consiste à décrire la terre, ou com m e un réservoir de données dans lequel on pouvait puiser.

Le recueil de l’antique science de la description de l’oekoumène, héritée en partie des Grecs, intervient dans un contexte de floraison culturelle, de découverte des héritages d ’anciennes civilisations dans la Bagdad du ix' siècle et de structuration des différents champs du savoir. Les sciences furent alors répertoriées, apprivoisées pour certaines, et surtout classées. Classées de diverses manières, mais le plus souvent en deux catégories p rin ­cipales : celle des sciences dites des Anciens, appelées aussi rationnelles ou étrangères, grecques pour la plupart, et celle des sciences dites « des Arabes », traditionnelles ou religieuses. O n reconnaît là le souci constant, dans la culture arabo-m usulm ane du Moyen Âge, d ’établir la généalogie des savoirs comme des hommes, de rem onter aux origines afin d ’expliquer les choses.

Certaines de ses classifications sont de véritable système des sciences, im pliquant les idées d ’ordonnance et de degré. Ce sont celles d ’al-Kindî (me/ixe siècle), d ’Abû Nasr al-Fârâbî (m. 339/950), d ’Ibn Sînâ, notre Avicenne, (370-428/980-1047) ou de Ghazâlî (m. en 1111). Voyons de plus près la place qu’elles réservent à la géographie.

Abû Yûsuf Ya’qûb b. Ishâq al-Kindî expose sa classification des sciences grecques dans un ouvrage intitulé Épître sur le nombre des livres d ’Aristote et sur ce qui est requis pour étudier la philosophie6. L’ordre qu’il adopte est à la fois en partie fidèle au savoir aristotélicien, mais aussi imprégné de consi-

4. S u r c e t a u te u r , cf. M iq u el A n d ré , La Géographie hum aine du monde musulman, op. cit., 1.1, p. 10 e t 69 e t sq.

5. C’est le t i t r e d e l ’o u v ra g e d e Ya’q û b î, é c r i t e n 2 7 6 /8 8 9 ; cf. ibid., p . 102 e t sq.6. Jo liv e t Jean, « Classifications des sciences », in Histoire des sciences arabes,

l 111 : Technologie, alchimie et sciences de la vie, R a sh ed Roshdi (dir.), Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 256 -2 5 8 .

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Pa n o r a m a d e l a g é o g r a p h ie a r a b e m é d ié v a l e 17

ili i .itions pédagogiques (quelles disciplines préparent le mieux à l’étude de ! i philosophie). Cet ordre est le suivant : livres de mathématiques (arithm é- 11*|"*'» géométrie, astronomie, m usique), livres de logique, livres de phy- li|iu\ métaphysique (« ce qui est au dessus des choses naturelles »), morale.

I • . .1 utres sciences dérivent de celles-là. Parmi ces sciences dérivées, nulle ,illusion à la géographie.

Alui Nasr al-Fârâbî (m. 339/950), appelé aussi « le second maître » (le I«i« inier étant Aristote), rédige un traité essentiel intitulé Énumération des 'i iences ; le préam bule nom m e cinq sciences principales ; comme dans la i l.issification précédem m ent citée, nulle référence à la géographie.

Avicenne (Abu ‘Alî al-Husayn Ibn Sînâ ; 370-428/980-1 037) est égale­n t ni à l’origine d ’un classement im portant et original. Son épistémologie '1rs sciences est à la fois extrêm em ent précise, très complexe et fondée sur l'idée de mise en rapport systématique des différents savoirs dans le bu t de dresser le tableau le plus complet qui so it: il constitue un réseau des

iences, connectées entre elles par des liens logiques et ontologiques i mpruntés à Aristote. Ces théories sont exposées à la fois dans sa grande■ ncyclopédie, al-Shifâ, au chapitre VII du livre VI (qui s’intitule al-Burhân

« la dém onstration ») et dans VÉpître sur les parties des sciences intellec­tuelles (Risâlafî aqsâm al-‘ulûm al-‘aqliyya).

Sans entrer dans le détail d ’une pensée ém inem m ent complexe, précisons cependant qu Avicenne distingue les sciences pratiques des sciences théo-i u|ues, ou théorétiques (la physique, la m athém atique et la métaphysique, .mxquelles il faut ajouter la logique, instrum ent qui permet d’acquérir les Irois sciences mentionnées), chacune étant subdivisée en sciences secon­daires, elles-mêmes réparties entre ce qui est « principe » et ce qui est " branche » (far’). Si nous présentons un peu longuement cette démarche, (. est parce qu’Avicenne réussit ainsi à faire entrer dans sa classification à peu près toutes les disciplines, depuis les plus nobles (celles présentées par Aristote), jusqu’aux plus surprenantes (oniromancie, science des talismans, alchimie, trois des sous-branches de la physique, par exemple ; ainsi que le maniement de quelques instrum ents étranges (l’orgue), sous-branche de la musique, elle-même partie de la m athém atique7). Une nouvelle fois, la quête s’avère sans résultat, la géographie n’existe pas.

7. Ibid., p . 2 6 4 -2 6 7 .

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18 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

Quant à la classification qu’adopte Ghazâlî dans sa Revivification des sciences de la Foi, laquelle différencie les « sciences de la conduite » ( ‘Uni al- mu'âmala) des « sciences du dévoilement mystique » ( ‘ilm al-mukâshafa), inutile de préciser que notre géographie héritée de la Grèce a peu de chance d’y figurer.

Intéressons-nous donc à un ouvrage bien plus simple et qui connut une grande diffusion, les très célèbres Clés des sciences de Khwârizmî al-Kâtib (m. en 387/997)*, manuel de vulgarisation destiné à la form ation des fonc­tionnaires. L’ouvrage reprend la très classique séparation entre sciences reli­gieuses ou traditionnelles et sciences rationnelles ou étrangères. Les sciences religieuses (shariyya) com prennent le droit, la théologie, la gram ­maire, la rédaction administrative, la poésie, la m étrique et l’histoire. Les sciences étrangères sont la philosophie, la logique, la médecine, l’arithm é­tique, la géométrie, l’astronomie, la musique, la mécanique, l’alchimie9. La géographie n’y est pas m entionnée explicitement.

Elle ne figure pas plus dans la classification de l’Andalou Ibn Hazm (994- 1064), qui distingue sept catégories de sciences (la connaissance de la loi religieuse, les sciences de la langue, l’histoire, l’astronomie, les m athém a­tiques, la logique et la médecine).

Il nous faut donc conclure, la m ort dans l’âme, que la géographie en tant que discipline n’existe pas dans le champ du savoir tel qu’il est défini par le Moyen Âge arabo-musulman. Son statut reste cependant très ambigu : la géographie est un héritage des Grecs, mais elle constitue également un savoir nécessaire au croyant. Comme l’histoire, son éternelle sœur, elle peut appa­raître comme indissociable de la connaissance religieuse : elle perm et ainsi de localiser les lieux de la prophétie, mais elle est surtout intim em ent liée à la philologie, donc à la langue arabe, puisqu’elle fixe l’orthographe des noms de lieux, comme l’explique le géographe oriental Yâqût (1179-1229)10.

8. Il ne faut pas le confondre avec l’astronom e cité plus haut, qui vécut à l’époque du calife al-Ma’m ûn (813-833) et qui écrivit le prem ier Kitâb sûrat al-ard.

9. Lory Pierre, « Philosophes et savants », in États, sociétés et cultures du monde musulman médiéval, ( Iarcin Jean-Claude (dir.), Paris, PUF, « Nouvelle Clio », 2000, P- 371-372.

10. Il prétend, dans le prologue de son Dictionnaire des pays (M ujam al-buldân), que la connaissance de ce monde, soit par les voyages, soit par l’étude des traités scien- Ufiques, est une des obligations rigoureuses imposées au vrai croyant. Il étaye son •iMirmation par la citMtion de quelques versets du C oran et de plusieurs H adith-s.

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Pa n o r a m a d e l a g é o g r a p h ie a r a b e m é d ié v a l e 19

Au même titre que les récits historiques (akhbâr) sont nécessaires pour appréhender la geste des Arabes et le déroulem ent de la prophétie, le savoir géographique perm et de camper le décor et d ’affiner la localisation de ces aies où se déroule l’histoire. La géographie n’est donc pas seulement une• Ira ipline héritée des Grecs, un savoir à l’origine étranger à l’islam, elle est aussi liée aux préoccupations de cette culture.

Il en va certes de même pour les autres disciplines : la philosophie, les m.iihématiques ou la médecine, par exemple, ne sont pas des systèmes de pensées exclusivement grecs ! Il n’empêche que ces disciplines, que l’Islamii h cueillies en héritage, restent stigmatisées dans l’identité qui fut la leur à I migine : elles restent donc des sciences « étrangères », quelque soit leur utilisation ultérieure. La géographie en revanche ne dispose pas d ’un posi- i mimement aussi clair, en partie parce qu’elle entretient des liens ténus avec le langage, parce qu’elle est avant tou t la science de la fixation des nom s de lieux. I lie est à ce titre, au sens propre du terme, inclassable.

I a raison essentielle de cette absence est cependant ailleurs : la géographie n'existe pas dans les classifications des sciences que produit le Moyen Âge n alto musulman parce que la Grèce n’en avait pas fait une science. La faute• h incombe en grande partie à Aristote lui-même.

La responsabilité d ’A ristote

I es auteurs arabes ne dissocient pas le savoir, ou l’art (au sens médiéval lin ii ime), de la science. Ces notions sont contenues dans celle de ‘ilm. C’est• limu aux origines mêmes de la constitution des branches de ce savoir qu’il tant remonter pour définir ensuite la place qui est la sienne. En un m ot, les \ i il tes se sont inspirés de ce que disaient les Grecs de la géographie en tant

ij111 discipline et on t ensuite épousé cette opinion. L’enjeu est de taille, car i r .t du statut épistémologique d ’une science que découle sa place institu- iiuiinclle.

A i i iif île ces preuves théologiques se placent des argum ents rationnels qui dém on- iiriii ijue la géographie est u n besoin de tous les tem ps et de tous les pays, Y âqû t, M inmu nl-buldân, Beyrouth, 1374-1376/1955-1957, 20 vol. en 5 tom es ; trad, par- ii' II' e n Iwaidkh Wadie, The Introductory chapters o fY â q û t’s M u ’jam al-buldân,

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20 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

En matière de Grecs, la science arabe en gestation reconnaît la préém i­nence d ’un seul : le grand Aristote lui-même. Si « le prem ier m aître » [al- m uallim al-awwal) indique une discipline au sein de sa réflexion globale sur les sciences, alors celle-ci existe et sera consignée parm i les sciences « étrangères », donc grecques, recueillies et incorporées dans la pensée arabo-m usulm ane qui s’élabore en ces ixe-x ' siècles. Les mêmes schèmes seront ensuite repris aux siècles suivants.

Aristote occupe une place à part dans l’histoire des sciences car il repré­sente la première tentative de conceptualiser un program m e de recherche à grande échelle et de construire un système des sciences sous forme de tableau encyclopédique. O r Aristote ne peut penser la géographie dans la mesure où le concept central de cette discipline, le climat, ne peut trouver place dans sa pensée. Il néglige totalem ent de tenir compte des réflexions sur cette catégorie essentielle, formulées un siècle plus tô t par l’école médi­cale d ’Hippocrate et touchant aux rapports des hom m es à l’espace. L’explication est assez simple : Aristote refuse de concevoir la surface de la Terre comme un espace11. Il définit ainsi essentiellement une astronom ie globale, qui interdit toute existence à la géographie. L’idée est qu’il y a deux m ondes dans le cosmos : le m onde céleste ou supérieur, parfait, qu’il n ’est pas possible d ’observer et qui entoure un second m onde, le m onde sublu­naire, imparfait, au centre duquel se trouve la Terre. C’est la seule distinc­tion « spatiale » ; ces deux espaces sont analysés dans un regard vertical et non horizontal, « à la surface » écrit Jean François Staszak, auquel nous em pruntons ces analyses12. Ce qui affecte la terre est décidé ailleurs. « On peut trouver une explication à l’absence de notion de climat dans l’absence d’espace, dans la suprém atie des découpages verticaux sur les découpages horizontaux. Parler de climat suppose qu’on identifie des climats différents, et donc qu’on fasse attention à l’hétérogénéité de l’espace, ce qui n’est pas un souci aristotélicien13 ». Les dimensions du plan sont oubliées, seule la verticalité est prise en compte car les exhalaisons, hum ides ou sèches, causes de tous les météores, m ontent ou descendent. La conception aristotéli cienne de l’espace est donc l’inverse de celle du géographe.

11. Staszak lean-François, La Géographie d ’avant la géographie. Le climat clic. Aristote et Hippocrate, Paris, L’H arm attan, « Géographies en liberté », 1995, p. 18-19

12. Ibid., p. 61.13. Ibid., p. 63-64.

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Pa n o r a m a d e l a g é o g r a p h ie a r a b e m é d ié v a l e 21

I i intervient la conception aristotélicienne de la science : elle ne saurait i que sur des nécessités. O r le lieu sublunaire, contrairem ent au lieu

H'tiMn I îles astres, est un lieu contingent, choix aléatoire d’une matière quii . Mi mx déterm inations. La science ne peut donc s’intéresser à ces locali- Mltmi', londam entalem ent accidentelles : il n’y a rien à en dire. C’est une Iimihii i .H-,on pour ne pas être géographe, car l’indéterm ination ne saurait Ht mi i II un discours : « le m onde sublunaire est donc celui des lieux, mais lai nui tu | ,i m e de ces derniers les empêche de constituer un “espace”14 ». Pour Htlulnir comme pour Platon, l’objet de la science réside dans les seules Ihi universelles et nécessaires.

I ti m il l io n de la géographie s’explique donc par un véritable parti pris f|t| i. ni.'logique et non par une ignorance de ce qui la fonde, notam m ent lit pi irn r il l lippocrate (460 avant J.C./ m ort entre 375 et 351). C ’est ce der- III» i <|iii ,i inventé la notion de milieu, exposée notam m ent dans un traité pllliili' / >rs airs, des eaux, des lieux, concept qui n’a de sens que dans son f t|'|iin i .i l'homme qui s’y situe, ce qui est à l’opposé de la conception aris- |ül(*lli Imite. Des airs, des eaux, des lieux se compose donc de deux parties,I iiim théorique, sur les interférences entre l’hom m e et le milieu, et la•h ......... pratique, q u i a n a lyse ces in ter féren ces d a n s cer ta in es z o n e s de

r |î |t i«t|»i rl de l’Asie. Les milieux em pruntent leurs caractéristiques aux i|iiiilir éléments prim ordiaux et la gamme de leurs qualités définit une |||'iiln |.ii do climats, eux-mêmes à l’origine d ’un déterm inism e. La notion il*- i llin.it est le cœ ur même de toute géographie hum aine. Ce n ’est po u r­vu) | • r. Ir but poursuivi par Hippocrate, qui cherche avant tou t à étayer la | | Imii r médicale. La géographie n’est donc pas un enfant désiré, elle passera lt H *!•' de son histoire à chercher sa place. La géographie arabe vit sur cet

Uni il est vrai que le champ des sciences dont hérite l’Islam est M-lnl di'lmi par Aristote. Si Hippocrate avait assumé la paternité de la géo- |M |'l iii . peut-être la discipline aurait-elle figurée dans les classifications Htédli v .ilrs parmi les branches de la m édecine15. Dès sa naissance donc, elle n i mhii r a n’être qu’un catalogue d ’inform ations. C’est aussi en partie ce i|iil lundi' '.il richesse : libre de toute définition écrasante ou sclérosante, elle

II I b h l , p. 72.

11 II i .1 .1 ce t égard particulièrem ent intéressant de relever une phrase d ’Abû 1- I iili li |iin iiu t dans la préface de son ouvrage de géographie : « N otre plan, en com- |IH*hiii . i livre , à été celui d ’Ibn Jazla » (m édecin de Bagdad de la fin du xT siècle),

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22 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

peut au gré des contextes et des besoins, s’enrichir de données supplém en­taires et inventorier le m onde dans autant de cases qu’elle jugera nécessaire.

D es terres et des h o m m es : qu e décrit la géog raphie arabe ?

Que trouve-t-on le plus souvent dans les traités de géographie ? L’énum ération des lieux, l’indication des distances qui les séparent, le cata­logue des productions locales, des ressources m inérales et végétales, la m ention de la présence de bains et de marchés et parfois des anecdotes sur les particularité du lieu décrit. Précisons qu’il est souvent impossible de se faire une idée de ces endroits, de même les imaginer, à la lum ière des seules notices des géographes. Car de fait, il ne s’agit pas d ’une géographie descriptive, mais plu tô t d ’un inventaire. Les géographes arabes pratiquent une géographie du connu : on consigne ce que l’on connaît déjà car le but n ’est pas de donner à voir, mais de dresser la liste de ce que l’on connaît. Inventaire car le bu t est de construire une fresque globale, un tableau d ’ensemble dont les localités constituent l’ossature. Ce qui est im portan t c’est l’architecture générale, la construction d ’une représentation globale du territoire. C’est pour cela notam m ent que les itinéraires sont aussi im portants : ils relient les lieux entre eux. L’essentiel est de faire figurer l’ensemble. Le discours géographique, com m e la carte, livre une grille d ’intelligibilité.

L’espace du géographe se découvre également au fil des parcours. La géo­graphie est faite d ’itinéraires plus qu’elle ne s’apparente au principe de la carte. Elle livre une conception et non une représentation imagée de l’es­pace. Mais ce qui saute littéralem ent aux yeux, c’est l’absence des hom m es ; il s’agit là d ’une géographie hum aine désincarnée : les hom m es n’apparais­sent qu’en filigranes, masqués par la masse des inform ations techniques ou topographiques. L’évocation des populations ne sert qu’à donner la mesure d ’une ville lorsque, par exemple, on la qualifie de ‘atnîr (peuplée), ou lorsque l’on spécifie que les habitants sont riches et bénéficient de toutes les denrées à bas prix. Ce n’est que lorsqu’il est question de contrées exotiques

dans son livre de médecine intitulé takwin al-abdâti (Tableau synoptique des corps) ; c’est pour cela que nous l’avons inlitulé takwin al-buldân (Tableau synop­tique des pays) ; Géographie d'Aboulféda, R kinaud Joseph Toussaint (trad.), Paris, IMH, tom e II, première partie, p. 3.

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Pa n o r a m a d e l a g é o g r a p h ie a r a b e m é d ié v a l e 23

i|üi 11 Mi donne quelques indications sur l’organisation sociale des popula- mi sur des m œ urs extraordinaires. La géographie est avant tou t la

ti li lu i des pays et si l’hom m e est au cœ ur de cette géographie, ce n’est pas11 • 11 iln .ilion des peuples qui constitue le principe directeur des ouvrages Ht |m ii(M.i|ihie, mais l’énum ération des lieux.

lu us l’ii iodes sont à distinguer car la géographie de langue arabe pour- nlt un** lente évolution :

le IV siècle voit la géographie de la sûrat al-ard, la cartographie de la n i ii triom pher à Bagdad. Son socle prem ier est l’astronom ie ; il s’agit de \ nl|i,iii isci des données scientifiques et techniques afin d ’évoluer vers un in m . littéraire, celui de la géographie administrative à usage des fonction- hiiln s ( est une cartographie élargie qui se fonde sur la reprise d ’héritages, nui,miment la division grecque de l’œ koum ène en sept climats. Ces entités10 mil sn|iics, dont l’invention est attribuée par les Arabes à Ptolémée, géo-11 11■ In alexandrin du deuxième siècle de notre ère, se situent sous l’in- f|U< i" 1 îles planètes et constituent l’ossature du genre de la sûrat al-ard.I i il' division héritée de la Grèce connut un grand succès dans toutes les n u\ n s de la géographie arabe jusqu’au Xe siècle et m êm e au delà, notam - ni. ni iLins les productions andalouses. La répartition en climats ne privilé-...... .. us, il l’origine, de véritable centre, m êm e si la Grèce avait parfois posél'i l|'lie', comme omphalos; il s’agissait alors plus d ’un phare, d ’un repère i|ii< «l'un centre structurant l’ensemble de la construction.

Mais l.i géographie arabe est aussi tributaire d ’un héritage venu du lin mile indo-persan, qui présupposait notam m ent une distribution étoilée •lu m o n d e autour du keswar central, une zone s’étirant sur l’Iran et l’Irak. Il m ij'ii plus là d ’une division m athém atique du m onde habité, mais d ’une■ li' i nui véritablement géopolitique des grandes civilisations.

I ii géographie arabe qui s’élabore à Bagdad au IXe siècle reprend ces diffé-ii nies conceptions du m onde, les amalgame, les juxtapose, et la théorie des

i limais évolue dans le sens notam m ent de la réintroduction de la notion• li * entre, mais d ’un centre élargi à la totalité du climat m édian, le qua-II m me, celui du vieux pays de Babylone dont l’Islam a hérité. C’est le climat■ li L11 .m, de l’Irak, mais aussi celui de la quasi totalité des terres m usul­manes, ce qui le rend assez disproportionné.

'"i position privilégiée, en vertu des liens qu’entretiennent les hom m es et !.......lieu dans lequel ils vivent, confère à ses habitants des qualités de m odé­

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24 Gé o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

ration et d ’harm onie don t ne peuvent se prévaloir les populations de« autres climats. Au sein de cette géographie qui décrit l’ensemble de la ter 11’ habitée, on constate une hum anisation progressive : plus on littérarise le» données à l’origine scientifiques, plus on in troduit des indications concn nant les hommes.

- U n grand to u rnan t s’effectue dans les années 890, alors qu’émerge la géographie dite des masâlik wa l-mamâlik, qui décrit « les Itinéraires et les États ». Elle a donné à la géographie du Xe siècle ses plus grands livres : l.r Kitâb al-buldân de Ya’qûbî, le Kitâb al-masâlïk wa l-mamâlik d ’Istakhrî, l< Kitâb sûrat al-ard d ’Ibn Hawqal, le Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik de M uhallabî, et le Kitâb ahsan al-taqâsîm f î m a’rifa t al-aqâlîm île M uqaddasî. Le Xe siècle est son âge d ’or. La grande caractéristique de celle géographie est de ne plus décrire l’ensemble de la terre habitée, mais de recentrer son propos sur le m onde m usulm an, sur l’empire, la mamlaka, un concept quelle forge alors. Le term e d ’iqlîm, climat, est désorm ais uti lisé po u r désigner les différentes provinces du m onde m usulm an, 14 ou 20 selon les auteurs, qui s’étirent d ’al-Andalus jusqu’à la Transoxiane. On évoque les voisins des marges, mais m ontrer leur altérité perm et de mieux cerner sa propre identité. Le bu t est de m ontrer l’im m ensité et la diversite de la mamlaka et ce, au m om ent même où celle-ci vole en éclats. C ’est le paradoxe d ’une géographie centrée au tour de la fiction califienne de l’unité de l’Islam, alors m êm e que dans les faits il n’existe plus d ’empire uni en raison de la proclam ation de deux nouveaux califats qui disputenl à la dynastie abbasside la direction des m usulm ans : le califat fatimide proclam é à Kairouan en 909, et le califat omeyyade de Cordoue, à partir de 929. Les marges prétendent se substituer au centre, ou p lu tô t, s’érigent en autres centres.

Cette géographie hum aine, qui privilégie l’étude et la description d ’un m onde m usulm an alors divisé politiquem ent, fait du lien un élément cen­tral. Routes et itinéraires sont très logiquem ent au cœ ur du tableau géogra­phique. Si les géographes ne tiennent pas com pte des bouleversements poli­tiques, ce n’est pas par ignorance ; au contraire, par le truchem ent de leurs études globales, ils affirment l’unité culturelle, religieuse et économique d ’un ensemble qui n’est plus la mamlaka mais le dâr al-islâm. O n comprend dès lors l’importance de ces routes et itinéraires qui relient les territoires entre eux, qui les font exister au sein d ’un espace désormais uni différem-

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l ’vum .AM A ni: LA GÉOGRAPHIE ARABE m é d ié v a l e 25

f pi i|in p .m om ent inlassablement pèlerins et aventuriers, mission- fffÿt hlm• li.mil', cl lettrés. Le voyage est désormais placé au cœ ur de la

, lu .lu géographe, et le parcours devient l’un des motifs privilégiés p I c i h nu i li l.i géographie.

l'tu liiii .ii iiic période débute aux alentours de l’An Mil, alors que l’on ^ i t i i |ilir. en Orient de vastes traités de géographie. Les monographies jpMjiiii il. -, imi les relations de voyage y constituent désormais l’essentiel de I i IIhh géographique, à l’exception de quelques dictionnaires géogra-

Hlii'|ii> ..... une celui de Yâqût. Pourtant la géographie arabe ne disparaît■ , iimI'i l'est désormais dans l’Occident du m onde musulman qu’elle va n t i l u pilncipalem ent en al-Andalus. Le but prem ier est de réparer les | | t mm. .1. I.i géographie « bagdadienne » concernant l’Occident du dâral- ||ilm II m s'agit donc pas, par définition, d ’une géographie différente,

h, . ni. ui.ili •>, mais d ’une démarche com plém entaire visant à rendre plusn i ........ m encore la science de la description des pays. C’est l’autre versantil m m...... nie écriture16.

I i di'ntiirche est la même : décrire les provinces et les pays, en énumérer |#t • illi et les curiosités, divertir tout en instruisant. Pour ce faire, les géo-

,| ii. illient subtilem ent compilation et expérience du terrain, comme h m pii décesseurs du genre des masâlik wa l-mamâlik. À ce type de litté-

n i l l l l i ' géographique est em prunté le principe d’indiquer routes et dis-......... . I.i précision dans la description des étapes échelonnées le long d’iti-

t ÜÿrNII es, l’insertion d ’anecdotes historiques et jusqu’au titre même de cer- i:iiii . des ouvrages : Kitâb al-masâlik wa l-m am âlik17’ La géographie d’après I An Mil combine cependant la démarche de la sûratal-ard (la cartographie• lu monde habité) qui prévalait au ix' siècle, et la m éthode des masâlik waI imiIllAlik.

Ii. I ixier d u M esn il Emm anuelle, « La géographie andalouse, l’autre versant .1 mu même écriture », in Arabica, n° 56, 2009.

I / ( :’est ainsi que se nom m ent les ouvrages de Bakrî et de Warrâq. Sur la valeur l(i un ique de cette appellation, cf. B la c h ê re Régis, Extraits des principaux géographes iiiiil'cs du Moyen Âge, Paris, 1957, p. 110, et M iq u e l André, La Géographie humaine ,lu monde musulman jusqu’au milieu du x f siècle, op. cit., 1.1, p. 267 et sq.

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26 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

C om m e le m ontre André M iquel dans u n article co n sac ré à la géoni >«|•! après l’An M il18, les descriptions du seul dâr al-islâm , ca rac térie lh||m , i genre des masâlik wa-l-mamâlik du Xe siècle, laissent alors plaie >1 i | | | fresques plus vastes encore, renouant avec la d e sc rip tio n de l’ensemlili lum onde habité19. La géographie califale, qu i ne s’in té ressa it qu’au ...... itlym usulm an, principalem ent en sa partie orientale, et q u i ravalait 1rs .iiiIim contrées au rang de simples marges, disparaît.

La géographie arabe écrite dans l’O ccident du m o n d e musulman imw désormais un rôle de prem ier p lan : Râzî (xe siècle) f a i t sortir I I | i|H- m usulm ane de l’ombre, W arrâq et Bakrî (xie siècle) dév o ilen t le MiityltfH Idrîsî, un siècle plus tard, fait découvrir l ’O ccident la t in . La description t|fl la partie occidentale du dâr al-islâm est donc le p réa lab le à un agr.m .li, ,t m ent du cham p des investigations géographiques : le piv'Ot depuis l< >|ii< I U géographie s’écrit, translaté depuis l’O rient, perm et à c e t te dernière <l< m téresser de plus près à un m onde latin et chrétien en p le in « réveil » cl >|ii| avait été jusque là ignoré20. La géographie bagdadienne cdu Xe siècle pmh Ml jouer le jeu du splendide isolement, la géographie an d a lo u se ou occ uleiil.ili

18. M iq u e l A ndré, « La géographie arabe après l’an mil », L u Popoli e pnml niIht cultura altomedievale, Spolète, XXIX (23-29 avril 1981), p. 153-174 .

19. Nous laissons de côté les m onographies régionales a in s i que les relation* .t.- voyage, car elles ne se donnen t pas pour b u t de présenter u n e vision gloli.ili ■ Itf m onde.

20. C ’est une zone peu connue, sans g rand in térêt, m o in s merveilleuse '|ii> ■ C hine ou l’Inde, où l’on ne s’aventure guère. Les versants o c c id e n ta l et orienl il li la C hrétienté son t confondus en un vaste ensem ble, celui des I i .û m , héritici il« I • «i pire rom ain. L’Europe occidentale est parfois p lus spécifiquerrL e n t décrite 1 11111111« le territo ire des Francs. C’est, sous la plum e des géographes a ra b e s , un pays dr niii||« tagnes, de forêts et de fleuves, don t les hab itan ts son t braves, h a b ile s au comilli h «, sales et dépourvus de barbe. Leur pâleur excessive ainsi que l a couleur déliivi# leurs yeux, im putables au froid, sont caractéristiques des c in q u iè m e et sixii'im ■ || j m ats où ils habiten t. Ces clichés, en l’absence d ’inform ations plus complète*, «itM repris par la p lu p art des auteurs depuis Ibn R usteh et Ibn H law qal. Aucun .iiili iifl cependant n’est capable de donner des sociétés européennes a ine vision coin u nia et construite. Il s’agit tou t au plus d ’un exercice figé c o n s is ta n t en rénum énilluii ilfl nom s de peuples et de données, caduques p o u r la p lupart. Ce d é s in té rê t patent > > * plique à la fois p a r un éloignem ent évident et par l’absence <Ie voyage en I uni|if alors que le com m erce est le fait de m archands occidentaux, c o n tra ire m e n t i\ 11 >|iii se passe avec l’Inde ou la Chine. Unique exception, Rome, p a r c e qu’elle est la ni' tôt pôle du christianism e, est abondam m ent décrite mais seules s o n histoire et si ■. nu l veilles sont dignes d ’intérêt.

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Pa n o r a m a d e l a g é o g r a p h ie a r a b e m é d ié v a l e 2 1

tir *ii. le, est le tém oin, involontaire mais aux premières loges, d ’un lu» mi 'lu m pport des forces dans le m onde m éditerranéen.

It>k i mi',.ides et la Reconquista espagnole, l’Europe occidentale Ht11 mu nouvelle place et, partant, suscite davantage d ’intérêt et de “lUi I p n'rst cependant pas aux géographes qu’il reviendra de décrire tiMti miinilnuse les Francs. Les chroniques, à l’instar notam m ent de jrUlrtiiin 'l'il M unqidh, sont beaucoup plus riches de détails. Il peut Ht i iiMin in! que les géographes ne se soient pas davantage préoccupés

l|ft> I ' mu mi du m om ent pour mieux le combattre. Il semble que le ̂ l | (H M|ii .iphic n’ait pas été de faire la guerre mais plutôt de procéder

,i Mlrihi 'lu ihlr nl-islâm et de ses marges. L’écriture géographique per- M | ilt (Uri, île llger même, des frontières qui dans la réalité n ’existent pO tnr t) I' I ,l.im reflue sur les front militaires, en Sicile d ’abord puisIl jriMiln'tiilr Ibérique ensuite, les ouvrages de géographie continuent h » i. i' nés dans le dom aine de l’islam comme si, à l’instar des

Mi i II* " lu pouvaient faire acte d’apostasie. La géographie tente alors Hliiitt tu i l'Iii 'loire immédiate. Au XIVe siècle, al-Himyarî, un Andalou ■ I MiihIih b qui est l’auteur d ’un vaste dictionnaire géographique,..................... qn’al-Andalus, c’est-à-dire la partie m usulm ane de la■ ih , vu |i i 'i i |u' , i Narbonne. Les toponymes sont désormais moins les I lit lu i iih , que les points d ’ancrage d ’une géographie nostalgique

(fty* ilt un moire.

Emm anuelle T ix ie r d u M e s n il

Université de Paris Ouest N anterre La Défense

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Archives du voyage

Il 111 iis qui; d a n s l ’O r ie n t a r a b e , la géographie conserve à travers tou t uni u! Moyen Âge une place essentielle dans l’exposé des savoirs, en i i( » nient, la description raisonnée du m onde est passée au service

.......... mographie symbolique à finalité religieuse, partageant avec ellei i mappemondes1 ». La géographie s’y est réduite à un cadre, une iMi> ni l.iiiiic, pauvre de descriptions, sans chair, destinée à assurer l’intel- lliiliii <Iii monde. Les inform ations tirées des pèlerinages et des voyages Mit )m|mn.iins s’intégrent cependant très tô t dans le réveil d ’un discours h|m i) '!ih | mc, en même temps que se m ultiplient les récits des voyageurs, Mt tiviiiil que les hum anistes se fassent les descripteurs de m ondes que IMitt’i mit parcourus ou découverts, Boccace et Pétrarque pour les kiMli ■ puis le Pogge3 et le Palermitain Pietro Ransano4 pour l’Inde et !iiihi|iir, .ivant que l’hum aniste lui-même, Pietro M artire d ’Anghiera, ||# I iln le voyage et la description de l’Égypte. Le changement est dû

i ni it u ii I M lc h é Patrick (« Situs orbis terre vel regionis. Un traité de géogra- r lin .lil du haut Moyen Âge », in Revue d ’histoire des textes, 12-13, 1982-1983, VI I ) a précocem ent mis le doigt sur les pratiques pédagogiques, l’exposé iiil. i, I .iili ntion portée aux limites naturelles et à la nom enclature, tous points ilii|'|ii depuis.

|li >.|>c 1 1 ivement dans le De Canaria, vers 1341, et dans le De vita solitaria, II, Im|< I (1346).|*l u ,i ,ii i B r a c c io l in i , De varietate fortunœ, IV, rédigeant en 1448-1449 pour

i» in IV le récit de Niccolò de’ Conti.i Annules om nium temporum, m s inédit (Palerme, Biblioteca Com unale, ijl A4), cludié par T r a s s e l l i Carmelo, « U n Italiano in Etiopia », in Rassegna di tli I ln’i'ii i, 1/2 (1941), p. 173-202 : récit de Pietro Rom bulo de Messine.

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30 G t X X R A P H II s A V A N I't, G t X H I H A n m S M I I t H H J t ’ l

d’abord à la multiplication des voyages et l’attitude philosophique nouvell| des savants, attentifs aux lieux, au particulier, puis attachés à l’expérienu

Le problème se pose des modes d’insertion de ces inform ations. I< savants universitaires, Vincent de Beauvais, Roger Bacon et Pietro d ’Abniio ont intégré des savoirs apportés par les missionnaires dom inicains el Iran ciscains, dans des ouvrages dont la destination géographique n’était [u bien définie. Roger Bacon consacre un chapitre de l’Opus majus à une gi n graphie systématique, pays par pays, de l’O rient, de l’Inde à l’Anatolk*, après une introduction sur les climats, il y intègre la docum entation ili Guillaume de Rubrouck et de Jean de Plancarpin6.

J’ai choisi trois auteurs, qui éclairent trois m om ents et trois m éthodes : lt prem ier al-Idrîsî, géographe sicilien qui, de 1154 à 1158, écrit en arabe t Palerme un ouvrage préparé en étroite collaboration avec le roi Roger 11, accum ulant des données anciennes, assurées et donc rarem ent corrigées, el aussi une docum entation nouvelle. Il l’a obtenue d’une grande variété d’in formateurs, en particulier de « missionnaires » envoyés en Europe par la Cour de Palerme, véritables espions géographiques et qu’il a exposée selon la m éthode ancienne des itinéraires, manifestant à l’égard de la royauté sici­lienne autonom ie intellectuelle et capacité de critique7.

Le second auteur, le N orm and d’Angleterre Gervais de Tilbury, adresse en 1214-1215 les Otia imperialia (Divertissements impériaux) à l’empereur guelfe O tton de Brunswick, proche de la défaite8 ; l’ouvrage perm et de reconstruire sa biographie intellectuelle : il est parti de Grande-Bretagne un

5. D eluz Christiane, « Le cosm ographe et le voyageur, de l’indifférence à la ren­contre », in Les Voyageurs au Moyen Âge, B resc H enri et M en jo t Denis (dir.), 130' Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, La Rochelle, 200 5 (édi­tion électronique).

6. Opus Majus, IV' partie, chap. XVI, p. 286-376 ; cf. G u ér et-L aferté Michèle, « Le voyageur et le géographe : l’insertion de la relation de voyage dans Y Opus majus de Roger Bacon », in La Géographie au Moyen Âge. Espaces pensés, espaces vécus, espaces rêvés, Supplém ent au n° 24 de Perspectives médiévales, 1998, p. 81-96.

7. Id r îsî, La Première géographie de l’Occident, B resc H enri et N ef Annliese (prés.), Paris, G arnier Flam m arion, 1999.

8. Gervais de T ilbury , Otia imperialia : récréation for an emperor, Banks Shelagh K. et B in n s James W . (éd. et trad .), Oxford, C larendon press, 2002 ; cette édition, plus com plète que celle de Leibniz, in Scriptores rerum lininsvicensium, I, Hanovre, 1707, m anque encore d ’un appareil critique.

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A m i m i s n u v t m t w 31

{p M .m i II ’i Apres un séjour à Reims (1176-1180) et un passage au ser- It» il" i"! I li'iu i le lam e, mort en 1183, ses pérégrinations d ’étudiant, puis ^Htitl«*< 1 1 (le jup.c, l'ont conduit en Italie, d ’abord à Bologne où il est fait

» ut ni i. puis en Sililc. En 1189, à la m ort de Guillaume II, Gervais se irti'i 'ii l ’iovaice, où il est juge de l’archevêque d ’Arles H um bert P |ÿ |l! lf 'i i ,’<. puis maréchal du royaume d ’Arles. Il s’y marie avec une Ml#r 111• lit lirchevêque et entre ainsi dans la parentèle d ’une noblesse dellrtlll I - Il 1)4

li Uni',..... . auteur, le clerc Ludolph Clipeator, curé de Sudheim, dansI f t . : li. .1. l’iulerborn, voyage le long des côtes m éditerranéennes de 1336 § MII p.iiUgeant la vie des nobles ; son récit, rédigé en 1342, réunit des ni* » i ' il unis personnelles, celles que contiennent les écrits de ses prédéces- tilll«, i ii particulier Boldensele, et des tém oignages d ’hom m es de m u....... Il le dédie à l’évêque de Paderborn9.

» , 1111. 111 s s’inscrivent dans trois cultures et présentent trois projets. Le|*i........ i .unie et dépasse l’héritage des géographes arabes dans une pers-jMtillvr île i ( nouvellement intellectuel, qui n’est pas sans relations avec la un (lu "le nouvelle des universitaires de Chartres et d ’Oxford. Le second hIIm ,i ( )tlon de Brunswick une encyclopédie complexe en triptyque : une pi. mu i, partie, Distinctio prima, fait en 24 chapitres la synthèse de la cos- iiii!|iirtphie chrétienne des origines du m onde au déluge. La seconde fifillm lin présente une Mappamundi, description du m onde en douze cha- plli,-, ri histoire des Empires en huit, et conclut par un XXIIe chapitre , MII ..U ie la Terre sainte. La troisième distinctio se compose de 130 courts i li.iplires qui présentent pour l’essentiel des faits curieux, capables de sus-ii. i l.i réflexion sur de grands thèmes philosophiques. L’ensemble s’insère

• l in . une tradition encyclopédique, qui fait de la description du m onde la m i vaille d ’une cosmographie chrétienne et sa géographie perm et de locali- .. i 1rs « merveilles » qui exciteront la curiosité du lecteur. Le troisième ins- i m son récit dans un itinéraire, première ébauche d ’une géographie systé­matique de la Méditerranée et qui com prend déjà huit chapitres de syn-

') Lu dolph de Su c h e m , De Itinere Terrœ sanctœ, D eycks Ferdinand (éd.), Mullgart, 1851 ; aucun apparat critique, mais on peu t parer à cette absence par celui .1, ,i traduction par D eluz Christiane dans Croisades et pèlerinages. Récits, chro­niques et voyages en Terre sainte, x i ï - x v f siècle, R ég n ier-B o h l e r Danielle (dir.), l'.ii is, Robert Laffont, 1997, « Bouquins », p. 1032-1056.

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32 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie sy m b o l iq u e

thèse : « Routes », « Mer M éditerranée », « Périls de la m er », « Coups de vents », « Tourbillons », « Dangers des poissons », « Poissons », « Migration des oiseaux » (de 3 à 11), mais une version de son œuvre, plus scientifique et élaborée plus tard, débouche sur une description physique et ethnogra­phique de la Syrie : l’itinéraire y est réduit à quatre brefs chapitres introduc- tifs, « Routes », « Rhodes », « Sicile », « Chypre » ; la Première partie, en dix- sept chapitres, est une description de l’O rient, Syrie, Egypte et Palestine, tandis que la Seconde partie , en n eu f chapitres, « M ontagnes », « Populations », « Vêtements », « Fruits », « Évêques », « Sectes chré­tiennes », « Juifs », « M usulmans », « M ort de M ahom et », réunit les infor­m ations dispersées dans la première version10.

Une problématique com m une se dessine : com m ent des auteurs ont-ils fait entrer l’observation personnelle ou indirecte, le fruit du voyage person­nel ou effectué par délégation, par mission, ou encore le témoignage du voyage d’un autre, dans un plan général d ’ouvrage qui n’est ni récit de voyage, ni autobiographie. Nous apercevons aussitôt une différence : l’ab­sence dans l’ouvrage d ’al-Idrîsî des « facéties », des faits remarquables qui excitent la curiosité, suscitent la réflexion scientifique et religieuse et enri­chissent les Otia et l’Itinéraire de Ludolph. Le riche héritage des géographes arabes a été soigneusement, sinon intégralem ent, dépouillé des ‘ajâ’ib, des « merveilles », repoussées dans l’univers des marges. Nous partirons donc des héritages qu’assum ent ces auteurs et des initiatives qu’ils prennent, pour envisager ensuite le m atériel qu’ils ont recueilli et publié, et enfin les m éthodes d’exposition pour finir par une étude plus précise de leur rééla­boration par Ludolph, qui révèle les nouvelles tendances intellectuelles.

H éritage et in n o v a tio n

Il nous faut d ’abord opposer al-Idrîsî, encom bré de docum entation et forcé de sélectionner, et Gervais, enfermé dans la tradition qui rem onte à Isidore de Séville, à Ludolph, beaucoup plus libre, faute de grande œuvre qui le domine.

10. N eu m a n n Guillaume A ntoine [O. Carm .], « Ludolphus de Sudheim, De itinere Terrœ Sanctæ », in Archives de l’Orient latin, II, 2,1883, p. 306-377 ; cette seconde v e r­sion est datée de 1348 par frère Nicolas de H ude qui en assure la compilation, mais les ajouts, analysés par le P. N eum ann, la situent plus sûrem ent entre 1351 et 1361.

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A r c h iv e s d u v o ya g e

I il transmission

I In itier de la tradition et des livres, al-Idrîsî articule son œuvre sur les iiut k|ues itinéraires des masâlik wa l-mamâlik, « pays et itinéraires11 » et lui iniiy.re des descriptions régionales comme celle de la Sibérie des Turcs !• ImAks. Là où l’inform ation lui paraît sûre et où la vérification en serait lmp difficile, car les régions sont trop lointaines, le géographe palermitain h londe sur les douze ouvrages qui constituent la charpente de ces cha­p itr e s XII. Il reste d’ailleurs difficile d ’identifier avec précision les em prunts. M lilrîsî brise le classement par « pays » (mamlaka) pour le remplacer par Ulir ordonnance purem ent géographique : ce sont des com partim ents bor- II(S par les parallèles qui suivent les limites des « climats » et par des m éri­dien'. dont les longitudes ne sont pas indiquées, mais peuvent se deviner àIl il vers l’examen de la représentation cartographique qu’il trace de chacun di ■. eom partim ents. Il revient ainsi à la m éthode d ’exposition d’al- Mm.u i/mî. Le géographe palerm itain fait pour chaque chapitre, chaque..... ip.irtiment, une introduction donnant la liste des principales localités,i|ui li|iicfois des fleuves et des montagnes. Ces listes ne sont plus liées à la ili'ti i iption d ’un pays. Al-Idrîsî hésite d ’ailleurs entre une liste globale des liit iliics du com partim ent13 ou des listes séparées par pays14, les élargissant

Il ( I. Ibn Hawqal qui énum ère, chacun avec sa carte, le dom aine des Arabes, la ih. i .le Perse, le M aghreb, l’Espagne, la Sicile, l’Egypte, la Syrie, la m er de Syrie i Mi ililerranée), la H aute M ésopotam ie, l’Irak, le Khuzistan, le Fars, le Kirm an, le llinl, l'Arménie, l’Azerbaïdjan et l’A rran, le Djibal, la Daïlam et le Tabaristan, la i ii>i|i|i'nne, les steppes du K hurasan et du Fars, le Séistan, le K hurasan et la liiiimoxiane.

I 1 l’tolémée, Orose, Ibn K hurradâdhbih (vers 885), Ya’qûbî (vers 890), layhânî [W li 920-942), Q udâm a (décédé entre 932 et 948), Ishâq b. Husayn (vers 950), M,i ,'iult (m ort en 956-7), al-’U dhrî (décédé en 1085), Ibn Hawqal (vers 973) et al- l li Mil kl ( x’ siècle), M ûsâ b. Qâsim. L’exam en du texte perm et d ’ajouter d ’autres inim cs qui ne sont pas expressément citées, al-Khwarizmî (vers 830) et al-Bakrî ....... . en 1094).

l ' l’.ir exemple pour le quatrièm e com partim ent du sixième clim at (cité désor- lllfll* VI, 4) pour Romanie, Gétulie (latûliyah, don t on perçoit clairem ent l’origine l*uii ment savante et latine) et Macédoine.

i 1 I n VI, 3, Bohème, H ongrie, Pologne, Saxe ; en VI, 8, Pays fétide, Simrîqî et iNliin.

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aux autres villes du même pays (Angleterre en VII, 2) et les r e d o u b la n t C’est comme un rem ords à appliquer cette m éthode non naturelle et sait» doute la preuve d’une rédaction primitive globale par pays, décou pot1 ensuite selon les climats et les m éridiens16. La répétition n ’exclut pas de» variantes et des révisions : Tarragone est toujours dépeuplée en IV, 1, tamlii qu’en V, 1 la cité de frontière, après la reconquête chrétienne, est de nouveau florissante.

La Mappamundi de Gervais repose d ’abord sur des nom enclatures, celle, des provinces de l’Empire romain, qui donnent un corps à l’histoiu' antique, et celle des évêchés qui éclaire la géographie contem poraine1 , Dans le dom aine de la cosmographie et de la géographie, les citations expli- : cites des auteurs anciens privilégient les poètes (Lucrèce, Ovide et Lucain), les compendia philosophiques qui donnent accès au Timée, les récits bibliques et leurs com m entaires (Flavius Josèphe, Origène, Lactancc, Augustin, Jérôme, Alcuin, la Chronique de Claude), ainsi que les récits hagiographiques et hom ilétiques des Pères de l’Église (la Vie de saint Hilarion de Jérôme, Sulpice Sévère). La place des cosmographies, comme» taires à YHexæmeron ou auxiliaires du com put (Bède le Vénérable, Walafrkl Strabon) et des encyclopédies allégoriques (M éthode, Fulgence, Martien Capella) est plus modeste. Dans l’ensemble, les citations sont là pour conforter la nature des éléments, l’interprétation du déluge, l’origine et la distribution des nations et donner une image vivante de quelques éléments du décor géographique, m er Rouge, Sinaï, désert égyptien et pays des Syrtes, M ont Chimère de Lycie. La m appem onde se nourrit également d ’un matériel érudit où ne perce guère la description du m onde, entre rom an el histoire, le Pseudo-Turpin et Geoffroy de M onm outh. La littérature propre-

15. Les localités de l’Abyssinie paraissent successivement aux chapitres I, 4, 5 et 6 ; celles de Calabre en IV, 2 et IV, 3 ; celles de Gascogne en V, 1 et V, 2 ; celles enfin de Dalmatie en V, 3 et 4

16. D ubler César, « Idrisiana Hispanica I. Probables itinerários de Idrîsî po r al- Andalus », in Al-Andalus, XXX, 1965, p. 89-137, note, p. 90, note la répétition cou­rante des éléments descriptifs d ’un clim at dans un autre, par exemple du IVe dans les chapitres du Ve.

17. G autier D alch é Patrick, « Les savoirs géographiques en M éditerranée chré- t ie n n e (x iii* siècle) », in Micrologus, 2, 1994, p. 76-99, p. 95.

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A r c h iv e s d u v o ya g e 35

Me ni idéographique est rarem ent évoquée, Lettre d ’Alexandre à Aristote fiiMii I Inde, Description de la Terre Sainte du diacre Théodose, Isidore deII il!.*, encyclopédie De Universo de Raban Maur, Megacosmus de Bernard Ml ' i'l.l l'C.

i ici vais a surtout pillé Pierre le Mangeur. Annie Duchesne a mis en évi- <li im r les nom breux démarquages de l’Historia Scholastica, une vingtaine Hum l.i Tertia Distinctio18. D ’autres em prunts non déclarés se dispersent, llhiniic du voyage de Charlemagne à Jérusalem, Mirabilia de Rome, Lettre à t'finjH'reur Adrien sur les Merveilles de l’Asie, et ils sont nom breux aussi à la IMIi i .ilnre hagiographique (Passion de l’apôtre Thomas, Passion des martyrs il Wjiune, Vie de saint Honorât). Cet ensemble hétéroclite de sources exclut Miir présentation géographique hom ogène des « facéties », mais laisse des lilm \ : la Terre Sainte présente ainsi un chapitre cohérent tiré du diacre llh odose et cet exemple rappelle le rôle de la description de la Palestine ditiis l’élaboration d ’une m éthode géographique tout au long du Moyen \|i,i D’autres textes, de III, 72-81, parcourent un vaste horizon plus ou llioins onirique, Inde, Taprobane, m er Rouge, Pologne, Egypte, Perse, I lluopie, Palestine et Syrie, copiés de la Lettre à l’empereur Adrien19. À par-iii de son étude précise de la géographie de l’Afrique chez les auteurs latins «lit Moyen Âge20, François De Medeiros note que Gervais n’a, dans l’en-> mble, pas joué lui-m êm e le rôle d ’un « m angeur », d ’un « boa constric-

Iih • laissant intacts ses em prunts (comme le font les encyclopédistes dui,. le suivant, Vincent de Beauvais et Barthélémy l’Anglais). Il a tou t rééla-

Imm(\ interprétant ses sources et m odifiant des points de détail (ainsi pour l i lable du Soleil d ’Héliopolis en III, 78, et pour les sources du Nil).

I absence d’une édition annotée de Ludolph, enfin, rend aléatoire la lu lirrche des sources lettrées de son récit, mais elles sont peu nombreusesi l i c sont largement celles de Gervais. On repère aisément des légendes bien iimnues, issues de l’hagiographie (celle de saint Jean à Éphèse, celle du lieu

IH. Gervais de T ilbury, Le Livre des merveilles : divertissement pour un empereur t troisième partie), D u c h e sn e Annie (trad, et c o m m .) , Paris, Les Belles Lettres, 1992.

I F a r a l Edm ond, « Une source latine de l’histoire d ’Alexandre. La lettre sur les i M erveilles de l’Inde », in Romania, 43, 1914, p. 199-215 et 352-370.

D e M edeiros François, L’Occident et l’Afrique, x u f-x V siècle : images et repré- >imutions, Paris, Karthala, 1985, p. 75-76.

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36 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

de m artyre du pape Clément à Cherson21) ou tirées des mythographe» 1 (celle d’Hélène à Paphos) ou encore une variante de celle des barnacln (chap. 11). Il in troduit aussi une nom enclature des évêchés latins de Syi ie et de la hiérarchie féodale franque (II, V) et cite un Provinciale pour les évi'-1 chés de Chypre. La nouveauté consiste dans l’em prunt de récits de la chute : d ’Acre (chap. 27, tiré des « histoires ») et de la prise de Bagdad par Ici Mongols (chap. 32, tiré, dit-il, des Annales des rois d ’Arménie). Pour l’essen- - tiel, sa description suit le texte du voyage de Guillaume de Boldensele, qu'il enrichit d ’anecdotes et de récits em pruntés : deux chapitres, sur Damas cl le m onastère de Sardenay, sont em pruntés au Pèlerinage de frère Thietnut (I, XVI et XVII). Mais, au cours de l’élaboration de son texte, Ludolph a en accès à un savoir historique, sinon géographique. Dans la seconde version, il cite l’Histoire scholastique à propos du jardin de M atarieh (I, IV) ; li chapitre I, II, donne les nom s de quatre grands féodaux qui on t tenu Gibelet, Jaffa, Saette et Tyr pendant les débuts de l’État latin. Dans le détail, de nom breuses erreurs et des identifications hâtives, certaines banales22, m ontren t que Ludolph a puisé non sans précipitation dans ht docum entation disponible. ■

Les révisions

Les géographes arabes partaient de l’acquis et le corrigeaient quand une révision s’imposait. Ibn Hawqal a ainsi em porté le livre de son maître, al- Istakhrî, pour en vérifier les inform ations par une vision directe. Sur ce modèle, mais sans voyager lui-même, al-Idrîsî opère de nombreuses correc-

21. P o lo de Beaulieu M a rie -A n n e , « H o r iz o n s m a r in s d a n s la l i t té ra tu r e exenv p la ire . La Vita d e s a in t C lé m e n t d u n a u f ra g e m a te rn e l a u to m b e a u m a r i t im e », in Mondes marins au Moyen Âge, C o n n o c h ie -B o u r g n e C h a n ta i (d ir . ), A c tes du 3 0 ' c o llo q u e d u CUER M A (3 , 4 e t 5 m a r s 2 0 0 5 ), A ix -e n -P ro v e n c e , « S énéfiancc n ° 52 », p . 3 7 7 -3 8 8 , p . 3 7 9 : e lle e s t tô t r é p e rc u té e d a n s le De Terra Sancta d e l ’a rch i- î d ia c re T h é o d o s e e t d iffu sé e , a u xin* siècle , p a r Jean d e M ailly , p a r la Légende dorée e t le Miroir historial.

22. Sainte-Sophie identifiée à l’église de la Transfiguration, M aroc et Algarve dédoublés, Galata confondue avec la province des Galates, Rhodes avec Colosses, Suse identifiée à Tabriz, Geth avec Scandalion, Château Pèlerin avec Assur, Ascalon avec Jaffa ; le goût de l’étymologie de Ludolph va jusqu’au calem bour : Galata de gala, « lait », Biterris, Béziers, de Binas-Terras, « deux terres » (Afrique et Europe) et N arbonne de « narre-bonne ».

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Al<t I l lV IS P U VOYAGE

llllll-, il es géographes arabes. L’itinéraire du Maghreb a ainsi été récemment Bvlké ; |».i i com paraison avec celui d ’al-Bakrî, achevé en 1068, il m ontre la n t|'tn i• entre le littoral et l’intérieur du Maghreb, le dém antèlem ent des ftiuii • iiilour de Kairouan et la coupure avec Mahdiyya. C’est l’effet de la l'H M ntt des Bédouins arabes, dont al-Idrîsî dénonce infatigablement les lit tinii lions, et de l’occupation norm ande des littoraux, toute récente111 lu) et démystifiée ici sans égard pour son m aître Roger II ou pour lliilll.uime I". Le texte souligne l’interruption des relations économiques itvn l an ière-pays et le déclin de la prospérité des ports. En III, 1 et 2 et |V, I il insiste sur les effets de la guerre almohade et des pillages des Arabes il*>|Miis Aghmât et Meknès jusqu’à Gabès, Tripoli et Lebda, marchés anéan­ti«, , ampagnes détruites, villes et faubourgs abandonnés. Al-Idrîsî, favo-i -il i ,uix Almoravides, a suivi de près l’évolution politique de l’Afrique du Nui il il cite la prise d ’assaut de la Qal’a des Banû H am m âd en 1152.

l'om l.i Syrie (III, 5), autre point où les m utations devraient être considé- liil'l' ,, l.i description suit pour l’essentiel Ibn Hawqal : les routes ne sem- MhiI pas avoir souffert de la présence du royaume latin, alors qu’al-Idrîsî un, c.r.ire ponctuellem ent ses conquêtes récentes (Gaza en 1149, Ascalon | | l 11 > *)> la constitution du district m ontagnard des Assassins (parfaite- iiii ut lisible quand on reconstitue la carte : aucune route ne le traverse), et Ip* mollifications majeures du paysage urbain, la belle église de Naplouse et li l'iiils de la samaritaine, la grande église-forteresse d ’Arwâd, le Burdj I Uni Sindjîl à Tripoli, les nouveaux sanctuaires de Jérusalem ; à côté de la

ili „ iiption figée du Haram al-sharîf, YÉléona au m ont des Oliviers et il'iiiilres lieux de pèlerinage reconstruits depuis 1099, le Cénacle, Béthanie, lii'Hiphat, Saint-Jean des Grecs. Mais aucun château n’apparaît sinon M>" f.at/Marqab ; la guerre n’est donc pas au centre des préoccupations des lnliirinateurs d ’al-Idrîsî, mais bien les commerces. C’est d ’ailleurs peut-être mu invitation à réviser la perspective obsidionale une histoire qui, de l iimisset à Prawer, est presque exclusivement guerrière.

Même les chapitres qui portent sur les com partim ents irakiens, égyptiens il soudanais portent des nouveautés, qui révèlent le passage à Palerme il une information lointaine et récente. Al-Idrîsî connaît le nouvel itinéraire ilu pèlerinage au Hedjaz le long du Nil et par Djeddah (II, 5), il rapporte la 11instruction du palais des rois hasanides à Ghana en 1116-1117 (I, 2), la pirsfiice en 1117 de Baudouin Ier de Jérusalem à Hisn al-M â’, point ultime

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38 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

de son invasion de l’Égypte (III, 4), et m êm e le prix des dattes à Basra en 1141 (III, 6). Il a des inform ations plus anciennes sur l’Est extrême : Balkh est devenue la « capitale des Turcs » (III, 7) et Samarqande est en ruines (IV, 8).

L’innovation

Al-Idrîsî offre une riche moisson de sources nouvelles : périples byzantins de l’Égée, routes militaires des Balkans, rapports qui ont perm is l’introduc­tion de toponymes nouveaux sur la façade orientale de l’Afrique23, nom en­clature féodale de l’Europe, interprétée comme géographie administrative du royaume de France et de l’Empire, ce qui convient à la culture politique norm ande et s’accorde avec les am bitions des Staufen. L’apport le plus mas­sif provient de l’envoi des « missionnaires », hom m es énergiques, éprouvés et d ’esprit pénétrant, disposant pour chaque ville d ’une fiche qui suit un questionnem ent précis24. Le « Petit Edrisi » donne une liste de pays, qui ont reçu ces missionnaires, Germanie, France, Provence, Gascogne, Bretagne, Norm andie, pays d’Aquilée, Toscane, Lombardie, Vénétie, Hongrie, Russie, Coumanie, pays des Kimek25. L’inform ation accumulée est traitée selon la m éthode d’exposition des masâlik et disposée le long d ’itinéraires.

S’ajoutent d ’autres sources ignorées des savants arabes, les géographes latins (Orose, peut-être Isidore), les docum ents administratifs et militaires du Palais qui concernent routes, fleuves, ports, arsenaux, et des inform a­tions errantes apportées par les diplomates et pistées par Tadeusz Lewicki qui identifie des inform ateurs possibles, quoique quelquefois inattendus26.

23 . T r im in g h a m l o h n S p en ce r, « T h e A ra b G e o g ra p h e rs a n d th e E ast A frica n C o a s t », in Africa and the Orient. Cultural Synthesis in Pre-colonial Times, C h it tic k H u b e r t N ev ille e t R o tberg R o b e r t 1. (d ir .) , East N e w Y o rk -L o n d re s , A fric a n a , 1975, p . 115 -1 4 6 , p . 137.

24. Itin é ra ire , villes e t g îtes d ’é tap e , lo n g u e u r d es é tap es , ta ille e t fo rtif ic a tio n des h a b ita ts , resso u rces en e a u e t e n a p p ro v is io n n e m e n ts , c h e r té des p r ix , b e a u té d e la ville.

25 . Uns al-muhadj wa-rawd al-furadj analysé par R u bin a cci Roberto, « In torno al cosidetto Piccolo Idrîsî », in Yâd-Nama, in memoria di A. Bausani, II, Rome, 1991, p. 87-98 .

26 . Lew ick i Tadeusz, « À propos de la genèse du “N uzhat al-M ustâq fi’h tirâq al- âfâq” », in Studi Magrebini, I, 1966, p. 4 1 -5 5 , p. 48 . Par exemple B ernard de Clairvaux, longtem ps ennem i de Roger II, pour la Pologne des savants (mais cette Pologne savante n’est qu’une confusion d ’al-Idrîsî avec Bologne).

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A r c h iv e s d u vo ya g e w

Al Idrîsî applique à l’ensemble de la docum entation une m éthode de vérification, proche du canon des canons discordants et exposée dans le

pmlogue: « Ce qui lui [Roger II] paraissait établi par leurs dires [les...... .. expérimentés interrogés] et ce qui lui semblait vrai dans ce qu’ilsi^»portaient, il le considéra comme assuré et le retint. Il chercha en quoi ils illlléraient et le déclara nul [...] il com m ença à vérifier, petit à petit, ces don- ItiVs, à l’aide du compas de fer et en tenant compte des inform ations tirées (1rs livres cités et des inform ations qu’il avait retenues lorsque les auteurs iliv .'i geaient ».

( icrvais et Ludolph ne révisent guère les récits qu’ils engrangent, mais les• iii i( h is s e n t d ’o b s e r v a t io n s p e r s o n n e l le s e t le s in tè g r e n t d a n s d es

i ii'.ombles qui m ettent en lumière leur signification nouvelle. Ludolph met itiirii les barnacles, dont il a entendu parler, en relation avec les poissons> "l.inls qu’il a vus et il intègre à cette occasion une anecdote sur les h iron­delles qui reviennent, année après année, dans leur nid, retournant au lin me de la m igration des oiseaux (chap. 11). Il incorpore également desii i ils qu’il doit à un voyageur (une tem pête sur la côte de Cilicie, chap. 6),ii ilcux marins sûrs (l’attaque d ’un requin contre un navire et la dent d ’un llli'ltir enfoncée dans une coque, chap. 10), à un vieux Templier (sur la force |nilitigieuse du crocodile). D ’autres sont présentés sans garants explicites,• ' lui d ’un cétacé échoué à Tortose (chap. 10) comme celui des nageurs sul- l,miens envoyés aux sources du Nil (chap. 23). Mais l’essentiel, chezI in lolph, est attribué à la vision directe.

La m ise en œ u v re d u matériel accum ulé

/ 1". merveilles

1rs« facéties », équivalent des ‘a ja ib des auteurs arabes, jouent dans nos li vies un rôle différencié : al-Idrîsî repousse les merveilles, peu nom breuses 'iii dem eurant et généralem ent rejetées en doute, aux marges du m onde h ni nu, Canaries (II, 1 et III, 1), Ethiopie des M onts de la Lune (1,4), OcéanI enébreux (VII, 4) et Sibérie (III, 9 et 10 ; V, 9 ; VII, 9) ; quelques-unes se ll|i('iil dans les itinéraires (creusem ent du détroit de Gibraltar) et dans i|iir|ques descriptions (M érida, Rome « du cuivre »), sans com pter quelques talismans, mais non sans critique de vraisem blance: al-Idrîsî

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repousse ainsi l’hypothèse d ’une canal souterrain entre la Caspienne et les grandes mers ouvertes (IV, 8). Chez Ludolph, les merveilles sont également enkystées, tandis que Gervais leur attribue une fonction essentielle et on peut classer les récits rapportés par Gervais selon des groupes de thèmes. La p lupart ont trait aux interférences et aux confusions entre les règnes de la nature : sagesse des animaux, passage de l’anim al à l’hom m e, passage du végétal à l’animal, influence des astres sur les règnes m inéral et végétal, m onstres. D’autres manifestent l’accord entre la nature et la religion, lieux sanctifiés, miracles, et distinguent les talismans et la magie licite de la magie illicite, du mauvais œ il et de la présence des esprits mauvais. D ’autres encore éclairent des états incertains entre la vie et la m ort, génie du lieu, com battants qui sortent de leur tom be, revenants. D’autres enfin illustrent la morale chevaleresque. Ces historiettes cherchent à introduire une rationalité, à perm ettre de poser des questions éclairantes à partir d ’une expérience foisonnante27. Le classement des anecdotes de la tro i­sième distinction perm et de reconnaître le thèm e dom inant et aussi de sug­gérer une distribution géographique28.

Ces variations, selon le tem ps et les lieux, dessinent une véritable géogra­phie du folklore. Au départ, se trouve le m onde britannique dom iné par le leitm otiv des passages, entre animal et hum ain, entre animal et végétal (en particulier l’oie barnacle29) et de la nature animée, douze des 29 anecdotes identifiables. La Grande-Bretagne connaît le revenant et le génie du lieu, ignore le talisman, la magie, licite ou non, et fournit l’essentiel des récits destinés à confirm er la cosmologie : existence des eaux supérieures (I, 13), passage aux antipodes (III, 45). En Italie, Gervais découvre tou t autre chose : rien ou presque sur les passages entre les m ondes, rien sur la nature

27. C h ek in Leonid S., « Elements o f the Rational M ethod in Gervase o f T ibury’s Cosm ology and Geography », in Centaurus, 28, 1, 1985, p. 209-217.

28. Pierres et m étaux (III, 1-3, 27-28), arbres (4, 5, 11, 36), lieux sanctifiés (7-22, 67), Égypte (30-32 et 35), eaux (37-40 et 87-89, 125-129), m onts (41-45), double nature des anim aux et des hom m es (55-64, 66, 120, 123), Arabie (72-81), fées (85- 86, 90, 92-93), sagacité des anim aux (95-97) et accord de la nature avec la morale chrétienne (98), histoire biblique et folklore ju if (104, 105-108, 111-119).

29. Va n d er Lu g t Maaike, « Animal légendaire et discours savant médiéval. La Barnacle dans tous ses états », in M icw logus,V \ll, 2 ,2 0 0 0 , p. 3 5 1 -3 9 3 : la génération végétale de l’oie s’explique par sa complexion, les élém ents du végétal, elle reste froide et immangeable.

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animée, le revenant y est abordé dans la perspective de Grégoire le Grand, tandis que la collecte est dom inée par le thèm e des talismans virgiliens et de la magie licite (onze des 22 anecdotes). Le m onde oriental, que Gervais aborde essentiellement à travers le livre, fournit une gamme équilibrée d'historiettes dom inée par le thèm e des m onstres présents dans un horizon onirique, une dizaine d ’anecdotes sur 35, tirées, pour l’essentiel, de la litté­rature antique30, et qui se classent dans le thèm e des passages entre anim a­lité et hum anité (hommes-singes, faunes, équinocéphales, femmes à dents de chèvre). La Provence et les terres voisines, qui offrent une moisson trèsi iche (soixante anecdotes), exaltent les passages entre les ordres du monde, la nature animée (en particulier les sources), l’accord entre nature et reli­gion, tandis que le thèm e des revenants y est traité de manière systéma­tique, offrant une construction théologique d’un au-delà complexe. La Provence apporte aussi des thèmes nouveaux: sur celui des passages, se C.rcffent les fées et les sorcières, pendant que se dessine un accord entre la morale chevaleresque et la religion. O n a rem arqué d ’abondantes citations, presque une quarantaine, inspirées par l’histoire des juifs (Flavius Josèphe) et par le folklore aggadique connu en particulier à travers Pierre le Mangeur, mais probablem ent aussi par le contact direct, et qui se greffent ••ans trop de peine sur le légendaire chrétien. La continuité d ’étape en étape est forte, mais les découvertes de Gervais ont ouvert à chaque étape de sa \ ii de nouvelles perspectives de réflexion.

l'originalité de Gervais est dans l’accum ulation et le classement, mais le Inlklore qu’il enregistre n’est pas différent de celui qu’égrènent au long de leurs itinéraires les voyageurs et les missionnaires de la fin du xnr au hv siècle, Riccoldo de M ontecroce (1300), Emmanuel de M artoni (1394), \nglure (1395), Tafur (1435-1439), A dorno (1470-1471), Félix I abri (1-180-1483), Langherand (1485), H arff enfin (1496-1499). Com m e < .é m is et comme eux, Ludolph rassemble des « merveilles », qui concor

'<). On note le récit, situé dans le golfe de Satalie (III, 12), de la tête de la reine tu.h le aimée d ’un chevalier. De l’union naît une tête m onstrueuse (une < .oigone) .|'H, jetée en mer, cause les tem pêtes ; on retrouve ce récit dans VExpttitio nmppe timmli attribuée par Patrick G a u t i e r D a lc h é à Roger de Howden dans / >n Yorkshirc a l'Inde. Une « géographie » urbaine et m aritim e de la fin du xiiF siècle (Roger de Howden ?), Genève, Droz, 2005, p. 225 et dans le procès des Templieiv t e récit .... i lu (logique savant s’est fondu dans la culture folklorique.

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dent quelquefois d ’ailleurs avec celles que racontent les Otia, barnacles des côtes anglaises (chap. 11 ; Otia, III, 123), absence du Sinaï de tout animal im m onde (chap. 35), séjour des rois dans l’enfer arthurien de l ’Etna (chap. 14 ; Otia, I, 12), sépulcre m aritim e de saint Clément à Cherson (chap. 4), croix du Bon larron qui apporte sa bénédiction à la terre de Chypre (chap. 21 ; Otia, III, 47), pom m es de Sodome qui ne sont que cendres fétides (chap. 42 ; Otia, III, V), icône miraculeuse de Sainte-Marie de Sardenay, Sednaya, lieu de pèlerinage dès le x if siècle pour les Latins de Terre sainte aux portes de Damas (chap. 44 ; Otia III, 46). Ce sont des récits bien connus du m onde latin. Ludolph ajoute quelques légendes inédites, la séparation de Vulcano de la Sicile par les mérites de saint Barthélémy, l’apôtre dont les reliques sont conservées au monastère-évêché de Lipari (chap. 15), la bénédiction qui fait que les serpents ne peuvent vivre au nord du fleuve qui passe à Gaza (chap. 27) et il collecte encore deux récits de « miracles de frontière », qui font triom pher le bon droit des chrétiens orientaux persécutés : à Ramleh, ville de saint Georges, un ju if ou un sarra­sin ne peut vivre plus d’un an (chap. 28) et, à M atarieh, le jardin des bau- miers ne produit que s’il est cultivé et gardé par des chrétiens (chap. 30). On note un récit de folklore juif, greffé sur la Bible et intégré sans réticence, celui de la source Sambatyon qui ne coule pas le jou r du shabbat (chap. 43), suivant ainsi la version de Pline l’Ancien31. Dans la foulée de Gervais, et sans y insister, comme en passant, Ludolph signale l’accord entre la nature et les événements de l’histoire hum aine : les grandes éruptions de l’Etna coïncident avec les guerres entre Guelfes et Gibelins qui ont m arqué l’Italie contem poraine, la bataille de M ontecatini en 1316 et celle d ’Altopascio en 1325 (chap. 14). Com m e Gervais, Ludolph m et ainsi l’accent sur l’accord entre nature et religion et apporte son témoignage sur l’existence d ’êtres mixtes, à cheval sur les divers ordres de la nature.

L’autopsie

L’appel à la vision directe apporte une garantie générale de l’authenticité des récits, qu’il faut cependant nuancer. Les points nouveaux qu’apporte al-

31. Hist. Nat., XXI, 2 ; la version du conte talm udique que suit Pline s’oppose à telle de Flavius Josèphe pour qui le fleuve est sec six jours sur sept et se déchaîne le jour du sabbat.

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A r c h iv e s d u v o ya g e 43

Idrîsî supposent une vision personnelle. L’auteur a vu « de ses yeux » les hautes marées de l’Océan occidental (I, 10) et a visité la caverne des sept D orm ants de Loja en 1117 (V, 4) comme les m ines de m ercure et de cinabre de Hisn Abâl (IV, 1). Il cite aussi sa vision personnelle de l’arrosage à Aghmat (III, 1), du pont de Constantine (III, 1) et de la fontaine de Saida (III, 5). Al-Idrîsî aurait donc voyagé en al-Andalus, au Maghreb et en Orient, si l’on prenait à la lettre ces témoignages. Mais Giovanni Om an a mis en lumière qu’il s’agit seulement d’une expression renforcée de phéno­mènes extraordinaires qui m éritent confirm ation32, ce que les dates rap ­portées par al-Idrîsî pour ces visites confirm ent : si on les intégrait à sa b io­graphie, elle serait incohérente. L’autopsie n’est donc qu’apparente, garante de la validité du témoignage. C’est celle d ’un probable voyageur, digéré et dont le nom disparaît dans une inform ation synthétique et homogénéisé.

La classification des thèmes qui soutiennent le choix des « facéties » ins­crites dans les Otia, 183 dans la Tertia distinctio et 66 dans les deux pre­mières distinctions, perm et de suivre les curiosités de Gervais et du milieu intellectuel avec lequel il dialogue. Un classement géographique des histo­riettes perm et également de suivre une vie de voyageur et d ’observateur : une large bande du royaume d ’Angleterre, de la frontière du Pays de Galles et de Carlisle et Penrith au N ord jusqu’à Londres et au Kent, une Italie cen­trée sur trois pôles, la Lunigiana et Tortona au Nord (de part et d ’autre du pas de la Cise), la région de Naples, et Catane en Sicile, une vaste Provence, enfin, de Narbonne, M ende et Le Puy jusqu’à Vienne et aux passages des Alpes (Saint-M aurice d’Agaunes au Nord, Grenoble et Suse au centre jus­qu’à Turin et Fruttuaria, le val de Lantosque au Sud), concentrée sur Arles, Beaucaire et Aix et deux pointes, l’une en Catalogne, l’autre en Auvergne.I )’autres références laisseraient soupçonner des voyages en M éditerranée, peut-être en Grèce (golfe de Satalie, III, 12 ; Cilicie, III, 121 ; Chypre, III, 47) et un pèlerinage à Jérusalem avant 1187 (Sinaï III, 33 ; Sardenay, III, 46 ; palmiers d ’Idumée, III, 51 ; bains de Banyas, III, 52 ; Pétra et Hébron, III, 116 et 117), mais aucune inform ation n’est donnée comme personnelle sur l’Orient, alors que Gervais cite explicitement la description de la Terre

32. O m a n Giovanni, « Osservazioni sulle notizie biografiche com unem entc dif- I use sullo scrittore arabo al-Sharîf al-Idrîsî », in Annali dell’Istituto Universitario orientale di Napoli, 1970, p. 209-238.

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sainte par le diacre Théodose. Rien non plus sur l’Allemagne, sauf l’infor­m ation qu’il connaît de visu sur les Allemands, comme les Grecs et les Africains.

L’expérience personnelle est invoquée à plusieurs reprises (II, 8, sur l.i nature des peuples ; II, 13, sur l’eau salée plus lourde ; III, introduction, sur la ceinture de cuir de salamandre lavée au feu). Venu à la collégiale proven­çale de Barjols en vérifier les merveilles, Gervais dit : accessi sedulus explora tor (III, 10). Il invoque des tém oins sûrs et respectés, Jean de Naples, cardi nal d’Alexandre III (1159-1181), m ort en 1175, qui a recopié le livre â’ars notoria trouvé dans la tom be de Virgile (III, 112), puis un parent par alliance, noble de Provence (I, 15). D’autres récits, sans garants explicites, viennent des mêmes milieux, chanoines, nobles, pèlerins : ainsi celui d ’Isnard, seigneur de Dauphin, près de Forcalquier, m oine en Egypte au XII' siècle (III, 31).

L’essentiel de l’œuvre de Ludolph repose sur la vision directe : il rapporte ses passages dans les eaux de la Sardaigne, où il a vu des baleines (chap. 10), entre les îles maltaises (chap. 16), à Chio, à Éphèse, à Rhodes, à Nicosie (chap. 17-20), raconte les aventures de chasse de ses com pagnons dans une île de l’Égée (chap. 19) et les accidents de navigation qu’il a subis pendant son voyage de retour, en 1341, un coup de vent dans le golfe de Satalie le 18 mars et un tourbillon (chap. 8), une tem pête sur les côtes de la Sardaigne le 18 mai (chap. 13). Il mesure la m er Rouge, un mille de 5 000 pas (I, VII).Il a rencontré des Allemands devenus m am louks parm i les gardiens du jar­din de M atarieh (chap. 30) et croisé dans le désert de Jéricho des Templiers prisonniers qui ignoraient, trente ans après, la dissolution de l’ordre (chap. 41). L’itinéraire évoque d ’autres observations personnelles : Ludolph a souvent été à N arbonne (chap. 5), il a rencontré les premiers Tziganes (Mandopoli, II, VII), il a vu les coraux, qui changent de couleur en sortant des eaux, les poissons volants, les oiseaux migrateurs, les cailles qu’il a cap­turées, une peau de crocodile, et il donne des garanties de ces passages en évoquant deux hauts prélats, qu’il dit tous deux franciscains et qu’il a sans doute rencontrés, en Sicile l’archevêque de M onreale (chap. 14), sans doute Napoleone Orsini (1325-1337, mais qui n ’est pas franciscain), et à Nicosie, frère Élie de Nabinals, fait cardinal depuis le passage de Ludolph (chap. 20). Nous savons que Ludolph passe dans le dom aine des M amlouks pendant les années des féroces tourm ents qui ont m arqué le sultanat de M uham m ad

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11 i ii (1293-1341) et il signale lui-m êm e la persécution qui frappe les chré- t(#Ms de Damas en 1341 (chap. 44).

I utilisation de la carte

l i méthode cartographique exalte l’originalité d ’al-Idrisi : non seulement «mu usage est systématique, mais il est fondé sur les coordonnées astrono-.... ... des cités, ignorées d ’Ibn Hawqal, à partir de l’héritage ptoléméen«ilni doute révisé par al-Khwarizmî. Al-Idrisî conserve d ’Ibn Hawqal la pré- m H- c d ’une carte par chapitre, mais il ne s’agit plus d’une carte régionale ;i rsl une simple feuille d ’atlas, le com partim ent d ’un climat entre deux lin i uliens. Elle se poursuit donc sur les feuilles voisines. De plus, elle est ici li iiliste ; le cartographe rom pt en particulier avec les formes géométriques il symboliques des îles. Une observation attentive m ontre le va-et-vient ri il te les cartes et le texte : certaines d ’entre elles on t été dessinées à partir du lexte. Elles représentent en effet des traits caractéristiques soulignés par le rédacteur, îles à Constantine, entre Rummel et ravins (III, 1), à Paris 1VI, lacs et fleuves (« mille sources » vers l’Aral et « cinquante » vers le lu < iharghân en V, 8 ; trois rivières affluents de l’Âthîl en VI, 7), muraille iiiiiour de Bukhara (IV, 8). Mais d ’autres portent la représentation d ’élé-ii h'ni s géographiques absents de la rédaction finale, un affluent du Nil des i li *11 ■. en 1 ,1, la grande île W anqara entre deux branches du m êm e fleuve en I, ’, deux rivières sahariennes en I, 3, deux autres en II, 2, un affluent du11 ilu Rûî (Coruh) en V, 5, de nom breux autres cours d ’eau et plus de trente■ .Iles». Quelques-uns de ces nom s peuvent être des doublons de villesiiers dans le texte, mais l’ensemble, assez fourni, m ontre que le dessinateur

il i ii .iccès à un matériel plus im portant que celui qu’a retenu le rédacteur.

i iervais ne semble pas avoir utilisé de carte pour rédiger son texte, ce qui h ml encore plus invraisemblable son identification avec le Gervasius, pré- vol de l’abbaye d ’Ebstorf et auteur présum é de la m appem onde perdue, ni.us il se plaint de l’arbitraire des cartographes et il se propose de fournir mu' meilleure version, emendatiorpictura, de la m appem onde (II, 2234). La id ilu tion de Ludolph s’est en revanche appuyée sur une carte, à un

' ' ( )n citera Bardûn (V erdun-sur-le-D oubs) en VI, 2.' I, ( lAurirn D alché Patrick, « La D escription », op. cit., p. 125.

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4fi G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

m om ent où la diffusion des cartes marines et leur emploi par les géo­graphes se généralise. L’itinéraire trahit cette utilisation : la M éditerranée est plus large à l’ouest (chap. 5, alors que Ludolph n ’a jamais traversé la mei du Nord au Sud) ; la proposition d ’un itinéraire qui m ènerait en O rient pai l’Espagne et le Maghreb est purem ent graphique et Ludolph note que seuls les Sarrasins le parcourent, pour leur pèlerinage (I, ni). La vision à partir des hauts lieux transcrit en quelque sorte la représentation cartographique35: 1 du m ont Oreb, dans le Sinaï, « on peut examiner en détail, perlustrari, en cercle les provinces, la m er Rouge, Élim, le lieu où les fils d’Israël ont reçu la pluie de m anne et tous les autres lieux » (chap. 35). O n retrouve cette haute perspective dans le Pèlerinage de Thietm ar (1217), qui ne voit du Sinaï qu’Élim et le lieu de la m anne, dans YEvagatorium de frère Félix Fabri (en 1483), qui voit encore plus largement, les navires dans les ports prêts il partir pour le Golfe persique et la Mer indienne, et, de l’autre côté de la mer, le désert de saint Antoine, le port de Bérénicé et l’Olympe d’Ethiopie, comme dans le récit d ’Arnold von H arff (1496-1499), avec des précisions semblablement naïves et suspectes.

La m ise en récit g éo g r aph iq u e

La combinaison entre la forme de l’itinéraire, les réflexions et les para­graphes synthétiques est le fondem ent de la géographie médiévale ; elle per­m et de donner un savoir assimilé, regroupé, sans rom pre avec une exposi­tion agréable ou même divertissante.

Itinéraires et réflexions synthétiques chez al-Idrîsî

Dans la Géographie d ’al-Idrîsî, des chapitres particuliers constituent des synthèses historiques et ethnographiques. Certaines sont générales, comme

35. C ’est déjà le cas de l’ascension de Burchard de M ont-Sion sur l’H erm on qui perm et une description et une mesure du Liban du Sud, quarante lieues jusqu'il Tyr ; G autier D alch é Patrick, « Les savoirs géographiques en M éditerranée chré- ; tien n e ... », op. cit., p. 89. L’escalade des m ontagnes tradu it alors plusieurs intérêts : j celle, probable, du Ventoux par Jean Buridan a pour objectif l’observation des « météores » et la m esure de sa hau teur (qu’il calcule et estime à deux lieues, quelque 8 000 m ) ; celle de Pétrarque, en 1336, est une vérification de la tradition savante et pieuse et aussi une m étaphore de la vie hum aine mais, à chaque fois, la curiosité et le goût du paysage sont présents.

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lii description de la terre et des sept mers (prologue). D ’autres mêlent inmienclature et ethnographie ; elles sont soumises à la loi de la fragmen- i iin ni selon les climats (paragraphe général sur les Noirs en 1 ,1) et selon les fetlys : royauté du Ghâna (1,9 et 10), castes et royauté de l’Inde (II, 7), nour-• Mine cl m œ urs des Indiens (II, 8), arts et princes de la Chine (1,9 et II, 10), mlnH berbères du M aghreb (III, 1), listes des provinces byzantines (V, 4), ili h lot leresses du Caucase (V, 6) et des peuples turcs (V, 10), des provinces ll'rtl Andalus (IV, 1), de celles de la France (VI, 2) et de l’Allemagne (VI, 2). I ii longs paragraphes, qui accueillent des comparaisons, sont réservés aux il« ii i ls (II, 2), aux fleuves (IV, 2 pour la Sicile, V, 2 pour le Pô, V, 3 pourI lltilie du Sud), aux principales chaînes de m ontagnes (V, 2 M ont-Joux; V. 'I i liaîne dinarique et Tom m ort ; V, 6 Caucase), et aux grandes villes, i ""loue, Palerme, Rome, Alexandrie et Fustât (puisqu’Idrîsî ignoreI I i .lire, fondé pourtan t en 969, depuis deux siècles).

11 découpage en climats impose en revanche la fragm entation d ’un insu- ImIh i|ii’on perçoit à travers les répétitions et les repentirs : al-Idrîsî reprend |»iii i iois fois la description des Canaries (1 ,1 ; II, 1 ; III, 10), non sans inco­in n m es. Mais plusieurs autres insulaires viennent ensuite confirm er son tlm h d ’une m éthode d ’étude et d ’exposition synthétique, îles de la Méditerranée occidentale (dont la Sicile qui ne jouit pas par conséquent il mi' place spéciale, ni centrale, IV, 2), îles de l’Océan indien (I, 6 et 8), de |g Mei de Chine (1 ,10), de la Mer ionienne (IV, 3), de Romanie (Égée, Crète, Péloponnèse, IV, 4), de l’Adriatique (V, 3), de la Caspienne (V, 6 et VI, 6), il*' l'< itean Ténébreux (VII, 4). Et la synthèse affleure en de nom breux |* i« n iltra v e rs les comparaisons : la crue de l’Oued Dra’ est comparée enIII I .i telle du Nil.

I h i comparaisons m éthodiques portent sur le m ode de vie et sur les faits M llf.H ux. La destruction des campagnes du M aghreb est l’effet des Hidimins arabes, dont al-Idrîsî dénonce infatigablement les ravages, les •» . .n. i.mi aux Kurdes du Fars, aux M and de l’Indus et aux Badhah du Miili.ln et les rapprochant des Berbères (II, 7), eux-mêmes de nouveau H mi| mi es aux Turcs en V, 8 (tentes et pâturages). En III, 10, c’est le mode de i h di s Turcs Kimeks qui est confronté à celui des Arabes, tandis que la cap- iim drs éléphants dans des fosses en Orissa (II, 9) est mis en parallèle avec htMIt? semblable des Berbères pour prendre les lions. Le géographe identi- (lt li i ulle rendu au feu par les Tajûwîn de Nubie (1,3) et par le khâqân des

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Kimeks et par son peuple (IV, 10 et V, 9) avec la religion des Sabéens de Harrân, comme il assimile au judaïsme les pratiques des habitants noirs du Lemlem (au Sud du Soudan, I, 1) et des habitants de la Qamnuriyyn (M auritanie, II, 1), aux croyances mêlées et sans roi. En filigrane, se lit une réflexion sur les religions, qui voit dans le ritualisme des juifs un modèle ci leur attribue sans doute un républicanisme original. Al-Idrîsî confronte enfin les formes de la royauté, com parant au souverain chinois, le Baghbûgh, les rois de l’Inde, des Turcs, des Persans, etc. C ’est dans le cadre d ’une réflexion classique sur les conditions nécessaires à la monarchie, faste, étalage de la force, éléphants, etc. qu’on retrouve en II, 10.

La greffe manquée de l’observation sur la mappemonde

L’œuvre de Gervais de Tilbury est dom inée par la curiosité pour la cos­mologie et pour les points délicats de la philosophie naturelle, tou t ce qui touche aux ordres de la nature et, par conséquent, au composé humain. Parmi les « facéties » qui illustrent ces points et posent des questions, une quinzaine au m oins touchent à la description du m onde et pourraient être intégrées à la Mappamundi. Mais la constitution d ’une troisième distinctio prive l’exposé de la m appem onde d’une dynamique : d ’assez nombreuses historiettes, soixante-six, sont intégrées à la première et à la seconde partie, donnant du poids aux réflexions générales sur la cosmologie. Le cours sou­terrain du Gardon soutient ainsi la croyance en une source unique des quatre fleuves de Paradis et la hauteur du m ont Olympe, au-dessus du vent et dans un air raréfié, explique que le Paradis, placé en altitude, ait été inac­cessible au déluge universel (I, 11). Une expérience de filtrage de l’eau jus­tifie, en I, 13, l’idée que la source unique des rivières est la mer. C’est la Mappamundi qui est la plus pauvre en exempla et en descriptions nou­velles : on peut retenir seulement l’éloge de la Camargue et la description des vêtements étroits des Narbonnais (II, 10). D ’autres inform ations, une dizaine, presque purem ent géographiques, sont intégrées à cette troisième partie, sur l’aim ant (III, 1), le sel marin et celui de Cardona (III, 2 et 40), le lac Averne (III, 19), les bains médicinaux (III, 15 et 52), les maladies infli­gées par des vers (III, 116) ; cinq descriptions précises, enfin, quoique courtes, regardent le littoral de la Terre sainte d ’après Jérôme (III, 30), l’Olympe de Thrace dont le sommet est au-dessus des vents, connu à tra ­vers Pierre le M angeur (III, 33), la mer de Galilée (III, 52), le m ont Chimère

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' ii I.ycie (où brûlent les ém anations de m éthane) décrit par Isidore l III, 121), le Val de Lantosque (III, 122). Le dessein de l’œuvre aurait pu être d'élargir et de préciser la m appem onde, en faisant de la troisième distinctio une description des singularia cujusque provinciœ mirabilia comme il Pan­ne mee dans l’in troduction36, en classant par parties du m onde et par p ro ­vinces les détails vivants, com m e le fait, vers 1192, l’auteur de l’Expositio imippe mundi attribuée à Roger de Howden. Mais Gervais a préféré un regroupement incertain et inachevé par thèmes.

