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Georges GURVITCH s intéressait beaucoup au projet de cette nouvelle revue et nous encou rageait à le mener à bien. Nous confiant le texte de son « Itinéraire Intellectuel » (publié dans les « Lettres Nouvelles » en 1958), il disait qu'il tenait à faire lui-même « sa notice nécrolo gique et qu il parachèverait son itinéraire pour la période 1958-1965... Il avait notamment à cur d exposer qu au soir de sa vie, il ne cessait de se rapprocher de la pensée de Karl Marx. Il est mort, brutalement, quelques jours après la remise de ce texte et sans avoir pu réaliser son souhait. Nous avons cependant conscience de l'accomplir en partie en republiant ces pages et de rendre, ainsi, hommage à celui qui mena parallèlement à ses travaux scientifiques ef jusqu à son dernier souffle, la bataille des idées. MON ITINERAIRE INTELLECTUEL ou L EXCLU DE LA HORDE par Georges GURVITCH Ma réflexion philosophique et sociologique déjà assez prolongée, car elle a débuté sur les bancs du lycée, il y a presque cinquante ans a été souvent haletante, allant d'un extrême à l'autre, perdue dans le maquis des systèmes contradictoires que je finissais toujours par renvoyer dos à dos.... pour recommencer à tisser m a toile. C est à l âge de quartorze ans que j'ai commencé mes lectures sociologiques et philosophi ques, n prenant connaissance des écrits des marxistes en vogue à ce moment dans m a patrie d'origine, la Russie : de Kautsky d'abord, puis de Plekhanov et ensuite de Lénine. Leur croyance au déterminisme rigoureux, révélé par les « lois implacables de l'histoire » déterminisme qui aurait pour base le ¦ matérialisme économique », leur thème favori m'impressionnait forte ment, tout en éveillant sans cesse mes doutes. Si l économie détermine en « dernier lieu » la marche de la société et de l'histoire, me disais-je, d où vient son propre déterminisme ? L éco nomie n est-elle pas activité humaine, production, lutte pour dominer la nature et obtenir une meilleure part dans la distribution, et en particulier, lutte de classe ? Et si toute cette profusion d'effort, d énergie humaine, peut être considérée comme déterminée, pourquoi alors les appels constants à la volonté révolutionnaire pour précipiter le cours des événements ? L'Homme et la société, N. 1, 1966. pp. 3-12.

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Georges GURVITCH s'intéressait beaucoup au projet de cette nouvelle revue et nous encourageait à le mener à bien. Nous confiant le texte de son « Itinéraire Intellectuel » (publié dans

les « Lettres Nouvelles » en 1958), il disait qu'il tenait à faire lui-même « sa notice nécrologique et qu'il parachèverait son itinéraire pour la période 1958-1965... Il avait notamment àcur d'exposer qu'au soir de sa vie, il ne cessait de se rapprocher de la pensée de Karl Marx.

Il est mort, brutalement, quelques jours après la remise de ce texte et sans avoir pu réaliser

son souhait. Nous avons cependant conscience de l'accomplir en partie en republiant ces pageset de rendre, ainsi, hommage à celui qu i mena parallèlement à ses travaux scientifiques

ef jusqu'à son dernier souffle, la bataille des idées.

MON ITINERAIRE INTELLECTUEL

ou

L'EXCLU DE LA HORDE

par Georges GURVITCH

Ma réflexion philosophique et sociologique déjà assez prolongée, car elle a débuté surles bancs du lycée, il y a presque cinquante ans a été souvent haletante, allant d'un extrêmeà l'autre, perdue dans le maquis des systèmes contradictoires que je finissais toujours parrenvoyer dos à dos.... pour recommencer à tisser ma toile.