I >c l’itinéraire à la géographie

I a présentation de Ludolph est celle d ’un itinéraire, discontinu cepen-• l.itit, où se succèdent plusieurs branches possibles en théorie seulement et i n réalité impraticables. Une première route terrestre, développée dans la iei onde version (chap. I) passe par la Livonie, le Pont, l’Hellespont, le litto- i il de l’Asie, jusqu’à la Cilicie, suivant sans doute le chemin de croisés alle- m.inds ; une seconde route terrestre parcourt la Hongrie, la Bulgarie, la I h race et atteint Constantinople ; elle est à peine évoquée dans la première version (chap. 1 et 2) ; une troisième voie terrestre, imaginée évidem m ent à partir de la carte, suit, par la péninsule Ibérique, la Berbérie et l’Égypte, le , liemin du pèlerinage m usulm an (chap. 3 et 4). C’est enfin un om niprésent• liemin de la mer. Les chapitres 5 à 13 décrivent la m er M éditerranée, les dangers qu’elle présente, les conditions de la navigation sur une nef ou sur mie galère. Une erreur de transcription du texte de Boldensele fait partir l’Itinéraire de Constantinople et de Troie, le long des côtes N ord de la Méditerranée, par la Sicile, l’Achaïe, le littoral de l’Anatolie, Éphèse au i hap. 18, Phocée, Patara et Myrrhe au chap. 19, l’Archipel, Rhodes, Chypre ,iu chap. 20, et en particulier la vigne d’Engadi au chap. 21, Acre, la Palestine i iSt ière, le Jourdain et l’Égypte, avec une pointe vers Babylone, le Vieux-Caire. l [ne réflexion sur les deux Babylone lui fait évoquer Bagdad et Suse ( i hap. 32), avant un retour en Palestine et en Syrie par le Sinaï (chap. 33 à 45) et un embarquement probable à Beyrouth pour l’Anatolie, la Sardaigne.

I es itinéraires ainsi tracés sont reconstitués à partir d ’éléments fragmen- l,iires et sans doute de dates différentes : si Ludolph n’a pas fait la route de l.i I longrie sur laquelle il ne laisse aucun témoignage, il est cependant venu

(6. G e rv a is d e T ilb u ry , Otia imperialia : recreation for an emperor, op. cit., p . 14.

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à Constantinople (chap. 2) et à Pera-Galata (chap. 17), a vu les ruines île

Troie, objectif classique du tourism e savant et courtois37 (chap. 13). Il semble avoir franchi le détroit de Gibraltar (chap. 4) et fréquenté les région', méridionales du royaume d’Aragon peuplées de Sarrasins, sans doute Valence (chap. 3). Le grand itinéraire m aritim e est donc un outil pédago gique. Un autre itinéraire, plus théorique, au m êm e paragraphe, conduit une nef directement à Chypre, au départ de Marseille ou de Venise.

Un grand nom bre de paragraphes exclusivement géographiques viennent se greffer sur le texte. Ce sont d ’abord les descriptions de phénomènes naturels, courants m arins et marées, coups de vents, tourbillons, sèches (chap. 4 à 9), volcans (chap. 14 et 15), déserts (chap. 35 ,36 ,41), sites admi rabies (lac de Tibériade, chap. 43). La synthèse est donnée au chap. I de l.i seconde version : c’est de l’Ouest que soufflent les vents dom inants, qui freinent le retour ; et l’explication scientifique : les vents viennent du froid, de l’Occident, vers l’O rien t chaud. V iennent ensuite les cités, Constantinople (chap. 2), Syracuse (chap. 16), C orinthe (chap. 17), Famagouste et Nicosie (chap. 22 et 23), Acre (chap. 24), Le Caire (chap. 29), Jérusalem (chap. 38), Damas (chap. 44), Tripoli (chap. 1 de la seconde ver sion). S’ajoute l’énum ération de quelques traits caractéristiques d’îles ou île provinces, la Sicile, la Morée et l’Égée, l’Anatolie (chap. 16-19), la Palestine (chap. 41-43). La curiosité géographique s’accompagne du goût pour les

paysages : dans la seconde version (chap. I), Ludolph présente la chance qu’a le pèlerin de parcourir des yeux, perlustrare, les cités et les îles, tandis qu’au chap. 13 de la première version, il rappelle que le voyage en galère, qui suit les côtes, perm et d ’apercevoir de beaux tableaux naturels. Elle s’accom pagne d’une vision ethnographique précise et destinée à devenir classique, celle de l’Égypte, fours à poulets et pigeons voyageurs (chap. 29), vie des bédouins (chap. 35 et 36) et de détails politiques sur les chrétiens du Mont Liban qui attendent leur libération (chap. I de l’éd. Neum ann). Les détails sont abondants, sur la vie matérielle : exportation des turbots séchés de Constantinople (chap. 2), capture du thon en Sicile (chap. 16), mastic de Chio et alun de Phocée (chap. 17 et 19), nom adism e des Turcs, richesse des prostituées de Famagouste et qualité des vins de Chypre (chap. 22 et 23), culture de la canne à sucre dans le Ghawr (chap. 42).

37. Le site prétendu de Troie a été visité en particulier par les princes de la Première croisade.

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I ,i réflexion de Ludolph lui perm et aussi de croiser les inform ations sur i géographie physique : aux chap. 14 et 15, il confronte les systèmes érup-

n l , de l’Etna et de Vulcano, opposant les coulées de lave et les jets explosifs di’ | »icrre ponce ; au chap. 24, il compare la fontaine de Tripoli avec celle de iMderborn et le M ont Liban avec le M ont Osning, en Westphalie. Il rap- |*ii m lie aussi le commerce sur le M éandre (chap. 18) du trafic du Rhin ; tous ilrux conduisent aux ports de m er les produits de l’arrière-pays, ici la lin i .i rie. Il compare enfin les modes de vie : les Turcs, bons archers et qui Hvtnt de laitages, sont confrontés aux Frisons (chap. 17). Ces parallèles |m ilongent les réflexions de Gervais, tandis que d ’autres observations m on- lirni la diffusion de thèm es savants, géographie des profondeurs marines Itlwp. 9), origine des vents dans les grottes (chap. 7), double association tHilic froid et vent et entre chaleur et absence de vent (chap. 5). Les syn- llii'M's, enfin, sur le corail (chap. 9), la m igration des oiseaux (chap. 12), se (mit plus amples dans la seconde version, mais ne concernent plus que la (•destine : m onts, pluies et vents, séismes au chap. I, nature des habitants et iiliim ntation, vêtements, production de la Syrie, nom enclature politique et h li|',u*use et description assez peu bienveillante des Sarrasins.

C o n clu sio n

I il méraire, voie royale, conduisait à deux voies possibles. Développer les* li.ipitres qui concernaient chacun des pays et leur donner l’étoffe d ’une impie analyse géographique ; c’est le choix d ’Idrîsî, poussé par la nécessité, d-ni. un petit nom bre de com partim ents. C’est aussi celui de la seconde VftNÎon du texte de Ludolph. O u rassembler les inform ations pour en faire tiin géographie globale de la M éditerranée : c’est l’option de la prem ière Vf I «Ion de Ludolph. Les auteurs hésitent entre les deux possibilités offertes 11*41 l'abondance des notations, personnelles ou non, rassemblées par les VnViip.eurs.

I >,ins les deux branches de l’alternative, on voit à l’œuvre une raison géo- Îlii|ihique : les auteurs ne se contentent pas de la description, ils cherchent lit *i 11 u-mes com m uns issus d ’une réflexion déjà ancienne sur le climat, cha- li m /lroid, exploitation des terres/désert, urbanisation/vie nom ade, sur les• ii iii tores propres de la M éditerranée, vents, vie et agitations sous-marines, d drs llcuves qui y débouchent, crues, lien économ ique entre les régions *|ii il', arrosent, sur le rapport entre la nature des lieux et la culture des

A r c h iv e s d u v o ya g e 5 1

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52 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

hommes qui y vivent, sur la brutalité des phénom ènes violents qui secoueni les provinces de la Méditerranée, séismes, éruptions volcaniques. Ils débou­chent sur de précieuses ethnographies, riches de docum ents, mais aussi de m éthode, par les rapprochem ents systématiques qu’ils m ettent en œuvre. Ils rassemblent ainsi un m atériau et une capacité de synthèse qui annoncent la qualité des récits de voyage du XVe siècle, comme ceux de N om part de Caum ont, de Bertrandon de La Brocquière, de frère Félix Fabri, et des com positions qu’en tireront les hum anistes ; on verra dans leur travail d ’élabo ration, plus qu’une position d’annonciateurs et de précurseurs, la conti nuité de l’effort intellectuel.

Henri B ri si

Université de Paris Ouest Nanterre La Défense

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A l-Idrïsï : un complément d ’enquête biographique

ON p o u r r a i t p e n ser q u e TOUT A ÉTÉ d i t sur le célèbre géographe al- Idrïsï depuis la fin du xixe siècle1, mais tel est loin d ’être le cas, d ’autant que la biographie d ’al-Idrïsï est l’une des plus résistantes

i l'iipport d ’inform ations nouvelles. Certains éléments, publiés depuis par- Ini', (rois décennies, continuent de ne pas être pris en compte par les cher-■ Imuis, sans même évoquer les ouvrages de vulgarisation, com plètem ent (M'im lies de ce point de vue, ce qui ne laisse pas d ’étonner2.

I n offet, si la réputation d ’al-Idrïsï comme géographe arabo-m usulm an h > il plus à faire, sa vie est très mal connue, ce qui rend difficile l’établisse- Hifiil de ses différentes phases. Nous nous arrêterons donc à nouveau ici sur d Idrisi avant al-Idrïsï, c’est-à-dire avant la célèbre date de 1154, censée être

I I ' MX' siècle est en effet m arqué par la traduction de la N uzhat al-mushtaq fi- milhtil nl-nfâq en français sous le titre Géographie d ’Edrisi (trad. Jaubert , P. A , Paris, B |( | lincrie Royale, « Recueil de voyages et de m ém oires », vol. 5 et 6, 1 8 3 6 -1 8 4 0 ) ; [ j l l «iode voit une explosion des études partielles consacrées à ce texte et à son

MIfiii lin tém oignent l’article de l’Encyclopédie de l’Islam consacré à al-Idrïsï par P . i liinin, mais aussi ses nom breux articles : O m a n Giovanni, « Notizie sul geografo É|«tI>i, .il lilrïsï (xii sec) e le sue opere », in Annali dell’istituto Universitário Orientale § Wii/'ii/i, 11, 1961, p. 2 5 -6 3 ; « Notizie sul geografo arabo al-Idrïsï (xn sec) e le sue

■t>H Addenda », in Annali dell’istituto Universitário Orientale di Napoli, 12, 1962, I I’m I 'is ; « Notizie sul geografo arabo al-Idrïsï (xii sec) e le sue opere. pM i ii.I.i II », in Annali dell’istituto Universitário Orientale di Napoli, 16, 1966, H illl III1' et « Notizie sul geografo arabo al-Idrïsï (x n sec) e le sue opere. Addenda | | | ni \iinali dell’istituto Universitário Orientale di Napoli, 19, 1969, p. 89 -1 0 1 .

■i Ainsi l’idée que l’ouvrage d ’al-Idrïsï fut term iné en 1154 a la vie dure, m êm e si Hit i 'l'linüivem ent dém ontré le contraire dans la préface de H. B re s c et A. N e f à H li/ihi lu Première géographie de l’Occident, Paris, F lam m arion, « G arnier Pw ilii.....n ni », 1999.

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celle de la fin de la rédaction de sa géographie, une date aussi connue qui* problématique, en avançant de nouveaux argum ents en faveur d'origine, siciliennes d ’al-Idrisi. Sa biographie après cette date sera revue à la lumière de nouvelles hypothèses concernant sa production sicilienne postérieure. '

A l-I drïsI avant al-I d r Isï :

RETOUR SUR LES ORIGINES DU GÉOGRAPHE

En 2001, Allaoua Amara a découvert une notice d ’al-Safadi concernant al-ldrisl qui était jusque-là passée inaperçue car elle était consacrée à l’ar rière-grand-père de ce dernier, mem bre de la dynastie idriside, Idrîs h, Yahya b. ‘Alï b. H am m üd, éphémère seigneur de Malaga, et non à Fautent lui-même. Les inform ations quelle contenait étaient très nouvelles et nous l’avons com m entée dans un article com m un3, mais nos hypothèses ont été récem m ent critiquées et il apparaît nécessaire de reprendre le dossier de lu biographie d ’al-Idrlsï.

Com m ençons par énum érer les sources qui perm ettant d ’établir la bio graphie d ’al-Idrïsï, ne serait-ce que pour rappeler à quel point elles sont peu nom breuses4 :

- Al-Isfãhãni (1125-1201), dans sa Kharïdat al-qasr, s’inspire pour sa notice d ’Ibn Bishrün qu’il cite nom m ém ent5. Ce dernier, contemporain d ’al-Idrîsï, a évolué en Sicile et en Ifrîqiya et est m ort avant 1166.

- Ibn Abî Usaybi'a (1194-1270), dans son Kitãb ‘uyün al-anba f i tabaqâl al-atibba, évoque al-Idrïsï botaniste.

- Ibn Sa’ïd al-M agribî (1213-1286), dans son Kitãb al-mugrib f ï hulâ al Magrib, précise simplement qu’al-Idrisï a beaucoup voyagé6.

3. A m a r a Allaoua et N ef Annliese : « Al-Idrïsï et les H am m üdides de Sicile : nou­velles données biographiques sur l’auteur du Livre de Roger », in Arabica, 67, 2000, p. 121-127.

4. Ne sont pas m entionnées celles qui citent sim plem ent al-Idrïsï ou ses ouvrages, mais seulem ent celles qui contiennent une notice biographique. La p lupart sonl citées en arabe (et en la tin p o u r Léon l’A fricain) dans O m a n Giovanni, « Osservazioni sulle notizie biografiche com unem ente diffuse sullo scrittore arabi al-Sharïf al-Idrïsï (vi-xii sec.) », in Annali dell’Istituto Universitário Orientale di Napoli, 30 (20), 1970, p. 209-239.

5. Ibid., p. 226.6. Ibid., p. 227-228.

54 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

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AL-ID RÎSI : UN COMPLÉMENT D'ENQUÊTE BIOGRAPHIQUE 55

Al-Safadï (1297-1362), notre source principale, dans al-W âfi bi-l- llil/ityflf7.

Il)n Khaldün (1332-1406) évoque al-Idrïsî dans sa Muqaddima. Il n’en tlll quasiment rien sauf qu’il se retrouva en Sicile en raison du départ de son «lu ei re de Malaga pour la Sicile8.

I ,eon l’Africain, De Viris illustribus apud Arabes, dernière source de la |M*node médiévale, si tant est qu’elle s’y rattache encore (1485-1554)9.

Il y a donc essentiellement trois auteurs qui fournissent à l’heure actuelle •|i ■. détails sur la vie d ’al-Idrïsï : al-Isfàhànï, al-Safadï et Léon l’Africain.

11' premier problèm e concerne le lieu de naissance du géographe. Aucun ili n | rois auteurs évoqués ne précise la date de naissance du géographe et un « u! livre son lieu de naissance. Léon l’Africain m entionne en effet la ville i|r M a/ara en Sicile10. La difficulté est que la notice fournie par ce dernier (il inut sauf fiable : il fait par exemple m ourir al-Idrïsî avant la date m en­tionnée dans l’introduction de la géographie (et d ’autres qui parsèm ent leii île). Toutefois, cette indication sur la ville natale d ’al-Idrïsï pourrait se mhk ilier avec ce qu’avance al-Safadï, l’auteur sans conteste le plus prolixe à in 'i'os d ’al-Idrîsï avant al-Idrïsî.

I e passage d ’al-Safadï sur les Ham m üdides mis au jour par Allaoua Aiiiaia jette une lumière indirecte sur la vie d ’al-Idrîsî. Il ne contredit en Uni les autres textes du même auteur sur al-Idrïsî ou sur le roi Roger, aux- i|in h il consacre également des biographies. Le principal apport d ’al-Safadï iiiii'iiMe à préciser le lien entre le géographe et les Ham m üdides, une dynas- lli 11 origine idriside qui passa du M aghreb à la péninsule Ibérique au un n lient des royaumes de Taifas et dont différentes branches régnèrent sur Mlle série de villes d ’al-Andalus (y compris Cordoue), affirm ant épisodi-

/ Ibiil., p. 229 et le nouveau passage découvert en 2001 : A l- S a fa d I , al-W âfi bi-l- Hli/iH '//, vol. 8, N ajm M. Y. (éd.), W iesbaden, Franz Steiner Verlag, « Bibliotheca isla- (tili a ", 1971, p. 3 2 4 -3 2 6 ; traduction dans A m a ra Allaoua et N e f Annliese : « A l- jilllM rl les H am m üdides de Sicile : nouvelles données biographiques sur l’auteur ►In I n ir de Roger », op. cit., p. 122.

I l >MAN Giovanni, « Osservazioni sulle notizie biografiche com unem ente diffuse illlln m i iltore arabi al-Sharif al-Idrïsï (vi-xii sec.) », op. cit., p. 231.

« Ibid., p. 232.? III •• NiUus est civitatis Massare in Cicilia».

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56 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

quem ent des prétentions califales11. Il précise ainsi que l’un des desi*® dants de la branche ham m üdide de Malaga gagna la Sicile lorsc|ii<' I»

Sanhàja qui était alors à la tête de Grenade s’em para de cette ville, en H )’ > ■Ce H am m üdide, M uham m ad b. ‘Abd Allah, était, selon al-Safadï, le |" ip d ’al-Idrïsî. Il aurait bénéficié des largesses des Hauteville, avant que son hit ne fasse de même auprès de Roger II12. Un tel élément pourrait sug(’,en i une naissance sicilienne d ’al-ldrïsl, sur la terre d ’exil de son père.

Rappelons que la présence de m em bres de la dynastie ham m üdide rit | bien attestée dans la Sicile du XIIe siècle et ce po in t n’est pas remis en i .111«

par Jeremy Johns qui critique notre hypothèse sur un autre p o in t1 Un lignage s’y rattachant et d on t l’origine, il est vrai, n’est pas claire, est aiml attesté à Trapani à la fin du XIIe siècle ; certains de ses représentants ont 1 h célébrés dans des textes com posés en Sicile14.

Deux éléments sem blent s’opposer à l’hypothèse d ’une naissance su I lionne d ’al-ldrïsl. Le prem ier est que dans son ouvrage de pharm acopée,^ dont nous reparlerons, le géographe se réfère au Sharq al-Andalus en 11I 1I1

sant les expressions ‘inda-nâ (« chez nous ») o u f ï bilâdi-nâ (« dans noir# | pays »)15. Néanmoins, cette désignation générale peut tout aussi bien rcn

11. W a sserstein , David J., The Caliphate in the West. An Islamic Polilinilm Institution in the Iberian Peninsula, O xford, O xford University Press, 1993, p. 50 '»7,1

12. « ...et finalem ent la dynastie h am m üd ide d isparu t. [...]. Parm i cun, I M uham m ad b. ‘Abd Allah fils d ’a l-‘Alï Idrîs, d o n t on parle ici, se rendit en Sicile. [ 1 À la m êm e époque, Roger le Franc a conquis la Sicile et lorsqu’on lui a rapporté qui M uham m ad b. ‘Abd Allah était issu de la famille du prophète, il s’est m ontré géflfl 1 reux à son égard. Son fils, M uham m ad b. M uham m ad b. ‘Abd Allah, a vécu datm l’entourage de Roger. [...] » (A m a r a A llaoua et N ef Annliese : « Al-Idrïsï et Ici : H am m üdides de Sicile : nouvelles données b iographiques sur l’auteur du Livre ilt> Roger », op. cit., p. 122).

13. J o h n s Jeremy, Arabie A dm inistration in N orm an Sicily. The Royal Dtwân, C am bridge, C am bridge U niversity Press, « C am bridge Studies in Islamu Civilization », 2002, p. 234-239, no te 101.

14. C’est le cas d ’A bü-l-Q àsim H am m üd, chanté par Ibn Qalâqis. Cf. De SimonI' | Adalgisa, Splendori e Misteri di Sicilia in un opera di Ibn Qalâqis, Soveria Mannelli, Rubbettino, 1986.

15. N ous rem ercions J.-Ch. D u c è NE d ’avoir a ttiré notre attention sur ce poinl | qu ’il m entionne dans son « C om pte rendu de I. G. Konovalova, Al-Idrisi : au sujel 1 des pays et des peuples de l’est de l’Europe, M oscou, 2006 (russe) », in Le Muséon, ■ Revue il'études orientales, 122, fasc. 1-2, 2009, p. 237-241, p. 237.

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A L -lD R lS l : UN COMPLÉMENT D'ENQUÊTE BIOGRAPHIQUE 57

i ,i l.i lerres des Ham m üdides » ; le Sharq al-Andalus est indubitable- mi l,i région que cette dynastie a dû fuir et ce peut être là une m anière de

pVPinliquer. Le second réside dans une assertion d’al-Safadl qui affirme h , l,i biographie de Roger que celui-ci fit venir le géographe de la ‘udwa,

| ■ > a »lire de « la rive opposée16 ». Cette expression a généralement été Httiipi c.e comme renvoyant à la côte du Maghreb, ce qui n ’est pas nécessai- -«II- ni *1 ntithétique avec l’hypothèse d ’un al-Idrïsx sicilien, si l’on suppose (yt* 'ni l.imille a quitté l’île sous les Hauteville avant que lui-m êm e n’y l** li nue pour servir Roger, un départ que ne suggère toutefois pas le texte

SéiladI. O n peut également supposer qu’après une naissance sici- llHin,, al Idrïsï se forma au Maghreb, cette quête du savoir par le biais de W ff h^rinatio au sein du dâr al-islâm étant classique à l’époque.

I hie .mtre possibilité, que nous avions avancée en 2001, est que le terme M t'ii ienvoyait à la Calabre pour des raisons sur lesquelles nous allons jfveiin leremy Johns s’y est opposé dans une no te17. La raison pour b |in Ile nous avions, toutefois, évoqué la Calabre réside dans un passage tli l i chronique de Geoffroi M alaterra, le chantre de la conquête des Mniieville en Sicile. Il relate en effet qu’en 1086, Chamutus qui tenait ! mliDgiovanni18, localité im portante du centre de la Sicile, se rendit au

II, A propos de Roger II, al-Safadï écrit : Wa-huwa al-ladhï istaqdama al-sharïf K ffllbl /...] min a l-‘udwa ilay-hi ; cf. O m a n G iovanni, « Osservazioni sulle notizie p|n((i,ili<he com unem ente diffuse sullo scrittore arabi al-Sharif al-Idrïsï (vi-xii lu 1 », op. cit., p. 230.

|7 , Io h n s Jeremy, Arabie Administration in Norm an Sicily. The Royal Dîwân, ÿt i il , note 101, p. 236. Toutefois, l’au teur y renvoie à la biographie de Roger deII, il' par al-Safadï, sans que le texte qu’il cite perm ette d ’étayer son objection :

i li iirly the h interland o f M ileto could no t have been a centre for Muslim ahl al- 'iilnm til-falsafiyya [c’est-à-dire : « les spécialistes des sciences philosophiques »] in (lit m id-12th cen tu ry » ([al-Safadï, al-W âft bi-l-w afâyât, éd. S. D edering, Wii l'.iden, Franz Steiner Verlag, « Bibliotheca islamica », 1982], vol. 14, p. 105,I 1 II I ; and it follows that the ‘udwa from which Roger sum m oned al-Idrïsï was Sdlriilly no t the ‘udwat al-Rüm , bu t rather the Ifrîqiyan coast ([al-Safadï, al-W âfî |i| I Wtifayât), vol. 14, p. 106,1. 1-2). Or, le prem ier passage m entionné par J. Johns e«l lr suivant : kâna fîh i mahabba li-ahl al-'ulùm al-falsafiyya ; le « hi » renvoie à Hii|i,n II. Ce passage indique sim plem ent donc que « [le roi] appréciait les savantsII li", philosophes » ; il n’y a pas de lien avec le vocable ‘udw a... Ainsi ce term e pour- i.ill parfaitement renvoyer à la ‘udwat al-Rüm , c’est-à-dire la côte des R üm ou des Ih />mtins.

IH. Geoffroi M alaterra, De Rebus gestis Rogerii Calabriae et Siciliae Comitis et Hnherti Guiseardi dueis fratris eius, éd. E. Pontieri, Bologne, N. Zanichelli, « Rerum

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comte Roger, accepta de se convertir au christianisme et fut doté de terres près de Mileto, où il s’installa avec son épouse qui était sa cousine, ce qui exigea une dérogation ecclésiastique. Si ce Cham utus renvoie nu H ammüdide de Malaga exilé en Sicile19, al-Idrïsï peut être né en Calabiv, mais cette lecture n’était qu’une hypothèse et le dem eure, en l’absence d ’in form ation supplémentaire.

Si, sur ce point, un doute subsiste, en revanche, al-Idrïsï est probablement né et a grandi en Sicile - ou en Calabre, mais ce détail im porte peu - , même si Roger II l’a peut-être fait venir du M aghreb après une parenthèse dans cette région au m om ent de la conquête de l’île par les Norm ands, puisqu’il est quasim ent certain qu’une partie de sa form ation s’y est déroulée. Nous voulons pour preuve du lien fort qui existait entre le géographe et la Sicile le passage suivant de la biographie d’al-Idrisî par al-Safadï : nashà' M uham m ad hadhâ f ï ashàb Rujâr al-franjï sàhib Siqilliyya20 c’est-à-dire : « Ce M uham m ad a grandi au milieu des proches de Roger le Franc, maît tv de la Sicile », comme le soulignait déjà en 1970, Giovanni O m an21, sans rencontrer le m oindre écho dans la bibliographie postérieure.

58 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

Italicarum Scriptores », 1 9 2 7 -1 9 2 8 , p. 88 : Chamut, cum uxore et liberis, christianm efficitur, hoc solo conventionis interposito, quod uxor sua, quae sibi quadam consan- guinitatis linea conjungebatur, in posterum sibi non interdicetur. C ham ut autem, intei suos ulterius commorari vel differens vel diffidens, ne comiti, quasi aliquam fallaciam miscens, suspectus fieret, vel m inus crederetur, apud Calabriam, in provincia Melitann a comité terram suis usibus sufficientem expetit.

19. Jeremy JOHNS m et en question l’idée que C ham utus soit un représentant des H am m üdides. Il est vrai que le nom H am m üd n’est pas porté que par des représen­tants de ce lignage. Toutefois, au-delà de la présence avérée des H am m üdides en Sicile, le personnage m entionné par Geoffroi est visiblem ent im portan t et Rogci considère qu’il m érite des égards particuliers, ce qui s’accorde avec l’origine presti­gieuse de ce lignage. En outre, un passage du Kitâb al-Tbâr d ’iBN K h a ld ü n souligne également le lien entre la Sicile et al-Idrïsï. Il avance en effet à propos de la N uzhal : al-ladhi allafahu al-‘alawt al-Idrisi al-H am m üdi li-malik Siqilliyya min al-ifranj wa- huwa Rujâr b. Rujâr ‘indam â kâna nâzilan ‘alay-hi bi-Siqilliyya ba’d khurüj Siqilliyya min im ârâ Màlïqa, c’est-à-dire : « qui a été composée par le ’alide, al-Idrïsï, le H am m üdide pou r le roi de Sicile, un Franc, Roger fils de Roger, quand il s’est ins tallé auprès de lui en Sicile après l’exil en Sicile des émirs de Malaga » (IBN

K h a ld û n , Kitâb al-‘Ibâr, Beyrouth, 1967, 1, p. 91 ).

20. A l-S afadI, al-W âft bi-l-wafâyât,vo\. 1, éd. H. Ritter, Wiesbaden, Franz Steinet Verlag, « Bibliotheca islamica », 1931, p. 163-164 .

21. O m an Giovanni, « Osservazioni sulle notizie biografiche com unem ente dit fuse sullo scrittore arabi al-Sharïf al-Idrïsï (vi-xii sec.) », op. cit., p. 219. Cet article

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A L -I d RISI : UN COMPLÉMENT D ’ENQUÊTE BIOGRAPHIQUE 59

Uni Khaldün ne dit pas autre chose22 : il précise qu’al-Idrîsî écrit en Sicile h n <■ c|u’un de ses ancêtres y a immigré. Bien entendu, il est possible que ce lnKanl il se réfère à al-Safadï, mais il n’y a pas d ’autre version en concur- H>iu e avec celle-ci et, encore une fois, les sources siciliennes des xie-xne siècle K|i|Miicnt cette lecture. D ’autant qu’un autre élément converge avec ceux-ci.

' r lien fort entre al-Idrîsï et la Sicile que Jeremy Johns rejette semble m'amnoins renforcé, dans une certaine mesure, par une de ses propres§ÿ..... vertes concernant le texte de la Nuzhat. Il rapporte, en effet, dans un.111 h le 1 que dans sa description du golfe de Saint-Malo, al-Idrïsï utilise jimn ilcsigner le mois de juillet le vocable istiriyün qui se retrouve dans des flli linunts en arabe de la chancellerie des Hauteville. Or, ce terme, tou t H mu ne celui qui renvoie au mois de juin, brutuyün, est em prunté à une » ni M i l l e du grec médiéval. Leur utilisation est également attestée en 1 ilal >ic, dans la région de Bova, comme l’a bien m ontré Girolamo i iii ai aiisi24. L’utilisation de ces deux m ots par al-Idrïsï témoigne, si besoin m ( lail, île ses connaissances linguistiques vastes, et reflète un intérêt plus Mil" qui apparait également dans un ouvrage sur les simples25 où il four-

■IHtlaiiK'iilul n’est pas remplacé par l’in troduction de H a d j-Sa d o k M uham m ad à sa M iiiiilliin îles passages d ’al-Idrïsï qui se rapporten t au M aghreb: Al-ldrïsi, Le

il11m Xif siècle après J.-C. (V f siècle de l’Hégire), H a d j-S a d o k M uham m ad (éd. I) liiiil i, l'.iiis, Publisud, 1983.

!J i MAN Giovanni, « Osservazioni sulle notizie biografiche com unem ente dif- hi<^ n illn se riltore arabi al-Sharïf al-Idrïsî (v i-x ii sec.) », op. cit., p. 231 ; pou r le IpklH, t / Mijnii, note 19.

i I |i a IN', leremy, « Arabie “June” (brutuyün) and “July” (istiriyün) in N orm an i M l ' ", lu Hulletin o f the School o f Oriental and African Studies, 64, 2001, p. 99-100.

I i4 i \lia<'.AUSI Girolamo, Lessico Greco della Sicilia e dell’Italia méridionale (secoli I tu i I'ali'i me, Centro di S tudi filologici e linguistici siciliani, « Lessici siciliani »,

H |U'HI, | I -IMS et 590.1 I II I ",I m entionnée sous des titres divers : Kitâb al-jàm i’ al-ashtât al-nabât

■IH lIllu Mit les différentes plantes), Kitâb al-mufradât (Le livre des simples) et ■ M li iil ililwiya al-mufrada (Le livre des remèdes simples), deux m anuscrits inédits ■ H t JlMM'i vi s a la bibliothèque Fatih d ’Istam bul et à la Kitâbkhàna-i majlis-i Sanâ li 1 1 ln iiiii I S iî/.gin e n a proposé avec d’autres une reproduction fac-similé sous t ll t i i I Ihlb n l-jâm i’ li-sifâ t ashtât al-nabât w a-durüb anw â’ al-m ufradât

B w iii)» in lliiiii o f th e Properties o f Diverse Plants and Various Kinds o f Simple jif ili ' 'I I S c /g in , Francfort, In stitu t fiir Geschichte der Arabisch-Islamischen Win ■ m 'I litillf ii, •< Islam ic M edicine », vol. 1-3, 1995.

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60 G é o g r a p h i e s a v a n t e , g é o g r a p h i e s y m b o l i q u e

nit des équivalents de chaque nom de plante dans de nomlmmi langues26. Toutefois, dans le cas qui nous intéresse, il est clain'nnNB influencé par une pratique locale qui ne peut naître de la seule fréq iu 'itlH tion de scribes grecs à la cour palermitaine et qui suggère qu’al-Idi im .h >ttt une bonne connaissance des usages linguistiques de la Sicile et/ou )ln régions avoisinantes, telle la Calabre.

A i.-Id rIsï, l’Ifrîqiya, l’ibadism e et les H a m m à d id es

Des études récentes ont également mis l’accent sur des éléments inlci h. , à la géographie d ’alTdrïsî qui ne sont pas sans suggérer des liens étroit s ,\m m le Maghreb et plus précisément avec sa partie orientale. Mais il n’est pas i » ftj tain que ces indices affaiblissent l’hypothèse de liens étroits entre al-kli hi H— la Sicile.

Un premier point, qui a récem m ent fait l’objet de renouvellemcntti concerne la présentation qu’al-Idrïsï fait de l’ibadisme ifrïqiyen. Viij’inli Prévost a m ontré qu’à plusieurs reprises al-Idrîsï fait preuve d’une coniMH sance surprenante de certains toponymes ou éléments berbères liés à l’ilw disme. Ainsi al-Idrîsï évoque Jerba, dans une description courte et relative! m ent approximative, qui ne laisse pas d’étonner de la part d ’un géogrii|*ln qui écrit à la cour de Palerme, dans la m esure où les liens entre l’île ilil qiyenne et la capitale de la Sicile sont intenses entre 1135, date de >« conquête par les Hauteville qui contrôlent l’île jusqu’en 1153, date de lii rébellion jerbienne. Toutefois, on y trouve un élément que seul al-Idii i m entionne : le toponym e d ’Antïjàn27. Ce nom de lieu aujourd’hui disp.ti it

26. La version d ’Istam bul n ’est pas datée et se présente com m e un dictionnaun qui propose pour un term e jusqu’à douze équivalents dans des langues divcrtfl (latin, grec, syriaque, hindiyya, turc, persan, kurde et berbère en particulier) j c f M ey erh o f Max, « Ueber die Pharm akologie und Botanik des arabischen G eographen Edrisi », in Archiv fü r Geschichte der M athem atik, dit Naturwissenschaften und der Technik, 12,1930, p. 45-53 et 225-236. La seconde vefl sion est datée de 1283 et a été copiée à Mâga, elle ne fournit pas les équivalents dmia les différentes langues mais précise les sources de l’auteur, ce qui n’est pas le cas <lit m anuscrit d ’Istambul.

27. P révost Virginie, « A ntijân, un toponym e ibadite chez al-Idrïsï », in Al Andalus-Magreb, 14, 2007, p. 139-147, spéc. p. 142.

Page 55: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

Miisivcment cité dans certaines sources ibadites, comme le lieu où se IHlM'iil l.i kalqa, conseil religieux ibadite, de Jerba. Virginie Prévost a sou- (W il |tiNle titre qu’il est relativement invraisemblable de supposer qu’al- fi«i ii t (insulté les textes ibadites de son époque car ils faisaient l’objet Hftt 1 1 mservation jalouse de la part des adeptes de ce courant28.

(ul il penser qu’al-Idrîsï se rendit sur place, ce qui attesterait de ses )«(111 * 11 I Irîqiya ? Le flou général de la description suggère plutôt qu’il eut

>i un inform ateur oral, ailleurs au Maghreb ou m êm e en Sicile.

■ il h' i nu, Virginie Prévost a m ontré que les inform ations fournies par al- ♦ln mii l’île de Zlzü, à localiser entre l’île de Jerba et Zuwwàga sur la côte (fiim . reflètent là aussi une connaissance peu com m une, au regard des

île géographie antérieurs connus, mais approximative elle aussi, de

r (1,1011 ibadite29. En outre, contrairem ent à la tradition géographique, ■{Huilier al-Bakrï et ceux qui s’inspirent de lui, al-Idrïsï décrit avec pré- p t n 1 1 . . i i i s agressivité les Ibadites de Jerba30. Deux particularités qui, là

■un .u sè re n t une source d’inform ation ibadite, difficile à localiser dans n i i i i i .h elle pourrait avoir été sicilienne aussi bien qu’ifrïqiyenne, d ’au- Hiii <|n < l’importance des groupes ibadites en Sicile est loin d ’être claire.

Amii>' élément à verser au dossier: la bonne inform ation d ’al-Idrîsï Ityli * i iiiinl le dom aine hammàdide. M oham ed M eouak a ainsi avancé que Bjfti|iM|>lir fait également m ontre d ’une connaissance rare et détaillée de

IjfH i’Miir i|iii mène de la Q ala à Bougie31. Néanmoins, dans ce cas égale-

Rhh i 11 i li ment qui semble pointer en direction d ’un lien étroit avec le i(ilii'l' i entrai, est ambigu. Il s’agit d ’une autre région à propos de ■MüHIi .il Mrîsl était susceptible de bénéficier d ’inform ations de première

A L -lD R tS l : UN COMPLÉMENT D’ENQUÈTE BIOGRAPHIQUE 6 1

f §|l H ' i ' l . P 145.

HN I'm Viivi Virginie, « Zïzü, l’île mystérieuse d ’al-Idrïsï », in Acta Orientalia bel- M h I« •00'», p. 323-338.P B. l’iu VON'I Virginie, « Une m inorité religieuse vue par les géographes arabes : les H | |m iIii Sud tunisien », in Acta orientalia Academiae Scientiarum Hungaricae,

ï, *01 Ki, p, 193-204.■ I Mii il>ak Mohamed, « Fortifications, habitats et peuplem ent entre Bougie et Q p l h iIik Itunü H am m äd. Les données du géographe al-Idrïsï (c. 493/1100-c.

■ ( I n ’M », in Mélanges de la Casa de Velazquez. Nouvelle série, 36/1, 2006, (i i ' i 1*1

Page 56: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

62 G é o g r a p h i e s a v a n t e , g é o g r a p h i e s y m b o l i q u e

main dans la capitale sicilienne puisqu’une partie de la dynastie hamma dide se réfugia à la cour de Palerme devant l’avancée alm ohade32. Toutefor., l’auteur a pu se rendre sur place, en raison précisément des relations qui existaient entre cette dynastie maghrébine et les Hauteville, ce que pourr.m suggérer un passage à la prem ière personne contenu précisément dans i cl itinéraire.

La question des liens entre al-Idrïsî et la Sicile est donc loin de pouvoii être réglée définitivement dans un sens ou dans un autre, mais les seules inform ations disponibles suggèrent une naissance sicilienne du géographe, même si ses déplacements postérieurs sont difficiles à retracer. Les études récentes m ettent notam m ent en avant ses relations probables avec l’Ifrïqiya, mais là non plus rien de définitif ne peut être avancé et les inform ations dis pensées par le géographe pourraient aussi bien lui avoir été communiquées en Sicile. Il est vrai que les relations multiples entre ces deux régions, qui participent d ’une même aire commerciale, culturelle et politique en dépit de leurs différences, ne perm ettent pas de trancher. Sans doute faudrait il passer à nouveau en revue l’ensemble des inform ations fournies par al Idrisï concernant le Maghreb et al-Andalus pour déterm iner si leur nature ou leur originalité perm et de tirer des conclusions plus fines sur ce point.

Pour poursuivre avec la biographie d ’al-Idrisï, soulignons que la fin de sa vie n’est guère mieux connue que son début, mais qu’elle aussi semble se dérouler au moins en partie en Sicile.

32. Une partie de la dynastie fuit en Sicile après la prise de la capitale ham m âdide, la Qal‘a Banï H am m àd, par les Almohades en 1152. A l-H àrith et ‘Abd Allah auraienl ainsi quitté l’Ifriqiya en 1152 et al-H arith, qui tenait Bône avant sa fuite, aurail ensuite été rétabli à la tête de la ville par Roger, avant d ’être défait et exécuté par les Almohades. Cf. a l-N uw ayrî, N ihâyat aWarab, N asçâr H. et a l-A hw ânI (éd.), A. A., Le Caire, Al-Hay’a al-Misriyya al-‘àm m a li-l-kitàb, 1983, vol. 24, p. 303 ; cf. aussi Ibn a l-A th Ir, Kâmil al-tawârikh, version arabe dans Amari Michele, éd., Bibliotec» arabo-sicula, éd. revue par U. Rizzitano, Palerme, Accademia Nazionale di Scienzc, lettere e arti di Palermo, « Edizione nazionale delle opere di Michele Amari - Serie arabistica », 1988, vol. 1, p. 336-337 et version italienne dans Id., éd., Bibliotecu arabo-sicula, Rome-Turin, 1880-1881, rééd. Catane, 1982, 1, p. 477-478 et Ihn K h a l d ü n , Kitâb a l-‘Ibar, dans Amari Michele (éd.), Biblioteca arabo-sicula, version il., 2, p. 211 et version ar., 2, p. 542-543.

Page 57: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

A L -Id r ISI : UN COMPLÉMENT D'ENQUÊTE BIOGRAPHIQUE 6 3

A l- Idrïsî après al- Idrîsî :LA BIOGRAPHIE D U GÉOGRAPHE APRÈS LE LIVRE DE ROGER

I >i date de 1154 semble paralyser les esprits. Henri Bresc a pourtan t Ht'iNc sur le fait qu’al-Idrîsî n’achève pas sa géographie en 1154, puisque 1 mmv rage m entionne des dates postérieures à cette dernière. Giovanni i Mil,ni, de son côté, avait avancé quelques décennies plus tô t que cette date

celle du début de la rédaction33, mais cette datation est désormais llrvrime canonique : elle est considérée comme m arquant l’achèvement de lu (»>’( graphie. Répétons donc que tel n’est pas le cas : il est probable qu’une pii nuire version inachevée fut élaborée avant la m ort de Roger en 1154, Ütiil’i que l’entreprise fut poursuivie et portée à term e sous Guillaume Ier.

I »'mil re œuvres sont attribuées à al-Idrlsï mais les rattacher à un contexte Min i’. est encore plus problém atique que pour sa célèbre géographie. I limtmit de côté ici la question du traité sur les simples qui est attribué à al- lili im cl dont on connaît deux versions du XIIIe siècle, fort dissemblables34, iili n icHera à l’autre traité de géographie attribué à cet auteur.

I < < ,is du traité de géographie qui s’inspire du Kitâb al-Nuzhat, le Uns al- fbii/ini wa-rawd al-furaj (« La distraction des coeurs et les prairies de la tiniii mplation »), attribué à al-Idrïsï et également désigné sous le titre de » IVlil Idrïsî », est complexe35. Il nous est parvenu à travers deux m anus-

\ \ Il reprend de la sorte R u b in a cc i Roberto, « Elim inatio codicum e recensio (■(h Inlroduzione al “Libro di Ruggero” », in Studi Magrebini, n° 1, 1966, p. 1-40.

I I Sur ce traité, cf. note 22.■ n Si /( , i n F. en a proposé une édition fac-similé : al-Idrisi, Uns al-m uhaj wa-rawd jfl fiilttj CI lie Entertainm ent o f H earts, and Meadows o f C ontem plation), Sezgin F. U>l i I iiincfort, Institu t für Geschichte der Arabisch-Islamischen Wissenschaften, Pllliuiiic geography », 1984, à partir de deux m anuscrits (H ekim oglu n° 688 et Ili -ni II usnï, n° 1289) qui datent respectivem ent et hypothétiquem ent du

n V Min le cl du x v f siècle. Un troisièm e m anuscrit serait parvenu d ’Alep à Londres (H iil la publication du travail de F. Sezgin. La partie concernant al-Andalus a été mlli'i : ni Idrlsi, Los caminos de al-Andalus en el siglo X II, M izal J. A. (éd. et trad.), MhiIiiiI, < S.l.C .-Instituto de filologia, 1989. O n dispose également d ’une édition ili- lii l'iii lie concernant le M aghreb et le Bilâd al-Sûdân : al-Idrïsï, Uns al-m uhaj wa- fclli/ il/ f'uraj : qism shamâl al-Ifrïqiya wa-l-Bilâd al-Sûdân, éd. Nühï al-Wàfi, Rabat, H I 1111Itik.i al-Magribiyya : W izârat al-Awqâf wa I -Sh’ün al-Isâmïya, 2007. On im . |"»ur l’F.urope cen trale: D ucene Jean-Charles, « Poland and the Central I h 111|h lu the Uns al-muhaj by al-Idrïsï », in Rocznik Orientalistyczny, 61, fasc. 2, jiNlH, |i '' 30 ; enfin, lean-Charles Ducène prépare une édition et une traduction P ll tiliil>M' de cet ouvrage qui devrait paraître bientôt.

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(If iO C H A m W SAVANTV, U f i t x m i ' l l l l M'AI/IO/ I IJUI

crits de mauvaise qualité36. S’agit-il véritablem ent d ’une composition i l '« Idrïsi ? Au-delà de sa brièveté par rapport à la Nuzhat, le contenu de I I w diffère de celui du « Livre de Roger » et ces variations substantielles ne p. ni vent m anquer d ’intriguer37 Ne s’agit-il pas p lu tô t d ’un texte plus t.mli! i | t | s’appuie sur la N uzhat et la synthétise, to u t en en corrigeant en Mita points ? Seule une comparaison systém atique des deux textes pourra I.mi# la lumière sur leurs relations38.

La date de 1192 donnée pour son achèvem ent sur un des m an u si™ stam bouliotes39 semble exclure définitivem ent que l’ouvrage puisse elir .1, notre géographe. Si l’on veut tout de même le considérer comme une <vm if d ’al-Idrïsï, soulignons que son existence m ilite pour la poursuite de lYttj quête sur la vie d ’al-Idrlsï au-delà de la m o rt de Roger II...

Ce dernier point se concilierait parfaitem ent avec une série d ’infoim.i tions qui indiquent qu’al-Idrïsï ne quitta pas l’île après la rédaction *l< I. Nuzhat et qu’il continua d ’y travailler p o u r la dynastie des Hauteville. I n effet, si al-Isfahànï cite al-Idrîsî dans son œ uvre, m i-dictionnaire de /nlui qàt, m i-anthologie poétique, c’est parce q u e ce dernier avait également développé une activité dans ce domaine. L’auteur nous précise qu’il coin posa un ouvrage intitulé Rawd al-uns w a-nuzhat al-nafs (« Le jardin «lu l’amitié et le divertissement de l’âme ») po u r Guillaume Ier, le fils ili Roger II40, qui régna entre 1154 et 1166. Ceci, d ’une part, suggère qui li

36. Cf. n o te précédente.37. Pour u n exemple, on verra la com paraison faite entre le deux textes p#|

Virginie Prévost concernant le Sud tun isien : PREVOST Virginie, « Les itinéraire* d ’al-Idrïsï dans le Sud tunisien : deux versions b ien différentes », in Zeitschrift ilei Deutschen Morgenlandischen Gesellschaft, 157/2, 2007, p. 353-365.

38. Pour u n avis contraire à ce qui n’est pou r l’instan t qu’une hypothèse à appro fondir, on se reportera aux travaux de J.-C. D ucène, qui ne nie pas ces différences, ! mais pou r qu i al-Idrïsï aurait complété le texte e t modifié les cartes de la Nuzhai dans le Uns al-muhaj, cf. D u c e n e Jean-Charles, « Poland and the C entral Europe in the Uns al-m uhaj by al-Idrïsï », op. cit., p. 17.

39. Sur ce point, on consultera l’in troduction à al-Idrïsï, Los caminos de al Andalus en el siglo xn, op. cit., p. 27.

40. O m a n Giovanni, « Osservazioni sulle notizie biografiche com unem ente dif­fuse sullo scrittore arabi al-Sharïf al-Idrïsï (vi-xri sec.) », op. cit., p. 226.

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A l In u ts l U N C O M H f M I ’N I n 'H N Q U r il IIIO liH A P H K JU B

nt .1 il liliisi en Sicile se prolongea effectivement, et, d ’autre part, leh ........... . mi contenu poétique. Il est également possible que la proxi-tli i f lin. avec celui du « Petit Idrîsï » ait amené à attribuer à al-Idrïsï

»Iimuh me géographie qui n ’est peut-être pas la sienne.

|| d i| it 11«mu du troisième volet de l’activité idrîsienne, après la géogra- |t il lit pharmacologie. Adalgisa De Simone a présenté al-Idrïsï aussi ÏHliiu un poète, bon connaisseur de la production contem poraine, ce queIl iitv.tit, mais elle a donné à ce troisième volet de son œuvre une dim en-

h l l iilii» i m urète41. Elle a en effet traduit des vers d’al-Idrïsï cités dans des lllilMilni' h et proposé d ’identifier al-Idrïsï avec un polémiste auquel le

CiMi i f \ plien Ibn Qalàqis a eu à faire en Sicile42. L’épisode qui les aurait i» itui l'i i .rs se déroula entre 1168 et 1169. Il faut dire que cela irait à l’en- H'Hi" • lr l.i date de décès du géographe habituellem ent retenue et placée

B f t I Ifi'i pour une raison obscure. Un tel allongement de la vie d’al-Idrïsï Mi ni i mu ili.ible avec la seule date précise avancée pour la m ort d ’al-Idrïsï, P l iu i 11 llr de Léon l’Africain, inacceptable, une date que nous avions évo-

il,ni'. notre article de 2001 pour la première fois, en nous appuyant sur Ùm pii d ’al-Isfahànï, sans guère de succès : à savoir 571 H, c’est-à-dire | | n ii7f>43.

C on clusions

■ Q iicIIi". grandes lignes de la vie d ’al-Idrïsï est-il donc possible de retra- it>i l ni ivée de son père en Sicile est datée par al-Safadï à la fin des années llhli Admettons que l’exilé n’ait pas quitté al-Andalus im m édiatem ent en

il I >i Sim o n e Adalgisa, « Un’ipotesi su al-Idrïsï geografo e poeta », in Azhar. ttinfi iiiuho-islamici in memoria di Umberto Rizzitano (1913-1980), P el u tt er i âliliiuiiiii et M o n ta in a Giovanni (dir.), Palerme, Facoltà di lettere e filosofia p l i I Niivi isità di Palermo, « Studi e Ricerche », 23, 1995, p. 111-123.

I ' I ,i controverse oppose al-Sharïf al-M akïn, qu’Adalgisa de Simone proposeil ......... lier à al-Idrïsï, et Ibn Qalâqis : il s’agit de déterm iner si un m ot utilisé dansP tp (hii'mi' d ’Ibn al-Labbâna (m. 1 113) doit être lu ‘alaq ou ‘ulaq.

I ' Ai Iü fahânï, Kharîdat al-qaçr wa-jarîdat a l-‘asr, éd. U . al-Dasüqï et A. ’Abd il \ i un, s. d., vol. 4, p. 163. Cf. A m ara Allaoua et N ef Annliese, « Al-Idrïsï et les MitMiiiiiidides de Sicile : nouvelles données biographiques sur l’au teur du Livre de m i i', ii/). cit., p. 125.

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G é o g r a p h i e s a v a n t e , g é o g r a p h i e s y m b o l i q u e

1057 et qu’en 1059 il ait eu 18 ans. S’il a donné naissance à al-ldrïsl à un ,»c relativement avancé, m ettons 58 ans, en 1099 donc, al-Idrîsl a tou t à fail pu

m ourir en 1175-76. Il est donc im pératif de ne plus s’agripper aux daUn, qu’aucune source n’établit définitivement, retenues jusqu’ici et de ne |mi» dem eurer focalisé sur la géographie d ’al-Idrisi et la date de 1154.

Deuxième point, si l’on accepte cette ouverture, ce serait moins le passap,* d ’al-Idrïsï à un mécénat chrétien que les conditions de sa naissance el ■ li son éducation, en partie siciliennes, qui expliqueraient le relatif silence «h sources en langue arabe sur le géographe.

Enfin, on peut se dem ander pourquoi il est si im portant d ’identifier è défaut de l’origine exacte du géographe, l’aire régionale dans laquelle il il évolué. O utre que l’image, encore floue certes, qui se dégage peu à peu, taul à complexifier quelque peu le personnage, elle oblige également à nuanu'l la logique des allégeances et des relations entre les entités politiques de l>i M éditerranée centrale, l’idée que nous avons de la société sicilienne et «lu mécénat des Hauteville. Une telle enquête, loin d ’être motivée par la volonté d ’assigner une « identité » quelconque à al-Idrisï, vise à contexlu.i User, d ’un point de vue culturel et intellectuel, son œuvre. Ce point n'ctl certes pas indifférent lorsque l’on considère les transform ations profonde qu’il a apportées à la géographie islam ique...

Annliese NlJ Université Paris 4-Sorbomn-

Page 61: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

Les cartes anthropomorphes d ’Opicinus de Canistris (1337)

(- 'y ' EST À u n voyage peu o rdina ire que je vous convie : il vous perm et- tra de découvrir une géographie et une cartographie très singu-

-> J lières, celles d ’Opicinus de Canistris, né à Pavie en 1296 et m ort en A* li'unii vers 1353 après une vie aventureuse à bien des égards. Si les cartes IIiiIihisomorphes qu’Opicinus nous a laissées sont déjà plus ou moins H'hihm les explications qui en ont été proposées jusqu’il y a peu de temps n litli'h l incertaines et approximatives, pour deux séries de raisons :

h h il d'abord, les premières cartes opiciniennes publiées - celles qui figu- ■ lll ilmis I édition en 1936 par Richard Salomon du manuscrit Palatinus (tidiiii 1993 de la Bibliothèque apostolique vaticane1, ne sont pas chrono-

lient les premières réalisées par leur auteur. Car un second manuscrit *'( i|'ltimis (Vaticanus latinus 6435), présentant des cartes plus nom - p t h ' ■ i l plus précises, fut découvert pendant la Seconde guerre m on- ■*1« i tonsidéré à tort par R. Salomon comme postérieur au précédent, il IHI i ni i ii liiil antérieur2. Ce codex rédigé sur papier est composé de 23 qua- IfiiiM it.iliicrs com portan t quatre bifeuillets). M alheureusem ent, il Ht<tni|iu' quelques folios au début ; d ’autres sont incomplets du fait de l’hu- Hililiii le codex com prend donc aujourd’hui 88 folios (soit 176 pages M it vri'.o) - sur un total qui devait être de 92 au départ - au contenu

■ lli» , voue surchargé. Sa transcription paléographique dem ande du

llAliiMnN Kichard G., Opicinus de Canistris. Weltbild und Bekenntnisse eines ■ ■ h .... -h lien Klcrikers des 14. Jahrunderts, rééd. Lichtenstein, Kraus Reprints,H l h i i w i ) .

V m h I m i a i i i i . Muriel, « Une cartographie “à la folie” : le jou rna l d ’O picinus de Blah li ni Mélanges de l’École française de Rome (Moyen Âge), École française de ÜtH» H '' ’007, p. 364 ; 2008, p. XXI-XXII.

Page 62: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

68 G é o g r a p h i e s a v a n t / , g é o g r a p h i i s y m h o i.i q m

temps, mais ne présente pas de difficultés majeures3. Dépourvu de Iiln il de plan, le Vaticanus4 présente un contenu disparate et touche à ton I. » domaines : théologie, astronomie, littérature, médecine, vie quotidieniu' ,1 Mais la géographie et la cartographie occupent une place prépondéra un Les allusions géographiques com m encent dès le début du texte et sont pu sentes dans deux des trois croquis géométriques de la première moitié «lu manuscrit. Les cartes anthropom orphes proprem ent dites n’apparaissent que dans la deuxième moitié ; on en compte 23 (sur 34 dessins au total ' i

La seconde raison tient au caractère ésotérique et déroutant des carlei d’Opicinus dans ces deux manuscrits. Si une approche superficielle autoi iwl

d’emblée une comparaison avec les cartes m arines de l’époque, l’analyse c|t profondeur du tracé de ces cartes, des éléments qui l’ornent, des nom

breuses notes qui y figurent et qui sont indissociables du reste des manu» crits, m ontre une cartographie étrange et complexe, difficilement compté hensible. Dès 1952, la possibilité d ’une maladie mentale sous-tendant I. travail de ces cartes a été émise6 ; puis pendant près de 50 ans, les op in io n »

réticentes à adm ettre à la folie d ’Opicinus (les plus nombreuses j u s q u 'e n

1990 environ) ou favorables à cette hypothèse (en nom bre croissant depuii les années 90) se sont multipliées7, d ’autant plus que l’intérêt des clin cheurs pour les cartes du Vaticanus devenait plus vif. Mais, en l'absente d ’une édition globale du m anuscrit, ces hypothèses ne pouvaient élu

3. Pour la description com plète d u m anuscrit, voir La h a rie Muriel, Le jountiil singulier d ’Opicinus de Canistris (1337-vers 1341). Vaticanus latinus 6435, Cité iltt Vatican, Bibliotheca apostolica Vaticana, 2008, p. XXXVII-XLIII.

4. Dans cet article, le Vaticanus latinus 6 435 est appelé de façon abrégée I Vaticanus ; et le Palatinus latinus 1993 : Palatinus.

5. Les dessins du Vaticanus latinus 6 435 sont num érotés de V 1 à V 34 ; Ici planches du Palatinus latinus 1993 de P 1 à P 52. Cette num érotation est déjà utili sée dans les travaux de Sa l o m o n Richard G. (op. cit.), d ’une part, dans ceux de Roux Guy et La h a rie M uriel (« M ort et renaissance d ’O picinus de Canistris en 1334 », iit M ort et Création, Chem am a-Steiner Béatrice et Fritschy Françoise (dir.), Paris, L’H arm attan , 1996, p. 181-200 ; Art et Folie au Moyen Age. Aventures et Énigme» d ’Opicinus de Canistris (1296-1351 ?), Paris, Le Léopard d ’Or, 1997), d ’autre part.

6. Voir K ris Ernst, « Un artiste psychotique du Moyen Age », in Psychanalyse dé l'art, Paris, PUF, « Le Fil rouge », 1978.

7. Voir La h a rie Muriel, Le Journal singulier d ’Opicinus de Canistris (1337-vert1341). Vaticanus latinus 6435, op. cit., p. XXIII-XXXVII.

L u s c a r l i s a n t h r o p o m o r p h e s d 'O u c i n u s dp. C a n i s t r i s ( 1337)

lit h km ment étayées. lin tant que médiéviste et en tant que spécialiste de la hllli médiévale, j ’ai ainsi été amenée à m ’intéresser au personnage et à S t iv ir d'Opicinus. J’ai donc mené à partir de 1992 un travail de plus de !l> iin. com portant deux aspects com plém entaires: d ’une part, la trans- H|iiniii et l,i traduction du m anuscrit Vaticanus latinus 6435, effectuées

u n I. soutien de l’Ecole française de Rome, et qui ont été récem m ent n11 «11e. ■ s a la Bibliothèque apostolique vaticane8 ; et, d ’autre part, une ||i|i|ih lie interdisciplinaire menée avec des psychiatres compétents, notam - tti ni le I >r Guy Roux. D épourvus bien sûr de tout a priori au départ de Util i> eni|uête, nous avons pu progressivement établir qu’Opicinus souffrait j'illir |*i ave psychose quand il avait élaboré sa cartographie et que l’on pou- l’iit décoder les représentations liées à cette psychose9. Je vous propose limm une présentation générale des cartes anthropom orphes du Vaticanus : Ml * ^millions originales de leur élaboration ; puis la description de deux | uniie elles, assortie de commentaires qui m ontreront leurs liens avec l’en- •I m ille du codex.

C o n d itio n s de réalisation : u n faisceau favorable

1 ii biographie d’Opicinus étant désormais connue10, nous n’envisagerons |tl i|ne les traits de sa personnalité et les événements de son existence qui Hlll déclenché chez lui une démarche cartographique singulière alors qu’il i ni iluns sa quarantièm e année.

« I \i iarie M uriel, Le Journal singulier d ’Opicinus de Canistris (1337-vers 1341). tÎMli imus latinus 6435, op. cit.

tt Voir les travaux individuels ou com m uns de R oux Guy et La h a rie Muriel.m le prêtre nous fournit lui-m êm e des renseignem ents sur son existence, car en

iilii" «Il 1.1 planche P 20 (Palatinus, fol. l l r ) qui présente l’autobiographie résumée deI iiiiii ut ,i 40 ans, l’ensemble du Vaticanus constitue une vaste autobiographie : en ►Ht I. quels que soient les thèm es apparem m ent abordés ou dessinés, le scribe ne Uüllt que de lui ; mais il faut tenir com pte du fait que ses propos, infléchis par la psy- ►Iiihi . nécessitent un décodage serré. Pour une vue complète de la biographie il t'pu Inus de Canistris, voir Roux Guy et La h a rie Muriel, A rt et Folie au Moyen Âge. Mtuliiivs et Énigmes d ’Opicinus de Canistris (1296-1351 ?), p. 47-52 et 171-265 ; Ni h • v ( Iny, Opicinus de Canistris (1296 - 1352), prêtre, pape et Christ ressuscité, Paris, | i 111 >| sud d’Or, 2005, p. 13-60 ; La h a rie Muriel, Le Journal singulier d ’Opicinus de (bttii>/iis ( 1337-vers 1341). Vaticanus latinus 6435, op. cit., p. XLVII-LII.

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7 0 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

Des études et des aptitudes personnelles

Dès son enfance, le jeune Opicinus est attiré par l’enluminure : « J’étudi.ir. surtout la peinture des images », raconte-t-il lui-m êm e (année 1308)11, pi i vilégiant ainsi rétrospectivement un apprentissage qui a eu lieu au milieu du cursus classique d’un jeune garçon de bonne famille à l’époque, mais laissant aussi deviner un don inné pour le dessin. Son talent de géomètre qui st) retrouvera dans ses cartes s’est probablement révélé là aussi dès son jeum âge (la géométrie appartient au quadrivium). A-t-il dès cette époque appi i*. également des rudim ents de géographie ? Nous ne pouvons répondre à celU question. En revanche, il détenait vraisemblablement déjà une grande curin sité d ’esprit, ainsi qu’une intelligence et une mém oire peu communes, donl il fera preuve par la suite, notam m ent lors de la réalisation du Vaticanus. A l’âge de 20 ans, alors qu’il se trouve en exil à Gênes avec sa famille pour troii ans (1316-1318) en raison des luttes fratricides qui opposent guelfes et gibe lins, Opicinus manifeste à l’évidence goût et talent pour l’enluminure. « J'.il appris l’art de l’enlum inure des livres quand j’habitais Gênes, la porte tic l.i barbarie, en étant pauvre12. » Et c’est là qu’il acquiert une vaste culture il base m ném onique, notam m ent dans le dom aine de l’Ecriture sainte p u laquelle il se déclare cupidus (V 15, fol. 71r).

Un contact croissant avec les manuscrits cartographiques de son temps

C’est également lors de ce séjour forcé à Gênes qu’il découvre les pic mières cartes marines (longtemps appelées à to rt « portulans ») : « Gênes ,t m ontré com m ent s’y prendre pour dessiner l’univers de Pavie13. » Il s’agit sans doute des travaux cartographiques de Giovanni Carignano et <k Petrus Vesconte, peut-être même de la célèbre carte pisane. Alors que le» m appem ondes circulaires traditionnelles, au tracé plus qu’approximanl présentent un lien structurel entre l’espace et l’histoire biblique et sonl tli n constructions symboliques (en particulier, les célèbres mappemonil' i d ’Ebstorf et de Hereford du milieu et de la fin du xiii' siècle), les cartel

11./« picturis ym aginum plus studebam.12. Illuminatio librorum ex arte quam pauper didici I(i)anue barbarie (fol. 65r).13. lanua dédit uiam scientie describendi m undum Papie (fol. 53r).

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L e s c a r t e s a n t h r o p o m o r p h e s d ’O p ic in u s d e C a n is t r i s (1 3 3 7 ) 71

•Millinés, qui se diffusent en Occident depuis le tou rnan t du x iif et du HIV' siècle, proposent une représentation du m onde connu beaucoup plus É f é i ise car elles sont destinées aux gens de m er : elles indiquent de manière il peu près correcte le tracé des côtes qui bordent la m er M éditerranée et les lit »ni:, des ports. Non seulement Opicinus examine ces nouvelles cartes, ni h-, il commence à s’en inspirer pour faire des croquis. Son talent inné pi h h le dessin commence donc à se spécialiser dans la cartographie dès l’âge ili* .'(i ans. Mais après ce contact précoce avec les cartes marines génoises, i tpu mus revient à Pavie, devient prêtre (1320), puis se livre pendant plu- •U'iii •. .innées à des m anœ uvres douteuses pour m onter dans la hiérarchie.Il fit i il alors bon nom bre de traités religieux, mais dépourvus de dessins. On loin ne s’il a revu des cartes et s’il a continué à y travailler pendant les dix ans t|!ti .nivent son séjour à Gênes, car il ne donne aucune précision autobiogra­phique à ce sujet. Mais on peut supposer, au vu de ce qui lui est ensuite arrivé, i|im .oii intérêt pour les cartes s’est maintenu, au moins en veilleuse.

[ l'n I '28, le prêtre com m et une erreur qui conditionnera tou t le reste de fllili l'xistence : il com m et un acte sim oniaque et se fait excommunier par I > ‘i 1111o de Pavie14. Le jeune prêtre s’enfuit précipitam m ent de Pavie et, iipn n rnviron un an d’errance, arrive à la cour d ’Avignon en espérant y

p i l i r ses forces et sa situation sociale. Grâce à son talent d ’écrivain, il itltlii ni du pape Jean XXII un poste de scribe à la Pénitencerie apostoliqueI ! l 'ü) ; mais peu de temps après, il est retrouvé par ses poursuivants qui lui ||iii nient un procès devant la Rote. Malgré les affres que lui cause ce pro- i h i )pic inus continue ses activités intellectuelles : il écrit deux traités (le |lt l>iirminentia spiritualis imperii15 et le De laudibus16). Et il peut à loisir

■ 14 Voir Roux Guy et La h a rie M uriel, A rt et Folie au Moyen Âge. Aventures et M in i" ' ' il'Opicinus de Canistris (1296-1351 ?), op. cit., p. 49-50 ; La h a rie M uriel, Le HMIIim / singulier d ’Opicinus de Canistris (1337-vers 1341). Vaticanus latinus 6435,il).......... t. XI .VI1I-XLIX.

I ' I ii* i>reeminentia spiritualis imperii (1329). Copies du xiv* siècle : Bibliothèque toili'/ii/iii’ vnticane, Vaticanus latinus 4115, fol. 1-22 ; Paris, BnF, ms lat. 4046, fol.

HlMv 11 Hv. fid. partielle dans Sc h o l z R., Unbekannte Kirchenpolitische StreischriftenI iln /r i t l.udwig des Bayern (1327-1354), Rome, tom e I, 1911, p. 37-43, et

I...... Il 1914, p. 89-104.r lit /'< laudibus Papie (1330). Voir M a io c c h i R. et Q uintavalle F., Anonymi

liber de laudibus civitatis Ticinensis, dans Rerum Italicarum Scriptores,II I, t HU di Castello, 1903, p. 1-52 : éd. du De laudibus. G ia n a n i F. dans Opicino

■ { l'Ationimo Ticinese (Cod. Vaticano Palatino latino 1993), Pavie, 1927 ;

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72 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

consulter à la bibliothèque pontificale des m anuscrits géographiques qui )• rem ettent en contact avec le m onde géographique qui l’avait frappé à ( ii'nrti et qui vraisemblablement le séduisent de plus en plus, qu’il s’agisse il« copies de m appem ondes traditionnelles, des cartes marines pisancs i«| génoises déjà vues dans sa jeunesse, du Liber secretorum fidelium crucis «1« M ario Sanudo17, offert au pape Jean XXII en 1321, en même temps t|iu l’atlas de Petrus Vesconte18 ou des travaux de Paulin de Venise19 et des i «ir tographes majorquins (probablem ent Angelino Dulcert). Opicinus lève il» tem ps en temps le voile dans son journal sur ces influences : « Sur la c.it it de la m er navigable dressée par les Génois et les M ajorquins, on peut évu luer le nom bre exact de pas à l’aide des milles indiqués sur les côtés de 101« carte20. » Nous avons récem m ent m ontré que ces différentes sources oui inspiré l’auteur du Vaticanus, lequel offre une synthèse singulière ilef modèles cartographiques de l’époque21.

L’influence de la psychose

De 1331 à 1334, le prêtre lutte pour essayer de gagner (malhonnêl« m ent !) son procès. Mais au prin tem ps 1334, il entre dans la psycfeos« d’où une perte de contact avec la réalité : à partir du 30 m ars et pendlnl une quinzaine de jours, il est victim e de ce que nous appelons aujom d ’hui une bouffée délirante aiguë (alternance d ’agitation extrêm e et «1« prostration, hallucinations visuelles et auditives, perte des repères spatin

rééd., Pavie, 1996 (avec édition du De laudibus, p. 73-121). Ce traité com m e le pii> cèdent ne com portent pas de dessins.

17. Sa n u d o M arino, Liber secretorum fidelium crucis( 1" version), Cité du Vati< mu Bibliothèque apostolique vaticane, Vaticanus latinus 2 972 (xiv' siècle).

18. P etrus V esc o n t e , Atlas, Cité du Vatican, Bibliothèque apostolique vatiniiw, Palatinus latinus 1362 (xiv* siècle).

19. Paulin d e V en ise , De mapa mundi, Cité du Vatican, Bibliothèque apostoli<in<‘ vaticane, Vaticanus latinus 1960 (xivc siècle) ; Compendium ou Chronologia Mnyini, Paris, BNF lat. 4 939 (1329-1334).

20. In mappa maris nauigabilis secundum lanuenses et Maioricenses, habetur cet lit taxatio passuum per miliaria que in lateribus huius carte (fol. 59r). Voir aussi V U (fol. 85v).

21. Voir La h a rie M uriel, « Une cartographie “ à la folie” : le journal d ’Opicinus «U ( 'anistris », op. cit.

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L e s c a r t e s a n t h r o p o m o r p h e s d ’O p ic in u s d e C a n i s t r is (1 3 3 7 ) 73

temporels...22). Convaincu d’être devenu le Christ m ort et ressuscité, du fai! de la proximité chronologique entre cet épisode pathologique particu- llfi ri l.i Semaine sainte, Opicinus considère que l’année 1334 correspond à M «rt onde et vraie naissance. Puis il développe progressivement un délire iiimnH|ue mégalomaniaque à portée cosmique23, où l’im agination est sou- lÜiiiiiK' : il s’identifie successivement à Dieu, au Soleil, à la Vierge Marie, à Dllit |< an, à l’Europe, à la tortue, etc. Très vite, l’évolution de sa psychose jpiihn Irrisée par une prédom inance de la pensée spatiale) le pousse à des- j^lPf : « Ibut au long de ces trois ans [1334-1337], j’ai rempli avec une foule tlf textes une quantité im portante et pour ainsi dire considérable de feuilles il> |mii hemin [...], avec des sortes de dessins et de roues tournant en sens fkiiliiiiie et mobiles, concernant la représentation de l’orbe terrestre et des felliri. images du mystère24. » Ces brouillons, à contenu souvent cartogra- i lii |ti. sont à la base des singuliers dessins que l’on trouve dans le plfiim us et le Palatinus. L’im agination du scribe devenu psychotique est tllm nlrr par les connaissances géographiques qu’il a précédem m ent t>ni‘i imiecs : il passe de plus en plus de tem ps à dessiner ; et ses images ont hlivi ni un contenu géographique. Autrem ent dit, il a trouvé son moyen

v.ion privilégié, d ’autant plus qu’il estime que cette œ uvre lui est ijti tei l'.n I )ieu : « C ’est Dieu seul qui a ouvert m on intelligence pour que, | i i nmi l'original d ’un autre, je le recopie ici, sans que personne me l’ap- p f H l l i r - , »

f t |i |i I ' alors qu’Opicinus est définitivement devenu un grand délirantfin m>mi |in1, son procès devant la Rote se term ine par son acquittem ent (car

I 1 i|ii> iiiiis emploie une expression révélatrice pou r désigner cette m aladie qui■ fiilil ' ii r l lcrrifïé : « la p rostration (ou l’anéantissem ent) de m a personne » (pros-

K / h MIi'I : V 2, fol. 49r).I I I'miii 1rs détails de la form ation et des m anifestations de cet état pathologique

H l|M r iiiilnnrd’hui « paraphrénie », voir R oux Guy et La h a rie Muriel, A rt et FolieHtmI i'm Agi'. Aventures et Énigmes d ’Opicinus de Canistris (1296-1351 ?), op. cit.,

H S,' rl MI-232 ; R oux Guy, Opicinus de Canistris (1296 - 1352), prêtre, pape et» « I il <’, op. cit., p. 42-44 ; La h a rie Muriel, Le journal singulier d ’Opicinus deH /i|H > l / l l / vers 1341 ). Vaticanus latinus 6435, op. cit., p. L-LI.

é l /'11 lto\ ires annos continuos multa et quasi innumerabilia folia cartarum [...] W iiuriis modis ym aginum et rotarum super descriptione orbis terrarum et

Jp lfH i fiyururuni misterii (fol. 53r).h %(</((■• liaient Deus aperuit m ihi intellectum u t ad exemplar alterius illam

PHtti "i, iietnine me docente (fol. 77v).

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74 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

le scribe avait continué ses tractations et m anipulations de tém oins en sous-m ain ...). L’issue positive de cet événement judiciaire déclenche un épisode hypom aniaque (surexcitation dans tous les domaines) qui stimule 1 sa créativité. C’est dans ce contexte qu’il se m et à rédiger en secret le codex j sur papier Vaticanus latinus 6435 : de juillet à novembre 1337, il note presque chaque jour spontaném ent dans ce journal les idées délirantes qui l’habitent, en utilisant un style herm étique ; et il les traduit en dessins qui, comme nous l’avons vu plus haut, offrent un caractère si énigmatique qu’ils . ont à la fois fasciné et souvent induit en erreur les chercheurs qui ont tente de les com prendre à l’époque contemporaine.

Entre 1338 et sa m ort (survenue dans des conditions inconnues ver* 1 1353), Opicinus continue son existence insolite en Avignon : son intén'i pour les cartes de la bibliothèque pontificale continue donc à être satisf.iit autant qu’il le souhaite. Enfermé dans sa psychose, il peaufine son codex 1 (notam m ent avec de nom breux addita de bas de page) ; et surtout, il met au point les grandes planches sur parchem in du Palatinus latinus 1993, qui reprennent et explicitent de manière beaucoup plus imposante, mais aussi beaucoup moins vivante, les thèmes de son journal.

Les personnages des cartes o pic in ien n es : quelques exemples significatifs

Rappelons d ’abord le contenu général la culture géographi(|m d ’Opicinus dont témoigne le Vaticanus26. Le scribe connaît et représente leu trois parties du m onde connu : Europe, Afrique et Asie (surtout 1’Asir m ineure) - ce qui correspond en gros aux connaissances de l’époque sm l,i terre habitée (« œ koum ène »). Et ses cartes sont en général centrées sur 1« 1 bassin méditerranéen. Mais c’est l’utilisation que fait Opicinus de se» I connaissances géographiques et des cartes qu’il a consultées qui est très Of I j ginale : en effet, le scribe ne s’intéresse qu’à ce qui peut servir le délit# 5 gigantesque qui l’habite et qui s’accompagne d ’une dilatation cosmique dt> 1 son identité. Com m e tous les psychotiques atteints de mégalomanie, il pro* ] jette son image corporelle à l’échelle d ’une région, d ’un pays, d ’une partit

26. Voir Lah a rie Muriel, « Une cartographie “à la folie” : le journal d ’O picinus il« Canistris », op. cit., p. 3 6 5 -3 6 9 .

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L e s c a r t e s a n t h r o p o m o r p h e s D’O p ic in u s d e C a n i s t r is (1 3 3 7 ) 75

•lu monde ou du cosmos : il s’agit d ’une stratégie pathologique de l’occu- jiilt ion de l’espace. Ce qui veut dire qu’il considère qu’il est tout et qu’il est I' h tout, sans tenir com pte du tem ps et de l’espace27. Il s’agit là d ’une exa- I" i .il ion pathologique de la théorie de l’hom m e-m icrocosm e courante à |V|iiH|ue, selon laquelle l’hom m e microcosme reflète en m iniature l’univers MU m.icrocosme. Ces convictions délirantes favorisent donc des identifica- liih!•. multiples (déjà notées plus haut), en l’occurrence ici des identifica- Ihiii*i géographiques, om niprésentes dans les cartes.

i ri le cartographie entièrem ent égocentrique - car au service exclusif de mu ,tuteur - et exprim ant une pensée spatiale typiquem ent psychotique, WiSrntc de plus des traits fortem ent manichéens, avec de nombreuses ■Aires et expressions antithétiques. Car le délire d ’Opicinus com porte un Vu .,ml persécutif classique, dirigé essentiellement contre le pape Benoît Hll 11 '34-1342) à qui le prêtre voue une haine démesurée. Signalons enfin »|Ur l'on peut rem arquer dans ces cartes anthropom orphes de nom breux §<»|ii • i . érotiques et scatologiques, liés à l’état d ’excitation dans laquelle se llnm r le scribe lorsqu’il les réalise.

Il rsl impossible de donner un titre unique aux cartes du Vaticanus, car plie* n présentent plusieurs personnages et plusieurs idées à la fois ; elles •nul pur ailleurs surchargées d ’une m ultitude de thèmes et d ’éléments D'i i miluires. Chacune des cartes anthropom orphes d ’Opicinus m érite donc mu présentation et une analyse couvrant plusieurs dizaines de pages, h mi mu les études faites par le Dr Guy Roux l’ont m ontré28. Un survol

■ j'I ilr de ces cartes nous m ontre principalem ent l’Europe et l’Afrique pipHM'iilées sous la form e d ’êtres hum ains m unis d ’un visage et de Hi> nil'ii's, plus ou m oins vêtus, et esquissant des gestes significatifs, ainsi Mu un .ill'reux diable coloré qui coïncide avec le bassin m éditerranéen. Et h mu i il rte à l’autre, ces personnages changent d ’apparence, d ’expression et d'riltllude. D’autres créatures an th ropom orphes peuplent les cartes

f, » Nous avons en effet sous les yeux toutes les catégories de lieux et de tem ps ttlIHiil'livs en un seul hom m e » (Habemus enim ante oculos nostros in genere omnia pHf H! h'iiipora in unum collecta : fol. 23r).M l Voir Houx Guy et La h a rie M uriel, Art et Folie au Moyen Âge. Aventures et

KkMtli1' i/ ’( >l>icinus de Canistris (1296-1351 ?), op. cit. : V 2, V 4 et V 5, V 21 ; Roux ■Hli! I i/i/i Inus de Canistris (1296 - 1352), prêtre, pape et Christ ressuscité, op. cit. :

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76 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

d’Opicinus : la tarasque océanique (assez souvent), l ’Asie divinisée (plus rarement), le me contenterai ici de décrire l’essentiel des deux cartes opici - niennes les plus significatives (V 6 et V 25), en centrant m on étude sur les personnes et les anim aux qui les animent. Le com m entaire rapide que j’en ferai - historique et géographique surtout, mais également psychiatrique - nécessitera de faire appel non seulement aux notes qui figurent sur le des­sin lui-même, mais aussi à l’ensemble du m anuscrit ; car tou t se tient i'l s’interpénétre dans le délire cosmique d ’Opicinus et dans son expression singulière...

La carte V 6 (fol. 53v : figure 1 )29

La gestation des cartes anthropom orphes d ’Opicinus dans la première moitié de son codex est attestée par de nombreuses allusions et identifica­tions géographiques écrites, dont certaines explicitent avant l’heure divers éléments des cartes que nous allons rencontrer ; d ’autant plus que ce chc m inem ent est jalonné, nous l’avons vu plus haut, par de nombreux brouillons faits par le scribe. V 6, première carte anthropom orphe du codex Vaticanus, a été réalisée par Opicinus le 20 septembre 1337. Présentée avw l’ouest en haut (ce qui n’est pas courant à l’époque), elle nous propose quatre des cinq principaux personnages qui peuplent les cartes opici- niennes, et dont les couleurs contrastées (brun/blanc) facilitent la distinc­tion. Faisons connaissance avec ces personnages - souvent incomplets ici - que nous retrouverons ailleurs.

La tarasque

En partan t du nord, nous découvrons d ’abord le visage d ’un m onstre au regard cruel, à la gueule ouverte et munie de grandes dents ; il est en train de dévorer un enfant qui n’a plus que les jambes à l’extérieur. Les notes indiquent qu’il s’agit de la « tarasque » (tarasca), animal fabuleux que lu légende médiévale faisait sévir dans le Rhône (elle a donné son nom i)

29. Texte latin et traduction : voir La h a rie Muriel, Le Journal singulier d'Opicium île Canistris (1337-vers 1341). Vaticanus latinus 6435, op. cit., t. 2, p. 528-5.VI, ( Commentaire approfondi : voir Roux Guy, Opicinus de Canistris (1296 - 1352), prêtre, pape et Christ ressuscité, op. cit., p. 381-411.

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L e s c a r t e s a n t h r o p o m o r p h e s d ’O p ic in u s d e C a n i s t r i s (1 3 3 7 )

l.imscon), mais qui occupe ici l’espace océanique30 : son visage correspond >ni Iracé des côtes de la M anche et de l’océan Atlantique qui bordent le niyaume de France et l’Espagne; elle est en train de m ettre l’épaule de I liurope dans sa gueule : « L’estomac de la tarasque avale tous les vices del,i i hair31 ». Cet animal maléfique fascine O picinus : le dessin V 5 (fol. 52v) lui est entièrem ent consacré (il y est représenté sous la forme d ’un m onstre il mx pieds, couvert d’écailles et de poils, et pourvu d ’une gigantesque• |ii» ue). Dans plusieurs cartes postérieures à V 6, la tarasque est figurée dans h même espace océanique où elle m ord m écham m ent l’épaule de l’Europe ivoir V 20, fol. 76v ; V 25 étudiée plus loin ; V 28, fol. 84 r...). O r l’élément marin présente à cette époque une symbolique ambiguë, allant de la mi,il l ice maternelle à la m ort ; c’est également une image de l’inconscient. < liiez Opicinus, il est envisagé de manière péjorative, puisqu’il y place ce monstre qui se situe dans le camp du « mauvais ». D éplus, le scribe assimile lihleinent la tarasque dénom m ée « cette bête léonine » et sa mère, m orte llnis ans avant la réalisation de cette carte32 ! De quoi exciter la curiosité des Myi lianalystes... Et dans V 28, le la tarasque est désignée comme étant « la mu>i i ■ qui « engloutit le vêtem ent de l’Europe33 ».

I liu rope

Au sud de la tarasque, on trouve le deuxième personnage principal de la mile V 6, à savoir l’Europe. Il s’agit d’une femme dont le visage occupe IT'i|'.igne : ses cheveux tom bent sur ses épaules, son regard est peu expressif, tu I muche reste fermée ; en revanche, son oreille droite est tendue pour

Mi L’océan, entre l’Écosse et le hau t de l’Afrique, peu t ainsi prendre la forme ll'iiu corps allant de la poitrine aux organes génitaux, mais dépourvu de tête et de Mllllii s ■) (Occeanum autem mare a Scotia usque ad uerticem Affrice sicpotest formari

(p l'i'i li tr e usque ad lumbos, eo quod caret capite et cruribus : fol. 83v).II Stomachus tarascini deuorat omnia uitia carnis. Q uand la référence des cita-

II*mi , n'est pas précisée, c’est qu’il s’agit de la carte V 6.' 1 « le me suis rappelé, l’année de la perfection, la veille [de la fête] de saint Marc

Ît lisle 124 avril 1338], que le lendem ain, jou r de sa fête [25 avril], cela faisait llnli .innées pleines que cette bête léonine avait soustrait mes épaules à m a princi- jtilli . Ii.irge de famille » (Recordatus sum annoperfectionis, pridie sancti Marci euan- »/(•ii', quod die sequenti, scilicet festo suo, sunt III antti completi ex quo ilia bestia leo- HlMil illkuiauit humeros meos de m axim o onere domus mee). O r la m ère d ’O picinus t»l nioiic le 25 avril 1335.

11 A lors deuorat uestim entum Europe (fol. 84r).

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78 Gé o g r a p h ie sa v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

écouter ce que lui dit l’Afrique au-dessus du détroit de Gibraltar. Sa U n antérieure - correspondant en gros à la France - est nue (on voit son suit gauche) et Avignon est donc située dans sa « poitrine ». Son épaule gain liü se trouve dans la gueule de la tarasque. Son bras et sa main gauches, de t.iillr disproportionnée, supportent l’amorce d ’un m anteau qui se trouvera il ■ n Europe du Nord : « L’Europe [...] protège son dos avec un manteau/pallium contre le froid venu du nord, et offre au Soleil sa poitrine et son venin nus34 ». Ses jambes correspondent à l’Italie - notons que le scribe a étii l< prem ier à matérialiser l’idée ancienne que l’Italie ressemblait à une jambe n- et à la Grèce (laquelle n’apparaît que très partiellem ent sur la carte). I Ik porte aux pieds des sortes de bottillons qu’Opicinus appelle aillcm « chaussures rustiques » (calciamenta rusticana : fol. 2v) ; on peut émel 11 r l’hypothèse que ces bottillons préfigurent les fameuses bottes de sept lieue»- dont l’équivalent imaginaire est très ancien36 - car cette idée est omnipi e sente dans le Vaticanus : « pour que notre Europe fasse une grande enjani bée37 ». De plus - et malgré les menaces et les attaques de la tarasque, d ’un côté, les tentatives de séduction de l’Afrique, de l’autre - l’Europe garde une allure résolum ent dynam ique et ses jambes qui esquissent un pas en avant suggèrent qu’elle est en mouvem ent : « L’Europe, étant toujours en train d ’aller et venir, ne choisit aucun siège en ce m onde38. »

Globalement, ce personnage représente « la grande Europe » (maioi Europa) - comme il est dit dans V 6 - et cette expression est souvent reprise dans le Vaticanus. Il s’agit en fait d ’un auto-portrait d ’Opicinus, que l’on retrouve avec des variantes dans d ’autres cartes - avec un visage tan tô t mas

34. Europa [...] tegitpallio terga sua contra gelidum aquilonem, etpectus et uentrew dénudât ad Solem (fol. 70r).

35. Opicinus a notam m ent été inspiré par l’Italie du De mapa m undi de Paulin il< Venise ( Vaticanus latinus 1960, fol. 266v) qui, une fois retournée - car elle est orien tée au sud - ressemble réellement à une jam be avec botte. Voir Laharie Muriel, « Une cartographie “à la folie” : le journal d ’Opicinus de Canistris », op. cit., p. 372-373.

36. Charles Perrault, qui a rendu les bottes de sept lieues très populaires (Le Petit Poucet, 1697), s’inscrit dans la tradition de contes merveilleux où, selon l’époque cl la latitude, apparaissent des sandales, des babouches ou des souliers de vitesse qui m étam orphosent le héros qui les chausse en un messager des rois ou des dieux, Cette tradition est déjà présente dans la m ythologie grecque.

37. V t nostra Europa faciat altum passum (fol. 44r).38. / Europa/ semper in actu ambulandi nullam eligit sedem in terris (fol. 83v).

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ijiliii tantôt féminin, du fait de l’ambivalence sexuelle d ’Opicinus. l e I f lin , enclin à la dissimulation, exprime néanm oins parfois lui-m êm e qu’il ('liltiitifie à cette Europe du Vaticanus aux visages m ultiples: « Moi |'N ih |h ‘ de Pavie dont le nom est Opicinus39 » ; « Je m ontre la géographie il» I I iiiope à partir de m on corps40 ». Et en général, il s’agit d ’une t («inné » Europe, comme l’indique la dénom ination précisée dans la carte Kl question : spiritualis Ecclesia (V 14, fol. 69v), sancta christianitas (V 22, ■ I /Hi ), l'(t)emplum (V 20, fol. 76v) etc.

PMitls en revenant à V 6, une surprise supplém entaire nous attend et nous friMir! de com prendre pourquoi l’Europe décrite ci-dessus est « grande » ! | ! hi mi s’aperçoit, en regardant cette Europe d’un peu plus près, qu’en nltilM idie, dans la région de Pavie (où Opicinus est né et a passé la pre- ÿftt> i• moitié de sa vie), il y a une m ini-carte bicolore (blanc/rose foncé) ||inlil,il)le à la grande, mais d ’échelle différente. Cette superposition origi- iihIi nous m ontre « la m atrice [de la grande Europe] enceinte du petit (Htiiiilr des fœtus jum eaux ainsi que d’un fragm ent de l’Asie41 » ; avec « la jii nii I urope et la petite Afrique ainsi qu’une partie de l’Asie, engendrées m i lit semence de la m er diabolique et se trouvant encore dans le sein de {fin nicre42 ». L’apparence de cette « petite Europe » (minor Europa) est (MM) h m ent la même, en m iniature, que celle de « la grande Europe » dans {( lirt» ventre de laquelle elle est représentée ; car, en fait, elles sont mère et llllt Pavie [est] placée dans les parties génitales de la fille, comme la fidèle ■Hltuc dans les parties génitales de la mère43 ».

h diable méditerranéen

I niie l'Europe et l’Afrique, la m er M éditerranée est figurée, dans sa par- lie tu ( identale, par un curieux personnage qu’on pourrait qualifier il homme au bonnet » et dont les yeux correspondent à la Sicile et à la

l't l yo l’apiensis Europa nomine Opicinus (fol. 67v).tu / v Ktrpore meo testifîcor dispositionem Europe (fol. 32v).i i Vcnlrem pregnantem minori m undo fe tuum geminorum cum trunco Asie

llnl Iftr).I I Minores Europa etAffrica cum parte Asie genite de semine diabolici maris adhuc

|M Hh'tn mil Iris (fol. 34r).4 ' l'itpm disposita in genitalibus filie, sicut ftdelis Venetia in genitalibus matris

L e s c a r t e s a n t h r o p o m o r p h e s d ’O p ic in u s d e C a n is t r is (1 3 3 7 ) 74

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80 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie sy m b o l iq u e

Sardaigne. De même couleur que l’océan maléfique de la tarasque, . > h»m er semble d’emblée elle aussi « mauvaise ». Cette hypothèse est con ln .....par la présence d ’une « petite >> m er M éditerranée dans le bas-ventre tic u grande Europe ; et l’on se rend compte alors que « l’hom m e au bonne! correspond à la jam be et au pied difformes du « petit diable m éditnnt néen » de couleur rose foncé. Opicinus assimile ce dernier à la « sememy diabolique » qui « divise le fils de l’hom m e en petite Afrique et pet II» Europe, avec un fragment de l’Asie stérile44 » : « Voici qu’un autre demi m onde est conçu dans ce ventre : il part de la Perse et s’étend jusqu’à l’océ*| à l’ouest. Voilà les troubles et les contraintes dont la grande Europe soûl lit dans sa matrice, elle qui contient la petite m er diabolique comme intei nu diaire entre les filles de ce ventre45 ».