C'est à l'âge de quartorze ans que j'ai commencé mes lectures sociologiques et philosophiques,n prenant connaissance des écrits des marxistes en vogue à ce moment dans ma patried'origine, la Russie : de Kautsky d'abord, puis de Plekhanov et ensuite de Lénine. Leur croyanceau déterminisme rigoureux, révélé par les « lois implacables de l'histoire » déterminisme quiaurait pour base le ¦ matérialisme économique », leur thème favori m'impressionnait fortement, tout en éveillant sans cesse mes doutes. Si l'économie détermine en « dernier lieu » lamarche de la société et de l'histoire, me disais-je, d'où vient son propre déterminisme ? L'économie n'est-elle pas activité humaine, production, lutte pour dominer la nature et obtenir une

meilleure part dans la distribution, et en particulier, lutte de classe ? Et si toute cette profusiond'effort, d'énergie humaine, peut être considérée comme déterminée, pourquoi alors les appelsconstants à la volonté révolutionnaire pour précipiter le cours des événements ?

L'Homme et la société, N. 1, 1966. pp. 3-12.

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GEORGES GURVITCH

J'ai essayé, à l'âge de seize ans, de lire Karl Marx lui-même, les trois volumes du Capitalen particulier. J'y ai passé toute une année avec pour seul résultat de constater que je neconnaissais ni l'uvre d'aucun des économistes dont Marx discutait les idées, ni la Logique deHegel qu'il critiquait tout en acceptant sa méthode comme moyen d'exposé. Ma décision futvite prise d'étudier Adam Smith et Hegel. Mais, après les analyses de Marx, La Richesse duPeuple de Smith me parut superficielle, et la lecture de la Logique de Hegel pourquoi lecacher ? me remplit d'épouvante. Je crus trouver chez lui, comme dans un verre grossissant,la source de tout ce qui m'inquiétait dans le marxisme. Au déterminisme économique se contredisant lui-même m'a paru correspondre chez Hegel une logonomie logomachique qu i remplacela réalité par des synthèses arbitraires, et l'histoire effective par l'aliénation de Dieu dans lemonde et son retour à lui-même à travers l'esprit subjectif, l'esprit objectif et l'esprit absolu ;

l'ensemble est élevé dans « l'éternité vivante » et le temps réel est sacrifié à une danse surplace, car l'Idée Absolue de Hegel possède aussi peu de liberté que ses manifestations dans lemonde.

On me disait que je ne pouvais pas rester marxiste sans être hégélien ; or j'éprouvaisHegel comme un tel repoussoir et une telle servitude que je voyais approcher l'écroulement detoute la conception qui avait présidé à l'éveil de mon esprit. Comme un homme sur le point de

se noyer, j'ai cherché la dernière planche de salut dans la lecture de la Philosophie du Droitde Hegel... (1). Le résultat fut désastreux ! Mon indignation ne connut pas de bornes: « lasynthèse de la société civile et de la famille dans l'Etat » prussien, incarnation de la moraleconcrète, en confirmant mes pires appréhensions quant au x résultats pratiques du nécessita-risme déterministe, consomma ma rupture totale avec le marxisme et l'hégélianisme, tels que jepouvais évidemment les comprendre et les connaître à dix-sept ans.

Juste avant de me présenter au baccalauréat, j'avais lu un livre qui, pour moi, venait à sonheure : L'Unique et sa Propriété de Max Stirner. Ses aphorismes me paraissaient renverser lesidoles qu i n'avaient jamais cessé de me tourmenter. Ce premier représentant de la réactionanti-hégélienne les deux autres portaient les noms bien plus célèbres de Kierkegaard et deProudhon, que je ne connaissais pas encore me semblait, sans abandonner la cause de la

révolution, avoir démoli toute « chosification » artificielle du social et ruiné le nécessitarisme,qu'il soit logique ou mystique. Mais Stirner ne fut pas longtemps mon livre de chevet.

Très vite, je le remplaçai par Kant et les représentants du néo-kantisme de différentesnuances. Où est le rapport ? C'est que Stirner me paraissait ignorer l'aspect primordialementsocial de la personne humaine, et que je croyais pouvoir trouver chez Kant et les néo-kantiensle passage entre homme, humanité et société. De plus, certains néo-kantiens prétendaientréconcilier Marx et Kant... Mais plus profonde fut l'attirance de la méthode criticiste qui promettait de dévoiler tous les « dogmatismes », donc le spiritualisme de Hegel et le matérialismede Marx.