Avec sa m ain et son bras contrefaits, le grand diable b run procède à drt attouchem ents dans la région de Venise, vulve de l’Europe : il s’agit d'inn allusion aux jeux sexuels auxquels s’est adonné Opicinus enfant avei tf soeur aînée et qui l’on t durablem ent culpabilisé46 (encore une occasion po u r les psychanalystes de dire leur m ot !). Et son sexe démesuré occupe 1« côte languedocienne. L’attirance pathologique du scribe pour tou t ce t|ii| est obscène se donne ici libre cours. Cette figure diabolique difforme et lubrique - que nous retrouverons, agrandie, dans V 25 - est cependant classique à une époque hantée par cette personnification du Mal. 11

O picinus n’innove pas quand il précise que le diable sème la « malice « (malitia) - m ot qui est om niprésent dans le Vaticanus - et le mensong* (mendacium )47. Mais, là comme ailleurs, il va plus loin et récupère !■ diable dans sa perspective délirante : ses ennem is sont souvent qualifiés il«

« com m unauté des hom m es charnels » (universitas carnalium), laquelle e*|

44. Diabolicum semen [...] diuidit filium hominis in minores Affricam et EuropiiÆ cum aliquo trunco sterilis Asie (fol. 47r).

45. Ecce quod in isto uentre gignitur alius dim idius m undus a Perside usque ii4\ occeanum occidentis. Ecce quantas angustias et pressuras maior Europa patitur llfj utero suo, in quo habetur diabolicum m inus mare quasi mediator filiarum huim uentris (fol. 34r).

46. Voir P 20 Palatinus, fol. l l r , année 1304 : Pueriliter cum sorore me mini exprobrando ludebam.

47. « L’ennem i qu’est l’hom m e charnel et ancien, père du mensonge, est person* ] nifié par la m er diabolique » (Inimicus homo carnalis et uetus pater mendacii ; similis diabolico mari : fol. 47r).

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L es c a r t e s a n t h r o p o m o r p h e s d ’O p ic in u s d e C a n is t r i s (1 3 3 7 ) 81

lltlliee au diable. Elle com prend notam m ent Benoît XII, « le diable de |m ni une » (diabolus pectoralis : fol. 81v), qui, d ’après le scribe, siège sur Iliîiir pontifical d ’Avignon à sa place ; et « les Lombards », su rtou t les puii » guelfes et gibelins qui s’entredéchirent et qu’il juge responsables mu p.irtie de ses m alheurs : « Voici que chaque parti est considéré par

W i omme le diable et réciproquem ent [...]. Il s’agit d ’un seul et même ililr. i|iii s’agite en utilisant les analogies entre les partis pour engloutir

MHlple chrétien48 ».

I Alnque

i lu mi ,m dernier personnage - l’Afrique - à être représenté au sud, il doit h impiété là aussi par son petit hom ologue du bas-ventre de l’Europe miiplément est de couleur brune et se trouve dans la mer). O n voit

»lit tellement son visage de profil, avec son collier de barbe et sa tonsure, y fiHitrd fixé sur l’Europe, son grand nez, sa bouche ouverte (pour

tu illu l’Europe) et son m enton pointu. L’Afrique porte un vêtement i li -indique à nom breux plis : « En effet, cette impie qui est riche se retire

H t le Mid brûlant, et pourtan t elle met et revêt une tunique à nom breux1 Irtl* ' 1 niiperflue49 » ; ces plis sont exploités et accentués au niveau de la poi-

#1 11 i miiik idant avec la côte d ’Afrique du nord) au point de form er « les ||M*, l 'est-à-dire les tétons, comme Thétis, mère d ’Achille50 ». On nn ii.|iie aussi que l’index droit de l’Afrique est pointé en avant. Bien

! (Minime appellation ne figure dans V 6, il est clair qu’il s’agit de « la fUlnli Aïrique » (par opposition à « la grande Europe »). Cette Afrique est jjnl muivent présente que l’Europe dans les cartes du Vaticanus, puisqu’il

Hpll d un couple antithétique. Tantôt masculine, tan tô t féminine elle ■ ta i i Ile est en général « mauvaise » : elle représente souvent Benoît XII |t 1il Ii i us ici) ; mais il peut aussi (ou en m êm e temps) s’agir du « mau-

1» (n e ijuod ab utraque parte alterutro modo diabolus iudicatur [...]. Vnus Wtii|in ilinbolus est, qui per similitudines partium satagit christianum populum K i h m ( loi. 33r).f hniiiii en im diues secedit ad austrum incendii, que tarnen in torrida plaga se ■ ftim 1 1 liircit inultiplici et superflua tunica ( fol. 70r).

SU t /ii'tïl, id est tete (quasi Thetis, mater Achillis). Cette note m ontre le goût jHiiiii'il' h il’O picinus pour les jeux de m ots, no tam m ent quand ils on t un carac- ■li m *in I

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82 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

vais » Opicinus (avant sa conversion), ou bien des autres ennemis passés el présents du scribe, ainsi que l’indiquent les expressions qui désignent celle Afrique selon les cartes : ypocrisis (V 7, fol. 54r), Babilon maledicta (V 1 H, fol. 74v), angélus tenebrarum (V 26, fol. 82r) etc.51

Q uant à la « petite Afrique » de V 6, elle aussi située dans « la Lombardie sectorisée, divisée en petite Europe et petite Afrique52 » de la grand«' Europe, elle complète ce qui m anque à la « grande Afrique » : trapue ei assise, entièrem ent couverte, elle s’oppose à l’Europe nue, légère et dyn.i mique. Elle aussi est « mauvaise » : « Tous les actes et les com portem ents de la petite Afrique sont des manifestations du m al53. » 9

« La grande Europe enceinte accouche de la petite Afrique dans la vio lence, par Gênes, la porte de côté, et la petite Europe la suit54 », précise une note de la carte V 6 : cette naissance originale de la « petite Europe » et de la « petite Afrique » dans la région de Gênes est un élément essentiel de lu cartographie opicinienne. Sa Lombardie natale, minée par les conflits enlre guelfes et gibelins, devient pour Opicinus le lieu d ’un enfantem ent extraor- i dinaire. Les autres personnages de V 6 assistent et complètent cette scène de manière pittoresque.

La carte V 25 (fol. 79v : figure 2)55

Mise au point par son auteur les 24 et 25 octobre 1337, la carte V 25 nous propose les personnages déjà rencontrés dans V 6 - Europe, Afrique, diable m éditerranéen, tarasque - mais avec des variantes et des ajouts. Nous y trouvons aussi quelques nouveautés, notam m ent le renversement de l.i carte, qui est située en bas, par rapport au curieux personnage qui occupe la m oitié supérieure du folio et que nous examinons en premier.

51. Les expressions et les figures concernant l’Europe et l’Afrique on t un carac tère fréquem m ent antithétique, ce qui est dans la logique du délire manichéen.

52. Lombardia autem partialis, diuisa per minores Europam et Affricam (fol. 23r),53. O mnia gesta et mores minoris Affrice sunt significantes in m alum (fol. 3r). <54. M aior Europa pregnans parit minorem Affricam per lateralem I(i)anuam uio

lettter, quam sequitur minor Europa.55. Texte latin et traduction : voir Laharie M uriel, Le Journal singulier d ’Opicitiui

île Canistris (1337-vers 1341). Vaticanus latinus 6435, op. cit., t. 2, p. 822-831, Com m entaire approfondi : voir Roux Guy, Opicinus de Canistris (1296 - 1352), prêtre, pape et Christ ressuscité, op. cit., p. 303-363.

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L e s c a s te s a n t h r o p o m o r p h e s D ’O p ic in u s d e C a n is t r is (1 3 3 7 ) 83

l'Asie o p ic in ie n n e

lin haut, un personnage au visage lunaire, androgyne et austère, est assis m u i.ijesté sur un siège confortable et ouvre largement les bras. Ses cheveux I* n partie masqués) tom bent sur ses épaules. Il porte une tiare, à l’intérieur il> l.i< (iielle le nom de Benoît XII est indiqué, et qui est surm ontée de « l’es- lHllimide de la charité » (carbonculus caritatis). Un cercle où figure le nom '11 'l'il INUS - dont le O et le S, écrits en rouge, perm ettent de représenter

11 lu niche du Seigneur » (OS Domini Ihesu Christi) - entoure sa tête. Sa jiniiiine contient le couple sponsal56. Il est entièrem ent vêtu comme un lu i .minage pontifical. Les notes voisines du dessin de ce personnage ne luirent aucun doute sur les prétentions opiciniennes à être le pape : « Le N |ie actuel, parfaitem ent sacramentel, est aussi le pape spirituel [...]. C’est |mi ih llement et non totalem ent que je suis le pape sacramentel au-dessus ili ma paroisse ; et c’est totalem ent [...] que je me considère comme le pape *|mlluel au-dessus de m on adversaire57 ». Pour Opicinus, en proie à son •Mite persécutif, Benoît XII n’est qu’un im posteur : « le pape actuel est la limite du m onde58 », précise-t-il dans un des poèmes de la carte. Mais cette lllrniilication au pape n’est pas la seule, car dans V 25, Opicinus se prend HHVii pour le Christ : « Voici la majesté généreuse qui partage entre tous son fit il 11 personnel, comme le fait le Christ avec son corps et son sang59 ». Le limible cercle entourant sa tête équivaut à un nimbe. Deux anim aux évan- M lli|iies sont posés sur ses mains, tandis que les deux autres se situent sous liti (irlitcs poèmes indiqués de part et d ’autre de son trône (et qui procla- HH ni la grandeur du scribe tou t en disqualifiant Benoît XII). Ses pieds cor­

i Hfi h | »ans la poitrine par excellence, l’âm e de la chrétienté tou t entière, telle une nillloi1 unique, et le véritable Christ invisible, véritable époux grâce à la foi qui a j'i I l"i me, se rassasient m utuellem ent » (In uno pectore anima totius christianitatis, IfHiM imil il sponsa, et inuisibilis uerus Christus, per fidem form atant uerus sponsus, immie m àantur : fol. 5r).

1 ! I'ii/'ii presens sacramentalis in toto est etiam papa spiritualis [...]. Partim non in (Ht'1 'mn papa sacramentalis super parrochiam meam ; et in toto [...I m e credo esse Mm/'i* ni ■l’iritualem super aduersarium meum. Q uand la référence des citations n’est |im« | h i i Idée, c’est qu’il s’agit de la carte V 25.

>11 hipii stupor mundi.NU lu e Inrgitas maiestatis nomen persone diuidit inter omnes, sicut Christus cor-

f l li 1 1 'mtguinem suum.

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84 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

respondent respectivement aux m entions des apôtres Pierre et Paul. Enfin Opicinus exploite la coïncidence que lui offre la lettre O majuscule qui ouvre son prénom pour l’assimiler, grâce à sa forme, non seulement au cercle qui symbolise à l’époque la perfection divine, mais aussi au Soleil, « Toi, unique dans l’univers, com m e le Soleil60 », dit un petit poème de la carte V 25 qui s’adresse à Opicinus. Cette identification du scribe à l'aslie solaire se retrouve dans d’autres cartes du Vaticanus, notam m ent V .'I (fol. 79r). Et le scribe d ’expliquer que le Soleil correspond au « Seigneur Christ et pape » (Soli Domino Christo pape : V 19, fol. 75r) et que « la pci fection spirituelle est indiquée par le Soleil61 ».

De plus, d ’un point de vue géographique, ce personnage opicini* u occupe la place de l’Asie par rapport à la carte du bas : entre ses pieds, cou lent le Tigre et l’Euphrate ; le paradis terrestre et le Phison (fleuve du pat a dis terrestre) sont indiqués de part et d ’autre de ses épaules ; il est situe a l’est, du côté du soleil levant... L’autoportrait divinisé d ’Opicinus dans V 2S correspond donc à l’Asie transfigurée. C”est aussi le cas dans cinq autn >, cartes, sous des formes différentes : le Christ bénissant (V 7, fol. 54r) ou si m visage (V 14, fol. 69v), un personnage au visage lunaire (V 16, fol. 71v ; tffV 34, fol. 87v), le couple sponsal relié à Rome et au reste du m onde (V .M, fol. 85v). Et Opicinus d ’expliquer : « L’hom m e intellectuel et spirituel, c’clj l’Asie62 » ; « l’Asie (c’est-à-dire l’Église qui contient la perfection dans ni totalité) est la charité de Dieu63 ». Encore une fois, ces identifications géo graphiques et religieuses additionnées perm ettent au scribe de se prochutu i m aître de l’univers. L’Asie de la carte V 25 est donc un exemple d ’identill cations groupées reflétant le délire gigantesque du scribe.

Les acteurs de la carte renversée du bas H

En bas, une carte renversée à l’allure un peu inhabituelle. L’Europe ma* culine a un visage nettem ent christique exprim ant la souffrance, les ycm fermés, des entailles au crâne, et un point d ’interrogation sur l’oreille I ii

60. Tu solus mundo quasi Sol.61. Perfectio spiritualis significatur per Solem (fol. 36v).62. Homo intellectualis et spiritualis estAsia (fol. 80r).63. Asia igitur (id est totius perfectionis Ecclesia) est caritas (fol. 72r).

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L e s c a r t e s a n th r o p o m o r p h e s d ’O p ic in u s d e C a n i s t r i s ( 1 3 3 7 ) 85

ci h m e, son épaule bretonne est m ordue par une tarasque chevelue et gou­lue ( le trait est m êm e déformé pour transform er la Bretagne en mitre, allu- «i'in .1 l’im portance de la fonction épiscopale dans le délire opicinien). Ses litmhes maigres sont quasim ent nues et on y voit des traces de poils. Elle MIC son pied grec sur une sorte de dragon qui est situé au nord du golfe de 1 licvsalonique (en couvrant C anistrum 64) et allonge sa queue sur le bord île l.i mer Noire. En plus des m orsures causées par la tarasque, l’Europe m oil des flèches lancées par l’Afrique qui l’atteignent à plusieurs endroitsI «* I ilessures sont matérialisées par les fleuves indiqués en rouge). Une note !inlii|iie que cette Europe correspond à « la déconfiture du Temple du Jh'lKii' iii' dont les fleuves se changent en sang corruptible. Voici les nom - WfllM's déchirures, l’écrasement im portant des m em bres et des os65 » (i enl ,i dire les hum iliations et les problèmes rencontrés autrefois par l | i | t mus). Cette Europe opicinienne blessée de V 25 est d ’ailleurs signalée itlt h iv,int le dessin V 25 lui-m êm e : « l’Europe estropiée » (Europa muti- Ihih Ii il 32v), « l’Europe don t la santé physique est visiblement altérée66. »II ii ii|iii encore une fois d ’une « bonne Europe », m ontran t Opicinus iden- lilii >m Christ vivant sa Passion. D ’autres cartes du Vaticanus présentent

■>iiin|'i' avec un visage christique (V 12, fol. 68v; V 13, fol. 69r ; V 18, lui Iv, etc.).

l'ti lace, l’Afrique féminine présente la même physionomie globale tilt •iilleiirs, mais avec des variantes intéressantes, dont on note d ’emblée

' i i ulicule. Casquée et armée, chevelue, vêtue d’un habit qui lui arrive l l l l i le•. f.enoux, elle est affublée de membres inférieurs courts et de pieds fNiilu l uis, alors que son bras droit qui pointe l’index est proportionnelle- Ht* • nonne. Elle porte dans la poitrine le cercle OPICINUS qui constitue i lit Imui. lie de l’enfer » (OS inferni) - contrepoint négatif évident au cercle («initll île la tête de l’Asie opicinienne. De son cou, sort un gros ver qui ser- *• ni. 'iiit l.i côte, une créature animale inféodée au diable et présente dans

M H * iull du cap Kanastreo, au sud-est de Salonique. Opicinus fait u n jeu de §| i rtiililiiim /Canistris ; la disqualification de la famille d ’O picinus est fré-

|IIHi' il.ni1> le Vaticanus.1 I m l>i\htratio T(t)em pli dominici, cuius flum ina conuertuntur in sanguinem

iii I n c quot scissure, quanta dispersio membrorum et ossium.E p i tw ii/iti Italiens naturam exterius corporalem corruptam (fol. 48r).

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86 Gé o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

d ’autres cartes : « le serpent de Tunis ou de Carthage » (serpentent Tu ni* il uel Cartaginis : V 14, fol. 69v), ou encore « le ver de la conscience qui roiijM* toujours l’âme portée à la convoitise67 ». L’immobilisme de l’Afrique, nuil adroitem ent assise sur un trône caricatural, contraste avec la vivacité l’Europe : « L’Europe bouge et se déplace physiquement, et reste calme d.uu son cœ ur ; alors que l’Afrique a le corps im m obile et assis, et que son espill divague68. » Il s’agit donc, comme dans V 6, d ’une « mauvaise » Afriqu* incarnant, comme le précise une note, « toutes les familles corruptibles dll m onde » (quelibet corruptibilis progenies mundi).

Séparant l’Europe et l’Afrique et dom inée par l’Asie, la silhouette du diable méditerranéen, s’étend jusqu’aux bords de la Terre sainte. Il saint d ’emblée aux yeux du fait de l’orientation de la carte (avec l’est en haul ), H aussi parce que sa couleur (rose foncé) - là encore identique à celle de 11 tarasque océanique - tranche sur les personnages non colorés. Il corrii pond à l’image agrandie du petit diable m éditerranéen de V 6 mais en pim com plet : il est m uni des mêmes attributs (membres tors, organes sexuell m onstrueux, main droite touchant l’aine de l’Europe du bas). Il Symbolis< J comme on l’a déjà vu, tou t ce qui relève du dom aine du Mal. La coïncident t< du diable avec l’espace m éditerranéen peut surprendre : « La Méditerram n ne peut prendre d ’autre forme que celle de la m er diabolique69 », note lui même le scribe. Or on peut noter la parenté entre ce diable méditerranéen opicinien et la m er M éditerranée d’allure effectivement diabolique dans I. s cartes des m anuscrits de M arino Sanudo et de Paulin de Venise70, présem tées de m anière traditionnelle avec l’est en haut de la ca rte : ceiu rem arque corrobore l’utilisation particulière que fait O picinus de» sources cartographiques de son époque. Ce diable, rencontré déjà dans V! 6, est présent dans de nom breuses cartes du Vaticanus, plus ou moiiit complet, mais sans les variantes raffinées rencontrées po u r l’Europe c|

67. Vermem conscientie semper corrodentem anim am concupiscibilem (fol. 60v), j68. Europa corpore mouetur et ambulat et corde quiescit ; Affrica uero corpuré

quiescit et sedet et mente uagatur (V 12, fol. 68v).69. Mediterraneum mare non potest form ari in aliud nisi in diabolicum mare (foi

83v).70. Voir La h a rie M uriel, « Une cartographie “à la folie” : le journal d ’Opicinus

Canistris », op. cit., p. 374.

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L e s c a r t e s a n t h r o p o m o r p h e s d 'O p ic in u s d e C a n i s t r i s (1 3 3 7 ) 8 7

l'Ali i»111o (ex : V 14, fol. 69v ; V 21, fol. 77r ; V 26, fol. 82r ; V 34, fol. 87v). i ilolulcment, Opicinus en fait un personnage hideux, obscène et menaçant.' l'irmière vue très différente de V 6, la carte V 25 nous offre un théâtre niiin|(i;iphique de base similaire. Mais l’accent est mis ici sur l’itinéraire liiliMlique qu’a connu Opicinus : en allant de l’ouest vers l’est, le prêtre est

du calvaire à la divinisation. Sa mégalomanie à portée cosmique s’ex- ...... .. «le manière triom phale.

C o n clu sion

I 11". « .irtes V 6 et V 25, complexes et originales, fruits d ’une m anipulation ||t' l'espace particulièrem ent astucieuse, représentent des figures embléma- llqm ■. du délire m égalomaniaque et manichéen d ’Opicinus : les identifka- p i ih groupées et globalisantes qu’elles proposent servent l’illusion de li'iiii puissance de leur au teu r; et leur anthropom orphism e perm et à ) ij'h mus de spatialiser le Bien et le Mal. O n ne peut être qu’adm iratif I. ' ntl l’intelligence, la culture, l’im agination et la mobilité d ’esprit de ce |*i1 ne, Son indiscutable créativité dém ontre l’inanité des préjugés selon les- t|w L les malades m entaux seraient intellectuellement et artistiquem ent

■fflltuiés. Ainsi ces cartes anthropom orphes, les premières connues à ce limi, nous renseignent à la fois sur la géographie et la cartographie de h |m ique, d ’une part, et sur les moyens d’expression de la psychose (qui pré- feftlli ni des invariants dans la longue durée), d ’autre part. Leur consultation Rmi’i i appelle des m ondes familiers tou t en nous ouvrant des horizons lin minus, aux confins de la réalité et de l’inconscient.

M uriel La h a rie Université de Pau et des Pays de l’A dour

Page 81: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

Opicinus de Canistris, carte V 6.Biblioteca apostolica vaticana, Vat. latinus 6435, fol. 53v.

Page 82: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

Opicinus de Canistris, carte V 25.Biblioteca apostolica vaticana, Vat. latinus 6435, fol. 79v.

Page 83: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)
Page 84: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

L’homme des uC-xf siècles face aux plus hautes montagnes d ’Europe.

Espace connu, espace imaginé et espace vécu dans les récits de traversée des Alpes du nord

Encore une fois, cet Itinéraire doit être regardé beau­coup moins comme un voyage que comme les Mémoires

d ’une année de ma vie.C ha teau b r ia n d , Itinéraire de Paris à Jérusalem

Ma lh e u r e u s e m e n t , aucun érudit des ix e et x i' siècles n’a bien voulu escalader les som m ets des Alpes du nord pour nous laisser une analyse du paysage ou une présentation de la région. Nulle topo-

! * i|»hie ou Cosmogonie, mais un narrateur doit souvent décrire les lieux » |Miiir la plus grande intelligence des choses1 » et les voyageurs se pressent....... em prunter les cols qui connaissent une im portance croissante. Tandist|M> dt'i line l’axe rhodanien lié au trafic m aritim e m éditerranéen, l’intérêt ili I i ,incs pour la Péninsule puis l’intégration de celle-ci à l’empire font il» t Alpes du nord le m aillon central de l’axe m ajeur de l’époque, celui qui n lu l.i Lorraine à Rome, Aix-la-Chapelle à l’Italie. De fait, la Transjurane h h h i .iii un renouveau sous Louis le Pieux. La conjoncture peut paraître Mm il ii'. favorable au Xe siècle : l’insécurité menace - la route est même par linimriits sous contrôle des Sarrasins - et l’essor de la puissance ottonienne tuvm im le développement de routes plus orientales. Toutefois, la circulation fM< intense, d ’autant que les échanges locaux sont stimulés par le rattache-

du Val d’Aoste au royaume de Bourgogne2, et son contrôle devient

1 | 'h Iiiii l ’e x p re ss io n d e Ja cq u es d e V itry a u d é b u t d u x i l i sièc le ; G u e n e e « M " ' Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, P a r is , A u b ie r- ■ h iiI 'I I |'.iu ', 1980, p . 166.

t I lions p a r e x e m p le les lég a ts p o n t i f ic a u x d e Je an X a u to u r d e 92 0 , le c o m te d e » M i ih i i ' 1 i i lb e rt q u i v ie n t t r o u v e r le ro i d e B o u rg o g n e R o d o lp h e II p rè s d u L é m a n Pli •( ' I , li'iin île G o rz e , U lr ic d ’A u g s b o u rg e t O d o n d e C lu n y r e v e n a n t d e p è le r in a g e ,

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9 2 Gé o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

même une raison d ’être des rois de Bourgogne qui m ettent en place ce que les historiens allemands ont appelé une Passpolitik3. À la multiplication d’échanges aussi bien économiques que religieux et aristocratiques, répond une grande diversité de voyageurs. Aux cols se croisent évêques et moines de toute l’Europe, artisans italiens, m archands et pèlerins anglais, négocia tores francs, aristocrates francs, souabes ou bourguignons, messagers tir toutes sortes...

Parmi eux, certains ont donné un récit de leur passage des Alpes, souvent via leurs proches. D’autres ont suscité des récits chez les hagiographes, le» historiens ou les annalistes, et des dizaines de textes évoquent la traversée des Alpes du nord. Récit de voyage est ainsi entendu dans son sens le plus large et ne peut renvoyer systématiquement à une œuvre viatique avec un voyageur-narrateur pour cette époque.

Si le choix de celle-ci répond à une m ultiplication des voyages et des sources, celui de champ géographique correspond à la possibilité d ’étudin l’image d ’un espace particulier, un espace m ontagnard. En effet, la présence des plus hautes m ontagnes d ’Europe et de cols à leur pied confronte foret' m ent le descripteur aux spécificités d ’un espace à fort relief. Celles-ci sonl d ’autant plus marquées que les Alpes du nord se distinguent par la puis sance des contrastes topographiques : d ’énorm es massifs surplom bent tir longues vallées, dans un voisinage im m édiat entre espaces plats et zones plus élevées, à l’échelle régionale comme à l’échelle locale4.

le prem ier avant 933, les autres au m ilieu du siècle, le roi C onrad le Pacifique allant à Rome assister au couronnem ent im périal de 962, O tte-Guillaum e (fils alois m ineur d ’Adalbert d ’Italie) à qui un m oine fait fuir la Péninsule à travers les Alpen quelques années plus tard, Eginolfe de Lausanne qui retrouve O tton II à Rome pur. va séjourner à Saint-Gall en 982, Guillaume de Volpiano, qui vient reconstruire cl diriger Saint-Bénigne de D ijon en 990, Anselme, à la fois évêque d ’Aoste et chance lier puis prévôt de Saint-M aurice qui franchit souvent le M ont-Joux depuis pouf concilier ces fonctions, les m açons italiens appelés par l’abbé de Fécamp ver» 1000/1004, Bernward de H ildesheim , qui passe à Agaune en allant du service <l< l’em pereur à Rome à son diocèse de Hildesheim, peut-être en m ars 1001.

3. Die Alpen in der europäischen Geschichte des Mittelalters, M ayer T heodor (dir. ), Stuttgart, « Reichenauvorträge » (1961-1962), 1965.

4. C ’est par exemple le cas en Bas-Valais (ou vieux Chablais) ou, à une autre échelle, pour la Transjurane : les auteurs désignent ainsi l’espace com pris « entre le (lira et les Alpes ».

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L ’h o m m e DES IX '-XI' SIÈCLES FACE AUX PLUS HAUTES MONTAGNES D ’EUROPE. 93

I >ans un premier temps, les récits de voyages seront envisagés ici comme I image d ’une connaissance géographique, com m e la représentation d’un espace identifié, comme une carte mentale. Il s’agit de mettre en évidence la géographie de l’espace m ontagnard que les récits de voyages véhiculent, île voir quel espace m ontagnard on décrit véritablem ent et si la m ontagne r.l un sujet en soi/un objet géographique. Le voyage n’est pas seulement imistat et, comme l’écrivent Christian Jacob et Franck Lestringant, suivant i il cela Michel de Certeau, « toute perception de l’espace a à la fois une dimension cognitive et pragm atique5 ». Sans entrer dans la question, trop lourde ici, des héritages du discours antique, on s’intéressera donc dans un ilnixième temps à l’arrière-plan mental du discours sur la m ontagne. Cette d'Ilexion sur les modèles et les valeurs attachées aux plus hautes montagnes• uiopéennes peut d ’autant moins être négligée que les auteurs sont divers, vihiv n’ont eux-mêmes jamais traversé de grands massifs. Le statut de para-■ lil'.me de la haute m ontagne qu’ont les Alpes du nord rend donc inévitable lii question de l’existence d’une m ontagne de carte postale6.

l'our celui qui l’a franchie, la m ontagne est au contraire une expérience• < merète. On abordera donc ensuite la géographie du vécu si chère aux géo- flrtiplies contemporains. Le récit de voyage est le résultat d ’une appropria­tion Immédiate, mais aussi de la conservation d ’une image et, avec l’écri- liiif, d ’une mise en ordre raisonnée, d ’autant que tous les récits sont écrits l'iii des étrangers à la région. Un discours sur des lieux et des gens m et alors tu rvidence les particularités physiques et hum aines qui distinguent le Vtiyitge à travers la m ontagne du voyage ordinaire. Cette approche de la■ '«nit-ption de l’espace m ontagnard conduira enfin à tenter d ’évaluer les i" ils viatiques comme outils historiques. Com m ençons donc par dresser la t ni li de la m ontagne décrite par les récits de voyages.

’> Iacob Christian et L estr in g a n t Frank, Arts et légendes d ’espaces; figures du Htl iii'c ri rhétorique du monde, Paris, Presses de l’École norm ale supérieure, 1981,!• H.k fi, « Le M ont-Joux apparaît à la fois com m e une m ontagne typ ique... et comm e........ni paradigmatique de toute m on tagne... » (L u c k en C hristopher, « Exorciser laHiiMil.igne », in Montagnes médiévales (XXXI' congrès de la SHMES), Publications de lit 'h h lionne, 200 4 , p. 112).

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94 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

L’espace iden tifié : la connaissance g éog raphique

Les « Alpes » sont un terme employé souvent et par tous les types d ’au teurs, particulièrem ent par les annalistes qui traitent en bloc du massil montagneux. Il peut parfois avoir le sens générique de m ontagne (les annales de Fulda l’emploie pour les Apennins7) ou une acception adminis trative avec les adjectifs cotiennes, noriques et surtout peninnes8, mais c ’eM le sens régional qui est le plus fréquent. Alpes désigne alors un espace p lu . restreint qu’aujourd’hui, la zone interne de l’arc alpin9.

Peu nom breuses sont les localités citées par les récits. Cette maigre mois son tient à deux raisons. La première réside dans les connaissances inégale» des auteurs. Quelques exemples : alors que Réginon parle plusieurs fois île Saint-Maurice, du M ont-Joux et des Alpes Pennines10, son continuateur ne cite le passage des Alpes que brièvem ent et seulement via Coire et les Alpe» autrichiennes11 ; Flodoard lui ne cite les Alpes qu’à propos des pèlerins ou presque et de façon répétitive12. Au contraire, La chronique de Saint-Micln I de Verdun rapporte à propos des années 1020 que « les départs et les an i vées des routes, les difficultés des Alpes - c’est un fait qu’il allait souvent l.i

7. Annales Fuldenses sive Annales regni Francorum Orientalis, K u r z e Friedruli (éd.), in M onum enta Germaniae Historica [abrégé en M GH par la suite]. Script»m rerum Germanicarum, Hanovre, Impensis bibliopolii hahniani, 1891 (rééd. 197H), i anno 895 p. 127.

8. « . . .e t imperatore Alpes Penninas transeunte, rem ansit... » ; Ru o t g e r , Vitii Brunonis, P ertz Georg H einrich (éd.), in MGH. Scriptores rerum Germanicarum , IV, Hanovre, Im pensis bibliopolii hahniani, 1841 (rééd. 1981), p. 270.

9. Le sens restreint d u m ot Alpes est par exemple sensible chez Flodoakm, Annales, Lauer Philippe (é d .) , Paris, s.n., 1906, anno 933 p. 57 : « Sarraceni mealiii Alpium occupant et vicina quaeque loca depraedantur ».

10. d e Prüm Reginon (Reginonis abbatis Prumiensis Chronicon cum continuationt Treverensi, Kurze Friedrich (éd.), in Scriptores rerum germanicarum in usum scholn rum exM onum entis Germaniae historicis recusi, Hanovre, Im pensis bibliopolii li.ili niani, 1890 [rééd. 1989]), évoque la zone du M ont-Joux en 859,866,877,888 et 894

11. Ibid, en 925 (« Eodem anno Witgerius episcopus obiit, cui Benno ex ordinarift Strazburgensibus, in Alpibus quondam heremiticam vitam ducens, successor eligt tur »), 965 (« cum decore redire permissus infra Alpes ultra Curiam comprehending et in Saxoniam ... ») et 966 (« per Alsatiam et Curiam Alpes transcendens Italmm intravit... »).

12. Fl o d o a r d , Annales, op. cit., en 921 (« Anglorum Romam proficiscentium filti rirni inter angustias Alpium lapidibus a Sarracenis sunt obruti »), 923 (« Multitude Anglorum limina sancti pétri orationis gratia petentium inter Alpes a sarracenis lin

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L ’h o m m e d e s i x ' - x f siè c l e s fac e a u x p l u s h a u t e s m o n t a g n e s d 'E u r o p e . . 95

bas - et chacun des lieux lui étaient connus13 » et certains cherchent à don­ner une inform ation précise. De retour de Rome en 990, l’archevêque Sigcric de Canterbury fournit la liste détaillée des étapes du voyage à travers les Alpes14. Décrivant le passage au M ont-Joux en 972, la vie de Mayeul de ( Ittny offre une description juste de cette topographie caractérisée par l’al- lernance de passages pentus et de replats, avec un puissant ruisseau que le i hcmin longe15.

La seconde raison du faible nom bre de lieux m entionnés est liée à la n.ilure des sources. Les récits n’indiquent un lieu précis qu’en cas de néces­site liée à un événement, com m e la m ort de Charles le Chauve à Avrieux ou lii tentative de capture du fu tur Léon ix à Carema. Avec toutefois, une dif-

i hhiliir »), 924 (« His expletis, Hungari per abrupta transeuntes Alpium juga, veniuntIII ( ialliam : quos Rodulfus, Cisalpinae rex Galliae, et Hugo Viennensis Hungaros inter Miiyustias collium Alpinarum claudunt. Unde, inopinato loco per dévia montis eva- th'Hles, Gothiam im petunt »), 926 (« qui Alpes cum ipso transmereat »), 929 (« Vicie Alpium a Sarracenis obsessae, a quibus m ulti Romam preficisci volentes, impediti ftveretuntur »).

I Chronicon Sancti Michaelis in pago vidunense, Waitz G. (éd.), in MGH. Si i iptores rerum Germanicarum, IV, op. cit., p. 82 : « cui accessus et recessus viarum >1 ililficultates A lpium - nam frequenter illuc ierat - et quaeque locorum nota erant».

14. M o r er o d Jean-Daniel et Paravicini Bagliani Agostino, « Itinéraires et trafics Internationaux » in Les Pays romands au Moyen Âge, Pa ravicini Ba gliani Agostino, I l i HER Jean-Pierre, M o r er o d Jean-Daniel et Pa sc h e V éronique (dir.), Lausanne, l'iiyol Lausanne, 1997, p. 71.

B 15. Vita sancti Maioli, éditée par I o g n a - P r a t D om inique, in Agni immaculati : Ki t lurches sur les sources hagiographiques relatives à saint Mayeul de Cluny (954- tHW), Paris, Cerf, 1988, III, 1 (p. 247) : « Cunctis igitur in via necessariis preparatis, jd/wern adgreditur itineris. Magna tandem cum difficultate laboriosi itineris cum iam Uhiimina alpine preterissent altitudinis, ad villam usque descendunt que prope Ihiincii fluvii decursum posita Pons-Ursarii quodam vocitari erat solita. N am rivulus till' decidit e montibus cum flexuosos revolvendo perglobos inter Alpes decurrit, sua ibi hw lutione tantum planitiei porrigit quantum predicte ville occupare possit ». I imninique Iogna-Prat donne en note les hypothèses échafaudées sur la route sui­vi' par Mayeul. Il semble qu’il faille s’en tenir aux textes : la Vita de Nalgod cite » >l'iessément le M ont-Joux et les nom s présents dans toutes les vitae (D rance et l tinires) peuvent être identifiés dans la descente entre le col et Martigny. O n peut ltli|ecter que la Nalgod ne com pile les Vitae de Mayeul qu’au XII' siècle, mais Raoul lil.ilirr, Historiae, A r n o u x M athieu (dir.), Paris, Brepols, 1996, I. 1, c. IV, 9, dit de Miiveul « ab Italia rediens in artissimis Alpium » ; cela s’applique au M ont-Joux, »uni- l.i plus haute, d ’autant que la form ule ressemble à une autre du même Glaber : ( lu ni Alpium, qui mons Jovis dicitur, ubi etiam in angustissimis sem itis... » (ibid,i n u . i,3).

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9 6 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

férence selon le types de sources : les récits à caractère hagiographique étani les plus proches du récit de voyage, ils m entionnent les étapes et les grands repères comme la Tête du lac (Léman) ou la séparation des deux grandes routes issues du Grand-Saint-Bernard ; les annales sont presque les seules à citer les vallées (vallée d’Aoste, M aurienne), tandis que les chroniqueurs préférant les points les plus remarquables, cols et cités, pour localiser16.

Au total, les nom s cités ne fournissent pas une géographie des Alpes, mais plutôt et très logiquement une géographie du franchissement des Alpes. Les deux nom s les plus fréquents, le M ont-Joux, « le plus connu des m on ts17 »,: et Saint Maurice d’Agaune regroupent les deux tiers des m entions de lieux, dessinant ainsi la route principale, celle du G rand-Saint-B ernardlx. Concentrés sur la description de la route, les auteurs sont donc confrontés à la m ontagne parce quelle en est un élément constitutif.

Pourtant, pour nom bre d ’auteurs, la m ontagne proprem ent dite est un non sujet. Certains ne la m entionnent même pas. Ainsi, Eginhard écrit dansl'Histoire de la translation des reliques des saints Pierre et Marcellin que « Pavie laissée, il arriva à Saint-Maurice le 6e jo u r19 ». Cette absence tex­tuelle de la m ontagne s’explique par une fatalité face à l’obstacle : « les Alpes franchies par la miséricorde divine » nous dit Thancm ar à propos d’un voyage de Bernward d’Hildesheim20 et Richer parle de la route qu’on ne

16. Cf. tableau en annexe.17. « ad nobilissimum m ontium m ontem Jovis », Miracula in translationt

S. Helenae, G r em a ud J. (éd.), Documents relatifs à l’histoire du Valais, 1.1 (300-125 < I, Lausanne, « M DR (M émoires et D ocum ents de la Société d ’histoire de la S u is« Rom ande) » 1" série, t. XXIX, 1875, n° 42.

18. Le M ont-Cenis (2 100 m ), route de substitution ou secondaire emprunt'*' notam m ent par les voyageurs venant de la vallée du Rhône, est exceptionnellemcnl cité, tandis que le Petit-Saint-Bernard (2 200 m ), nettem ent plus long que les auti ■ cols, n’est jam ais m entionné.

19. « Papia relicta, sexta die ad S. M auritium venit. », E g in h a r d , Histoire de ht translation des reliques des saints Pierre et Marcellin, G rem a ud J. (éd.), in Documenti relatifs à l’histoire du Valais, op. cit., n° 38. D ans sa description des conflits dus ;) l<i succession de Bourgogne en 1033-1034, w ip o n ( Gesta Chuonradi II, éd. ll;m y Breslau, in MGH. Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum, Hanoviip Impensis bibliopolii hahniani, 1878 [rééd. 1956]), 32, ne cite pas les Alpes, ni,il» seulem ent l’arrivée sur les rives du Rhône et à Genève d ’une arm ée venue d ’Italn

20. « Xlusas excedens, Alpibus Dei pietate superatis, Octodorum praetergresa», Agaunum adiit» ; T h a n c m a r , Vita sancti Bernwardi episcopi Hildesheimensis, Pi m i < ieorg Heinrich, (éd.), in M GH. Scriptores rerum Germanicarum, IV, op. cit., p. 7 i

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L ’h o m m e d e s iX-xf s iè c l e s f ac e a u x p lu s h a u t e s m o n t a g n e s d 'E u r o p e . . 97

peut éviter21. Elle résulte aussi d ’une certaine indifférence vis-à-vis d ’es- pices marginalisés. Ainsi la m ontagne n’est pas utilisée pour localiser et les visites aux martyrs d ’Agaune am ènent la description de l’abbaye, du repos mi des fournitures mais jamais celle de la m ontagne qui la surplom be22.

( iette qualité d ’espace marginale est sensible dans le fait que la plupart des textes font de la montagne un espace où on ne s’attarde pas. Ils donnent desi li t.iils sur le passage dans les localités des vallées. Dans la translatio déjà citée, iipios omis de m entionner la traversée des montagnes, Eginhard raconte IVl.ipe d’Agaune et la traversée du Bas-Valais23. Beaucoup se contentent de »l^naler sans commentaire la traversée des Alpes, des cluses ou du Mont- |nux24, alors que le voyageur passe 3 à 4 jours dans le massif puisque lesII «| tes connues au Xe siècle m ontrent que les deux milles mètres de montée h mi i égulièrement répartis sur deux jours quel que soit le versant25.

I opposition entre deux espaces est également marquée par une term ino- I< 11*i«■ partagée par tous. La m ontagne elle-même est surtout appelée Mons,

) I « per insidiarum loca transiret quae nec vitare poterat et insidiantes effïcaciter hlllm i >< ; R ic h er , Histoire de France, éd. et trad. Latouche Robert, 2 vol., Paris, Les Mi II. . l ettres, 1930-1937,1. II, 87.I IJ Ainsi la m ontagne n’est pas utilisée pour localiser : dans le privilège pontifi­a i puni Saint-Maurice écrit vers 1060 et reprenant une pièce de 824, l’abbaye est JHllf,i‘ " dans le royaum e de Bourgogne et sur le Rhône » (« monasterium sanctorum UUniniisium in regno burgundie situm super flum en Rhodani » ; Historiae Patriae muilliiiicnla, Chartarum, désorm ais HPM, Turin, 1836-1853, t. II, II) et non dans ■ ^ Ip i ou au pied du M ont-Joux. Les visites d ’Ulric de W ürzburg ou de l’impé- ftltli i Adélaïde ne tra itent que de l’abbaye sans évoquer la m ontagne im m édiate- Htt-iii voisine.

I |V « , ..ad S. M auritium venit. Ibique comparatis quae ad hoc necessaria videban- lin Hli ni ilia corpora, loculo inclusa, feretro imposuit ; atque inde promovens palam (l H/M'i le, eum adjutorio populi occurentis portare coepit. Ubi autem locum qui Caput ■H I ' i ' i i ilur praetergressus, bivium quo itinera in Francia ducentia dirim untur atti-III » ( 11 îiniiard, Histoire de la translation des reliques des saints Pierre et Marcellin,■ Mil

M Ainsi pour les Annales Bertiniani, G rat Félix, V ieillard Jeanne et C lem en cet In im ii (éd.) , Paris, C. Klincksieck, 1964, année 875 : « continuant par le monas- J p h lr S,mit Maurice, il [Charles le Chauve] passa le M ont-Joux et entra en Italie ».

• H|)(<t Ic de C anterbury qui m onte depuis Aoste peut faire étape à Saint-Rémy,M |t ...... le col et redescendre par Bourg-Saint-Pierre et Orsières pou r arriver àH*tlt|iiiy ; M d r er o d Jean-Daniel et Paravicini Ba gliani Agostino, « Itinéraires et n tti i Itilrt nationaux », op. cit., p. 71. L’existence de deux étapes sur le versant sep- pMlliiiiiil '.'explique par le fait qu’il est plus long que le versant méridional.

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cluses lorsqu’il y a une route ou encore Alpes. Dans les récits détaillés, Alpes prend alors un sens local : le term e renvoie aux zones les plus montagneuses et l’expression « inter Alpes » s’applique à des événements qui ont lieu au coeur des massifs26. Au contraire, les zones basses sont rarem ent désignées, Lambert de Hersfeld parle de plaine27 et Réginon des creux des valles oppo sées aux escarpements des montes28, mais nom bre d’auteurs préfèrent alors utiliser les noms des cités, localités et abbayes. Agaune est dit sur le Rhône en Bourgogne alors que Glaber localise le M ont-Joux dans les pays de* Alpes29. Cela illustre le fait que les fonds de vallées ne sont pas conçu* comme un élément appartenant à la montagne, mais plutôt comme un pru longem ent des espaces plats. Remarquons en passant que les autochtone» partagent ce point de vue, mais d ’une façon m oins nette car le contrôle <li' la route jusqu’au col et le développement des alpages favorisent la comple m entarité entre les espaces « in monte et in plane?0 » d ’où une division tei naire - « montibus vallibus alpibus31 » - plus que binaire.

Pour les auteurs de récits, la limite entre les deux espaces et donc le débul de la m ontagne se situent au début de la m ontée réelle vers le col comme li m ontre le voyage de Bernward d ’Hildesheim : « sortant des cluses, les Alpd

26. Annales de Fulda, op. cit., en 886 : « Inter Alpes vero talis rapacitas aquarum et collisio lapidum fu it, u t flexuras et vestigia viarum per divexa montis latera null il modo prospicipoterint ». F lo d o a r d , Histoires, op. cit., en 923 : « M ultitudo Angloi uni limina sancti pétri orationis gratia petentium inter Alpes a sarracenis trucidatill aj Vita sancti Maioli, op. cit., 1. Ill, 1 : « N am rivulus que decidit e montibus cum flcxiit| sos revolvendo per globos inter Alpes decurrit... ».

27. « ad campestria pervenerunt » ; Lam bert De Hersfeld, Annales, H older-1'KMfl Oswaldus (éd.), in MGH, Scriptores rerum Germanicarum (rééd. 1984) V, p. 2!>vfl

28. « ...propter concava vallium et prerupta m ontium » ; R e g in o n De I’uhim Chronicon, op. cit., année 866.

29. « A d loca Alpium, qui et mons Jovis dicitur » ; R a o u l G laber, Historiae, op. i ih 1. I I I , c . I .

30. Par exemple dans cette inféodation d ’A im on de Sion en 1046 : « ...imiilÉ unum in burgo sancti mauricii et m ansum unum in eodem Agauno loco sicut l'iilm eorum nomine Aliardus investitus fu i t et possidebat quando mortuus fu i t in plaint m in m onte Verolsa... », H P M U , op. cit., CXII.

31. D iplôm e de Rodolphe III en 998 ; Sc h ieffer Theodor et M ay lu II.imî Eberhard, Die Urkunden der Burgundischen Rudolfinger, in MGH, DiploimlM Regum Burgundiae e stirpe Rudolfina diplomata et acta (désormais M G H BurgullÆ M unich, 1977, n° 82.

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L’h o m m e d e s i x ' - x f s iè c l e s f a c e a u x p lu s h a u t e s m o n t a g n e s d ’E u r o p e .. 9 9

Inmchies [ ...] , M artigny dépassé, il alla vers A gaune...32 ». Le col et ses Accès directs form ent les cluses, tandis que M artigny appartient déjà aux espaces plats : c’est la pénibilité du chemin qui est l’élément décisif car c’est I dém ent qui m arque le plus le voyageur et, là, les conceptions des voya- l 'r in s correspondent exactement à celle des autochtones. Dans la notice de lit fondation du prieuré de Peillonnex en Faucigny, les cluses com m encent lü o ù la vallée se resserre et surtou t là où débutent les chemins étroits et I" ni us33. Pour les Rodolphiens, comme comtes-abbés puis comme rois, I* iiii la route ne signifie pas seulement contrôler le col : déjà maîtres du ver- «iinl septentrional du Grand-Saint-Bernard, ils cherchent avec succès à nii|iiérir le versant valdotain. Les deux versants sont les éléments d ’une Hu me entité34.

I t c discours binaire opposant le plat et le pentu gomme un espace mixte ■M'Hliel pour les voyageurs : les replats peuplés qui jalonnent la m ontée, i|lii i(instituent les étapes et où sont situés des événements im portants. Alii .i, Avrieux où m eurt Charles le Chauve, locus selon les annales de Saint- Mt il n i '5, occupe un grand replat (aujourd’hui celui de Modane) avant la

■HMilci' au col du M ont-Cenis. Evoquant Orsières et la capture de l’abbé

U j « Inde per diversa loca et civitates veniens, plurim orum benignitate in multis Ébl> tim$, clusas excedens, Alpibus Dei pietate superatis, Octodorum praetergressus, Ijltltm im adiit ibique a Rodulfo, rege Burgundiae, liberalissime excipitur » ; fll> • Mau, Vit a sancti Bernwardi episcopi Hildesheimensis, op. cit., p. 771.

I t I i.ins une notice écrite d ’après un ou plusieurs originaux des années 1000H I rançois, « Les donations du com te Robert et les prem iers com tes de

H l V f ; deux actes et une généalogie des années 1010 ? » in Revue savoisienne, 147' Rlfl1 I '(MI7), Annecy, p. 287-323), les biens situés à Passy, en aval du grand verrouII tl*tuile accès à Cham onix, son t dit à l’intérieur des cluses au contraire de ceux fll»*H ''in des collines du Bas-FaucignyM I lit «111isition de la cité d ’Aoste par les rois de Bourgogne est mal docum entée ! i ni lie située vers 980-990 ; D e m o t z R, La Bourgogne, dernier des royaumes

W ^ ii 'm i (855-1056). Rois, pouvoirs et Élites aux bords du Léman, Lausanne, (|Wlt1 d'histoire de la Suisse rom ande, « M émoires et D ocum ents de l’histoire de plliiii h »mande », 4e série, t. IX, 2007.

* liKiinabili veneno hausto, inter manus portantium transito monte Cinisio, per-

tiiitH .iiI lot um qui Brios dicitur, misit pro Richilde » ; Annales Bertiniani, op. cit., IW» il

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100 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

Mayeul, la Vita Maioli parle de villa et décrit un grand espace plat36 et c’r.i de Bourg-Saint-Pierre, qualifié de monastère, que des hom m es sortent et sauvent le porteur des reliques de sainte Hélène37. Ce décalage entre <l< \ épisodes précis de voyage et le discours général illustre l’importance ck'N schémas préétablis, d ’images mentales associées à la notion de montagne, I ! est donc temps d ’aborder le discours sur la m ontagne lui-même, c’est-,i dire la m ontagne comme espace théorique et connoté.

L’espace théorisé : le discours sur la m ontagne

C’est sans grande surprise qu’aux plus hauts reliefs est associée l’image double de la limite/interface. La notion de frontière politique correspond surtout aux périodes troublées. Les récits de passages alpins fermés ou ren dus difficiles pour des raisons politiques, que cela concerne un individu ou une armée sont nom breux: 837, 875, 894, 940-95038... En 981, à l.i dem ande de Lothaire, Hugues Capet doit être intercepté par le roi <le Bourgogne Conrad lors de son retour de Rome. D’après Richer, O tton « le fit escorter jusqu’aux Alpes avec des égards et sans incident », mais ensuili alors que « des éclaireurs sont disposés dans les escarpements des mou tagnes ou des rochers et au débouché des routes pour qu’ils l’attendent [... | il réussit à franchir les lieux semés d ’embûches qu’il ne pouvait éviter et .1 trom per efficacement les hom m es postés sur sa route39 ». Le massif en lui

36. M o r e r o d Jean-Daniel et P a ra v ic in i B a g lia n i Agostino, « Itinéraires et trafic! internationaux », op. cit., p. 71.

37. Miracula in translatione S. Helenae, op. cit.38. Par exemple, pour éviter le retour de Bérenger en Italie en 943, le roi Hugiu’t

use des Sarrasins : « Praeceperat enim rex clusarum custodibus, ne quempiam transire permitterent, nisi prius, qui esset, diligenti investigatione perquirerent » L iu t pr a n u , Antapodosis, B eck er Josef (éd.), in M GH. Scriptores rerum Germanicarum, Hanovre, Im pensis bibliopolii hahniani, 1915, L. V, XVIII.

39. « cum honore etpace pene usque ad Alpes deduci fe r it ... Exploratores itaquecir cumquaque dispositi per praerupta m ontium et scopulorum, per viarum exitus, ejn■■ adventum opperiebantur. » ; R ic h e r , Histoire de France, op. cit., 1. III. c. 86 . « . . . pci insidiarum loca transiret quae nec vitare poterat et insidiantes efficaciter falleret » ; ibid, c.87. Le c h r o n iq u e u r a jo u te d e n o m b r e u x d é ta ils in v é rifia b le s : H u g u e s se se ra it h a b ile m e n t d é g u is é en se rv ite u r , m a is il a u r a i t fa illi ê tre d é n o n c é p a r un a u b e rg is te q u i av a it v u p a r u n e fe n te d e la p o r te d e v ra is s e rv ite u rs lu i r e t i r e r ses ch a u sse s , lu i f r ic t io n n e r les ja m b e s e t lu i p r é p a r e r s o n lit. Les c o m p a g n o n s de

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m im e est tenu pour une frontière forte car les cluses sont un puissant lui mge. Aussi Liutprand emploie-t-il le verbefrango pour exprimer un passage en force des cluses qu’il qualifie « d ’interpositions très malaisées » ou « for tiliées40 ». C’est donc leur débouché qui m arque la limite.

lin période normale, c’est plu tô t le col qui m arque sym boliquem ent ou nvllement le changem ent d ’espace : tous les textes font du M ont-Joux une des limites de la Bourgogne Transjurane41 et cela même après que l’expan-

1011 du royaume de Bourgogne en Val d ’Aoste a reporté la frontière à l’en- in'c des cluses du côté italien42. Cette hésitation entre frontière de la cluse i'l frontière du col correspond à une différence de perspective. La vision théorique, lointaine, assimile frontière politique et frontière naturelle au profit du som m et tandis que ce qui touche la traversée, concrète, traite le n mssif en bloc au profit de l’entrée dans la cluse. C’est que bien sûr les Alpes «mit en même temps que frontière, un lieu de passage par excellence.

I ,e seul voyageur dont on raconte qu’il doit rebrousser chemin au M ont- luux est l’éléphant offert à Charlemagne43. N on seulement personne ne

L’h o m m e d e s i>C-xr s iè c l e s fac e a u x p lu s h a u t e s m o n t a g n e s ü ’E u r o v i . Kl I

Hugues auraient alors capturé et bâillonné l’aubergiste qu’ils auraient aussitôt un mené avec eux avant de le relâcher plus tard.

III. Liu t pr a n d , Antapodosis, op. cit., t i t r e n ° XIII : « Cur Arnulfus rex clusas frege- ■ I,.. » ; L. I, V : « Quibusdam namque difficillimis separata a nobis erat interpositio- iiil’iis. quas clusas nom inat vulgus... » ; L. I, XIII : « ... munitissimis interpositioni- lm \ quas vulgo clusas nominari praedixim us... ».

'II. Reg in o n d e P r ü M, Chronicon, op. cit., anno 8 5 9 : « Lotharius Hucberto abbati iliinilum inter Iurum et M ontem Iovis com m isit... ».

I 1 Kn 1033, Eudes de C ham pagne « qui erat acris anim i etferocis ingenii, frequen- iil'n-, îrruptionibus irrupit fines Burgundiae, obtinuitque civitates et castella usque ad lin nm et montem Jovis » ; H ugues d e F lavigny, Chronicon, P ertz Georg (éd.), MGH. ‘ii i iplores rerum Germanicarum, t. VIII, p. 401. L’em pereur H enri IV voit les choses il. Li même façon en 1079 : il confie à Burcard d ’Oltigen, évêque de Lausanne ce i|ii il a « infra fluvium Sanona et m ontem Jovis e tpontem Gebennensem et intra mon- iniiii luri et Alpium » ; Cartulaire du chapitre Notre-Dame de Lausanne (éd. Ro t h

i II,). Lausanne, « MDR », 3e série, t. III, 1948, p. 34. Pourtant la frontière politiqueii mille entre Aoste et Ivrée com m e en tém oigne le voyage du fu tu r Léon IX : en lu 11, il échappe aux anti im périaux qui capture ses com pagnons au tour d ’Ivrée |mii e que, après Carema, il atteint les cluses des Alpes, c’est-à-dire la frontière du i• iv>inme de B ourgogne; W itbert , Vita Leonis, Parisse Michel, Paris, Les Belles | »Mlles, 1997, p. 43.

I * Débarqué en Italie en 801, il est à Ivrée en octobre, mais, bloqué par la neige, il i I ramené à Verceil et il n’arrive à Aix-la-Chapelle qu’en juillet 802 ; ce récit

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parle de barrière infranchissable, mais les verbes employés à propn» Alpes m ontrent combien on met avant la notion de passage. Si quclqui de ces verbes (adtingere, pervenire, superare) évoquent l’arrivée au mhmu la grande majorité des verbes (transmereo, transcendo...) renvoient .1 111 versée et transire représente à lui seul un tiers des emplois. Un petit fin de verbes relève toutefois d’un autre registre : entrer, pénétrer ou sortit mntl trent que les massifs Alpins constituent une région particulière, sinon .1 |mi|

De cet espace à la fois clos, marginal et fréquenté, la suite du Moyen <\| a fait un lieu d ’affrontem ent du bien et du mal : « la m ontagne est uni infernal. Elle est d ’ailleurs une composante topique de l’enfer44 ». Ave» xii' siècle, surgissent en particulier au M ont-Joux le diable, des démon*, dragon, des fées, des sacrifices profanes45, mais aussi le m ythe des p< 1. na tions alpines du corps m aud it de Pilate et son enterrement Lausanne46. Le dossier se révèle plus que mince pour notre période : .un ermite, ni combat avec le malin et nul besoin d’« exorciser la moiilui>m

102 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie sy m b o l iq u e

aujourd’hui rattaché aux Annales royales mais longtem ps attribué à Eginhanl i|' ra ît dans Einhardi annales, G eorg Pertz (éd .), in M GH. Scriptorn tfk Germanicarum, Hanovre, Impensis bibliopolii hahniani, 1845 t . l , 190, 801. 1

44. L u c k e n C., « Exorciser la m ontagne », op. cit., p. 112. Cette conclusion (ff puie sur le dossier de saint Bernard dit de M enthon, constitué de textes du su »1! au plus tôt, et elle est confortée par d ’autres textes postérieurs ou antiques.

45. Un texte de la fin du XIIIe siècle dit que saint Bernard détruisit l’enlci i|||{ trouvait sur le M ont-Joux et y édifia un paradis (ibid., p. 105). Selon une Vil il i|f fin du xiv' siècle, les dém ons se sont emparés des colonnes dédiées à Jupiter , «rtf Bernard affronte alors le Diable, l’enchaîne dans les profondeurs du moni 1 11 (M ont-Blanc), puis enchaîne un dragon et brise les idoles (ibid., p. 107-8). 11 1 du passage de l’abbé R odolphe au M ont-Joux en 1128-9 (Gesta Abbiil Trudonensium ) insiste sur le paganisme : « Le jou r suivant, ayant quelque peu 1 t-|l leurs esprits ; ils échappèrent aux sacrifices profanes de Jupiter », ibid., p. 11.1 |i Pierre Leguay (« Les prem ières lueurs d ’une nouvelle civilisation » in Him i* Réjane, D em otz Bernard Et Leguay Jean-Pierre, La Savoie de l’an m il à la Ht‘/iil Rennes, Ouest France, 1985, p. 79), note que « l’hospice du Petit-Saint-Bon 1,11 »j sa chapelle, situées au départ à l’est de l’ancienne colonne Joux, symbole 1I11 |< 1 nism e,...son t transférées du tem ps de saint Pierre II (après 1142) du côte ■ .11 lit O n retrouve le XIIe siècle et aucun des nom breux exemples de diables, de i" donnés par G r a n d - C a r t e r e t John, La Montagne à travers les âges, C ie l« Librairie D auphinoise, 1903, n’est antérieur à ce siècle.

46 . D urussel V iv ia n e e t M o r er r o d Je a n -D a n ie l , Le Pays de Vaud et son hlHÊ L a u sa n n e , P ay o t, 1990, p. 199.

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/ '/IOMME DES D f - X f SIÈCLES FACE AUX PLUS HAUTES MONTAGNES D’EUROPE... 103

ii i|iii n’a pas encore le nom de saint Bernard. Si la translation des jllt ’i îles saints U rbain et Tiburce évoquent « les Alpes traîtresses47 », i mi |)ord du lac Léman puis à Orbe et non dans les montagnes que celle0 liqucs de saint Gorgon place trois guérisons dont celle d ’un démo- |ll»' •" Lorsque Glaber raconte les pérégrinations d ’un fabricant de •h reliques dans les Alpes, il m et en avant la crédulité des autochtones,

|t iir signale aucune diablerie49. Même la présence des païens ne semble ’H tllfi une diabolisation des sommets et il ne faut sans doute pas asso­it i .i|»livité sarrasine et alpestre de Mayeul à l’image, ensuite fréquente,

tlin lu ii captif dans un m onde étranger, barbare et païen. En effet, si ‘ii i i mploie le m ot « barbares », il lie la capture de l’abbé Mayeul uni- lin ul .i l’agressivité des Sarrasins. Le M ont-Joux et les Alpes n’y sont n i ii h ils sont occupés et non un lieu de prédilection pour les païens50. h * i N.ilgod ne disent pas autre chose malgré une réflexion sur la cap-

H li martyr : Mayeul est gardé dans des endroits présentés certes ||1lil it'i u lés, mais nullem ent comme m audits. La Vita maioli distingue1 |t*n lonvntes démoniaques, dangers dont Mayeul dit être entouré, du ‘du mi du fluvius Drancius qui coule au lieu de sa capture51.

V u ni,ides peuvent d’ailleurs se produire près du col lors du passage de |in 11 lù encore sans que la m ontagne en soit vraim ent partie prenante.

Il Mliai nia sancti Germani, Bolland., t. VII, p. 278 (ou Patrologie Latine, 126) : ■ f i \lpihus, ad sanctos Agaunenses Martyres diverterunt ».

m piiliussUL Viviane et M o r e r r o d Jean-Daniel, Le Pays de Vaud et son histoire, |l, 56.

■ lliimil i il, a b e r , Historiae, op. cit., L. IV, cap. III, 6.1 llHil ,1 .1 , cap. IV, 8 : « En ce tem ps de l’em pire aussi, les Sarrasins, sortis avec

il, l’Afrique occuper les lieux les plus inexpugnables des m ontagnes des Jt, il li) dem eurant longtem ps, rem plirent le tem ps par le rapt, dévastant la H j i u tournant en rond [...] Il arriva dans le m êm e tem ps que le bienheureux Ipliii i ul, passant à son re tour de l’Italie par les défilés les plus étroits des Alpes

■ ilu im trc de ces mêm es Sarrasins. Ils se saisirent de lui et le conduisirent vers ■Dit !■ ■< plus reculés de la m ontagne ».I I u ii Maioli, op. cit., III, 1 et III, 5. À la dem ande des barbares, Mayeul écrit

| | | i | l i i qu'il fait porter à Cluny par un des frères capturés en m êm e tem ps que | ( li‘ lllillhrureux Mayeul est captif et enchaîné. Les torrents de Belial m ’entou

ih |i lii lis île la m ort m ’envahissent... ». La référence au dém on se rapporte il sa ■Hlm île captif des païens et non à sa situation géographique, m êm e si « tor

I I pi ni .ivoir un sens littéral au delà du sens figuré évident.

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104 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

Le porteur de celles de sainte Hélène échappe à la m ort près du col du Mo ni en invoquant le ciel et la sainte. Rien n’indique que l’altitude permet le d ’être plus près du ciel - et donc mieux entendu - conform ém ent à une croyance médiévale ultérieure52. Un moine de Saint-Pierre du Mont-Jou v dont la maladie mortelle n’est liée ni à la m ontagne ni au dém on, se fut porter auprès des reliques de saint Sébastien qu’accompagne Rodoin, abl >«' de Saint-M édard de Soissons et il guérit par leur contact dans la desceni< vers M artigny53. À l’évidence pour les moines de Saint-M édard, le lieu ou se produit le miracle n’est pas signifiant - c’est en m ontagne parce que lit route la traverse - et ce sont l’existence m êm e du miracle et sa qualité (gi .1 vité de la maladie, personnalité du m iraculé...) qui sont im portants et édi fiants. De fait, les récits de miracles alpestres ne diffèrent pas de ceux qui accompagnent les transports de reliques dans d’autres régions. L’absence «li sainteté est le double et la confirm ation de celle du démon.

La dim ension morale n ’est cependant pas totalem ent absente du discourt sur la m ontagne. Les Alpes peuvent être un lieu de châtim ent, un lieu d ’ex« piation. Au contact du danger, le porteur des reliques de sainte Hélèni devient un meilleur croyant, sinon un homo novus. Sa chute dans la ru ir> est l’occasion d ’un discours moralisant sur l’hom m e humilié par Péprcim

52. « Et oculos vix coelo dirigens, ceu mors imminens admonebat, totus precabann u t ab ea quam prius portaverat portaretur. Populus itaque, quod ultra vitales mininlf ille carperet auras, quam quam magnitudinepericli difftsus, tamen virtutum rétro Wlfl miraculis spe erectus est. Cumque voces in coelum coepit emitterre dicens : S11111 Iff H elena... » ; Miracula in translatione S. Helenae..., op. cit.

53. « A d m ontem fo v is Celebris fam a virtu tib u s praeclara p erven era t martyris ; blé est clercius nomine Benedictus, ipsius loci aedituus, per triginta continuatim dies IrhiH tabescens incommodo, dicto audit eum illuc, quia recta ducebat semita, declinai i I f cum dissipata gressuum compage ei obviam ire, u t desiderabat, nullo modo vali'ltt aliorum se manibus gestari fecit. In pervio publico non longe ab ipso loco sic emoi unit ad sanctum deportatus atque ante ilium est depositus, quibus poterat nisibus sc I'ufl ferre velle diceb at, et ut sineretur humiliter precabatur. Q uem fide, non temeritatc hint inde sustentatus, vinis propriis excipiens, pristinae sanitatis mox agmentum merilll <•( it a eum usque Octodorum sospes et laetus inuexus. Ibi gratuitas laudum h o s t ia /'Ml ’ sui restauratione Salvatori om nium persolvens et Martyris capulum osculans, ail cum suis regreditur incolumis » (« Translation des reliques de saint Sébastien il» Rome à Soissons », in G re m a u d J., Documents relatifs à l’histoire du Valais, op. i lM >1° 39, 826).

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>l>? la m ontagne et soutenu par son âne qu’il m éprisait54. Flodoard raconte i|n'en 921 « De grandes quantités d ’Anglais en route pour Rome sont écra­ns sous les pierres par les Sarrasins dans les espaces étroits des Alpes55 ». Si l'emploi du rocher par les Sarrasins est dans la logique topographique, c’est nissi l’image de la lapidation du pécheur qui apparaît. Le rocher qui punit lit alors le double du rocher qui sauve. En effet, le rocher est par ailleurs le i .hI rc sinon l’objet de la vénération quand, com m e le dit Odilon, la rupes lihi issima « conserve les corps de milliers de m artyrs56 ». Un demi-siècle l'liri tôt et visitant l’abbaye de Saint-M aurice incendiée, Ulric d’Augsbourg n i cjouit que les reliques aient été sauvées, m entionnant le « rocher creusé » jninr les reliques57.

Apparaît ici une autre image morale ambivalente, celle du refuge. Refuge tin i rime lorsque les Sarrasins peuvent préparer leur méfaits « depuis les « iu lu ttes escarpées des rochers » et garder « les hom m es enlevés avec leurs iiil'Inès dans des cavités cachées et des repaires de la m ontagne58 » ou

L ’h o m m e d e s i x ’- x f s i è c l e s f a c e a u x p l u s h a u t e s m o n t a g n e s d ’E u r o p e . ,. 101

■ I Miracula in translatione S. Helenae..., op. cit. La valorisation de l’âne par les Mtiiiucs de Bourg-Saint-Pierre alors que son m aître le m éprisait n’est pas sans rap- Éytci Ifsus en tran t à Jérusalem m onté sur un âne et acclamé par les bons croyants (h im d ’être condam né par les mauvais croyants.I Vi l'iODOARD, Histoires, op. cit., année 921 : « Anglorum Romam proficiscentium fllIH'iii inter angustias Alpium lapidibus a Sarracenis sunt obruti » (année 923:

S hillitiido Anglorum limina sancti pétri orationis gratia petentium inter Alpes a sar- ftlti tiri trucidatur »).l i f t 'I Egressa inde, locum agaunensium petiit, ubi rupes felicissima m artyrum mil- wj) irlinct corpora » ; o d i l o n , Epitaphium Adalheidae, in MGH, Scriptores rerum mfliiiiiiiicarum, IV, op. cit. p. 642.f i / « l'I cum illuc die sabbati perveniret, monasterium noviter a Sarracenis exustum (Klt’iii/ et nullum de habitatoribus ibi conspexit, nisi unum aedis aedilem combus- IMHi monasterium custodientem ... » ; le récit m en tionne ensuite « collocationis ■Mi Inrum spelunca in scopulo exciso » ; Gerhardi Vita sancti Udalrici episcopi ml)!1' 'liini (éd. W a i t z G.), in M G H , Scriptores rerum Germanicarum, t. IV, op. cit. i h m I A l l.l-ELZ H atto, Lebensbeschreibung einiger Bischof des x.-xii. Jahrhunderts, (tri! iit'il.ull, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1973), p. 404.BÄK, » Transcensis igitur Alpibus cum Iovini Montis declivia sequerentur... ; qui ex ilWd liplis scopulorum latibulis erumpentes servum Dei cum sociis in fugam cogunt, et H( \ilhi i il me dicitur Pons Ursariae violenter abducunt ; consecuti capiunt fugitivos, ptlM/'liiu/1hpraedantur et raptos miserabiliter homines cum rapina in abditas caver- M 1 1 iliversoria montis inducunt » (« Vita auctore Nalgodo », in G re m a u d t . PtH miii iils relatifs à l’histoire du Valais, op. cit., n° 64).

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106 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

lorsque « les zones inaccessibles entre le Jura et les Alpes Pennines offrait nt aux séditieux [l’abbé Hucbert] un refuge très protégé59 ». Mais c’esl mimi un abri pour Rodolphe f qui « chercha un lieu de salut et une proie« tion dans les roches inexpugnables60 ».

Ce qui dom ine le discours sur l’espace m ontagneux à cette époque, i Vu! donc le pragm atism e voire la neutralité et non l’allégorie. Le fait que les mil de Bourgogne n’utilisent pas les Alpes comme identité confirme la mode* tie des considérations morales sur la montagne. Ils sont rex Burgundioimm ou rex Jurensium mais jamais rex Alpium Cette absence des Alpes dan I* mécanismes d’identité tient largement aux référents historiques : Jura Ml Burgondes renvoient à des entités antérieures, duché ou royaume, et à tut passé illustre dont il n’y a pas d’équivalent pour les Alpes61. L’argumeni tu» saurait suffire quand la Passpolitik est au cœ ur de la puissance «l< « Rodolphiens pour le contem porain comme pour l’historien. L’explicalmil réside surtout dans la définition donnée au m ot Alpes : les vallées qui Itit versent de part en part les massifs et où sont installés les sujets et les centi de pouvoir des Rodolphiens ne sont pas considérées comme fondameni i lem ent dans les Alpes qui sont avant tou t la m ontagne elle-même. < "en donc très logiquem ent que Rodolphe lll est dit roi des « plus grande« cluses » et non des Alpes62. En l’absence d’une m ontagne fantasmM

59. « Sed m inim e hanc presumptionem extinguere potuit, quia loca inaccessibittii inter iurum et Alpes Penninas seditiosis munitissimum predebant receptaculum et it jt exercituique eius propter concava vallium et prerupta m ontium artissima itinern ihl ficilem ingressum » (R e g in o n , Chronicon, op. cit., a n n o 866).

60. « Ille vero per artissima itinera fuga dilapsus, in tutissima rupium locum snhtlli praesidium quaesivit... » (anno 888).

61. Q uand le duché mérovingien centré sur Besançon a disparu, c’est toujoin» l.t n o tio n d ’O u tre ju rane puis celle de T ransjurane qui sert de référence iifl pagus/ducatus carolingien. De plus, le Jura est très tô t peuplé de religieux du ir tll français avec no tam m ent les fam eux Pères du Jura mais aussi du côté suisse uvfl Baulmes et Rom ainm ôtier. Il n’y a pas d ’équivalent dans les Alpes transjur.m u puisque Agaune n’est pas considérée comm e dans les Alpes.

62. M G H Burgund, n° 134. Ainsi, m êm e quand les Rodolphiens contrôlent l> « deux versants, les Alpes ne sont pas identitaires au contraire des cluses. A contrai m, le Jura l’est alors que le roi de Bourgogne ne tien t souvent qu’un versant du Jura <lll fait de l’autonom ie ou de l’hostilité du comte de Bourgogne, en particulier miuI Rodolphe III.

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I.'HOMME DES IX !-X f SIÈCLES FACE AUX PLUS HAUTES MONTAGNES D’EUROPE.. 107

p l l i^ 's et de démons, de mythe politique, reste un espace vécu. Les voya- |r u r ' ou leurs auteurs doivent alors décrire les lieux et les hom m es.

L’espace vécu : au m ilieu des lieux et des h o m m es

Su premier abord les récits de voyages donnent une description réaliste tit lu topographie. O n m entionne souvent le som m et des m ontagnes, sur- IihiI nous le terme de iugum, parfois en insistant sur leur hauteur ou leur #»iiH peinent. Réginon parle des « Alpium preminentia iuga », l'Histoire il \i nuit de Milan des « fovii montis ardua iuga » et H rotsvitha des « Alpibus jlllh1' ' ». L’accès aux zones élevées est difficile et certains lieux sont même ftlMi < essibles : seuls les bouquetins peuvent s’y ouvrir un passage paraît-il64. I H i onlrastes entre les som m ets et les vallées, profondes et surtou t étroites, ItiMi importants, d ’où « le flanc de la m ontagne en forte déclivité » et « la |Hi'iil4’ne abrupte » décrits par Lambert de Hersfeld65.

!» h ilef ois, si aucun des voyageurs n ’insistent sur le caractère repoussant 'li» l'usages à la mode antique, ces éléments topographiques objectifs sont Klli |" i<,us comme oppressants, dangereux ou répulsifs et s’exprime alors imi <11'.* ours plus subjectif. L’angoisse du sentier est particulièrem ent sen- lllili <Lms les Miracula in translatione S. Helenae : « ils atteignirent le sentier | | plie, d ro it, entouré à droite et à gauche par l’attente de la m ort ». Cette Hiiinli est fondée puisque « ensuite par un très étroit passage, son pied chu- Ifhl violemment, il s’écroula affreusement66 ». Sans être aussi dram atique,

ft 1 III I iiNoN, Chronicon, op. cit., anno 877 ; H r o tsv it h a , Gesta Oddonis, in M G H , ■ ll/'M ii'' rerum Germanicarum IV, p . 331 ; A rnulfi gesta arciepiscoporum Wßihiiliiitnisium, in M G H Scriptores rerum Germanicarum, W ill, 14.

5 M •• Uhu inaccessibilia quae in multis solis hibicibus pervia su n t » ; R e g in o n , mi, o p . cit., anno 888.

I" R1' I iin ib e rt de H ersfeld , Annales, op. cit., anno 1077, p. 256 : « per abruptem Hpttfi'm | ... | praeceps montis latus »r Mit » l'ostquam vero jam descendentes ad strictiorem pervenerunt semitam, dextra Bh-Mi/m' .«/)<■ mortis circumdatam, quidam vassallus nomine Otinus, miraculis prae- 0hH ih'i'nlior factus, venerationi ejus operam impendere sedulus curavit. [...] nam ■lfi<ii i'v nngustissimo diverticulo, pede graviter lapso, miserabiliter corruit » llll'i.i. iiln in translatione S. Helenae, op. cit.).

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G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

les autres auteurs constatent ou plutôt appréhendent des chemins toujom « qualifiés de très étroits et de pénibles67. La Vita Maioli raconte qu’on « aborda la fatigue du chemin » et insiste dans la phrase suivante sur « l.t grande difficulté des chemins pénibles » qui perm ettent de dépasser le* sommets alpins68.

Les voyageurs et leurs biographes se m ontrent également impression m par une nature puissante et dangereuse dont les éléments principaux soul les rochers et l’eau. En 894, hors de la route norm ale il est vrai, les homme» et les chevaux d’Arnulf doivent passer « par des rochers abrupts [...] à ti.i vers des précipices de roches, comme si c’était à travers un m ur vertical, s.iu tant de tous côtés à travers les rochers, avec certains paliers donnés comme *i c’était un endroit pour reprendre haleine69 ». La Vita Maioli décrit un nu seau qui « tombe des montagnes et se précipite par des masses sinueuse», refoulé d’entre les Alpes70 » tandis que les annales de Fulda rapportent qu’en 886 « au milieu des Alpes, il y eut un tel em portem ent des eaux et un lel heurts de rochers que la courbe et les empreintes des voies à travers les mon tagnes saccagées ne purent d ’aucune façon être discernées71 ».

67. « In angustissimis semitis » et « artissima itinera » (R a o u l G la b e r , Historkm op. cit., I. Ill, chap. 1, 3, en 888, à propos du M ont-Joux ?), « angusta itinera « (R e g in o n , Chronicon, op. cit., en 877 à propos du M ont-Cenis).

68. « Laborem adgreditur itineris. Magna tandem cum difficultate laboriosi itineH1 cum iam cacumina alpine preterissent altitudinis... » (Vita sancti Maioli, op. ni.,1. Ill, 1).

69. « Rex namque per occupatam viam sine periculo suorum m irum non powi expugnare sentiens, per viatores cum duro labore exercitus aesendens, propter magnl tudinem exercitus per praerupta saxi devians ; cum magno periculo suorum mirum ni modum cum equis per praecipitium rupis quasi per m urum a summo deorsum Iran silientes passim per scopulos, datis quibusdam gradibus quasi locus respirandi. 1)1 Augustam vallem tercio dem um die prolapsi convenerunt » (Annales de Fulda, op. cit., 894). O n cite aussi les praecisa saxa de l’oppidum de Bard ; Arnulfi ge t,i arciepiscoporum Mediol., op. cit., c. 14.

70. « Nam rivulus que decidit e montibus cum flexuosos revolvendo per globos inlet Alpes decurrit. .. » ( Vita Maioli, op. cit., 1. Ill, 1 ).

71. « Inter Alpes vero talis rapacitas aquarum et collisio lapidum fu it, ut flexunh el vestigia viarum per divexa montis latera nullo modo prospici poterint » (Annales ./i Fulda, op. cit., anno 886J.

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Au contraire, la forêt n ’est jamais citée et la neige est quasim ent absente ilf. descriptions. Quelques exceptions : Isaac ram enant l’éléphant déjà cité ijiii ■« propter nives Alpes transire non potuit » au mois d’octobre (801 )72 et I li'iiri iv et sa très périlleuse descente du M ont-Cenis par un froid glacial en Itim'ier (1077). Toutefois, dans ce dernier cas, le texte précise ce n’est pas un iilvi i ordinaire : « Hiemps erat asperrima, et montes per quos transitus erat lu nnmensuml porrecti et pene nubibus cacumen ingerentes, ita mole nivium il yjuciali frigore obriguerant, u t per lubricum praecipitemque decessum nec hftulis necpeditisgressum sinepericulo admitterent...73 ». On ne cite même

l,i neige lors d’un aller et retour à travers des Alpes en janvier (922), loi .t|tie des émissaires italiens viennent trouver Rodolphe n à Agaune et que (fini ci les suit en Italie74. De fait, la meilleure description du froid et de la Étlgc ne concerne pas les m ontagnes mais les abords de la ville de M orat lui', de son siège par les troupes impériales en février 103375. En décrivant il tirs montagnes aussi rudes qu’impraticables76 », Liutprand résume donc Hiii' opinion assez répandue qui m et en avant non pas un paysage dans son VIlM’inhle, mais sa réduction à ces spécificités pour le voyageur.

i l'Ile conception s’applique dans une certaine mesure aux indigènes, i i Ihii un mécanisme d ’assimilation lieux-habitants. À paysages rudes, gens nul«"., (ilaber raconte à propos du fabricant de fausses reliques qu’après mini commis « d’innom brables supercheries de ce genre, le transfuge vint (jillh l,i région des Alpes, où habitent des gens stupides/grossiers77 ». Le cré-

L’h o m m e d e s i X - x f siè c l e s fac e a u x p lu s h a u t e s m o n t a g n e s d ’E u r o p e . .. 109

' 1 liinhardi annales, op. cit., 190, 801. t ' I iimbert d e H e r s f e ld , Annales, op. cit., 1077.

I l ,i neige est m entionnée de façon neutre lors de la descente d ’O tton III en Jllilli n i mai 996 ( Vita sancti Adalberti episcopi, in MGH, Scriptores IV, p. 590 : « Rex u l i ’iii ( )llo Alpium nives multo milite transmeans, iuxta sacram urbem Ravennam fpf/iilhi ttisira metatus est»).I f ! Wll’ON, Gesta Chuonradi II, op. cit., c. 30. Le tém oignage de W ipon doit cepen-

h h i i lic relativisé, car le panégyriste utilise le froid et la neige pou r expliquer un »i Ih , , I, ( lonrad II.I /li •> Montes tam asperos atque invios » ( L iu tp r a n d , Antapodosis, op. cit., L. V, X,I |iiii|ni'. du m ont Avius).

11 ■' l’crfuga venit ad loca A lpium , ubi persepe brutae gentes inhabitant » (Raoul ttl mh I'. I lisloriae, op. cit., L. IV, c. III, 6).

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110 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

tin des Alpes existerait-il déjà ? À lieux dangereux, gens dangereux. Connu, toute route, celle des Alpes attire diverses sortes de brigands. « Robetl, evêque de l’Eglise de Tours, revenant de Rome, au pied des Alpes, est tué |>.n des brigands pendant la nuit à l’intérieur de la tente avec ses compagnon auprès de lui78 ». Le danger vient aussi des païens sarrasins voire des autori tes : selon Glaber, dont le récit a été contesté à tort, « dans de très étroits seu tiers les plus puissants de cette région, commandés par la cupidité, avaient institué des barrières et des gardiens pour faire payer le prix du passage7'1 »,

Toutefois, aucun récit ne fait parler le m ontagnard, interdisant de s’ink'i roger sur la parole de l’Autre, et la majorité des récits sont neutres ou favo rables car pour rudes qu’ils soient jugés, les autochtones sont dén i h comme des bons chrétiens. Les Valaisans aident au transport des relique des saints Pierre et Marcellin80 et lorsqu’au milieu du siècle suivant saint Ulric ne trouve qu’un gardien dans Saint-M aurice incendié, sa prière r.t vite soutenue par une foule de gens attachés à la vénération de saint Maurice et des m artyrs de la légion thébaine81. Certes, de telles allégation', relèvent de l’hagiographie et valorisent la relique et le pontife, mais une telle valorisation serait bien plus grande si les populations étaient préalablement Présentées comme ignobles ou sauvages.

78. F lo d o a r d , Histoires, op. cit., anno 931 : « Rotbertus, episcopus Turonensis aecclc siae, Roma remeatis, subAlpibus noctu infra tentoria cum comitantibus secum intérimi tur a latronibus ». Rien ne prouve que Robert, archevêque de Tours (9 1 7 -9 3 1 ), ait clé tue par des Sarrasins comme l’affirme notam m ent Philippe Lauer, dans l’édition p. IH,

79. Raoul G la b e r , Historiae, op. cit., L. III, cap. I, 3 : « Egredientes autem sali» audacter venerunt ad loca Alpium, qui nions Jovis dicitur, ubi etiam in angustissimh semitis prepotentes regionis illius constituerant, imperante cupiditate, seras et custode< adprecia transmeantium exigenda ». Ce récit a en général été considéré com m e fan taisiste ou com m e le résultat d ’une confusion. Il est po u rtan t confirm é par l’exis­tence de négociations entre K nut le Grand, Rodolphe III et C onrad II en 1027 à pro P°s des taxes et de la sécurité dus par les Anglo-Danois lors du passage des cluses.

80. « Papia relicta, sexta die ad S. M auritium venit. Ibique comparatis quae ad Ihh nccessaria videbantur, sacra ilia corpora, loculo inclusa, feretro imposuit ; atque indc promovens palam et aperte, cum adjutorio populi occurentis portare coepit » (Histoire de la translation des reliques des saints Pierre et Marcelin, op. cit.).

Kl. Gerhardi Vita sancti Udalrici episcopi Augustani, op. cit., p. 404.

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L’h o m m e d e s ix °-x f s iè c l e s f a c e a u x p l u s h a u t e s m o n t a g n e s D’E u r o p e . 111

l'Ius concrètement, ils apparaissent comme indispensables et efficaces, tl’iiltord comme guides appelés marronefi2. H enri IV « loua avec salaire cer- i mis parmi les indigènes, connaisseurs des lieux et habitués aux sommets i'iii ,11 pés des Alpes83 ». Suit le passage où sont décrits leurs efforts tenaces et imironnés de succès po u r faire passer le convoi : « avec tou t le savoir-faire* t* il il ils étaient capables, ils aplanirent le chemin [...] Précédant le groupe, |rn c,ii ides du chemin tiraient vers le bas la reine et les femmes qui étaient •mus son obéissance, installées sur des cuirs de bœufs. Ils faisaient aller vers li I >.is les uns des chevaux grâce à certains engins, ils traînaient les autres par U'. pieds attachés... ». Ce sont des sauveteurs et le porteur des reliques de (tilt U- Hélène doit son salut aux hom m es qui sortent du m onastère pour le •ci nurir et qui le sauvent en utilisant divers outils et une corde84.

A la rudesse des paysages ne répond aucun topos sur la m ontagne déser- I I i | i k \ aucun équivalent au texte de W ipon qui parle de la « forêt noire » non Minime d’une m ontagne mais comme d ’un désert85, term e employé aussi (•••ni le Jura. La montagne alpine est largement considérée comme un espace iinihropique. S’il y a des loca inaccessibilia et donc vides d ’hommes, Glaber #k|>li(|ue que les gens ont « dans les montagnes une grande quantité de■ l.n u ures86 » et les voyageurs trouvent des étapes organisées. À travers la des- iilplion de celles-ci, les récits de voyages dessinent même l’occupation de li .p.ice m ontagnard: normale jusque vers 500-600 m, large jusque vers (KM) in, ponctuelle jusque vers 1 600 m et exceptionnelle au-delà, ce qui

mil.'. •• Quoddam genus hom inum qui marrones vocantur » selon l’expression de1 1.Mon de Cluny. Un guide prend des risques : en 1128 Rodolphe, abbé de Saint- Itiiii, rapporte la m ort de dix m arrons (ou m arroniers) dans une avalanche au

|oux,II ' Lambert d e H e r s f e ld , Annales, op. cit., 1077.

!► M. « Tamdiu tenuit, usque dum ex monasterio S. Pétri, quod ad radicem motttis ii i iiin est, homines clamore excitati sursum currerent, auxilium ferre parati (...) Time ici m Unis, lanceis et machaeris crispata glacie, ne solito deluderet nitentium juvare ves- llufii, iinum suorum, qui et hominem ligaret funibus et equum a servitio exueret d im i­nua it » (Miracula in translatione S. Helenae..., op. cit.).

1 .1, W ip o n, Gesta Chuonradi II, op. cit., c. 28.Mi. Ou de façon m oins littérale « fo n t volontiers leur séjour de ces régions escar-

Mf < , • >' (« Loca Alpium, ubipersepe brutaegentes inhabitant, habentes in arduis plu- miiii domicilia... » ; Raoul G la b e r , Historiae, op. cit., L. IV, c. III, 6).

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112 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie sy m b o l iq u e

est conform e à la docum entation rég ionale87. Cette présence des habi«i tants plaide en faveur de la qualité de la description géographique îles récits viatiques.

Ainsi, les conclusions qui se dégagent de cette approche des conception', géographiques des ix'-xi' siècles, perm etten t quelques remarques sur ccd récits de voyages en tant qu’outil.

Dans le cas présent, le récit de voyage n’est pas directem ent en prise avec la géographie savante. Il ne s’agit jam ais d ’une forme consciente d ’écrituro de la géographie, même si la reprise d ’auteurs antérieurs diffuse les descri p ■ tions et les conceptions88. Les récits n ’offrent qu’un aperçu partiel îles Alpes, conforme à l’objet des sources et à des rédacteurs souvent lointains, Ils ne s’intéressent pas à la géographie assum ée comme champ propre et l.i m ontagne n’est pas un objet, mais un sujet possible en tant qu'éventuelle nécessité du récit.

Toutefois, en m ettant en évidence la géographie du voyage et surtout en décrivant une tranche d’espace, ils fournissent une image du m onde et ils perm ettent de s’interroger sur les conceptions géographiques des hommes du haut Moyen Âge. Le récit de voyage se révèle ici une source particulière­m ent pertinente du fait d ’une double convergence. Convergence entre l’ex

87. Vers 1 600 m on trouve Saint-Rémy sur le versant valdotain et l’abbaye de Bourg-Saint-Pierre sur le versant valaisan. En dessous, le voyageur rencontre Etroubles à 1 300 m (citée en 1154, Montagnes médiévales, op. cit., p. 102) et la vilhi d ’Orsières (900 m). M artigny et Aoste sont respectivem ent à 500 et 600 m d’altitude, Ce peuplem ent en villa jusque vers 900 m apparaît dès les débuts du royaume de Bourgogne avec les donations du comte Manassès à l’Église de Lausanne en 890-89.’,

88. Com m e souvent dans sa chronique et donc des épisodes situés dans les A lpes, Hugues de Flavigny s’inspire directem ent des annales de Flodoard ou les recopie m ot à m ot. Par exemple : « His expletis, Hungari per abrupta transeuntes Alpiimi juga, veniunt in Galliam : quos Rodulfus, Cisalpinae rex Galliae, et Hugo Viennensit Hungaros inter angustias collium Alpinarum claudunt. Unde, inopinato loco per devhi montis evadentes, Gothiam im petunt; » (récit de Flodoard pou r 924) devient « Quibus expletis, Hungari per abrupta gradientes ad Alpium juga, perveniuni Rodulfus, vero Cisalpinae Galliae rex, et Hugo rex Viennensis Hungaros inter auvus lias collium Alpinorum eos concluserunt, unde inopinato loco per dévia evademo, ( iothiam im petunt ; » (Hugues d e F la v ig n y , Chronicon, op. cit., 1.1, 924), tandis que

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L’h o m m e d e s i X - x f s i è c l e s f a c e a u x p lu s h a u t e s m o n ta g n e s D ’E u r o p e .

M i n uce em pirique et la géographie descriptive, sinon théorique et savante, tliiiiN les quelques cas où la com paraison est possible. Q uand Glaber affirme ijiir l.i Gaule a « à droite de toutes parts les som m ets des Alpes89 », tous les in i l , de voyage font des som m ets et des cols la frontière naturelle de l’Italie, pm vergence également entre les différents types de récits, le récit de voyage l'ii!|>rctnent dit, le récit inséré dans une hagiographie ou la m ention dans un* i ourte explication d’annales.

i rl U' double convergence tient largement à l’homogénéité sociale des iHIcnrs des différents types de récits. Elle s’explique aussi par une rédaction ili't iili'c non seulement dans le temps puisque ultérieure, mais aussi quant à I ,mit ni : le plus souvent c’est un tiers et non le voyageur qui raconte. Ainsi li in il de voyage peut s’avérer d ’une grande richesse pour la com préhen- felim des conceptions géographiques : peut-être plus qu’à une autre époque, limi .uitant que la description d ’une expérience, il est le révélateur d ’un HHiilr de pensée com m un, d ’une représentation partagée de l’espace.

I i.iiis les deux cas, portan t sur un espace étranger traversé, le discours■ lu même et de l’autre, dont Michel Foucauld, et Michel de Certeau et

il '.Milles ont m ontré la fécondité, place l’altérité au cœ ur de toute œuvre M|||i|iie90 ». Ainsi dangers et pénibilité sont exagérés et l’indigène est par-

p h grossier. L’image allégorique de la barbarie construite à partir d ’une Hiiliii' hostile s’articulant à l’hom m e étranger est alors discrètement pré- fc ni, Ibutefois, du groupe froid, obscurité, glace et m onstre, seul le froid91

tHHii « Viae Alpium tunc per Sarracenos obsessae, a quibus m ulti Romam ire ■liMIr', impedit reveretuntur » (Flodoard) donne « Viae Alpium a Sarracenis obses- hlK ii quibus m ulti Romam preficisci volentes, im pedit reveretuntur » (Hugues de l ’Irti i|iny).

L M'i " Narrant siquidem plerique disputantes de m undani orbis positione, quod situs » lin n '. Galliae quadra dim etiatur locatione ; licet ergo a Rifeis montibus usque ffltpaiilamm terminos in levo habens Oceanum mare, in dextro vero passim juga ^(iiiiiii, propria excedat longitudine mensuram rationis quadriforme » (Raoul ill mu in llistoriae, op. cit., L. II, cap. III, 4).De mêm e, pour L iutprand les m ontagnes P|iiti< nt la Souabe de l’Italie ( L iu tp r a n d , Antapodosis, op. cit., 1. V, X).

ttli l'a role de l’Autre et genre littéraire ( x v f - x v u f siècles). Illustrations, interactions (I iithrrsions, S e r v e t Pierre (dir.), Genève, Droz, « cahier du GADGES/Lyon III » jj* | , .'007, p. 6.

'H sur le Nord com m e espace symbolique, G o m e z - M o n te r o Javier, « L’Europe ÿliin li même et l’autre : la connaissance des Nouveaux M ondes au XVIe siècle dans

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est présent et on semble craindre la nature plus que les hom m es alors <|iit les cas concrets de mauvaise fortune sont le plus souvent dus à de mauvais#! rencontres. C’est que la nature paraît plus spécifique que les hommes que les dangers semblables à ceux de n’im porte quel chemin. Selon la du lectique certalienne de l’autre comme m iroir du m oi, de l’altérité vers l’ip séité, les récits nous m ontrent ainsi en creux ce qui est banal pour l’étrtui ger aux montagnes, par exemple l’im portance des forêts ou la présente *1* la neige. À nouveau, le voyage raconté se révèle autant le reflet d ’un savnli ou d’une culture géographique com m une qu’une inform ation p o n d u t ll< sur un lieu précis.

Si l’altérité m arque le discours sur les lieux et les gens dans tous les j o* ils de voyages, il s’agit ici d ’un voyage en terra cognita et non d’une exploi.i tion, d ’où un déficit d ’exotisme, d ’aventure et de mystère. Ainsi l’imagiiu tion, troisième modèle du savoir sur l’étranger, joue ici un rôle m oindre i|ti< l’érudition et l’expérience. Une altérité limitée n’engage pas l’auteur i\ lu description systématique d ’un monde inconnu, mais au contraire la prtm mité relative l’oblige à éviter ce qui pourrait être banalité. Elle l’incite il ne retenir que l’exceptionnel, à marquer la singularité plus encore que dans li1 voyage explorateur. Par ce souci qu’on pourrait qualifier de sensionnalisnu ou d ’exceptionnalisme, la mise en forme du récit de voyage en zone connut correspond donc à un processus d’écriture caricaturant en partie spécifiqiit', On comprend ainsi l’insistance sur l’altitude ou sur l’étroitesse des cluses. 1

Ces remarques expliquent les apports inégaux de ce type de récit <l< voyage à notre com préhension de la construction d ’une géographie médit* vale. Les récits employés ici perm ettent sans conteste d ’appréhender la per*: ception médiévale de la structuration spatiale. Ainsi, les Alpes du nord m sont pas conçues comme un espace régional clair, mais comme un doublon dont la route est le trait d ’union. D’un côté, les vallées, sans spécificités, simples prolongements des autres espaces ; de l’autre, la montagne, mi espace marginal, qui commence dès que le chemin qui s’élève. À un m oindre degré, les récits se révèlent des outils adaptés à une géographie physique et hum aine du paysage. Si la description précise et l’analyse font

114 G é o g r a p h ie s a v a n t e , g é o g r a p h ie s y m b o l iq u e

la littérature espagnole », in Parole de l'Autre et genre littéraire, op. cit., p. 57. l ’il groupe froid, obscurité, glace et m onstre, seul le froid est présent.

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L ’h o m m e d e s u c - x f s iè c l e s fac e a u x p lu s h a u t e s m o n t a g n e s d 'E u r o p e . .

tli l.mt, apparaissent l’espace vécu et l ’espace imaginé. Les Alpes du nord (»instituent une véritable barrière et ce sont des lieux souvent rudes du fait ili pentes et de l’altitude, mais tou t en fournissant un passage indispen- IhIiIc et en offrant de espaces inégalement mais largement humanisés.

' onstatée sur ce sujet comme sur d ’autres, la concordance sinon l’identité nilie l’expérience empirique du voyage, l’image globale du m onde et les mneeptions autochtones est révélatrice d ’une approche pragmatique. Cette dliilive neutralité du discours concerne tous les objets géographiques...........p tion d es d é m o n s d a n s les m o n ta g n es a u XIIe siècle, s ig n e d ’un e

Kppioche beaucoup plus morale, d ’un discours cléricalisé et d ’une fonction ( lu . illégorique du récit, doit nous inciter aussi à approfondir la réflexion sur |Vvi ilution des conceptions géographiques à l’intérieur même du Moyen Âge.

François D emotz Université de Lyon III

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sources A lpesseul

A lpes e t ...

c luses vallée M ont Saint-M aurice

A utres lieux

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Page 111: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

Les formes d'intégration des récits de voyage dans la géographie savante.

Quelques remarques et un cas d'étude : Roger Bacon, lecteur de Guillaume de Rubrouck

I" “* i;s modalités par lesquelles les observations des voyageurs m édié­vaux ont été intégrées dans les descriptions du m onde constituent

À encore un dom aine de recherche à peine ébauché, du m oins si l’on |iu |i ic de renoncer à une historiographie ancienne qui opposait sans

<• l’empirie à la géographie livresque. Il est encore com m un de H'Mlionter les voyageurs, qui seraient des observateurs plus ou m oins dili- 0t m i les réalités, aux géographes de cabinet, prisonniers d’autorités dépas- ■ t de traditions fausses et de présupposés méthodologiques contraires à it ii le nue. La « rencontre » entre voyageurs et géographes ne pourrait alors titii i. mire vers l’insertion de données nouvelles, déterminées par l’empirie, »Mit des descriptions géographiques textuelles éloignées de la réalité, pjllli'l'iation des nouveautés rapportées par les voyageurs entraînerait jytliiii llrment et progressivement une connaissance du m onde plus vraie, n l l c c cependant par les résistances des savants attachés à la trad ition1.

i i II* interprétation m érite d ’être sérieusement pondérée. Les voyageurs H«'li'\,mx ne sont pas des explorateurs selon l’acception m oderne du ■ ( mm Ils voient avec un savoir préalable qui oriente leur regard, partent §%• • un projet très éloigné d ’une enquête scientifique m oderne et leurs ■ l i t■■(, qui doivent répondre aux attentes de leurs lecteurs, se plient à des w Iiim s d’écriture2. L’opposition entre l’ancien et le nouveau, l’empirie et

l r il mi des manuels et ouvrages récents adoptan t ce point de vue : D u ra i, Jean- l | | | t * , l ’liurope à la découverte du monde du x u f au x v t f siècle, Paris, Arm and Colin,11 iim|>ii■. », 2003 ; Voyageurs au Moyen Âge, N ovoa P ortela Feliciano, V illalba | l i I. I ■ il EDO F. Javier (dir.), Paris, 2007.

f *1111 le re g a rd p o r té p a r e x e m p le s u r le d o m a in e o r ie n ta l , v o ir S c h m ie d e r H)|i II .i m . linropa und die Fremden : die Mongolen im Urteil des Abendlandes vom

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120 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

l’autorité livresque, est une catégorie propre aux historiens contemporain , que ne partagent pas les savants médiévaux en des termes aussi simple* (cette question m ériterait d ’ailleurs de plus amples réflexions que celles qui seront menées ici). Il convient d ’analyser et de com prendre l’attitude intel lectuelle des savants à l’égard des nouveautés rapportées par les voyageur et l’effet qu’elles eurent (ou non) sur la « tradition géographique » en lisant les sources avec des yeux nouveaux. En particulier, la prise en compte tin contexte des sociétés, des savoirs et des individus qui se sont trouvi» confrontés à ces questions est impérative pour saisir les enjeux intellectuel* et culturels de cette histoire. Une enquête, selon les termes qui viennent d’être posés, im pliquerait un long investissement dans les sources. Je mi contenterai ici de poser les données du questionnem ent à partir d ’un c.r. Le départ chronologique sera classiquement le XIIIe siècle et son ouvert un vers l’O rient, le coeur du débat, une relecture de l’intégration du récit <I* voyage de Guillaume de Rubrouck dans l’Opus Maius de Roger Bacon, qui je préciserai par une étude de cas, la nouvelle perception de la forme dt I • Caspienne par les deux Franciscains. Mais auparavant, il n’est pas inutile • 1 rappeler les conditions intellectuelles qui constituent le cadre de cette « u n contre » entre le voyageur et le savant immobile.

A dapter et m oderniser l’héritage des A nciens

Com m ençons par quelques rappels généraux, trop souvent néglige*, Jusqu’au XIIIe siècle, l’idée que l’ensemble de l’œkoum ène a été suffisant m ent et d ’une manière indépassable décrit par les Anciens est un fond' m ent de la description de l’espace, tant sur le plan du contenu du m oiuil connu que sur celui des m éthodes de sa description. Il était par conséquent naturel pour les savants d ’utiliser les textes anciens, en particulier le tableau géographique placé par Orose en ouverture de ses Histoires contre les Puii'iit, les Collectanea rerum memorabilium de Solin et les livres XIII et XIV <l< <

13 bis in das 15. Jahrhundert, Sigmaringen, J. Thorbecke, Beiträge zur Geschn lit» und Q uellenkunde des M ittelalters 16, 1994 ; G u e r r e t - L a f e r t é Michèle, Sin Im routes de l’empire mongol. Ordre et rhétorique des relations de voyage aux X ll f H XIV siècles, Paris, H onoré C ham pion, 2004.

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L e s f o r m e s d 'in t é g r a t io n d e s r é c it s d e v o y a g e .

I lymologies d ’Isidore de Séville3. Le procédé descriptif, hérité de l'Antiquité i.ihlive, considéré comme le plus opératoire, consiste à localiser les régions l'ii leur contiguïté et à dessiner de la sorte un puzzle qui perm ette d ’ordon- m i dans sa totalité l’espace du m onde. Rendre l’espace ainsi perceptible par l'i p rit dans sa totalité et sa perm anence, voilà le dessein des « géographes •If cabinet ». Com m e dans les autres secteurs du savoir médiéval, la iiu lhode est la compilation. La certitude de la supériorité des Anciens fkplique le nom bre limité des traités de géographie autonom es, mais n’im- |'llt|ue nullement un désintérêt pour l’espace, qui se traduit notam m ent par■ If liés nombreuses descriptions, souvent d ’espaces restreints, dans des ii'iivres de natures très diverses. Le caractère livresque de cette géographie h i vi lut pas des intérêts pratiques, comme l’attestent les traités, probable- iii' ni rédigés par l’historien anglais Roger de Hoveden, en vue de préparer lit i t oisade de Richard Coeur de Lion4.

l 'u n e manière générale, les modalités d ’adaptation de connaissances |U i i),i aphiques nouvelles sont déjà en place à l’orée du XIIIe siècle. Le stock ili inponymes et d ’ethnonym es est sujet à un renouvellement, même si "lui (i demeure ponctuel. La carte de Sawley (dite im proprem ent d’Henri

'li Mayence)5 s’ouvre à des toponym es qui n’on t rien d’antique (ainsi I1'" ni ou Scanzia). L’intégration de ces nom s m odernes s’accompagne de la

■iiuh icnce, sous l’effet du passage du temps, d ’une « m utatio nom inum 6 »II lit' l,i nécessité d ’actualiser, au m oins en partie, et pour un public élargi •l i iiiili.mts, de laïcs ou même de clercs, moins aguerris peut-être aux sub­til'1, de la géographie antique que les lettrés carolingiens, les toponymes (i m i . de l’Antiquité. Dans le livre XV du Deproprietatibus rerum, consacré

É lu biographie, le franciscain Barthélémy l’Anglais procède à des identifi-

: * I ii liste donnée ici est celle des ouvrages les plus répandus. Le clerc curieux jMiii> ni loi I bien avoir recours à d ’autres textes.K 4 • iai 1 mut D alch é Patrick, D u Yorkshire à l’Inde. Une « géographie » urbaine et ■ tH Iln ir il lu fin du x i f siècle (Roger de Howden ?), Genève, Droz, 2005.I. 1 i iiiiln ulge, Corpus Christi College, 66 , f. ° 2I II » Mil llings tens e par lungs eages \ e par m uem ent de languages \ un t perdu lur iMWii ii ni ' niins \ viles plusurs e regiuns », W a c e , Le Roman de Rou, H o l d e n A. J. ni I * vnl,, Paris, A. et }. P ic a r d , « Société des anciens textes français », 1970-1973,

H t I, v II 14, p. 161.

Page 114: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

122 Du PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

cations entre les désignations anciennes et m odernes7. O n pourrait mulli plier les exemples illustrant ce processus d’actualisation et de renouvelle m ent des toponymes, sans toutefois que cet effort d ’adaptation entrami l’invalidation des textes anciens. Ceux-ci gardent au contraire leur valeui heuristique parce qu’ils dem eurent le fondem ent de la compréhension <lu m onde m oderne. Ainsi, au milieu du XIIIe siècle, la prise de conscience < 1« l’étendue de la puissance mongole s’exprime en prem ier lieu par des inlei rogations. Qui étaient ces peuples ? D ’où venaient-ils ? Comment le» reconnaître parm i les peuples m entionnés par les auteurs anciens et inveii toriés dans la Genèse ? Com m ent interpréter leur apparition stupéfianic et

inquiétante ? Une des réponses possibles fut l’identification avec G o g et

Magog, connus par la tradition eschatologique. D’un autre côté, les p ro i

dés descriptifs de la géographie - la localisation des régions par leint confronts - n ’em pêchent pas l’utilisation d ’autres formes de représenta tion de l’espace, notam m ent celles de l’itinéraire, donnant souvent il' mesures de distance précises, même si elles sont parfois perturbées dans 11 tradition m anuscrite. Enfin, des notations concrètes, fondées sur les (Ion

nées de l’expérience, apparaissent dans des ouvrages géographiques : leu traités de G iraud de Barri sur l’Irlande et le Pays de Galles en sonl un

exemple bien connu ; dans le livre XV du De proprietatibus rerutit, Barthélémy l’Anglais s’appuie à la fois sur des données issues de la traill tion antique et de faits concrets m ontran t la prise en compte de la réalité m oderne - le travail du drap ou la production de la tourbe en Flandiei, l’utilisation du plâtre qui caractérise Paris8.

Les croisades et plus généralement l’essor du commerce occidental eurent aussi pour conséquence de renouveler la perception des espaces orientant La production écrite concernant l’espace des croisades perm it de coin

prendre et d ’assimiler des renseignements concrets et nouveaux. Le chape

7. Par exemple, à propos de la Gaule « Haec quondam fu i t trifaria, scilicet Bely lié Celtica et Togata, sed has prouincias Franci nunc inhabitant, a quibus Francia <//'/'• / latur, quare supra de Francis et Francia » ; Bartholomaei Anglici de genuinis rn Mtff coelestium, terrestrium et inferarum proprietatibus, livre XVIII, Francfort, Wotlf'.iMH Richter, 1601 (réimpr. Francfort, 1966, p. 658).

8 . B ouloux Nathalie, « Ressources naturelles et géographie : le cas de Barthél.....l’Anglais », in Médiévales, 53, (« La nature en partage. C onnaître et exploiter les ! ■ sources naturelles »), autom ne 2007, p. 11-22.

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L e s f o r m e s d ’in t é g r a t io n d e s r é c it s d e v o y a g e .

I>iin de Baudouin 1", Foucher de Chartres rapporte l’expédition du roi jus­qu’au bord de la m er Rouge (Aïla) et donne la distance qui sépare la Méditerranée de la mer Rouge9. Voilà un exemple ponctuel d ’intégration de ilimitées nouvelles. Mais l’écrit ne fut sans doute pas le seul m ode de com ­munication de ces nouveautés. La tradition orale, les échanges d ’inform a- linns notam m ent dans les milieux liés au commerce, ne trouvèrent sans 'Imite pas toujours une expression écrite durable, en partie parce que les détenteurs de ce savoir pratique n’avaient pas la légitimité culturelle néces- miic à la com position d ’écrits. Le traité de « m ercatura » de Pegolotti, ■I) lievé vers 1340, qui rassemble tant de renseignements variés et précis, (n ul apparaître comme une som m e des connaissances accumulées par plu- ••i‘ iii s générations de m archands italiens, à un m om ent où la culture m ar- i lu iule a trouvé une légitimité culturelle dans l’ordre des savoirs. La ques- llnn de la validité se pose avec une tout autre acuité s’agissant du témoi- l'n ii'.e direct des hommes, une des formes par lesquelles les nouveautés peu- Vi’iii et t e intégrées dans le savoir livresque, mais qui toujours pose aux yeux llrn savants la question de l’authenticité des dires et impose des stratégies du toriques de validation10.

Il n'est pas non plus inutile de rappeler les profonds changements qui ont dlln le le regard porté sur la nature dans la vie intellectuelle depuis le lit Mei le. Dans un article fondam ental, Tullio Gregory a m ontré qu’à par­tit ilu xii' siècle, sous l’influence de l’élargissement de l’horizon intellectuel ijit ^ p o r te n t les textes traduits de l’arabe dans bien des domaines du savoir, f | d une évolution propre à la culture occidentale, s’élabore une nouvelle

p lft île la nature, non plus conçue comme objet de contem plation et de [|||<iii!ii .ilion, mais comme sujet d ’investigation rationnelle visant à la com-

1*1» inlie, voire à la dom iner11. L’astronom ie fut un des dom aines particuliè-

( I Kl( I I a r d Jean, « Les navigations des occidentaux sur l’Océan indien et la mer H |l|iit 'im r ( 12e- 15' siècles) », in Orient et Occident au Moyen Âge : contact et relations W f s » \ii\ les), Londres, Aldershot Variorum (Variorum reprints), 1976, p. 354. f |ll t I, ( ; u i ; r e t - L a f e r t é M ichèle, Sur les routes de l'empire mongol. Ordre et rhéto-

■hfm l/n relations de voyage aux x ii f et x tV siècles, op. cit.1 II (itlKiORY Tullio, « La nouvelle idée de nature et de savoir scientifique au

■ lli i le », in The cultural context o f médiéval learning, Proceedings o f the first ■W lM llonal colloquium on Philosophy, Science and Theology in the M iddle Ages b |< lH iiliir 1973), M u rd o ch John Emery et S y lla Edith Dudley (dir.), D ordrecht- pninii 11 Kcidel, Boston Studies in the Philosophy o f Science 26,1975, p. 193-212.

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124 D U PÈLERINAGE A M DÉCOUVERTE DU MONDE.

rement renouvelés, ce qui n’est pas sans incidence sur la question qui non» occupe. Ce sont en effet dans les traités de la sphère que les questions rela tives à l’extension de l’espace habitable et habité par l’hom m e furent posée! en des termes nouveaux, notam m ent au xiif siècle. La compréhension tien coordonnées, latitude et longitude, acquise dès le XII' siècle, est aussi h résultat des spéculations astronom iques, notam m ent de la nécessit. d ’adapter les tables astronom iques pour les lieux où elles étaient utilisées1 ' L’assimilation de la physique aristotélicienne, dans laquelle la notion <1 « lieu » est essentielle, accompagne un des fondem ents de l’astrononm médiévale, l’influence des astres sur le m onde sublunaire, une des coiuli tions des recherches sur la nature et de la pensée du changement. La naim. du lieu, défini théoriquem ent par sa position en longitude et latitude, cil déterminée par l’influence des astres. Dans les savoirs géographiques du xme siècle, une telle conception du lieu tient une place essentielle, parfois i n arrière-fond culturel, souvent plus directement. Le traité « géographiqm „ d ’Albert le Grand a précisément pour titre « De natura loci ». Constitue mi trois parties, les deux premières présentent une théorie sur la notion du lu n et de sa nature, et de l’extension de l’espace habitable, tandis que la tml sième dessine par le texte une mappa m undi pour l’essentiel reprise de 11 Cosmographia du Pseudo-Aethicus, dont l’intérêt pour Albert réside t im qu’elle dresse la liste des objets constituant le m onde selon ses quatre 01 u n tâtions (fleuves, peuples, cités, etc.). Cette conception aristotélicien nf§ n ’était évidemment pas étrangère à un grand savant comme Roger Bat un

Au m om ent où les premiers voyageurs s’engagent sur les routes de IVni l pire Mongol, les modes de penser l’espace dans l’Occident médiéval se .mil diversifiés et complexifiés. Il resterait à examiner si l’ensemble de ces clm fl gements modifie les rapports entre autorité et expérience. Question esxeM tielle mais trop vaste et trop complexe pour être traitée en quelques liy,in ce qui nous conduira à l’examiner à partir d ’un cas concret, l’insertion il« la relation de voyage de Guillaume de Rubrouck dans la géographie i|f] Roger Bacon.

12. G a u tier D a lch ê Patrick, « Connaissance et usages géographiques des (utif! données dans le Moyen Âge latin (du Vénérable Bède à Roger Bacon) », in Ni li’l f l antique, Science médiévale (Autour d ’Avranches 235), Actes du colloque in te im tlM nal (M ont-Saint-M ichel, 4-7 septem bre 1998), C allebat Louis et D esbordi s < >ln Ifjf (dir.), Hildesheim, Zürich, New York, O lm s-W eidm ann, 2000, p. 401-436.

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L e s f o r m e s d ’in t é g r a t io n d e s rBc i t s d e v o y a g e .

La relation de voyage de G uillaume de R ubrouck

ET LA GÉOGRAPHIE DE ROGER B a CON

Voilà un cas emblém atique de la rencontre entre voyageur et géographe, ni i aison de la personnalité « historiographique » des deux auteurs13. Roger Htn on jouit encore d ’une réputation de savant « m oderne », fondateur de lit " science expérimentale », même si des études récentes tendent à rame- nu ses contributions à une plus juste appréciation14. Guillaume de lliiliiouck est considéré com m e le plus m éritant des voyageurs médiévaux, nliu qui sut rapporter le plus justem ent observations géographiques, fltu'urs et coutum es des Mongols et exposer les enjeux de la m ission15.

< »11 s,ùt que ces deux auteurs, franciscains, se rencontrèrent à Paris, sans tftMili* vers 1265, alors que Guillaume de Rubrouck avait enfin obtenu l’au- li*ir .ilion de quitter son couvent d ’Acre pour se rendre à Paris, auprès de mu il Louis, qui l’avait envoyé en Asie et pour qui il avait rédigé son Itliii iiirnim16. Roger Bacon l’interrogea à plusieurs reprises, lut avec intérêt

. I I lli aucoup de généralités sur l’utilisation de G uillaum e de Rubrouck par Roger Mi mm iii.iis peu d’études, en des term es proches de ceux ici envisagés, en dehors de I j N l I I apkrté Michèle, « Le voyageur et le géographe. L’insertion de la relation de ■Hl" il'' Guillaume de R ubrouck dans YOpus M ajus de Roger Bacon », in La iMfiil/i/ift' au Moyen Âge. Espaces pensés, espaces vécus, espaces rêvés. Perspectives

supplém ent au num éro 24, Paris, 1998, p. 81-96 et de W o o d w a r d ■fill rl I Io w e H erbert M., « Roger Bacon on geography and cartography », in ■ton Ibhon and the sciences. Commemorative essays, H a c k e tt Jeremiah (éd.), H p Mew York-Cologne, Brill, Studien und Texte zur Geistesgeschichte des P lli lnll. i '.. 1997, p. 199-222.| | 4 Vnll Po w er Am anda, « A m irror for every age: the reputation o f Roger

», In English Historical Review, 121 : 492, 2006, p. 657-692. Sur la vie et HjVh 'I' Roger Bacon, H a ckett Jeremiah « Roger B acon: his life, career and

H i t , m linger Bacon and the sciences. Commemorative essays, op. cit., p. 9-23 | i | ' »'I)) ; Id. « Roger Bacon », in A companion to the philosophy in the middle

BilHAi IA lorge J. E. (éd.), M alden MA, Oxford, Victoria, 2003, p. 616-626.If Villi iwr exemple C am pbell M ary C ., The Witness and the other world : exotic

Iu ih ii i hilvcl Writing, 400-1600, Ithaca-New-York, Cornell Univ. Press, 1988,P I ■* 1 ' I

(I • iiillliiiinu- d e R u b r o u c k , Itinerarium, Sinica Franciscana, 1, Itinera et reta­i l h ill m in minorum saeculi x m et x iv , V an den W y n g a e r t Anastasius (éd.),

■ I , N "J |i 164-332.

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126 Du PÈLERINAGE i LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

son com pte-rendu qu’il inséra en partie dans la section géographique dt< YOpus Maiusi7.

Avant d ’examiner les modalités d ’insertion de la relation de Guillauuii dans le traité du docteur admirable, il convient de rappeler les caractères de la géographie de Roger Bacon. La partie géographique se trouve dans !i livre IV de YOpus Maius, dont le thèm e général est l’utilité des matliém,i tiques pour les études théologiques, l’astronom ie, y compris judici.iii* constituant la science par excellence. Trois dom aines d ’application de < t<| principes se dégagent, la correction du calendrier, la géographie et l’a,si mi logie. La géographie, selon Roger Bacon, est placée dans une conception du m onde et de l’espace où la science est surtout une recherche des effets il. « astres sur le m onde sublunaire. Dans ce contexte essentiellement astre mu mique, Roger Bacon propose une cartographie du m onde connu sur la Imm des coordonnées de longitude et de latitude. Ce projet - puisque la caib disparue, devait com prendre à peine plus d ’une soixantaine de villes 4 longtemps été considéré comme un aspect de la remarquable modernité du franciscain, avant d ’être replacé récemment dans le contexte général d< lit connaissance des coordonnées géographiques en Occident, en relation avet la diffusion de la physique aristotélicienne18. La déterm ination des iotif données de longitude et de latitude s’inscrit dans une pratique liée a lit réception des traités astronom iques arabes depuis le xne siècle, et dans nimt conception aristotélicienne de l’espace p o u r laquelle il im porte i l | connaître la situation d ’un lieu - pour Bacon, ses coordonnées géOHM phiques - pour en com prendre la nature, c’est-à-dire la manière dont I'* astres y influent. L’objet de ce projet cartographique n’est pas d’offrir mi* représentation plus exacte que celle de la tradition géographique m é d ié \f l mais de sous-tendre la recherche de la signification spirituelle et hermém u tique des res déterminée par leur lieu géographique19. Il est d ’ailleurs anm

17. Ba c o n Roger, The « Opus Majus » o f Roger Bacon, éd. B r id g es J o h n I ImiN Francfort, M inerva, 1964 (réimpr.)

18. Cf. G au tier D alch é Patrick, « Connaissance et usages géographique* Éfl coordonnées dans le Moyen Âge latin », op. cit., p. 425-435.

19. « Hic enim est magna utilitas istarum scientiarum in sacra scriptura. I l /|IW nihil utilius de philosophia poterit inveniri ; quoniam qui ignorât loca mundi, ci iilllM toties non sapit cortex historiae per loca infinita, et m axim e propter falsitatem imilM plicem bibliarum novarum ; atqueper consequens ad intellectus spirituales impi tlli'lm ascendere et non nisi imperfecte poterit eos explicare. Qui vero imaginationem l> locorum habuerit, et situm eorum et distanliam et altitudinem et longitudinal! li»(H

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L e s f o r m e s d ’in t é g r a t io n d e s r é c it s d e v o y a g e . I ’

*.uil de constater que po u r les historiens de la cartographie, cette fonction Ici méneutique de la géographie est souvent retenue com m e le parangon de lit « tradition médiévale », en raison sans doute de son adhérence remar- ijiiiihle à la vision banale d ’un Moyen Âge essentiellement spirituel et sym­bolique20. De sorte que Roger Bacon est à la fois m oderne parce qu’il aurait innslruit une carte exacte selon les coordonnées et le représentant d ’une lu i méneutique chrétienne freinant tou t progrès de la géographie.

T Laissons ces interprétations contradictoires pour relire Roger Bacon. I*imi lui, la notifia locorum a aussi d ’autres utilités, qu’il rappelle au uniment de com m encer la description du m onde. Si elle est nécessité de fiitdie du savoir et de la com préhension du sens spirituel de la création, Dut animent pour l’interprétation des Ecritures, selon une tradition exégé- |i(|in qui doit d ’abord s’appuyer sur une connaissance exacte des lieux, elle fit aussi nécessaire au gouvernem ent de l’Église. Elle est indispensable aux (tli'du atours et aux missionnaires qui doivent apprendre, avant leur départ, lu a, il uni locorum mundi sans laquelle ces hom m es vaillants rencontrent il Innombrables périls. Elle doit leur servir à déterm iner leur route « ut sci- ■ fih innplexiones locorum extraneorum, quatenus scirent eligere loca tempe- ptin l'cr ijuae transirent », à connaître la religion des peuples qu’ils rencon- (ft ut, les périls encourus (« quando hominum pacificorum, quando babaro-

■1111 quando hominum rationabilium »), car « celui qui ignore les lieux du

M liiiiii et profundum cognoverit, necnon et diversitatem eorum in caliditate et sicci- M f /i lyjilitate et humiditate, colore, sapore, odore, et pulchritudine, turpitudine, ftlaniiM /r, fertilitate, sterilitate et aliis conditionibus expertus fuerit, et optime place- ■ f f hhlnria literalis, e tdefacili atque magnificepoterit ingredi ad intelligentiam sen- mum »piritualium. Non enim est dubium quin viae corporales significent vias spiri- ■i'/> i'l loca corporalia significent terminos viarum spiritualium et convenientiam ■Mi inn \piritualium, quoniam locus habet proprietatem terminandi m otum localem IfHItnm'»' continentiae; et ideo istorum locorum cognitio et literam facit, u t dictum■ et viasparat ad intelligentias sprirituales: quod multipliciter confirmatur

tl f l l (n i'l facta et scripta sanctorum » (Roger Ba c o n , The « Opus M ajus » o f Roger up I it., p. 183-184).

H il Vi 111 par exemple E d so n Edith, The World M ap 1300-1492. The Persistence o f ■Plflini I in,I Transformation, Baltimore, The Johns H opkins University Press,

I'

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128 Du PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE..

m onde ne sait non seulement où il va mais encore com m ent s’y rendre21 ■ Cette justification pratique de la connaissance géographique est comme un écho de la relation de Guillaume de Rubrouck, où le prédicateur témoixiMl si souvent des difficultés du voyage au point d ’achever son rapport pai lu constat de l’inutilité des missions dans l’Asie profonde, du m oins dans 1« conditions qui furent les siennes22. La prise en compte des condition-! concrètes du voyage missionnaire donne un caractère stratégique à la <ln* cription de Roger Bacon, en relation avec un im pératif du gouvernement *!■ l’Eglise, celui d ’étendre la foi chrétienne à l’ensemble du m onde désormais connu. En dernier lieu, la connaissance des lieux asiatiques relève d'um nécessité pour la juste appréciation des temps apocalyptiques à venir2-1, 1

Pour réaliser ce program m e de géographie « pratique », Roger Km mi recourt à la tradition descriptive de la géographie livresque, utilisant 1» n sources à sa disposition, anciennes et récentes, pour produire une gc'op.itl phie souvent jugée abstraite et éloignée de la réalité - ce qu’elle n ’est nu II* m ent aux yeux de son auteur24 - et m oderne seulement lorsqu’elle 11 uir des steppes asiatiques sur la base des données nouvelles fournies |nit Guillaume de Rubrouck.

21. Roger Ba c o n , The « Opus Majus » o f Roger Bacon, op. cit., p. 301-302. Vim aussi « Quamplurim i enitn a negotiis Christianorum maxim is sunt frustati ci) i/imt/ regionum distinctiones nesciverunt », p. 302.

22. « Quod amplius vadat aliquis frater ad Tartaros, sicut ego ivi vel sicul nn/iiffl frates Predicatores, non videtur m ichi expedire » (G uillaum e de R uillm iii« ltinerarium, op. cit., p. 331).

23. Cf. p. 302-303. Voir Sc h m ie d e r Félicitas, « Christians, jews, muslims itM Mongols : fitting a foreign people into the W estern Christian apocalyptic scenu« m in Jewish, Christian and Muslim Culture in Confluence and Dialogue, MetJii irtf Encounrters, 12, n° 2, 2006, p. 274-295.

24. D’après Michèle G u ér et-L aferté , « Le voyageur et le géographe... », <i/> ill Roger Bacon semble regretter de ne pouvoir faire une autre géographie et n .m id recours aux textes que com m e un pis-aller : « Haec autem via, qua procédant illtfl est per certificationem astronomiae, scilicet per veras longitudines et la titud in f■ /mil 3 rum respectu coeli ; quia nondum habent eam Latini, sed est sumpta ex auctonbln m m undi regiones describunt secundum quod quilibet potest loca natalis soli desi nhi iM et per alios de locis extraneis edoceri », op. cit., p 304. Mais on peut aussi entendu lit la conscience de l’impossibilité de faire une synthèse (donner po u r cha<|ui décrit ses coordonnées géographiques et sa déterm ination naturelle). Cela il# ilttî crédite pas pou r autan t le recours aux procédés habituels d e la géographie, cl inliiMl qu’à plusieurs reprises, Roger Bacon explique sa démarche. Ainsi, dans le p i i*> qui précède la citation ci-dessus, il écrit « Quoniam igitur infinita est utililu* m ÿ f l

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11! début de l’exposé géographique est consacré à la déterm ination de IVAlcnsion de l’habitable, dans une optique qui relève habituellem ent des Il il ili'H de la sphère. Un apport essentiel de ce long passage tient à la rééva­lué ion de l’extension en longitude de l’espace habitable et une sous-évalua- IIiim de la distance m aritim e entre l’O rient et l ’Occident25. Vient ensuite la lieu i iption du m onde, qui répond à un projet d ’ensemble, celui de décrireI I ».|»,uc de la mission. Roger Bacon juge inopportun de décrire les régions | f l’Occident latin, lesquelles sont bien connues, et entend au contraire t u i l i e r la description sur les loca extranea, expression par laquelle sont èlNf,nées les régions extérieures à la dom ination chrétienne, avec une place

In h 11.'j'ice réservée aux lieux de la croisade et de l’histoire sainte et aux Jfll* asiatiques, où s’annonce la venue de l’Antéchrist26. L’ordre descriptif ^ Iv i est parfaitement adapté au projet. Il est inédit dans la mesure où il ne

Mill |ms l’ordre habituel des descriptions, adopté pour la p lupart des textes

t"i■ i nphiques, fondé sur la description des trois parties du m onde - Asie,...... '<•. Afrique. Roger Bacon s’attache à une description ordonnée, autant

t|i!i liiire se peut, selon les climata, balayés d ’est en ouest27. L’ordre descrip-III ' I déterminé par une géographie astronom ique, qui indique que l’im-

Le s f o r m e s d >.in t é g r a t io n d e s r é c it s d e v o y a g e . . . I .' • )

ÏHil» la urum hujus m undi pro philosophiez et theologia et ecclesia Dei, volo adhuc iMtti *i'rmonem de hujusmodi locis componere et divisiones regionum evidentiores

■h|llillT » (ibid., p. 304) ; plus haut, il éc rit: « Quoniam igitur locorum m undi■ m axima utilitas est, ideo aliam descriptionem oportet afferri », ibid.,

t<iHi I ,i description du m onde est cet « alium sermonem » ou cette « aliam des- JH iH ii'in », qui est une géographie descriptive à visée im m édiatem ent pratique -

pH i ilnv utile pou r la direction de l’Église et pou r l’organisation de son activité P)hii iiinuire.

| l Autre aspect de la m odernité de Roger Bacon, qui a d ’au tan t plus m arqué les

Ek t l l t que ces passages sont insérés par Pierre d ’Ailly dans son Imago m undi, et lus I l liihlophe Colomb. Ainsi, Roger Bacon fait figure de génial p rom oteur des IHili ii découvertes (critique de ce po in t de vue dans W o o d w a r d David et ii‘11 Il M., « Roger Bacon on geography and cartography », op. cit., p. 206-207).

t St'il regionum nobis notarum divisiones particulares non oportet annotare,

fUlfllH ihr loca singula in aliis regionibus sed magis notabilia et famosiora in scrip- jfl h l’Iulosophia ; de quibus gentes tyrannicae venient et venerunt, quae m undum

rMliiiiin i/c praeterito vastasse aut aliquando vastaturae » (Roger Ba c o n , op. cit., mu

| i . vivants grecs on t défini sept climata (des bandes de latitude), s’étendant

t |>i|ii,iii ni vers le pôle, caractérisés par des données astronom iques complexes (la ni...... lu soleil est la m êm e et la durée du jou r le plus long varie peu par rapport

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130 Du PÈLERINAGE À LA DÉCOUVERTE DU MONDE..

portant aux yeux de son auteur réside dans les relations entre les astres cl le m onde sublunaire. Sans entrer dans le détail du parcours choisi ’", l|j convient néanm oins de noter l’intérêt porté aux terres ouvertes à la ml» sion, particulièrem ent le nouvel espace m ongol qu’il faut rattache i i> l’image habituelle du m onde29. C’est ainsi qu’à la fin du traité, Roger H;u i <11 décrit brièvem ent le nord et l’est de l’espace européen - exclu a priori iiU début du traité parce qu’il est bien connu - de sorte qu’il rattache sans <h continuité les nouveautés asiatiques au m onde des latins30.

La m odernité supposée de Roger Bacon est également liée à ses déclin 'tions sur la nécessité de l’expérience dans la description du monde, p......que les auteurs écrivent souvent « ex rum ore magis quam per expei ien tiam 31 ». L’interprétation la plus facile consiste à expliquer que Roger B.u mi est le prem ier à com prendre les mérites de l’observation sur le savoir ( i .1111

mis dans les livres. L’affaire est pou rtan t plus complexe, comme je voutli iilt le m ontrer ici en analysant ce que le docteur adm irable dit des sources qu'il utilise. L’Histoire naturelle de Pline form e la source principale, com pilé ■ par Jérôme, Orose et Isidore et d ’autres auteurs non explicitement ciUV*t

à celle observée au parallèle situé au centre du clim at). Au Moyen Âge, les savum latins on t cherché à définir l’extension de chaque clim at en énum érant les provilU'W qui les com posent. Cf. G au tier D a lc h é Patrick, « Connaissance et usages g éog lB phiques des coordonnées dans le Moyen Âge latin », op. cit.

28. Pour un résum é de cette ordonnance, voir G u é r e t -L aferté Michèle, « H voyageur et le géographe... », op. cit., p. 85. O n no te ra cependant que Roger Bm >111 ne suit pas d ’une m anière rigoureuse l’ordre descrip tif qu’il s’est imposé. Suppovinl peut-être des difficultés de lecture, il en rappelle parfois les principes, comme >1 '»■ ce passage qui suit la description de l’Inde : « Et ideo ab ea [Inde] fu it inaptctuUnH, ut ulterius curreret stylus per longitudinem habitabilis usque ad occidens per regiolU Aethiopum et iterum ab occidente revertendo secundum longitudinem », Kogfl Ba c o n , The « Opus Majus » o f Roger Bacon, op. cit., p. 352.

29. Il faut noter également le rôle de la géographie et de la connaissance pari i» 11 lière des terres asiatiques dans des considérations su r la fin du m onde : par exeni|'!*i Roger Ba c o n , The « Opus Majus » o f Roger Bacon, op. cit., p. 302, 304.

30. « Descripsi igitur regiones omnes Asiae et Africae, et aquilonares Europae. Natif orientales et meridianas Europae et occidentales breviter annotabo. N am fere oiiiiih notae sunt omnibus » {ibid., p. 374).

31. Ibid., p. 304-305.32. Ibid., p. 304. Ces trois auteurs sont égalem ent cités plus haut, lorsque Uu|(t|

Bacon expose la nécessité de la connaissance des lieux pou r com prendre les texH sacrés.

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L es FORMES D in t é g r a t i o n d e s r é c it s d e v o y a g e .

l'Iine est certes une autorité traditionnelle du savoir géographique, mais i.ii< ment suivie comme m odèle dans les descriptions du m onde en raison il** la complexité de son traité. Il est le plus souvent utilisé pour développer 'li . données particulières. Dans la géographie de Roger Bacon, il tient la première place. Ponctuellement, Roger a recours à d ’autres auteurs, non iiiu'l trouver des justifications à leur usage. Pour la description de l’Afrique, il Nuit ainsi Salluste dont la fiabilité est attestée par le jugem ent de Jérôme lui même33.

i m nm e il convient aussi de répondre aux interrogations concernant lui ij’ine des « gentes tyrannicae », les raisons de leur dévastation déjà faites lia venir (on retrouve ici une perspective eschatologique) et les possibilités tir leur conversion, il se doit d ’insérer dans la description ce que l’on sait de l*'ui mode de vie et de leur religion. C’est arrivé à ce point de son pro- Kitimme que Roger Bacon expose la nécessité du recours aux voyageurs34, I"mi corriger les erreurs des auteurs. Pourtant, Roger Bacon ne balaie pas IVuM'mble des dires des auteurs, mais pose la question de leur validité sur "Mains points seulement. En d ’autres termes, les erreurs ponctuelles ne h H u ilent pas en cause l’ensemble des écrits, mais invitent plutôt à une lec- Imr 11 itique. Le terme m êm e d’« experientia » prête à confusion, dans la (llrMiie où nous y voyons trop facilement un plaidoyer pour l’empirie »nulle le savoir livresque, selon les principes scientifiques m odernes (sou- Vrnl interprétés sous l’angle d’une vulgarisation simplificatrice), alors que If li i me renvoie à des notions autrem ent complexes35. Dans le dom aine des

■ H « Descriptione Aegypti facta quantum hic est necesse, nunc ad Africam acceden- ■ffll l'il. Et licet Plinius et m ulti multa hic scribunt, sententia tarnen Sallustii in JWjiii Ihino certior est et planior, quam principaliter exponam ; quoniam Hieronymus 0h II llliro Locorum et Hegesippus in Historia Hierosolymitana quod Sallustius est aue- jpi i i'ilissimus » (ibid., p. 315).■ H « Non nunquam tarnen plura reperiuntur scripta, quae ex rumore magis quam t f i i \/i rrientiam habuerunt auctores. N am et Plinius m inus bene dixit mare Caspium plu i n mari Oceano, et Ptolemaeus in Almagesti de piano erravit de situ Britanniae hmii'h et minoris, sicut manifestum est cuilibet, et sic isti de aliis multis, et caeteri gfiii"" ' \iiniliter. Propter quod recurram ad eos qui loca hujus tnundi pro magna ■ H r Iiiiugrati sun t» (ibid., p. 304-305).| h Sur la complexité d u term e et de son usage, voir H am esse Jacqueline,

I <|" i irntia/experi ment uni dans les lexiques médiévaux et dans les textes philo- |H|iImi|Hi's antérieurs au 14e siècle » dans Experientia, X colloquio internazionale,

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132 Du PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

savoirs géographiques, cette « experientia » est incontestablem ent celle d' voyageurs, mais elle n’est jamais utilisée seule, toujours de concert avec il. textes. Dans le cas de Roger Bacon, elle relève de la prise en compte de l’on verture d ’espaces en grande partie inconnus des anciens, qui ne pouvaient par conséquent les décrire qu’im parfaitem ent par les textes éprouvés, I < recours aux témoignages des voyageurs doit être garanti par des procès ,n d ’authentification de leur fiabilité. Une première étape porte sur la recun naissance du recours à l’expérience dans les sources antiques, que Ro^t'i Bacon m entionne à plusieurs reprises36. L’intégration par Pline ou d ’aiiln auteurs anciens de faits observés par des voyageurs fonctionne comme um légitimation des voyages entrepris au XIIIe siècle. C’est au fond le nic'im principe qui recom m ande aux yeux du docteur admirable le recours .1 l.i Cosmographia, écrite au VIIIe siècle par un personnage qui se désigne sous li* nom d’Aethicus, auteur d ’un voyage au travers du m onde connu que s.iml Jérôme aurait lui-m êm e traduit37. Le texte, souvent obscur, ressortit sdmi notre jugement m oderne au voyage imaginaire. Roger Bacon l’utilise pmn tant comme la narration de Guillaume de Rubrouck. Quels sont doiu leu

R o m e, 4-6 g e n n a io 2001, V e n e z ia n i M a rc o (é d .) , F lo re n c e , Leo. S. Olschki, 2tl(i1 p. 78-90 ; S p in o sa G ia c in ta , « E m p e ir ia /E x p e r ie n tia : m o d e ll i d i “p ro v a ” tr.i .mil c h ità , m e d io e v o e d e tà c a r te s ia n a », op. cit., p . 167-198. N o to n s q u e les étuilt , ilii te rm e s o n t s u r to u t le fa it d e s p h ilo so p h e s e t d es h is to r ie n s d e la m é d e c in e . Voii | « e x e m p le A g rim i Jo ie , C r is c ia n i C h ia ra , « P e r u n a r ic e rc a su experimentum-i \/-i il mérita : r ifle s s io n e e p is te m o lo g ic a e tr a d iz io n e m e d ic a (seco li xm-xv) » in l ’u n uni del lessicogreco e latino nelle lingue contemporanee, Ja n i P ie t ro e t M a z z in i In n m r n i f ( é d .) , M a c e ra ta , U n iv e rs ità d eg li s tu d i d i M a c e ra ta , 1990, p . 9-49. S u r la n o tio n il» sc ien ce e x p é r im e n ta le , v o ir F is h e r N . W . e t U n g u r u S a b e ta l, « E x p e rim e n ta l si l i 'M a n d m a th e m a tic s in R o g e r B a c o n ’s T h o u g h t », in Traditio, 27, 1971, p. 35 ' '/H i H a c k e t t J e re m ia h , « R o g e r B a c o n o n sc ien c ia e x p e r im e n ta lis », in Roger Bacon iiiltl the sciences, op. cit. (n o te 00), p . 277-315

36. Voir par exemple à propos de la circumnavigabilité de l’Afrique : « E t V lM libro quinto Naturalium dicit quod mare hoc est navigabile in paucissimis diilnn i ventus sit conveniens. Et Plinius docet in Naturalibus quod navigatum est n ilfl Arabico usque ad Gades : unde refert quendam fugisse a rege suo prae timoré etvit sinum maris Rubri qui vocatur Arabiens, qui circiter spatium navigationis nmiilj lis distat a mari Indico secundum Hieronymum in epistola, u t inferius exponflllM (Roger Ba c o n , The « Opus Majus » o f Roger Bacon, op. cit., p. 290-291 ; Si m ira Quaest. naturales, 1, prologue ; P lin e , Hist. Nat., II, 67).

37. Die Kosmographie des Aethicus, P r in z O tto (éd.), M unich, M onufflM ( icrmaniae Historica 14, 1993.

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L e s f o r m e s d ’i n t é g r a t io n d e s r é c it s d e v o ya g e . 133

critères de crédibilité qui conduisent Roger Bacon à utiliser sur le même plan un texte que nous jugeons livresque et un récit de voyage que nos yeux île m odernes perçoivent com m e l’un des plus intéressants du Moyen Âge ?

Michèle Guéret-Laferté a étudié les modalités d ’écriture par lesquelles les auteurs de récits de voyage prouvent leur crédibilité38. Roger Bacon utilise des procédés de certification différents. Le prem ier m érite de Guillaume de lUibrouck est d ’avoir sillonné des régions quasim ent inconnues des Anciens. Franciscain comme Roger Bacon, il est également l’envoyé du roi de France, pour qui il écrit sa relation de voyage. O r la caution d ’une auto­rité à caractère sacré est un élément essentiel du processus d ’authentifica­tion39. Le rapport, parce qu’il est adressé au roi de France, porte cette garan­tie, ce qui explique que chaque occurrence du nom de Guillaume de Hllbrouck soit assortie du rappel de son statut d ’envoyé de saint Louis40. Iloger Bacon ajoute qu’il a lu le rapport « diligenter » et qu’il s’est entretenu iivec son auteur. Cet examen critique trouve une dernière certification dans lit concordance observée avec ce que rapportent les autres voyageurs, « qui lin il orienties et meridiana rimati sun fi1 ».

; ( )r, les modalités de certification de la Cosmographia sont proches. Roger lliu on cite Aethicus une prem ière fois dans un contexte eschatologique. Il |r présente comme un astronom e et un philosophe, insiste sur la nature du li ste, qui se présente comme une traduction de saint Jérôme lui-même, ce

'K, G u é r e t-L aferté M ic h è le , Sur les routes de l’empire mongol. Ordre et rhétorique rfi'< idations de voyage aux Xllf et XlV siècles, op. cit., p. 103-211.I V». Lorsque Roger Bacon regrette que la déterm ination des latitudes et des longi- in.I. s soit si peu répandue dans le m onde latin, il ajoute qu ’il m anque une autorité, ■Ile i c soit celle du pape, de l’em pereur ou d ’un roi pour les garantir. Voir G autier Baiciié Patrick, « Connaissance et usages géographiques des coordonnées dans le Mliym Âge latin », op. cit., p. 427-428. Le recours à une autorité supérieure esl |Hiiih' sensible au xve siècle, voir Bo u lo u x Nathalie, « La géographie à la cour iltiiNc, XV' siècle) », in Microlugus, XVI, I saperi nelle corti, 2008, p. 182.I III « Et m axim e in regionibus aquilonaribus sequar fratem praedictum, quem Mumiius Rex Franciae Lodovicus m isit ad Tartaros anno Domini 1253, qui perlustra- m lïyiones orientis et aquilonis et loca in tnedio m undi his annexa, et scripsit haec jMi'i i//i m illustri régi » (Roger Ba c o n , The « Opus Majus » o f Roger liacon, op. cit., p, MIY Voir également p. 303, 356, 365-366).■41 •• Quem librum diligenter vidi, et cum ejus auctore contuli, et similiter curn mul- Hi il///<, qui loca orientis et meridiana rimati sun t» (ibid., p. 305).

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134 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

qui garantit la valeur du texte42. Remarquons qu’il m entionne Guillatini de Rubrouck pour la première fois dans ce même passage, c’est-à-dire d.ini un contexte eschatologique. Une deuxième occurrence de la Cosmographie confirme cette interprétation :

Unde hic incipiunt regiones aquilonares, de quibusphilosophi meridiani parum scriverunt, secundum quod Ethicus astronomus refert in suo libre ; sed hic perambulavit omnes has regiones, et mare oceanum septentrionale cum insulis suis navigavit. Volo igitur ipsum sequi, et nihilominus libros fie moribus Tartarorum, et praecipue fratrem Willielmum, quem Dominus rex Franciae, Lodovicus, in Syria existens misit ad terram Tatarorum anno Domini 1253, qui frater scripsit Domino régi situm regionum et mai ium45.

Ce passage, qui met sur le même pied deux textes à nos yeux si dissem blables, résume les principales justifications de leur usage : témoignages stlf des espaces peu ou pas décrits par les Anciens ; certification de la validiti ■ l> écrits par des autorités. Le soin mis par Roger Bacon à assurer son le< inu que les deux voyageurs sont crédibles n’est pas rhétorique mais découle l< »|>I quem ent de la méfiance vis-à-vis de nouveautés dont il im porte de juge r *1 elles sont vraies ou fausses. En quelque sortes, plus encore que les donner» livresques, les dires des voyageurs sont susceptibles de transm ettre w; « rum ores » dénoncées par Roger Bacon. Tout cela rend difficile de faire )|( Roger Bacon le parangon de l’observation directe du réel qui primerai! mm le livresque. Le livresque et l’expérience sont deux modalités complémcu taires par lesquelles est appréhendé et conçu le réel, sans que l’une ne 1 Vin

porte sur l’autre, comme le m ontre également le recours presque constant .i la fois au livresque de la tradition et aux observations des voyageurs.

L’opposition que nous faisons naturellem ent entre expérience et savitlf livresque a d’autant moins de sens pour Roger Bacon qu’il existe pour lui

plusieurs manières de rendre compte du réel. Admettre, comme le l . u l lit

42. « Et in Cosmographia sua Ethicus astronomus dicit gentes varias deberc i Mircirca dies Antichristi, e teum vocabunt Deum Deorum, prius m undi regiones vastnlmlEt Hieronymus hoc confirmat in libro quem transtulit de sapientiis hujus philosophi tl( ibid., p. 302).

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L e s f o r m e s d ’in t é g r a t io n d e s r é c it s d e v o y a g e .

• I' >. teur admirable, que l’extension du m onde habité est plus vaste vers ! tu icnt que ne le pensaient les Anciens, entraîne une contradiction avec la it'présentation du m onde reçue des astronom es arabes. Ainsi Arim, ville llliiiginaire que les savants arabes plaçaient par convention sur l’équateur iiil contre du m onde habité se trouve décentrée si l’on adm et une extension plus grande du m onde habité44. Arim se trouve alors toujours à 90° du lin i ulien m arquant la lim ite du m onde connu à l’Occident, mais la limite ni It'iilale du m onde habité est repoussée au-delà de 90°. Arim n’est plus au tt'iilre du m onde habité45. Roger Bacon résout la contradiction de la m inière suivante :

Nec est contradictio, quia mathematici loquuntur de habitatione eis nota •ccundum veras comprehensiones longitudinum et latitudinum regionum : et hoc non est tantum quantum notum est per experientiam itineris et navigationis apud Plinium et alios naturales4(\

Il existe bien au moins deux approches pour rendre compte du réel, celle dm « mathematici » (ou astronom es) et celle des naturalistes, auteurs de licit nptions géographiques réalisées sur la base des autorités livresques et lin récit des voyageurs. O n rem arquera ici encore l’emploi d ’« experientia » .1 pmpos de Pline, qui, m êm e s’il conserve le témoignage d ’anciennes navi- K<tl itiiis, est pour nous une autorité, et non à propos des découvertes des Vnviif.eurs contemporains. Plus im portant encore, le caractère convention­né I el abstrait des latitudes et des longitudes est affirmé com m e une néces- tilh pour les astronomes, qui se fondent pour leur calcul sur une ville ima- Itiii.me. 11 n’est pas contraire à la rationalité que cette convention coexiste (Vt‘i une prise en compte différente des res, donnée par l’expérience des Hdl n r.i listes.

11 I ,es astronom es arabes fixent l’extension du m onde habité à 180° de longitude •ni IVijuateur.; ■I-' Arim est en effet : « distans per nonaginta gradus ab occidente, sed magis ab

clongatur propter hoc, quod longitudo habitabilis major est quatn medietas ■Kf/i fi'/ lerrae, et hoc versus orientem. Et ideo Arym non distat ab oriente per nona- Êtllhi gradus tantum. Sed mathematici ponun t earn in medio habitationis sub aequi- * i llm tiali distans aequaliter ab occidente et oriente, septentrione et meridie » ( ibid., |i 1111).

ii* Ibid., p. 311.

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136 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

Il reste à examiner ce que Roger Bacon fait du texte de Guillaume ilf! Rubrouck. Michèle Guéret-Laferté insiste sur le soin pris par Bacon |>< h*i intégrer le rapport de Guillaume dans son projet, non en le copiant <m i* rem ent mais en sélectionnant les passages et les données qu’il juge imli pour son projet géographique47. Il arrive que certaines nouveautés i .11 >| •< >1 tées par Guillaume ne soient pas retenues par Roger48, ce que l’on .1 liti(i tendance à interpréter comme une forme de résistance au nouvi m lorsque l’observation m ontre les erreurs de la tradition, on s’attend .11 e i|tw

Roger Bacon accorde foi au voyageur. Mais comme on l’a vu plus haut, *|M! le docteur admirable ait jugé globalement fiable le récit du voyageur limi plique pas que tout ce qu’il écrit est recevable, mais au contraire, qu’il Mil passer au crible de la critique les nouveautés asiatiques en les conli<mi,inl avec ses sources livresques. Il existe une autre condition de la recev.il'llll# des nouveautés : il faut que ces nouvelles données s’accordent avec son pin jet. Au fond, ce qui im porte ici, ce n’est pas tant le rejet de faits que ihmi(| savons exacts que les raisons pour lesquelles certaines remises en caiiw i|| la tradition sont acceptées tandis que d ’autres sont rejetées. Tentons iIhim de com prendre cela à partir de l’exemple de la m er Caspienne.

L e paradigm e de la C aspienne

Guillaume de Rubrouck est souvent loué pour la vivacité et la justes*# .lu regard qu’il pose sur les êtres et les res qu’il rencontre. Il a en particuh» 1 If souci de donner des détails très concrets sur l’espace parcouru, afin de ItHt# partager son voyage aux lecteurs - en prem ier lieu saint Louis - et de 1 eiiitÉ compte avec précision de son expérience. De ce po in t de vue, on îi<IhiI(| couram m ent sa capacité à prendre ses distances par rapport au miv« hérité, en particulier Isidore de Séville, et à rem ettre en cause des fait •ImhI l’observation m ontre la fausseté. On attribue cette position intellect m lln | la personnalité d ’un hom m e exceptionnel sans chercher à la rappoi tri ■ milieu culturel auquel il appartient. Les missionnaires franciscains i ii| | H

tiennent un rapport pratique à l’espace. L’efficacité d ’une mission tidtl 1 II

47. G u ér et-L aferté M ic h è le , « Le v o y ag eu r e t le g é o g ra p h e », op. cit., p. *>/ 148. Par exemple, Roger Bacon ne suit pas la correction effectuée par Gtilll H

de Rubrouck sur la source du Don, cf. G u é r e t -L a fer té Michèle, op. cit.

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1

L e s FORMES D ’INTÉGRATION d e s r é c it s d e v o y a g e . .. 137

ni. ni de sa préparation, fondée sur la prise en com pte des réalités. C ’est i "!ijet même du rapport de Guillaume, même s’il s’agit d ’un récit remis au mi I a remise en cause de la nature de la Caspienne - m er fermée et non pnlli ouvert sur l’Océan - doit donc s’analyser avec la conscience de cet m im e-fond culturel.

• miimençons par étudier ce que Guillaume de Rubrouck nous en dit :

Venimus ergo ad Etiliam, maximum flumen. Est enim in quadruplo maior quam Secana et profundissima, veniens de maiori Bulgaria, que est iiil acquilonem, tendens in meridiem, cadens in quemdam lacum sive i/Iloddam mare quod modo vocant mare Sircan, a quadam civitate que est

[ taper ripam eius in Perside, sed Ysidorus vocat illud mare Caspium. Habet enim montes Caspios et Persidem a meridie, montes vero Muliech, hoc est I hixasinorum ad orientem, qui contiguantur cum montibus Caspiis, ad aquilonem vero habet illam solitudinem in qua modo sunt Tartari, prius wro erant ibi quidam Comani qui dicebantur Cangle, et ex illo latere uripit Etiliam que crescit in estate sicut Nilus Egipti. Ad occidentalem vero habet montes Alanorum et Lesgi et portam ferream et montes i » vrgianorum.

Ilabet ergo illud mare tria latera inter montes, aquilonare vero habet ad i l>lanitiem. Frater Andreas ipse circumdedit duo latera eius, méridionaleI <i ilicet et orientale. Ego vero alia duo, aquilonare scilicet in eundo a Baatu

ih I Manguechan et revertendo similiter ; occidentale vero in revertendo de Ihialu in Siriam ; iiiior mensibus potest circumdari, et non est verum quod

! tilth Ysidorus quod sit sinus exiens in occeano. Nusquam enim tangit L iii i canum, sed undique circumdatur terra49.

I I il iInscription de l’Ethilia50 relève des procédés habituels de la géogra-■ médiévale : com paraison avec le connu (la Seine51), donnée sur son H g iiie (« veniens de maiori Bulgaria »), la direction de son cours (« ad ■Nlll/ndtv/i tendens in meridiem »), et son em bouchure (« cadens in quem-

H|V i iulllaume de R u b r o u c k , Itinerarium, op. cit., p. 210-211.■Mt II l'itflit de la Volga, désignée par la transcrip tion du vocable mongol Tïl.

I l I il comparaison avec l’expérience supposée du lecteur - ici Saint Louis, pro- H liiliiiil des récits de voyage, est souvent utilisée par G uillaum e de Rubrouck :

M l li liiiiiils (D on) est lui aussi com paré à la Seine (Itinerarium, op. cit. p. 197) ; I f " " de la Volga à celles du Nil, que Guillaume ne connaissait peut-être pas

lence », mais qui sont un topos de la littérature géographique, et que Sainl Itil» ih ni en revanche vues lors la croisade de 1248-1249.

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138 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

dam lacum »). Puis vient l ’identification de la nature et du nom d u 1.« formé par la Volga, qui porte le nom de « mare Sircan », mais q u ’Isiiltnt)

appelle la m er Caspienne ». Plusieurs procédés d’intégration de la non

veauté sont ici mis en œuvre, la prise en compte des toponymes nouveaux - qui est une des formes par laquelle le savoir géographique est actu a lise

et l’identification des toponymes m odernes avec les anciens. Ce derm e i

procédé n’a rien d ’évident. I l implique une lecture extrêm em ent attentive

d’Isidore de Séville. Guillaume de Rubrouck doit confronter ce qu’il lit d u r

le texte d’Isidore et ce qu’il connaît, pour en obtenir une synthèse acccp

table, apte à rendre l’espace pensable. Encore faut-i l réfléchir sur le texte

d’Isidore qui explique, en effet, que la m er Caspienne est un golfe de l ’oee.m

( X I I I , 17, 2) mais fait allusion à plusieurs reprises à la m er C a sp ie n n e

comme bordant plusieurs régions, d ’une manière parfois confuse (d e sc r ip

tion de l’Asie du nord, XIV, 31 et ss ; description des régions de l’Asie o rien

taie, XIV, 3, 10-11). Guillaume de Rubrouck privilégie le second passage,

dans lequel se trouve le nom de la « Persida52 », mais reconstitue entièie m ent une description de la Caspienne correspondant à ses connaissances, en puisant dans un stock de toponymes et d ’ethnonymes n o u v e a u x | « montes Muliech, hoc est Haxasinorum », « illam vero solitudinem in tjiui modo sunt Tartari, prius vero erant ibi quidam Comani qui dicitur Cangle » | « montes Georgianorum » , tou t en conservant des points de repère plus ti ,i ditionnels (« porta ferrea »). À la suite de cette description, il rapporte les faits d ’expérience perm ettant de contredire Isidore de Séville sur la n a t in v

de la m er Caspienne (« non est verum quod dicit Ysidorus quod sit s in u s

exiens in occeano »). Il a fallu pour cela compléter et corroborer son récit

avec celui d ’un autre frère, le dominicain André de Longjumeau, envoyé *1« saint Louis comme lui, qui a longé les rivages m éridional et oriental de l.i Caspienne lors d ’un voyage entrepris quelques années avant le sien et qu'il a vraisemblablement rencontré en Palestine avant de partir53.

52. « Régna in ea [Parthia] decem et octo sunt, porrecta a Caspio litore u sq u e .ni terras Scytarum », Etym., XIV, 3 ,9 . Suit description de l’Assyirie et de la M édie, puis celle de la Persida : « Persida tendens ab ortu usque ad Indos, ab occasu Rubrum mart habet, ab aquilone vero M ediam tangit, ab austro Carmaniam, quae Persidae adnis titur, qttilws est Susa oppidum nobillisimum » ( ibid., XIV, 3, 12).

53. PELLIOT P au l, Recherches sur les chrétiens d ’Asie Centrale et d ’extrême-oricnl, Paris, Im prim erie nationale, 1973, p. 79-80.

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L e s f o r m e s d 'in t é g r a t io n d e s r é c it s d e v o y a g e . .

' i*l extrait du récit de Guillaume Rubrouck est devenu un passage obligé *l<". commentateurs pour signaler sa m odernité, ou plus précisément, sa• |ii.ililé essentielle qui est d ’observer et, sur cette base empirique, de contre- «I hf les autorités. L’analyse qui vient d ’être faite m ontre que Guillaume de Httltrouck a construit ce passage à partir du texte d ’Isidore. Mais com m ent mil rpréter la m ention d ’André ? Elle vient dans le texte comme confirm a­it! m nécessaire de l’expérience de Guillaume, l’un et l’autre ayant parcouruli.icun deux côtés de la mer. Notons qu’André a précédé Guillaume sur les

IiokIs de la Caspienne - ce qui d ’une certaine manière inverse le processus il .mlhentification, l’observation de Guillaume s’exerce dans les faits après i elle d’André. Un détail du texte semble également significatif. Le terme •• mare de Sircan » conservé par le père Van den Wyangaert, est une correc­tion de la leçon portée par le meilleur m anuscrit, « Siroan ». Paul Pelliot propose de conserver « siroan », qui serait une transcription de m er de• Sirwan », vocable en usage chez des Turcs Seldjoukides. O r Guillaume est l'.r.sé chez les Seljoukides à son retour et c’est donc à leur contact qu’il limait reçu ce nom de la Caspienne54. Ce dernier point doit conduire à i ni revoir d ’autres sources d ’inform ation, non m entionnées par Guillaume, leu connaissances des hom m es, savants et m oins savants, qu’il a rencontrés iiViint et après son entreprise missionnaire. Dernière rem arque enfin, qui inmis ramène aux données de l’expérience : en toute rigueur, Guillaume n’a l'r. pu reconnaître la ferm eture de la Caspienne par l’observation, puisqu’il dit lui-même qu’il n’en a pas fait le tou r complet. C’est donc tou t un nr.emble de procédés intellectuels bien plus complexes qu’une simple iiinfrontation entre autorité livresque et observation sur le terrain qui est m r. en jeu dans la construction d’une nouvelle représentation de la t .i.pienne, dans laquelle le recours à l’em pirie tient une part qui s’est consi- l'i.iblement rétrécie à l’analyse.

Il n'empêche que le texte met en jeu la crédibilité d ’Isidore de Séville. Cela l'i >111 rait paraître comme une attitude absolum ent nouvelle, préfigurant la modernité, si, dès le XIIe siècle, d ’autres ne l’avaient fait avant lui55 et si, dans

VI, Ibid., p. 104-106, que je résum e ici.V). (îiraud d e Barri « Nec mirum tamcn si a tramite veritatis interdum deviaverint

jStilin, Orose, Isidore, Bède], cum nihil oculata fidc, nihil nisi pcr indicem et a remotis Htf/ioverint » ; Topographia Hibernica, D im o c k James F. (éd), in Giraldi Cambrensis n/imi, t. 5, 1867 (Rerum Britannicarum Medii Aevi Scriptores), I, cap. VI, p. 29 (je li \ icndrai ultérieurem ent sur les racines de la position intellectuelle face à la nou- Vmiilté attribuée aux voyageurs du x ilf siècle).

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I H l 1‘H M I N M i l À IA I i n I I I \ I n i l I I I I M U N I II

d ’autres passages, Guillaume ne se référait directem ent à Isidore comme ii une autorité fiable. Par exemple, il décrit la Valanie et l’Albanie, en insérant les nouveautés de son temps dans le schéma isidorien56. Le texte d ’Isidore est parfois interprété en fonction de la réalité « observée », com m e dan* l’épisode où l’existence de chiens immenses est confirmée par les témoi gnages oraux relatifs aux chiens de traîneau du grand Nord57. Au contraiie, dans un autre passage, les m entions de m onstres trouvées dans les texte» d’Isidore et de Solin sont rejetées comme fausses, précisément parce qu’elle» ne sont pas corroborées par le témoignage oral58.

Guillaume de Rubrouck semble hésiter entre le respect des savoirs hérité» et une remise en cause des autorités. C’est un effet de la culture scolasti*|n< qui cherche de la concordance et l’aplanissement des difficultés concep tuelles, à partir de la lecture des textes qui perm et l’élaboration de la dise n . sion. La ligne de partage entre les faits éprouvés et les faits rejetés est bien ht concordance ou la discordance entre le texte et le réel, sans que la remise en

cause ponctuelle de l’autorité textuelle déterm ine un rejet global de cell*

56. « In hac solebant pascere Commani qui dicuntur Capchat a Teutonicis m il dicuntur Valatii et provincia Valania, ab Ysidoro vero dicitur, a flum ine Tanay iisqut ad paludes Meotidis et Danubium, Alania. Et durât ista terra in longitudim a Danubio usque Tanaym, qui est terminus Asie et Europe, itinere duorum mensiiiin velociter equitando, prout equitant Tatari ; que tota inhabitabatur a Commaiili Capchat, et etiam ultra a Tanay usque Etiliam, inter que flum ina su n tx diete magnM A d aquilonem istius provincie iacte Ruscia que ubique silvas habet, et protenditin il Polonia et Hungaria usque ad Thanain, que tota vastata est a Tartaris et adhuc cnil die vastatur », Guillaume de R u b r o u c k , Itinerarium, op. cit., p. 194-195. Isidore i « H uius [Scythia] pars prim a Alania est, quae ad Maetidis paludes pertingit » (Tlym XIV, IV, 3).

57. « Tota ilia regio a latere occidentali istius maris, ubi sunt porta ferrea AlexiinJi i et montes Alanorum, usque ad occeanum acquilonarum et paludes Meotidis, ubi ml tur Tanais, solebat d id Albania. De qua dicit Ysidorus quod habet canes ita magnm tanteque ferocitatis u ttauros premant, leones périmant. Quod verum est, prout itih'l lexi a narrantibus, quod ibi versus occeanum aquilonarem faciunt canes trahcrc ni bigis sicut boves propter m agnitudinem et fortitudinem eorum » (Guillaum e nR Ru b r o u c k , Itinerarium, op. cit., p. 211-212). Is id o r e : « Haec ab oriente sub mar* Caspium surgens, per ora Oceani septentrionalis usque ad Maeotides paludes pti deserta et inculta extentidur. Huic terrae canes ingentes sunt, tantaeque feritatis ni lauros premant, leones périm ant» (XIV, III, 34).

58. « Terminus anguli aquilonaris ingnoratur pre magnis frigoribus. Sunt enim il'i jierpetue pene nivium. Quesivi de monstris sive de monstruosis hominibus de quihin narrai Ysidorus et Solinus. Ipsi dicebant michi quod nunquam viderant talia, de i / i i i >

inultum m iramur si verum sit » (ibid., p. 269).

Page 133: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

iiiiioi tic. Guillaume de lUibrouck construit une représentation de ces c l'itms éloignées, aux confins de l’Kurope et de l’Asie extrême-orientale, ürlim un ordre conform e aux principes de la géographie médiévale, en t uni tli.ml lecture et nouveautés. Le livresque guide le rapport écrit, comme il i tin orienter le regard du voyageur. L’identification de la Caspienne..... mie une m er fermée est donc moins une remise en cause de l’autorité1 111 le u r d ’Isidore n’est qu’un aspect d ’une description du m onde qui reste ni» i.itoire) que l’effet de la prise de conscience de l’immensité du m onde i|tii s ouvre à l’évangélisation59. L’élargissement de l’espace ne débouche |h m i tant pas sur une remise en question des m éthodes de la géographie iiiilii|iit' et médiévale, mais sur la nécessité de présenter l’ensemble du monde dans sa cohérence.

( "est à Roger Bacon qu’il revient de synthétiser ces apports dans une vue lit", inhérente du m onde. Il revient à plusieurs reprises sur la Caspienne. Une première occurrence d’ordre m éthodologique apparaît dans l’exposé un 1rs sources et la justification des témoignages des voyageurs60. Dans un ili M . icme temps, il identifie la m er Hyrcanienne et la m er Caspienne, sur le Ithtili inent de sa lecture de Pline61. Puis il aborde une troisième fois la i|in".i ion en se fondant sur les nouveautés rapportées par Guillaume de IMiltrouck :

Nam Caspii et Hyrcani super littora illius maris inhabitant : non igitur est hoc mare veniens ab oceano, u t Isidorus et Plinius, et omnes auctores occidentales scribunt. In hoc enim casu non habuerunt experientiam cer- tam per se nec per alios, sed ex rumore scripserunt. In libris autem de moribus Tartarorum, u t perfide dignos qui in illis regionibus fuerun t patet, i\uod hoc mare f i t ex concursu flum inum et est mare satis magnum. N am circuitus ejus est quatuor mensium. Et Hyrcania prope est super littus méridionale illius maris in termino Parthiae62.

11 s KtH M IS ll'INTtt IHATIUh) i m Kti I IM i l Vt lYAlil... Ml

VJ. Cf. Sc h m ie d e r Félicitas, « Cum hora undecima : The Incorporation o f Asia lliln ilie Orbis Christianus », in Christianizing Peoples and Converting Individuals, Ahm ir o n g G uida et W o o d Ian N . (éd.), T urnhout, Brepols, In ternational Mi illi val Resarch 7, 2000, p. 259-268

fill. Cf. p. 132.E M • N am id e m est m a re C a sp iu m et H y rc a n iu m s ic u t d ic it P lin iu s », R o g er Mai O N , The « Opus Majus » o f Roger Bacon, op. cit., p . 351. P lin e , Histoire naturelle, \ I I'., 36.

(i ' Koger Ba c o n , The « Opus M ajus » o f Roger Bacon, op. cit., p. 354.

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Du PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

Ce passage est im portant mais il convient d ’en restituer le sens avei pin dence. Q ue Roger Bacon rejette dans ce cas (« in hoc enim casu »), le s.m m i

hérité relatif à la m er Caspienne sur la foi de l’expérience des modernes r«| indéniable. Que son attitude soit absolum ent nouvelle et personnelle fil plus douteux. Il suit ici le regard de Guillaume de Rubrouck, et se Mhn comme lui dans la tradition scolastique du xiil' siècle, largement prépaie# par les acquis du XIIe siècle. Il apporte des compléments aux données i.n semblées par Guillaume de Rubrouck, en constatant que l’erreur est gem raie - elle est com m une à tous les auteurs occidentaux, y compris Pline tandis que l’expérience qui la corrige n’est pas celle d ’un seul hom m e, m.iii de tous ceux qui sont allés dans ces régions, seule la concordance de ton» pouvant certifier le nouveau. O n constate encore que cette correction tlo| autorités textuelles sur la base de l’expérience des m odernes n’est à am tut m om ent une remise en cause de la validité d ’ensemble de ces autorité'. e| que l’on ne trouve nulle form ulation visant à rejeter les descriptions giuf graphiques reçues des Anciens sur la base d ’une enquête systématiqm Roger Bacon accepte d ’ailleurs sans discussion des faits que nous con .nl. rons com m e des données erronées63, de sorte que l’on doit se demandei h le seul tém oignage des m odernes entre en ligne de compte dans la remu# en cause de la nature de la Caspienne. Un détail apporté que l’on ne trom «* pas chez Guillaume de Rubrouck perm et d ’entrevoir une autre source I n donnée relative à l’habitation de la Caspienne et de l’Hyrcanie se troim dans les Meteorologica d ’Aristote64 dans un passage où le philosophe ^irt affirme la ferm eture de la Caspienne. Que Roger Bacon ne renvoie pin explicitement à Aristote étonne. La référence non avouée au Philosopha perm et cependant d ’expliquer l’insistance du docteur admirable sur l'n reur commise par tous les auteurs « occidentaux ».

Enfin, la quatrièm e m ention de la m er Caspienne dans YOpus Mutin apporte un élém ent décisif aux raisons qui poussent Roger Bacon à intégrij la nouvelle représentation de cette m er :

63. Cf. supra note 48.64. A r ist o t e , Met. Il, 1, dans la traduction de Guillaume d e MofriihhIiJ

« Q uorum Rubrum quidem uidetur secundum modicum communicans ad id i/ntig extra Columpnas mare ; Hyrcanicum autem et Caspium separata ab hoc et circutillltl bitata in circuitu, u t non utique laterent fontes, si secundum aliquem locum ipsorilÊ essent » (G uillelm us de M orbeka tran sla to r A ristotelis, M eteorologica ( iu| M ctheora), G udrun V ullem in-Diem (éd.), Bruxelles, 2008, livre 2, cap. 1.

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L e s FORMES D’INTÉGRATION DES RÉCITS DE VOYAGE..

A portis vero Caspiis incipit mare Caspium extendi in longum ad orien­tent ; et in latum ad aquilonem, et est non minus quam Ponticum mare, ut dicit Plinius, et habet spatium quatuor mensium in circuitu. Frater vero Willielmus in redeundo ab imperatore Tartarorum circuivit latus occiden­tale ; et in eundo ad eum perambulavit latus aquilonare, ut ipse retulit Domino régi Franciae qui nunc est, anno Domini 1253. Et a parte aquilo- ttis habet vastam solitudinem, in qua sunt Tartari. Et ultra eos sunt multae trgiones aquilonares antequam perveniatur ad Oceanum; et ideo non l>otest illud mare esse sinus maris Oceani, quod tamenfere omnes auctores scribunt: sed experientia hujus temporis facta per fratrem Willielmum et homines alios ftdeles docet, quod non venit a mari, sed fit per flumina magna et multa, quorum congregatione fit hoc mare Caspium etI lyrcanicum. Tota vero haec terra Tartarorum a Tanai usque ad Ethiliam fuit Cumanorum, qui vocabantur Canglae, qui omnes sunt deleti per Tartaros. Et tota ista vocabatur Albania antiquitus. Et hic sunt canes max- imi, ita ut leones périmant, tauros premant, et homines ponunt eos in bigis et drains65.

( o passage a beaucoup en com m un avec l’extrait com m enté ci-dessus - il* idles redites sont fréquentes dans la description géographique. Il rt|i|'nitc toutefois un élém ent nouveau. Dans l’exposé des preuves, l’expé- flVm c de Guillaume de Rubrouck, m entionnée à deux reprises, est complé- ■ r il'un argum ent logique : au-delà de la Caspienne, s’étendent de vastes llililudes dans lesquelles se trouvent les Tartares et encore au-delà, avant ll'iillt indre l’océan, de nombreuses régions boréales. En conséquence, la |tii i < Caspienne ne peut être un golfe de l’océan. Les données de l’expé- flpiii i\ acquises à travers le témoignage de Guillaume de Rubrouck (et il .mues), s’accordent avec la déterm ination de l’extension de l’habitable lin ii"' quelques pages plus haut. Comme nous l’avons vu, Roger Bacon llimii.iil à Y orbis terrarum une dim ension plus grande que celle habituelle- iii' ni reconnue par les astronom es et rem arquait qu’il n’avait été mesuré ni ) "il époque, ni à celle des Anciens, « puisque la moitié du quart dans ln|in l nous sommes nous reste inconnue66 ». Au fond, le témoignage de ijiilll.iume de Rubrouck est d ’autant plus recevable qu’il valide la concep- llmi générale du m onde de Roger Bacon.

: li i (loger Ba c o n , The « Opus M ajus » o f Roger Bacon, op. cit., p. 3 6 5 -3 6 6 .

■ Un " lit ideo habitatio inter orientem et occidentalem non erit medietas aequinoc- Bt/l* ' treuli, nec medietas rotunditatis terrae, nec duodecim horae, u t aestimant, sed

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144 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

Il convient également de noter que l’expérience ne discrédite pas le contenu des traités antiques, qui sont confrontés à la réalité (« Et tota isln vocabatur Albania antiquitus »). Parce qu’ils constituent à la fois un socle < U connaissances et une m éthode, ils sont une condition heuristique de II reconnaissance et de l’assimilation de la nouveauté, qui peut être intégrée ou au contraire rejetée. Roger Bacon est fort conscient des effets « géogi .1 phiques » du passage du temps67, qui im pliquent, non de délaisser les Anciens, mais au contraire de s’aider de leur lecture pour com prendre l’oi ganisation politique de l’espace contem porain68, sans oublier quelques peuples fabuleux, comme les Amazones69. Plus généralement, la descrip tion géographique de Roger Bacon illustre bien « la prise de conscience « 1« l’aptitude à innover70 », et sous cet aspect, il est en effet parfaitemenl m oderne. Sa description géographique est aussi imprégnée de préoccupa tions eschatologiques et missionnaires : en quelque sorte, l’idée que les latins du xmc siècle en savent parfois plus que les Anciens, et qu’il est néces

longe plus medietate rotunditatis terrae et plus quam revolutio medietatis coeli Q uantum autem hoc sit, non est temporibus nostris mensuratum, nec invenimus in libris antiquorum ut oportet certificatum : nec mirum, quoniam plus medietatis qwu tae in qua sumus est nobis ignotum » (ibid., p. 293).

67. « Nomina provinciarum in his regionibus sunt m ultum m utata propterguerrns Nam Turkia multas terras occupât, quae apud auctores habent nomina antiqua, ut est pars Asiae minoris, et Phrygia, et Lydia. Asia vero major continet plus medietntl mundi, et totum praeter Europam et Africam, unde continet hanc Asiam minorem. 11

haec nunc vocatur apud Graecos Anatolia, id est orientalis Graecia, in qua csl Galatia » (ibid., p. 355).

68 . Un autre effet du passage du tem ps est la difficulté à lire les textes ancien ., d ’où une autre nécessité à s’appuyer sur les auteurs antiques : « Haec de IllyriocO recitavi verbo ad verbum secundum Plinium, propter hoc, quod nos moderni nescimut intelligere verbum apostoli, cum dicit se replevisse evangelium usque ad Illyricum. I l in multis historiis invenimus Illyricum et Illyricos, et non intelligimus quae dicuntur : unde Illyrii jacent inter D almatiam et Histriam. Et ideo ubi nunc Sclavonia est et forum Julii et circa partes Venetiarum solebant esse Illyrii » ( ibid., p. 375-376).

69. « Et ulterius versus orientent est terra Corasiminorum, sed deleti sunt a Tartans Et in his locis solebant antiquitus esse Amazones secundum Plinium et Ethicum astro nom um » (ibid., p. 361).

70. Beaujouan Guy, « La prise de conscience de l’aptitude à innover (le tournant du milieu du xill' siècle) », in Le Moyen Âge et la science. Approche de quelques disci l>lines et personnalités scientifiques médiévales, R ib é m o n t B e rn a rd (dir.), Paris, Klincksieck, 1991, p. 5-14.

Page 137: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

LES FORMES D ’INTÉGRATION DES RÉCITS DE VOYAGE.

(Mue qu’ils en sachent encore plus, vient surtout de l’obsession de pouvon un |our faire coïncider Yorbis terrarum avec Yorbis christianus.

t (inclusion : com m ent apprécier les apports des voyageurs dans l’image du iimnde à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle ?

l es descriptions géographiques de Guillaume de Rubrouck et de Roger li,non révèlent un rapport à l’espace ancré dans le réel et la pratique. Leur ippartenance à l’ordre franciscain doit être relevée, dans la mesure où le i ,11,ictère missionnaire de leur ordre implique cette confrontation pratique A l'espace. Il faut aussi accepter que 1’« expérience » du réel ne s’oppose pas iiux connaissances livresques des Anciens, qui ne sont nullem ent jugées

passées. Le rapport entre savoir livresque et expérience est infinim ent tomplexe, ne serait-ce que parce qu’il ne recouvre pas l’opposition moderne entre ancien et nouveau. Le témoignage du (faux) voyageur qu’est Aelhicus a une valeur heuristique semblable à celle du missionnaire< .nillaume de Rubrouck, les deux tenant leur fiabilité de la garantie d ’une riiitorité (saint Jérôme pour le premier, saint Louis pour le second). Alors jjlie les com m entateurs m odernes jugent Aethicus parfaitem ent fantaisiste11 considèrent Guillaume com m e le prem ier contradicteur des autorités livresques fausses, Roger Bacon les utilise sur un plan d’égalité.

t.Hie le livresque reste le fondem ent de la connaissance de l’espace et de la méthode d ’investigation du réel n’empêche pas une prise de conscience de la nécessité à dépasser le savoir antique, selon un procédé qui tient à l'accu­mulation de nouvelles données et à leur insertion dans l’héritage savant. La ......em pruntée par Roger Bacon est celle en action dans la culture univer­sitaire : celle des discussions du savoir hérité, fondées sur l’assimilation et le i|iiestionnement des données de la science arabe et plus généralement d ’une mit lire scientifique textuelle, qui conduisent les Latins à s’interroger sur I extension du m onde connu, notam m ent dans ses franges boréales et aus- Ii.iles, dans le contexte des études astronomiques. Roger Bacon tire les i n .eignements de ces discussions universitaires en affirmant l’immensité ilu inonde, notam m ent vers les espaces orientaux qui s’ouvrent désormais iiux activités missionnaires. 11 est naturellem ent conduit à investir l’idée de la nécessité d ’une connaissance directe de ces nouvelles régions. La figure <lu voyageur acquiert alors une épaisseur nouvelle, non sans poser la ques- l ion essentielle de sa fiabilité. Pour autant, les données de l’expérience n’ont

Page 138: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

pas, dans l’absolu, plus de valeur, d ’un point de vue heuristique, qu. I* savoir livresque qui continue à fournir la m éthode descriptive et l'est,!ni 1« I des données.

Dans le m onde du x iif siècle, l’innovation géographique com m etuc |mî une lecture active des textes, se développe par la prise en compte des .11 |'ii ments contraires ou concordants (ici entrent en jeu les données des vuy.t geurs, qui doivent concorder entre elles pour être valides), par le question nem ent d ’autres textes, pour aboutir à une vision cohérente du mm»!. Lorsqu’un auteur n’insère pas des données issues de l’expérience des viiy* = geurs, qui auraient permis de corriger des erreurs des Anciens, il ne s'ii||i| pas ou pas seulement d’une résistance à la nouveauté. Celles-ci 11c sniifj acceptées que si elles peuvent s’insérer dans une vision d’ensemble mlié rente, adaptée aux déterm inations culturelles de l’auteur et de son public,

De ce point de vue, l’histoire de la réception de la fermeture dr li Caspienne est exemplaire. Au début du xiv* siècle, Haython affirme s.inflj ambiguïté (et sans rappeler la position des Anciens) qu’il s’agit d ’une uni fermée. À la même époque, la m appem onde de Petrus Vesconte insu ., dans les œuvres de M arino Sanudo et de Paulin de Venise dessine deux n ip fl

Caspienne, position reprise par Fazio degli U berti dans le Dittamotulii « I « théorisée » par Boccace dans son De montibus. Cette attitude intellei lu. II. ne ressort pas non plus d’une résistance au réel mais bien des modalli. 1 d ’adaptation aux contextes culturels de l’élaboration de l’image du moud. Ce sont ces mêmes contextes qui font de la figure du voyageur une soui< •' nécessaire d ’inform ations inédites au temps des découvertes, sans disqiwll fier pour autant les méthodes des Anciens. Ce nouvel acteur des conn.ui sances géographiques qu’est le voyageur trouve rapidem ent sa place dans lii dialectique entre données empiriques et connaissances savantes par l’appti rition de traités écrits sous la forme de récits de voyage fictifs préseul! 1 comme parfaitem ent réels - que l’on songe ici à Jean de Mandeville ou .tu Lïbro del Consoçimiento, et qui sont encore un autre aspect des rappoi 1« entre le texte et l’expérience.

Nathalie Bouimn Université François Rabelais-CESR, loin «

146 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU M ONDE...

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Le Livre de Marco Polo et les géographes de l’Europe du nord au XV siècle

1- l < : r i t e n f r a n ç a i s à l ’e x tr ê m e f in d u x ii i ' s iè c le , le Livre de Marco i l’olo a rapidem ent connu une grande diffusion et de m ultiples tra- J ductions dans de nom breuses langues européennes, du vénitien à

I illpinand et du catalan au tchèque, en passant par le la tin 1. Dans les pays !»<i ni,iniques et dans les Flandres, ici considérés sous l ’expression* I iimpe du nord », cette diffusion s’est faite d ’abord par le biais de ver- »linr, latines. Sur environ quatre-vingt m anuscrits latins du texte de M ino Polo2, une tren taine provient de cet espace géographique3. Ces

■ I Pour une vision d ’ensem ble de la trad ition textuelle du Devisem ent du monde, l|)li MoNFRIN Jacques, « La trad ition du texte de M arco Polo », in Marco Polo. Le 3 # l r îles merveilles [M anuscrit 2 810 de la Bibliothèque nationale de France, rm l>* | . com m entaires de Av r il François, G o u s s e t M arie-Thérèse, M o n f r in

R ic h a r d Jean, T esn ièr e M arie-H élène, Lucerne, Éditions Facsimilé, 1996, l 11 ' .151, réim pr. dans Études de philologie romane, Genève, Droz, 2001, p. 513-■ 1 i Ml nard Philippe (dir.), Marco Polo, le Devisement du monde, Genève, Droz, I h Ors littéraires français », t. I, 2001, in troduction , p. 9-40 ; M én a r d Philippe,

11 problème de la version originale du “D evisem ent du m onde” de M arco Polo », H / *< Marco Polo à Savinio. écrivains italiens en langue française, Livi François Mil ), Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 7-19 ; l’étude de ■ a i ir .lc la som m e publiée en in troduction à M a r c o P o l o , Il Milione, prim a edi- ■ iin integrale, éd. B e n e d e t t o Luigi Foscolo, Florence, L. S. Olschki, 1923.