Les deux premières années de mes études supérieures (1912-1914) passées en Russiel'hiver, en Allemagne l'été

consacréesà une formation juridique et à la lecture des

principaux créateurs des doctrines politiques, furent riches de réflexion sur les différentes tendancesde la philosophie néo-kantienne : Cohen, Natorp, Cassirer, Rickert, Windelband, Volkelt, Renou-vier, Hamelin... Finalement cela provoqua en moi une forte réaction contre le néo-kantisme detoute obédience, contre son idéalisme platonicien camouflé, contre son anti-psychologisme etcontre son anti-sociologisme assez primitifs. Ni la discussion entre Tarde et Durkheim, ni leformalisme sociologique de Simmel première manière, ne me donnant satisfaction, je me tournaivers Wilhem Wundt. Il me recommanda, pour mieux comprendre sa Psychologie des Peuples(Vôlker Psychologie), d'étudier la psychologie expérimentale dans son laboratoire. Le seulbénéfice de ces études, assez brèves d'ailleurs, fut de m'apprendre expérimentalement l'impossibilité du « parallélisme psycho-physiologique » direct et de me montrer l'absence de corres-

(1) A ce moment on n'accordait pa s encore d'attention à la Phénoménologie de l'Esprit.

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MON ITINERAIRE INTELLECTUEL

pondance entre le temps vécu, le temps conceptualisé et, à plus forte raison, le temps mesuré,le temps quantifié et le temps spatialisé, tous ces temps variés devant être distingués.

C'est à ce moment que j'ai commencé à lire et à étudier Henri Bergson. Les DonnéesImmédiates de la Conscience m'apportaient l'affranchissement que j'attendais de la psychologieexpérimentale de Wundt, tandis que Matière et Mémoire et L'Evolution Créatrice, en me libérantde l'emprise que les idéalismes kantien en néo-kantien exerçaient encore sur moi, me ramenaient vers un réalisme débarrassé du nécessitarisme. Cependant, l'accentuation spiritualistedu réalisme bergsonien manifeste dans L'Evolution Créatrice, et son individualisme latent qu idétachait le « moi profond » du « moi superficiel » seul participant de la vie sociale réelle,m'inquiétaient et refroidissaient quelque peu mon enthousiasme juvénile. Dans les mois qu iprécédèrent la première guerre mondiale, j'ai suivi à Heidelberg les cours d'Emil Lask, qui, parune dialectique vigoureuse empruntée à Fichte, cherchait à dépasser l'idéalisme dans le cadremême du néo-kantisme. Outre mon intérêt pour Fichte, je lui dois ma première rencontre avecla sociologie de Max Weber. A cette époque, on voyait surtout dans cette sociologie une réaction justifiée à la pensée de Rickert qu i réduisait toute méthode scientifique soit à la généralisation soit à l'individualisation, en oubliant la méthode typologique,- propre à la sociologie

fondée sur la compréhension (Verstehen).

A ce moment je terminais un mémoire en langue russe sur un sujet de concours universitaire : « La doctrine politique de Théophan Prokopovitch et ses sources européennes : Grotius,Hobbes et Pudendorff ». La médaille d'or qui me fut décernée en 1915 décida de ma carrièreacadémique. Car, rentré en Russie avant le commencement des hostilités, je fus, après avoirobtenu mon diplôme de licencié (1917), attaché à l'Université de Pétrograd pour me préparerau professorat, ce qui impliquait d'abord l'obtention de l'agrégation pour l'enseignementsupérieur.

Pendant mes années universitaires, de 1915 à 1920, c'est-à-dire jusqu'au moment où je fusagrégé et chargé de cours à l'Université de Leningrad - Pétrograd (que je quittai quelques

mois après pour émigrer d'abord en Tchécoslovaquie, puis dès 1925 en France, où j'acquis lanationalité française en 1929), ma pensée a été marquée par plusieurs tournants dont on peutretrouver les traces dans la plupart de mes écrits :

a) Mon intérêt pour le réalisme (qui a pris une place capitale dans ma pensée présente)m'a d'abord rapproché passagèrement d'ailleurs de « l'intuitionnisme » de deux philosophes russes : Lossky et Frank, et, par leur intermédiaire, de certaines idées de Slavophilesapparentés à la philosophie religieuse gréco-orthodoxe. Mais le danger du mysticisme me renvoyait vers un criticisme dialectisant qui m'amenait à distinguer entre le saisi par intuition etle connu (présupposant un jugement), et vers le pluralisme des réalités, opposé à toute réductionmoniste du multiple à l'Un. C'est ainsi que j'ai trouvé un réalisme absolu chez Fichtedernière manière, où il aboutit au problème de la « facticité » (Faktizitât), par une compétition