I I r lotal des m anuscrits subsistants de Marco Polo est d ’environ 140.' i r relevé rapide a été fait à partir de D u tsc h k e Consuelo Wäger, Francesco

h/un h and the manuscripts o f Marco Polo’s « Travels », Ph. D ., Los Angeles, University o f California, 1993, 2 vol., 1 348 p. (dactyl.), et de m es propres if. If ulies. Plusieurs m anuscrits inconnus de C. W. D u tsc h k e proviennent de l’es- p |i i germ anique: K losterneuburg, Stiftsbibliothek 722A ; Melk, Stiftsbibliothek ln'11 1424. H 42] ; Schlierbach, Stiftsbibliothek 37 et W ürzbourg, Franziskaner- pHliim ilenkloster 1.58. Ces quatre m anuscrits sont en latin.

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148 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE..

m anuscrits latins se répartissent en plusieurs versions ou traductions i||H férentes4 :

On y trouve tou t d ’abord des exemplaires de la traduction de I ram ■ Pipino, frère dominicain de Bologne, effectuée dans les années 1310 I ' " f partir du vénitien. Cette traduction, dont on conserve une soixantem< ■ manuscrits au total, se diffuse rapidem ent dans toute l’Europe, de IlLilu ( l’Angleterre6 et de l’Espagne à la Bohême. En Allemagne, elle se rommili» principalement dans deux milieux : les milieux universitaires7 et la no liliw *

Une autre traduction latine (la version dite LA), élaborée en Italie il i| une version toscane, avant la fin du xive siècle9, s’est surtout diffusée >lat)i les grands centres religieux autrichiens et allemands, des abbayes bém >lit tines en particu lie r: M ünstereifel, Tegernsee, Ebersberg, Heidelliet| Schlierbach, Worms, W ürzburg, et Erfurt. Un m anuscrit provenant de < lu cun de ces centres a été conservé, tandis qu’un seul pour l’Italie est pai vcM jusqu’à nous.

Il en est un peu de m êm e d ’une troisième traduction latine (appelée I nu Compendium latinum, car elle est un peu résumée), dont les six mamim i IH

4. N e sont citées ci-après que les versions latines qui on t connu une d i 11 M itHj dans l’espace germ ano-flam and.

5. Pour cette datation, voir D u tsc h k e Consuelo Wager, Francesco Pipino, <)p ill p. 216-220.

6 . La traduction de Francesco Pipino est présente au m oins dès les années I Hll 1350 en Angleterre, où un exemplaire est possédé par Simon Bozoun, pi n ni w N orw ich (1344-1352) (Londres, British Library, Royal 14 C XII) et un autre |mi i théologien Thom as Bradwardine ( t 1349) (Oxford, M erton College 312).

7 Cela semble être le cas du m anuscrit de Giessen, Universitâtsbibliotlul. 'I l grand form at, texte sur deux colonnes, mise en page caractéristique des livre» mil versitaires.

8 . C om m e par exem ple le m an u scrit de S tu ttgart, W ürtem bei (iin h Landesbibliothek, Hist. 4° 10, qui a appartenu au com te H einrich de W ürttemln i (1448-1519), don t les arm es entourées du rosaire figurent sur plusieurs folio* >11 m anuscrit.

9. D om enico di Bandino a utilisé cette version dans son Fons memorabiliimi mu versi, composé à la fin du xive siècle, et dans son De viris. Cf. H a n k e y A. Teres.i 11« library of D om enico di Bandino », in Rinascimento, n° 8 , 1957, p. 177-2(17, I) 1 p. 198 ; et B o u lo u x Nathalie, Culture et savoirs géographiques en Italie au X IV >IM T urnhout, Brepols, « Terrarum orbis », 2002, p. 173-174. L’identification i< Il >H sion LA tient à la façon don t D om enico di Bandino désigne le livre de M ario l i qui correspond au titre donné dans les m anuscrits de cette version.

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L e L iv r e d e M a r c o P o l o e t le s g é o g r a p h e s d e l 'E u r o p e d u N o r d .

mli'.i .lants, tous datés de la fin du x iv 1 ou du XVe siècle, proviennent soit l'Iliilic, de Vénétie en particulier, soit des Flandres10.

I Mus les régions germaniques, a également été composé un résum é de la j'i> nuire traduction latine, celle de Francesco Pipino, conservé par trois ■llUiscrits, provenant des centres religieux de Melk, de W ürzburg et de »|(i'i nsee11.

| I r texte a aussi été traduit en allemand à deux reprises au XIVe et au• n i les, l’une à partir du vénitien, l’autre à partir du toscan12. Ces deux

bitiliK lions allemandes connaissent une diffusion m anuscrite limitée (seu- Uiim ni trois m anuscrits au total), mais la première bénéficie d ’une édition ■ l|u im ée dès 1477 à Nuremberg, par Creussner, suivie d ’une seconde m iiess io n en 1481 à Augsburg sur les presses de Sorg13. La version latine jp I i.mcesco Pipino est quant à elle im prim ée en 1485 à Gouda, par lilu i ud Leeu, conjointem ent avec le Livre de Jean de Mandeville et le récit il' I mlolf de Sudheim 14. Il n’existe pas de traduction en flamand avant le

■ fir Niicle15.

| I tes le début du xv'siècle au m oins, le texte de Marco Polo est donc large- ■ eiil disponible dans les pays germaniques et flamands. Il y a été abondam - ftii ni lu et utilisé, com m e le prouvent l’élaboration d ’un résumé, de nom -

■nincs annotations marginales portées sur les manuscrits, ainsi que des i t i i j ' i mits par divers auteurs. Parmi ceux-ci figurent ceux que je désigne, de

E lu i iîle troisième traduction , contrairem ent aux autres, appartient à la brancheI il* l.i tradition m anuscrite polienne, com m e la version Z ; cf. M a r c o P o lo , Il B jlinii'. op. cit. (éd. B e n e d e t to Luigi Foscolo), p. CLXXVIII-CLXXXII.r i I Michiel Streijger, de l’université de Nimègue, et m oi-m êm e préparons l’édi- Bbii ili’ ce résumé, don t un seul m anuscrit (M unich, Bayerische Staatsbibliothek, B ln I Hi.24, provenant de l’abbaye bavaroise de Tegernsee) était connu jusqu’ici.

I 1 l u seconde traduction a été éditée : Der mitteldeutsche Marco Polo, nach der H ^ l'n i'i I Handschrift, éd. T sc h a r n e r Ed. H orst von, Berlin, W eidm ann, « Deutsche

1 i il>M ittelalters », 1935.■ | > M arco P o lo , Il Milione, op. cit. (éd. B e n e d ett o Luigi Foscolo), p. CXIV.

II Hi 11 Inga Lotte, « Marco Polo’s Description o f the far East and the edition ■lllli'il by G heraert Leeu », in E codicibus impressisque. opstellen over het boek in de H » ' 11lililcn voor Elly Cockx-Indestege, H en d r ic k x F. (dir.), t. I, Louvain, Peeters, H nlti I lliinea Neerlandica », 2004, p. 309-328.» (• I MARKUS Paulus V e n e tu s , Reisen en beschryving der oostersche lantschappen, ........ul.im, Abraham Wolfgang, 1664.

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150 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

manière im propre et anachronique, par le terme de « géographes ». 1 a p h graphie n’existe pas en tant que discipline propre au Moyen Âge, pas i i h i i k

au XVs siècle. Mais beaucoup de personnes s’y intéressent alors, à des ilt'ui#) divers et pour des usages très variés16 : pour com m enter la Bible17, éci in ill l’histoire18, étudier la poésie latine antique19, ou encore commun l> plantes et les animaux. Ces personnes ne limitent donc jamais leu i i n i l H

d ’intérêt à la seule matière géographique, mais sont aussi, et même pi lin l paiement, théologiens, historiens, grammairiens, juristes, etc.

Quatre exemples vont être présentés en détail, consistant en des aiinnlg tions marginales ou des em prunts textuels faits au livre de Marco l’oln, aiXVe siècle, dans l’Europe du Nord. En exam inant la nature de ces .......... ■tions et de ces em prunts, je chercherai à définir la perception que l’on tiv4(

du Devisement du monde et l’utilisation qu’on en faisait dans cette rcyimi ( à cette époque.

16. Voir M ila n e s i Marica, « La rinascita délia geografia dell’Europa. 1350 I I HO in Europa e Mediterraneo tra Medioevo eprim a età moderna : l’osservatorio ihllliiilrt G e n s in i Sergio (dir.), San M iniato, Pacini, 1992, p. 35-59 ; G a u t i e r D a lc h i I'.iIi l< 1 « Pour une histoire du regard géographique : conception et usage de la cm If >111 XV' siècle », in Micrologus, n° 4, 1996, p. 77-103 ; B o u lo u x Nathalie, C ullllii1 {{ savoirs géographiques, op. cit., notam m ent p. 108-115.

17. La dispersion des trois fils de Noé constitue souvent l’occasion pour les < o|||i mentateurs d ’évoquer la répartition des différentes nations peuplant la terre li.il.il##,

18. Plusieurs chroniques médiévales s’ouvrent sur un exposé géograpln^|m comm e les Historiae adversus paganos d ’OROSE, la Satyrica historia de Pauiih |!( V enise , le Polychronicoti de Ra n u lf H ig d e n , o u bien com porten t des dévt.1* *| |*> m ents où est décrit l’espace dans lequel se déroulent les événem ents ; cf. G a u I M

D a lch é Patrick, « L’espace de l’histoire : le rôle de la géographie dans les chronh ni* ■ universelles », in L’Historiographie médiévale en Europe, Actes du colloque de l'ai II 29 m ars -l 'r avril 1989, G en et Jean-Philippe (dir.), Paris, Éditions du CNRS, 19« p. 287-300. Les œuvres de Riccobaldo de Ferrare offrent un intéressant point «I«' vl|| sur les liens entre histoire et géographie à la fin du Moyen  ge: cf. H a i i h

A. Teresa, Riccobaldo ofFerrara. His life, works and influence, Rome, Istituto sim h# italiano per il Medio Evo, 1996, p. 93-107 ; et Bo u l o u x Nathalie, Culture et Mimli géographiques, op. cit., p. 115-125.

19. C ’est avant tou t pour aider à l’identification des lieux m entionnés d.m l> textes antiques que Boccace dit avoir composé son De montibus, cf. Bonn ml Nathalie, Culture et savoirs géographiques, op. cit., p. 108.

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*■**

I I occasion m’a déjà été donnée de travailler sur les notes marginales por l|f«'»i sur un manuscrit du Livre de Marco Polo aujourd’hui conservé a N i 'I lenbüttel20. Ce m anuscrit contient le texte de Marco Polo dans la traduc (Ion l.itine de Francesco Pipino, ainsi que les récits d ’Odoric de Pordenone, il* Iticcoldo da Montecroce et de Guillaume de Boldensele. Les marges du Iule de Marco Polo sont remplies de notes abondantes, développées et sur- lotii liches de références à d’autres textes de nature géographique, notam - ini ni de récits de voyages, avec lesquels l’annotateur confronte et discute les Informations apportées par Marco Polo: Hayton, Jean de Plancarpin, Bdoric de Pordenone, Jean de Mandeville, Ludolf de Sudheim, Claudius pttvus, Ptolémée, Niccolo de’ Conti. Cet annotateur prolixe est malheureu- »* im nt resté anonyme, malgré mes efforts pour tenter de l’identifier. Il est iiHiiimoins possible de dater ses annotations de la deuxième moitié du

aede et de le situer dans la basse vallée du Rhin, probablement dans la ft|i,lon de Liège21. J’ai depuis découvert qu’un autre m anuscrit était lié à ce ■pitonnage, ce qui me perm et, sinon de connaître son identité, du moins de mil ox appréhender son activité, outre le fait qu’il confirme et renforce la

■lipart des hypothèses formulées auparavant. Ce deuxième manuscrit, ■mlenant aussi le texte de Marco Polo et conservé aujourd’hui à la British I llnary22, est en fait le premier qu’a eu entre les mains ce personnage. Il l’a IllhOté, mais de façon moins abondante et en ne faisant que deux références A il ,mires textes, c’est-à-dire une fois à Mandeville23 et une fois à Hayton24. [un annotations du m anuscrit de Londres peuvent être considérées comme |ft embryons de celles du m anuscrit de Wolfenbüttel. Elles présentent en ollt'l les mêmes caractéristiques, s’appuient sur les mêmes passages du texte •I» Marco Polo, tout en étant m oins nombreuses et moins développées ; on y ||| les mêmes réflexions tout à fait originales : attention pour la longueur des

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'il, Wolfenbüttel, Herzog-August-Bibliothek, Weissenburg 40 ; G adrat Christine,11 en i onceptions d ’un géographe du XVe siècle », in Itineraria, n° 5, 2006, p. 201-249. [ )\ Ibid., p. 230.

! ' I .ondres, British Library, A dditionnai 19952. 23. F. 30 : « H anc M andavil vide- tm imminare Sandus et aditus ».

1 1 • De ilia eciam Haitonus dicit in speciali » (F. 71v ).

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déserts, souci de distinguer îles et terre ferme dans l’océan Indien* uli ntl fication de Cipangu (le Japon de Marco Polo) à la Chersonèse dm il» Ptolémée, réflexion sur la non visibilité de l’étoile polaire à cause du u IInI, sur le climat froid de certaines régions, etc. Prenons l’exemple de l’iilcniilii i tion de Cipangu à la Chersonèse d’or (la péninsule Malaise chez Ptolétm. ! simplement énoncée dans le manuscrit de Londres (Additionnai i w j , f. 66v, « Idest aurea Kersonesus »), elle est dém ontrée avec application 'I m le manuscrit de W olfenbüttel26. L’identité des deux annotateurs ne fait am n|| doute: non seulement on y retrouve les mêmes préoccupations, nt.itn U comparaison entre les deux manuscrits révèle aussi que c’est la même nmIII qui a tracé les notes marginales sur les deux manuscrits.

Et on com prend désormais com m ent les choses se sont passées : avant m entre les mains le m anuscrit de Londres, qui a suscité son intérêt27, Cl f l f l sonnage a ensuite mené des recherches dans tous les textes qu’il a\.nl i m disposition - et il en avait assurém ent un grand nom bre, même si l'on * M tient à ceux qu’il cite dans ses annotations - pour produire finalemenl nu» sorte d’édition commentée du livre de Marco Polo28. Car c’est bien altlq que se présente le m anuscrit de Wolfenbüttel : l’annotateur y a lui nu ni»

25. La critique que l’on sent dans la note du m anuscrit Londres, British I iliiilij Additionnai 19952, f. 78 (« Hic dicit se m aritim a régna Indie que insuie non silill i t j l paucis insulis descripsisse parcialiter tamen ») est bien tim ide face aux attaqu< * tées contre les descriptions d ’îles faites par M arco Polo dès le prologue du m ,un|fl crit de W olfenbüttel, f. 1 (« Marcus iste est fidedignus in hiis que refert se viilhtv Htffj a videntibus fidedignis audisse. Verumtamen eciam in aliquibus que non f.v i */'»tn mento sed exfam a didicerat est deceptus utque m axim e in numéro et quantitulï IMS larum Indici maris que non possunt esse tôt et tante u t scribit, cum spacium ciilll / i h S maris eciam si nulla esset ibi vacans aqua eas omnes capere non posset. U m k r i n « est eum in scribendo vel in numéro vel in quantitate insularum ignorantur N i j | ratione. Et similiter in aliquibus aliis punctis de quibus certam noticiam non /uihÆ sed tantum ex vaga auditu »).

26. F. 45 : « Infira capitulo VIIIe dicitur quod mare Cipangu est in littoreideo habet tiomen a Mangi et immo puto quod hec sit aurea Kersonesus fl >|ndj| Marcus erraverit estimando tantam ejus distanciam a littore Mangi si depropltiilulÆ littore intelligatur ».

27. Il semblerait que ce soit principalem ent le texte de Marco Polo qui l'.iil iilt| ressé, car les autres textes de chacun des m anuscrits sont beaucoup m oins illlltiilit

28. Curieusem ent, ce n’est pas le m anuscrit de Londres qui a servi de lu....... | | jcopie de celui de W olfenbüttel ; en effet, la collation d ’une portion de texte m in ||fj deux m anuscrits révèle qu’ils ne sont pas copiés l’un sur l’autre et qu’ils n'niil |i4l non plus le m êm e ancêtre. Il n’est pas possible de déterm iner de quel nMiiiiif{fl

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||tlr le texte, en prévoyant dans sa réglure l’espace nécessaire à ses annota- Bni'i et commentaires, qui sont d ’une précision rem arquable (tous les li h ■. sont en effet cités par leurs livres ou chapitres quand il y a lieu). Par (tilli t u s, l’analyse du contenu de ces annotations invite à penser que ce per- pn ii.ii’c a lui-m êm e p rodu it un texte indépendant à p a rtir de ses l u lu i i lies autour du Livre de Marco Polo et qu’il aurait au m oins corrigé, èlunii confectionné, une carte29.

| i t qui paraît particulièrem ent intéressant dans ce cas, c’est de voir com- p m l l,t lecture d ’un texte, celui de Marco Polo en l’occurrence, a pu être à flM i|’ ine de toute une réflexion et une entreprise de com m entaire et d ’éla- pti'ilinn de savoir géographique.

***

I li* manuscrit de Londres dont il vient d ’être question avait eu, avant ■llil ii, un autre lecteur, cette fois-ci bien connu : le cardinal Nicolas de M r» ( 1401-1464). Ce dernier est m êm e le com m anditaire du m anuscrit, Ijtit ii d é copié pour lui en 1445 par Johannes Stam de Cusa à Coblence30. Ni' i 'l,r. de Cues aussi a annoté le texte de Marco Polo31 et s’y est, semble-t- -H, I» iiitioup intéressé. Les variations dans la couleur de l’encre utilisée, ainsi

« la us le tracé de l’écriture, laisseraient penser que Nicolas de Cues a ■ il ii scs annotations à différentes reprises. Ses principaux centres d ’intérêt ■)|mi dissent être la toponymie, la religion et un certain nom bre de mirabi- IIh II a également annoté la Noticia de Machometo de Guillaume de

BttlM'Iiik'ur s’est servi p o u r effectuer sa copie personnelle, d ’au tan t plus qu’il Im Ni |u s à ce jou r de collation complète de tous les m anuscrits de la traduction

H rii iu i csco Pipino.l iu 11 M)KAT Christine, « Les conceptions d ’un géographe du XVe siècle », op. cit.,

• 'ii l .m notateur évoque à plusieurs reprise un autre lieu où il aurait développé ■ I hIiii". Je ses considérations.■ III Si'iM.iNG H errad, « Kritisches Verzeichnis der Londoner H andschriften aus ■ tu Mi at/. des Nikolaus von Kues », in M itteilungen und Forschungsbeiträge dci ■Hii Gesellschaft, n° 1 2 , 1977, p. 62-71 ; voir aussi U llm an Berthold l,ouis, ÄIiiiiiim i ipts o f Nicholas o f Cues », in Spéculum, n° 13, 1938, réimpr. dans Sd/i/n s jff t/ii lliilinn Renaissance, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1955, p. 357-363, a■ H Hill

Il I rs annotations marginales du cardinal sont éditées par H errad Spilling, en ■ l l tn ,i l'ai licle cité ci-dessus.

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Tripoli32, qui suit le texte de Marco Polo dans ce manuscril. Son lit principal semble ainsi être la religion, aussi bien celle des chroiu n■. mp taux, nestoriens en particulier, que celle des musulm ans ou des <■ iilnlIl n’y a donc rien d ’étonnant à ce qu’il ait pu utiliser le récit de .. ....... !NÉdans son De pace fid e fô , où il traite des différentes religions du iiihim^des possibilités de concorde entre elles. Sa citation de Marco P olo ...... ...la m ention d ’un dieu unique chez les Tartares ; or, cette infoi 111m . l’objet de deux annotations de la main de Nicolas de Cues dans l> h m <ih §

crit de Londres34. Cette utilisation est néanm oins discrète et est iumplM par celle, sans doute plus im portante, du Contra legem Sarnurnuiu^M Riccoldo de Montecroce, que le cardinal de Saint-Pierre possédai! i t i l t f S’il est indéniable que le cardinal a détenu et lu le texte de M ario l ' o l | f

qu’il s’y est intéressé, il lui était sans doute plus difficile d ’en faire un n t |f l abondant dans ses propres œuvres, en raison de la grande différent r (»ot pos et de niveau intellectuel.

Les échanges entre Nicolas de Cues et l’annotateur anonyme, qtt'lh i i iM directs ou indirects36, ne se lim itent pas au m anuscrit londonien • M M |

32. Spillin g Herrad, « Kritisches Verzeichnis... », op. cit., p. 71.

33. Nicolas d e C u e s , Opera omnia, t. 7 : De pace fidei cum epistola ad /nnm tÿjfl Segobia, éd. K l ib a n sk i Raymond et Ba s c o u r H ildebrand, H am bourg, Meiiui, IU p. XXXVIII et p. 86 , adnotatio 34.

34. Londres, British Library, A dditionnai 19952, aux f. 26 (« Naczigai ■>) i ) f,B (« N om en Dei »).

35. C ’est l’actuel m anuscrit Cusanus 107, conservé dans la bibliothèqiu .!> 11 .|- pital fondé à Cues (au jourd’hui Bernkastel-Kues) par le cardinal et auquel II lt*gH ses livres (M a r x Jakob, Verzeichnis der Handschriften-Sammlung des i/iif./'/ltllH Cues bei Bernkastel an der Mosel, Trêves, Schaar und D athe, 1905, p. 106 10/), J

36. Je n’ai en effet pas pu identifier, dans l’entourage du cardinal de ( au 11 | i( sonne qui aurait pu posséder après lui le m anuscrit de Londres. Celui il | m n ex-libris au f. lv : « Liber m agistri Theodorici de Xanctis canonici Leodii-u .l*i », i l nous renvoie à Théodore de Xanten, chanoine de Liège puis d ’Aix-la ( !m|*m| choisi par le cardinal pour être co-régent de l’hôpital qu’il a fondé à Cues cl du i ij lège qu’il souhaite voir instituer, avec une bourse p o u r vingt étudiant*, il |Hf devra être installé à Deventer (voir M e u t h e n Erich, Die letzten Jahre des NMiijfl von Kues, biographische Untersuchung nach neuen Quellen, Cologne et ( W estdeutscher Verlag, 1958, p. 314 ; et M arx Jakob, « N ikolaus von ( tu * Hfl seine Stiftungen zu Cues und D eventer », in Festschrift des Priestersemiihlli M Bischofs-Jubiläum, Trêves, Paulinus-D ruckerei, 1906, p. 131-243). Touteliuh I n f l ture de cet ex-libris et celle des annotations marginales sont assez élo igni'M tfl

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«i, mais concernent aussi un autre manuscrit aujourd’hui disparu. Les )tt'h lies m enées sur les annotations marginales portées sur le manuscrit VVnllenbüttel m ontrent que son propriétaire a eu entre les mains un jüipl.iire de la Géographie de Ptolém ée pourvu des cartes et du texte ajou-

| m i ’ un certain Claudius Clauson, exemplaire assez proche, mais non nln|ue à celui produit pour et possédé par le cardinal Guillaume litulir, qui est le seul exemplaire actuellem ent connu de cette sorte37. En I/, eu effet, Guillaume Fillastre était entré en possession d ’un manuscrit i l i h ographie de Ptolém ée traduite en latin, com portant les cartes habi-........uixquelles en était ajoutée une nouvelle, représentant l’Europe du

|l i rl la Scandinavie, œuvre d ’un D anois séjournant à Rome. Or, le car- S<l ili' ( Aies a lui aussi possédé un exemplaire de l’ouvrage de Ptolémée,....... .. perdu, répondant aux m êm es caractéristiques. Com m e le| ihim l it de Marco Polo, celui-ci n’est pas parvenu à l’hôpital de Cues, «h il est m entionné dans l’inventaire après décès dressé le 9 novembre

w a Vicence, sous le titre « gom ografia38 ». Surtout, le cardinal utilise

n i l hr, est de la m êm e m ain que les annotations, la phrase qui com plète la titu- ■ fr iln cardinal de Cues à la suite de son ex-libris : « Iste liber est dom ini Nicolai jp i 'ii Ichangement de main :] dyocesis Treverensis qui postea factus est cardinalis M «mil n Petri ad vincula Rome » (folio de garde). 11 n’est pas possible de savoir si ■hiilnlcur a possédé le m anuscrit avant ou après Théodore de Xanten, ou bien

, 11'q u i est sans doute plus probable, s’il l’a seulem ent eu entre les mains pen-■ uni' période limitée.■DaDRAT Christine, « Les conceptions d ’un géographe du xv' siècle », op. cit.,

fjflll1' ‘12; sur l’œ uvre du D anois Claudius Clavus ou Clausson Swart, je renvoie É ti l|wlenient à G au tier D alc h é Patrick, « L’œ uvre géographique du cardinal Juin1 (f 1428). Représentation du m onde et perception de la carte à l’aube des

■jtlivi i 1rs », in Archives d ’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, n° 59,1992, H m |h in Humanisme et culture géographique à l’époque du concile de Constance. B tn i i i/c Guillaume Fillastre, M a r c o t t e D idier (d ir.), T u rnhou t, Brepols, Hflliiliun orbis », 2002, p. 293-355, particulièrem ent aux p. 299-304 ; id„ « The Kf|illiih of Ptolemy’s Geography (end o f the fourteenth to beginning o f the six- w m li i entury) », in Cartography in the European Renaissance, t. I, WOODWARD ■fill (tllr.), Chicago-Londres, University o f Chicago Press, « H istory o f cartogra-

», vol. Ill, 2007, p. 285-364, aux p. 301-304; et à BJ0RNBO Axel A nton et h liiii M Carl S., « Claudius Clausson Swart (Claudius Clavus), nordens aeldste

_■(1111'> ,il », in Det kongelige Danske Videnskabernes Selskrabs Skrifter, 6. Raekke,■ A/J, l'H)4, p. 7-260.■ in M a n t e s e G iovanni, « Ein notarielles Inventar von B üchern utid B pittit’rnsUinden ausdem Nachlass des Nikolaus von Kues », in Mitteilungen und ffliihitiiyjicilrage der Cusanus-Gesellschaft, n° 2, 1962, p. 85-116, à la p. 102, n° 127.

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cette œuvre dans son De concordantia catholica^9, dans le chapitre VI tin livre III, où il fait référence aux régions sur lesquelles s’étendait la dot nui t tion des Romains et par conséquent, aux régions que les auteurs anti<|ii> », parm i lesquels Ptolémée, ont pu nommer. Il cite alors la « Norwegia - i|nl se situe au-delà des bornes de l’empire rom ain et qui, bien que froide, t>|| p o u rtan t habitée40. Il indique s’appuyer sur la Cosmographie tltf Ptolémée41. Or, des exemplaires de Ptolémée qui m entionnent la Noi vr«t à cette date, nous n ’en connaissons qu’un : c’est celui du cardinal Fillanti Nicolas de Cues avait donc à sa disposition un exemplaire semblable à » ch il de Guillaume Fillastre, c’est-à-dire semblable, pour ne pas dire identii|n< • celui possédé par l’annotateur anonyme. Il faut noter que Nicolas de < m * se trouvait à Rome précisément au m om ent où Claudius Clavus y compM sait le Ptolémée destiné au cardinal Fillastre42 ; il aurait ainsi pu obtenir uni* autre copie de l’œuvre, qu’il a donc dû donner ou prêter à la personne >|ii| a annoté les deux manuscrits de Londres et de Wolfenbüttel. Sans qu'il '."il possible de déterm iner le lien précis qui les unissait, il est clair néanmoins que tous deux partageaient le même intérêt pour la géographie, pom lit connaissance de régions lointaines, et cherchaient à disposer des œuvre* lut plus récentes et les plus à jour.

39. Nicolai d e C u sa , Opera omnia, t. XIV : De concordantia catholica, KmiIW Gerhard (éd.), H am bourg, Meiner, 1959, p. 355-359.

40. Nicolai de C u sa , De concordantia catholica, op. cit., p. 356 : « Romani niiihutm m undi partem subiectam habuerunt, non totam, quia Caspios montes /,, / ■ Norwegiam [ ...] non acquisiverunt » ; p. 357 : « Nubia et Troglodytica regioth < / >3 non sunt ita inhabitatae propter aestum m axim um , neque Norwegia et fines Si r l / |H propter frigus, tamen multa in eis régna sunt ».

41. Ibid., p. 357 : « u t m ihi ex Cosm ographia Ptolem aei Claudii constat... ”,942. Nicolas séjourne régulièrem ent à Rome dans les années 1424-1430 (HiANI

Concetta, « La biblioteca rom ana di Niccolò Cusano », in Scrittura, bibliulu l i n stampa a Roma nel Quattrocento, M ig lio Massimo (dir.), Vatican, Scuola v.iiii ,1114 di paleografia, diplom atica e archivistica, « Littera antiqua », 1983, p. 669 /’OH ,1 1| p. 687 ; Acta Cusana. Quellen zur Lebensgeschichte des Nikolaus von Kues, I l I 1401-1437 Mai 17, éd. M eu then Erich, H am bourg, Verlag von Felix Meinei, l*IM p. 6-29). Un autre exemplaire de Ptolémée contenant les ajouts de Claudius • te ill se trouvait à Florence au m om ent du concile de 1439, où il a été consulté p .11 I\ihIm dal Pozzo Toscanelli et George Gemistus Plethon (cf. G au tie r D alché Patrick, « 1 lu reception o f Ptolemy’s Geography... », op. cit., p. 303 et 311).

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L e L iv r e d e M a r c o P o l o e t l e s g é o g r a p h e s d e l ’E u r o p e d u N o r d . .. I

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I o troisième exemple est celui de Raphaël de Marcatellis, ou de M ercatd, billard du duc de Bourgogne Philippe le Bon, abbé de Saint-Bavon de i imid, évêque in partibus de Rhosus, m ort en 1508, qui a possédé lui aussi mi manuscrit de Marco Polo, qu’il a fait faire pour lui, comme la majorité ili's manuscrits de sa riche bibliothèque43. Com m e nom bre de ses manus- 11ils également et des textes qui les composent, le texte de Marco Polo de trt exemplaire a très probablem ent été copié sur une édition im prim ée44, fil l’occurrence celle de 1485 de la traduction latine de Francesco Pipino. I ultbé de Saint-Bavon était un bibliophile qui préférait aux éditions im pri- fllccs qui com m ençaient à se répandre les m anuscrits de grande taille45, inpiés sur velin et abondam m ent, parfois lourdem ent, enluminés. Le manuscrit en question contient aussi d ’autres textes, et c’est cette associa- li*iii t|ui est intéressante : il s’ouvre par un recueil de citations de philo- »iijilics et les Problemata du ps.-Aristote, mais surtou t il com prendl'lliucrarium de Jean de Hese, la Lettre du Prêtre Jean ainsi que d ’autres

■Iltes imaginaires échangées entre le sultan et le pape46, des Distantiae hum uni mundi dont le point de référence est Bruges, le De Terra sancta deI m, loi I de Sudheim, Marco Polo, un guide de Terre sainte conclu par une liiMr îles distances entre divers lieux de Terre sainte, le Registrum alphabe- Hi mu super octo libros Ptolemaei de Johannes Reger, suivi de notes topogra- l*hh |iics relatives à la Guerre des Gaules de César. Bien que déjà conséquent, H volume était auparavant relié à d ’autres fragments aujourd’hui conservés

I I * I )i ko lez Albert, The library o f Raphael de Marcatellis, abbot o f St. Bavons’s, |(/ti n/. 1437-1508, Gand, E. Story-Scientia, 1979, p. 268-272, n° 54 : Gand, p lv .islie itsb ib lio theek 13.I 4 1 I f. D e r o le z Albert, « The copying of p rin ted books for hum anistic biblio- ■ lli 'i in the fifteenth century », in From script to book. A symposium, B e k k e r- H lM M n Hans et alii, (dir.), Odense, University Press o f Southern D enm ark, 1986, |i I III 160.■4*1 I V manuscrit, parm i les plus grands de sa collection, m esure 505x380 mm . ■ in I /. W estrem Scott D., Broader horizons. A study o f Johannes Witte de Hese’s ■flli'iiiM/c, and medieval travel narratives, C am bridge, M edieval Academy of Win i li .i, 2001, p. 298 (descrip tion du m anuscrit H) : cette partie du m anuscrit ■ I l |w, décrite par A. D erolez, qui pensait peu t-ê tre qu’il s’agissait de la fin du ■ ili ilr lohannes de Hese.

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158 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

dans trois institutions américaines47 et contenant les textes suivants : mu description du m onde tirée du De proprietatibus rerum de Barthélémy l’Anglais, un résumé de la description de la Terre sainte par Burcluml >•> M ont Sion, un traité De locis ac mirabilibus m undfî8. Ces trois fragment! constituaient la fin de l’ensemble du m anuscrit. O n voit bien que ces le» lu, consistant principalem ent d’un côté en des descriptions du monde. >!* l’autre en des commentaires ou des guides à l’utilisation de la Géographu il» Ptolémée49, n’ont pas été regroupés au hasard, mais qu’ils démontrent un intérêt réel pour les questions géographiques, en particulier pour la lu» ili sation des lieux et les distances qui les séparent. Dans la bibliothêqm il» Raphaël de Marcatellis, on trouve de nom breux autres textes qui prouvent encore son intérêt pour la géographie : la Cosmographie d ’Ethicus Isu i I»

traité d ’Hayton, le Liber insularum de Cristoforo Buondelmonti, .I. - œuvres géographiques de Pie II50. De façon plus générale, il s’agit d un» bibliothèque hum aniste, car, à l’inverse de ses confrères locaux, l'abbé tjfl Saint-Bavon a acquis peu de m anuscrits de droit ou de théologie, mais mii tout des textes à caractère scientifique ou littéraire, en particulier de nottl breux textes d’Aeneas Silvius Piccolomini et d ’autres humanistes italien ., *) bien que l’hom m e était surnom m é, par dérision, « hom o italus ». Menu *| Raphaël de Marcatellis n ’est pas connu pour avoir produit une œuvre ntl il aurait utilisé ses lectures, son intérêt pour la géographie apparaît en toui ■ 1« certain et l’am pleur de sa bibliothèque dans ce dom aine m ontre son soiu I de disposer d ’un ensemble assez complet de textes.

47. Chicago, University Library 707 ; Chicago, A rt Institute, n° 15334 et liilntW (O hio), M useum o f Art, ms. 15. Voir DEROLEZ Albert, « Early humanism In Flanders : new data and observations on the library o f abbot Raphael de Merciil» III» ( t 1508) », in Les Humanistes et leur bibliothèque. Humanists and their libtWlM Actes du colloque international de Bruxelles, 26-28 août 1999, D e Smet IUhIiiII (dir.), Louvain-Paris-Sterling, Peeters, 2002, p. 37-57, aux p. 45-48 et 51-53, pi I

48. Ce traité est un com m entaire à la Géographie de P to lém ée produit |mi Nicolaus G er m a n u s (Opus m irandum in Cosmographiam Ptolomaei) ; cf. D kHqH Albert, « Early hum anism in F landers... », op. cit., p. 47.

49. Laquelle figure également dans la bibliothèque de Raphaël de Mari .H. I l l -

(DEROLEZ Albert, The library o f Raphael de Marcatellis, op. cit., p. 48-53, 11" (t { Bruxelles, Bibliothèque Royale 14887).

50. Ibid., p. 58-69, n° 8 ; p. 86-90, n° 11 ; p. 90-94, n° 12.

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L e L iv r e d e M a r c o P o i .o e t le s g é o g r a p h e s i >e l 'E u r o p e d u N i .

***

A Saint-Emmeran de Ratisbonne au contraire, et ce sera le quatrième cl

il inier exemple, nous avons des productions issues de la lecture de texli Minime celui de Marco Polo. Dans cette grande abbaye bénédictine île lliivière ont été rassemblés dans un même manuscrit plusieurs traités et ins li uments de connaissance géographique, dont une partie est attribuable à un moine du nom de Friedrich (Fridericus) qui les a copiés et élaborés dans les Hlinées 1447-145551. Ce manuscrit contient des éléments d’astronomie, une mpic sans les cartes de la Géographie de Ptolémée, avec l’insertion de nom- lui uses tables de coordonnées, tirées du savant alexandrin et corrigées, actua­lises, des traités ou des notes pour la fabrication d’instrum ents astrono­miques, des textes relatifs à la Terre sainte (des extraits de YHistoria mlfrosolimitana de Jacques de Vitry, la description de la Terre sainte de Hiiuhard de M ont Sion et un récit de pèlerinage), d ’autres extraits de textes |i< »graphiques, comme Y Imago mundi d’Honorius Augustodunensis, et enfin il' i schémas de cours de fleuves52 ou du bassin m éditerranéen53. O n a donc

I un mélange d ’outils divers (géographiques, astronomiques, descriptifs) des- [ Iinet à servir à la connaissance géographique et probablement à la construc- ! Miiii de cartes, dont ils constituent en quelque sorte les travaux préparatoires, l in é iq u e s lignes, insérées dans les folios qui contiennent la Géographie de ; l'tiiléinée, annoncent en effet une carte du m onde qui auraient été construiteI »1 >i| nos les auteurs suivants : Ptolémée, Honorius Augustodunensis, « Marco I I » Vénitien », Pomponius Mêla, mais pas, précisent ces lignes, d ’après Jean de

■ 11 Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 14583. Sur ce m anuscrit, voir PliHANli Dana Bennett, The Vienna-Klosterneuburg map corpus o f the fifteenth cen- U l I /t study in the transition from Medieval to Modern science, Leyde, Brill, 1952, |i I I 179 ; G autier D a lc h é Patrick, « The reception o f Ptolemy’s Geography... », M/' I It, p. 312-314 (voir en particulier la note 178 sur le nom et les identifications H)l|iiisrcs pour ce personnage, actif à Saint-Em m eran dans les années 1445-1464).

I ' I ) u r a n d Dana Bennett, The Vienna-Klosterneuburg map corpus, op. cit., pi. xiv. I ■> I Ibid., pi. XVIII.

11 Ibid., p. 176 et 371-372 : « In der gegenwurtigen figur ist pegrifen dye ausztai- jtin, , I,'I tier (!) ganczen welt nach der Kunst Ieometrei alszi unsz ausz getailt und ges- M i'i’m ist durch Kosmographiam et Ptolomei und Honorium den pabst et Marcum den ■H ri/iivr et Paponium der welt ausz tayler Melis, in Astronomia und nicht durch den Ifpninin ile M onteuilla nach ausz den lucidario » (M unich, Bayerische

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160 Du PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

Mandeville, qui n’est pas considéré comme une fiction au Moyen Ajv'. Mil rejeté ne sont pas explicitées. Ce rejet n’est pourtant pas com m un ; en p ni ral, Mandeville et Marco Polo semblent plutôt mis sur le même pied cl inult d’une égale réputation55. D’après les tables de coordonnées qui figurent *l,*n le même manuscrit, on constate qu’en effet, le Livre de Marco Polo a dii d u lu, car plusieurs toponymes proviennent de lui56.

Aux fol. 507-51 lv de ce m anuscrit, se trouve une série de schéma*. *1* fleuves qu’il semble intéressant de rapprocher d ’une note portée tu I. m anuscrit de W olfenbüttel dont il a été question plus haut. Dans récit57, Marco Polo indique avoir descendu le fleuve Yang-Tsé I* lang (Yangzijiang) en quatre-vingt jours, ce qui paraît très long à l'annulait Mf anonyme, qui cherche à expliquer cette longueur du fleuve par un lia it courbe58. Il s’agit d ’un souci de com préhension du texte, qui passe p.u tint' représentation mentale de l’espace ou la tentative de le représenter niant« I lem ent : pour que le fleuve puisse « entrer » dans l’espace qui lui esl dtvtily

Staatsbibliothek, Clm 14 583, f. 98). Le catalogue de Saint-Em m eran du . cm 1449-1452 m entionne « H onorius de ym agine m undi » à côté d ’une « de .. ti|>HM terre sancte » (p. 173), qu’on retrouve dans le catalogue de 1500-1501 (p. 22 t 1 ) 4 ï où apparaissent aussi Pom ponius Mêla et Ptolémée (p. 308); Marco I*..1*. il Mandeville, en revanche, ne figurent pas dans ces catalogues (M ittelultri/f<tM Bibliothekskataloge Deutschlands und der Schweiz, t. IV : Bistümer Passitti unit Regensburg, In e ic h e n -E d er Christine Elisabeth (dir.), M unich, C. H. l i n k « I m

55. C ’est le cas dans le m anuscrit de W olfenbüttel déjà cité, où le lo*l* fjfi Mandeville est abondam m ent m is à profit p o u r com m enter celui de Marco P* *lu *4 indiquer des parallèles, sans qu’une supériorité d ’un auteur sur l’autre in »till jam ais perceptible. Autre exemple, dans un to u t autre contexte : John Capi’.i av», iM dans l’in troduction de son Solace o f pilgrimes, écrit vers 1450, dresse une litlt .l«4 pèlerins et voyageurs ayant fait avant lui le récit de leur expédition, cite Pytlmitrtji Platon, Tite Live, saint Jérôme, M arco Polo et M andeville ( Ye solace o f pilgrim* i, ( ■ M ills C. A., Londres, O xford University Press, 1911, p. 1).

56. D u r a n d Dana Bennett, The Vienna-Klosterneuburg map corpus, n/l iljJ p. 185 ; « Sina », « M anchi », « Kataia », par exemple.

57. Livre II, chapitre 35 de la traduction de Francesco Pipino.58. F. 32 : « Si super illo flum ine 80 dietis am bulatur opporte t flumen iiuillilll)

curvis cursibus incedere hinc et hinc declinando, impossibile enim est ad IIhiiihi

recto cursu to t dietis incedere ». Cf. G adrat Christine, « Les conceptions d 'un nMÜ graphe d u xvc siècle », op. cit., p. 225.

fin i une carte, il doit nécessairement être dessiné avec des courbes. Cet iiunotateur pourrait avoir fait un schéma semblable à ceux du m anuscrit de 'Mint-Emmeran.

Il ne s’agit pas de dire, par ce rapprochem ent, qu’il y a un lien entre ces deux manuscrits, n i que les deux personnages se connaissent. Aucun élé-

htlfiil ne perm et d ’avancer pareille hypothèse. Mais il s’agit, je crois, d ’un Hliiue processus de réflexion et d ’un même usage des outils géographiques.

Ewt't les notes marginales portées sur le texte de Marco Polo dans les manuscrits de Londres puis de Wolfenbüttel, nous assistons à l’amorce de

j Jfllt réflexion ; avec les schémas et les tables du m anuscrit de M unich, nous [ pytuis les débuts des résultats de ce travail qui devait mener, à son terme, | | lit 11 instruction d ’une nouvelle carte.

***

I I Mus les pays germaniques et flamands, comme dans le reste de l’Europe, B le «le de Marco Polo est donc abondam m ent lu et utilisé au XVe siècle. Il JW pas du tou t rejeté com m e un récit de fables, ni tom bé dans l’oubli, ■ liunr ont pu l’écrire certains historiens m odernes. Il est très fréquem- flit m confronté, ou du m oins utilisé conjointem ent, à d ’autres auteurs, que p miil des récits de voyages ou des descriptions du monde. O n ne constate

;jto.i il.* séparation entre une culture médiévale traditionnelle, qui feraitI a des textes médiévaux, et une culture hum aniste qui ne reprendrait

i|i" i . lextes antiques et serait fermée à la nouveauté ou à l’apport des ■ytt|iru i s. Les personnages dont il a été ici question lisent aussi bien Marco « n que l’tolémée, aussi bien Cristoforo Buondelm onti qu’Ethicus Ister59.II >|ui Irappe justem ent dans ces exemples, c’est que tous ont en com m un ■IVuli lu et Marco Polo et Ptolémée. Il est donc clair que ces deux types de ■H # Ile s’opposent pas pour eux, mais au contraire se com plètent et sont

Le L iv r e d e M a r c o P o l o e t l e s g é o g r a p h e s d e l ’E u r o p e d u N o r i i . . . I M

|V i l'Ile ouverture d ’esprit, ou p lu tô t cette recherche de toutes les sources dispo- PM, it « a pas propre à l’Europe du nord , mais se retrouve aussi dans le travail du liitu i| li. Fra M auro (F alch etta Piero, Fra M auro’s world map, Turnhout, ntl* lorrarum orbis », 2006, no tam m ent p. 59-69).

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162 D U PÈLERINAGE À LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

utilisés ensemble pour la constitution de savoirs géographiques. I 11 com m e l’autre de ces textes ne se suffisent pas à eux seuls, même m l u d’eux peut être à l’origine de la démarche ; mais il faut rechercher touii I sources disponibles pour parvenir à une bonne connaissance du moinl<

Quelle utilisation font ensuite ces personnages de tous ces textes, ré< II* I

voyages, descriptions du m onde, traités de géographique ? Ils écrivent > I' tour des traités géographiques, corrigent ou com posent des cartes, ni* aussi des traités théologiques ou de spiritualité.

C hristine < iAjjjLaboratoire d’Archéologie Médiévale Méditeri .........

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Voyage au centre du monde. Logiques narratives et cohérence du projet

dans la R ih la d ’Ibn Jubayr

K r é c i t d e voyage ( r ih l a ) 1 d ’Ib n Ju b ay r est une source bien connue des historiens spécialistes de la M éditerranée médiévale2. Loué pour

. J sa qualité et sa densité informative, ce texte a été abondam m ent uti- W tom m e réservoir de données de toutes natures3. Mais l’œuvre en elle- h*. nu*, paradoxalement, n ’a pas fait l’objet de beaucoup d’études. Plus pré- iM nen t, le principal défaut des recherches est de l’aborder avec une Utpioche « trop synthétique », puisque trop générale, dont l’emploi géné- fil|tie du terme « rihla » est symptomatique, dans la mesure où il fait fi de la i|m ( ilicité de chaque récit de voyage et de son contexte précis d ’élaboration4.

£)< genre serait m arqué d’une côté par une objectivité qui en ferait toute sa

I 11 litre com plet est Relation des péripéties qui surviennent pendant les voyages irat bi-akhbâr ‘an ittifâqât al-asfâr).

1 II lut publié, par fragm ents concernant la Sicile et la Syrie, dès 1841, dans le l/n/ des historiens des Croisades.

I > A litre d’exemple, ce texte est d ’un intérêt exceptionnel pou r étudier l’histoire l'i navigation. À ce sujet, voir G ateau A., « Quelques observations sur l’in térêt du

m ity y d ’Ibn Jubayr pour l’histoire de la navigation au XIIe siècle », in Hesperis j}' S VI, 1949, p. 289-312. Plus récem m ent, il a été utilisé dans une approche d ’an-

H ^ im log ie historique. Voir C alasso Giovanna, « La dim ension religieuse indivi- Hiii II' dans les textes m usulm ans médiévaux, entre hagiographie et littérature de lin il""1 : les larmes, les ém otions, l’expérience », in Studia Islamica, n° 91, 2000,

Fjl !'! 1H.f I Nui le genre de la rihla, voir B la c h e r e Régis et D a r m a u n H enri, Extraits desgéo-

arabes du Moyen Âge, Paris-Beyrouth, Klincksieck, 1957, p. 314-317 ; H a d j- M m M uham mad, « Le genre rih’la », in Bulletin d ’Études Arabes, n° 40, 1948, I l'*'i .'07 ; M iq u e l André, « La géographie arabe après l’an Mil » in Settim ane di

Bh |ifin i/e/ Centro Italiano di Studi sull’alto medioevo, n° 29, 1983, p. 153-174 ; et ■ b llilil Salah, Les Voyageurs de l’Occident m usulman du x i f au xiv ' siècles, Tunis, {Pll'li. ,il ion de la Faculté des Lettres de la M anouba, série « Lettres », XXVIII, 1996.

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IM P u rr:n ;n iN M iH A i a i m x H i v n m n u m u n u i

valeur com m e témoignage et d ’un autre côté par une absence de 1«Mil pMti préconçu, signe du caractère limité de l’am bition d ’une oeuvre «loin I zon se lim iterait à une simple expérience individuelle. À ces i tu i- (• H» tiques, la rihla d ’Ibn Jubayr ajouterait en outre un étroit provint nli m r dans la mesure où le Maghreb apparaît souvent comme lt pnvi thj référence5. Or, depuis une vingtaine d ’année, on assiste à un renvoi-h iiip* de perspective. Cette oeuvre est désormais étudiée pour elle-même en I il >ni dant comme un discours, en recourant aux outils de l’analyse lilti i .ni• ' i •* effet, de nouvelles pistes sont ouvertes par les avancées récentes opei t 1 u ti ce dom aine, en particulier en m on tran t l’influence des doctrines pnlllii h religieuses dans les œuvres d’adab, appelant de la sorte à entrepiem ln un travail de relecture d ’œuvres bien connues. O n s’est en effet, a «I< i iim exceptions près, peu intéressé au contexte idéologique de son > I il•<•»<tio n 7. C ’est précisém ent dans cette perspective que tâche de s i ........... 11

présente étude.

Com m ençons par la biographie de l’auteur8. Abû 1-Husayn M u Ii.iii iii iiih

b. Ahm ad b. Jubayr al-Kinânî naquit à Valence en 1145, ou peut-êt n i I m i l’année précédente, et m ouru t à Alexandrie en 1217. Issu d ’une familh tl» notables, se prétendant d ’ascendance arabe comme l’indique lu tihl*<i

5. H illenbra n d C., The Crusades. Islamic Perspectives, Chicago et I u u .ln », F. D earborn, 1999, p. 262.

6. Voir l’étude pionnière de N et t o n lan Richard, « Basic structures and m^iii ■ alienation in the rihla o f Ibn Jubayr », in Journal o f Arabie Literature, vol. X M l/n mars 1991, p. 21-37 et su rtou t C alasso Giovanna, « Les Tâches du v o y a n t S décrire, mesurer, com pter, chez Ibn Jubayr, Nâser-e Khosrow et Ibn BattflUi » lu Rivista Degli Studi Orientali, LXXIII, 2000, p. 69-103. C ependant, l’étude h plu aboutie dans cette approche concerne la rihla d ’Ibn Battûta. Voir FaüVELI i: AvmS François-Xavier et H ir sc h Bertrand, « Voyage aux frontières du m onde. Topnlugllj narration et jeux de m iroir dans la Rihla de Ibn Battûta », in Afrique & histoiw. n" I, 2003, p. 75-122.

7. María-Jesús Viguera a insisté à juste titre sur le positionnem ent pro-alnu iIi.uIp d ’Ibn Jubayr dans la rihla et, plus généralem ent, sur ses liens avec le caliliii M arrakech. V ig u e r a María-Jesús, « Las reacciones de los andalusíes ante M Almohades », in Los Almohades : problemas y perspectivas, C r e s s ie r Patrice, l u Mim M aribel, M o l i n a Luis (éd .), M adrid , C onsejo Superio r de Investigai it mH ( .ientíficas, Estúdios árabes e islâmicos, « M onografias » n° 11, 2005, p. 7 2 0 -7 2 IS

8. Pour une recension des sources biographiques, voir l’article « Ibn Dilih.u i « dans EP, III, p. 777-778 (Ch. P ellat).

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VtnwiK m i < un nu nu mondh

fcliiAnt‘\ son père était secrétaire de chancellerie (kâtib). Il reçut une éduca­tion < (impiété, tant dans les disciplines religieuses traditionnelles que dans li * 11< Iles lettres ( tulab), et travailla comme secrétaire auprès du gouverneur lliiinliade île Grenade Abu Sa’îd ‘U thm ân ibn lAbd al-M u’min. Une tradi- II*ni i.udive rapporte que, sous la pression du gouverneur, il dut boire sept ■ lip i s de vin et que, pour expier sa faute, il résolut d ’entreprendre le pèle- lliiiiir à La Mecque. En 1183, il entreprit son prem ier voyage à La Mecque.Il lu le voyage par m er en passant par Tarifa, Ceuta, la Sardaigne, la Sicile, l‘i i h ïe , Alexandrie, puis, une fois arrivé en Egypte, il suivit la route habi­tuelle 11rs pèlerins par le Nil, Qus, Djedda, pour arriver à La Mecque. Une |nl>. .leiompli le pèlerinage en 1184, il s’un it à la caravane des pèlerins ira­kien., puis visita Bagdad, Mossoul, Alep, Damas, Acre, Tyr avant de s’em - |iiih|nei pour al-Andalus, après avoir effectué une étape en Sicile, achevant Min voyage en 1185. De retour à Grenade, il se dédia à l’enseignement des «i iu es islamiques, enseignement qu’il poursuivit à Malaga, Ceuta et Fès.Il il* <|iiit une grande autorité morale, tant à Grenade qu’à Ceuta, villes où il lu h, .i la charge de juge (hakam). O n conserve des poèmes concernant le i l'h lue philosophe Ibn Rushd (1126-1198) qui m ontrent sa proximité avec |»> pouvoir almohade. En effet, Ibn Jubayr composa tour à tour des épi- . limes puis un panégyrique à l’adresse d ’Averroès, attitude qui suit par­eillement les aterm oiem ents du calife Abû Yûsuf Yaqûb al-M ansûr face à• i ne ligure controversée et semble donc indiquer qu’il faisait partie de l’en- liuiuge califal10. Autre trait essentiel : à une époque où le soufisme se dif- lihe en profondeur en al-Andalus et au M aghreb y compris dans les cercles iln pouvoir, Ibn Jubayr semble avoir eu une forte inclination mystique, Minime l’attestent ses relations épistolaires avec Abû ‘Im rân Ibn Mûsa, saint Éfluonnage de M ertola11 ainsi que plusieurs passages de son oeuvre. EnIl H1) 1191, il accomplit un autre pèlerinage pour rendre grâce à Dieu d'uvoir permis à Saladin la conquête de Jérusalem (1187). Enfin, en 1217, il ftitiima un troisième pèlerinage, après la m ort de son épouse, séjourna à

'i Son ancêtre,‘Abd al-Salam Ibn Jubayr al-Kinânî faisait partie de l’arm ée de Balj il l'e.hr qui participa à la seconde conquête de la péninsule Ibérique en 740.

III, U rv o y D om inique, Averroès, les ambitions d 'un intellectuel musulman, Paris, I liHiimarion, « Grandes biographies », 1998, p. 183-184.

II. F e r h a t Halima, « L’organisation des soufis et ses limites à l’époque alm o- H ltr ", in Los Almohades : problemas y perspectivas, op. cit., p. 1078.

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166 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

La Mecque, puis visita Jérusalem ; sur le chemin du retour, à Alexarxli u m(| il s’était arrêté pour enseigner, la m ort le surprit le 29 novembre 1217, 1

Il me semble im portant de relever un fait, qui pour être connu, n’a prti •'!< suffisamment souligné : Ibn Jubayr, on l’a vu, a effectué trois voyap.ru t»|| Orient. O r à la différence d’autres voyageurs com m e Nâsir-i Khimttw (1003-1060) ou Ibn Battûta (1304- vers 1377), il ne laissa pas un rc il >l< tous ses voyages mais uniquem ent de son premier. Il semble donc que u'Illi ci revêtait un enjeu particulier. Cet enjeu, qui fonde véritablemenl le i * ♦ il de voyage, en justifie les descriptions et fait de constructions h asan lriM des systèmes symboliques, c’est lui que nous allons tenter de retrouva Certes, Ibn Jubayr précise explicitement que le but de son voyagevsi 1« jn I# rinage à La Mecque mais Y enjeu du récit de voyage dépasse ce simple pél l|t|M personnel. Pour cela, il apparaît im pératif de distinguer soigneuse nu nid ’un côté, la logique du voyage et, de l’autre, la logique du récit. Pour il.......vrir celle-ci, il semble crucial de connaître le destinataire qui, comme l'ii IhII rem arquer Michel Butor, tient toujours le rôle principal dans un i ci il tli voyage. Si Ibn Jubayr ne fait pas au début de son œuvre de dédie.h c ii hii prince, comme le fit Ibn Battûta au souverain m érinide Abû ‘Inân ( I MM 1358), il ne cache pas son jeu : en adressant un vibrant panégyri<|iH i U gloire des Almohades12, il affiche la dimension politique de sa rihla.

Pour bien com prendre l’architecture du récit et ainsi découvrir le pin|n| implicite d ’Ibn Jubayr, nous avons abordé la rihla par une double appmt II!, D’une part, une analyse interne de ses propres caractéristiques, en <l<'^|| géant notam m ent les logiques narratives et descriptives menées de in iuiri« particulièrem ent m éthodique dans ce texte13. D’autre part, une a p p r i t« externe, en la com parant avec d ’autres textes connus, soit appartenait! A i|||

12. Rihla, éd . p. 78/trad. p. 111. ( Ib n Jubayr, [Rihla], Tadhkîrat b i-l-ukhbm Ê ittifâqât al-asfâr, W . W r ig h t ( é d .) , The travels o flb n Jubair, L eyde, 1852 ( rn • Imi i | ré v isé p a r M .J. d e G o eje , L e y d e -L o n d re s , 1907); trad . M a u ric e G auimimi( S D em o m b y n es , Voyages, P a ris , G e u th n e r , « D o c u m e n ts re la tifs à l ’h is to ire de* i nt| sa d e s n ° 4 », 1949 ; t r a d . P a u le C harles-D o m in iq u e , Voyageurs arabe», l’itljl G a llim a rd , « B ib lio th è q u e d e La P lé ia d e », 1995, p. 70-368. T o u te s les réli n u n u lté r ie u re s s e ro n t fa ite s so u s c e tte fo rm e .)

13. Son récit est composé d ’une alternance de narration et de description. I ii ra tion est m arquée par une scansion topologique et chronologique issue de l't «|il rience du voyage, où la m esure des distances entre les lieux parcourus et le» ilitM «les différents déplacements constitue une des tram es essentielles, parfois lu i ni#'

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V o y a g e a u c e n t r e d u m o n d e . .

(Si'nrc différent mais dont elle tire une part de sa substance, essentiellement lu géographie abbasside, soit appartenant au m êm e genre de la rihla, pour lit Her les similitudes et les écarts d ’un texte à un autre, tan t il est vrai qu’on in pénètre jamais mieux une pensée qu’en suivant ses transform ations à I mii'iieur d ’une même trad itio n 14.

: Nous allons donc aborder successivement les logiques narratives, puis les |n|',i(|iies descriptives et enfin tenter de cerner l’enjeu de ce récit.

La m ise en récit d ’un e qu ête

t I il rihla d ’Ibn Jubayr et la tradition géographique abbasside : rupture ou nmiiuuité ?

! i uniment situer la rihla d ’Ibn Jubayr par rapport à la tradition géogra- 111111111e abbasside? Depuis les études de Blachère et d ’André Miquel, on ■Visage traditionnellem ent la rihla en term e de rupture par rapport à cette Itinlilion tan t sur la forme que sur le fond.

l »11 peut relever en effet des éléments im portants de rupture, ou au moins il lnllcxion, par rapport à la trad ition géographique abbasside. Tout lnliord, la place du voyage (rihla) donne tou t naturellem ent son nom à un■ nn dont il est le principe organisateur. En effet, si des auteurs comme Ibn il iui|,il ou al-Muqaddasî ont tout autant voyagé, et même bien plus qu’Ibn

mImm', cela n’apparaît qu’accidentellement dans leurs ouvrages, le déplace- iiii ni lui-même ne participant en rien à la structure du récit, dont l’organi-

■ llnn était structurée par la construction impériale. Or, la rihla d ’Ibn p k n i systématise pour la première fois la relation fondamentale entre le llii|>'. vécu, l’espace parcouru et la consignation des choses vues dans ii'iilir d ’un itinéraire. Le procédé est simple : le développement du récit

Hlhilil .uix descriptions, elles sont rigoureusem ent structurées par l’opposition B i l l li inVextérieur, haut/bas et animées par un souci du détail. Exemple : de l’inté- ■«•iil (mosquée) vers l’extérieur (Alep, H arran) ou inversem ent (M ossoul, Damas, B h ii i 'i ), <lc haut en bas (H am a), d ’une rive à l’autre (Bagdad).I 11 Nous allons avoir l’occasion de constater la rem arquable unité de cette tradi- ■ ni i n particulier des modèles d ’écriture, chez des auteurs d ’horizons aussi diffé-• H"' 'I"*' l’Iranien Nâsir-i Khusrow (1003-1060), de confession chiite ismaïlienne, H l> M.iyjirébin Ibn Battûta (1304-vers 1377), sunnite malékite.

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168 Du PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

suit naturellement la progression du périple, et au fur et à mesure l'.im • décrit les choses qu’il a vues ou qu’on lui a rapportées. D ’après A. Mii|iitI ce changem ent dans la forme serait révélateur d ’un changemenl mm U fond: « la rihla serait le reflet d’un profond bouleversement dam lit consciences m usulmanes après le XIe siècle marqué par une double evnldi tion : l’écroulem ent définitif du grand rêve d’un m onde musulin.ui uni sous un m êm e califat et le triom phe officiel du sunnism e, installant l.i p ■ i graphie arabe dans un climat de prudence et dans une optique a < mil!» vu e15 ». Le destin de l’Islam, notam m ent le rassemblement de la conitnii nauté m usulm ane ( umma) dans le cadre d ’un empire unitaire, serait .ilin ni des préoccupations des auteurs de ce genre. Par ailleurs, la rihla entiein ni des rapports de filiation avec d ’autres sources que la géographie, lin • 11* • Manuela Marin a trouvé le premier exemple de rihla, celle d’Ibn U.ill t dans le recueil biographique d ’al-Khushanî16. Ecrit à la première persomi* t on y trouve déjà les deux élém ents fondam entaux du genre : l’itinér.ine H les maîtres rencontrés. Conservée dans un dictionnaire bio/bibliogra | > 111 • | < < et em pruntant le m odèle d ’écriture de la fahrasa, l’inventaire des mai! n i des œuvres transmises, cet exemple tend à montrer que c’est dans le milii m des ulém as, et non des lettrés du palais com m e dans le cas de la géogi a| lu abbasside, qu’il faut chercher l’origine de la rihla en al-Andalus. De cet lu 11 tage de h fahrasa, avec laquelle elle m aintient un lien structurel, on peu, ni! dans les rihla/s qu’un souci d’inventaire est au cœur du projet : consignai tion des principales notabilités rencontrées, relevé des principales épittf|>ln | funéraires des grands hom m es, saints ou souverains.

Pourtant, on peut repérer un certain nombre de continuités avec la ti .i l'

tion de la géographie abbasside. Premièrement, Ibn Jubayr se place ilitllfl cette tradition géographique par ses citations puisqu’il fait référence ,tt| grand géographe du XIe siècle, al-Bakrî17, qui fut précisément un des | m • miers Andalous à se placer dans la tradition géographique abbav i.lt

15. M iq u e l A ndré, La Géographie humaine du monde m usulman (jusqu'au mlltjÊ du 11e siècle), Paris, M outon & Co/EPHE, 1967-1988, p. IX.

16. M a r In M anuela, « Periplos culturales » in Al-Andalus y el m édita Barcelone, El legado andalusi, p. 123-130.

17. Rihla, éd. p. 58/trad . p. 92. Avec son Kitâb al-masâlik wa l-mamâlik, al H.iM (mi. 1094) s’inscrit délibérém ent dans la tradition abbasside. Voir T ix ie r d u Mi miIIl m m anuelle, Géographie et géographes d ’al-Andalus, Thèse, Histoire métlieviila Université de Rouen, départem ent d ’H istoire, 2003, vol. 1, p. 111-112.

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V o y a g e a u c e n t r e d u m o n d e . .

I M uxièmement, il em prunte aux géographes de Bagdad une façon de voii |i monde, liée à ce privilège de l’instant que les géographes abbassides appe Irticnt le ‘iyân que l’on pourrait traduire par autopsie. Cette place centrale 'li' l'autopsie constitue une rupture majeure par rapport au milieu juridico- i< li}’ieux d ’où est issue la rihla : non seulement, une source d’autorité non litidilionnelle acquiert un statut reconnu puisque l’œil n ’a comme garant !|!ic lui-même, mais encore, Ibn Jubayr radicalise cette position puisqueI il 11 topsie est érigée en principe d ’organisation du donné18. Ainsi, le passé •If, m onum ents n’est évoqué que par l’interm édiaire des inscriptions vues •ni place, alors que les autres voyageurs s’en tiennent aux données trad i­tionnelles et insèrent des souvenirs de lecture. M ême les notices relatives .tu s merveilles (‘a ja ib ), thèm e im portant dans les récits de voyage, sont Musées au filtre de l’autopsie, Ibn Jubayr s’abstenant, à la différence d ’autres Viiyngeurs, de reproduire les légendes concernant les merveilles qu’il m en­tionne19. Troisièmement, Ibn Jubayr prétend, à l’instar de ces mêmes géo- C.i tiphes, faire œuvre littéraire. C’est probablem ent en passant son œuvre au lillii' de Yadab (« Belles-lettres », art d ’écrire, art de vivre et vision du inonde tout à la fois) qu’elle en retrouve un certain nom bre de caractéris- |!i|iit\s, de codes, voire l’intention. Ce ne sont pas seulement les routes et les moyens de com m unication qui sont imposés mais aussi des modèles pro-■ luit s précisément par la géographie abbasside. Com m e il y a des passages nl'ligés (La Mecque, Bagdad, le désert du Najd et son célèbre zéphir20), des lieux antagonistes (l’Arabie et la Syrie par exemple), des visites inéluctables i lombes ou lieux chargés du souvenir et de la baraka des grands nom s de l'hLim21), il y a des citations inévitables22 notam m ent poétiques. Dans un

IH S ur le statut de l’autopsie, voir T ouati H ouari, Islam et voyage au Moyen Âge. Ilhhiire et anthropologie d ’une pratique lettrée, Paris, Éditions du Seuil, « L’univers iiltiorique », 2000, p. 123-185.

I1) M ’g irb i Salah, Les Voyageurs de l’occident m usulman du x i f au XIV siècles, H/' i il., p. 132 n .l.

'il, Rihla, éd. p. 203/trad. p. 282. Sur ce thèm e com m e poétique de la nostalgie ti ni . la littérature arabe voir Stetkevych Jaroslav, The Zéphyrs o f Najd : The Poetics h/ Ni>stalgia in the Classical Arabie Nasîb, University o f Chicago Press, 1993.

I , Par exemple, au célèbre cimetière de Qarâfa au Caire, Rihla, éd. p. 47-50/trad. |i H 2 85

I 1 Par exemple, Ibn ‘Asâkir pou r Damas (Rihla, éd. p. 274/trad. p. 296) et Azraqî . l a Mecque (Rihla, éd. p. 108/trad. p. 138).

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système culturel comme Yadab, basé sur la répétition et l’imitation. iltittl

lequel l’im itation était un hommage et le « plaisir du texte » reposai! m U connivence, ces éléments prévisibles, parfois codifiés, devaient point.mt être agencés d ’une manière nouvelle. Aussi, c’est en suivant les glissant ni* de détails que se révèle l’intention de l’auteur.

Un récit de pèlerinage...

Toute la narration s’inscrit dans le cadre d’un pèlerinage : au début tin récit, il précise qu’il est parti dans le bu t d ’accomplir le pèlerinage .1 1 1

Mecque23 et après avoir réalisé les rites du pèlerinage et sa visite au luit) beau du Prophète, il déclare avoir atteint le but de son voyage24.

De fait, le caractère religieux du voyage est fortem ent marqué par le 111 il la sacralité des lieux visités est l’élément le plus signalé, de manu 11 constante, à travers la m ention parfois quasi exclusive des monum ent', n II gieux et des lieux de souvenirs religieux (athâr)25. Les lieux saints, au p . mier rang desquels figure La Mecque, sont identifiés par l’histoire saint* >|til a pour fonction de rattacher ces lieux, et les rites de pèlerinage qui le un sont associés, aux origines à travers les figures d ’Adam et d ’Abraham 1,1 I * manifestations du sacré sont scrupuleusem ent notées, sous les ternie* i!l( signes (âyât) et de merveilles ( ‘ajâ’ib) ou combinés ( ‘ajâ’ib-âyât)2/. Mil il c’est le plus souvent la présence du tom beau d ’un saint qui fait le cat .n i- n sacré d ’un lieu. De ce point de vue, la rihla d ’Ibn Jubayr est à inscrire dm > le contexte du développement du culte des saints, phénom ène p e r c c p l lM dès le Xe siècle mais qui s’est développé surtout au XIIe siècle28. À une é| >1 >< |iiM marquée par l’offensive latine et le réarm em ent m oral de l’islam, l’ev iu « tion constante des sanctuaires apparaît comme une volonté de promoiiuili une « géographie spirituelle des intercessions » (Massignon) commun. .1

23. Rihla, éd. p. 34/trad. p. 71.24. Rihla, éd. p. 189/trad. p. 217.25. M arIn Manuela, « Périplos culturales », in Al-Andalus y el mediterrâneo, i f ill26. Rihla, éd. p. 108/trad. p. 138.27. M ’g irb i Salah, Les Voyageurs de l’occident m usulman du XI f au XIV M.'t /•*#,

op. cit., p. 119.28. M iq u el André, La Géographie humaine du monde m usulman (jusqu'au milieu

ilu xr siècle), op. cit., p. 149-50.

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Vo y a g e a u c e n t r e d u m o n d e . 171

Inin les m usulm ans face à la chrétienté latine29. À l’instar d ’al-H araw î'°, |hn lubayr propose une vision syncrétique de l’Islam à travers la m ention Conjointe des sanctuaires sunnites et chiites31, sans toutefois faire de limcessions sur le plan doctrinal puisque, par ailleurs, il critique violem- iiiriil le chiisme32. Dans ces lieux saints, ce sont les cérémonies religieuses,11 ni premier lieu celles du Pèlerinage, qui constituent le cœ ur du récit, son n e nutour duquel tourne la narration, puisque leurs descriptions figurent Ali < entre matériel de l’ouvrage. Abrégées du m onde de l’Islam dans toute

i ■ I iversité, elles sont la m anifestation la plus spectaculaire du mouvem ent | m' i indique de retour à l’unité du m onde m usulm an33. Le pèlerinage à ! il Mecque est l’occasion de découvrir la diversité des sectes et des rites de ! i l.im mais aussi d ’opérer un classement et une hiérarchisation : il fait I l'Iuge de la simplicité des cérémonies malékites, dénonce l’ostentation des •liiili'ites et accepte l’intégration des pratiques liées au soufisme34.

l.es édifices religieux chrétiens com m e l’église de M arie à Damas ou celle de |il M il lorana à Palerme sont traités dans la narration com m e des lieux de « tenta- jlnn » (fitna) qu’il faut éviter dans une logique de différenciation. Voir D e ju g n a t Viilin. « La M éditerranée com m e frontière dans le récit de voyage ( rihla) d ’Ibn IiiImv i : modalités et enjeux d ’une perception », in Mélanges de la Casa de Velâzquez, IV* 'M 2, 2008, p. 157-160.

'Il, Cet auteur œ uvrait sans doute pou r le com pte du calife abbasside al-NâsirIl IMO 1225) qui cherchait à rassembler la um m a au tour de sa personne. Voir fclilil iHI.-Thomine Janine, Guide des lieux de pèlerinage, Damas, Institu t Français deI liiiiiiis, 1957, p. XX.

H, Par exemple à Qarâfa, au cim etière du Caire, il m entionne les m onum ents hllH ' lires alides mais en tan t que « gens de la maison [du Prophète] » (ahl al-bayt) | jflhhi, éd. p. 48/trad. p. 82-3).[ I.1 lin particulier, les Ismaéliens, Rihla, éd. p. 255/trad. p. 279. Sur la vision du ilill .iue par Ibn Jubayr, partagée par les autres voyageurs originaires de l’Occident flinnilman, voir M ’g irbi Salah, Les Voyageurs de l’occident m usulman du x i f au lu '/(•c/es, op. cit., p. 218-9.

" Il en est de mêm e dans les récits de pèlerinages chrétiens. Voir CHAREYRON, Mil nie, Les Pèlerins de Jérusalem au Moyen Âge. L’aventure du Saint Voyage d ’après /tilii i u i i i x et Mémoires, Paris, Imago, 2000, p. 121-134.

' I, Voir M ’girbi Salah, Les voyageurs de l’occident m usulman du xir au xiV siècles, jHJ i il., p. 124-5 et M a n so u r i Tahar, « Des voyageurs juifs et m usulm ans dans

h lent m éditerranéen au x ir siècle », in Espaces d ’échanges en Méditerranée : Aiilli/nilé et Moyen Âge, C l é m e n t François, T ola n John et W ilgaux Jérôme (dir.), H*’.... Presses Universitaires de Rennes, « Histoire », 2006, p. 135-147.

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Enfin, la narration de ce voyage réel recouvre le récit d ’un vm i|" lit rieur, initiatique. Le voyage associe étroitem ent la visite des lieu ' .nntMiB dangers (périls de la navigation, vexation et abus des dom inlen { Alexandrie et à Djedda, attaques de tribus pillardes dans les cm ihmh 4 La Mecque) vécus comme autant d ’étapes symboliques. Le pèlerin,i)',* <fi|| fie l’accomplissement d ’un rite de passage en vue d ’une ré< <imi|u h«i

suprême, la vision du lieu sacral, La Mecque, qui impose la certilmli <1 uHI ouverture sur la transcendance35.

. ..doublé d ’un récit de quête

Ce récit de pèlerinage se double d ’un récit de quête : celle d ’un teu lit »lu m onde qui m ettrait justem ent fin au voyage, non pas dans la « dfM ilitl« de l’équivalence générale de tou t » que dénonçait Lévi-Strauss d.nr. ht -IM tropiques, mais dans la plénitude que conférerait le sentiment <.l < in | *i venu à Yomphalos, à l’exemple de ces mujâwirls (pl. mujâwirùti), Uhlttlllf définitivement à La Mecque, qu’Ibn Jubayr m entionne à plusiem . i < |n i -tu

dans sa description de la Mecque36. De manière significative, c’est h i> pu sitif de la qasîda, forme poétique la plus ancienne de la langue araln*, i |l l ï réinvestit pour m ettre en récit cette quête, à la différence près qu’il util* ■ l i prose et non la poésie. Sur le m ode le plus manifeste, il em prunte .1 l.i ./.< nia ses thèmes, les traits stylistiques et son répertoire mais procède égalent» ni 1

une série de changements significatifs. Le schéma théorique de l.i i/iHi/m * été formalisé par Ibn Qutayba dans le préam bule de sa célèbre antII' >l>•n(| Kitâb al-shïr wa-l-shiïara. Il se présente sous la forme d’un trip tyqm , tltfflles parties sont liées entre elles et dont l’enchaînem ent doit se coin ........ lucomme une progression37. Dans la première partie, le nasîb, le vnyitgfl arrive au cam pem ent où il a laissé la femme désirée : elle n’est plus l.i 11 ijg

35. M a r I n M anuela, « Periplos culturales » in Al-Andalus y el mediterrutuv, ii/t Æ Sur le m odèle anthropologique du pèlerinage, voir D u p r o n t Alphonse, / >n 'l i f t Croisades et pèlerinages : images et langages, Paris, Gallimard, « Bibliotlu <|in i|p# Histoires », 1987, p. 389-406.

36. Par exemple, Rihla, éd. p. 123/trad. p. 15237. Be n c h e ik h Jamel Eddine, Poétique arabe. Essai sur les voies d ’une in'iillaH

Paris, Éditions A nthropos, « Publications de la Sorbonne, série recherche, 11“ I ! I 1975, p. 118. Sur l’ontologie qui sous-tend cette poésie, voir A l-K indy S.il.ttii IM Voyageur sans orient. Poésie et philosophie des Arabes de l’ère préislamu\m\ Ailljj. Actes Sud, « Sindbad », 1999.

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VtlYAf.l AU CHNTItt litI MONO/ 17 '

i ,ini|'cm nit, il ne reste que quelques traces misérables. Dans la seconde, le h ilu i le poète désorienté se lance dans un voyage initiatique à travers le il . il .ivec l'évocation plus ou moins détaillée de sa faune et de sa flore.I Mu , l.i troisième, le gharad (littéralem ent : l’objet, la visée), le poète pro-......... dans la forme canonique de la qasîda, un chant à la gloire de sa tribu,rt** mm sens de l’honneur, de la qualité de son accueil et se dit prêt, s’il le Irtin. i combattre. Cette partie peut en réalité revêtir plusieurs form es: r#lop,<‘ ( tnadîh), la jactance (fakhr), l’invective (hijâ’), l’ascèse (zuhd) ou la ili a i iplion d’un paysage (wasf).

f l r dispositif est facilement repérable dans la rihla : il s’agit de la portion ilt l nméraire entre Bagdad et Damas38, simple détour dans la logique d ’un

■lyaiV' ([ni est, rappelons-le, un pèlerinage ; mais qui revêt, en revanche, une l||hHu alion tout autre dans la logique du récit. Le point de départ, l’arrêt à l i m in e (wuqûf), se situe à Bagdad. O n retrouve le thèm e du cam pem ent m n d o n n é par la bien-aimée : « [Bagdad] apparaît semblable aux restes

fcfHiM". d ’un campement, à des traces qui s’estompent, à quelque fantôme lii|iilil de l’imagination39 ». Le thème de la ruine et de l’effacement est asso-

■ f .1 n i ni du temps aboli à travers la citation d ’un célèbre vers du poète ■dit»classique » syrien Abû Tammâm (m. 846) qui clôt la description de la ■ l i l i a l e abbasside40. Ibn Jubayr est littéralement dés-orientépar son passage É Hrtp.dad. L’arrêt à la ruine est en effet une véritable conversion du voyageur :ii i.itii nement sur l’être des choses et retournem ent sur l’être du voyageur,

[|jlll iiemble participer du premier. Quelque chose est là, en attente, une révé- n h m « proche41 », mais qui de ce fait se dérobe. Cet arrêt ne lui donne à ■kili t|ue la désolation des choses qu’atteste l’omniprésence de la ruine.

ll'ii lubayr entreprend alors un voyage initiatique (rahîl). O n retrouve le MPI ne île prédilection de la qasîda, à savoir la perm anence de l’érosion atta-

i l e au temps, qui entraîne toute chose dans un seul sens, celui de la ruine, f c l iiif lorsque des villes s’obstinent à résister comme Alep42. Ibn Jubayr

I lll R ihla , éd. p. 218-261/trad. p. 243-284.I l'J Uilila, éd. p. 218/trad. p. 243.

III « Tu n’es plus toi-m êm e et les dem eures ne sont plus que des ruines ». Rihla, ■ I |t (O/trad. p. 255.

11 ( iomme l’atteste l’enthousiasm e d ’Ibn Jubayr juste avant de décrire Bagdad, ■thfii, éd. p. 216-7/trad. p. 242.I 4! Rihla, éd. p. 251/trad. p. 276.

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174 D u PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

décrit, sur le m ode de l’élégie, les villes en ruines qu’il découvre .m u " i i l f l l son périple : Manbij, Q innasrin, Homs43. Cette érosion du temps s'il* . u tjl pagne d’une dém ultiplication des lieux. Les villes traversées seuil>lnil ^ partager, comme autant de membra disjecta, les qualités jadis coin < dans la description de Bagdad: les souvenirs abbassides à Sam.m i " li demeure de la science, typifiée par une madrasa enchâssée dans un ci i ni verdure et située sur une île paradisiaque, à Ra’s a l-‘Ayn45, la qualili- ii< I nià M anbij46, la rotondité et le prestige des palais à Alep47... Cepeiulu.........rem arque ici une série de glissements significatifs. À la différent i1 .It* poèmes antéislamiques, le m onde que le voyageur affronte ne 1v .l1 |iil| muet. Sous l’écrasante présence d ’un passé démantelé, tou jours ntt# construction, attachée le plus souvent aux souvenirs omeyyad<-, > 1. ni

renouer le fil cassé. La visite de ces curiosités se lit côte à côte avec l.i |i/u graphie spirituelle des intercessions » (Massignon) qui m aintient l’onlit i|(| : m onde48. Autre différence par rapport au modèle classique : alors .|iu I. poète de l’anté-islam percevait avant tou t une altérité des vivanls . 1 .lu choses, c’est à son identité andalouse qu’est progressivement renvoyé li n

Jubayr lorsqu’il décrit les sites lui évoquant ceux d ’al-Andalus49.

Com m e dans le rahîl antéislamique, sous le règne effaçant d u l o u p I.

texte élit des lieux, creuse des images et institue une véritable systém.iln|iitl du m onde sur laquelle il se referme, qu’il scelle. Les descriptions des villt 1 traversées sont courtes, impersonnelles ou tronquées et sont p r é s e n t a i

im plicitem ent comme autant d ’étapes préparatoires à une vraie « m i

43. Respectivement, Rihla, éd. p. 249 ,254 ,258/trad. p. 273,278,282. Le tlu'iu. ilffl ; ruines et de la m ort de la ville est un thèm e récurrent dans l’adab et la géoy, 1 .. 1. ! \ 1 n abbasside. Voir M iq u el André, La Géographie hum aine du monde musulman (/»»» 1 qu’au milieu du XT siècle), op. cit., t. IV, p. 95 et 225 et D a k h lia Jocelyne, Le I >n.M| des rois. Le politique et le religieux dans l’islam, Paris, Aubier, « Collection hU ln rique », 1998, p. 155-158.

44. Rihla, éd. p. 232/trad. p. 257.45. Rihla, éd. p. 243/trad. p. 267.46. Rihla, éd. p. 248/trad. p. 272.47. Rihla, éd. p. 250-1/trad. p. 275.48. M iq u el André, La Géographie humaine du monde m usulman (jusqu’au tinlii 11

du 11‘ siècle), op. cit., t. IV, p. 98.49. En particulier à Ra’s a l-’Ayn, à Q innasrin et à Hom s. Voir Rihla, éd. p. 24.1,1 I

et 259/trad. p. 267 et 278.

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V o y a g e a u c e n t r e d u m o n d e . 175

Uni ire », une « vraie » capitale qui mérite, elle, une description approfon (Ile cl personnelle. Mais quel est l’objet de sa quête ? Com m e dans la poésie .mi. islamique, cet objet revêt l’apparence d’une femme, désirable et insai- (U'„ible, dont l’om bre apparaît furtivem ent avant de disparaître50. Cette ifÎNcnce féminine est perçue non seulement par la vue mais également parii |'.irfum et le toucher. Mais le désir qui attire irrésistiblement le voyageur vrr. cette image féminine, toujours en fuite, tire son origine d’un m anque, il une béance, celle de la perte de l’élément qui garantit l’équilibre du Inonde. Cet élément qui donne sa cohérence au monde et rassemble les hmizons dans son foyer, n ’est autre que le califat51 : à Alep Ibn Jubayr, sub­jugué par la beauté de la ville, dit qu’elle « conviendrait au califat » ( talîqa lu I khilâfa)52. Cependant, il ne s’y arrête pas.

i 'est à Damas que cette quête s’achève. Ibn Jubayr emploie pour le dire Une expression à forte charge symbolique : Damas est qualifiée de « sceau lies pays d’Islam » (khâtima bilâd al-islâm)53. Selon toute vraisemblance, i Ile est forgée sur l’expression coranique « sceau des prophètes » (khâtim al- Hilbiyyîn) employé pour désigner M uham m ad54. Dans le contexte cora­nique, le term e de sceau a le sens d ’« achèvement » et de « clôture » mais

Ml. Voir l’apparence fém inine de Bagdad ou d ’Alep, voir Rihla, éd. p. 218 D .’'il/trad . p. 243 et 276.: SI. Sur la construction de la figure du calife dans l’Andalus omeyyade, voir Maktinez-G ro s Gabriel, L’Idéologie omeyyade. La construction de la légitimité du i iilifat de Cordoue (X -x f siècle), M adrid, Casa de Velâzquez, « Bibliothèque de la l iis.i de Velâzquez » n° 8, 1992, p. 20-21. Sur les term es de « m onde », « horizon » i l " foyer » employés, com m e ici, dans une perspective ontologique, voir B erq u e Augustin, Écoumène : introduction à l’étude des m ilieux humains, Paris, Belin, h Mappemonde », 2000, p. 35-39.I fS2. Rihla, éd. p. 253/trad. p. 278. Le choix d ’Alep peut s’expliquer pou r mieux luire face au danger chrétien, mais aussi sans doute parce que la ville fait figure de inclropole arabe depuis le règne fastueux des H am danides qui illustra la gloire du lilmd et l’éclat de la poésie de M utanabbî. Dans le contexte andalou, il en fut de wfme pour l’élection de Séville pour être la capitale d ’al-Andalus sous les Almohades. Voir M a r tin e z -G ros Gabriel, « La ville andalouse et le pouvoir », in Lu l ///if dans le monde ibérique et ibéro-américain (Espace-Pouvoir-Mémoire), Actes du \ XVII' Congrès de la Société des Hispanistes Français de l’Enseignement Supét ieut i Poitiers, 24-26 mars 1995), C lé m e n t Jean-Pierre et C a p d e b o s c q Anne Marie (éd.), l'iiiliers, La Licorne, 1995, p. 13.I 53. Rihla, éd. p. 260/trad. p. 284.: ri4. Coran, XXXIII, 40.

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peut également avoir celui de << confirm ation d ’authenticité » ou il#J « m arque d ’appartenance55 ». De même que le texte révélé à MuhanmtflÉ récapitule et rectifie à la fois les contenus de toutes les révélations am. rieures, le récit d ’Ibn Jubayr rassemble et transfigure les qualités des |>,u et surtout des villes - parcourus antérieurem ent. Com m e le Pro|>li< u Damas, « point d ’où s’élève sa lumière rayonnante56 », « fait sortit !• hom m es des ténèbres vers la lumière57 ». L’objet de sa quête se dévoile alnti dans toute sa splendeur. Sur le modèle de la qasîda, le récit débouche mii 1 dernier élément du triptyque, la visée (gharad) qui oriente tout le ret il #| qui prend la forme d’une description (wasf). Celle-ci se présente comim I» dévoilement de Yomphalos du m onde, le « paradis de l’O rient » (jannm .il mashriq)58. Parvenu au term e de sa quête, il est sur le point d ’assouvn silft désir : cette femme aperçue jusque-là à la dérobée, apparaît comme mi»- nouvelle mariée ( ‘arûs) ayant soulevé son voile59. Traduisons, en repl-i>. ml ce panégyrique dans la logique de ce récit de quête : Damas est implii lifte m ent désignée comme la capitale du m onde et elle est prête à accueilli! | | califat. Cependant, sa place dans le récit, avant même la grande mi>v|... des Omeyyades, le haut lieu qui fait de Damas un pôle du m onde, et pi m I dant la description générale du site de la ville, m ontre que le texte n o n . i jette dans une perspective visionnaire. De manière significative, bien .|ii« véritable siège du pouvoir de Saladin à partir de 1174, Damas n’est pas drçj gnée comme une capitale (hadra60). Il en est de même pour Le Caiie, .mit# siège du pouvoir de Saladin, qui est simplement qualifiée de « ville du ni

55. A m ir -M o e z z i M oham m ad Ali (dir.), Dictionnaire du Coran, Pari'., H.iltfj Laffont, « Bouquins », 2007, article « Sceau des prophètes », p. 795.

56. Rihla, éd. p. 260/trad. p. 284.57. Coran, XXXIII, 43.58. Certes, l’évocation de Dam as com m e « une des fiancées de ce m onde •, m l f l

dons un paradis est un lieu com m un de la géographie abbasside. Voir MltJlj André, La Géographie humaine du monde m usulman (jusqu’au milieu d u S I' <•.■ op. cit., t. IV, p. 179. Ce lieu com m un p rend cependant une signification |>lin t ih fonde lorsqu’on le replace dans la logique du récit.

59. Rihla, éd. p. 260/trad. p. 284.60. À la différence de Bagdad, « toujours capitale (hadra) du califat » I Ki/i/h, £

p. 217/trad. p. 243) mais également de Palerme, « capitale (hadra) de lu ‘»I* n(Rihla, éd. p. 331/trad. p. 352). Sur le jeu de m iroir entre Palerme et ID ejugnat Yann, « La M éditerranée com m e frontière dans le récit de voyii«t1 I l lf ld ’Ibn Jubayr : modalités et enjeux d ’une perception », op. cit., p. 159-160,

V o y a g e a u c e n t r e d u m o n d e . 177

Idu » ( madînat al-sultân)6 i. Peut-être faut-il voir dans cette absence un ilwngement structurel: le passage d’une société de cour à une société puni née par l’armée, les palais de Bagdad et du Caire laissant la place aux illiidelles et éphémères résidences des campagnes militaires. O u peut-être ■ to re peut-on y déceler un reflet des aspirations personnelles de Saladin tiiii. ne semblant pas avoir eu un goût prononcé pour le luxe, n’entreprit pas éf constructions somptuaires devant défier le temps. Cependant, dans la (unique du récit, un sens plus profond affleure. Com m e le rappelle judicieu- piiient François Clément le m ot arabe hadra que l’on traduit habituelle- iimil par « capitale », est d ’abord et avant tout un lieu de « présence62 ». inliM nce de ce term e confirme bien que nous sommes dans une perspec- ■Vr visionnaire. Cette vision, au sens propre paradisiaque, associe en réalité p u s mythes, tournés l’un vers le passé et l’autre vers le futur : celui du......... aux origines et celui de la fin des temps. D’une part, l’idée d ’un■li nu dans la patrie des origines, apparaissant au m om ent de Y arrêt à p ^ la t l63, se retrouve avec les réminiscences des paysages andalous, plon- ■iinl le destinataire dans les temps m ythiques de la fondation d ’al- ■nliilus64. Ainsi le déplacem ent dans l’espace s’accompagne de l’idée d ’une m in u tée dans le temps. D ’autre part, le panégyrique reprend les images « mi |ties de l’eschatologie m usulm ane, notam m ent la m ention de Salsabîl,

HRI Itilila, éd. p. 44/trad. p. 80.), IJ ( m en t François, « N om m er le territoire : le cas des sources arabes

WH|(lireb et Andalus) », in De l’espace aux territoires : pour une étude de la territo- Hlllli des processus sociaux et culturels en Méditerranée occidentale médiévale, état■ li'i haches, sources, objets et méthodes. Actes de la table ronde, Centre d ’Études

H t f lentes de Civilisation Médiévale (Poitiers, 8-9 ju in 2006), Stéphane B o i s s e l i e r

H t I h im hout, Brepols, « Cultures et sociétés/CESCM », à paraître. (Je remercie M 'Ii'iue lioisselier pour m ’avoir transm is le texte de la com m unication avant sa Hftlli'in)I t - 1 Ihlilii, éd. p. 216/trad. p. 242.

(il I ni,s de la conquête d ’al-Andalus, les habitants de Q innasrin se seraient ins- ■W» ii liién à cause de la ressemblance de cette ville avec la leur et pou r se consoler ■ lu tmire leur nostalgie. Voir Rihla, éd. p. 254/trad. p. 278. De mêm e, les habitants ■ jl ilt iv se seraient fixés à Séville pou r les mêm es raisons (Rihla, éd. p. 259/t nul. M i l i .• thème est un héritage de l’idéologie des Omeyyades de C ordoue qui

n i liitll a associer al-Andalus avec la Syrie, leur patrie d ’origine, à des fins de légi- H )tlnn Voir Sa f r a n Janina M., The Second Umayyad Caliphate. The articulation BMhltil légitimai:}’ in al-Andalus, H arvard, H arvard M iddle Eastern M onographs

■ *MI r 181-183.

Page 168: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

178 D U PÈLERINAGE À LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

une des deux fontaines du paradis (l’autre étant Tasnîrn), dont l’eau, nu Utt* gée à un vin rare, cachetée de musc, est « bue par ceux qui sont pim lu « t|# Dieu65 ». Ainsi un mythe illumine l’autre ou, déjà, le présage. Mais < <>ui• hp dans la poésie antéislamique, cette image apparaît comme une p i i > u i i | |

évanescente qui apparaît et disparaît à chaque instant, privée d ’iuli i mu lié] « sa beauté est extérieure (khârij), non intérieure (dâkhil)66 ».

Nous allons voir, dans un deuxième temps, dans quelle mesure h Ht quête du centre du m onde inform e en réalité l’ensemble du récit, il lhn-»M les logiques descriptives.

Le th èm e du centre du m o n d e

Un héritage de la géographie abbasside

Le thèm e des villes constitue l’ossature du récit d ’Ibn Jubayr, la n.u i iilnf se réduisant parfois à la seule m ention des villes-étapes, suivant en < < lit If règles du genre dont la rihla est issue, à savoir la fahrasa67. CependtlrtM thèm e du pôle du dom aine de l’islam (mamlaka) est un héritage de l.i i'< tt graphie impériale abbasside68. Le thèm e de la « ville centre du m ondl I fil appliqué d’abord à Bagdad, la capitale abbasside incarnant l’idénl ■ ! him umma unifiée et le rêve de l’universalité de l’islam69. Françoise M iillf^ relève trois fondements de cette représentation : |

- l a centralité politique (m êm e si dans les faits le califat abbassiili m u~« lise pas l’unité du m onde m usulm an) ;

65. C oran, LXXXIII, 25-28.66. Rihla, éd. p. 283/trad. p. 305. O n peut traduire également A/iilil/ ■

« fuyante ».67. M ’g irbi Salah, Les Voyageurs de l’occident m usulman du x i f au xn* > lm

op. cit., p. 117.68. M iq u e l André, La Géographie humaine du monde musulman ( ju squ 'au iMljl

du x f siècle), op. cit., t. II, p. 528-530.69. M ich ea u Françoise (avec la collaboration de Pierre G u ic h a r d ), « I.c»

pour les mégapoles orientales », in Mégapoles méditerranéennes. Géographie m /M rétrospective, N ic o le t Claude, I lbert Robert, D epaule Jean-Charles (dir,), M Maisonneuve & Larose, « L’atelier m éditerranéen », p. 694-696.

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V o y a g e a u c e n t r e d u m o n d e .

lu centralité religieuse (Bagdad ôte aux villes saintes d ’Arabie tout rôle ■mis l’organisation de l’espace de l’islam et dans la représentation sym bo­lique de l’universalité de l’islam) ;

l.i centralité économique (concentration des ressources matérielles, des lu iii.igcs culturels et des ressources humaines). La ville-microcosme réca- pililc en elle toutes les qualités et toutes les richesses des autres villes.

: I ,i Mecque et surtou t Le Caire ont disputé ce titre à Bagdad, la rivalité É»iliin|iie et idéologique entre Fatimides et Abbassides se jouant dans la Iptix urrence entre leurs capitales pour occuper le centre du m onde, ou ■ t l i être perçues comme tel70. En revanche, Cordoue, siège d’un califat Mitl et grande métropole de l’islam, malgré tous les efforts déployés par la ■ftldstie omeyyade pour im iter et surpasser Bagdad, n’a pu ravir à sa rivale M it' place et cette fonction71. F. Micheau faisait rem arquer qu’après le V lin le, le thème du « pôle de l’islam » apparaissait de manière disconti­

n u « liez les géographes et les voyageurs, ce thèm e étant absent, par I»' 111j •!<;, dans les ouvrages d ’al-Idrîsî et d ’Ibn Battûta72.

■ je Imitement du thème par Ibn Jubayr

I l utninent ce thème est-il traité par Ibn Jubayr ? Dans l’économie du récit, m pules sont mis en relief par des modalités descriptives bien précises.

I A l>i différence des autres centres urbains qui donnent lieu à des descrip- « « mirtes et impersonnelles, les pôles du m onde m usulm an font l’objet, ■tutti il eux, de descriptions approfondies et personnelles. La tram e de ces H i Ipi ions est immuable non seulement à l’intérieur du récit mais égale-

■imii .l ins les ouvrages de Nàsir-i Khusrow et d ’Ibn Battûta73. Le squelette

■ fit //»/</., p. 697.■f I /l'ii/., p. 698. Voir su rtou t M a r tin e z-G ros Gabriel, L’Idéologie omeyyade. La W in . lion de la légitimité du califat de Cordoue (X'-Xf siècle), op. cit., p. 309.

I b h l , p. 698 note 55.1 retrouve cette tram e quasim ent à l’identique, bien que plus détaillée, dans

M l/n il'Ibn Battûta. Voir Fauvelle-Aym ar François-Xavier et H irsch Bertrand, iinx frontières du m onde. Topologie, narration et jeux de m iroir dans la

B i l l il. Ibn Battûta », op. cit., p. 97-98.

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D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

peut disparaître sous de très longs développements mais on peut n |u i>i toujours la même séquence :

1) description générale des lieux: taille de la ville, site, situation, nui h lu* bains publics, hôpitaux (signalés comme titre de gloire (mafkhara) «l< Il lam), produits locaux ;

2 ) sanctuaires et lieux de culte : grande mosquée, mosquées secoiul.iln* madrasas (indices d ’activité culturelle et de consolidation de l’orthoili ■ i lieux de pèlerinage secondaire (mazârât, considérés comme un lilu ilt* gloire (mafkhara) : tom beaux des prophètes, sanctuaires célébrant un * |it sode de leur vie, tom bes des pieux ancêtres (membres de la familli il# M uham m ad, Compagnons, Suivants ( tâbi’ûn), savants, ascètes, m ystique califes omeyyades et abbassides et enfin tom beaux des saints (walils) | i

3) informations pour le voyageur : caravansérails, couvents soufi . . .... utdes hôtes... ;

4) liste des membres de l’aristocratie (khâssa) : élites politiques (mm fonctionnaires), élites religieuses ( ‘u la m â fu q a h a , soufis...) cl >Hlllfl notables ;

5) portrait du souverain brossé au regard d’un modèle idéal.

À ce stade, on peut faire deux remarques. La première est qu’à l.i illljfl rence des récits de voyage de Nâsir-i Khusraw et d ’Ibn Battûta, le in II fit culmine pas par la mise en scène du souverain lors d’une cérémoitK ’<j image de la réunification de la com m unauté m usulm ane autom ili <*♦» imâm. À une exception près : La Mecque. Sa description apparaît m iiim l’archétype du centre du m onde dans sa com plétude : à chaque i i hi i vpU

74. D ans le cas du récit de Nâsir-i Khusraw, il s’agit de 1’« ouvertun 'lu i m (Khalij) du Caire » au m om ent de la crue du Nil, fête populaire dirigée p.u li iM fatimide, accompagnée d ’une parade militaire. Voir H u n s b e r g e r Alice ( ,, If Khusraw. The Ruby o f Badakhshan. A Portrait o f the Persian Poet, Thiiilln m Philosopher, Londres et New York, I.B. Tauris, « Ismaili Heritage Series », i ' l l Institute o f Ismaili Studies, 2000, p. 166-169. Dans la rihla d ’Ibn Battûta, II i •*■'* 1 la prière collective du vendredi dirigée par le sultan et se déroulant dans l,i |ii Htm mosquée de la capitale de chaque Etat qu’il traverse. Voir F au v e lle -A y m ah 11 >111« Xavier et H ir s c h Bertrand, « Voyage aux frontières du monde. Topologic, n h Mlltj et jeux de m iroir dans la Rihla de Ibn Battûta », op. cit., p. 97-98.

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V o y a g e a u c e n t r e d u m o n d e .

M tr , le chérif Mukthir, ém ir de La Mecque, « serein et digne à l’image de •en noble ancêtre [le Prophète] », préside une cérém onie dans la Kalia, en

■l»".ence de prédicateurs qui font naître l’ém otion par leurs serm ons75. Clés nlii'l éléments (la nouvelle lune, Yimâm, le haut lieu, la cérémonie et les pré diuili iirs) apparaissent dans le récit de quête, mais de manière séparée. À njtilad, le calife est qualifié d ’im âm 76 mais il n’est jamais présenté en train ■Il diriger une cérémonie et se contente d ’écouter, retiré et caché dans son |i.il ils, conform ém ent au protocole abbasside, les sermons de brillants pré- ili. (leurs77. À Damas, Ibn Jubayr signale qu’il arrive pour la nouvelle lune, hflilliole califien78, et décrit tou t de suite ce haut lieu d’Islam qu’est la ||iiii'l< mosquée des Omeyyades79. La description de ces centres du m onde W|(iii.iit donc comme incomplète.

I ii deuxième remarque est que cette tram e rigide semble avoir deux fonc- tlcir. opposées mais com plém entaires : m ettre en évidence la profonde Kltlli des centres de l’islam au-delà de leur diversité d ’apparence et procé- tl( i a leur com paraison80. En effet, la rihla hérite de la géographie abbasside

!, île manière plus générale de Yadab, leur passion pour les comparaisons,* i imlrontations ou les parallèles, issus de la querelle de la shû‘ubiyya sur

nu i iles respectifs des Arabes et des Persans. Ce procédé est utilisé à plu­me. échelles : à petite échelle, une discrète ém ulation oppose les princi-

|i'(l. métropoles du m onde m usulm an ; à grande échelle, de façon contra-

I f i lUIlla, éd. p. 97-98/trad. p. 128-129.■fli //>»</., éd. p. 217/trad. p. 243

f 1 //'!</., éd. p. 226-228/trad. p. 252-3. Le calife abbasside, le jeune al-Nâsir, mal-

Î| lin.- belle apparence physique, est présenté de m anière négative : il ne gouverne !• |i> .'i.innellement ; son arm ée, dirigée par un eunuque, ne participe pas au jihâd mii<. Il-, (>oisés (à la différence du sultan seljoukide de Rûm, don t le po rtra it lau- (ii ni i’st brossé à la sortie de Bagdad p o u r faire ressortir l’opposition) et il cache l|| ni,.1.dé : une anecdote le présente se dissim ulant sous un costum e turc. Par

W hii i, . iicule à Bagdad de la fausse m onnaie, sym bole souverain, alors que leurs Bon« ii11 ealifat, les A lmohades, batten t une m onnaie réputée pou r sa qualité.H t Nai kan Janina M., The Second Umayyad Caliphate. The articulation o f califal ■ H iiki. )' in al-Andalus, op. cit., p. 30.F ci Itihla, éd. p. 260-263/trad. p. 284-286H | l Mi'me procédé dans la rihla d ’Ibn Battùta. Voir Fauvelle-Aym ar François- )«. ii. cl I Iirsch Bertrand, « Voyage aux frontières du m onde. Topologie, narration

■|t>(ii .le miroir dans la Rihla de Ibn B attûta », op. cit., p. 100.

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182 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

dictoire et artificielle, cette confrontation des aptitudes et déficienccs se Mil parfois à l’intérieur d ’une même ville, successivement exaltée et déprét lie*' Quels sont les pôles qui ressortent vainqueurs de cette compétition <

L’affirmation d'un monde à deux pôles : La Mecque et Damas

Deux villes apparaissent comme les pôles du m onde dans la iililti La Mecque et Damas. Quelles sont les logiques narratives et descripi i\• « qn sont mises en œuvre par Ibn Jubayr pour singulariser ces deux villes .l u* le continuum du récit ?

Premièrement, La Mecque et Damas sont clairement isolées et ////'» » t»lrelief au moyen de trois procédés. D’abord, Ibn Jubayr utilise un ........ .narratif. De manière inhabituelle, comme le fait rem arquer (iiov.iilÉ Calasso, le récit ne suit pas un itinéraire réel dans la description, à s.ivull è la périphérie vers le centre, mais procède en sens inverse, du centre vt'ffl périphérie82. Ainsi pour La Mecque, la description suit un mouvement 1* II trifuge, de la portion d’espace la plus vénérée (la Ka“ba )83 pour s’élaiyu m portes de la ville et alentours84. À l’inverse, Nâsir-i Khusrow avaii il > il La Mecque selon un m ouvem ent centripète et avait réservé la dcsi i iptiill en mouvem ent centrifuge pour Le Caire. Il s’agissait vraisem blablt'im d ’une prise de position idéologique : chiite ismaélien, pour lui la vr.n« «i>ié est Le Caire, siège de Yimâm fatimide, horizon de la Création85. Eiimiîi> « t centres du m onde sont marqués par la présence d’un haut lieu. Le c.n <« i* t sacré de ce dernier est signalée dans la description par une profusion I signes (âyât), de merveilles Çajaib) et des « lieux tém oins » (/»ih/iilM rappelant l’histoire sacrée de l’Islam et des Ecritures86. Enfin, ces li-nil

81. Sur ces aspects, voir A ndré M iq u e l , La Géographie humaine du tnonih' nillffl man (jusqu’au milieu du x f siècle), op. cit., t. IV, p. 130 et 259

82. C alasso Giovanna, « Les Tâches du voyageur : décrire, mesurer, coinplt « I l Ibn Jubayr, Nâser-e Khosrow et Ibn Battûta » in Rivista Degli Studi < >1 iiMM LXXIII, 2000, p. 87.

83. Rihla, éd. p. 81/trad. p. 11484. Rihla, éd. p. 109/trad. p. 14085. C alasso Giovanna, « Les Tâches du voyageur : décrire, mesurer, co m p li 'h ll

Ibn Jubayr, Nâser-e Khosrow et Ibn Battûta », op. cit., p. 87.86. Pour La Mecque, rihla, éd. p. 109-124/trad. p. 140-154 ; pour Daimi«' Mjfl

éd. p. 273-282/trad. p. 296-304

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V o y a g e a u c e n t r e d u m o n d e . .

Ih'iix sont l’objet d ’une « hyper-description87 ». Q uantité et qualité se coin.......Mit p o u r so u lig n e r l ’é le c t io n d ’u n e p o r t io n d ’e sp a c e c o m m e lieu sacré :

iin .i les descriptions de La Mecque et de la grande mosquée des Omeyyades ' I Minas sont marquées par une méticulosité extrême dans les mesures des Mmmiments, signe de leur caractère sacré, mais également par une accumu- IdIiiiii d’images, notam m ent lors de la description des produits de la terre, i|iii manifestent l ’élection d ’un lieu88. Cet expédient dépasse la simple des- f»l|'lion et cherche à produire, par une véritable pluie de sensations, une ÿltion induite89.

l 'cuxièmement, Ibn Jubayr a ss o c ie La Mecque et Damas en m ettant en « l u ' un subtil réseau de correspondances entre ces deux pôles. Dans la | i ' ij'.i .iphie abbasside, la Syrie et l’Arabie étaient opposées à travers certains ■pu* com m uns : Arabie Heureuse/oasis de Damas ( G h û t a ) ; mosquée de I ii Kl. i i|ue et de M édine/ mosquée de Damas ; châteaux yéménites/ m onu- lli* ni‘i syriens90. Au contraire, Ibn Jubayr les associe, pour renforcer leur H nii ilité. D’abord, la description s’ouvre par la m êm e image de « la jeune

fctnr.iv qui a enlevé son voile » pour désigner d ’un côté la seule KaT?a etnu .mire la ville toute entière de Damas91. Cette association est renforcée

■Il (1rs procédés descriptifs rigoureusem ent identiques qui suggèrent ainsi t|iii mise en comparaison à distance. La description du site des deux villes l*i indiquée par la présence de m ontagnes, éléments de spiritualisation de

H l i in : les montagnes d ’Abû Qubays et H irâ’ à La Mecque et le m ont

i l>r manière significative, l’église de la M artorana à Palerme, p ou rtan t à ses Bÿn » i ' d i lice le plus merveilleux du m onde », n ’est pas décrite en tan t qu’édifice,■ llli'niuée, seulement évoquée en quelques lignes alors que la m osquée de ■llixili ni (qu’il n’a p ou rtan t pas vue) est évoquée par une représentation num é- Mlli n i ruccourci. C alasso Giovanna, « Les Tâches du voyageur : décrire, mesurer, ■ )ii|'i‘ i i liez Ibn Jubayr, Nâser-e Khosrow et Ibn B attûta », op. cit., p. 100.MU l*iMil la description de la Ka’ba, voir Rihla, éd. p. 81-109/trad. p. 114-140 ; pour (|ll> lii grande mosquée de Damas, voir Rihla, éd. p. 261-273/trad. p. 285-296. [|W i Al Asso Giovanna, « Les Tâches du voyageur : décrire, mesurer, compter, chez

H K|nnyï. N;ïser-i Khosrow et Ibn Battûta », op. cit., p. 95-7.[fil Mnjni'l, André, La Géographie hum aine du monde m usulman (jusqu’au milieu B f f ili'i le), op. cit., t. IV, p. 107.

M l lllhhi, éd. p. 80 et 260/trad. p. 113 et 284.

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184 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

Qâsiyûn à Damas92. La description reprend les thèmes classiques de s | .1* « du dom aine de l’Islam : la centralité religieuse, économ ique et cullim II» (concentration des ressources matérielles93 des héritages culturels9'1 et •!> ressources hum aines95). Enfin, un subtil système de correspondances i< lit les hauts lieux qui fondent ces pôles. Ibn Jubayr remarque que la super lu If de la Grande Mosquée des Omeyyades est égale à celle du Propheli >1

M édine (vingt-quatre marja )96. Ce détail perm et de hisser, implicilcu Damas au même niveau de sacralité que les Lieux saints du Hedja/ ave» ln|i quels elle est associée, voire confondue97. Mais la logique du récit v.i plu»

loin encore : Ibn Jubayr entreprend d’identifier cette mosquée à la K.i I • > > » qui semble une véritable gageure98. En effet, la différence architectural* »|«it

92. Rihla, éd. p. 108 et 273/trad. p. 138 et 296. Elles n ’on t rien de sacré en i II*# mêmes mais sont érigées en lieux saints, parce qu’elles sont liées aux élus di I Miijjj Ibn Jubayr rapporte l’histoire sainte qui leur est attachée. À La Mecque, l.i illillj tagne Abû Qubays fut prem ière m ontagne créée par Dieu, le lieu où la Pie) ic 1 MM. fut entreposée pendant le Déluge et où se trouve la tom be d’Adam. Le inonl I ll l | est associé à la révélation coranique. À Damas, le m on t Qâsiyûn est part il «ilt» »#. m ent chargé de rém iniscences sacrées: naissance d ’A braham , ascension ilM Prophètes, m eurtre d ’Abel par Caïn, lieu de prière d ’Abraham, Moïse, Jesin l nili Job et al-Khidhr, et refuge de Jésus avec sa mère.

93. Thèm e de l’afflux des hom m es et des richesses : Rihla, éd. p. 1 ll) I ' l / IM p. 149-154.

94. Ibn Jubayr rappelle que la grande mosquée de Damas fut construite sm l> 41 d ’une ancienne église, sym bole de l’appropriation des héritages an té r ieu r V Rihla, éd. p. 262/trad. p. 285. Sur le thèm e de l’appropriation symbolique ili l.t ii if à travers le langage architectural, voir G rabar Oleg, La Formation de l’art i- hmilifU Paris, Flam m arion, « Cham ps », 2000 [ 1" édition anglaise, 1973], p. 98-1011,

95. Ibn Jubayr évoque les « foules nom breuses » de La Mecque et p r i s h* i j K B

Damas est « une des villes les plus peuplées du m onde ». Voir Rihla, éd II, 1 et 283/trad. p. 140 et 305. De m anière significative, ce thèm e ne figure p u s dHHtl description du Caire ou de Bagdad.

96. Rihla, éd. p. 263/trad. p. 28697. Il confond, peut-être à dessein, M édine et La Mecque dans son renvoi98. Il ne s’agit pas d ’une tentative isolée à cette période. Le système île |<nl|H

gande de Saladin avait tenté d ’ériger la mosquée al-Aqsâ com m e centre du llttM afin d ’exalter Jérusalem et ‘Imâd al-Dîn al-Isfahânî, chroniqueur officiel d i i l i i l N j

a fait une tentative semblable en assimilant le D ôm e du Rocher à la Km’lut ¥Sivan Em m anuel, L’Islam et la croisade. Idéologie et propagande dans !<•* musulmanes aux Croisades, Paris, Librairie d ’A m érique et d ’O rienl, Atlffl Maisonneuve, 1968, p. 62 et H illf.n b ra n d Carole, The Crusades. Islam k l ’i'i </•* i op. cit., p. 300.

Page 175: Géographes at Voyageurs Au Moyen Âge (1)

V o y a g e a u c e n t r e d u m o n d e . . IH

nrpare la mosquée de Damas du temple de la Ka‘ba est substantielle p u i s q u e

lions avons d’un côté une architecture riche et complexe et de l’autre une imcture élémentaire. Pourtant, les espaces respectifs consacrés par Ibn

lulniyr à la description sont comparables. Au-delà de l’apparence archilec lin .île, la m ention d ’une m êm e anecdote à propos de la Ka’ba et de la mos i|uée des Omeyyades laisse envisager des correspondances plus p ro ­fondes entre les deux sanctuaires : « aucune araignée - rapporte-t-il - n’y lli'.e sa toile, ni aucune hirondelle n’y entre, ni ne s’y p o s e " ». Par ce détail i n .ipparence anodin, il suggère que la m osquée de Dam as partage avec les mosquées sacrées de La Mecque et de M édine le privilège d’être une

I enceinte sacrée » (haram ), une projection terrestre du Temple visité100, lin lieu ouvert sur la transcendance101. Ibn Jubayr rappelle qu’elles jouent lin rôle fondam ental dans l’histoire du salut : La M ecque est le foyer lie l’origine puisqu’elle a eu le privilège d ’être le lieu de la prophétie |TAbraham102 ; Damas est l’horizon de la fin des temps, puisqu’il rapporte lit li .ulition selon laquelle le Messie, Jésus, arrivera sur terre à Damas, sur un ili minarets de la m osquée103.

Iioisièmement, après avoir associé les deux centres du m onde, la rihla ■bile une différenciation vis-à-vis de leurs concurrents traditionnels : lliifil.id et Le Caire. Ibn Jubayr reprend le m ode de l’invective (h ija ) pour

ader l’image de ces villes. Il prétend qu’à Bagdad « aucun de ses m onu- ■tnils n’y attire le regard104 » et critique l’accueil m éprisant que ses

■ U'i Rihla, éd. p. 99, 261 et 294/trad p. 129, 285 et 316. Il dit qu ’il a déjà évoqué le ■Pim phénom ène concernant la m osquée de M édine alors qu’il l’a fait pour la ■ 'liii ( lotte anecdote est répandue chez les géographes andalous du x ir siècle. Voir H ixcmple, Br a m o n Dolors, El Mutido en el siglo xil. El tratado de al-Zuhri, ■liiiili II, Editorial Ausa, O rientalia Barcinonensia n° 11, 1989, p. 62.K llin ( '.oran, LU, 4.I l u I l e C oran n’évoque que le haram mecquois que Dieu aurait créé, selon cer- ■ | h exégèses, avant m êm e la création du m onde. Appliqué au départ à l’espace de M MiiNquée sacrée de La M ecque puis étendu à l’ensem ble de la région mecquoise,■ |i Mm haram a été ensuite appliqué à M édine et à ses environs im m édiats, pour■lli l'.u l’être à l’espace de la M osquée de Jérusalem . Voir A m ir - M o e z z i ■ h I i .....nad A li (dir.), Dictionnaire du Coran, op. cit., p. 252.I | l l ' Kihla, éd. p. 119/trad. p. 149.I | I H Kihla, éd. p. 282/trad. p. 304.■ |II4 Rihla, éd. p. 217/trad. p. 243.

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18(1 Du PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

notables réservent aux étrangers105. Mais, plus fondamentalemenl, l> déclassement est ontologique. La description de ces villes est marquée )M( le thèm e de la ruine, signifiant que le temps de leur grandeur appui in iti irréversiblement au passé106. Encore convient-il d ’être prudent et tl< I>i>h évaluer le sens à donner à ces ruines. Ibn Jubayr décrit Bagdad envahir puf les ruines alors qu’à la même date, le chancelier de Saladin, l’Iranien ‘ I tiiAtl al-Dîn al-Isfahânî, n ’hésite pas à reprendre le thème de Bagdad « cou pu l> l’islatn107 ». De toute évidence, ce type de représentation, dans un scni utl dans l’autre, relève m oins de l’analyse des réalités que de l’ordre du syml- lique. Cependant, un élément a subjugué Ibn Jubayr à Bagdad : il s’.ij'.ii d< * séances des prédicateurs108. Dans l’économie du récit, le passage ilhtrfj d’ém otion et de sentim ent mystique qu’il consacre à leur évocation re mpli) exactement la même fonction que la description des mosquées : celle d'< vu quer le rassemblement de la umma. Com m e lors des grandioses céit'imt nies du hajj à La Mecque, la récitation des poèmes, sur fond de valtm i H de goûts partagés, donne lieu à une forme de com m union entre le ri . ihiof et son auditoire, « soit dans la réalité hom ogène d ’un groupe humain, .»H dans la nostalgie d ’une harm onie m ythique » (Z um thor)109. La sul>',lilti tion pour la description d ’un même passage d’un m ode descriptif, ftiiiij sur l’autopsie (‘iyân), à un autre, fondé sur l’ouïe, n’est pas seulemem lui melle. Elle repose sur un changem ent radical de signification. L’attl.nl .lr la form e pure et la solidité de la présence, figurée par un m onum ent, t Mil la place à l’évocation envoûtante mais dram atique d’une absence. Lof,n|iit ; descriptives et narratives convergent pour convertir Bagdad, de foyer tlt U um m a rassemblée dans le cadre unitaire califal, en lieu d ’énonciatiou d> t

105. Rihla, éd. p. 218/trad. p. 243.106. Pour Bagdad, Rihla, éd. p. 218 et 230/trad. p. 243 et 255. Pour Le Caire Hihlit;

éd. p. 54/trad. p. 89.107. M ic h e a u Françoise (avec la collaboration de Pierre G u ic h a r d ) , « Les s tu ll f l

pou r les mégapoles orientales », op. cit., p. 695. Voir également D a k h l i a Jotelyni', IJ Divan des rois. Le politique et le religieux dans l’islam, op. cit., p. 186-7.

108. Il y consacre l’essentiel de sa description. Rihla, éd. p. 218-225/trad. p. I l ' >11109. Sur ce passage, voir C a la s s o Giovanna, « La dim ension religieuse iiitlljfl

duelle dans les textes m usulm ans médiévaux, entre hagiographie et littér.imu i||l voyages : les larmes, les émotions, l’expérience », in Studia Islamica, n° 91, Mllilt,! p. 51-56.

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V o yag e a u c e n t r e d u m o n d e . ! H

■ lo ca tio n et de sa disparition progressive. Élevée au statut <.inuu iil ,1. «li'ih à l’apogée abbasside, la capitale irakienne est devenue um- li.nc

liiii les codes de la qasîda, cette trace est sommée de parler sur un être en (mii-, c'est-à-dire dans le cas présent sur l’unité de la umma.

v l'empreinte omeyyade

i i»minent expliquer le choix de ces deux villes ? O n n’est pas étonné de ||liiiuver La Mecque, pôle de la foi (qibla) de l’Islam qui ne fut jamais tout i l ut oubliée même lorsqu’elle était concurrencée par Bagdad ou le 1 ,111c11(). En revanche, on est plus étonné de voir figurer Damas à ce rang piii uiuc cette ville n’apparaît jamais comme rivale potentielle de Bagdad ou fjii < .lire dans la tradition géographique abbasside111. Certes, après la chute If* 1 imeyyades en O rient en 750, la sacralité de la Syrie et de Damas n ’a (h i h .i i s été com plètem ent effacée, même par leurs adversaires abbassides, (Jlliimc l’ont m ontré les travaux de Paul M. Cobb et d ’Antoine B orrut112. ton!nul, Damas était la ville préférée de Saladin, prince révéré par Ibn

■hnyr, et sa véritable capitale depuis 1174. Pourtant, Saladin n’entreprit pas lit 11 instructions som ptuaires susceptibles de susciter l’adm iration des

■iviii'eurs : il se contenta d’occuper la citadelle (qal’a) située à l’angle nord- |)H ',1 de la ville113, que le récit d ’Ibn Jubayr signale à peine en passant, loin

linile mise en scène du pouvoir comme l’exigerait la logique du récit. Il ■ n i donc chercher ailleurs les raisons de ce choix.

Mil M iq u e l André, La Géographie hum aine du monde m usulman (jusqu’au Hlllirn du 11e siècle), op. cit., t. II, p. 528-530.

111 M ic h e a u Françoise (avec la collaboration de Pierre G u ic h a r d ) , « Les sources ju in les mégapoles orientales », op. cit., p. 697-699.■ i l ,1 ( ’obb Paul M., « Al-M utawakkil’s D amascus : a New Abbassid Capital », in ■itHiii/ (if New Eastern Studies, n° 58, 1999, p. 241-257 ; C o b b Paul M., « V irtual p ih ili ly : Making M uslim Syria Sacred Before the Crusades », in Medieval ■liHoi/ers n° 8, 2002, p. 35-55 ; et B o r r u t A ntoine, Entre mémoire et pouvoir : l’es- Mh tvrien sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides (vers 72-193/692- pllil, IliOsc de doctorat, H istoire, Paris I, D épartem ent d ’histoire, 2007.

11 I liihla, éd. p. 288/trad. p. 310.

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188 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

Une des clés est fournie, me semble-t-il, dans la description des ;-i m l. mosquées, symboles de l’islam et du rassemblement de la umma. A pu

mière vue, Ibn Jubayr semble suivre la tradition de la géographie abbiissiil*, puisque la visite des grandes mosquées était dom inée par celles d ’A rn lH» m odèle sym bolique, et de Syrie-Palestine, m odèle arch itectu i.il11' Cependant, en repérant dans le détail les mosquées qui retiennent tou attention et la manière dont il procède à leur description, d ’autres pre< u m

pations se font jour. On peut, avec G. Calasso115, déceler derrière le

criptions des m onum ents une classification qui repose sur une pensée lii>

rarchique, dont le modèle serait em prunté aux sciences juridiques lit description « obligatoire » des principaux sanctuaires (Ka‘ba, m osquee» «I*- Médine, de Damas) jusqu’à la légalité « indifférente » d’autres édifie cn, t h passant par la description « déconseillée » ou « interdite » (édifices t lu . tiens). Cependant, il semble qu’une lecture plus fine perm et de dégagei

lem ent une logique idéologique. A. M iquel avait attiré l’attention n u i l .il• sence étonnante des m onum ents omeyyades dans les paysages décrits |iu les géographes abbassides du x ' siècle, signe qu’il interprétait com m e m il

marque de leur attachem ent au chiisme116. Il semble qu’une logique il*J même nature soit à l’œuvre dans la rihla d ’Ibn Jubayr. Ainsi, au Caire, il nu il tionne quatre mosquées « superbement bâties et élégamment travaillée* », sans toutefois les décrire117. Ibn Jubayr ne nom m e que les mosquées de Alllf b. al-‘Âs118 et d ’Ibn Tûlûn, toutes deux construites avant la prise du pmmili par les Fatimides et ignore délibérément les mosquées construites par < e||# dynastie chiite, pourtant célèbres comme celle d ’al-Azhar. Dans la logique descriptive, ces mosquées sont davantage envisagées comme des lieux in

114. M iq u e l André, La Géographie humaine du monde m usulman ( j n - i / m m milieu du 11‘ siècle), op. cit., t. IV, p. 246.

115. C alasso Giovanna, « Les Tâches du voyageur: décrire, mesurer, coiit|>)• i, chez Ibn Jubayr, Nâser-e Khosrow et Ibn Battûta », op. cit., p. 101.

116. M iq u e l André, La Géographie hum aine du monde musulman (/ii i/mltl milieu du x f siècle), op. cit., t. IV, p. 107.

117. Rihla, éd. p. 50/trad. p. 85.118. Il précise qu’il s’agit du lieu de culte des malékites. Voir Rihla, •'•I

p. 54/trad. p. 88.

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V o y a g e a u c e n t r e d u m o n d e . I h«)

(iinimodités pour les voyageurs que comme des symboles de l’islam119. I)c (iu‘ine, à Bagdad, les mosquées abbassides sont simplement localisées et une «nie est nommée, celle d ’al-Mansûr, sans être décrite alors qu’il la qualifie ■I anciennem ent et superbem ent constru ite120 ». Pour Gaudefroy- I ii inombynes121 cela s’explique par la brièveté de son séjour et par le fait i |t ic son attention a été entièrem ent absorbée par les séances pieuses, l'imirtant, on peut objecter qu’Ibn Jubayr m entionne la m osquée de l< msalem sans l’avoir vue et en donne même les m esures122. En réalité, si l'un considère le texte dans son ensemble, on rem arque que, à l’exception■ lu sanctuaire de La M ecque, les seules mosquées qui font l’objet d ’une (Irscription approfondie sont celles qui sont m arquées par l’em preinte de lii dynastie omeyyade : M édine123, Jérusalem 124, H arran 125, A lep126 et l 'limas127. Ainsi, en procédant à cette véritable « patrim onialisation » des monuments omeyyades et à l’effacement ou à la mise en retrait des monuments fatim ides et abbassides, Ibn Jubayr procède à une « omeyya- ilr.ation » du paysage et de la m ém oire. C ependant selon la logique du

119. Leur m ention est insérée dans la partie de la description consacrée aux infor- liiiilions destinées au voyageur : il précise que les étrangers maghrébins peuvent y Ittmver un logement, des cours et des subventions. Voir Rihla, éd. p. 50 et 52/trad. K «S et 87.

I.'O. Rihla, éd. p. 225/trad. p. 251. La m ention d ’al-M ansûr, le calife abbasside Imidiiteur de Bagdad, est peut-être un hom m age rendu au calife alm ohade, com - iii.militaire le plus probable de la Rihla d ’Ibn Jubayr, qui porte le m êm e surnom BiHiorifique (laqab), connu lui aussi pou r sa politique de construction, notam m ent lit mosquées à M arrakech, Rabat et Séville.; I I . M. G audefroy- D e m o m b y n es , Voyages, G euthner, Paris, « D ocum ents relatifs -i 111isloire des croisades n° 4 », 1949, p. 13.■ 122. Rihla, éd. p. 105/trad. p. 135.

I ' La m osquée de M édine a été reconstruite par le calife omeyyade al-Walîd i il i-7 1 5 ).

I '4. Mosquée fondée en 691 par le calife omeyyade ‘Abd al-M âlik (685-705).k I,'S. Rihla, éd. p. 246/trad. p. 270. La mosquée Jâmi’ al-Firdaws pourrait avoir été• iliIh r par le dernier calife omeyyade M arwân II (744-750) qui avait choisi I larran k lnn ie capitale.! I .!<). Rihla, éd. p. 252-253/trad. p. 277.I I M o s q u é e fondée en 705 par le calife omeyyade al-Walîd (705-715). Elle a été ♦illliiT par al-Walîd (705-715) et son frère Sulaymân (715-717). Elle fut recons- lliilli' par N ûr al-Dîn en 1 169.

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190 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE..

récit, la description de Damas dem eure inachevée. Celle-ci aurait du Inm ver son accomplissement, si l’on suit le m odèle de la description il* La Mecque et les récits de Nâsir-i Khusrow et d ’Ibn Battûta, dans l.i pin clam ation du prince légitime, du haut de la chaire ( minbar) daim U grande mosquée des Omeyyades. Damas est une capitale en pui>nilM appelée à le devenir en acte128.

Les structures du récit polarisent le m onde autour de deux cenlM mi plutôt d ’un centre double. Dans la logique descriptive, La Mecque e<| U

centre apparent (zâhir) et Damas, le centre caché (bâtin). Dans la 1 < p i narrative, la ville sainte est le pôle manifeste de l’Islam et la ville syru iuu «4

capitale latente.

V oyage et ordre du m o n d e

La conception du voyage, clairement reconnaissable dans la rihln >1 Hifl

Jubayr, semble correspondre à celle qu’Eric J. Leed129 considère connu* I* manière « ancienne » de voyager : non pas choix, mais nécessité, non

plaisir mais souffrance, difficulté, épreuve. À l’intérieur de cette coin ep||(fl

« ancienne », il identifie une double fonction : celle de révéler l'indu ldi| j lui-m êm e et, en même temps, celle de confirmer l’ordre du monde.

La réorientation d ’un monde

Ibn Jubayr commence à rédiger son récit en pleine mer, image de d>

rientation par excellence130. Tout de suite après, il précise qu’il .1 1 |i i l l l |

128. Pour reprendre l’heureuse term inologie utilisée par Gabriel Martilii'S <l| pou r rendre com pte d ’une situation similaire dans le contexte andnlini V M a r tin e z -G ros Gabriel, « La ville andalouse et le pouvoir », op. cit., p. I I *

129. L eed Eric J., The M ind o f the Traveler. From Gilgamesh to G lo b a l llm tft New York, Basic Books, 1991, p. 7-14.

130. N ous avons m ontré ailleurs que le voyage sur mer, dans la rihla, esl un*1 ||N fication de l’errance. Voir D e ju g n a t Yann, « La M éditerranée comm e fronliri» *11 le récit de voyage (rihla) d ’Ibn Jubayr: m odalités et enjeux d ’une peru |illtlN op. cit., p. 155.

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V o y a g e a u c e n t r e d u m o n d e . . I'M

< iii-nade pour accomplir le pèlerinage à la M ecque131. Quoi de- plus Imm.iI ' h .ipparence pour un voyageur andalou 132 ?

Pourtant, le caractère obligatoire du hajj est l’objet d ’une âpre contre* yorse en al-Andalus, directem ent liée aux pertes territoriales subies face a l'tiVancée chrétienne. La position dom inante des ulémas actifs à l’époque rtlmoravide était de privilégier le devoir de jihâd, sur le pèlerinage (hajj) M• l ' par ailleurs trop dangereux. Bien qu’écrivant à l’époque almohade, il ne faut pas être étonné qu’Ibn Jubayr signale que c’est encore l’opinion à ■' mi époque puisque D om inique Urvoy a m ontré que le personnel almora- Vlile resta en place jusqu’à la décennie 1180133. C oncernant la question du |'i lei mage, l’attitude du pouvoir almohade ne fut pas figée et a semble-t-il n*i m u d’im portantes inflexions. Dans un prem ier temps, le pèlerinage à I il Mecque semble avoir été découragé : Ibn Rusd, qui a adhéré avec Hilhousiasme à l’almohadisme, n’inclut pas le chapitre sur le hajj dans la (minière rédaction de son traité juridique Bidâyat al-mujtahidli4 . Le pou- V in i .ilinohade a même suscité un nouveau pèlerinage autour de Tinmal, Inver du m ouvem ent almohade. Evénement solennel entouré de protocole,

tfr pèlerinage est assimilé au modèle prophétique par les panégyriques com- ■ l l s pour l’occasion et le territoire gouverné par les Almohades à un nou- Vimii Hedjaz135.

i I 11 Rihla, éd. p. 34/trad. p. 71■ I Pour une approche statistique de la pratique du pèlerinage en al-Andalus,■ Il H kvoy D om inique, « Effets pervers du hajj d ’après le cas d ’al-Andalus », in ■ i / iIt'ii Roads : Migration, Pilgrimage and Travel in Mediaeval Islam, N e t t o n Ian K liiiu l (éd.), R ichm ond, Routledge/Curzon, 1995, p. 44-53.I 111 Kihla, éd. p. 77-78/trad. p. 110. U rvoy D om inique, Averroès, les ambitions P l u i intellectuel musulman, op. cit., p. 53.[ I M, F ierro Maribel, « La religion », in El Retroceso territiorial de al-Andalus.Mfait'ilivides y almohades. Siglos XI al xiii, Historia de Espana fundada por|i Mi néndez Pidal y dirigida p o r J. M ’ Jover, M adrid, Espasa Calpe, 1997, VIII/2, | iin 504 . Sur l’adhésion d ’Ibn Rushd à l’alm ohadism e, voir U rvoy D om inique, ■ pun is, les ambitions d ’un intellectuel musulman, op. cit., p. 57-60.■ I l'ERHAT Halima, « L’organisation des soufis et ses limites à l’époque alm o- H llr », op. cit., p. 1084. Sur la perception du M aghreb alm ohade com m e un nou- p in l leiljaz, voir F ierr o M aribel, « C osmovisiôn (religion y cultura) en el Islam ■iIh Iiin I (s. v iii-x iii) », in Cristiandad e Islam en la Edad Media hispana (Actas de la

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192 D U PÈLERINAGE À LA DÉCOUVERTE DU MONDE..

L’arrivée au pouvoir du troisième calife al-M ansûr semble m arquer un* rupture par rapport à ce m aghrébo-centrism e dans la mesure où il lam r une vaste politique d’« accentuation de l’islamisation par l’orientalisation » (D. Urvoy). Dans cette perspective, des propagandistes oeuvrent à fam adm ettre au Maghreb des fêtes reconnues en O rient comme celle de la nar. sance du Prophète, afin de détourner les m usulm ans des fêtes chrétien flei auxquelles ils avaient l’habitude de participer136. Surtout, en 1188, llm Rushd achève la rédaction d ’u n long chapitre consacré au pèlerinage qu'il ajoute à la Bidâya, inséré de manière significative juste avant le chapilir consacré au jihâd. Cette réaffirmation du pèlerinage est également à relu i i la prom otion par le pouvoir almohade du culte du Prophète et de l’étude tld la tradition prophétique qui exalte les mérites du pèlerinage à La Mecque ri du séjour à Médine. Halima Ferhat a souligné que les écrits les plus impôt tants, comme al-Burda d ’al-Bûsîrî, datent de cette époque et que leun auteurs sont proches du pouvoir137. C’est dans ce contexte qu’il faut, nu

semble-t-il, inscrire la rihla d ’Ibn Jubayr. Rédigée à la même époque, < lli vise à rappeler l’obligation du pèlerinage sur un plan légal138. Au lieu d 'o|i

poser les devoirs de pèlerinage et de jihâd, comme dans la tradition |im dique précédem m ent évoquée, la rihla les associe139. Afin d ’attirer les prlr rins, elle raconte au moyen de vibrantes évocations les cérémonie". ilù| Hedjaz, cette dimension propagandiste de la rihla étant renforcée par Pi tiii*

m ération de toutes les denrées que l’on peut trouver au même moment * La Mecque. Leur qualité et leur quantité extraordinaire, signe de l’éleilmu divine de la ville mais aussi m iroir d ’abondance destiné à attirer le voyrt -

XVIII sernatia de estudios medievales, Nájera, del 30 de julio al 3 de agosto de 'INIrM José Ignacio de la I glesia D uarte (éd.), Nájera, Institu to de Estudios Riojmiiit 2008, p. 50.

136. U rvoy D om inique, Averroès, les ambitions d ’un intellectuel musidiiniHg op. cit., p. 170.

137. F e r h a t Halim a, « Culte du prophète et pèlerinage », in La Religion ctrii/ii# # l’époque médiévale et moderne, Rome, École Française de Rome, « Collection il* l’Ecole Française de Rome », 1995, p. 239-247 ; et F e r h a t Halim a, « L’o rg an iM lfl des soufis et ses limites à l’époque alm ohade », op. cit., p. 1085.

138. Rihla, éd. p. 56/trad. p. 90139. Sur les fondem ents et les enjeux idéologiques de cette association. wi|j

D ejugnat Yann, « La M éditerranée com m e frontière dans le récit de voyage ( It/tM d ’Ibn Jubayr : m odalités et enjeux d ’une perception », op. cit., p. 160-162.

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V o y a g e a u c e n t r e d u m o n d e . .

«l'iir, provoquent une accum ulation d ’images qui submerge le lecteur d 'une profusion de couleurs, de parfum s et de saveurs140.

1.1 réaffirmation du devoir de pèlerinage est à m ettre en relation avec les l'trientions universalistes du califat almohade. Pour justifier ces ambitions, Il'ii lubayr utilise au service du califat de Marrakech une idéologie forgée piii les Abbassides et reprise par Saladin141. Celle-ci vise à dém ontrer que Ir* Almohades sont le seul pouvoir capable de défendre la um m a face aux PlVtihisseurs latins, en particulier le territoire sacré du Hedjaz. Il prétend tjtie les Egyptiens eux-mêmes, pourtan t sous la protection de Saladin, vivent dans l’espérance de leur dom ination, m entionnant à l’appui deux |n (dictions annonçan t la prochaine conquête de l’O rien t par les Almohades142. Cette am bition s’affirme, en effet, de manière ouverte sous li i<y,ne du troisième calife almohade Abû Yûsuf Ya‘qûb al-M ansûr bi-llâh 111H4-1199). Plusieurs éléments manifestent ce grand dessein. Il souhaite |lle icconnu comme calife à l’échelle du m onde m usulm an. Cela est attesté pin son exigence d ’être salué par Saladin du titre de calife (amîr al-m iïm i- Jllli)1'1' et par le fait que son règne m arque le début de l’adoption par les milles alm ohades de surnom s honorifiques (laqabls) en bi-llâh. hmlitionnellement perçue com m e un simple retour aux formes classiques d Vu pression du pouvoir, cette adoption peut également être interprétée ti'imne une volonté d’affirmer des am bitions universalistes144. Renouant

I lll Rihla, éd. p. 119-124/trad. 149-154. De m anière significative, chez Nâsir-i ■ I iiiik iw , ce « m iracle » a lieu en Egypte, véritable qibla pou r les ismaéliens. ■ l a v . o Giovanna, « Les Tâches du voyageur : décrire, m esurer, compter, chez Ibn jliliin ï, Nâser-e Khosrow et Ibn B attûta », op. cit., p. 102.

I 11 Sur cet aspect, voir D ejugnat Yann, « La M éditerranée com m e frontière dans■ n u l de voyage (rihla) d ’Ibn Jubayr : m odalités et enjeux d ’une perception »,■ i il . p. 160-164.I l I,1 Rihla, éd. p. 78-79/trad. p. 111-112.■ 11 ' On connaît no tam m ent le célèbre épisode où al-M ansûr refuse d ’envoyer sa «iili pour aider Saladin à lu tter contre les Croisés au m o tif qu’il ne fut pas salué du ■l> >le com m andeur des croyants (am îr a l-M u’m in în ). Voir G a u d e fr o y - ■tyliMHYNES M aurice, « Lettre de Saladin au calife alm ohade », in Mélanges René ■H"1 * I tudes nord-africaines et orientales, Institut des Hautes Études Marocaines, pll'iii. Il, 1925, p. 281-289.I |4 4 ( ressier Patrice, F ierro M aribel, G u ic h a r d Pierre, « Presentación » in Los BjWn/iin/es ; problemas y perspectivas, C ressier Patrice, F ierr o Maribel, M o lin a Luis ■ t I, »f. cit., p. XIX-XX.

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avec la grandeur abbasside, le pouvoir almohade relance la tradition «oh graphique universelle, maîtrise intellectuelle du m onde, en comni.iml.tnl U poursuite de l’œuvre d ’al-Bakrî (m.1094). Il est particulièrement •.i}• "*11. h tif que ce soit précisément deux secrétaires andalous de l’entourape 'lu nmi verneur de Grenade, auquel appartenait Ibn Jubayr, qui s’attellent ,i i t m tâche: Ibn A bd Rabbihi et Abû 1-Hakam ‘Ubayd Allâh b. ( . Ii.il• i..I.ih (m.581/1185-6). Le prem ier rédigea en 1190-1 un ouvrage, le b.ihifr iil Istibsâr, décrivant les lieux saints, l’Egypte et le Maghreb, en se basant < nllf autres, sur Bakrî145. Il n’est pas sans intérêt de constater qu’Ibn Juli.iy t a i>M l’occasion de fréquenter ce m ilieu: secrétaire à la cour de Cîicii.n)■ uH mûrissait ce projet géographique au m om ent de son départ, non» tiyffl déjà eu l’occasion de voir qu’il fait référence à al-Bakrî dans son ré( il I nllHij s’il faut en croire al-M arrakûshî, al-M ansûr aurait ouvertement évoqui tftg désir d ’aller en O rient pour rétablir l’orthodoxie m usulm ane11*’. A|hm | | règne d ’al-Mansûr, si la conquête de l’O rient ne fut jamais réali v * Im Almohades portèrent une attention toute particulière aux Lieux »ainu ili l’islam. Abû 1-Abbâs al-Qanjarây147, personnage proche du c.illli» tl M ansûr et du fu tur calife al-Ma’m ûn, fut chargé de représente! U. Almohades en O rient et de distribuer leurs aum ônes à La Moi|h> H | Médine. Il y fonda des biens waqf-s (dont un ribât à Marwa et un I*.nu datés du mois de shawwâl 620/1223148). Son disciple le plus célel >i <, A H M uham m ad Sâlih, est à l’origine de l’organisation du pèlerinage ■ ui« nique. Bien que directem ent liée à l’organisation interne de sa tarli/ii, »Hit œuvre s’insère dans cette politique officielle des Almohades149.

145. L i r o l a D e lg a d o Jo rg e e t P u e r t a V I lc h e z José M ig u e l (d ir .) , Encu h f i illûm al-Andalus, « D ic c io n a r io d e a u to re s y o b ra s a n d a lu s ie s », I, G re n a d e , Fuiulill Mil n L eg ad o A n d a lu s i, J u n ta d e A n d a lu c ia , 200 5 , p. 320.

146. F e r h a t Halima, « Le calife al-M ansour ou la tentation m y stiq u e ", III U Maghreb aux x i f et xni' siècles : les siècles de la fo i, Casablanca, Walada, « St I t j H hum aines », 1993, p. 97.

147. Sa nisba indique qu’il était originaire de la forteresse (hisn) de i » inH ity (province d’Almeria).

148. F e r h a t Halima, « L’organisation des soufis et ses limites à l 'é p o q u e k Ih h hade », op. cit., p. 1079.

149. Ibid., p . 1082.

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V o y a g e a u c e n t r e d u m o n d e . |U1

I ni des temps et retour à l’origine

1.1 rihla d ’Ibn Jubayr, com m e la plupart des œuvres appartenant .1 »<• )|t'nre, a une profonde dim ension eschatologique150. Des prédictions (linonçant la fin des tem ps m arquent les articulations majeures de la nat fût Ion. En Egypte, dans la première partie du récit, l’auteur rapporte les jfoyances messianiques des Egyptiens, relatives à la dom ination des Mniohades sur l ’O rient, m anifestem ent dans l’intention de justifier les iimliitions d ’al-M ansûr151. À La Mecque, au cœ ur même du récit, les for­midables rassemblements hum ains lors des cérémonies du pèlerinage sont il' Mits comme des préfigurations du rassemblement de toute l’hum anité le |hhi' du Jugement dernier152. En Sicile, vers la fin de la narration, il rapporte felr nouvelle qui circule concernant la prise de C onstantinople par le sul- Imi si'ldjûkide de Rûm : « cette victoire, si elle est vérifiée, est un des signes li -I plus probants de la dernière H eure153 ».

| Uni lubayr a rédigé sa rihla à l’aube du vne siècle de l’Hégire (xme siècle de I W c hrétienne), dans une période marquée par une intense atm osphère lin v,unique. Les écrits se m ultiplient qui évoquent la décom position de la

B t lété musulm ane et l’apparition d ’un vrai réform ateur qui va sauver la illii.ilion. La m ajorité des prétendants mahdîls recensés apparaît autour de l'iiniiee 580/1184-85154, l’année même où Ibn Jubayr entreprit son voyage. VpM dans ce contexte qu’il faut inscrire la manifestation de Damas comme ■hiIic du m onde. De même qu’au XIe siècle les millénaristes de la chrétienté

I l Kl N e tto n Ian Richard (éd.), Islamic and Middle Eastern Geographers and Bwi'W/rrs, Londres-New-York, Routledge, série « Critical Concepts in Islamic Bi'.iil'lu », 2007, p. 4. Vérifiable dans un bon nom bre de cas, ce propos reste toute-

il nuancer. Par exemple, dans sa rihla, Ibn B attûta ne semble pas céder au Bliiii'i de la C onquête de C onstantinople. Voir M ic h ea u Françoise, « Ibn B attûta à ■ him.nitinople la grande », in Médiévales, n° 12, p rin tem ps 1987, p. 55-66.| h l Rihla, éd. p. 79/trad. p. 112. Sur le m odèle des Fatimides et des Omeyyades■ I ni doue, les projets des A lm ohades sont ainsi présentés com m e l’accomplisse-Ni> ni d 'une prophétie. Voir S a fran Janina M., The Second Umayyad Caliphate. The ■fli iilnlion o f califal legitimacy in al-Andalus, op. cit, p. 27.B h ' Rihla, éd. p. 174/trad. p. 201 et 247.I | 1 ' Rilda, éd. p. 339/trad. p. 359.

i ■ I I i KHAT H alim a et T rik i H am id, « Faux prophètes et m ahdis », in Hespéris- ■miih/h. 26-27, 1988-1989, p. 5-23.

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196 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

latine qui attendaient le jugem ent dernier et la restauration de la Ici il t céleste ont contribué au développement de la représentation de léiihriUfl comme centre du m onde155, les attentes messianiques qui Ir.iw l’Islam, et particulièrem ent al-Andalus à cette époque, favorisent l 'iim gence de Damas comme horizon ultime de l’Islam, en diffusant le. n "Il tions relatives à son rôle dans l’eschatologie m usulm ane156.

Mais le choix de Damas com m e centre du m onde a également uni' ijmii fication ém inem m ent politique. Il s’inscrit dans la logique de la .11 iM i«ir d’« omeyyadisation » menée par les Almohades pour légitimer Uni i u voir auprès des élites andalouses157. Pour contrer la méfiance des nilll* Ut malékites face au nouveau califat, les Almohades, entre autres straU'uiM H actions, m enèrent une politique de captation de la m ém oire du • omeyyade, auquel ils prétendirent se rattacher158. Cet héritage était tan t problém atique puisqu’il ne pouvait être ni dynastique, les soiivi'idlM almohades ne descendant pas des Omeyyades, ni idéologique puivpi* 1« doctrine alm ohade refusait avec force le malékisme, un des piliu» i || l’idéologie omeyyade. L’entreprise dut donc être m enée avec beam onp iN subtilité. Ainsi, l’élection éphémère de C ordoue com m e capitule il d| Andalus en 1162, à la fin du règne du prem ier calife almohade Al ni itl

155. C ha rey ro n Nicole, Les Pèlerins de Jérusalem au Moyen Âge. L’av in ltue •<*# Saint Voyage d ’après Journaux et Mémoires, op. cit., 2000, p. 103 note 1.

156. A d d a s Claude, Ibn'Arabï ou la quête du soufre rouge, Paris, < i . i l l i m m l

« Bibliothèque des sciences hum aines », 1989, p. 308-309.157. Sur cette stratégie de légitim ation voir VlGUERA M aría-Jesús, « Las rem t I t lM

de los andalusies ante los A lmohades », in Los Almohades : problemas y pci /•> > C r essier Patrice, F ie r r o M aribel, M o l in a Luis (éd .), C onsejo Supeiioi ( lnvestigaciones Científicas, Estúdios árabes e islâmicos, op. cit., p. 709-712.

158. Pour un bilan des principaux vecteurs utilisés p o u r diffuser cette itlf • itli voir un bilan des recherches dans C ressier Patrice, F ierr o M aribel, (iUM h-il Pierre, « Presentación », op. cit. p. XIII-LI, passim. Ibn Jubayr fait référenir ii Mil f l ces vecteurs lorsqu’il évoque u n des exemplaires coraniques d e ‘Lith ma n, <dans une arm oire placée dans le m ihrab de la g rande m osquée des O m eyydtlu l Damas. De m anière significative, les A lm ohades, à la suite des Omeyyinl.» 'If Cordoue, avaient déposé un autre exemplaire coranique de ‘U thm ân dan l> mlli rab de la grande mosquée de C ordoue com m e une relique exhibée à des fur. ■ !■ !• «t tim ations. Rihla, éd. p. 268/trad. p. 291. Sur l’utilisation de cette relique p. nl Omeyyades de Cordoue, voir Sa fr a n , Janina M ., The Second Umayyad I ii///>)ii|J The articulation o f califal legitimacy in al-Andalus, op. cit., p. 66.

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Mu'min perm ettait de re-trouver par la m ém oire historique à défaut de Umtinuité généalogique ou doctrinale, la légitimité de l’ancien califat1 t est dans cette perspective qu’il faut situer le rêve de reconquérir Damas fimir lui restituer sa dignité de capitale de l’em pire islamique, il s’inscrit iliins l’idéologie omeyyade que réinvestissent les Almohades. Dès les pre­tium temps de l’ém irat omeyyade en al-Andalus, cette am bition fut sans tisse affirmée par les Omeyyades de Cordoue qui désiraient conquérir I li.ik, le Hedjaz et le Syrie160.

i d te politique d ’appropria tion par les A lm ohades de l’héritage miieyyade invite à revenir sur le dispositif poétique de la qasîda que nous ilviiiis identifié au cœ ur du récit. Jocelyne Dakhlia a m ontré que cette tra­ction poétique a été utilisée précisément à des fins politiques161. Dans ce tiis, les vestiges du passé ne sont pas la m arque d ’un abandon, d ’une rup- Iiiic dans le temps, mais au contraire d’une transm ission par-delà l’im m a- lU’iu c du présent. Nous avons vu que le dispositif com m ençait à Bagdad. Voilà com m ent s’ouvre la description de cette capitale qui fut la « Coupole tilt monde » : « Une ville antique, bien que toujours lieu de présence I hiiilra) du califat abbasside et centre de l’appel à l’islam (da’wa) abbasside miluur de l’im am at qurayshite hachémite, est presque en ruine (rasm) et ne (innerve que le prestige de son n o m 162. » Com m e dans le nasîb antéisla- lnii|iie, cette ville-trace163 est sommée de parler ou plutô t de figurer164 le lnlifat. Consubstantiellem ent liée au destin d ’une daw a abbasside dont la liiin' de rassemblement appartient au passé, l’image de la ville est donc

l IV). Dans le cadre d ’al-Andalus, Gabriel M artinez-Gros inscrit cette stratégie Uiih la longue durée en m o n tran t le rôle prim ordial que jouèrent les anciennes tii|ui.iles en al-Andalus dans la construction de la légitim ité des dynasties des taifas ► I ili’s dynasties maghrébines. Voir M a r t in e z -G ros Gabriel, « La ville andalouse et It- l'ouvoir », op. cit., p. 12-13.

r IfiO. Safran Janina M., The Second Umayyad Caliphate. The articulation o f califal Iflllliitiacy in al-Andalus, op. cit., p. 46-9.

[ I f> I . Dakhlia Jocelyne, Le Divan des rois. Le politique et le religieux dans l’islam, B i il., p. 155-160.I Ifi.’. Rihla, éd. p. 217/trad. p. 243.i l(. ' « Elle ressemble [...] aux restes effacés d ’un cam pem ent, à des traces qui dis- ■ fillssent ou à l’apparition d ’un spectre au regard vide » (Rihla, éd. p. 217/trad. 1343).

Ifi I La racine r.s.m. tourne au tour de l’idée de décrire, figurer et de représenter.

r

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1 9 8 Du PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

entièrement dominée par la ruine. Des fastes de Bagdad, il ne reste plu

qu’une seule trace : son nom. Le califat apparaissant donc au travers de U

ville avant tout comme un rêve, un mirage, peut-être un spectre, B;i|vl*ul

échoue à le figurer165. Pour restaurer le califat dans toute sa s p le n ile u i, il

faut donc dénouer le lien unissant le califat, les Abbassides et B agdad I > message qui ressort de cette description est im plicite mais parfaitem ent

cohérent : Bagdad va bientôt céder la place à une autre capitale, qui si'irt

transfiguré à son tour par la présence du califat. Cette autre ville est app<

lée à devenir le foyer de rayonnem ent d ’un nouvelle da’wa, celle d e i

Almohades, seule capable de rassembler, par sa puissance unificatrice, l>i

umma au tour des « derniers imâms équitables de l’h isto ire166 ». Le dévol

lement progressif de celle-ci s’opère par l’évocation des m o n u m e n t!

omeyyades tou t au long du parcours qui tranche avec Bagdad o ù « au» u n

beau m onum ent n’attire le regard167 ». La rihla, com m e le souligne I I Leeds, a bien pour fonction de confirm er l’ordre du m o n d e : d e m r h

l’image diaphane du califat abbasside, transparaît celle d ’une unité p u

mordiale de la um m a , revendiquant une antériorité par rapport au ca lil u

abbasside : le califat omeyyade de Damas. En rappelant cette mémoire, Kl rihla d ’Ibn Jubayr vise à transm ettre l’héritage omeyyade aux A lm o h a d i

Pour renforcer cette idée, il visite - au sens technique pris par ce te.....dans le soufism e168 - les lieux m arqués par le souvenir des ancin< mythiques de la dynastie om eyyade: U thm ân (m. 656)169, M u’âwiytt

165. C om m e les vestiges du cam pem ent échouent à figurer la bien-aim ée dau* If nasïb. Voir A l-K indy Salam, Le Voyageur sans orient. Poésie et philosophie des Ami/m ■ de l’ère préislamique, op. cit. p. 125-132.

166. Rihla, éd. p. 78/trad. p. 111. - 2167. Rihla, éd. p. 217/trad. p. 243.

168. Apparue dès l’époque fatimide dans le contexte du culte des im âm /s chiiu U pratique de la visite (ziyâra) fut appropriée par le soufisme com m e le signe t.mpl'li du culte des saints. Les lieux où on t vécu et où sont m orts les saints sont réputés i hiii gés de baraka et exercent toujours leur prodigieuse faculté d ’attrait ; G e o f f r o y F.rWj Initiation au soufisme, Paris, Fayard, « L’espace intérieur », 2003, p. 186.

169. Rihla, éd. p. 268/trad. p. 291. Troisième calife de l’islam, com pté au nonilm des quatre Bien G uidés ( rashîdûn), il régna de 644 à 656. Son assassinat entrain,i l>i prise du pouvoir, quelques années plus tard , par M u’âwiya, fondateur «U** Omeyyades. C ette dynastie prétend s’inscrire dans la continuité de son c.ilil.u Sm ran Janina M., The Second XJmayyad Caliphate. The articulation o f califat legHl tnacy in al-Andalus, op. cit., p. 47.

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(n i. 680)170 et ‘Umar Ibn ‘Abd al-‘Azîz (m. 720)171. De manière significa- livc, à l’autre extrémité de la M éditerranée, le calife almohade Abû Yûsuf V.i'qûb al-M ansûr (1184-1199), destinataire le plus probable de la rihla, accomplit le même geste rituel, en visitant les ruines de M adînat al-Zahrâ’, l'ancienne résidence des Omeyyades en al-Andalus172. Il va même jusqu’à iéprendre ce lieu com m un de la littérature traitant des rois qu’est l’explora - lion d’une tom be royale173 : la description de Damas s’achève par la visite <l'Ibn Jubayr au cim etière où se trouvent les tom bes des califes omeyyades174. Le regain d ’intérêt pour les Omeyyades de Damas à cette époque est corroboré par une autre source contem poraine de la rihla d ’Ibn lilbayr. Un historien andalou, Abû 1-Walîd Ibn Ra’s Ghanam a al-Ishbîlî, dont m alheureusem ent nous ne savons presque rien175, a effectué un voyage en O rient probablem ent en 1199. Il a écrit une chronique, qui s'étend de l’époque du Prophète jusqu’à l’année 1224, centrée sur lesl tineyyades d’O rien t176. Ainsi cette œuvre et, en parallèle, celle d ’Ibn lubayr apparaissent com m e les deux faces, l’une historique et l’autre géo­graphique, l’une dans le tem ps et l’autre dans l’espace, d ’une même quête :« apter la mém oire syrienne des Omeyyades.

170. Rihla, éd. p. 269/trad. p. 291. C om pagnon du Prophète, il fut le fondateur de lii ilynastie des Omeyyades de Syrie.

171. Rihla, éd. p. 269/trad. p. 292. Il acquit une réputation de souverain pieux et H'spectueux de la Loi, lui valant, dans l’historiographie m usulm ane, une place à l'.ii t parm i les princes de sa famille.

172. S u r ce geste é m in e m m e n t sy m b o liq u e , v o ir M a r tin ez-G ros G ab rie l, L’Idéologie omeyyade. La construction de la légitimité du califat de Cordoue (X’- X f siècle), op. cit., I' 164-165 e t V iguera M a ria -]e sû s , « Las reacc io n es d e los a n d a lu s ie s a n te los A lm ohades », op. cit., p. 710.

173. Sur ce lieu com m un, voir D akhlia Jocelyne, Le Divan des rois. Le politique et h religieux dans l’islam, op. cit., p. 171.

174. Rihla, éd. p. 281/trad. p. 304. Il signale qu’en ce lieu une maison est habitée, illusion peut-être à la prochaine renaissance de la dynastie à travers les Almohades.

175. Sur cet auteur et son œ uvre, voir Liiîoi.a Di i g ad o lorge, Enciclopedia de la1 1iltura andalust 1/4, « Biblioteca de al-Andalus », Almeria, Fundaciôn Ibn Tufayl de I studios Arabes, 2006, p. 445 (n° 981).

176. Dans le m anuscrit de M adrid, les Abbassides sont traités seulement dans lesl derniers folios sur les 42 folios occupés par le texte. L’œ uvre s’intitule, de m anière iiHiiificative, Kitâb Manâqil al-durar wa manâbit al-zuhar, que l’on peut traduire l'ii i Livre des sources des perles et des origines des éclats...

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Ainsi, l’idée de « fin » que véhicule l’expression « sceau des pays dT.l.mi «(khâtima bilâd al-islâm) est liée à celle des origines : ce qui clôture doil i'Iiî en même temps ce qui a été prem ier à l’origine des origines177. Reste .1 pu ciser m aintenant la nature et les modalités de la transmission de cet liei il

Un voyage initiatique

Nous avions séparé jusqu’à présent logique de voyage et logique de ii' i IIIl est temps désormais de les étudier conjointem ent pour tenter de ..........l’intention profonde qui anim ait Ibn Jubayr en rédigeant son œuvre.

En effet, la rihla d’Ibn Jubayr ne se réduit pas à une simple œuvre de 1 >i" pagande. Son voyage semble revêtir, comme dans le Safar-nâme de Nil mi i Khusrow178, une valeur performative : un long itinéraire de déplaçai h ni dans l’espace et le temps à l’intérieur duquel s’opère une transformai i< m l. l’individu. Cette conception du voyage semble liée au soufisme qui peu« lu à cette époque la société mais également la littérature de Y adab179. On .1 mi que plusieurs indices biographiques révèlent la forte inclination mysl 1.1<m d’Ibn Jubayr et le passage sur les prédicateurs de Bagdad montre qu il connaissait la littérature du soufisme et ses codes, en particulier sa riche 1 m dition poétique180. Une relecture attentive du récit dans cette perspe« Il vu perm et de restituer au voyage sa dimension initiatique. Comme dan . I< différents courants soufis de l’époque, cette initiation est fondée sur mu dynamique d’im itation du Prophète181. Ibn Jubayr investit de m anièir miIi

177. À titre com paratif concernant le chiisme duodécim ain, voir Amir-Mi h //1 M oham m ad Ali, « Fin du Temps et Retour à l’O rigine (Aspects de l’imamoli >h.I** duodécim aine VI) », in Mahdisme et millénarisme en Islam, G a r c îa Ami imi Mercedes (dir.), num éro spécial de Revue du m onde m usulm an e t il 1' hi Méditerranée, Série Histoire, 91-92-93-94, Aix-en-Provence, Edisud, 2000, p. < ' / i

178. C alasso Giovanna, « Les Tâches du voyageur : décrire, mesurer, coni|>l> 1, chez Ibn Jubayr, Nâser-e Khosrow et Ibn Battûta », op. cit., p. 83.

179. T oelle Heidi et Z akharia Katia, À la découverte de la littérature aralu l 't. v f siècle à nos jours, Paris, Flam m arion, 2003, p. 113-114.

180. « Au cours de cette séance, l’im am déclama des vers em pruntés au P ro lian t am oureux ( nasîb), propre à inciter la passion et merveilleusement attendris'..ml, vers qui enflamm ent les cœ urs d ’amour, mais dont le contenu érotique doil IMu entendu avec un sens mystique » (Rihla, éd. p. 223/trad. p. 248).

18t. C h o d k ie w ic z Michel, Le Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans lu 1

trine d ’Ihn ‘Arabî, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences hum aines », l9Hf» p. 79-94.

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nlr la théologie du M i’râj, com m e modèle de progression ascensionnelle. l'ne anecdote permet, en effet, de relier l’origine et le term e de ce voyage au l't ix d ’un changement hautem ent symbolique : le point de départ demeure1.1 Mecque mais le point d ’arrivée n’est plus Jérusalem mais Damas. Ibn lubayr transfigure la grande mosquée des Omeyyades en l’identifiant non nullement à la Ka’ba mais également au Dôme du Rocher. Ainsi, dans la montagne de Thawr, à La Mecque, Ibn Jubayr pénètre dans la grotte où le l’rophète trouva refuge durant l’Hégire de La Mecque à M édine et où se produisit un épisode m iraculeux182. Ce dernier, par un de ces jeux de miroir qui tissent des réseaux de correspondance à travers tou t le texte, a «>n symétrique à D am as183. Cette ville semble m arquer l’accomplissement d'une initiation ésotérique qui doublait le pèlerinage exotérique. Il décritii i nsi longuem ent son ascension au som m et de la coupole de plom b qui se il cesse au centre de la G rande Mosquée des Omeyyades, autrem ent dit à ïomphalos du m onde184. Il précise qu’il accéda au moyen d ’une échelle (w<//am) 185 et contem pla le spectacle d ’un édifice dont l’architecture dévoile une vision paradisiaque186 : lieu de transm utation de l’espace ter- icslre en état spirituel, cette coupole est assimilée au Trône divin187. Dans une anecdote placée juste avant cette « ascension céleste », Ibn Jubayr invite

182. Rihla, éd. p. 116-117/trad. p. 146-147. M uham m ad, poursuivi par les Ourayshites, s’était caché avec Abû Bakr duran t trois jours dans une caverne située■ l ins cette m ontagne. Ses poursuivants, voyant qu’une toile d ’araignée barra it l’en-11 ( t de la grotte, ne jugèrent pas utile d ’y m ener plus avant leur recherche, jugeant i|ifun hom m e ne pouvait passer sans détru ire la toile.

183. Il est également question d ’araignées, anim aux à la signification riche dans l'exégèse coranique et mystique. Il s’agit de l’anecdote signalée plus haut, qui a pour limction d ’assimiler Damas aux Lieux saints de l’Islam. Voir supra, « L’affirm ation• I un m onde à deux pôles ».

184. Rihla, éd. p. 292-294/trad. p. 314-316.185. Sullam est synonym e de m i’râj qui signifie également « échelle ».186. Sur l’architecture com m e support de la vision paradisiaque, voir ZUMTHOR

l'.ml, La Mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Age, Paris, M itions• lu Seuil, « Poétique », 1993, p. 119 et 135.

187. « Dans le dom aine des Archétypes, la coupole est le Trône divin. [ ...] Assimilée à l’Esprit divin qui cerne l’univers, la coupole tradu it la conception sou- lir du centre, du cercle et de la sphère inhérente aux choses. Le m ouvem ent de cet i .prit peut être perçu soit dans son orientation vers le bas, expansion à partir de l'unité, soit dans son orientation vers le haut, contraction vers l’unité représentée par l’apex de la voûte. » Ba k h tia r Laleh, Le Soufisme. Expressions de la Quâte mys­tique, Paris, Éditions du Seuil, 1977, p. 107.

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le lecteur à établir une correspondance avec la cérémonie de ‘Ara lût, pu mi d ’orgue des cérémonies de La M ecque188. O r ce rituel de « Arafât », mi'mI fiant littéralement « lieu de connaissance189 », est m arqué par la Station .lu w uqûf qui étym ologiquem ent veut dire 1’« arrêt ». Il est remarquai »le qu •*la différence de tous les autres rites du pèlerinage qui impliquent un .......vement, le w uqûf est par définition un acte im m obile laissa ni dm h entendre, si l’on suit cette mise en parallèle, que le voyage initiatique >1 II «h Jubayr doit s’achever sous la coupole de la mosquée des Omeyyacle , .Lin l’abîme de sa contemplation. Toutefois, fidèle à la doctrine du soufisme, I. chem inem ent spirituel proposé par la rihla a une dim ension à la foi), unit viduelle et collective. Plus exactement cette expérience est réservée .i mu élite d ’initiés190. En effet, lors de son ascension vers la coupole, Ibn luUn i est accompagné sur l’échelle par des Maghrébins. Dans toute la rihln, 11 m Gubayr oppose l’attitude des Maghrébins à celle des autres musulman'. Mil vant en cela la doctrine almohade qui, en s’inspirant d ’un hadith soiivt ni cité par Ibn Tûm art, fait des Maghrébins, au sens de sujets du calilt d. Marrakech, les seuls dépositaires de la vérité (haqq) 191. Pour cette élile | . rituelle, le pèlerinage à La Mecque - exotérique - se double d’un voyar,> ml tiatique - ésotérique - à Damas.

188. Rihla, éd. p. 291-292/trad. p. 313-314. Il indique que chaque année, dit m om ent du pèlerinage, les habitants de Damas se rendent dans leurs m ov|in « i pou r accom plir la Station du jou r de ‘Arafa, en im itant scrupuleusem ent le t lliifl accompli au m êm e m om ent à La Mecque.

189. C ’est ce jo u r de ‘Arafât, le 9 dhû l-hijja de l’an X de l’hégire, que fut m v. I, i M uham m ad, dans la plaine de ‘Arafât où se préfigure le Jugem ent dernier, devilllj cent quarante mille pèlerins debout en prière, le verset qui m arque la restaurullmi plénière de la religion originelle (al-dîn al-qayyim) : « A ujourd’hui J’ai parfaii |» .... vous votre religion, et rendu complète Ma Grâce sur vous, et agréé l’islam commit religion pou r vous » (Coran, V, 3).

190. Voir les synthèses de Denis Gril in P o p o v ic Alexandre et V ein stein ( .ill. > (dir.), Les Voies d ’Allah. Les ordres mystiques dans le monde m usulm an des oriyinn rt aujourd’hui, Paris, Fayard, 1996, p. 87-138.

191. Rihla, éd. p. 78/trad. p. 111. Le had ith est le suivant : « Le peuple du Mafllui'lt ne cessera de m anifester la vérité (al-haqq) jusqu’à la venue de l’Heure. » Jiim|ii .i son utilisation par Ibn T ûm art, ce hadith ne précisait pas que ce peuple viemlliilt du Maghreb. Voir F ierro M aribel, « Spiritual alienation and political activism ill* ghurabâ’ in al-Andalus during the sixth/twelfth century », in Arabica, XLY II \ 2000, p. 247.

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Pourtant, Ibn Jubayr n’arrête pas son voyage à Damas. Bien plus, l’étude îles structures narratives et descriptives tend à m ettre en évidence que celle quête initiatique, qui aurait dû trouver son accomplisscmenl à Damas, demeure inachevée. Pourquoi ? Là encore, la clé réside, semble-1 il, dans le système de correspondance établi par Ibn Jubayr entre La Mecque et Pftmas. O n a vu que la rihla d ’Ibn Jubayr visait à relancer la pratique du pèlerinage. O n retrouve un appel à l’action du m êm e genre concernant l'am as. Ibn Jubayr appelle de m anière to u t à fait explicite11,2 les Maghrébins à « voyager » ( rahala) et à s’« exiler » ( tagharraba)i9i en Syrie.I »ans ce but, il exalte dans toute la description de Damas les qualités d ’hos pitalité des Damascènes. Toujours selon le m êm e jeu de m iroir m arquant les descriptions de La Mecque et de Damas, on peut se dem ander s’il ne l.iut pas faire un parallèle entre le rôle des M aghrébins dans la régénéra­tion de la terre et dans la purification de la fo i: ils apparaissent àI i Mecque com m e les agents de la fertilité de la terre en tant qu’agricul­teurs et, à Damas, comme ceux de la purification de la foi en y apportantl.i doctrine alm ohade194. Mais c’est l’acte même de voyager, la rihla, qui semble revêtir une valeur performative. Fondam entalem ent, celle-ci est un pèlerinage (hajj) et tou t pèlerinage est une entreprise de restauration195. Si.tr le plan symbolique, le hajj est conçu comme un retour au nom bril de

192. Rihla, éd. p. 285/trad. p. 308.193. Cette racine a une connotation spirituelle et politique très forte au XII' siècle

en al-Andalus. Voir F ierro Maribel, « Spiritual aliénation and political activism : I lie ghurabâ' in al-Andalus during the sixth/twelfth century », op. cit.

194. Rihla, éd. p. 122 et 284/trad. p. 152 et 308. Ibn Jubayr fait référence dans• I uu tres passages à l ’a c tio n d e p ro p a g a n d e m e n é e p a r les A lm o h ad es et il n’esl pas i lu q u ’il y a i t p r is lu i-m ê m e u n e p a r t ac tive . V oir DEjUGNATYann, « La Méditerranée n iin m e f ro n tiè re d a n s le réc it d e voyage (rihla) d ’Ib n Ju b a y r : m o d a lité s et enjeux• I une perception », op. cit., p. 165. L’almohadisme n’est pas une doctrine figée mais i vuliitive comm e l’ont m ontré les travaux de D om inique Urvoy et île Maribel I ienoi • tègne d ’al-M ansûr en particulier est marqué par une volonté de redéfinition de I .ilinohadisme, notam m ent en le ram enant à des formes déjà existantes, com m e le /iilnrisme, al-M ansûr se rapprochant lui-m ême du chaféisme, ce qui explique cet lai in nient les nombreuses mentions dans la rihla de Ghazâlî, grande ligure de c elle école n vendiquée par les Almohades. Cette évolution idéologique, permit d ’inlégrei plei in m ent l’action des Almohades, considérée au départ comm e hérétique, dans la les i iin ation sunnite, au risque de s’y dissoudre. Voir U r v o y Dominique, Awrroùs, les ambitions d ’un intellectuel musulman, op. cit., p. 155.

195. Z u m t h o r Paul, La Mesure du m onde: représentation de l'espace au Moyen ti;e, op. cit., p. 196-197.

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la terre, à la « Mère des cités » ( Umm al-qurâ, Coran VI, 92), au point #lne de l’espace et du tem ps196. La logique du récit invite à appliqua . t il* conception mythique à Damas. Reprenant les grands thèmes tic l u!. omeyyade, la rihla d’Ibn Jubayr fait de la capitale syrienne l'origine d'nil l|i déployèrent l’espace et le temps de l’empire omeyyade, dont les Alm. iIihiIm revendiquent l’héritage. Sur le modèle prophétique de l'Hégire qui lu Almohades prétendent également reproduire, la venue du calife iiiii'niinftk dans l’ancienne capitale omeyyade, nouvelle M édine, doit être prt'p.it * * j h l’action de ses partisans m aghrébins197. Dans cette perspective, la nlihi i >1

à lire comme une m éditation sur le rôle de la Syrie (Shâm ) a b o u l . n i projet de réintégrer cette terre sacrée et comme une réponse aux .ni. un fiévreuses qui traversent al-Andalus et le Maghreb à la fin du XII' si^ I. 1 '• À ce titre, son acte individuel doit servir d ’exemple tan t à ses contt mpii rains qu’aux générations à venir. Le voyage d ’Ibn Jubayr ne représculi | . le bou t du chemin m enant à la délivrance, ni le processus messi.im.pt« mais seulement son débu t199. Son appel n’est d ’ailleurs pas isolé i > • u> époque, circulent en al-Andalus des hadiths faisant de la Syrie la lu n pii férée de Dieu, celle où se trouve l’élite des Ses serviteurs et qui exhoi h ut i venir s’y installer200.

196. « L’histoire de la Ka’ba devance toute histoire, com m e son site préci ili litntd géographie : car elle se tient au po in t m êm e d ’où se déploient l’esptu «' i'l ■ tem ps ». Sur la conception m ythique du pèlerinage à La M ecque dans l’islam, > .tll C h o d k ie w ic z Michel, « Le pèlerinage à La M ecque », in L’Histoire n° II. ! > 1 p. 6 4 -7 3 (citation p. 66).

197. Sur les M aghrébins de Syrie m entionnés par Ibn Jubayr, voir Cahkn ( I.iihIm « Ibn Jubayr et les M aghrébins de Syrie », in Revue de l’Occident musulman w il? )i| Méditerranée, 1 3 -1 4 (1 9 7 3 ), p. 2 0 7 -2 0 9 et P o u z e t Louis, « M aghrébins à 1 )îimm« m v ii ' / x iii ' siècle », in Bulletin d ’études orientales, XXVIII, 1975, p. 167-199 .

198. Cette dém arche n’est pas sans rappeler celle du ju if andalou Juda 1liil.'H (1075-1141) qui conçu un projet similaire, mais présenté de m anière b e a u c o u p p im explicite, afin de restaurer Israël. Pour une présentation synthétique, voir 11. u h Masha, Juda Halévi. D ’Espagne à Jérusalem (1075-1141), Paris, A lb in M i, lu i « Présences d u Judaïsm e », 1997. Voir su rto u t G a r c ia -A r en a l M e ru . l i« Messianisme ju if aux tem ps des m ahdï-s », in Judios y musulmanes en al-Anihihtf y el Magreb. Contactos intelectuales, FlERRO M aribel (éd.), M adrid, Collection .1. I.i Casa de Velâzquez, n° 74, 2002, p. 211-229.

199. Les Almohades on t com battu avec une rare violence l’agitation messi.im.|».- soutenue par les soufis. Voir F erhat Halim a, « L’organisation des soufis cl # limites à l’époque alm ohade », op. cit., p. 1085.

200. Addas Claude, Ibn ‘Arabï ou la quête du soufre rouge, op. cit., p. 305.

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I uiin, on peut se dem ander dans quelle mesure la rihla n’a pas été conçue i oui me un m iroir au prince, visant à initier le souverain alm ohade201. Le t iililc al-Mansûr, dont le règne m arque l’apogée de la puissance almohade, V'i un personnage entouré de légendes. Il est en particulier connu pour Mvi'ii subi une véritable conversion et abandonné le pouvoir pour adopter un mode de vie soufi202. Com m e toute figure légendaire, les circonstances il< sa mort apparaissent de manière très variée dans les sources203. Une des ilillérentes versions est particulièrem ent significative dans notre perspec- llvc. Ibn Khallikân fait m ention d’une légende selon laquelle, après avoir u noiicé à ce m onde et passé la fin de sa vie en pérégrination (s â h a f î l-ard), il .illu m ourir à Damas204. L’historicité de ce récit est sans doute sujette à i iiulion, mais sa signification semble claire : le voyage vers Damas a revêtu rt l,i fin du XIIe siècle une dim ension sacrale205.

C o n clu sion

I v caractère remarquable de la rihla d ’Ibn Jubayr est d ’intégrer au récit »l'une expérience vécue une riche et subtile construction symbolique. Elle iu lance pas des vérités au lecteur, elle en m onte le dispositif, appelé à p ro ­duire un message. Celui-ci est délivré sur un m ode à la fois implicite et

.'() 1. La littérature de voyage a souvent été composée à cet effet. Voir Va n Lee u w e n Mil luird, The Thousand and One Nights. Space, travel and transformation, New York, Mmitledge Studies in M iddle Eastern Literatures, 2007, p. 44.

,'02. D’après Huici M iranda, il re tourna à M arrakech en 1195, après la victoire• I AI»rcos, y fit reconnaître son fils M uham m ad com m e successeur et se retira de la i n publique. Il consacra la fin de sa vie aux oeuvres pies, tourm enté par le rem ords iliivoir fait exécuter de proches parents. Cf. « A l-M ansûr », in Encyclopédie de I I Jdin, seconde édition, I, 169-70. Voir su rtou t Ferhat Halima, « Le calife .il Miinsour ou la tentation mystique », in Le Maghreb aux x i f et x u f siècles : les sit't les i/i' hi foi, op. cit., p. 91-99.

203. Pour le dossier docum entaire, voir Ferh a t Halima, « Le calife al-M ansour ou la tentation m ystique ».

.’04. Wafayât a l-X yân , Beyrouth, 1971, VII, 9-10.

.’05. Signalons que c’est à Damas qu’Ibn ‘Arabî décida de m ettre un term e .i ses "iv.iges et qu’un autre grand mystique, al-Harrâlî, s’installa en Syrie après avoir « .u u il la cour de M arrakech. Voir F erhat Halim a, « L’organisation des son(1s et scs limites à l’époque alm ohade », op. cit., p. 1078. Sur le mouvem ent d 'ensem ble des M,i|[hrébins et des A ndalous à Damas, voir P o u z f t Louis, « M aghrébins n 1 lam as <i11 vif/xiir siècle », op. cit.

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rigoureux, reposant sur des logiques narratives et descriptives, q n l |M Jubayr suit avec une remarquable application. Si le bu t explicite du v i iy « d ’Ibn lubayr, un pèlerinage à La Mecque doublé d ’un voyage en qun. l. savoir (rih la fî talab al-ilm ), est en apparence très banal, le projet ini|>ll« lie qui sous-tend le récit de voyage d ’Ibn Jubayr est d ’une toute autre put !<*i II a pour am bition de restituer à Damas sa position symbolique m inuit centre du m onde. En cela, la rihla s’insère dans la vaste entreprise d< i ,i| i ition de l’héritage omeyyade menée par le califat almohade pour 1 < i h .... ..son pouvoir.

Cependant, Ibn Jubayr ne se contente d ’énoncer un simple dismm , il« propagande, mais propose un projet grandiose de réunification de l,i uiiinm dans un cadre califien unitaire. Ce projet consiste à restaurer le calil.it <!i>< Omeyyades dans son antique capitale, Damas, autour de la professioii di lui (da’wa) almohade. La réalisation de ce plan divin est fondée sur le voyNgf [rihla] assignant à celui-ci une valeur performative. Dans une perspo Un messianique, Ibn Jubayr invite de la manière la plus explicite les p.ii thitttij des Almohades, présentés comme une élite spirituelle, à réintégrer l,i Syrlu perçue comme la patrie des élus.

Le récit d ’Ibn Jubayr nous perm et d ’approcher ainsi la signification pin fonde qu’a pu revêtir l’acte même de voyager chez les lettrés d ’al-And.ilii* D’une façon qui excède le contexte historique qui a com m andé son iip|nu I tion, cette signification est à chercher dans les représentations de l’cs|nu » , Tout au long du récit, Ibn Jubayr est obsédé par l’idée de restaurer l’h.u nni nie d ’un m onde dans lequel la forme prim ordiale de l’unité, l'empli# omeyyade, a été brisée. Dans cette perspective, le voyage naît précisent ni de l’écart existant entre m onde idéel et m onde réel et apparaît comme inu- réponse au désir d ’unification, d ’harm onie et d ’équilibre206.

Yann DijuitNAf Casa deVelâzquez, Mmlilil

206. Sur les rapports entre représentation de l’espace et voyage dans la littër.ilm# a ra b e , v o ir Van Leeu w en Richard, The Thousand and One Nights. Space, travel iimI transformation, op. cit., p. 38-39.

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Benjamin de Tudèle, géographe ou voyageur ? Pistes de relecture du Sefer massa’ot

La renom m ée de Ben ja m in de T udèle n’est pas à défendre. Fils du rab­bin Jonah, il serait né à Tudèle au XIIe siècle1. Depuis 1121, Tudèle était une ville chrétienne, reprise aux m usulm ans par Alphonse le

lliilailleur. La com m unauté juive de la cité, que l’on sait par ailleurs pros­père sur les plans économ ique et intellectuel, avait alors obtenu des fueros, h impiétés en 1170 par Sanche le Sage2. Certes, la Navarre n’avait plus de11 antières avec l’Islam. Mais elle fut, sans nul doute, traversée par le souffle île messianisme engendré par les poussées almoravide et almohade (à par- In île 1086, puis de 1146)3, perceptible dans l’œuvre d ’un autre ju if origi­naire de Tudèle, Juda Halévi (v. 1075-1141), d ’ailleurs évoqué dans le récit de Benjamin4. C’est dans ce contexte, à la fin de l’année 1165 ou au début île l'année 1166, que Benjamin aurait entrepris le tou r du bassin m éditerra­néen, avant de rentrer dans sa cité d ’origine, où il m ouru t en 1173, après

I Le fait qu’il ait grandi et qu’il ait été form é à Tudèle est considéré com m e indis- i ul.ible. Voir no tam m ent L eroy Béatrice, Les Ménir. Une fam ille sépharade à travers Ifi siècles (x tf-x tf siècle), Anglet, Atlantica, 2001, p. 19.