et une collaboration continuelles entre intuition et dialectique.b) Mes études de l'histoire de la philosophie sociale et de la sociologie ont concentré

spécialement mon attention sur toutes les positions à la fois anti-individualistes (c'est-à-direaffirmant la réalité irréductible du social) et anti-étatistes (c'est-à-dire refusant d'identifier les« touts » sociaux à un de leurs secteurs et expressions possibles : l'Etat). J'ai recherché chezSaint-Simon et chez Proudhon, chez Grotius, Leibniz, Fiente et Krause, enfin bien plus loin enarrière, chez Aristote, cette conception plus large du social. Les résultats de ces recherchesont été consignés bien plus tard dans ma thèse principale de Doctorat ès-Lettres : L'Idée duDroit Social (1932) à laquelle nous allons revenir.

Cependant mes études posaient devant moi une énigme : celle de la position de Jean-Jacques Rousseau pour les un s étatiste à outrance, pour les autres anarchiste ; pour lesun s individualiste, pour les autres valorisant la réalité de l'être social. J'étais très intrigué parce concept de « volonté générale » opposée non seulement à la volonté majoritaire, mais à

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celle de « tous » et se retrouvant identique dans chaque individu, pour autant que celui-ci etla société renaissent à une nouvelle vie grâce au « contrat social ». De plus, je ne voyais dansl'impératif catégorique de Kant qu'une reproduction affaiblie de la philosophie sociale de Rousseau. Dans mon livre Rousseau et la Déclaration des Droits (1917) tout en défendant Rousseaudes contradictions dont on l'accusait, et en essayant de mettre en relief la profondeur de sadialectique, je m'efforçais de montrer l'échec de sa tentative : retrouver la réalité sociale au

moyen de la généralité de la raison individuelle.Bien que ses critiques contre Rousseau ne me parussent pas toujours suffisamment appron-

fondies, Proudhon, par sa doctrine positive, exerçait sur moi le plus grand attrait. Sa conceptionu social comme ne pouvant, sans être aliéné, être projetée en dehors des participants nicomme sujet supérieur ni comme objet extérieur, son pluralisme social foncier cherchant àéquilibrer les groupes multiples, sa dialectique négative, sa démonstration de la relativité detoute prévision sociale, sa théorie de la création humaine prenant le pas sur le progrès prédéterminé, me remplissaient d'aise. Si je fus proudhonien, c'est surtout dans ces débuts de macarrière scientifique. Par Proudhon, je fus poussé à l'étude de tous les théoriciens français dusyndicalisme révolutionnaire, y compris Sorel, à l'égard de qu i d'ailleurs je n'ai jamais ressentiune grande affinité. Au point de vue de la doctrine sociale, les deux révolutions russes defévrier et de novembre 1917 m'ont trouvé en pleine

périodeproudhonienne et syndicaliste

(avec une dizaine d'années de retard sur la France). Ce qu i se combinait assez bien d'ailleursavec l'émergence des « conseils d'usine » et leur tendance à élire des représentants non seulement au x « conseils centraux » possédant une compétence politique, mais aussi aux « conseilsde gestion » des entreprises. Le « guild-socialisme » britannique qu i battait son plein après lapremière guerre mondiale ne m'a pas non plus laissé indifférent.