Baer Yitzhak, A History o f the Jews in Christian Spain, vol. 1., From the Age o f Hn onquest to the Fourteenth Century, Philadelphie, The Jewish Publication Society• 'I America, 1966, p. 52-53 ; L eroy Béatrice, Le Royaume de Navarre. Les hommes et h1 l’intvoir, v u f-x V siècle, Biarritz, J & D éditions, 1995, p. 137-161 ; C arrasco Juan, MlUANDA G arcía Ferm in et R a m Ir ez Va q u er o Eloisa, Navarra judâica, t. 1, Los fUillos de Navarra. Documentos, 1093-1333, Pamplona, G obierno de Navarra, 1994.

t Baer Yitzhak, A History o f the Jews in Christian Spain, op. cit., p. 65-66 I A dler Marcus, The Itinerary o f Benjamin ofTudela, Londres, Oxford University

I'n ss, 1907, p. 45

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1avoir achevé le récit de ses pérégrinations, intitulé Sefer massa ot ou / h »# des voyages, et considéré comme authentique5.

Plusieurs éléments le laissent penser, en effet. Tout d ’abord, Benjamin m- cite aucune source livresque et souligne explicitement que son récil oïl M résultat de son observation personnelle. À la fin du préambule, le livre mm mence comme suit : « Je suis parti de ma ville natale6 ». Ensuite, sou il un raire est cohérent, alternant routes terrestres et voies maritimes. I>epm Tudèle, Benjamin se serait rendu en Catalogne, dans le Midi de la l:t aim dans la péninsule italienne et en Sicile. Il aurait ensuite traversé remplit byzantin, le Levant et la Perse. Avant d ’atteindre l’Égypte, il mentionin l’Inde et la Chine. Puis il term ine son voyage en repassant par la Sicile, pi nu franchir les Alpes et se rendre en Rhénanie (Ashkenaz) et dans le roymimt de France ( Tsarfat). En troisième lieu, la majorité des toponymes meulnui nés existent (il sont près de 300 entre Saragosse et Paris) et peuvent « ii• localisés7. En outre, on le verra, il n’y a aucune incohérence dans la chnnn ■ logie du voyage.

De tous les voyageurs juifs médiévaux, Benjamin est considéré connue le plus illustre8. Il précède de quelques années Pétakhia de Ratisbonne, qui voyagea entre 1175 et 1185. Parti de Prague, il visita également Bagdint Damas et Jérusalem, mais rédigea son récit à la troisième personne. S'il semble avoir essayé de dresser un tableau de la condition des juifs à travcH le m onde, la différence fondam entale avec le Sefer massa ot est l’absence ili* mise en scène du voyageur9. Q uant à Natanaël Hacohen, il rentra de son

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5. G r a b o ïs A rie h , Les Sources hébraïques médiévales. Chroniques, lettres cl reii ponsa, in Typologie des sources du Moyen Âge occidental, vo l. 1, G é n ic o t L o u is (<ln I, T u rn h o u t , B rep o ls , 1987, p . 27-28, q u i c lasse le Sefer massa’ot a u n o m b r e d es « ie< il■. d e voyages » o u itineraria ju ifs m é d ié v a u x .

6. A d ler Marcus, The Itinerary o f Benjamin ofTudela, op. cit., p. 17. Ce fut le travail réalisé au x ix ' siècle par Eliakim C arm oly et Joaquim Lf.i i wi i ,

Voir infra.8. Z a f r a n i Haïm , Juifs d ’Andalousie et du Maghreb, Paris, M aisonneuve et Laro«f|

2002, p. 52-53, bien qu’il fut précédé par le voyageur ju if Eldad ha-D ani (880-9-111), dont l’œ uvre a p ou rtan t connu une large diffusion, y com pris en dehors des cei i le* juifs, et par Abraham ibn Ezra (1092-1167).

9. C armoly Eliakim, « Tour du m onde ou voyage du Rabbin Pétahchi.i <l> K.itisbonne, dans le x ir siècle », in Nouveau journal asiatique, VIII, 1831, Paili, p. 257-353.

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B e n ia m in d e t u d è l e , g é o g r a p h e o u v o y a g e u r ?. 209

Wuple en Terre sainte en 1187. Pour sa part, il rédigea, à l’instar de Pfnjamin, un récit à la prem ière personne. Mais Natanaël et Pétakhia ne• • mi mirent jamais une telle postérité, sans doute parce que l’aire embrassée l'ii leurs pérégrinations était plus circonscrite, et parce qu’il ne reste que •li •. fragments de leurs écrits10, tandis que l’œuvre de Benjamin a été Minscrvée dans son intégralité, preuve, peut-être, de l’aura exceptionnelle ilnnt elle a toujours bénéficié au sein du m onde juif. En effet, le Sefer mas- kl'ot a connu un succès im m édiat et une diffusion rapide, large et durable, iin point de constituer parfois la source principale des chroniqueurs juifs de lu lin du Moyen Âge et de l’aube des Temps m odernes, tel Salomon ibn Wr^a (v. 1450-1520) et Joseph ha-Cohen ( 1496-1575)11.

Aujourd’hui encore, le récit de Benjamin reste considéré com m e bien plus factuel et nettem ent m oins « imaginaire » que ceux de ses prédéces- n m i s . Le Sefer massa’ot est com paré à un ouvrage de géographie, inspiré des modèles arabes connus à l’époque12. Force est de constater néanm oins que il l.i forme l’en rapproche, le scribe tudélan s’intéresse peu aux sociétés des liiiys traversés, qu’il s’agisse de leur histoire, de leur économie ou de leur Iti'i graphie. Il décrit les com m unautés juives visitées, pour lesquelles il ilmine des données chiffrées, mais en om ettant le plus souvent les aspects île leur vie quotidienne et de leurs activités économiques. Il ne se préoccupe l'une des interactions entre l’hom m e et son milieu, non plus qu’il ne fait deIl Méditerranée le cœ ur de son récit.

Il y eut bien une période de doute quant à l’authenticité du périple de benjamin. Les premières attaques visèrent les données dém ographiques du SV/cr massa’ot, d ’autant plus discutées que les chiffres sont fournis en carac­

10. Beazley Charles, The Dawn o f M odem Geography, New York, Paul Smith, I'M1), vol. 2, e t H a r b o u n H aïm , Les voyageurs juifs du x i f siècle. Benjam in de hulèle, Pétahia de Ratisbonne, Natanaël Hacohen, A ix-en-Provence, éd. M assoreth, I m , vol. 1.

11. W ien er Meir, Das Buch Shevet Yehuda von Salomon Ahen Verga, Hanovre, C a ri l'uniper, 1855-1856, réimp. 1924, et Jo seph h a -C o h e n , La Vallée des Pleurs. i hronique des souffrances d ’Israël depuis sa dispersion jusqu’à nos jours. O sier Pierre lilir.), Paris, Centres d ’études D on Isaac Abravanel, 1981.

12. N otam m ent les œ uvres d ’Ibn Jubayr (1 1 4 5 -1 2 1 7 ) cl Idrîsî (m. après 1 154). l'iiur une recension exhaustive avant 1050, MlQUEI André, lu Géographie hum aine ilu inonde musulman jusqu’au milieu du x f siècle, Paris, Éditions de l’HHESS, 2001 .

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2 1 0 Du PÈLERINAGE À LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

tères hébraïques dont la transcription peut varier d ’une édition à 1 ’.int ilf sont parfois étonnants, en effet, lorsqu’il est question, par exemple, «!• I Hitjuifs à Palerme, 2 000 à Thèbes, 5 000 à Alep ou encore 7 000 à Mo . ..... |M|Ainsi, Jean-Philippe Baratier, auteur d ’une édition commentée du 'i lr t massa ot publiée en 1734, avança que Benjamin n’avait jamais voyagé »'I i|U| son ouvrage n’était qu’une com pilation truffée d ’erreurs parfois gro^U h-preuves de son ignorance et de son inculture14. Accusés de vouloii .............la contribution des juifs à la géographie médiévale, voire à la scient. < m. .It. vale en général, les détracteurs de Benjamin furent rapidement demi nl|i| en particulier par Adolph Asher, auteur d’une nouvelle édition du li >(> hébraïque en 184115. En effet, l’adm iration pour Benjamin de IihIiIh trouva au xixe siècle un second souffle, dont les deux principaux .h H nu francophones furent, sans conteste, Eliakim Carmoly et Joachim M< < I Ardents défenseurs de la bonne foi de Benjamin, ils fondèrent leur pLinliil rie sur l’identification précise des nom s de lieux qu’il rapporte, preuvr 111 ̂ futable, selon eux, de l’authenticité du voyage16.

Face aux critiques émises par les philologues et les traducteurs non inlli soupçonnés d ’antisémitisme, les défenseurs de Benjamin développèrent ttt arsenal d ’argum ents positifs, à visée apologétique. Dès lors, il devenu il dit ficile d ’ém ettre le m oindre doute sur la qualité scientifique du Sijci m>u sa’ot. L’Editio princeps d ’Eliezer ben Gershon publiée à Constantino|>li 11 1543, dont les nombreuses erreurs sont aujourd’hui largement si Kilt gnées17, a servi de base aux premières traductions, latine puis anglais ** française, et a prolongé, au-delà du Moyen Âge, la postérité et la dillimlnl

13. A dler M arcus, The Itinerary o f Benjamin o f Tudela, op. cit., respect < p. 78, p. 10 et p. 32-33

14. B a r a t i e r Jean-Philippe, Voyages de Rabbi Benjamin, fils de Jona de Ïm/Wi , rl Europe, en Asie et en Afrique, depuis l’Espagne jusqu’à la Chine, Amsterdam, AMI dépens de la Com pagnie, 1734.

15. A s h e r Adolph, The Itinerary o f Rabbi Benjamin o f Tudela, Londres/ U n l i n

A. Asher, 1840-1841, 2 vol.16. C arm oly Eliakim, Notice historique sur Benjamin de Tudèle, suivi de I.i i i > i

Joachim, De l’examen géographique de ses voyages, Bruxelles et Leipzig, Kiesslmn h C , 1852.

17. M agdalena N o m D e D eu José Ramon, « Testimonios arqueológicos del ( >i » ni Próximo reflejados en el Séfer-Massa'ot de Benjamin de Tudela (Siria-Pal«"<ilin Mesopotamia y Egipto) », in Arbor, CLXXX, 711-712, mars-avril 2005, p. 465 IMii

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B e n j a m in d e tu d è l e , g é o g r a p h e ou v o ya g e u r ?. 211

ili I œuvre de Benjamin, aujourd’hui traduite dans toutes les langues euro (n ames. Ces publications sont de qualité inégale, et la plus sûre est resiée, jh'iul.int longtemps, celle de Marcus Adler, publiée à Londres en 1907, qui m h il ient une édition hébraïque du plus ancien m anuscrit du Sefer massa ot Un Hervé au British M useum, datant du XIIIe siècle18, ainsi que sa traduction ill)1,t.iise enrichie par un dense apparat critique19. Depuis, il faut signaler la Induction castillane annotée de J. R. Magdalena Nom de Déu, réalisée à |>.n m des manuscrits complets et fragments conservés à ce jour20.

I il dépit de la multiplicité de ces travaux, le questionnem ent sur le texte »1 son auteur n’a jamais vraim ent été renouvelé. Au bout du compte,I unique problème régulièrem ent soulevé est celui de l’objectif du voyage de Henjamin. Et les hypothèses vont bon train ! Pour les uns, il serait un mar- Pliiiul accomplissant le double pèlerinage à Jérusalem et à Bagdad21. À ses Inoccupations mercantiles, se serait ajoutée la volonté de recenser des lli'u k d ’asile potentiels pour les juifs d ’Occident, en danger au lendem ain de lit deuxième croisade (1147-1148). Pour d ’autres, il n’a rien d’un hom m e d iill,lires, mais serait plutôt un étudiant vagabond ou un collecteur de liiiuls pour les écoles talm udiques de Tudèle, qui aurait cherché à m ainte­nu les contacts et à vivifier les liens entre les com m unautés juives du bassin méditerranéen22.

I interprétation de Carmoly retient davantage l’attention, dans la mesure mi elle s’attache m oins à com prendre les objectifs qui auraient présidé au jfliyMge, que la nature de l’œuvre de Benjamin. Ce dernier aurait dressé « un

IH British M useum, Mss 27 089, acquis en 1865, qui contient, outre le Livre des hll'ii.vji s, des écrits de M aïm onide, quelques midrashim , un com m entaire de l.i |lii|i.nldah de Joseph Gikatilia et un extrait du com m entaire d ’Isaïe par Isaac Al'uvanel.

I *>. Adler M a rc u s , The Itinerary o f Benjamin o f Tudela (op. cit.) qui servira de h h u 'iice to u t a u lo n g d e c e t a r tic le .

.'il, M agdalena N o m D e D éu José Ram on, Libro de Viajes de Benjamin de TUdehi. Iii Kill castellana, introducciôn y notas, Barcelone, R iopiedras lidiciones,

Hililioteca Nueva Sefarad », vol. VIII, 1989..'I. C’est l’hypothèse la plus com m uném ent admise, retenue notam m ent par

Ai<i i ii et M agdalena N o m de D éu .

' ’ I Ia rbo u n Haïm, Benjamin de Tudèle, 1165-1166/1172-1173, Aix-en Provence, Muions M assoreth, 1998.

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212 D U PÈLERINAGE À LA DÉCOUVERTE DU MONOli.

état m oral et religieux de ses frères dispersés23 ». L’hypollièst' miM I tt étayée et argumentée. Pour ce faire, il faut de nouveau sr p. n< !.. t ti construction du récit, sur les sources mobilisées et les il< .im l’œuvre, afin d ’en cerner la véritable nature. Remettre en qui".i mu I. lat de départ quant à l’authenticité du périple de Benjamin <l> lu-ltli quant à l’originalité de son œuvre, sans pour autant sous-cnlc in 1*. <|ii II un im posteur et un escroc, ouvre de nouvelles perspectives ,\ l'i - pi .m ii historique et littéraire du Sefer massa ot24. O n se bornera, ii i, .1 quelques pistes de recherche.

U ne o u plusieurs m ains ?

Il est impossible d ’échapper à la question de savoir si Benjamin 1 ni continuateur ou non. L’ajout posthum e du préambule, répandu .111 1 !nÿ(É Âge, pose d ’emblée la question du nom bre de rédacteurs du Ir 1 • ' l|| . trouve les seuls éléments biographiques livrés sur l’auteur dans l'um itfm N atif de Tudèle, Benjamin est loué pour sa connaissance de la loi 1I1 • t I. la Halakha. Il s’agit sûrem ent de le poser en hom m e « digne de lui « 1 .m. tor). Il est également authentifié comme étant l’unique auteur de I nm ngfc fruit de ses voyages ( actor). Mais si le récit amorcé à la fin du p rc. m 11 > 1111 > «1 écrit à la première personne, l’intervention de l’aventure persomn II. n i très discrète tou t au long du texte. L’aspect vécu du périple n’c.i ml* *H relief qu’exceptionnellement. La seule mise en scène de Benjamin |.,n lit! même apparaît au terme du passage consacré à Jérusalem. Il clôt l'.im . dnl» des tom beaux de la Maison de David par : « Ces propos m ’ont été 1 .i| >| • u tés par le dit Rabbi Abraham25. » Le « je » semble donc puremeul ■ I>. 1.. rique, destiné à affirmer la vérité de ce qui est écrit.

De même, on adm et traditionnellem ent que la fin de l’ouvrage, qui 1.1 >i les dernières com m unautés que Benjamin aurait visitées entre la Si. il. ■ 1 Paris, serait d ’une autre plume. Ce dernier épisode ne figure d ’ailleur. ni m

23. C arm oly Eliakim, Notice historique sur Benjamin de Tudèle, op. cit., p. '>24. En vertu de la dém arche prônée par G a u tier D a lch é Patrick, .. NyfS

r “originalité” de la “géographie” médiévale », in Auctor et auctoritas. Invention cl conformisme dans l’écriture médiévale, Z im m e r m a n n Michel (dir.), Paris, Îxol. .1. • ( chartes, 2001, p. 131-143.

25. A d i.E R Marcus, The Itinerary o f Benjamin o f Tudela, op. cit., p. 25

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B e n ia m in d e t u d è l e , g é o g r a p h e o u v o y a g e u r ?... 213

n i '1 île synthèse publiée par Adler, ni sur celle de Haïm Beinart26.Il M.igdalena Nom de Déu suggère que les passages consacrés à la

HlfiMiiir seraient le fruit de l’imagination de l’auteur du m anuscrit du piilili Muséum, un copiste d ’origine ashkénaze27.

( frics, l’itinéraire suivi est cohérent et confère une unité à l’ensemble du tf. h I es éléments de datation distillés dans le récit ne sont jamais contra- l l l ilulics. Le voyage a été effectué dans la décennie précédant la m ort de |i, m uuin, probablem ent à partir de 1165-116628. Benjamin se serait rendu

lliinu' sous le pontificat d ’Alexandre III (1159-1181). Il aurait traversé I 41I .iv,mt 1169, date de la reconstruction de la ville qui avait été entière- (11' ni rasée en 1156 par Guillaume I" de Sicile. Il aurait séjourné à I nil’.liintinople sous le règne dubasileus M anuel F C o m n èn e (1143-1180),

■ .i Autioche tandis que la ville était en partie soumise à Bohém ond le |tf|iiir, soit après 1163, mais avant le trem blem ent de terre de 1170 que |li 111,1min ne m entionne pas non plus dans le récit de son étape à Tripoli. ÀI '.mus, il évoque l’empire de Nûr-al-D în (1146-1174), mais il ne nom m e l'ii 1 le calife abbasside en place au m om ent où il visite Bagdad, qu’il désigne ti iilrment par son titre d ’ « ém ir des croyants ». Il s’agit probablem ent d ’Al- Mir.lanjîd, qui régna à partir de 1160, et qui fut démis de ses fonctions enII /() par son fils Al-Mustadî ( 1170-1180). Enfin, il achève son périple dans li1 loyaume de France sous le règne de Louis VII (1137-1180).

I es événements relatés confirment que quel que fut le nombre de mains, lin ,1 toujours pris garde aux impossibilités chronologiques. Ainsi, la guerre i|iulifiée de « permanente » entre Gênes et Pise, ou encore celle qui opposait ly/ance aux Seljoukides sous le règne du sultan Kiliç Arslan ( 1156-1192), qui |n h te le nom de son père Mas’ûd Ier, participent à la cohérence du récit29. Nul doute que le Sefer massa ot était destiné à un lectorat exigeant et averti.

Ibid., et B einart H aïm , Atlas o f Medieval Jewish History, Jérusalem, Carta, I VS>2, p. 44

27. M agdalena N o m D e D e u José Ramon, Libro de Viajes de Benjamin de Tudela. Versiôn castellana, introducciôn y notas, op. cit., p. 470

28. La datation et la durée du voyage restent néanm oins impossibles à préciser. I i.ivid Ro m a n o le situe entre 1159 et 1173 (Gran Enciclopèdia Catalana, Barcelone, vol. 3, p. 440) et Cecil Ro t h estim e sa durée entre cinq et quatorze ans (Encyclopedia hulaica, Jérusalem, 1972, vol. 4, p. 535).

29. A dler Marcus, The Itinerary o f Benjamin o f Tudela, op. cit., p. 5 et p. 13

L

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214 Du PÈLERINAGE A M DÉCOUVERTE DU MONDE.

Néanmoins, le style de la rédaction n ’est pas uniform e et la structure il< l’œuvre mérite un examen attentif. H orm is le préam bule, on ne délimil> pas clairement des parties supposées écrites successivement. En effet, plu sieurs ruptures scandent régulièrem ent le texte et l’hypothèse que noui avançons ici est que si Benjamin eut u n continuateur, ce dernier a plutôt effectué des insertions dans le texte, en ajoutant des boucles de voy.ip,«*, Nous n ’excluons pas non plus l’idée que Benjamin a pu être son pro|n< continuateur, en opérant lui-m êm e des ajouts. En effet, le texte se présenii comme une succession de notices qui suivent la chronologie du voyage, cl il autorise aisément les compléments postérieurs.

Plus sûrem ent que des parties de texte rajoutées successivement, on pmi donc distinguer des « séquences », in terrom pues par six « insertions » d< ml le style et la thém atique tranchent nettem ent avec le passage qui précède I > première insertion est le développem ent étoffé consacré à Rome, introduit après la séquence de notices brèves décrivant l’itinéraire suivi culu Saragosse et Lucques. Le fil du récit reprend ensuite sous sa première foi nu pour relater le voyage de Capoue à Abydos30. Il est in terrom pu par nn> seconde insertion consacrée à la description de C onstantinople. CelI* <1* Jérusalem est le troisièm e ajout qui ro m p t le rythm e du voyage repris il# Rhædestus à Naplouse. La séquence de Bethléem à O kbara est close p.u l> chapitre sur Bagdad, celle de Resen au Tibet par le récit sur la Perse, et, enfin, celle de Katifa à Kutz par l’insertion sur l’Égypte, qui inclut tien« longs développements sur le Nil et su r Alexandrie. La dernière séqucn. • décrit la fin du voyage, de Messine à Paris, notice brève sur laquelle le I iv h

s’achève brutalem ent.

La part d e réalité

Les séquences prennent donc la form e d ’une succession de notm * courtes. Concise et répétitive, la narra tion révèle le peu d ’intérêt poui h géographie et pour les caractères physiques des pays traversés, et eut ou m oins pour la société non juive, horm is quelques exceptions. Entre 'i in I* l> et Rome, par exemple, chaque cité traversée fait l’objet de quelques li>>,iu ■», dont les seuls aspects géographiques évoqués sont destinés à localisei lu

30. A ujourd’hui N agara-B ouroun, sur la rive asiatique des D ardanelles

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B e n ja m in d e tvoU ^k r a p h e o u v o y a g e u r ?. 215

lieux: l’Èbre pour Saragosse' lclittoral P ?u r TarraSo n e> Barcelo" e ’ Marseille et G & le Rhône po«rSiint-Gilles3i. Les activités commerciale à Barcelone, Montpellier et M ® *»nt à peine effleurées. L intérêt pour l'architecture est quasi nul. A » « de cette prem ière partie du voyage Benjamin ne s’arrête que sur lesMiments dits d epoques cyclopeenne grecque de la vine antique de Tarragone32.

La thématique principale q u i * servir de fil directeur est 1 estima­tion démographique de la com m unautés de la diaspora,laquelle 4 o u eT m e n t i o n d’* liste des rabbins et sommités talm u-

diques des commUnautés * * * * * * de 1 " Psur l’indication de données démojraphiques : Gerone est quahfee de peü communauté sans plus de pré®n,mais N arbonne, Lunel et Marseille auraient alors compté 300 juifs>les 200, Saint-Gilles , osquieres l.ucques 40, et p ise 20 Ces donnéessont complétées par 1 indication „.oins trois n„m parfois ,« » » P lu s . de personnalités reputees pour leur connaissant^'Je la To ah « ™ n > u d . Parmi ces noms, on no tera

« a m m e n t |u<Uh ibn Tibb»» ( « * » , à G ™ ad' £’ T d ' Z m « irr à Lunel vers 1150 Ces rabbinsynt qualifies de « sages ,(clairés dans I, M fcah et de la Halakha. Ben,amm s a -„ ‘te sur le caractère « saint • * ‘“ KS com m unautés. Barcelone est due I.lilial kadosh ( . sainte comn,u»»'),sans doute po u r son attachem ent au savoir et à l 'e n s e ^ r n " ^ 1* - N a r b o n n e es, saluée com m e un haut

lieu d 'étude de la Torah re n f« * 1,nt J'“ 1"™ (* eœ le ”, ou “ academ,e >,)' Montpellier con,„ie des mais°“ l® es à ré n id e du Talmud. La » * » nauté juive de l.uP„el favoris<ri«M« la Torah « jo u r et nuit », et an tre a

elle des étudiants étrangers« ■ « '* Près et de lom ’ ’ " " " p P" C' sion, entretenus par la commumlllc '

La seconde séquence dévelopFcentre les P é a g e s consacrés à Rome et a . onstantinople est identique surlaforme. Là encore, les notices sont brevesd répétitives et relèvent des m ê m e s préoccupations Quelques anecdotesenrichissent la narration néan®»tel la notoriété des eaux thermales de

' 1 ‘ A d le r Marcus, The Itineriïï «S^Pmin o f Tudela, op. cit., p. 2 et p. 4 '2 . Ibid., p. 233. Ibid., p. 3

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216 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

Sorrente, prisées l’été par les habitants de Lombardie, ou encore les i .n'/ltt» effectuées en Grèce par les peuples de la m ontagne de Valachie, don! Benjamin indique qu’ils étaient dirigés par un khan, qu’ils portau-ni .1. . nom s juifs et qu’ils appelaient les juifs « leurs frères34 ».

Pour les autres séquences, dès lors que Benjamin traverse la Terre une nouvelle thém atique émerge. Il s’attache désormais à localisei décrire les lieux de pèlerinages : par exemple, les tom beaux d ’Abr.ih.tin d ’Isaac, de Jacob, de Sarah, de Rébecca et de Léa à H ébron ; la tombe .1. Samuel le Ramathite à Ramleh, le sépulcre d ’Ezékiel au bord de l’Euplii .h. et d ’autres encore, à Tibériade notam m ent35. En outre, plus le voyaient# s’éloigne de l’Occident, plus les anecdotes et les légendes se multipheni ■ i alim entent le texte. À Gebal36, Benjamin s’arrête sur la secte des Ass.iv.mt alors en guerre avec les Francs de Tripoli. À Chypre, il évoque les juifs heu tiques appelés Epikursin. À Naplouse, il décrit les Samaritains, qui loi m aient une com m unauté distincte au sein du judaïsme depuis le vin' si*-* I* À Amadia, en Irak actuel, il s’attarde sur le pseudo-messie David Alroy, t|in vécut à Bagdad vers 116037. Mais en dépit de ces quelques anecdotes i .i|>i dem ent relatées, ce sont les six insertions identifiées précédemmenl »pu constituent les témoignages les plus étoffés transm is par Benjamin.

Elles com ptent plusieurs folios, contre quelques lignes pour la pluparl <!• notices relevées dans les séquences. On écarte d ’emblée l’hypothèse coin m uném ent admise selon laquelle Benjamin y aurait fait des séjours prolon gés. O n ne trouve pas plus d’anecdotes personnelles dans ces passages <|iu dans les autres séquences du texte. Il semble plus probant que son inspii .i tion ait été nourrie par l’abondance de sources sur ces lieux et par la pim | qu’ils occupent dans son univers mental.

Parmi ces six insertions, on retient d ’abord les quatre grandes capitales, Rome (3 folios), Constantinople et Jérusalem (5 folios chacune), et surit mi

34. Ibid., p. 8 et p. 1135. Ibid., p. 25 et p. 2836. Ibid., p. 17, p. 15 et p. 20-21 ; la Byblos des Phéniciens et des Grecs, aujoui

d ’hui Jbeil, située à environ 40 km au N ord de Beyrouth.37. Ibid., p . 5 4 -5 5 , et G o ï te in Shelomoh, A Mediterranean Society, vol. 5, I lit

Individual, Berkeley-Los Angeles-Londres, University o f California Press, 1'> I

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B e n j a m in d e tu d è l e , g é o g r a p h e o u v o ya g e u r ?. 2 1 7

Hagdad38. Avec 11 folios, cette dernière bénéficie du plus long développe­ment de l’ensemble de l’ouvrage. La thém atique principale qui court tout ■ni long du récit, à savoir l’indication de la taille des com m unautés juives et la m ention des hom m es de savoir, est conservée. Les com m unautés juives «le Rome et de Jérusalem aurait alors com pté 200 personnes, celle de< onstantinople 2 500 et celle de Bagdad 40 000. À Rome, Benjamin évoque h présence de Nathan ben Jehiel (1035-1106), auteur du ’Aruch, diction­naire talm udique considéré comme un m onum ent de la culture juive, com­parable à l’œuvre de Rashi de Troyes (1040-v.l 105), et qui connut une dif­fusion rapide et large dans tou t le m onde juif. À Constantinople, il cite Salomon l’Égyptien, m édecin de M anuel 1“ Comnène. Mais l’essentiel des développements réside tou t d ’abord dans la place accordée aux chefs du pouvoir spirituel et politique en chrétienté et en Islam, à savoir le pape, le Imsileus et le calife abbasside. En second lieu, les fontaines, les jardins, mais aussi les colonnes, l’or, l’argent et le marbre de Sainte-Sophie et du Palais des Hlachernes à Constantinople, des forums impériaux, du Colisée ou encore tic Saint-Jean de Latran à Rome, éblouissent Benjamin, qui témoigne de sa sensibilité au luxe et à l’esthétique de l’urbanism e des quatre villes.

De ce point de vue, Jérusalem souffre de la comparaison. Elle est décrite tom m e une ville cosmopolite, dans laquelle la présence des chrétiens est soulignée, à travers la m ention des chevaliers francs, des Hospitaliers et du Saint-Sépulcre notam m ent. O r elle fait bien pâle figure à côté des merveilles d'urbanism e que recèle Damas, ville à laquelle Benjamin consacre pourtant beaucoup moins de lignes39. L’essentiel de l’insertion sur Jérusalem vise à tlécrire les vestiges juifs, les cimetières et les tombeaux. Haut lieu de pèleri­nage, elle reste surpassée par Bagdad, la grande ville de l’Islam qui brille de mille feux, loin devant Constantinople, que Benjamin qualifie pourtant de « ville exceptionnelle ». Le calife, son palais, son pouvoir, les rites qui lui .ont rendus, ainsi que sa charité envers les malades pauvres, occupent la première partie de l’insertion. Les juifs de Bagdad apparaissent dans un second temps, en la personne de Daniel, fils de Hasdaï, Exilarque ou Naguid, term e biblique généralement traduit par « prince » ou « chef tic la diaspora ». Le titre était porté par le chef des juifs de Babylone aux temps

38. Ibid., p. 5-7, p. 11-14, p. 22-25 et p. 35-42.39. Ibid., p. 29-30

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218 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

de l’Exil (vme-VIe s. av. JC) et on en retrouve de rares m entions aux ■ 11 > i Xlii' siècles, d’abord chez Abraham ibn Ezra (1092-1167), puis, u '• Benjamin, chez Pétakhia de Ratisbonne et chez Judah al-Harizi ( 11 '• < 1225). Samuel ibn Nagrila, vizir ju if de Grenade, le portait vers 1027, l ■ \ m entions interpellent, dans la mesure où les données historiques miiiI minces. D ’après les docum ents de la Geniza du Caire, il semble qu’un«' i< u tative de restauration de l’antique dignité fit long feu en Egypte à l.i tm >lu xi' siècle, ouvrant la voie à d ’autres candidats à Bagdad40.

Quoi qu’il en soit, les données relatées dans le Sefer massa ot sonl i < ■ ■ t < trices des représentations culturelles de son auteur et du publu ,i i|ii| l’œuvre était destinée, dans lequel la réalité du XII' siècle côtoie le m\ il»« ■ i l’imaginaire.

La PART D’IMAGINAIRE

Benjamin et son lectorat partagent des sujets d ’émerveillemenl ave» K un contem porains chrétiens et m usulmans. En dépit des données sim". -|ii titlà la réalité du xiic siècle des pays traversés, tou t porte à croih ........construction sédentaire du texte, rigoureuse toutefois, à savoir * u». >1

chronologie en main, com m e l’atteste le soin avec lequel les insertion*» nw| été faites dans un état du texte supposé antérieur. Le nom bre des i * rapporté à l’espace foulé s’affaiblit considérablem ent à la fin de l’on v i i y » 1 ! est alors tentant de croire que l’entreprise est restée inachevée. Dans lu d e ­niers folios de l’ouvrage, en effet, Benjamin passe sans transition dt 11 gypte à Messine, laissant possible l’insertion de boucles supplémenI.im•. Il le Livre des voyages n’est pas le fruit d ’un périple, il s’agit d ’une cousit m linij savante, élaborée sur un socle de connaissances largement d illun 'H H admises, qui dévoile la richesse des sources mobilisées par son aillent I II**# ont assurém ent une incidence sur l’évolution des thém atiques tout «tu IllN de l’ouvrage.

L’absence d ’unité dans la toponym ie renforce l’idée que le récil d< |u <* grinations est avant tout le fruit d ’une culture livresque diversifiée pin* i|itf d ’une expérience personnelle vécue. Le nom hébraïque ou bibli»|n< -1 HH

40. G o ï te in Shelomoh, A Mediterranean Society, op. cit., vol. 2, The ( mllili

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B e n ja m in d e t u d è le , g é o g r a p h e o u v o ya g e u r ?. 219

lieu est, en général, complété par le nom en usage dans la langue locale. Par exemple, Montpellier est aussi appelée Har Gaash, l’Apulie Pnl, ou encore l.iyoum Pithom. En revanche, Rhædestus est seulement indiquée par le toponyme grec que l’on trouve chez Procope, tandis que le nom grec de< îebal, Byblos, n’est pas m entionné. La connaissance de Procope ou encore il'Hérodote est sans doute indirecte, par le bais des auteurs arabes, desquels Benjamin tire l’essentiel de sa science sur le Levant et la Perse. On citera notamment Muqaddasî, pour la description d ’Acre, de Jérusalem et de la mosquée de Damas, ou encore Idrîsî, dont les passages sur Tibériade, sur Itagdad, sur la vallée du Nil et sur la pêche des perles à Katipha - cette der­nière étant elle-même peut-être inspirée de la description de Mas’ûdî - toncordent pleinement avec ceux de Benjamin. Il passe ainsi pour le pre­mier auteur non arabe à évoquer les Druzes à Sidon, par exemple41.

Mais les sources sont aussi et d ’abord juives. Les responsa rabbiniques ont '■ans doute été utiles à l’énum ération des sommités talmudiques des com ­munautés évoquées. Surtout, l’essentiel des descriptions et récits sur krusalem et l’Egypte proviennent de la Torah. Bien que les sources d’infor­mations directes sur le Levant ne m anquent pas dans le contexte des croi-• .nies, les conceptions mythifiées conservent une bonne place42. Par IXemple, sur les Samaritains, Benjamin n’ajoute rien de plus que ce que l’on jicut lire dans le second livre des Rois43. Il enrichit les épisodes en O rient de références à des anecdotes bibliques : la grotte de Macpéla, où Abraham i nsevelit Sarah, la Tour de Babel, la descendance de Sem, et en particulier îérah, père d’Abram, ou encore la déportation d ’Israël en Assyrie par le roi Vilmanasar44. Les Écritures sont parfois explicitement citées, dans le passage du l’Exilarque de Bagdad, en référence au sceptre de Juda, notam m ent45.

■II. A dler Marcus, The Itinerary o f Benjamin o f Tudela, op. cit., p. 18I.\ Cette tendance persiste m êm e au-delà du Moyen Âge, en Italie en particulier,

M inim e l’a noté Fabrizio L e l l i . Voir notam m ent « L a percezione di G erusalem m e lui pensiero ebraico italiano di età savonaroliana », in Vivens homo, 9/2, 1998, |i 111-349, et « Gerusalemme e Terra Sancta : m essianism o e luoghi sacri nell’im- ilM^mario ebraico agli inizi dell’età m oderna », in Amicizia Ebraico-Cristiana, 36, (lino, p. 30-42.

•M. 2 Rois XVII, 29II. Genèse XXIII, 9, Genèse XI, 1-9 et 26, 2 Rois XVIII, 9-11.r>. Genèse XLIX, 10

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220 Du PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE..

Q uant aux textes de l’exégèse, à savoir le Talmud et le Midrash, ili milservi à nourrir les passages sur la M ésopotamie, en particulier sui ' .... i*t,siège de l’une des écoles qui participa à l’élaboration du Tallinn I >1. Babylone, dont le chef Rav Ashi (352 -427 ) amorça la mise en foi ne r é ­gressive, et sur Damas, dont le palais com ptait parm i ses merveille . I.» • "le du roi géant Abramaz46.

Benjamin puise aussi dans la littérature juive, dans l’œuvre d ’Abl il> m ibn Ezra en particulier, pour le passage sur la secte des Epikursin a i lis | ■ ainsi que dans celle de Flavius Josèphe, pour une partie de ses de« 11|*ii**m» de Rome et du phare d ’Alexandrie. Mais il a aussi em prunté de nomlm ut passages au Sefer Yossipon, attribué à Flavius Josèphe et considéré, loi il tu long du Moyen Âge, com m e un livre d ’histoire, une source savanlc, d iiimi) une source d ’exégèse pour les derniers livres du Tanakh47. En réalili*, il # probablem ent été rédigé dans les Pouilles au IX ' ou au Xe siècle48. Urii|iinilH y satisfait, entre autres, son intérêt pour les sectes juives. Parmi les uHihiiil! « hétérodoxes » du judaïsm e, le karaïsme a connu un souffle en prnitiMila Ibérique au X IIe siècle49. Il a suscité une levée de boucliers, dont on irtiniivf l’écho dans le Sefer ha-kaballah ou Livre de la tradition d ’Abrali.im ilm Daud de Tolède (1161)50, ainsi que dans le Kuzari, ouvrage d ’apolu^n .1»* judaïsme que Juda Halévi a achevé à Cordoue en 1140.

Dans ce dialogue imaginaire qui m et en scène le roi des Khaz.ir Im.L développe une vive critique des Karaïtes, qui préconisaient la libre n i |n « personnelle51. Surtout, il fut le prem ier à développer une réflexion Mil I» phénom ène de l’exil52. Il connaissait les doctrines visant à explique i l'i ^

46. Midrash Raba XVI47. Acronyme qui désigne la Bible juive, forgé à partir des titres de ses Imin |iffl

ties, à savoir la Torah, les N evi’im (Prophètes) et les Khetouvim (Livres hisi..... . i)i48. F lusser David (éd.), Jossipon. The Original Version. M s Jerusalem 8"'l I .‘/III iiHfl

Suppléments, Jérusalem, Zalm an Shazar Center, 1978.49. Baer Yitzhak, A History o f the Jews in Christian Spain, op. cit., p. 6550. C o h e n Gerson (éd.), A Critical Edition w ith a Translation o f Ou lUnih ni

Tradition (Sefer ha-Qabbalah) by Abraham ibn Daud, Londres, Routledge I > l'tH 1967.

51. T ouati Charles, Le Kuzari. Apologie de la religion méprisée, Paris, Verdi« t, l M Dix Paroles », 2006.

52. Itz h a k i Masha, Juda Halévi. D ’Espagne à Jérusalem (1075-1141), Paiiv AlM Michel, « Présences du judaïsm e », 1997, BAER Yitzhak, Galout. L’imagimilii- .<*

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B e n ia m in d e tu d è le , g é o g r a p h e o u v o ya g e u r ?. 221

i l le déclin des peuples par leur poids démographique et politique, ainsi■ |iic- par l’union de leurs diverses composantes. Mû par un souffle messia­nique, il exposa sa conception du pèlerinage en Terre sainte, proche du modèle de l’hégire d ’Ibn Jubayr (1145-1217), conçu comme une entreprise■ II' restauration du judaïsme parfait53. S’il est fort probable que Benjamin cl n m lectorat connaissaient ces textes, soulignons que le ton du Scfcr massa ot ni irahit jamais de prise de position personnelle explicite et qu’il ne ressor- lil ïamais à la polémique. Benjamin souhaite, avant tout, plaire et divertir.

C on clu sion

I i dém onstration selon laquelle le récit de Benjamin ne serait le fruit ni ■II' scs voyages ni de son observation personnelle, mais bel et bien la syn- lluVse ou com pilation d ’une culture riche et étendue, n’est pas destinée à ii.iblir la preuve d ’une duperie ou d ’une im posture. Elle vise à nourrir I idée que cet assemblage d ’itinéraires et d ’étapes soigneusement suturés, produit de différentes strates de savoirs réalisé par une ou plusieurs mains, •ut d’une autre nature que celle qu’on a bien voulu lui accorder jusqu’à l'i« sent. Benjamin de Tudèle doit continuer à être pris au sérieux, mais au Cfible d’une autre lecture, libérée des thèses apologétiques élaborées par H istoriographie du XIXe siècle. Le Sefer massa’ot est d ’abord une élabora- lioii livresque adaptée aux besoins intellectuels et pratiques des juifs de non temps.

II n’évoque que secondairement l’actualité politique, pour inscrire l’ima- jlnaire dans le temps de la réalité. Il se préoccupe peu du contexte de la Croisade, tant surestimé par les éditeurs modernes et contemporains, qui mu même cru y voir son principal moteur. Aussi écarterons-nous aisément I hypothèse farfelue et anachronique de Sandra Benjamin, selon laquelle benjamin aurait été tout aussi attentif aux événements qui se passaient enI i .ici qu’un ju if en diaspora au tournant du xxie siècle54 !

h w/ dans le judaïsme, Paris, Calmann-Lévy, « Essai judaïsm e », 1484, |>. 88 90, cl

t m iîani H aïm , Juifs d'Andalousie et du Maghreb, op. cit., p. 107-108 cl p. 155-157.Iu d a H a lé v i , Diwan, A r r o c h e Yaacov et Vai i nsi Joseph (éd.), Montpellier,

M itions de l’Éclat, 1988.VI. Ben ja m in Sandra, The World o f Benjamin ofTudela. A Medieval Mediterranean

lUiwlogue, Cranbury-Londres-M ississauga, Associated University Presses, 1995.

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222 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

Le silence sur les juifs du Maghreb, chassés par les Almohades ipii, A tir de 1160, on t abrogé la âjîzya, im pôt en échange de la dhirnnu), «| ficatif. Le Sefer massa ot ne contient qu’une seule évocation de lem • il >»' la m ention de Rabbi Samuel et de son frère, fils d ’un ju if m if in iin Ceuta réfugié à Gênes55. Dans la première m oitié des années 1 Kill, cil IIH la famille de M aïmonide, qui fuyait Cordoue, ne resta que quelque* iiiillN à Fès, avant de partir s’im planter en Egypte en 1165 ou 1166. I V il l i ■ - du M aghreb vers Gênes, la Sicile, l’Egypte et Jérusalem a d'mllnn i ni mencé quelques années avant l’ère alm ohade56. En le passant sou>. ilmtf Benjamin n’entretient pas chez ses coreligionnaires le m oindre m-nlIllH de vivre dans un m onde dangereux, dans lequel le judaïsme aurait 1 i< à disparaître.

Il ne s’intéresse pas plus à l’actualité économique. Contrairem m i ,i * •* \--- est le plus souvent admis, Benjamin n’est pas un marchand. Il ne sr p i. , ntt jamais comme tel, et il n’en a pas les préoccupations. Les informât li Mtl ( les produits échangés, sur les monnaies ou sur les relations avec l.i « II» iltfjj locale sont inexistantes. S’il a utilisé les écrits des négociants, ce n ml tj(j| pour indiquer les distances entre les lieux visités, en parasanges ou ■ n |mtj nées de voyage57, dans le seul but de renforcer la crédibilité de mui ihhî raire. D’ailleurs, ses rares m entions relatives à la vie commerciale m léÉ tent pas à la confrontation avec les docum ents de la pratique, cl en paitli ti lier avec ceux de la Geniza du Caire, d ’après lesquels les marcItiimU Itiif originaires d ’Islam ne fréquentent plus du tout l’Europe du Nord, t 'H ||M rem ent aux dires de Benjamin. Si, au XIIe siècle, le grand man I* nul | | égyptien Halfon ibn Nethanel voyage et fait des affaires en al-AnriiiIlM H 41 M aghreb et se rend en Inde avant de revenir en Occident musulman *1 Ht séjourne pas une seule fois en chrétienté latine58. Enfin, il est évident i |t tf | Sefer massa’ot n’a rien d’une œuvre poétique.

55. A d l e r Marcus, The Itinerary o f Benjamin ofTudela, op. cit., p. 556. H ir s c h b e r g H a ïm , A History o f the Jews in North Africa, vol. 1, From ilmiifttfl

to the Sixteenth Century, Leyde, Brill, 1974, p. 120, p. 137-139 et p. 165,57. Pour un point sur les poids, m onnaies et mesures évoqués d a n s le '<t jpf Ê

sa’ot, voir notam m ent M a g d a le n a N o m D e D e u (osé Ram on, Libra ih I li|j op. cit., p. 41.

58. G o ï te in Shelom oh, A Mediterranean Society, op. cit., vol. I, h •■■•-ih Foundations, p. 213.

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B e n j a m in d e tu d é l e , g é o g r a p h e o u v o y a g e u r ?.. 223

Au bout du compte, Benjamin a l’am bition de livrer une récapitulation *l> I étendue du m onde juif, un tableau de la diaspora, de ce qui fait l’unité »1 l.i pérennité du judaïsme, à savoir l’étude de la Torah et du Talmud. La ■lise en scène du voyage a donc pour but, non de leurrer le lecteur, mais de *i présenter comme le narrateur du m onde ju if dans sa globalité, l’auteur il l.i mise en récit de sa réalité et de son unité. Sur la forme, son récit s’ins- Hil dans la tradition arabe des traités de géographie conçus comme une •numération de nom s et de lieux dont il est rarem ent possible de se faire Hlir idée. Le Sefer massaot n ’est pas une géographie descriptive. Il se pré- jH'iile comme une géographie des itinéraires et des étapes, ainsi qu’une géo- ||iii|ihie du dénom brem ent, dont le bu t est de souligner la pérennité du inonde ju if en dépit de sa dispersion et de ses développements culturels n ionaux originaux. C’est un inventaire du connu, destiné à divertir et à finrrveiller le lecteur juif, en mobilisant le folklore et les légendes puisées Itnt le patrim oine culturel juif, et dont Benjamin se fait le transm etteur.

I ils déviances au sein du judaïsm e ne sont pas niées, au contraire, mais ■1rs sont perçues comme marginales. Bien que le récit n ’ait aucune dim en­sion polémique, Benjamin incarne im plicitem ent le judaïsme rabbinique, ■lliodoxe, qui se bat sur deux fronts depuis le Xe siècle : à l’extérieur face TIK mitres religions, et à l’intérieur face au karaïsme. De ce point de vue, Iriijamin s’inscrit dans le sillage de Saadia Gaon (882-942), dont l’œuvre p i la i r e , le Livre des croyances et des opinions, rédigé en arabe, est une ■Icnse et une illustration des principes du judaïsme, ainsi que dans celui dr luda Halévi.

Juliette Sibon

CUFR Jean-François Champollion d’Albi

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Les merveilles, les rois et les savants : le voyage d ’Ibn Battûta

eut- être faut-il co m m en cer en rappelant une évidence : la matièrepremière de l’histoire, et la seule véritable réalité à laquelle elleaccède, ce sont les textes, même et surtou t si ces textes donnent la

lurfaite illusion de la vie, comme c’est le cas des Voyages d ’Ibn Battûta ; même et surtout s’ils em pruntent la form e autobiographique, celle qui m vendique le plus haut son statut de vérité : je suis tém oin, j ’ai vécu, j ’avoue i|üc j’ai vécu...

A vrai dire, de cet aveu, dont Foucault ou Lejeune1 font le principe même île l’autobiographie depuis les Confessions de Saint Augustin - parce queI iveu de culpabilité est supposé plus vrai que toute autre forme de discours

un ne trouve rien, ou presque, chez Ibn Battûta, non plus en général que «l ins les textes arabes médiévaux, à l’exception peut-être de ces mystiques <|iii prennent sur eux la charge du blâme du m onde. Mais ce n’est ici pas le i r.. D’abord pour une prem ière raison qui nous im porte : ce texte, rédigé à Kl première personne, ce n’est pas Ibn Battûta qui l’écrit, mais un secrétaire ittulalou du souverain m érinide de Fès Abû ‘Inân, un certain Ibn Juzayy, qui .1 nomme dans les premières et les dernières pages du récit.

1,1 tâche d’Ibn Juzayy fut simplement de transcrire, dans l’arabe le plus > lisant, la relation de voyage d ’Ibn Battûta. Le fait que ce soin n’ait pas été i nnfié à l’auteur peut avoir deux significations qui ne s’excluent pas néces Miieinent. La première c’est qu’Ibn Battûta n’en était pas capable, qu’il h riait pas le lettré qu’il prétend être dans son récit.

I l.i'iEUNE Philippe, Le Pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, 1975.

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220 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

Sans doute, le fait de dicter sa matière n ’est-il pas unique pat un leu vt geurs. Marco Polo a lui-m êm e, quelques décennies auparavant <li< i* Devisement du monde. Mais l’enjeu n’est pas le même. Marco l'uln . i m marchand, un hom m e qui sait se servir d ’une plume, mais pas un ■ lu • * MIbn Battûta, lui, prétend au rang de clerc - de ‘âlim. Stéphane '» m i .......dans son introduction à la réédition de la traduction française de. \ i >i penche pour cette prem ière hypothèse - l’insuffisance littéraire il Ht«

Battûta - qu’il appuie sur deux brèves allusions défavorables n I'imhmu toutes deux m aghrébines: l’une du cadi de Malaga al-Balafiqî cl I .miu d’Ibn Khaldûn, d ’une génération plus jeune qu’Ibn Battûta, qu’il u n. * m in cependant à Fès au retour du voyageur. Tous deux semblent cnmi.l. iH qu’Ibn Battûta est un m enteur - au moins est-ce le prem ier mouveim ni iltt jeune Ibn Khaldûn, même si la réflexion l’am ène ensuite à doutei I i (h u é

deux semblent penser qu’il s’efforce par son mensonge d ’entrer put > 111 * tion dans le cercle des clercs auquel il n’appartient pas3.

En fait, la chose n’est pas si simple. Qu’un auteur laisse à un secreUilti li tâche de m ettre en forme la m atière qu’il lui livre n’est pas rare, même .lin des lettrés reconnus. Ainsi Usâma ibn M unqidh dicte son Vtibâr, pioktliU m ent en dialecte syrien, selon André M iquel4. Cette pratique n’ini|<lti|iiri nullem ent que l’auteur ait été à dem i inculte, mais plutôt que son ret il >i • i>! jugé assez neuf, ou assez remarquable, pour recevoir une sorte de cet nli< ut d ’entrée en écriture publique, délivré par le souverain du Maghreb p u I» biais de son secrétaire andalou. Si le voyage d’Ibn Battûta a été rééc i il, * eut peut-être que, parm i tous les voyages, il a été jugé digne qu’un roi de< ul. I le ranger, dans une langue royale - l’arabe des secrétaires - parm i les iitM i n m ents de sa gloire, comme le dit d ’ailleurs Ibn Juzayy dans l’inévitable i l« m"’ de son maître qu’il place à la fin de son introduction :

2. Ib n B a t t û t a , Voyages, Paris, Éditions FM/La Découverte, Paris, 1982. CVm .. I|n traduction que j ’ai utilisée et qui sera désorm ais notée Voyages.

3. Voyages, III , p . 57 ; Ib n K h a ld û n , Le Livre des Exemples, trad. A bdcv .i l.im C heddadi, Paris, G allim ard, « B ibliothèque de la Pléiade », 2002, p. I '• M uqaddima, Bayrouth, D âr al-Kutub al-‘Ilmiya, p . 192-193.

4. U s â m a Ib n M u n q id h , Les Enseignements de la vie, t r a d . A n d ré M iq u e l. I \ n k Im p r im e r ie n a tio n a le , 1983, p . 65-71.

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L e s m e r v e il l e s , l e s r o is e t l e s s a v a n t s : l e v o ya g e d ’I b n B a t t i ïva 227

Un auguste com m andem ent lui prescrivit de dicter à un scribe l.i description des villes qu’il avait vues pendan t son voyage, le récil des événements curieux qui étaient restés dans sa m ém oire, de faire m ent ion dos personnages qu’il avait visités, com m e les rois des régions étrangères, leurs savants les plus distingués et leurs saints les plus pieux. Ibn Battûta dicta donc sur ces m atières des détails capables de plaire à l ’esprit, de i cjouir les oreilles et les yeux, savoir toute espèce de choses étranges et merveilleuses, par l’exposition et la révélation desquelles il a été utile et nous a gratifiés de connaissances tou t à fait nouvelles5.

I es merveilles, les rois et les savants...

Presque tou t est dans l’hétérogénéité de cette courte liste que dresse le « 11 ctaire andalou des mérites du texte qu’il transcrit. Une hétérogénéité jilus nette peut-être pour un lecteur du xive siècle que pour nous. Car il y a iii mélange de genres, et de genres déjà bien établis. Soulignons qu’il est «fautant plus impérieux, dans ces siècles tardifs, de s’inscrire dans un genre i|u'on écrit dans une langue qu’on ne parle pas, et que l’écriture est toujours (jiiindée et renvoyée à des références littéraires d ’autant plus explicites i|iu;crire rom pt d ’emblée avec la langue quotidienne.

I >ans quel genre d ’écriture som m es-nous donc ? Le prem ier auquel on pense, et auquel appartient à peu près à coup sûr le prem ier tom e du livre d'Ibn Battûta, c’est la fahrasa, la liste des maîtres et des voyages d ’études, iicnre très prisé et très com m un en ce Moyen Âge islamique tardif. Ce thème de la recension des maîtres est intim em ent lié à celui du voyage, à• ,i use de la préférence longtemps accordée à l’écoute directe sur l’écriture d.ins l’apprentissage savant - et donc de la nécessité de la présence physique du disciple devant le maître, de sa prise de notes sous la dictée6. Aux xe-xie •lircles en particulier, le voyage d ’études, souvent associé au pèlerinage deI a Mecque, devient une nécessité pour les jeunes savants des périphéries de l'Islam, Transoxiane, Sind, al-Andalus ou Maghreb. Sans doute cette néces­sité s’atténue-t-elle à partir du x if siècle avec la généralisation de l’ijâza - la

V

5. Voyages, I, p. 72-73.6. Voir T o u a t i Houari, Islam et Voyage au Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil,

,’DOO, p. 35-38 en particulier.

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228 Du PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE..

licence d ’enseigner, délivrée à distance et par écrit - , mais surtout p........ |>I9des réseaux locaux se constituent dans les principales régions du iimn.lt m usulm an7. Et ce d’autant plus que l’unité linguistique du momie mu ml man se brise à la même époque : à l’est de l’Iraq, au nord de la Syrie, < « Il persan qui devient langue de cour, et parfois de savoir, même si inltiim disciplines, comme le droit ou les sciences religieuses restent allai lu« , -i l’arabe.

Le grand voyage d ’Ibn Battûta n’en devient que plus rem arquable pin qu’il est plus rare. Il est souvent couplé avec la visite aux tombeaux ( j /nlmi qui ne se diffuse guère, en milieu sunnite m aghrébin, avant les \n hhi siècles. Ces dévotions font désormais partie de la form ation d e s i leu » à

mesure que la fonction cléricale quitte la cour pour s’attacher à l.i nm* quée ; à mesure aussi qu’avec la diffusion du soufisme et d e s allait*« confrériques, 1’« opinion », et la plèbe urbaine surtout, exige du sav.mi t|u il unisse aux capacités techniques du juriste la piété, voire les karatiitU, l> signes manifestes des grâces divines.

Une des premières, et des plus célèbres fahrasa-s, est sans doute i dit >I* l’Andalou Ibn Jubayr (fin XIIe siècle) qu’on classe souvent, lui auss i , pmiu! les géographes, et qui n’est sans aucun doute pas indifférent à l’iiléolugli des Almohades, comme le dit avec justesse Yann Dejugnat ; m a i s q u i ilium, à sa relation, comme Ibn Battûta, le ton général d ’un voyage ilYlu.l. dévot8.

L’itinéraire d ’Ibn Battûta

Va pour le prem ier tome, le pèlerinage de La Mecque à travers l’Egypi. > • la Syrie. Mais il en reste deux qu’on ne peut guère identifier à ce genre T 1 > fahrasa. Il faut ici reprendre le trajet d ’Ibn Battûta que je n ’ai pas cm m* décrit. L’hom m e est né à Tanger en 1304. O n ne sait à peu près rien il. . form ation. O n sait en revanche qu’il s’engage dans ses voyages à IVic 1

7. Pour l’étude détaillée d ’un de ses réseaux, don t on voit l’émergcim ttll x ii' siècle, voir U rvoy D om inique, Les Oulémas andalous, Genève, Droz, l l)7H,

8. Un autre exemple tou t différent serait la Rihla d ’Ibn Khaldûn. Ibn Battûi.i il. mi une position interm édiaire entre les deux, m oins strictem ent attentif aux mu lin t qu’Ibn Jubayr, m oins fasciné par les rois qu’lbn Khaldûn.

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L e s m e r v e il l e s , l e s r o is e t l e s s a v a n t s : l e v o ya g e h 'I iin B a t i i i \

vingt et un ans, en 1325, dans l’intention de se rendre à La Mecque en pôle i mage. Il y est en 1326. Puis, en rayonnant à partir de La Mecque, où il u-vient pour le pèlerinage de 1327, et où il séjourne ensuite jusqu’en 13 H), il visite l’Iraq, le Fars (le sud-ouest de l’Iran), la Jéziré et Mossoul, et même l.ibriz et l’actuel Azerbaïdjan iranien. Puis en 1330, il se dirige vers le sud, li averse le Yémen, visiblement déjà pour se rendre en Inde. La peur de la11 aversée de l’océan Indien, semble-t-il, lui fait rebrousser chemin vers le nord, La Mecque, puis l’Egypte9, la Syrie, l’Anatolie, la traversée de la mer Noire, le Q iptchaq, le Khwarizm, la Transoxiane, le Khorassan, l'Afghanistan, et enfin l’Inde, où il arrive probablem ent en 1334. Il y réside liisqu’en 1342, dans la suite du sultan de Delhi M uham m ad ibn Tughlüq. Puis il quitte la cour de Delhi d ’abord pour diriger une ambassade en Chine t|ui se perd dans les aléas de la traversée des pays hostiles et des naufrages ; puis pour les Maldives, où on lui offre la charge de qâdî, ce qui le place au premier rang des dignitaires des îles, mais ne va pas sans susciter des jalou- mi's qui le renvoient en Inde du sud, à Ceylan, à Sum atra ...

fa description qui suit du voyage en Chine a toujours paru suspecte à beaucoup. Quoi qu’il en soit, Ibn Battûta revient en Inde où il dem eure jus­qu’en 1346 au moins sans jamais plus approcher la cour de Delhi, où il11 aint de devoir répondre des biens de l’am bassade chinoise qu’il a perdus, ri de ses relations amicales avec plusieurs princes m usulm ans du sud du '.ous-continent que Delhi tient pour des rebelles. Enfin en 1346, il reprendl.i route de l’ouest. Il est au M oyen-O rient au prin tem ps de 1347, avec la IVste, qu’il a sans doute déjà croisée dans le sud de l’Inde, à M adura, dans 1rs années 1340. Il attein t le Maghreb, et Fès en particulier à la fin de 1349.Il repart pour al-Andalus, peu après que la Peste y a tué devant G ibraltar li- roi de Castille Alphonse XI (et ainsi sauvé le royaume de Grenade) enI 150-1351, puis pour le royaum e du Mali, alors à son apogée, et d ’où il revient dans une caravane de 500 esclaves de sexe fém inin (pour ne p a r­ler visiblement que du plus précieux de la cargaison) en 1352-1353. EnI 155 enfin, trente ans après le début de ses pérégrinations, il dicte son texte .i Ibn Juzayy.

« Lorsque le pèlerinage fu t term iné, je m e dirigeai vers Djedda afin de m ’em- lurquer vers le Yémen et l’Inde, mais cela ne m e réussit pas... » ( I bn Battü ta , Voyages, op. cit., t. II, p. 131).

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230 D u PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

Vendre son exotisme

Il est probable que si on écarte l’hypothèse de l’insulii ..m. < lit) d ’Ibn Battûta, celle que nous suggèrent il est vrai les lemiiipiiiiFi doctes, l’explication de ce livre, de sa copie par les soins du soiivi'iiiill j f sa chancellerie, de son entrée en bibliothèque royale, tient sans dont» » • <partie du voyage qui commence en 1330, et dont les héros ne .... . (•(•♦* ilement les savants et les saints, dont les lieux ne sont plus m iiI> im. n i '

mosquées et les tombeaux. Si le savant Balâfiqî réprouve tandiü <|M» I# « verain mérinide approuve et transcrit ; si Ibn Khaldûn se pat l.i^i t l | | f l | dédain du ‘âlim et l’intérêt passionné qu’il aura toujours épronv» |>mH| I pouvoir et les récits de pouvoir, c’est qu’Ibn Battûta change alor. di (hh de registre, et qu’il franchit plusieurs frontières. En 1330, après « lm| .m il séjour dans les capitales de l’O rient arabe, il peut se réclamer d ’un» lutit^j tion solide qui devrait lui assurer une situation stable dans le milli n trifl marocain. Tout semble prouver qu’il n’en est rien, et que notie vityjM s’est trom pé d’époque. Comme on le disait plus haut, les formation« IhM lectuelles les plus efficaces socialement, celles qui assurent poslr > i tions, se prodiguent désormais sur place. C’est à Fès qu’on gagne m'h i 'Iflfl de qâdî des provinces mérinides, et non plus à Bagdad, ni même <tii t h»* comme on l’aurait conçu à l’âge classique des ix'-xie siècles. ( ï >t i|H II V avait alors un empire, qui n’existe plus. Ses immenses voyages n V .in itf» jamais au voyageur revenu dans sa petite patrie l’autorité intellei lut lit» tlin ils l’auraient sans doute investi trois ou quatre siècles plus tôt.

C’est probablem ent ce qu’Ibn Battûta a compris lorsqu’il se dnl|i» Ç l’Inde. Sans doute peut-on y voir le goût des voyages et des noiiw n ttij Mais il faut surtout attribuer sa décision à un calcul simple : les M tnhifl sances acquises, le prestige conquis à dure peine, il pourra le vendu dW beaucoup plus de profit en Inde qu’au Maroc m érinide. Car c’esl bi en I litflf qui est d ’emblée le bu t de son voyage. Il échoue à l’atteindre .i | m i!|» lit Yémen et du ‘Umân. L’immense boucle qu’il décrit ensuite il liiivt ti | m onde turc ne vise qu’à contourner l’obstacle de l’océan Indien et >i • * |t< rer ce prem ier échec. Peut-être même com prend-il ou apprend il <|»t il *i préférable d’aborder l’Inde par le côté de ses vainqueurs turcs ti d> »i adm inistrateurs persans.

Pourquoi l’Inde? Parce que c’est un pays de richesses fabulai .n u,. doute - des richesses aussi vite dissipées que gagnées, des i ii lir iit 'lf l

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L es m e r v e i l le s , l e s r o i s e t l e s s a v a n ts : l e v o y a g e d ’I b n B a t t ü t a 231

L’Inde est un pays d ’aventures, ou mieux, c’est un terrain de fnl"li i'.,ition de l’Islam depuis qu’au début du XIe siècle, M ahm ûd de flli i/ii.i en a entrepris le pillage et la conquête; depuis qu’à l.i lin duil ...... . le la résistance hindoue a cédé sous la poussée des Ghourides, dontp> in.mielouks fondent le sultanat de Delhi dans les premières années du ■il »ici le. L’Islam tient son Amérique. En quelques décennies du xnr siècle, j* musulmans se sont emparés de toute la vallée du Gange, entre Delhi et

11' ugale où vit peut-être la moitié des 60 ou 70 millions d ’habitants du ■ l i n continent - le sixième au m oins de la population du m onde d’alors, p i ii mu l’immense m ajorité de ces sujets reste hindoue. Mais précisément

I^lllti d i te raison, pour contenir l’hostilité de cette masse immense - une k t i l i t é dont Ibn Battûta fait constam m ent m ention 11 - les pouvoirs

■liMilmans successifs, qu’il s’agisse des M amelouks fondateurs (1206- BUII), îles Khaljis (1296-1320) qui élargissent les conquêtes au Deccan, ou inlm des Tughlüqides (1320-1414), ont besoin de soldats, d ’adm inistra- ■ liiv de juristes m usulm ans, venus des terres centrales de l’Islam, sur les- tjii. I i ls puissent compter, grâce auxquels ils puissent reconstituer un envi- luiuH ment m usulm an familier.

Ilm Battûta se dirige donc tou t sim plem ent vers la nouvelle et grande ■ lin e de richesses où il pourra, mieux qu’au pays natal, vendre ses capaci­té I n ce sens, son voyage n’est pas très différent de celui qu’Ibn Khaldûn p lu prendra bien plus tard dans sa vie, à 50 ans, pour aller au Caire à la ■ lum itre de son public étudiant. Tout comme Ibn Khaldûn juge que le pjiiglueb en ruines ne peut soutenir ni diffuser sa pensée, Ibn Battûta iiiir.i.ile la déchéance du vieux centre de l’Islam : à Basra, qui fut la capitale tin lii grammaire, les prédicateurs m ultiplient les fautes d ’arabe12. Le tom - ItÿilVl île Malik est inaccessible, gardé par des bêtes sauvages13. Bukharâ, la

B ill, Voyages, II, p. 422, sur le fait que nu l ne réussit jam ais à rapporter chez lui les plttilru.ses richesses acquises en Inde.

I I l es exemples les plus frappants en sont les révoltes et les usurpations de I I i i i i i .iw Khan, Voyages... II, p. 390-397 ; de ‘Ayn al-M ulk, III, p. 86-93 ; ou l’aven- lllii il'lbn Battûta lui-m êm e perdu en m ilieu exclusivement h indou et hostile dans P H'Hion d ’Aligarh, III, p. 156-168.I I . 1, Voyages, I, p. 377.

I I th id . , p. 379.

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2.12 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE..

ville natale de l’im âm Bukhârî, le maître du hadîth, est en m ine*11 l comme Balkh, dont le « m audit Tenkiz Khân » a détruit la iiii>m|iu **,i des plus belles que l’Islam ait jamais édifiée15. La Transoxiane, l'h m ! h submergés par la vague mongole, sont durablem ent abai.v.i | triom phe des Turkmènes16, au m om ent même où l’Inde, m.n. .1

l ‘Anatolie et l’Afrique s’ouvrent.

Il est d ’autant plus nécessaire d’y insister qu’il faut ici comlnill». thèse implicite mais d’autant plus répandue, en particulier en I 1 m> dans le m onde arabe : celle du déclin de l’Islam après les « d e rn im It 1

des xiie-xm e siècles. La double et indiscutable réalité des avancées mMt) ranéennes de la Chrétienté, en Sicile et en Espagne, et du dédm ti conduit le plus souvent à imaginer un recul général de l’Islam qu'im i men plus ample des m ouvements de la longue durée ne justifie mill> ni Les invasions turques et mongoles, qui ont infligé tant de des! nu lu h il vieux m onde islamique entre XIe et xm e siècles, lui ont aussi pet mil reprendre l’initiative militaire sur la p lupart des fronts. Il esl m u l’Islam se replie en M éditerranée face aux Francs. Mais il conquiei l p u l ailleurs, en Anatolie, en Inde et en Afrique noire.

Ce sont précisément les trois grands ensembles sur lesquels pnin mi deux derniers tomes des voyages d ’Ibn Battûta, lui qui pari au < min d ’un M aghreb acculé par la Reconquista ibérique. Son mouvemen! mi 111 pansion de l’Islam. Il va nourrir les terres nouvelles de l’Islam de l 'nuIi 1 sable substance des anciennes. Etudiant arabe, en langue arabe, il s'iMl dans des pays où cette qualification fait cruellement défaut, lin lu i masse est hindoue, la cour parle persan, les soldats sont turcs ou .il;Ji 11

plus souvent, comme le sont les origines de la dynastie des Tuglilliq l’arabe est nécessaire à l’adm inistration du droit - d ’enseignemeiii 1 | p rem ent parler, il n’est jamais question dans la relation de I I iule d

14. Voyages, II, p. 274-275.15. Ibid., p. 299.16. Entre Shiraz et Ispahan, le pays est presque entièrem ent turc, \iihlj|(

p. 402-403 ; et ces populations frustes, to u t com m e les Turcomans d ’Ain« 11>11». vent des usages contraires à ceux de l’Islam, com m e l’ém ir de Magné .1. .pu sécher en suspension le corps de son fils m ort, Voyages, II, p. 175, ou les poptlliil du Zagros don t les cérém onies de condoléances sont païennes, Voyages, I. | * 395. De m êm e Karbalâ est ruinée Voyages, I, p. 435.

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L e s m e r v e il l e s , l e s r o is e t le s s a v a n t s : le v o ya g e d ’I b n B a t t û t a 2 3 3

Niillftla. À Delhi, il est le shaykh arabe qu’il n’est précisément pas à Fès. À ÿèh au contraire, au retour, il joue de son habit de soufi (la sainteté peut lût user l’ignorance) et surtout de ce qu’il a vu des merveilles et des m uni- lli nu es du pouvoir. À Delhi, il est savant dans un pays sans savants ; à Fès, il . ,1 princier dans un pays de petits princes sans grand faste. M ême s’il h marque, à propos de M ashhad et de N ishapur que leurs plus beaux édi- |1i os n’égalent pas la m adrasa Bû ‘Inâniya de Fès, pour laquelle son adm ira- lli ni n’est pas feinte, il sait bien que la prodigalité du sultan de Delhi n’a pas tl'rqnivalent dans les royaumes du M aghreb ou de l’Iran divisé par la chute •li'. Il khans. Il est significatif, si on en croit du m oins le témoignage d ’IbnI lulilûn, qu’on l’ait traité de m enteur précisément sur ce point. Abû ‘Inân ■un lit pu s’irriter de cette description irréelle de l’opulence d ’un empire (il.unique qui n’était pas le sien. Il n ’en fut rien visiblement, et Ibn Battûta n irisit à vendre les merveilles de l’Inde au Maroc aussi bien qu’il avait su lltyocier la science arabe à D elhi17.

I il norme et la langue

II est com m un de penser qu’on voyage pour découvrir, quand bien même* mi découvrirait ce qu’on savait déjà, quand bien même la découverte ne <.< i lit qu’une reconnaissance. La géographie arabe classique des ‘ajâ’ib et deI Allas18, celle de M as'ûdî et de M uqaddasî telle que l’a si brillam m ent étu- iliiv André Miquel, correspond assez bien à ce schéma. Tout ce qu’on a dit il II «n Battûta m ontre un cas tou t différent. Ici le voyageur ne sollicite du |tiiyl qu’il aborde aucun savoir, puisqu’il est, lui, le savant ; aucune connais- iiina\ puisqu’il est, lui, le critère de la connaissance. Toute autre pratique ■ lin la sienne est une déviance qu’il est de son rôle de réprimer, qu’on lui demande de réprim er au nom d ’un islam vrai, au nom d’une tradition l'iue. N’y voyons aucune vanité personnelle en effet, aucun aveuglement fin ial. Ibn Battûta joue le rôle qu’on lui dem ande d ’interpréter : celui de la

V

I C o m m e le dit bien, en d ’autres termes Stéphane Yéra sim o s dans son intro- iliii lion. Dans le vieux m onde « arabe », Ibn B attûta ne fréquente que li s savants. Ailleurs, et su rtou t en Inde, il est le familier des rois.

IH le reprends ici le term e qu’A ndré M iquel a choisi pour désigner la géographie ilf l'An Mil à son apogée, celle des al-Masâlik wa-l- mamâlik.

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D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

Loi musulmane, ou mieux de ce complexe plus vaste qu’on peul i|ii.il(!ii inorm e islamique. Dans ce nouveau m onde m usulm an, à peiu........"|uU.mal islamisé, et qui sait si peu d ’arabe, il s’im pose d’être le redo w ui ilflf m œ urs là où ses ancêtres géographes de l’An Mil auraient joui de U illV fl sité des coutum es et des étonnem ents de la Création. Aux M.iMm. population est douce, accueillante et profondém ent musulm ane i Yn| sûr de sa propre description que je tire ces tra its19. Mais aussitôt qu il H nom m é qâdî, Ibn Battûta fait fouetter ceux qui s’en tiennent aux minium locales, comme la cohabitation des époux divorcés, et il mène um > mi pagne tout aussi active qu’infructueuse, contre les seins nus des lenum 111

Une étude plus poussée serait nécessaire pour cerner la norme, n |»n lit ilt-ce qu’elle n’est pas là où on la respecte, ou à partir l’exception qu’ell......u ntue là où ne la respecte pas. Etrangem ent peut-être à première v u e , nmli logiquem ent nous dirait Frédéric Barth, la norm e, c’est-à-dire l’Islam n t i pleinem ent dit qu’à ses frontières, et m ieux encore dans l’espace im 11 i.iIh d ’un au-delà proche, quand elle proclame la civilisation à la face de l.i Imibarie. Le discours d’Ibn Battûta établit alors des rapprochement • .....n’aurait pas soupçonnés, entre les Shiites, ismaéliens, nusayris ou duotli . 1 mains d ’une part, les H indous d’autre part. Il est impossible, pour un vovrt geur m usulm an, de loger en pays hérétique21. L’éloignement c i m l proque : les Nusayris insultent quotidiennem ent l’appel à la prière, ,iln lu m leurs bestiaux dans les mosquées qu’on les a obligés à construire, mais ■ |u il m aintiennent loin de leurs habitations. Les Ismaéliens du nord de l.i i It leurs voisins n ’acceptent aucun étranger (à la secte) parm i eux2-'. I >e I • même façon, lorsqu’en Inde Ibn Battûta se retrouve, à l’issue d ’un cou il ml dans la région d’Aligarh, isolé de ses compagnons, perdu dans un pays loti

19. Voyages, III, p. 223-224, 225-226.20. Ibid., p. 229, 246.21. Voyages, I, p. 432, à Bîr Mallâha, entre Kûfa et al-Hilla. D’une manière p i m ‘

raie, tou t le sud de l’Iraq, déjà profondém ent shiite, est suspect. O n ne peut p i | •• • < noncer sans danger, si on veut y m ettre une nuance de louange, le nom du p r o m it i calife à N ajaf com m e à Karbalâ, à Hilla com m e à Bahrayn, à Q ûm , à Kashân o u i

Tûs-M ashhad (I, 378) ; et la division frappe toutes les cités, com m e Kûfa, al I lill i ou Karbalâ qui on t succombé à l’hérésie (1,429,432,435 respectivement). Stépli .i iM

Yérasimos note que ces prétendues divisions ne nous sont connues que p a r II m i

Battûta.22. Voyages, I, respectivement p. 199 et p. 192-193.

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L e s MERVEILLES, LES ROIS ET LES SAVANTS : LE VOYAGE D ’iB N B aTTÛTA

Irmi'iit païen, il est menacé de périr de faim et de soif plus encore que du m Ihv de l’ennemi :

Je restai dans cet état (c’est-à-dire en évitant toute rencontre humaine) pendant sept jours... Le septième jour, j’arrivai à un village d’idolâtres, bien peuplé, où se trouvaient un bassin d’eau et des champs de légumes.Je demandais à manger aux habitants, mais ils refusèrent... Je trouvai, auprès d’un puits situé près du village, des feuilles de raifort que je mangeai. J’entrai ensuite dans le village et y vis une troupe d’idolâtres gardée par des sentinelles qui m’interpellèrent. Mais je ne répondis pas et m’assis par terre. Un des Hindous s’avança avec l’épée nue qu’il leva, afin de m’en frapper. Je ne fis aucune attention à lui, tant ma fatigue était grande. Il me fouilla et ne trouva rien sur moi. Il prit ma chemise23...

( c sentim ent d ’isolement dans l’océan hostile de l’infidélité m arque en I.hI l’ensemble de l’aventure m usulm ane en Inde : Gwalior, dans la région d'Agra, est une prison parfaite pour les princes déchus parce quelle est environnée d ’infidèles don t la menace coupe court, mieux que le gardien le plus sévère, à toute velléité d ’évasion24.

Ces abcès d ’infidélité en Syrie ou en Inde, on t pour pendant, à l’inverse, i li s oasis d ’Islam dans le désert de l’idolâtrie. Deux traits les font connaître, qui définissent souvent l’Islam en général dans ces siècles médiévaux tar­difs : le jihâd et le pèlerinage25. Le jihâd sauve les pires barbaries. Ainsi les Noirs de Kilwa - sur la côte de Factuelle Tanzanie - sont-ils loués d ’être sha- liites et de m ener le com bat de Dieu dont ils donnent le bénéfice du butin aux descendants du Prophète, tandis que les Somalis de Zeïla sont héré- liques, et par conséquent sales et très noirs de peau26. Mais c’est bien sûr en Inde que le jihâd est la règle et l’expression par excellence du pouvoir

23. Voyages, III, p. 160.24. Voyages, II, p.^38525. Voir V einstein Gilles, Résumé des cours au collège de France, 2006-2007, sur la

lettre que M ehm et II envoie au sultan m am elouk pou r lui annoncer officiellement la chute de C onstantinople en 1453 : « Je suis désorm ais le m aître du jihâd com m e lu es celui du pèlerinage ». Ce sont ces deux obligations, l’une personnelle et l’autre collective, souvent substituées l’une à l’autre dans la pratique de l’islam classique (le calife H ârûn accomplissait l’une ou l’autre alternativem ent chaque année), et qui constituent une sorte de confins des « piliers » de la foi, qui définissent le mieux cet Islam des confins géographiques.

26. Voyages, II, respectivem ent p. 91-92 et 84.

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236 D U PÈLERINAGE À LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

m usulman. Le pays est gouverné par des m usulmans étrangm , sultan de Delhi donne systématiquement sa préférence27. D’uni' iiuiiijfflgénérale, on nom m e en Inde ces musulm ans venus de lo in i U ......>«jniens, en mém oire sans doute de l’entreprise fondatrice île M hIhum -I lt Ghazna, seigneur du Khurasan et prem ier conquérant. La tombe *li* du héros est encore honorée et visitée comme celle d ’un saint il.im ht \ ill>. du Gange où il est tom bé en com battant (en 1033), et le suit.m w t. n.l n. sitôt après avoir vaincu la révolte de son serviteur hindou ‘Ayn .il Mull I l’occasion de cette même révolte, les troupes loyales avaient «l'.iill< u n tt-A pour m ot de passe et de reconnaissance « Delhi » et « Gha/im • t m étrangers sont si nécessaires au trône que le départ leur est intri il il . i .,«* la transgression de cet ordre est punie de m ort29. En 1330, Miili.iimn u| iliit Tughlüq ordonne de déplacer le siège du sultanat de Delhi à 1 )cn} ii i . lu, tisée Dawlatabad, dans le Deccan, en plein territoire infidèle, où il 11 iin.«litfj

autoritairem ent la population de l’ancienne c a p ita le -e t il faul I m n mm w i ||

d’abord dans cette mesure un acte de jihâd, la promesse d ’une < \p m mu m éridionale que la dynastie des Khaljis avait amorcée30.

Ibn Battûta lui-m êm e nous conte son prem ier combat, aussitôt li >m. Im> - les limites du territoire de l’Inde proprem ent dite31. Il reviendra à plu ili Mit reprises sur la vigueur de la guerre toujours latente, souvent ouvei h * u t i l

l’Islam et l’Infidélité dans le sous-continent. Avec le combat de ( 'h.iiMlif on a déjà m entionné la révolte de ‘Ayn al-Mulk, d ’autant plus cl.ni)’> u no que ce favori hindou du souverain a fait m ain basse sur les élépha n r . . i n u i le soutien de plusieurs chefs tatars, dont la fidélité incertaine à iT.l.m» >»| une fois encore soulignée. La révolte, qui peut com pter sur pl ml min

27. Voyages, III, p. 420. Ibn Battûta attribue ce tra it en particulici nu nll tu régnant M uham m ad ibn Tughlüq, mais d ’évidence, la place centrale d t 'v o l in m *étrangers, que le sultan nom m e a'izza, les « illustres », est un tra it constant d u ........voir islam ique indien.

28. Voyages, III, p. 89-93.29. Voyages, II, p. 461, l’exemple de deux frères venus du Ferghana, exécute1' | •>ni#

avoir tenté de regagner leur pays.30. Voyages, II, p. 463-465.31. Voyages, II, p. 348. Le Sind, conquis dès le début du VIIIe siècle, \ o u i M

Omeyyades, est réputé distinct de l’Inde, et ses habitants se réclam ent d ’une < u i|'hii) arabe, Voyages, II, p. 330.

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LES MERVEILLES, LES ROIS ET LES SAVANTS : LE VOYAGE D’iB N BATTÜTA 2.17

ill/.iines de milliers de com battants, est écrasée par la mobilisation de tous li x drangers ». Ibn Battûta en est32. Après 1342, quand il aura quitté Delhi |iniii le sud du sous-continent, Ibn Battûta sera enrôlé dans le jihâd méri- 111111i.iI mené par des princes indépendants du sultanat, com m e l’ém ir de llmiavar33 ou celui de M adûra, Ghiyâth al-Dîn al-Damaghânî, un ancien nllu ier turc de la cavalerie du sultanat qui a réussi à se tailler un royaume• Iila inère en pays tam oul34. L’Inde est ainsi la seule région du m onde où l'iiuteur trouve l’occasion - ou soit soumis à la nécessité - de se joindre à la i*ii. ne sainte.

Ne doutons pas qu’il y voie une forme d ’épanouissement, pour son salut h m une pour celui du sultanat. Rien ne vaut, pour sonder les intentions il un auteur, que de l’affranchir des pesantes nécessités du véridique qui i niravent l’historien. Q uand il décrit le royaume du Champa, dans le sud ili■ l'actuel Vietnam, Ibn Battûta n’est tributaire que de ses souvenirs litté- i aires. Et qu’y voit-il ? Un royaume dirigé par des femmes, qui parlent turc rl (|iii font la guerre. Ce peuple est idolâtre, mais la reine y lit l’arabe et sait 11aiiscrire la shahâda, qu’elle donne à lire, comme un m ot de passe, au voya- Itair. L’ensemble de ces traits, la langue turque des guerriers, la langue arabe ilii jihâd, et le caractère belliqueux de l’Etat sont évidem m ent liés. La préfé­rence que la reine accorde au qâdî m aghrébin (c’est ainsi qu’Ibn Battûta se i|i Mgne lui-même), outre qu’elle rejoint la tradition du voyage galant dont l'ambassade de Ghazal auprès des Vikings offre sans doute le modèle, révèle Irm preinte naturelle de l’Islam sur les peuples lointains qui n’en ont pas < m ore reçu le message35. Le jihâd n’est pas un com m andem ent arbitraire, l'est une im pulsion naturelle que l’Islam a sim plem ent inscrite dans sa Loi.

M. Voyages, III, p. 87, 89 : « Les émirs du K hurasân, ainsi que tous les étrangers, l iaient ceux qui craignaient le plus ‘Ayn al-M ulk, parce qu’il était Indien. O r les indigènes haïssaient beaucoup les étrangers, à cause de la faveur don t ceux-ci jouis- i.,lient auprès du su ltan ... Dans l’arm ée du vizir (que le rebelle attaque), il y avait les IVrsans, les Turcs et les Khurâsaniens, qui étaient les ennem is des Ind iens; en i nnséquence ils com battirent vigoureusem ent. Les troupes de l’insurgé com ptaient i nviron 50 000 hom m es, qui furent mis en fuite au po in t du jou r ».

33. Voyages, III, p. 217-220.34. Voyages, III, p. 269-276. C ’est dans les États de ce petit souverain qu’Ibn

ll.iltûta est tém oin de la prem ière épidém ie de peste qu’il rapporte.35. Voyages, III, p. 310-313.

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238 DU PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU M ONDE..

En Inde, ce jihâd est pour l’heure victorieux - du moins avant la gi mm!, offensive du Vijayanagar dans le sud, qui commence précisément .111 inill« 11 du X IV e siècle avec le déclin du sultanat de Delhi. Les Hindous m»h| constam m ent battus. Ibn Battûta l’explique par leur faiblesse physi*p n

dont il donne plusieurs exemples. Dès son prem ier combat, à son enlm* * (i Inde, Ibn Battûta engage avec 22 compagnons la bataille contre une (ro iip «1 de 80 fantassins hindous, dont une douzaine sont tués, sans que les nui .ni mans éprouvent de dommage sérieux malgré leur infériorité numéiii|ii. L’auteur et son cheval sont touchés par des flèches qui ne pénètrent p.i h 1

chairs : « les traits lancés par les Indiens n’ont pas de force », dit-il, en ajontan t cependant qu’un des chevaux touchés dut être sacrifié, et que les 1..... .de l’escorte en firent festin. Peuple de piétons contre ethnie c a v a lie r ,

m œ urs pusillanimes des H indous contre instinct guerrier des T u rcs, üni(

est déjà dit36. Un peu plus loin, Ibn Battûta décrit l’assassinat du d e rn ic i . I. sultans Khaljis, Turc comme tous les souverains de Delhi, par son I.imiii hindou Khusraw Khân. Sous prétexte d ’une cérémonie de co n ve rsio n a l’Islam, le favori fait entrer dans le palais ses partisans hindous q u i tueul I* chef de la garde et s’approchent de la loge royale. Le sultan Q utb al-l)in |u t

çoit enfin le danger, s’efforce de rentrer dans le palais pour s’y re tra in lu 1

Khusraw Khan s’accroche à lui, mais le sultan, plus lourd et plus vigoureun

le terrasse. Il faut tout un groupe d’Hindous pour venir finalement a IumiI du souverain37.

Pèlerinage

Avec le jihâd, le pèlerinage est la preuve et l’argum ent de l’Islam. ( )u fit retrouve l’exigence dans l’itinéraire même d’Ibn Battûta, dont La Me» < |i•• fut l’un des ancrages les plus durables ; mais surtou t en Inde comme ni pays turc et en Afrique, et toujours lié à la langue arabe. Ainsi en Intir. un émir bédouin syrien devenu le beau-frère du sultan se prend de quett II. avec l’un des huissiers du palais, qu’il blesse. Il est aussitôt arrêté, et conlii à la garde d ’un dignitaire qui avait fait le pèlerinage de La Mecque, et >|ui parlait bien l’arabe. « Savoir l’arabe » ne se réduit pas à une capacité lingtin

36. Voyages, II, p. 347-348.37. Ibid., p. 391-392. Faiblesse physique qui n’exclut ni la bravoure, ni la loyuuli

Un prince h indou donne sa vie p o u r ne pas trah ir la prom esse faite à un musulmau réfugié à sa cour, Voyages, III, p. 71-72.

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L e s m e r v e il l e s , l e s r o is e t le s s a v a n t s : le v o ya g e d ’I b n B a t t û t a

lique, précisément parce que cette connaissance est liée à la pratique du pèlerinage : elle garantit tou t à la fois l’attachem ent à l’islam - à la religion musulmane, et à ses fondateurs, les Arabes. Tatar Malik, auquel le sultan a fait remettre son beau-frère arabe, prend le parti de son prisonnier et tente de le sauver devant la cour qui le juge38.

À Ladhik/Denizli, l’ancienne Laodicée du M éandre, Ibn Battûta et ses compagnons tom bent au milieu d ’une querelle qui les regardent apparem ­ment, mais dont ils ne com prennent rien faute de savoir le turc. La situation est dénouée par un ancien pèlerin qui sait l’arabe, et de la manière la plus l.ivorable : les deux groupes en conflit appartiennent à deux confréries dont i liacune réclame l’honneur de recevoir les invités arabes39. Mais nulle part .1 illeurs qu’en Afrique le signe favorable que donne l’arabe n’est aussi net.I »ans cet empire du Mali qui ne lui plut guère, Ibn Battûta trouva, près de lombouctou, un gouverneur de province sage et réellement pieux - puis­qu'il évite les cérémonies de lamentations funèbres dont la religion ne s’ac- i ommode pas. Ibn Battûta l’aborde par le biais du qâdî du lieu, qui sait par fonction lire l’arabe, m êm e s’il ne le parle pas. Il écrit donc quelques mots sur une tablette pour réclamer des provisions de voyage. Mais le qâdî, à sa surprise, lit à haute voix, et l’émir le com prend. Et pour cause, il fut pèlerin, ri possède plusieurs livres arabes dans la salle d ’audience du gouvernement.II accueille Ibn Battûta avec chaleur, lui offre une véritable hospitalité et une jeune esclave damascène, probablem ent d’un très grand prix40.

Notons que l’arabe est ici - dans ce lieu ou dans ce récit - une langue publique, écrite, directem ent associée à un complexe de valeurs m usul­manes du bon gouvernem ent et de la piété qu’on doit aux étrangers - sur­tout s’ils sont eux-mêmes arabes. Le livre d ’Ibn al-Jawzî qu’Ibn Battûta en vient à feuilleter est conservé dans le mishwar - la salle d’audience et de délibérations du gouvernorat. O n l’a déjà dit, Ibn Battûta vend de l’arabe et de la norm e - les deux ensemble, bien sûr : l’arabe est la langue des origines de l’Islam, du Coran, des hadîth, du Prophète et des Compagnons, c’est-à- tlire de tous les textes et de toutes les traces qui fondent le droit musulman. Partout dans le m onde islamique, cette situation reste vraie.

38. Voyages, II, p. 440-443.39. Ibid., p. 148.40. Voyages, HT, p. 431-435.

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Limites

Il s’en faut de beaucoup cependant, que la position de l’arabe soit p.it •«*••» la même. L’arabe savant et m usulm an se distingue d ’abord de I ,n >1 <■bédouin. Ibn Battûta en est assez conscient pour m arquer des front ie.... tliHowayza, au Khuzistan, il note que c’est la dernière ville de langue p< i ..tu* avant les territoires arabes ; et à Abadân, il ajoute que là s’achève la Ici i . .|nt commence en al-Andalus41 - mais cette ultim e terre arabe est bédouin. « t dominée par une ville en ruines, Basra, où la pratique de la langui' i lt.itt. *, on l’a vu, s’est profondém ent dégradée depuis l’époque glorieuse <li lit grande école grammaticale des vnf-ixe siècles. C’est encore un .11.il»1 bédouin qu’on repère en Afrique de l’Est, sur la côte des Béja, altns <|tti l’arabe du roi « berbère » de Mogadiscio est la langue du pouvoii 1 ml encore en Inde, à la cour même des sultans, où Ibn Battûta est mis en 1 t in ger par la violence d ’un Arabe bédouin que le sultan a eu la faiblesse .1 .ni m ettre pour son beau-frère43. D’autres limites sont repérables : ainsi lit désert qui sépare le pays des Turcs de l’Inde propre (en l.ul l> Baloutchistan)44, ou encore la m utation de la végétation entre l'ImlM m usulm ane et l’Asie du sud-est encore païenne, plus exubérante que le Iciritoire de l’Islam45. Il ne s’agit pas seulement de la distinction d ’e .........politiques, mais de véritables espaces linguistiques, où le compost' .lit langues, leurs fonctions respectives et par conséquent la position .1 lin Battûta diffèrent. Cet avertissement là, Ibn Battûta ne nous le donne |m C’est à nous qu’il convient, par l’examen de son discours, de détermm. 1 1 l’intérieur de quelles limites il s’inscrit, dans quel composé il entre, sut .|in i clavier il joue. Nous allons en reprendre les trois exemples principatts .U l’Inde, des pays turcs, et du pays des Noirs.

240 DU PÈLERINAGE A LA DECOUVERTE DU MONDE...

41. Voyages, I, p. 429 et 382 respectivement.42. Voyages, II, p. 71 et 134 pou r l’arabe bédouin des Béja, p. 86 pour le sull.m 1

Mogadiscio, qui parle le « mogadiscien » (somali), mais qui com prend l'arabe43. Ibid., p. 440-443.44. Ibid., p. 320.45. Voyages, III, p. 302-304, en particulier à Sumatra. L’aloès est musultn.in I.

cocotier infidèle.

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L es m e r v e il l e s , l e s r o is e t le s s a v a n t s : l e v o ya g e d ’Ih n B a ttC ta 241

L’Inde

Parmi les trois directions de l’expansion musulm ane, l’Inde est de loin privilégiée dans le texte d ’Ibn Battûta. C’est le but de ces voyages, c’est la halte la plus longue du voyageur, entre 1334 et 1346 au total. Mais si l’Inde a toutes les préférences d ’Ibn Battûta, c’est aussi parce qu’il y retrouve un pouvoir impérial - à la différence de ce qu’il a éprouvé dans le m onde turc, entre Anatolie et Transoxiane, et de ce qu’il éprouvera au Mali. Un pouvoir qui compose autour de lui un paysage complexe de fonctions et de langues. L’Inde est une terre m usulm ane, d ’abord parce qu’elle abrite la plus forte entreprise de jihâd du temps. L’islam y est prouvé par le nom bre même des Infidèles qu’il y subjugue, par le butin qu’on y accumule : comme l’Afrique, l’Inde est terre d ’esclaves46 et de richesses considérables nées d’une terre fertile47, richesses que le sultan draine à la fois par l’im pôt et par les razzias qu’il mène contre les incessantes révoltes. Ainsi en 1334, quelques semaines après l’arrivée d ’Ibn Battûta à Delhi, le sultan M uham m ad ibn Tughlüq rentre dans sa capitale après avoir ravagé les districts du Gange et de la Yamuna, dans l’actuel U ttar Pradesh. À son arrivée, il fait disposer de petites balistes sur les éléphants et tirer des bourses de pièces d ’argent et d ’or sur la foule qui acclame son retour d’expédition victorieuse48. Ennemis ou vic­times49, les H indous trouvent leur place dans ce m onde islamique, souvent

46. Voyages, II, p. 307-308, sur les esclaves indiennes ram enées au K hûrâsân par les raids turcs (ces esclaves avaient les oreilles percées pou r les distinguer des musulm anes) ; p. 316 sur l’étym ologie (fausse) du nom de la chaîne de l’H indou Kouch (« qui tue les h indous ») à cause de l’étendue des pertes que les caravanes d’esclaves subissaient dans sa traversée ; et III, p. 113-114, sur le très faible prix (mais la très mauvaise qualité) des esclaves en Inde, du fait ces razzias perm anentes en terre infidèle.

47. Voyages, II, p. 343-347, sur la fertilité de la terre indienne et les deux récoltes annuelles qu’on en tire.

48. Voyages, II, p. 404, 417 dans le portrait de M uham m ad ibn T ughlüq; III. p. 118 pour la description de l’événement. Ibn Battûta insiste sur l’épisode, bien qu’il sache (ou peut-être parce qu’il sait) que cette description provoque générale ment le scepticisme chez le lecteur ou l’auditeur. C ’est en effet ce point que choisil de souligner Ibn K haldûn quand il émet des doutes sur la relation d ’Ibn Battûta.

49. Q u’il arrive à Ibn B attûta d ’adm irer ou de plaindre, on va y revenir : l’auteur condam ne ainsi les massacres indiscrim inés et gratuits que pratique le sultan de Madura contre les indigènes ; Voyages, III, p. 269-275.

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par analogie avec des situations de frontière guerrière plus familietes «ni voyageur maghrébin. Ainsi Ibn Battûta remarque que les Indiens m,ni|H ni des lézards, comme les Majus, et surtout que roi se dit chez eux ray intiiMHl chez les Francs. Enfin en Afrique comme en Inde, la justice païenne, M'­ignore la Loi religieuse, et peut-être parce qu’elle ignore les adoucissent) nlt de la sharî'a, est aussi exacte qu’impitoyable. L’Infidélité, comme IT.I.mi t

ses constances50.

Sur cette terre de conflit sacré, où la nature est parfois engagée51, ci* mi||| les Turcs qui m ènent le combat quotidien de Tlslam, pour le incilleni . i pour le pire. M amelouks, Khaljis et Tughlûq, tous ceux qui ont régiu mi l’Inde depuis l’origine du sultanat de Delhi dans les premières amie« . «lu xn r siècle sont turcs, et il ne fait guère de doute qu’une large part «les un cès, mais aussi de la violence extrême du pouvoir islamique de l’Inde n> mit liée à ces origines aux yeux d ’Ibn Battûta. Com m e tous les souverains im iiî du m onde turc, le sultan de Delhi fait porter devant lui en processinn 1« ghashiya, housse de selle du cavalier des steppes, et bannière des vicloin ■ «lu nouvel Islam52. Mais l’Inde partage aussi avec l’ensemble du momie lin • depuis l’Egypte mamelouke jusqu’au Jaghataï et au Qiptchaq, des «liilll ments neufs, répandus par les succès mongols, que la Loi religieuse u m n sage pas, bien sûr, et que la tradition arabo-persane de l’empire «1« p . miers siècles ignorait tou t autant. Les plus com m uns consistent à fendre n i

deux les condamnés, ou à les empaler ; les plus atroces à les écordiei il puis en empailler les cadavres pour les exposer53. La terreur naturelle qui

50. Voyages, III, p. 71 (pour le rapprochem ent entre les langues franques H M langues ind iennes); II, 330 (pour les lézards, don t Ibn Battûta rem.ii<|tt‘ M consom m ation im pure qu’en font les H indous dès ses prem iers pas en I* indienne ; m ieux vaudrait sans doute dire qu’il attendait ces preuves d ’im pilh li ill m entaire avec celle de l’Infidélité) ; III, p. 196 et p. 425 respectivement sui IVluit Ht tude (et la cruauté) de la justice chez les H indous et chez les Africains.

51. Voyages, III p. 204. C’est à l’extrême sud du dom aine m usulm an, d a n . le mml de l’actuel Kérala, dans une petite et vaillante com m unauté cernée plus que < I oit «. par un océan d ’infidèles, qu’Ibn Battûta trouve « l’arbre du témoignage ■ • Mil

chaque feuille porte la form ule de la shahâda, lâ ilaha illâ-llahu, wa-MufltWinhlilQ rasulu-llah.

52. Ibid., p. 114.53. Voyages, II, p. 332-333. C ’est l’un des prem iers traits qui frappent Ibn llitltiiM

à son arrivée au bord de l’Indus. La révolte récente de la ville de Sehwân, ilmit If Sind, a laissé subsister sur les rem parts des dizaines de corps empaillés et ml* Ml

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L e s m e r v e i l l e s , l e s r o i s e t l e s s a v a n ts : l e v o y a œ . d ’I b n B a t t O ia 243

ces supplices inspirent est encore renforcée chez le Maghrébin par leur non veauté. S’il est réservé quand il s’agit de juger le sultanat, Ibn Battùta est plus explicite sur les ém irats locaux, en particulier sur l’émirat de M adura, fondé en pays tam oul par un ancien sipah du sultanat qui y mène une guerre impitoyable aux Hindous. L’auteur est aussi enthousiaste dans sa description des brillantes victoires de l’ém ir - parm i les plus spectaculaires de l’Islam indien - que choqué par les exterm inations dont il se rend cou­pable à l’égard des plus hum bles paysans infidèles, et qui n’épargnent ni femmes ni nouveaux-nés. Avant même qu’un remède destiné à raviver la vigueur sexuelle ne vienne à bout du glorieux massacreur, la peste avait frappé sa famille, sa mère, son fils unique, et son peuple - c’est à M outra/M adura, sur les terres de l’ém irat tam oul, qu’Ibn Battûta semblel ’avoir rencontré pour la première fois en 1344, et il ne craint pas d ’y voir un châtim ent divin54.

Si la guerre est turque, l’empire est persan55. L’évidence de l’hégémonie île la langue persane s’impose au voyageur dès l’Indus atteint. Ibn Battûta multiplie en quelques pages les traductions de nom s, de toponym es ou d’institutions, pour la p lupart persans, à la fois pour faire m ontre de sa i apacité linguistique auprès de son lecteur arabe maghrébin, et pour l’aver- lir de son entrée dans un m onde différent56. Com m e l’arabe dans l’empire

i roix, et un m onticule de têtes coupées. « Lorsque je me réveillais la nuit, je voyais CCS peaux suspendues, et m on corps se contractait à ce spectacle » nous dit l’auteur.

54. Voyages, III, p. 269-276. À la suite du récit de l’exterm ination systém atique des paysans hindous empalés, de leurs femmes égorgées et attachées par leurs cheveux .m ix pals de leurs m aris, et de leurs nouveaux-nés massacrés sur leurs m ères, Ibn llattûta conclut : « Ce fut pou r cela que Dieu hâta la m ort de Ghiyâth al-Dîn », III |>. 272.

55. À cette assertion, il faut im m édiatem ent objecter le cas des Afghans, encore ii^sez neufs sur la scène de l’histoire indienne, où ils vont bientôt s’im poser avec ri lat, pour qu’Ibn Battûta peine à les définir. Il les qualifie de brigands - ce qui les place parmi(les populations « bédouines » aux côtés des Kurdes ou des Arabes de la lu)iliya - mais il les classe aussitôt com m e Persans, ce qui im plique des traits de cul- lure presque opposés ; Voyages, II, p. 319-320. D ans les années 1340, Ibn B attûta est li inoin de la révolte de la grande famille afghane des Lodi, qui s’em parera au \v siècle du sultanat de Delhi, mais qui déterm ine pour l’heure la sécession du I »eccan et la naissance de l’ém irat bahm anide, Voyages, III, p. 97-100.

56. Voyages, II, p. 324-331.

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D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

abbasside, le persan déborde largement les frontières de la religion nui ni mane pour s’étendre à l’islamique, c’est-à-dire à l’ensemble des m u 'im »•> des pratiques des populations soumises au pouvoir de l’Islam. Ain i l> *femmes hindoues de qualité qui choisissent le suicide par le feu .1 l . i .......de leur époux - coutum e indienne par excellence, totalement étnui(',> h a l’islam - prononcent leurs dernières paroles en persan57. Capturé |<>u *1* *i Hindous en plein pays païen près d ’Aligarh, Ibn Battûta n’a d ’au tir m mil i que le persan pour tenter d ’attendrir ses gardiens comme pour compi son sauveur58. En pays tam oul, aux Maldives, il com m unique pat li bltiU des rares indigènes qui entendent le persan, dont il faut rappeler qu'il • i.ui assez largement utilisé par l’adm inistration Yuan - de la dynastie monunln de Chine59.

Enfin et surtout la dynastie et la cour parlent persan, à com m ent n pu I. souverain. Dans le récit de sa première entrevue avec Muhamni.nl il ni Tughlûq, Ibn Battûta s’attache à rapporter si exactement l’instant qu'il * il> les paroles du prince en persan60. En ce sens, il serait erroné de coin lui> d ’après les origines de sa famille, que M uham m ad ibn Tughlûq est « Ui h IIl est le pouvoir, le sultanat, probablem ent le seul, dans un m onde islainiqun d’où les Ilkhans viennent de disparaître, qui puisse se comparer, |>.n nui faste et sa puissance, par tous les caractères de l’Etat islamique qu'il i m'i semblés, au sultanat des Mamelouks du Caire. Ce qui converge en s.i pi'i sonne, ce sont les héritages de l’empire et du califat, en particulier la gestion des peuples qui servent le trône selon les stéréotypes que la culture . 11 sique a enracinés dans le patrim oine du pouvoir islamique. Ainsi les lui. sont fidèles mais brutaux et ignorants. Une seule anecdote suffit à le dire I . sultan ordonne à deux juristes du Sind (qui se réclament donc d’une orlf.im arabe) de gérer une province de concert avec un com m andant militaire tun Comme de coutum e dans la tradition des oulémas, les juristes refusent li nfonctions d’autorité, et n’acceptent que le contrôle des actes du gouvet......militaire. « Certes, votre bu t est de manger et dissiper mes biens, et d'.ilin

57. Voyages, II, p. 351-352. Là encore, com m e lorsqu’il est mis en présen t< châtim ents turcs, Ibn Battûta défaille.

58. Voyages, III, p. 156-161.59. Ibid., p. 241 (pour les Maldives), III, p. 256 (pour le pays tam oul), III, p. Mi.

317 (pour la m onnaie en Chine).60. Voyages, II, p. 422-424 et aussi, III, 137.

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L e s m e r v e il l e s , l e s r o is e t le s s a v a n t s : l e v o ya g e d ’I b n B a t t û t a 245

l'in f cela à ce Turc ignorant » répond le souverain, et il les fait exécuter61. N'y voyons bien sûr aucune hostilité de principe aux Arabes, que le sultan vénère comme la nation du califat, et donc comme le garant de tout pou- vtiir islamique. M uham m ad ibn Tughlûq reçoit avec une chaleur et un éclat l'.nliculier un héritier des Abbassides, au po in t de placer sa nuque sous le pied de TArabe après un incident dont il s’attribue le to rt62. Un peu plus liird, on l’a dit, il honore un im portant chef bédouin de Syrie en lui offrant iii sœur en mariage63. C ’est dans ce contexte d ’empire, dont le souverain n'.i|)partient par définition à aucun des groupes, mais arbitre leurs querelles11 pèse leur juste m érite au regard des exemples de l’histoire des empires r la iniques, qu’il faut com prendre les mots d ’Ibn Battûta. Com m e le sultan demande à ses proches, dont il est désormais, de désigner les fonctions t|u’ils convoitent dans l’Etat, un Sayyid persan de Tirm idh revendique aus­sitôt le vizirat et la chancellerie64. Ibn Battûta, interrogé en arabe, déclare : « Les fonctions de vizir ni celles de secrétaire ne sont faites pour m oi ; quant a la dignité de juge ou de shaykh, c’est là m on occupation et celle de mes ancêtres. Q uant aux charges militaires, vous savez bien que les barbaresI A jam, en fait les Persans) n’ont adopté l’islam que forcés par les sabres des Arabes ». Propos qu’on pourrait tenir pour étrangem ent anachroniques si le but n’en était pas de confirm er le lieu com m un d’un discours dans l’en- ilroit précis et presque unique où on peut le tenir, c’est-à-dire la cour de l'empire, héritier du califat et par conséquent des querelles de la sUu'ûbiycft^. Le souverain est inform é de ces propos, sans doute par des ennemis du géographe qui entendent souligner l’offense faite aux Persans, voire aux Turcs dont il est. Mais précisément, dans sa fonction de souverain, il n’est pas Turc, mais héritier des sultans et des califes, et garant des topoi impériaux. Il approuve les m ots d ’Ibn Battûta, qu’il désigne com m e juge,

61. Voyages, II, p. 455.62. Ibid., p. 433-434. Pour faire m entir (et donc confirm er) le stéréotype de la

libéralité arabe, cet Abbasside était, selon l’auteur, d ’une avarice sordide.63. Ibid., p. 440 et suivantes.64. De la famille des Khudawandzadeh ; Voyages, II, p. 292, note 82. C v même

Sayyid, descendant du Prophète, mais totalem ent iranisé, ne parle pas l’arabe ; III, p. 122.

65. Voyages, III, p. 120.

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bien que ce juge ne parle pas la langue de ses justiciables, mais au< 11 •• I i . > sûr, il ne confie aucune fonction militaire, comme l’impliqueraii .1 |>n nil«^ vue son assentim ent au discours guerrier du M aghrébin66.

Cet arbitrage de la vénérable querelle de la shiïûbiya s’ententI dnu lt • deux sens. Les Arabes form ent clan, par fonction lié aux honum !■ h lt gion. La faute de l’un d’entre eux retom be sur tous. Ibn Battûta et li i| 1 1peu à la disgrâce et à l’exécution pour avoir fréquenté un sainl ............ rosa tenir tête au sultan et en m ouru t sous la to rtu re67. Il pâtil siiitnni l- l’arrogance du bédouin syrien dont le prince a fait son beau lu it , 11 i(t*i blesse dans une querelle un huissier du palais. Les termes mépn\.ini di| parti iranien de la shiïûbiya reviennent spontaném ent aux lèvn 1 1I11 prince : « Exilez le mangeur de rats » (mush khor), entendons I’A i .i I h 1,11

Le monde turc

Des trois espaces d’expansion de l’Islam médiéval, l’Inde, par la pin . ni. f de ses sultans et la solidité d ’une foi exaltée par 1 e jihâd, par l’arlii iiliilliiM raffinée des fonctions, des discours et des groupes ethniques qui appui, ni l’Etat, est le plus proche des modèles impériaux. Le m onde turc et l’Ali n|iit en sont, pour les résum er brièvement, des versions mutilées, des eknc lu déficientes ou manquées. Dans le m onde turc, c’est l’Etat qui fail deUm Cette violence que le sultanat de Delhi mobilise au service du jihâd delitiu(( sans mesure au centre du m onde m usulm an. Après la chute des III li m l’Iran se divise en principautés, dont les roitelets déploient un pou voit m hi traire. L’un d ’eux reproche aux oulémas d ’une petite ville du Fais d r h. tardé une heure à lui faire allégeance, et donne l’ordre en turc à ses snM Ht de les m ettre tous à m ort69. En Anatolie, l’ém irat des Germiyano(.>liln d» Kütahya est tenu pour une entreprise de brigandage, propos qui du ni d ’ordinaire les tribus bédouines étrangères au gouvernem ent d’un I I.il 11 À

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66. Voyages, III, p. 120.67. Voyages, III, p. 145-14668. Voyages, II, p. 442-443. Ibn Battûta est un peu plus loin traité d’Altilit

Berbérie qui casse les oreilles avec son arabe que personne ne com prend ; Vm'iijfW,III, p. 130.

69. Ibid., p. 428.70. Ibid., p. 146.

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L es m e r v e il l e s , l e s r o is e t l e s s a v a n t s : l e v o ya g e d ’I b n B a t t ü t a 247

ileux reprises, Ibn Battûta rapporte la même histoire. Il acquiert un jeune esclave turc, dont un vénérable shaykh le convainc de se séparer. Quelques semaines, quelques mois plus tard, il apprend que ce jeune esclave a tué, un enfant dans le prem ier cas, son maître dans le second (et qu’il a été exécuté dans les deux cas)71. Cette assez claire allusion aux tribulations de Mûsâ et d'al-Khidr donne probablem ent le sens ultim e du topos turc chez Ibn Battûta : un peuple ébauché, à dem i révélé, encore à demi dissimulé, dont on connaît la barbarie, dont on espère la pleine conversion. Les preuves del.i sauvagerie abondent encore : on a vu que l’ém ir de Magnésie faisait siîcher le cadavre de son fils dans un cercueil suspendu72 ; un autre, dans le 1.1rs, ivrogne opiniâtre, dem ande à Ibn Battûta et à ses compagnons de dan­ser pour la guérison de son fils unique agonisant - probablem ent à la manière des derviches73. L’abandon du statut des dhimmis - à Birgi, dans la vallée du M éandre récem m ent conquise, un médecin ju if est placé au des­sus des lecteurs du Coran, et c’est à Ibn Battûta qu’il revient encore de faire respecter le droit74 - tou t comme la liberté des femmes relèvent des dérè­glements d’une société sans gouvernem ent véritable, sans institutions et sans cour. Les sultans des Ilkhans conviaient leurs épouses à contresigner leurs actes, et au marché de Tabriz, les joailliers font présenter leurs joyaux par de jeunes et beaux esclaves mâles qui attirent des foules de femmes lurques - puisse Dieu nous préserver du pareil, conclut l’auteur75.

Un des aspects les plus futiles d’apparence, mais des mieux enracinés dans le propos d ’Ibn Battûta, c’est l’aversion des Turcs pour les pâtisseries, et leur penchant pour l’aigreur du lait de jum ent, le fameux kimmiz.I auteur ne peut éviter de goûter celui que lui tend la souveraine du Qiptchaq, et n’y trouve aucun agrém ent76 À l’inverse, les sucreries d’Ibn

71. Voyages, II, p. 314, 364.72. Ibid., p. 174-175.73. Voyages, I, p. 392.74. Voyages, II, p. 168-169.75. Voyages, I, p. 451, 457.76. Voyages, II, p. 223.

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2 4 8 Du PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

Battûta, très appréciées à la cour de Delhi, sont dédaignées, ...... nu nttsèchement refusées dans le Q iptchaq77.

Le m onde turc est privé d ’u n gouvernem ent ferme, mais non tl'llill ^ solide. En Transoxiane, une ultim e réaction mongole, au nom >ln rii .iA |ii h giskhanide, a été finalement vaincue par les partisans de l’islam rit • 11 •133578. En Anatolie en particulier, comme le note Stéphane ...............règne une orthodoxie sourcilleuse, et même naïve. À Sinope, Ibn lia tint • ni ses compagnons, soupçonnés de shiisme, à cause de l’usage malil m >|ii t). observent dans la prière, les m ains le long du corps, doivent niait)' • *Ih lièvre pour se défaire de l’accusation79. Mais surtout, l’Anatolie eut irn litiil comme certaines parties du Zagros kurde, est couverte d’un h-m m t confréries qui pallient la déficience de l’Etat en accueillant voyap m M pèlerins. Ces « frères » offrent au total l’hospitalité la plus largement «t. m téressée, la plus réellement m usulm ane - parce qu’elle est dé^ar,'' 'lu enjeux d ’un pouvoir princier - do n t Ibn Battûta ait jamais bénélU temi

Il est d ’autant plus regrettable qu’un islam aussi pur soit incompn lu ti sible. Car l’absence de sultanat n’a pas permis le partage des ch.it>•,« ■!.ethnies et des langues dont l’Inde offre l’exemple. Elle prive les Tint h ilM) lumières de la langue arabe, que presque personne ne parle, hors, khi mit de coutume, quelques pèlerins. À deux reprises seulement, à Ayilm • i » Birgi, dans les terres du M éandre, Ibn Battûta m entionne des souveialm d’ailleurs parents, préoccupés de leçons d’arabe, ou de traduction <lu hadith81. Plus à l’est, en Transoxiane, la faiblesse de la monarchie, ilnttl It persan est la langue naturelle, l’établit dans le rôle religieux qui devrait im

77. Ibid., p. 206, 220 ; pour l’Inde Voyages, III, p. 133. Ce lien établi entre la . ni sine du sucre et le raffinem ent de la civilisation entre sans doute dans l'ane. iImi» ambiguë de la conversion m ystique de Rûmî pou r l’am our d ’un jeune pat f. 1.1 Voyages, II, p. 155. En outre, en Anatolie, la présence rumi-e, pour être discrète, liia i est pas m oins sensible en particulier dans les nouvelles terres conqui.i *lit M éandre. Ibn Battûta y rem arque la beauté « rom aine » des pages, qui relèvi itu poncif de la littérature classique, Voyages, II, p. 168. Cette présence grecque main tient, à côté de la culture islam ique arabo-persane, un autre pôle de référeni e ‘I m cette région.

78. Voyages, II, p. 287-293.79. Ibid., p. 198-199.80. Ibid., p. 140-141, 145-148, et pou r les Kurdes, Voyages, I, p. 384.81. Voyages, II, p. 164 et 167.

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mi à l’arabe. Un prédicateur intraitable y rabroue en persan le prince t u a . qui lance à Ibn Battûta, l’Arabe tém oin de la scène: « Q uand tu seras rrlourné dans ton pays, racontes-y qu’un fakir persan agit de la sorte avec li' sultan des Turcs82 ». O n peut tirer la même conclusion d’un épisode o tto ­man. Ibn Battûta et ses compagnons on t perdu leur interprète. Ils sont ,11 cueillis par des confrères qui ne les com prennent pas, et font appel à un tnqih dont ils pensent qu’il parle l’arabe, mais qui ne sait en fait que le per­san. L’hom m e s’excuse auprès de ses com patriotes en prétendant que les v oyageurs parlent un arabe ancien, qu’il ne com prend pas - ce qui rehausse encore leur prestige auprès des confrères, persuadés d ’entendre la langue même du Prophète83.

Anecdote significative. Jamais, à l’exception peut-être des Maldives, qui partagent avec le m onde turc la profondeur de la dévotion et la faiblesse de l'Iitat, Ibn Battûta ne se plaint autant de ne pas comprendre, et de n’être pas compris84. Mais cette plainte n’est pas u n reproche adressé à ceux qui neI ),i rient pas la langue fondatrice de l’Islam, celle qui lui perm ettra en Inde d'aspirer aux plus hauts emplois ; p lutôt un regret, à constater à la fois le prestige dont jouit l’arabe, et l’usurpation du persan - au sens propre le rôle déplacé que la langue des Etats joue ici dans les mosquées et les couvents. Kûmî l’incompréhensible Persan est le héros de cette rencontre manquée de l'Arabe Ibn Battûta avec le m onde turc85 ; ce que souligne encore la confù- sion des termes et des prononciations, très exceptionnellement relevée86.

L’Afrique

Le m onde turc associe monarchie faible et dévotion forte. On pourrait presque définir à l’inverse l’Afrique islamique - c’est-à-dire pour l’essentiel le Mali et l’Islam de la vallée du Niger qu’Ibn Battûta parcourt tardivement,

82. Voyages, II, p. 285. C ’est ce m êm e prince qui sera renversé peu après par la révolte des sectateurs du yasak.

83. Ibid., p. 183.84. Voyages, III, p. 241 p o u r les Maldives.85. Voyages, II, p. 155 sur le fait que Rûmî était incom préhensible, même pour scs

disciples.86. Ibid., p. 187,209 ; « beurre » (samri) en arabe ressemble à « paille » en turc, el

« millet » sonne com m e « graisse ».

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250 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

et au total assez brièvement. Il est clair qu’il n’a pas aimé l'Afrique, dmii il avait déjà effleuré la Corne orientale dans ses premières pérégrination«, > l il est non moins certain que les préjugés raciaux ne sont pas étran^ei» i U mauvaise opinion générale qu’il a conçue du continent*7. Si on <!■ i" >cette réticence, on est surpris de constater autant de dégoût pour une n .......du m onde où la langue arabe, au contraire de ce qu’on a constaté <l,m I. dom aine turc, tient une place de choix. Ici l’arabe est indiscutablement 11 langue de la mosquée, et des cimetières88. La prédication se fait, seniM> i il, en arabe89. Et la mosquée sert de refuge inviolable à ceux qui on I r m < i m 11 la colère du souverain, en particulier parm i ses femmes90. Mais le | m h w nii , réglé avec une pom pe presque aussi remarquable que celui de Delhi • i redoutablem ent imperméable à la langue arabe. Alors qu’il lui avait en p. i mis d’adresser la parole au M aître du M onde (c’est-à-dire au sultan <l> Delhi), Ibn Battûta ne reçoit l’autorisation de parler à Mansa Sul.n m m bien plus petit prince aux yeux de qui juge les rois à leur générosité im m m Ibn Battûta, que par le truchem ent de son griot Dougha91. Non p lii. r Sulaymân, M uham m ad ibn Tughlûq ne parlait l’arabe, mais il aitmill a entendre déclamer la poésie arabe92. Au contraire, le roi du Mali se < uni plaît dans les poèmes barbares et leur gestuelle loufoque93.

Il ne s’agit pas (seulement) de fautes de goût, mais de l'attachement ■ il culé d’un pouvoir fort au versant païen de la société africaine, et d ’un vei I table défi lancé aux Blancs et aux Arabes, maîtres de la mosquée. Li t.il .lu

87. En signe de l’anom alie que porte l’hum anité noire du continent, les de..........naturelles elles-mêmes s’y inversent. Ibn Battûta no tait déjà à Mogadiscio • pi tl pleuvait pendant les chaleurs, rem arque qu’on ne retrouve pas dans le récil iiull* il Voyages, II, p. 82.

88. Voyages, III, p. 411. D ans la capitale du royaum e, qu’Ibn Battûta n<mimw Mallî, le quartier des Blancs, c’est-à-dire des Arabes et des Berbères, est mIiii i proxim ité im m édiate du cimetière.

89. Ibid., p. 419-420.90. Ibid., III, p. 425.91. Ibid., p. 412-414. Pour to u t don après son entrevue, Ibn Battûta ne reçoit i|ili

trois pains, un m orceau de viande de bœ uf frit et une gourde de lait caillé. A min départ, il reçoit cent ducats d ’or, non sans avoir dû réclamer. Mince douai IiHi venant du m aître des légendaires mines d’or d ’Afrique.

92. Voyages, III, p. 126.93. Ibid., p. 421-422.

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L es m e r v e il l e s , le s r o is e t le s s a v a n t s : l e v o ya g e d ’I b n B a t t Ota

Mali est assez policé pour que sa frontière, au sortir du Sahara il est vr.ii, soit au m oins aussi nettem ent marquée que celle du sultanat de Delhi. M.us dans la ville frontière de Walata, le gouverneur, qui le com prend, refuse de parler l’arabe, ou m êm e de l’entendre si ce n’est par le moyen d ’un inter prête94. C ’est là probablem ent le plus grave. Ibn Battûta a déjà été confronté, aux Maldives, à l’excessive nudité des femmes. Mais le pouvoir politique lui a dem andé de com battre cette coutum e ancienne au bénéfice de la norm e m usulm ane - ce qu’il a fait, d ’ailleurs sans succès. Au contraire ici, le pouvoir défie ouvertem ent la pudeur et la Loi de l’Islam en instituant la nudité féminine com m e la norm e en présence du souverain. Ses parentes, les femmes de condition, se dépouillent de leurs vêtements avant d ’être admises en sa présence95. M ême le jeûne ne rom pt pas l’habitude et pen­dant la nuit du destin, le 27 du mois de Ramadan, Ibn Battûta a vu sortir du palais une centaine de jeunes femmes, toutes entièrem ent nues. Sans doute la coutum e veut-elle que les esclaves et les petites filles aillent nues. Mais le m onarque, loin de la com battre, l’approuve et l’étend au bénéfice de sa propre gloire et au détrim ent de l’islam.

Pour le dire en un m ot, le pouvoir respecte la mosquée, mais il exige d ’elle qu’elle respecte ses origines païennes, com m e le m ontre la pratique même des griots96. La société du Mali m ontre la m êm e primitive liberté de m œ urs féminines que celle des Turcs. Les femmes y reçoivent en présence de leur mari des étrangers qu’elles accueillent sur leur lit. L’Arabe peut en rire, dénoncer la bêtise de ces peuples sans jalousie. Mais le pouvoir du Mali va plus loin. Il regarde vers cette Afrique affreusement anthropophage avec laquelle il commerce97, qui enterre ses rois avec leurs serviteurs sacrifiés à

94. Ibid., p. 401-402 : « Et cela un iquem ent du fait de son m épris po u r (les hom m es blancs) » souligne Ibn Battûta.

95. Surtout si elles on t à solliciter son pardon, Voyages, III, p. 424, 427-428.96. Ibid., p. 422. D’une cérém onie d ’hom m age au roi, Ibn Battûta dit qu ’elle est

très ancienne, et antérieure à l’Islam.97. Ibid., p. 431. Une esclave est offerte aux païens, qui la dévorent.

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252 Du PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

la grandiloquence du pouvoir98. Au total, le refus de l’ai .i l « - , >i i i Mnii| beaucoup plus clairement le rejet de l’islam, quand il s’agii du |>nm*ttt |W l’ignorance de l’arabe chez les Turcs.

Gabriel Mai* uni # i 1.1« Université Paris < Un i 11 mi h

98. En fait c’est la Chine (païenne et mongole) don t les coutum es blâmables soul mises en relation avec celle des Noirs de l’Afrique - en particulier les sacriln hum ains à la m ort des rois ; ibid., p. 342-343.

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Le récit de voyage (H od o ip o rik on ) de Constantin Manassès (1160-1162)

In t r o d u c t io n

C on sta ntin M anassès, né vers 1130 à Constantinople, est un produit typique de l’aristocratie de cour1. Il a fait l’essentiel de sa carrière sous le règne de Manuel I" Com nène auquel il a consacré de nom ­

breux éloges ainsi qu’à son logothète des sékréta Michel Hagiothéodoritès. Son oeuvre littéraire est riche de m onodies diverses et réputée pendant toute l’époque médiévale pour sa Chronographie d ’Adam à 1081 en vers et de style hom érique. Il est l’auteur d’un rom an, Y Am our d ’Aristandros et Kallithéa, composé sur le modèle de Leukippe et Kleitiphon d ’Achille Tatios, auteur grec d ’Alexandrie du IIe siècle de notre ère, très à la m ode du temps de Manassès. Il écrivit également plusieurs de ces ekphraseis2, qui plaisaient tant aux Byzantins : il en a composé sur une chasse de M anuel à la grue avec son vieux faucon du Caucase ; sur un nain qui était amené de Chios pour être exhibé au palais impérial ; sur la beauté de la cour ; sur le sport préféré du prince, la chasse au faucon, etc. L’œuvre qui nous intéresse ici est YHodoiporikorfi, c’est-à-dire le récit que Manassès fit de son voyage lors

1. M a g d a lin o Paul, « In Search of the Byzantine C ourtier : Leo Choirosphaktes and C onstantine Manasses », in Byzantine Court Culture from 829 to 1204, M a g u ir e H enry (d ir.), W ashington, D. C., D u m b arto n O aks Research L ibrary and Collection, 1997, p. 141-165.

2. Les ekphraseis étaient un genre littéraire hérité de l’A ntiquité tardive qui consistait en des descriptions laudatives d ’une personne, d ’une ville, d ’un paysage ou autre.

3. Première édition du texte grec par H o rn a K., « Das H odoiporikon des K onstantinos M anasses », in Byzantinische Zeitschrift 13,1904, p. 325-347. Nouvelle édition et traduction anglaise par A erts W. J., « A byzantine traveller to one o f the

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D U PÈLERINAGE À LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

d ’une ambassade envoyée en Palestine par l’em pereur Manuel I | *>.u( (tu trouver une épouse après la m ort de sa première femme Irène (Bt ilin i Sulzbach, belle-sœur de C onrad III) en 11594. Q uand Manassès < t . .lit. lit pour faire partie de ladite ambassade pendant l’été 1160, cVsl nu ntt hm hom m e jeune de tout juste trente ans. Il n ’avait pas de fonction pu t i.t mais il était connu des bonnes maisons, qu’il fréquentait assidmn. ni > tt particulier celle de Jean Kontostéphanos, sébaste, de famille i ni pci i.t I. >|hi était chargé de diriger l’ambassade. Ce grand général était en menu 1« m>, envoyé en Palestine pour une mission militaire. En effet, si ( im i.nttin Manassès n ’en souffle m ot, nous savons par d ’autres sources t|iit Inm Kontostéphanos avait été envoyé « pour rencontrer le roi Baudouin > 1 convenir avec lui de fournir les contingents alliés qu’il avait prome, au lut 1

leus en cas de besoin6. » Ces troupes étaient nécessaires à Manuel p>>*n m ener une expédition contre Kilidj Arslan, sultan de Konya. CousI.huim

Crusader States », in East and West in the Crusader States. Context < I'ltiittiii Confrontations III. Acta o f the Congress held at Hernen Castle in Septcmbi't .'iHtMt C ig a a r K rijnie and T eule H erm an (éd.), Leuven-Dudley, M a « O 1 I1 iilitllH Lovanensia Analecta 125 », 2003, p. 165-221.

4. O utre V Hodoiporikon, cette ambassade est connue du chroniqueut by/itiillij Jean K innamos, tém oin très précieux, car il fut le secrétaire particulier <lt l'i in|)( reur M anuel I" Com nène. Il était très proche de ce dernier avec qui il d isaien t plii losophie. Mais il n ’est pas pou r au tan t un tém oin im partial. L’autre senti,. . t Guillaume de Tyr. Sobre, elle est b ien docum entée et conforte les informaiioim 'lull nées par YHodoiporikon. Voir C h a l a n d o n Ferdinand, Les Comnènes, 2 Ici ni II Comnène (1118-1143) et M anuel I Comnène (1143-1180), Paris, Picard, I'M p. 517-521.

5. Jean Kontostéphanos, qui semble être son patron en été 1160, était I, llli d ’A ndronic Kontostéphanos et deThéodora Com nène, d ’une origine dont .1 lit lui* illustre par son père et im périale par sa mère, cousine issue de germ ain de l'i iiipt. reur. Lui-m êm e s’était m arié en 1150 avec une Théodora d ’origine aristocr.ili<|tt»‘, mais don t on ne sait rien si ce n’est qu’elle était illustre selon les propres t e r n i r ,1, C onstantin Manassès qui com posa deux m onodies lors de sa m ort, c). Vam/i i| K ônstantinos, La Généalogie des Comnènes (en grec), Thessalonique, Cenln ,1* recherches byzantines, « Byzantina Keimena kai Meletai 20 », 1984, n° 104, p. Ill l'i

6. Ioannis C innami Epitome rerum ab Ioanne et Alexio Comnenis gesUintill^ éd. M ein ek e August, Bonn, « C orpus Scriptorum Historiae Byzantinae XXVI 1836, p. 199 ; Jean K in n a m o s , Chronique, trad. J. Rosenblum , Paris, Les llrllk» Lettres, « Faculté de la Faculté des Lettres et des Sciences hum aines de Nice 10 , I ' » ' p. 132-133 : il s’agit de troupes p o u r com battre les Seldjoukides qui se sonl etiip 1 rés de Laodicée de Phrygie ; voir C h a la n d o n Ferdinand, Les Comnènes, 2, up . u, p. 459.

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L e RÉCIT DE VOYAGE (HODOIPORIKONJ DE CONSTANTIN MANASSÈS ( 1 1 6 0 - 1 1()2) .’V>

Manassès était le poète de l’ambassade, le client de Jean Kontostéphanos, mais il n’avait aucune responsabilité. D’ailleurs jusqu’à son arrivée à Samarie, il ne sut même pas quel était l’objectif de l’ambassade :

Et comme notre séjour prenait fin [à Samarie], le dessein caché fut révélé au grand jour : en effet, le sébaste avait été persuadé que le mieux était de garder par devers lui le projet secret de l’empereur et de ne révé­ler à personne le but de notre voyage7.

On peut néanm oins se dem ander si Manassès ignorait vraiment tout du voyage jusqu’à son arrivée à Samarie. Il devait savoir qu’il s’agissait d ’une ambassade vue sa com position car, outre Jean Kontostéphanos, un certain Théophylacte l’Excubite, connu pour être un interprète latin, sans doute un Italien du Sud8, faisait partie du voyage. De plus, la rum eur s’était répandue que l’em pereur s’entretenait depuis quelques mois d’un nouveau mariage avec ses conseillers9. En revanche, peut-être Manassès ignorait-il la teneur du message impérial à Baudouin III. M anuel y exprimait son désir de prendre une seconde épouse dans la parenté de Baudouin, soit Millicent, la sœur du comte de Tripoli, soit la fille la plus jeune du prince d ’Antioche, et c’était à Baudouin que revenait le choix10. Baudouin choisit Millicent, la sœur de Raymond III de Tripoli, mais, après une année de tractations, Manuel préféra s’un ir à Marie d ’Antioche. L’incident diplomatique fut grave. Tout cet aspect diplom atique n’est pas abordé par Manassès et on le com prend car, une fois revenu à Constantinople, il n’aurait pas été de bon ton d’évoquer des événements fâcheux à la cour de la nouvelle impératrice. Notre propos sera donc d ’analyser la relation du voyage par Manassès, ce qu’il dit de l’itinéraire, des conditions matérielles, des pays qu’il a visités et de leurs habitants, de ses relations avec ces derniers. Une telle analyse est par certains côtés une gageure. Le récit, un long poème de 796 vers dodécasyl- labiques, divisé en quatre logoi, a été écrit de façon discontinue, en grande

7. Hodoiporikon, v. 122-129.8. M a g d a lin o Paul, The Empire o f Manuel I Komnenos (1143-1180), Cambridge

University Press, 1993, p. 222.9. Hodoiporikon, I, v. 134-140 ; Guillaume de T yr, Histoire des croisades, 3, 18,.

G u iz o t M . (éd), Paris, « Collection des mém oires relatifs à l’histoire de France 18», 1924, p. 148 : l’auteur m entionne les délibérations à ce sujet de l’empereur avec les « illustres du sacré palais ».

10. « Celle de vos deux cousines que vous aurez vous même choisie » (ibid.).

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256 D u PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

partie pendant le voyage, puis révisé à son re tour11, car il fallait bien l.nn l’éloge de la nouvelle fiancée, la princesse Marie d ’Antioche, dont le v<n .»! < fut préparé par une autre ambassade que celle de Jean Kontostéphan«» I a spontanéité a entièrem ent disparu de l’œuvre définitive, qui s’inscrit dit h le m ouvem ent rom antique de l’époque comnène et dans une littéi.Hni* psychologique qui entend donner libre cours aux ém otions et ut« réflexions du poète12. Néanmoins, le vécu de l’hom m e de la capitale et m déboires donnent quelque idée de ce voyage qui dura deux ans.

Le récit de voyage

L’itinéraire et les moyens de transport

L’ambassade a pris la voie de terre passant par Nicée, Iconion, la Cilu ie • i Antioche13. En 1160, l’empire détenait l’ensemble des provinces côtièiv. < l< l’Asie M ineure. En 1159 une campagne victorieuse avait permis, en effet, di rétablir l’autorité byzantine directe sur les villes côtières de Cilicie et de m m

m ettre le prince arm énien Thoros qui tenait l’intérieur de la Cilicie et, mm tout, Antioche où Renaud de Châtillon avait dû prêter serm ent de vas,salin à l’empereur. Par ailleurs, le règne de M anuel se caractérise par une rel.it i \ > sécurité des voies de terre, comme en tém oigne d ’ailleurs le trajet de l a ni

11. Analyse et com m entaire détaillés dans M a r k o v ic h Miroslav, « The Itin n a i \ o f C onstantine Manasses », in Byzantium and its Legacy, N e w m a n J. K. (<Ih i University o f Illinois, « Illinois Classical Studies 12. 2 », 1987, p. 277-291. Voir .m I A erts W. J., « A byzantine traveller to one o f the Crusader States », op. cit., p, Uifi Les deux m anuscrits que nous possédions de l’Hodoiporikon sont du XIVesièi It l> Marcianus 524 ne contient que I 1-269 alors que le Vaticanus 1881 contient l> poèm e entier sauf I 124-212 qui correspond à la description (ekphrasis) de I Vxli >i ordinaire beauté de Millicent, ce qui veut dire que la version du Vaticanusesl la »Ici nière version de Manassès quand ladite M illicent choisie par le roi de Jérusalem n’était plus la prom ise et qu’il était bon d ’om ettre l’éloge de sa beauté. Nous avim préféré appeler cette princesse M illicent [dont l’autre form e du prénom i «I Mélisende] pou r la distinguer de M élisende, m ère de B audouin III, roi ■!> Jérusalem.

12. M a r k o v ic h Miroslav, « The Itinerary o f C onstantine M anasses », op. < u p. 280-281.

13. Hodoiporikon, I, v. 77-84.

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L e RÉCIT DE VOYAGE (HODOIPORIKON) DE CONSTANTIN MANASSÈS ( 1 1 6 0 1 1 6 2 ) 257

bassade à travers l’Asie M ineure, qui aurait été tout à fait impensable quelques années auparavant, ce que conforte cette mention d ’Eustathe de Thessalonique :

Les routes qui étaient auparavant impraticables pour les Chrétiens étaient devenues maintenant des avenues largement ouvertes à la circu­lation et pas seulement des hommes en armes [...] Désormais des femmes s’aventuraient sur ces routes et certaines d’entre elles habituées au luxe, des citadines que le désir de sainteté encourageait à visiter les Lieux saints14.

Plus curieux en revanche est le passage par Iconion que le poète qualifie de « ville aux habitants innom brables15 », tém oignant de l’im portance de la capitale du sultanat seldjoukide. Que les ambassades byzantines aient pu passer par Iconion avant 1160, c’était très possible, vus les bons rapports entre le sultan et l’em pereur byzantin. En revanche, depuis 1159 les rela­tions se sont tendues - le passage des troupes byzantines par le territoire turc était d ’ailleurs l’une des pom m es de discorde - et, comme nous l’avons dit, une partie de la mission de Jean Kontostéphanos consistait justem ent à rassembler des troupes latines contre Kilidj Arslan. L'Hodoiporikon nous apprend donc que les routes continuaient de fonctionner et que le sultan laissa passer l’ambassade par Iconion. Il est vrai que l’année suivante, en 1161, Kilidj Arslan se rendit en grande pom pe dans la capitale pour renou­veler le traité d ’alliance avec M anuel Ier. Et, selon les poètes de cour, il put, chem in faisant, contempler les nouvelles forteresses byzantines, qui s’égre­naient de Konya à Constantinople et attestaient le program m e entrepris par M anuel de la remilitarisation du cœ ur de l’Asie M ineure16.

Ensuite, l’ambassade est passée par les ports de Syrie et de Palestine et il y a fort à parier qu’elle em prunta tou t au long la voie maritime, mais l’au­teur ne précise pas depuis quel port d ’embarcation. D’ailleurs, il ne suit pas l’ordre géographique. Il énum ère successivement « les ports de Sidon, Tyr

14. Cité dans M a g d a lin o Paul, The Empire o f M anuel I Komnenos ( 1143-1IHO), op. cit., p. 126.

15. Hodoiporikon, I, v. 80.16. M a g d a lin o Paul, The Empire o f M anuel I Komnenos (1143-1 IHO), <>/>. cil.,

p. 126.

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258 Du PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

et Bèrytos17 », en sens inverse par conséquent de la route suivie I tu w geurs quels qu’ils fussent, com m erçants, pèlerins, ambassadem | <t < «■ * sans doute le bateau à Antioche pour longer la côte en faisant i mt» chaque port pour em barquer et débarquer les gens et les m .m Ii.iih Ii Arrivés à Ptolémaïs (Akko), les voyageurs reprirent la roule de ici h . dirigèrent vers Samarie18 avant de se rendre à Jérusalem où I. .tl(• n Baudouin III. Ptolémaïs comme point de départ de la route terri •.lu |i les Lieux saints est déjà indiqué par le Pèlerin de Plaisance en SM)1"

Après avoir séjourné quelque temps à Jérusalem, Manassès visilu l 11 saints en longeant la vallée du Jourdain jusqu’à atteindre Nazareth " I on le retrouve sur un bateau voguant vers Tyr avec les autres iiiciiilm l’ambassade21. Ils on t très probablem ent embarqué à Acre. Man.r. . \ est tom bé malade, va séjourner quelque temps à Chypre avant de m i< >ii l’ambassade à Tripoli22.

Puis se situe la route du retour de l’ambassade : depuis Tripoli, I .... Isade est passée par l’Isaurie et à Sykè [Sykaion près d ’Attaleia| cil. .1 |<i bateau pour Chypre23. L’itinéraire était cette fois m aritim e : ( '11 v | o . doute Rhodes et Constantinople. Certes, il paraît beaucoup plus l.n il.

17. Hodoiporikon, I, v. 92 : la m ention de « ports » dans ce passage rcn lin .. n hypothèse d ’itinéraire m aritim e.

18. Ibid., I, v. 93-99.19. Récits des premiers pèlerins chrétiens au Proche-Orient (iV-vir /• l, I.

choisis, présentés et annotés par Pierre M a ra v a l, Paris, Éditions du ( Vrl, . i|<* Chrétiennes », 1996, p. 207 : « À partir de Ptolémaïs nous avons quitté la mm. n time. »

20. Hodoiporikon, I, v. 220-300.21. Ibid. II, v. 7-8.22. Ibid. II, v. 63 (Chypre) ; le poète quitte Tripoli : IV, 36. Voii i .. >i

M a rk o v ic h Miroslav, « The Itinerary o f C onstantine Manasses », op. iii |> Voir l’in terprétation différente de W. J. A e r ts , « A byzantine traveller lo mu ni Crusader States », op. cit., p. 170 : la délégation byzantine, après avoir m ' | . mi i

Tripoli et à Jérusalem, puis aurait reçu l’ordre de Kontostéphanos d ’allei en I . à la rencontre de la seconde ambassade dépêchée par M anuel, mais, devant I. .ger des pirates envoyés par Raym ond III, aurait finalem ent décidé ...............pour Chypre avant de prendre la route définitive du retour. Constantin M.....serait resté en Chypre pendant tou t ce tem ps. L’épisode de la seconde iii.iI.kIm . la guérison par les bains chauds se serait déroulé par conséquent à Chypre,

23. Hodoiporikon, IV, 36-43.

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LE RÉCIT DE VOYAGE (HODOIPORIKON) DE CONSTANTIN MANASSÈS ( 1 1 6 0 - 1 1 6 2 ) 259

l’itinéraire terrestre, mais, à Chypre, les ambassadeurs durent patienter quelque temps à cause des pirates envoyés par Raymond de Tripoli. Cet iti­néraire est celui-là m êm e qu’em prunta en sens inverse depuis ( ionstantinople le Pèlerin de Plaisance qui passa par Tripoli avant de gagner liéryte, Sidon, Tyr et Ptolémaïs [Acre]24.

L’itinéraire m aritim e est mentionné par les pèlerins du XIIe siècle. Ainsi, les pèlerins russes depuis Constantinople passent par les îles de l’Égée en lon­geant la côte de l’Asie M ineure jusqu’à Rhodes, font escale aux célèbres sanc­tuaires de Myra et Chélidonia sur la côte de Pamphylie, em barquent alors pour Chypre et de là naviguent vers Jaffa de Palestine25. Le pèlerin Saewulf, en 1103, depuis Jérusalem passe par Chypre, la Cilicie, Rhodes jusqu’à Constantinople avec des escales dans les îles égéennes26. Benjamin de Tudèle taisant route pour la Palestine depuis Constantinople em prunta une route identique passant par Mitylène, Chios, Samos, Rhodes et Chypre pour gagner le continent à Korykos de Cilicie27. Quant à Guillaume de Tyr en mai 1180, il em prunta également la route maritime pour regagner son siège depuis Constantinople en passant par les îles de l’Égée, Rhodes et Chypre, sans préciser s’il a fait escale dans une ou plusieurs îles avant d ’aborder à Antioche, ce qui est probable28. Ensuite, il s’est rendu à Béryte pour rejoindre le roi de Jérusalem, puis a regagné Tyr toujours par voie de m er29.

24. Récits des premiers pèlerins chrétiens au Proche-Orient (iV '-vif siècle), op. cit., p. 206.

25. Itinéraires russes en Orient, traduits pour la société de l’O rient latin par V. N. K h i t r o v o , Genève, « Société de l’Orient latin. Série géographique » 5, 1889, p. 7-9 ; M a la m u t Elisabeth, Les Iles de l’Empire byzantin vn f'-X lf siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, « Byzantina Sorbonensia, 8 », 1988, II, p. 548.

26. Relation des voyages de Saewulf à Jérusalem et en Terre Sainte pendant les années 1102 et 1103, in Recueil de voyages et de Mémoires publiés par la Société de (Géographie IV, Paris 1839, p. 852-853 ; M alamut Elisabeth, Les Iles de l’Empire byzantin : vilf-xilf siècles, op. cit., II, p. 549-550.

27. The Itinerary o f Benjamin ofTudela, Critical text, translation and com m entary by M arcus N athan A dler , Londres, Oxford University Press, 1907, p. 14-15; M alam ut Elisabeth, Les Iles de l’Empire byzantin viiT-xif siècles, op. cit., II, p. 549 550.

28. G uillaum e d e T yr, Histoire des croisades, op. cit. p. 377-378.29. Ibid., p. 380.

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L’œil du poète sur les lieux traversés

Les lieux traversés par C onstantin Manassès sont décrits avec plih hii moins de précision. Son jugem ent très positif sur certaines villes tunlruMl avec le dénigrem ent complet d ’autres villes. J’aurais tendance à pensi i • (ii il faut se méfier des éloges qui semblent bien conventionnels et me p u .us-.* ni inspirés d ’autres récits de voyages ou de descriptions connues.

Ainsi, de Nicée il vante la beauté sans être plus disert et jusqu’à Ic<>i».....ilne voit que de « riches plaines30 ». Ensuite, des villes de Cilicie qu’il n i p i dû visiter, il dit sim plem ent :

J’ai vu l’habitat de Cilicie, les villes très prospères, belles à voir et dont les sites étaient encore plus beaux31.

En revanche, la route du retour par l’Isaurie ne lui a pas laissé le nw'm* souvenir :

Nous sommes revenus par l’Isaurie, abandonnant les tourbillons du Drakôn qui est le fleuve d’Isaurie, et laissant derrière nous la sauv.it1,1 Sykè, la ville tout à fait haïssable, maudite et détestable32.

Il fait l’éloge appuyé d’Antioche de façon tout à fait banale :

J’ai vu Antioche, l’éclat, le charme, l’harmonie parmi la multitude des pays d’Asie,

ce qui rend peu crédible un témoignage direct, surtout si l’on conskli h le passage qui suit :

La très belle Daphnè s’est réfléchie dans mon œil comme dans un miroir ; je me suis abandonné aux sources de Castalie, non seulement ,m breuvage de leur doux nectar, mais encore au contact de leurs flots rafraîchissants et limpides33.

260 Du PÈLERINAGE i LA DÉCOUVERTE DU M ONDE...

30. Hodoiporikon, I, v. 79. Description proche de Strabon 12, 7, voir Al io s VV I « A byzantine traveller to one of the Crusader States », op. cit., p. 176, n. 25.

31. Hodoiporikon, I, v. 80-81.32. Ibid., IV, v. 39-40.33. Ibid., v. 84-89.

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L e r é c i t d e v o y a g e ( H o d o i p o r i k o n J d e C o n s t a n t i n M a n a s s è s ( 1 1 6 0 - 1 1 6 2 ) 2M

O r nous savons que Daphnè près d ’Antioche était un site antique célèbre pour sa source et ses nymphes et le laurier dA pollon propice aux oracles : il est peu probable que l’ambassade s’y soit arrêtée. Du bateau il devinait le site, avec peut-être des réminiscences de Strabon34 ou d’Homère, ou encore d’Étienne de Byzance35 - on rappellera que C onstantin Manassès est le contem porain d ’Eustathe de Thessalonique qui a com m enté tous ces auteurs36 - , à moins que l’éloge d’Antioche par Libanios, auteur bien connu de la seconde moitié du IVe siècle, ne fût très présent à son esprit comme il l’était à beaucoup de lettrés pendant toute la période byzantine37.

Il ne dit rien de Sidon, mais de Tyr il ne garde pas un bon souvenir :

Tyr [...] La ville que je hais, où l’on peut à peine trouver un verre d’eau, ô toi, la très mauvaise et très haïssable Tyr, car, oui, l’air y est lourd et suffocant autant que la flamme brûlante du soleil38.

Et son opinion concernant Ptolémaïs (Acre, Akko) est encore bien pire : d ’abord dans le Livre I quand il décrit son itinéraire :

La ville mortifère de Ptolémais, cette Ptolémaïs digne de perdition et des ténèbres, dont, Jésus, Lumière de la Lumière éternellement jaillis­sante, tu pourrais consumer la flamme du soleil et ombrager la pupille qui voit tout afin de ne plus voir la ville abominable39.

Ensuite dans le Livre IV, quand il m entionne tous les lieux qu’il a haïs pendant son voyage, il y revient par deux fois : « la ville de Ptolémée où l’on étouffe4® » et évoquant Constantinople :

34. Str a b o n 16,2.35. A erts W. ]., « A byzantine traveller to one of the Crusader States », op. cit.,

p. 176 n. 28.36. W il so n Nigel Guy, Scholars o f B yzantium , Londres, D uckw orth, 2003,

p. 196-204.37. D ow n ey Glanville « Libanius’ O ration in Praise o f Antioch (O ration XI) », in

Proceedings o f the American Philosophical Society 103,1959, p. 652-686. Pour la dif­fusion de Libanios, W ilso n Nigel Guy, Scholars o f Byzantium, op. cit., p. 28.

38. Hodoiporikon, II, v. 8-10.39. Ibid., I, v. 93-99.40. Ibid., IV, v. 9.

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2 62 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

Elle n’exhale pas un mauvais souffle d’air ; elle ne voil |>.r, li . humi ceaux de cadavres transportés hors de la ville pour être enseveli» i <>111111» les habitants de Ptolémaïs peuvent le remarquer tous les jours'11.

O r Acre était depuis l’établissement des Croisés un port ad il, hn 11 a|<|<iî cié des contem porains qui louaient ses jardins, ses vignes et sa Ici o ,11 ♦*

une ville cosmopolite où se côtoyaient latins, juifs, m u su lm a n s, 1 lu » II» 111

orientaux, une ville peuplée et industrieuse. Constantin M a n a .st s ,1 vi <)M

cette ville en plein été sous une chaleur difficilement s u p p o r t a is m>

doute y avait-il alors une épidémie, si l’on en croit les charrettes , n . . 1. 1

cadavres qu’il évoque. Peut-être même soupçonne-t-il d ’y a v o ir co n lia t \i 11

maladie qui l’a plus tard terrassé.

C’est tou t en contraste avec Acre que le poète décrit la ville de ‘•.miiti I** (Néapolis, Naplouse) :

Puis je suis allé à Samarie et j’ai vu cette bourgade fleurie de toutes 1« beautés des grâces, agréable à voir, bien située ; l’air y est pur et frais, li < nombreux rus ont de belles eaux transparentes, saines et toujours e n

mouvement ; la terre porte des arbres qui ont toutes sortes de frui l s | e l l e

produit du blé, toutes sortes de fruits et de nombreuses vignes|, mu foule d’oliviers et abondance de légumes. Une plaine bien dessinée pom monter à cheval ; des routes praticables ; des pelouses ornées de roses qui exhalent un agréable parfum; un site de douceur adapté à c e l l e

bourgade : tu dirais en le voyant une mère aimante tenant dans ses bras un nourrisson43.

Poursuivant la métaphore, le poète se lance dans une description <l< !>i ville, localisée entre deux hautes collines :

D’un côté, s’élève une colline haute et inaccessible, que l’on ne peul envahir ni prendre d’assaut ; elle est dépourvue de sentier, mais aligne des pics pointus et rocheux sur une grande distance. De l’autre côté, une autre colline s’élève à pic jusqu’au ciel ; elle a deux versants abrupts, cou

41. Ibid., v. 16-19.42. Guillaume DE Tyr, Histoire des croisades, 2, 10, G u iz o t M. (dir.), Pai k

« Collection des m ém oires relatifs à l’histoire de France 17 », 1924, p. 100 ; Jaïqin . df. V i t r y , Histoire Orientale [25], introd. édition critique et traduction par )< m D o n n a d ie u , Brepols, T urnhout, 2008.

43. Hodoiporikon, I, v. 99-111

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Le RÉCIT DE VOYAGE (HODOIPORIKON) DE CONSTANTIN MANASSÈS (1160-1162) 263

verts de pierres ; elle est raide, escarpée avec des ravins profonds. La bourgade se trouve au milieu des deux, comme un nouveau-né étroite­ment emmailloté par sa mère ou une charmante petite fille sur laquelle veille une tendre femme de chambre aimant les enfants44.

En plein été il n’y a pas de doute que Samarie, située à l’intérieur des k-rres, à une altitude de 570 m, bien arrosée et entourée elle-même de monts plus élevés, a dû procurer un grand bien-être à nos voyageurs fati­gués. La ville de Samarie était, en tou t cas, un lieu de résidence assez agréable pour que Mélisende de Jérusalem, la mère de Baudouin III de Jérusalem, y ,iit séjourné de 1152 jusqu’à sa m ort en 1161. D’ailleurs, Millicent, la p ro­mise, se trouve également à Samarie, quand arrive l’ambassade.

Enfin, le séjour de C onstantin Manassès à Jérusalem est on ne peut plus classique : c’est celui d ’un pèlerin visitant tous les lieux saints de la ville45. On ne sait pas com bien de temps l’ambassade est restée à Jérusalem, mais il est clair que le poète a été écarté des négociations. Il ne décrit même pas la cour de Baudouin, ce qui est très surprenant. On peut même se dem ander s’il n’était pas relégué dans une auberge po u r pèlerins. Il est allé à Bethléem et à Jéricho46. Il a longé le Jourdain, est allé visiter Nazareth et C apernaum dont il garde un épouvantable souvenir :

de tous les polichnia de Palestine les plus déplorables et les plus rébar­batifs, l’odieuse Capernaum et Nazareth, une fournaise approvisionnée en charbon4 .̂

J’ai tendance à penser que le poète est allé visiter les Lieux saints avec d’autres pèlerins pendant que les ambassadeurs se livraient à des occupations beaucoup plus politiques dont il fut totalement exclu. Ce qui est certain, c’est qu’il dut les rejoindre au moins à Tyr, puisque, pris là-bas d ’une fièvre ter­rible, il fut envoyé en toute hâte par Jean Kontostéphanos à Chypre.

44. Ibid., v. 112-11845. Sa visite est relatée dans le chant I : Le poète visite le tom beau de Jésus

(v. 225), Golgotha (v. 230), le m on t Sion (v. 239), la maison des apôtres (v. 246), la m aison de la Pentecôte (v. 252-257), le lieu de la m ort de M arie (v. 258-260), la scène où Pierre s’est repenti (v. 261-263), le tom beau de la Vierge à G ethsem ane (v. 264-274) et finalem ent le m ont de l’ascension de Jésus (v. 275-278).

46. Hodoiporikon, I, v. 279-280.47. Ibid.,v. 305-310.

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Du PELERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE..

Du déroulem ent de l’ambassade finalement C onstantin Manassès m .111 pas grand-chose, parce qu’il en était en grande partie exclu. Nous avoir, vu que c’est seulement une fois arrivé à Samarie qu’il aurait appris l'objet l il .lu voyage, secret jalousem ent gardé par le chef de l'am bassade h .m Kontostéphanos. Néanmoins, c’est à Samarie dans la pénom bre d'mn petite église que Constantin Manassès eut l’occasion de voir la promis. 111 Sans doute Samarie fut-elle une première étape dans les négociations m m avons vu que la tante de Millicent y résidait. Peut-être y eut-il une |>i n tation de la jeune fille aux ambassadeurs qui devaient s’assurer de sa beat11 > ce qui fut confirmé d’après Yekphrasis de la jeune fille par Manassès ' 1'.

Constantin Manassès n’évoque la suite de l’ambassade que dans h Livre IV quand, abordant à Chypre, ils furent menacés par les vaiss« ,uis pirates envoyés par Raymond de Tripoli en représailles de l'humiliation essuyée par le choix de l’em pereur qui préféra M arie d ’Antioche .1

Millicent50. Il ne m entionne donc pas la longue attente pendant une aniuV entière des ambassadeurs à Tripoli et les préparatifs actifs de Baudouin III de Tripoli pour le mariage de sa sœur, m inutieusem ent relatés p.n Guillaume de Tyr, concernant sa suite et sa dot. Laquelle consista il en bijoux et objets précieux « chaînes, pendants d ’oreilles, bracelets, jarre tières, bagues, colliers et des couronnes de l’or le plus pur [...] vases en argent d ’un poids énorm e et d ’une grandeur inouïe pour le service des cm sines, pour les mets et les salles de bain » et autres présents comme des selle, de chevaux que la promise devait apporter à Constantinople. Le comte avaii

48. Ibid., v. 146-153.49. Ibid., v. 159-200. C onform ém ent aux canons de l’époque, elle était d ’un,

b lancheur de neige et avait un visage rayonnant. Elle était blonde et d ’un teint tu", clair. Elle se tenait droite com m e un jeune palm ier et était bien proportionnée. F,Ile avait des sourcils bien arrondis et des cils bien dessinés. Son regard était doux, enjoué et rayonnant. Ses lèvres charm antes, cramoisies, rouges aussi rouges qu'elli-. pussent l’ê tre ... Pour des descriptions comparables de jeunes filles don t on voul célébrer la beauté, voir M a la m u t Elisabeth, Alexis Ier Comnène, Paris, Ellipses, 2007 Et pour la noblesse de son origine, C onstantin Manassès n ’hésite pas à évoquer son lignage rem ontan t à Jules César.

50. Hodoiporikon, IV, v. 42-51. Ce fait est relaté également par G uillaum e DE Tyk, Histoire des Croisades, 3, 18, éd. M. G u izo t, Paris, « Collection des m ém oires rela tifs à l’histoire de France 18 », 1924, p. 154.

L'issue de l'ambassade

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L e RÉCIT DE VOYAGE (HODOIPORIKON ) DE CONSTANTIN MANASSES ( 1 1 6 0 l i t ) 2 ) '(>'<

arm é douze galées pour la suite de sa sœ ur qu’il comptait lui-môme .uum i pagner jusqu’au palais impérial51. Manassès ne m entionne pas non plie, que tous les hauts barons du royaume de Jérusalem étaient venus a l i ipoli pour assister au départ de la fiancée. Il ne dit pas que le roi de Jérusalem finit par envoyer l’ambassadeur O tton de Risberge à Constantinoplc poui savoir ce qu’il en était, que l’ambassade avait été un échec et que ce ne f ui qu’à la fin de l’été 1161, en se rendant personnellem ent à Antioche, que Baudouin découvrit une autre ambassade byzantine conduite par Basile Kamatéros venue chercher la fille de Constance, M arie52.

Il n’est pas dans notre propos d’évoquer en détail les raisons politiques - capture de Renaud de Châtillon par les Turcs et demande de la régente Constance à l’em pereur byzantin, son suzerain, de l’appuyer alors que s’y opposait Baudouin de Jérusalem qui aurait préféré remettre le gouverne­m ent au patriarche latin Aymeri53 - qui on t modifié le choix de l’em pereur trop heureux d’étendre son influence sur Antioche, mais notons que Constantin Manassès ne donne aucune raison du revirement de Manuel I" et qu’il ne fait que glorifier le nouveau choix impérial54, sans conforter les allégations du chroniqueur Jean Kinnamos quant à la maladie de Millicent et à sa bâtardise55.

51. Ibid., p. 149-150. Voir G ro usset René, Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem, t. 2, Monarchie franque et monarchie musulmane : l’équilibre, Paris, Pion, 1935, p. 428-429.

52. Guillaume de Tyr relate l’ensemble des événements mais assimile à to rt les am bassadeurs venus à Antioche avec ceux qui avaient séjourné si longtem ps à Tripoli : Guillaume d e T yr , Histoire des Croisades, 3 ,18, op. cit., p. 151. Il vaut mieux sur ce po in t suivre l’historien byzantin Jean Kinnamos : Ioannis C innami Epitome rerum ab Ioanne et Alexio Comnenis gestarum, op. cit., p. 210 ; Jea n K in n a m o s , Chronique, op. cit., p. 139.

53. G r o usset René, Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem, op. cit., p. 424-425 ; M a g d a u n o Paul, M anuel I Komnenos, 1143-1180, op. cit., p. 72.

54. Hodoiporikon, IV, v. 51-55.55. Ces allégations d ’un tém oin peu objectif, le secrétaire de M anuel 1er

Com nène, ne faisaient vraisem blablem ent que reprendre des rum eurs qui circu laient à la cour de C onstantinople pour justifier le déni de la parole impériale, cf. Ioannis C innami Epitome rerum ab Ioanne et Alexio Comnenis gestarum, op. cit., p. 209-210 ; Jean K in n a m o s , Chronique, op. cit., p. 138-139.

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D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

I a maladie du voyageur

II ne semble pas que Constantin Manassès ait été affecté si peu <|i 1« 1 * > « il par l’échec de l’ambassade à laquelle il fut intégré. Le souci du pu. 1. tut i| est vrai, concentré sur les diverses maladies dont il fut victime .1111 m m ili|voyage, en particulier la première, la plus grave, en arrivant ;V l'y 1 ,11 • 1 > .......séjourné quelques mois, semble-t-il, en divers lieux de Palestine, * n |>.itII culier Acre, Samarie et Jérusalem et être passé par les l ien* vi mi

Considérons les symptômes donnés par le poète : une fièvre i n tens t , 1 .1 - m

sement, la chute des cheveux, un amaigrissement tel qu’il ne lin l.nv.* >|tn la peau sur les os, des vomissements, des diarrhées56. On a d o m p u p> n • 1

à une fièvre typhoïde57, ce qui était courant en Palestine où se pos.nl I. pm blême de la rareté en eau, surtout l’été, d ’où sa stagnation et sa a n t t a m l m i

tion. La fièvre donne des troubles digestifs comparables à ceux d<S 1 il* p u

notre auteur. Ensuite on retrouve notre poète à Tripoli q u e l q u e s mm*, p i m

tard (décembre 1160-janvier 1161) avec des problèmes de d o u l e t u >1 ni I. .

reins58. Cette nouvelle maladie était-elle de l’arthrite rhum atoïde mi pim prosaïquem ent une maladie sexuelle pour laquelle l’auteur a s i i e i n n u t i l

utilisé le term e ambigu de « nephros59 ». Dans cette hypothèse, la p.nei t mt

par les bains chauds laisse néanm oins perplexe et me laisserait ilavani it<> penser à une sciatique60. Enfin, pendant son second séjour à ( !hypi> an printem ps 1162, Constantin Manassès dit lui-m êm e qu’il est atteint ■ I >n>< fièvre quarte61.

56. Hodoiporikon, II, v. 16-44.57. M a r k o v ich Miroslav, « The Itinerary o f C onstantine Manasses », <)/• i i i ,

p. 283.58. Hodoiporikon, III, v. 34-41 : « Une douleur très vive des reins dans l e d< i n | |

il m ’est impossible de marcher, difficile de rester debout et rester allongé est e........plus insupportable ». Un peu plus loin (ibid., v. 56-65), le poète nous dit qui ........de ses jam bes était comm e immobile, et qu’il ne pouvait rien avaler tellement 'mu estomac s’était rétréci à la suite de toutes les souffrances qu’il avait dû endnn 1 i l qui lui avaient ôté tou t appétit.

59. La prem ière hypothèse est avancée par M a r k o v ic h Miroslav, « The It ...... ....o f C onstantine Manasses », op. cit., p. 283, la seconde par A erts W. J., « A byrauttu i' traveller to one o f the Crusader States », op. cit., p. 167-168.

60. Hodoiporikon, III, v. 77-82.61. Ibid., IV v. 78-79.

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LERËCIT DE VOYAGE (HODOIPORIKON) DE CONSTANTIN MANASSÈS ( I Itil) I l( t j ) .’<)7

Finalement, on peut se dem ander si, mise à part la maladie du poète .1 Tripoli, les autres accès ne seraient pas le signe que notre poète avait contracté le paludisme, la forme dite P malariae qui provoque l.i lièvre quarte. Dans une étude sur les maladies en Palestine protobyzanline, ( '.laudine D auphin consacre un chapitre sur la malaria qui constitue la plus grande partie des fièvres recensées à cette époque62. La fièvre s’élève jusqu’à ■11°, provoquant des m aux de tête, des sueurs profuses, des douleurs mus culaires, des nausées et des vomissements. Plusieurs indices confortent l’hy pothèse selon laquelle Manassès a bien attrapé cette forme de paludism e : l’incubation est extrêm em ent variable, le plus souvent de dix jours à quatre semaines. Les facteurs favorisant le pullulem ent des anophèles sont une température de 16° à 32° et une hum idité proche de 60 % et par consé­quent, l’été, certains tronçons de la côte palestinienne étaient particulière­ment propices, notam m ent la région d ’Haïfa : notons qu’Acre se situe exac­tement dans cette zone et que C onstantin Manassès débarqua en Palestine en été. Enfin, la prim o-invasion se caractérise par plusieurs accès consécu­tifs sur une période pouvant aller jusqu’à deux ans. Dans cette optique, nous allons tenter d ’analyser plus précisément le déroulem ent de la m ala­die du poète.

Nous constatons que le prem ier accès de fièvre frappe Manassès à Tyr après quelques semaines de séjour en Palestine. Com m e nous l’avons vu, Manassès dit bien que : « l’air est lourd et étouffant et la flamme du soleil brûlante ». O n se situe à la fin de l’été 1160. Pendant cet accès, qui le rend à moitié m ourant, il est envoyé à Chypre pour qu’il récupère « grâce à un air plus pur63 », d ’après la croyance de l’époque selon laquelle l’air était préci­sément le vecteur des maladies. C onstantin Manassès se reconstitue grâce aux soins du gouverneur, mais im m édiatem ent après se situe un deuxième accès de la maladie :

Maladie scélérate qui m’attaqua comme un sanglier surgi d’un taillis, comme une lionne. Elle grinça des dents, elle ouvrit en menaçant la

62. D a u p h in Claudine, La Palestine byzantine 1-3: Peuplement et population, Oxford, Bar In ternational Series 726, 1998, II, p. 467-472.

63. Hodoiporikon, II, v. 64.

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268 Du PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU M ONDE...

bouche : elle se préparait à me dévorer avec une force terrible, elle des séchait toute la peau de mon corps [...] elle charriait le flux des intestins64.

Après cet accès Manassès finit par recouvrer la santé. Il est à nouveau vu time d ’une maladie à Tripoli l’hiver suivant, qui ne semble pas être liée ir ii. fois aux accès palustres. En été 1161, les ambassadeurs ont fui Tripoli II sont passés par la Cilicie et l’Isaurie et de là ont em barqué pour Chypre ou ils sont restés au moins jusqu’en juin 1162. Et pendant ces quelques moi', de résidence à Chypre, à nouveau, le poète a ressenti la fièvre quarte qui est typique d’un nouvel accès palustre.

C hypre autour de 1160

Un Constantinopolitain en province

Du fait de sa maladie et de l’itinéraire de retour des ambassadeurs depur. Tripoli, C onstantin Manassès a résidé deux fois dans l’île et chaque fois mi

temps assez long : le prem ier séjour pendant l’été et l’autom ne I 16(1 , I. second de l’été 1161 à la Pentecôte 1162 au moins.

Nous apprenons plus de choses sur Manassès lui-m êm e, son étal pliy sique et moral, ses goûts que sur Chypre et ses habitants. Pourtant le poi l« eut le loisir de fréquenter la société chypriote qui se réunissait à l'office rcli gieux comme en témoigne une anecdote que l’on a coutum e de citer tant elle révèle le fossé entre Constantinople et sa province et l’arrogance iru pi i santé de l’hom m e de cour vis-à-vis d ’un provincial, qui n’appartenait pas .i la classe dirigeante :

C’était un jour de fête sacrée, que nous avons l’habitude d’appeler Pentecôte ; nous étions tous réunis dans nos églises et assistions à l'office du soir. Je me trouvais près des portes du narthex : voici qu’arrive un homme, un Chypriote de naissance, l’emportant sur tous les Chypriotes par sa stupidité. Il entre, il s’approche et s’arrête juste près de moi ; il pue le vin et plus encore l'ail. Et moi dont les narines sont pleines de ce mélange d’odeurs fétides [...] je suis pris de malaise, je commence à

64. Ibid., v. 66-83.

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L e RÉCIT DE VOYAGE (HODOIPORIKON) DE CONSTANTIN MANASSÈS (1 1 6 0 -1 1 6 2 )

tourner de l’œil. Et voici l’obscurité qui envahit mes pupilles et je suis près de tomber à terre à demi mort. Je lui dis alors en jetant de son côté un regard amical : « Mon brave, écarte-toi un peu, ne t’approche pas, tu sens l’ail, va-t’en plus loin. Je ne peux pas supporter cette odeur ». Mais il n’y prêta pas attention et ne s’éloigna aucunement. Je lui dis de nou­veau de façon plus rude : « Eh là, éloigne-toi un peu, tu me fais suffo­quer ; ta bouche exhale une odeur de bourbier ». Mais c’était comme un aspic qui se bouche l’oreille. Il ne se souciait pas plus de moi qu’un san­glier d’un moucheron ou un lion d’une mouche. Je compris donc que les mots étaient superflus et qu’il fallait raisonner l’homme par la force, je serrai le poing courageusement et courageusement je donnai au rustre un bon coup à l’oreille, un soufflet où était concentrée toute ma colère.Et le bruit fut si perçant qu’il me regarda en entendant son oreille cra­quer. Alors, enfin, le scatophage déguerpit et voici ce qui s’est passé, bien que pour cela je mérite quelque reproche65.

Si le lettré de Constantinople ne ressentait aucune affinité avec l’habitant moyen de Chypre, il s’entendit bien avec le gouverneur de l’île, Alexis Bryennios Doukas qui le soigna et dispensa de nom breux cadeaux aux membres de l’ambassade avant leur départ, après la pentecôte 1162. Celui- ci, issu de lignée impériale, puisqu’il était le petit-fils d ’Anne Com nène66 et constan tinopolitain d ’origine, fut égalem ent duc de D yrrachion et d ’Ochrid. Chypre représentait donc une étape dans son ascension sociale comme pour tous les membres de cette haute aristocratie liés par parentèle à la famille impériale et prom us aux plus hauts postes de com m andem ent67.

Par ailleurs, la situation de l’île à cette époque était fragilisée par les évé­nements extérieurs, liés justem ent à l’objet m êm e de l’ambassade à laquelle avait pris part Manassès. En effet, quand il gagna Chypre en été 1161, l’île était menacée par les m arins que Raymond de Tripoli avait engagés pour dévaster les terres byzantines. De plus, au-delà de cet épisode fâcheux, mais temporaire, le poète ne cesse de souligner la menace continuelle des débar­

65. Hodoiporikon, IV, v. 95-130.66. Va rzos K ônstantinos, La Généalogie des Comnènes, op. cit. n° 119.67. M a la m u t Elisabeth, Les Iles de l’Empire byzantin : v ii f-x if siècles, op. cit., II,

p. 506-511 ; M a la m u t Élisabeth, Alexis I" Comnène, op. cit., p. 116-118.

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270 D u PÈLERINAGE À LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

quem ents des ennemis sur terre et, plus encore, des pirates et de leurs extor­sions sur mer :

Il est préférable de plonger dans le feu d’un volcan que d’être capturé par les misérables pirates des mers. Pauvre de lui le malheureux homme qui se trouve pris dans leurs filets [... ] ils cherchent des valises remplies d’or et, si celui-là ne les donne pas [où les trouver en effet ?], ils le sus­pendent par les couilles, ils le frappent à coups de bâton, ils l’attachent bien solidement aux cordes du mât et le font passer sous la quille jusqu’à ce qu’il rende l’âme de force68.

La situation politique et le contexte économique

Alors que le règne de M anuel se caractérise par un rétablissement de l’au torité sur le continent, il est vrai que l’on constate une relative instabilité sur mer, due d ’ailleurs en priorité aux problèmes de Constantinople avec les républiques italiennes, qui avaient souvent comme issue des actes de pira terie. Mais il y avait également la présence des N orm ands de Sicile en Égée et dans la m er ionienne. En ce qui concerne Chypre, la menace était déjà auparavant venue des Latins de Palestine et des Arméniens de Cilicic : Chypre fut livrée à un terrible pillage lors de l’expédition com m une en 11 '><> de Renaud de Châtillon et de Thoros69. Cet épisode très récent avait laisse des traces que rappelle la nouvelle incursion pirate consécutive à l’échei du mariage de M illicent, d ’où la com plainte de Manassès sur le sort étei nel de l’île.

L’histoire de Chypre au XIIe siècle est intim em ent liée à l’histoire des pi n vinces orientales : on rappellera que Jean II avait le projet de constituei un apanage pour son fils M anuel, qui aurait compris Chypre, Attaleia cl 1.«

68. Hodoiporikon, IV, v. 171 -180.69. Ioannis Cinnam i Epitome rerum ab Ioanne et Alexio Comnenis g c t l i i l l i m ,

op. cit., p. 178-179 ; K in n a m o s Jean, Chronique, p. 121 ; Chronique de M ii hi'l h Syrien,patriarchejacobited’Antioche (1166-1199), III, C h a b o t J. B. (éd.), I ’ . i i t . l ' M i t p. 314-315; Chronique de M athieu d ’Édesse (962-1136) avec la Contiiiiiiitinii >ltGrégoire le Prêtre jusqu’en 1162, D ula u rier E. ( é d . ) ,Paris,« Bibliothèque I l i t ..... .Arm énienne ou Choix des Principaux H istoriens Arm éniens », 1858, p. IH7 Vu!» M agdalino Paul, The Empire o f M anuel I Komnenos (1143-1180), op. cit., |> fi '

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Le r é c i t d e v o y a g e (Hodoiporikon ) d e C o n s t a n t i n M a n a s sè s ( 1 160 -1162 ) 271

Syrie avec Antioche70. Après les années troublées dues aux révoltes de Renaud de Châtillon et de Thoros, le rétablissement de l’autorité byzantine sur la côte de la Cilicie et sur Antioche perm it à l’île de s’épanouir. I Ile retrouve son rôle naturel de plaque tournante entre Attaleia, les ports île Syrie-Palestine (Saint-Syméon d ’Antioche, Tripoli, Tyr, Acre et Jaffa) et les ports de Cilicie et, quoiqu’en dise Manassès, Paphos était un port extrême­m ent fréquenté par les Vénitiens qui s’y étaient établis71 sans oublier Limassol, Leukosia et autres villes citées par Idrîsî72 à peine quelques années auparavant. Donc il faut nuancer les propos très négatils de Manassès à la lumière de ces faits bien établis et les expliquer, d ’une part, par le contexte politique im m édiat et, d ’autre part, par l’impossibilité de ce lettré de Constantinople de s’adapter à un milieu différent du sien, qui, nous le consentons volontiers, n’était guère culturel.

Un désert culturel ?

Ce qui est le plus insupportable pour Constantin Manassès, c’est la pau­vreté de Chypre en bibliothèques - le poète ne trouve aucun livre pour assouvir ses passions de bibliophile nocturne73, ni aucun auditoire pour exercer ses talents d ’orateur. Nous savons qu’à l’époque médiévale il n ’y avait hors de Constantinople aucune école secondaire, et à fortiori aucune école supérieure et donc il n ’y a rien d’étonnant dans les propos de Manassès. Q uant aux cercles de lettrés, ils n ’existaient que dans la capitale au sein de la famille impériale et de ses proches. L’exemple de Chypre est néanm oins intéressant, car l’île était réputée à l’époque protobyzantine et pendant les siècles obscurs pour posséder de bonnes bibliothèques, notant m ent d ’auteurs antiques. Elle aurait été vidée de ses bibliothèques par les

70. M a g d a l in o Paul, The Empire o f Manuel I Komnenos (1143-1180), op. cit., p. 36.71. N uovi Documenti del commercio veneziano dei secoli xi-xm , L o m b a rd o A.,

M o r o z z o d e l l a R o c c a R. (éd.), Venise, « D ocum eni e studi per la storia del coin mercio e del diritto comm erciale italiano 20 », 1953, n° 74, p. 77-78 : Q u ittan te concernant une dissolution de compagnie (1139) ; n° 82, p. 85-86 : A ttestation du règlement d ’une dette effectuée à Chypre (1143) ; n° 373, p. 366-7 : P rocuralion relative à la dette d ’un habitant de Chypre (1189). Voir M a la m u t Elisabeth, le - Ih■■■ de l’Empire byzantin : v u f- x i f siècles, op. cit., II, p. 455.

72. Jaubert Pierre Amédée, La Géographie d ’Édrisi, Amsterdam 1975, p. I '073. Hodoiporikon, II, v. 91-98.

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272 D U PÈLERINAGE A LA DÉCOUVERTE DU MONDE.

Arabes, en particulier le calife al-M am’ûn en 8 1 974. À la fin du XIIe siècle, Néophyte, fondateur du m onastère de l’Enkleistra, se plaint lui aussi d ’avoir cherché pendant 37 ans une copie de YHexaèmeron de saint Basile dans l’île, alors que c’était un ouvrage fort répandu75. Néanm oins, illettré au départ, il reçut une in struc tion élém entaire au m onastère de Saint-Jean Chrysostome près de Leukousia (Nicosie) et finit par devenir un lettré76.11 a rassemblé une bibliothèque d ’une quarantaine de volumes ; il a composé lui-m êm e des œuvres ascétiques, des homélies, des commentaires bibliques et liturgiques, des écrits pénitentiels et de petites chroniques77. Chypre est ainsi assez comparable à d’autres villes ou grandes îles de l’empire où la cul ture a été conservée au sein des monastères : il y a des manuscrits, des scrip toria, des novices qui apprennent à lire, des prêts de livres pour les moines mais aussi pour les laïcs. Évidem m ent les livres sont de contenu religieux, si l’on en croit la teneur de la bibliothèque de Patmos, dont nous avons un inventaire pour l’an 1200, et l’exemple de Néophyte est caractéristique de la constitution de ces bibliothèques monastiques insulaires dont le noyau est formé des livres et des écrits du fondateur auquel s’ajoutent ensuite les dons des divers higoumènes mais aussi des fidèles. Par ailleurs, nous savons que les autorités laïques et ecclésiastiques de l’île du XIIe siècle faisaient copiei des m anuscrits à l’extérieur de l’île, ce qui tém oigne d’une certaine diffu sion de la cu lture78. Évidem m ent po u r un poète de cour comme Constantin Manassès, qui était un familier de l’Iliade, comme en témoigne

74. E c h e Youssef, Les Bibliothèques arabes publiques et semi-publiques cil Mésopotamie, en Syrie et en Égypte au Moyen Age, Damas, « Institu t français do Dam as », 1967, p. 29. Voir M a l a m u t Elisabeth, Les lies de l’Empire byzantin : vill' x i f siècles, op. cit., II, p . 576.

75. M a n g o Cyril, H a w kin s Ernest J. W., « The H erm itage o f St. Neophytos and ils Wall Paintings », in Dumbarton Oaks Paper, 20, 1966, p. 127.

7 6 .T sik n o po u l o s Ioannès, Kypriaka Typika, Nicosie 1969 ; traduction dans Byzantine M onastic Foundations Documents, T h o m a s John et H e r o Angel.i C onstantinides (éd.), W ashington DC, D um barton Oaks, 2000, n° 45, ch. 4.

77. Ibid., ch. 12. Voir M a n g o Cyril, H aw kins Ernest J. W., « The Herm itage ol St. Neophytos and its Wall Paintings », op. cit., p. 128.

78. M a la m u t Elisabeth, Les lies de l’Empire byzantin : v u f-x if siècles, op. cit., 11, p. 577-578. O n rappellera sa description très com parable d ’Hélène de Troie dans s.i ch ron ique; cf. Constantini Manassis Breviarium historiae metricum éd. Bekkei, Bonn, « Corpus Scriptorum H istoriae Byzantinae », 1837, p. 51. Voir M arkovu i i Miroslav, « The Itinerary o f Constantine Manasses », op. cit., p. 282.

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L e r é c it d e v o y a g e ( H o d o i p o r i k o n ) d e C o n s t a n t in M a n a ssè s ( I lo o 11 t>j) : : \

Yekphrasis de Millicent où il compare la jeune fille à Hélène de Troie \ i l qui s’endorm ait avec le Banquet des sophistes d ’Athénée de Nuiici.iliv auteur du IIIe siècle de notre ère80, tou t cela était assez méprisable ‘••m ■ com pter le fait que le gouverneur de l’île, sans doute avant tout un milil.im ne pouvait guère se com parer à la sébastocratorissa Irène, belle su'tn »1« M anuel et patronne des lettres à cette époque, à laquelle il avait dédie Chronographie.

C on clu sio n

En conclusion, on peut dire que YHodoiporikon de Constantin Manassès n’apporte guère de renseignement sur l’ambassade et ses enjeux. Il n ’ap porte pas non plus une somme d ’inform ations sur les conditions du voyage et la terre d’accueil. En revanche, com m e le récit se concentre sur les senti m ents et le vécu de Manassès, il donne une assez bonne idée des pandémies de l’époque en Palestine, en particulier de l’extension du paludisme. Il évoque égalem ent l’autre pandém ie, la p iraterie om niprésente en M éditerranée orientale à partir justem ent du milieu du xnc siècle. Enfin, il décrit avec un ton très juste le fossé entre la capitale et sa province, fossé qui conduira à l’indifférence complète des provinciaux vis-à-vis de la prise de Constantinople en 1204 et, mieux, au ressentiment qui s’exprim era à cette occasion81.

Élisabeth M alamUï Université de Provence, UMR 6572

79. Hodoiporikon, I, v. 192.80. Ibid., v. 9-12.81. Ainsi les paysans de la Thrace se m iren t à vilipender les Constantinopolitèiliri

qui quittaient leur ville devant la IVe Croisade ; cf. Nicetae Choniatac historin, Vai i D ie te n Ioannes Aloysius (éd.), Berlin, W . d e G r u y t e r , « C orpus Fontium I I i M o i i .i

Byzantinae. 11. 1. Sériés Berolensis », 1975, p. 593-594. Sur ce sujet, voii Aiihvvi n 11 Hélène, L’Idéologie politique de l’empire byzantin, Paris, PUF, « Collection SI II' , 1975, p. 87-102.