c) A tout ceci est venue s'ajouter l'expérience directe de la révolution russe. En observant, en vivant les réactions différentes des milieux variés, des groupes et des classes diverses,des syndicats, des cellules, des conseils, des organisations nouvelles et anciennes, en assistant l'éclatement quasi total de la structure sociale globale ancienne, j'ai trouvé plusieursidées qu i m'ont ensuite guidé dans mes travaux sociologiques : 1°) Le droit social naissantspontanément, en pleine indépendance de l'Etat et de son ordre juridique, et pouvant entrerdans des rapports variés avec le droit étatique. 2°) Les couches en profondeur de la réalitésociale dont la hiérarchie et les rapports se renversent, et qu i tantôt se contredisent, tantôts'interpénétrent. 3°) Le groupe comme microcosme des formes de sociabilité. 4°) La sociétéglobale et les classes sociales comme macrocosme des groupes. 5°) La possibilité d'une planification collectiviste non étatique, fondée sur une démocratie économique pluraliste et unepropriété fédéraliste. Si bien que je me souviens d'une promenade mémorable avec ma femme,sur les bords de la Karpovka à Leningrad, où durant toute une soirée printanière de 1920, quelques mois avant que nous quittions la Russie, je lu i exposai les principes de ma sociologie àélaborer, les grandes lignes de mes thèses sur le droit social, enfin ma conception de la planification collectiviste décentralisée.

En quittant en octobre 1920 ma patrie d'origine, j'emportais avec moi, pour tout bagage,

les projets de trois livres : l'un sur Fichte, l'autre sur l'Idée du Droit Social et le troisième surles Echelles et Couches de la Réalité Sociale.

C'est sur Fichte d'abord que se porta mon effort. Je publiai en 1925 un ouvrage écrit enTchécoslovaquie, intitulé l'Ethique Concrète de Fichte. Depuis longtemps attiré par son réalismedialectique, dont sa philosophie dernière manière donne la clé, j'avais de plus fait connaissance

à mon corps défendant avec la phénoménologie de Husserl et de Scheler, dont le succèsétait très grand dans l'Allemagne de ce temps. Malgré sa théorie de la conscience ouverte(intentionalité direction vers...), Husserl me paraissait à la fois trop idéaliste et trop logi-ciste, tandis que Scheler avec qui j'ai eu de longs dialogues en tête à tête malgré toutl'attrait de son intuitionisme à la fois émotif et réaliste, de sa théorie originale des valeurs,de ses premières démarches vers la sociologie de la connaissance, ne me donnait pas satis

faction à cause de sa trop grande fidélité à un dogmatisme traditionaliste, remplacé ensuite par

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un tournant vers Schelling. Fichte surtout le dernier Fichte me semblait apte à résoudreles difficultés auxquelles se heurtaient les représentants de la phénoménologie. La compéné-tration de l'intuition et de la dialectique, le réalisme absolu auquel on aboutit, soit par la « transsubjectivité » conduisant vers le flot de l'effort créateur, soit par la « transobjectivité » conduisant à la stabilité de l'être, dont une partie est le système logique, me séduisaient. Commele flot de l'effort créateur était la base de l'éthique de Fichte, comme l'être stabilisé était labase de sa logique, un conflit grandiose s'engageait entre création et système : ces deux secteurs de l'être réel, séparés par un hiatus irrationalis. Or les seuls ponts jetés sur cet hiatusétaient les résultats de combats perpétuels, résultats qui se nomment conscience, société,uvres culturelles, toujours liées à la « facticité ».

Ayant eu la possibilité de consulter les manuscrits très difficilement lisibles deFichte, je fus ainsi persuadé que certaines contradictions qu'on peut trouver dans son uvreposthume correspondaient aux endroits pénibles sinon impossibles à déchiffrer. Il s'agissait es interpolations faites involontairement par son fils. J'accordais à Fichte l'antinomisme,la lutte perpétuelle se produisant au sein même de l'être, ainsi que la thèse selon laquelle nil'épistémologie ni l'éthique ne pouvaient se passer de l'ontologie, d'une métaphysique de la connaissance et d'une métaphysique de la morale ; je lui accordais aussi qu'on ne pouvait arriverni au « transsubjectif » ni au « transobjectif » sans l'effort combiné de la dialectique et del'intuition ; cependant je me séparais de Fichte sur trois points importants. 1°) Je n'admettaispas que la dialectique négative pût se transformer en une théologie négative de l'Absolu préparant la révélation mystique de ce dernier comme Dieu. 2°) Je considérais que le dualismeétait très insuffisant pour expliquer les luttes perpétuelles, les antinomies irréductibles, et,personnellement, j'arrivais à un pluralisme ontologique. 3°) J'étais persuadé que la société, laconscience collective aussi bien qu'individuelle enfin les uvres culturelles auxquellesFichte rendait hommage en tant que produits des luttes gigantesques dans l'être réel, méritaient une attention bien plus grande et bien plus détaillée que celle que Fichte leur accordait.

C'est dans cet état d'esprit que j'arrivais de Tchécoslovaquie en France où je me suis ins

tallé en 1925 pour ne la plus quitter. Je me mis alors à préparer mes thèses sur l'Idée de DroitSocial. En me plongeant dans la littérature juridique, sociologique, socialiste et syndicalistefrançaise, j'avais une fois de plus relu entièrement Proudhon que je confrontais maintenant nonpas avec Marx, mais avec Comte et ses émules. Parmi les sociologues de l'école durkheimienne,Marcel Mauss, Lucien Lévy-Bruhl (d'ailleurs indépendant) et Maurice Halbwachs m'ont puissamment intéressé et influencé. Mauss m'a imprégné de son idée du phénomène social totalet de l 'homme total ; Lévy-Bruhl m'a donné l'exemple d'une sociologie de la connaissance concrète et empirique, affranchie de toute arrière-pensée philosophique. J'ai noué avec ces deuxpenseurs des relations personnelles et nos longues discussions en tête à tête restent inoubliables pour moi.

Au point de vue philosophique, Frédéric Rauh (mort en 1909), Léon Brunschvicg et Jean

Wahl m'ont particulièrement intéressé. Je voyais en Rauh un Jean-Baptiste de l'empirisme dialectique et du réalisme ; mais le fait qu'il ait rattaché son empirisme radical au pragmatisme etqu'il n'ait pas eu conscience de l'implication dialectique de sa pensée nuisait à la compréhensionet à la diffusion de ses idées. Chez Léon Brunschvicg j'étais frappé par le combat que cet idéaliste rationaliste intransigeant menait contre toute momification de la raison à laquelle ilattribuait une mobilité perpétuelle, de même que par sa lutte contre tout idéalisme sclérosén'aboutissant pas à l'expérience toujours à renouveler du monde réel et concret. Enfin, leréalisme pluraliste et dialectique de Jean Wahl m'a paru très proche de mes propres préoccupations, mais le mysticisme qu i l'attirait toujours ne me paraissait pas acceptable.

C'est à cette époque que Léon Brunschvicg, avec sa bienveillance coutumière, m'avait suggéré de demander à faire des cours libres à la Sorbonne sur les Tendances actuelles de la

Philosophie Allemande (1927-1928-1929). Ces cours, publiés en 1930 (seconde édition, 1949),et qu i avaient attiré l'attention des auditeurs et des lecteurs, n'avaient nullement dans monesprit le caractère qu'on leur a longtemps attribué. On m'a pris pour un protagoniste de la

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phénoménologie et même de l'existentialisme de Heidegger. En réalité, il s'agissait d'un exposéaussi objectif que possible se terminant pour chaque auteur par des critiques aiguës. Je donnais nettement la préférence au x réalistes non phénoménologues à Lask et à Nicolas Hartmann et j'appuyais mes critiques sur Fichte dernière manière.

Mais ce livre et mes cours philosophiques n'étaient pour moi que des interludes dans la

préparation de mes deux thèses sur L'Idée du Droit Social (1932) dont j'avais apporté le premier projet de ma patrie d'origine. Mon ambition était grande. Ces thèses se proposaient demontrer d'une part que la sociologie du droit possédait une primauté sur les techniques juridiques appropriées à un régime particulier, et d'autre part que le droit social, non étatique,ignoré souvent par les juristes (2), étant engendré par chaque Nous, chaque groupe, chaqueclasse, tantôt d'une façon spontanée, tantôt par les précédents, coutumes, pratiques, etc., détenait à notre époque une force propulsive et explosive particulière. J'allais bien plus loin enessayant de faire la jonction entre mes analyses sociologiques et mes convictions politico-sociales favorables à la planification économique décentralisée, gérée par des conseils d'usineet leurs représentants. Je considérais que le pouvoir réglementaire et disciplinaire du patronatà l'intérieur des usines et entreprises était fondé sur le « pervertissement du droit social »soumis artificiellement au droit individuel de propriété qui, par lui-même, ne pouvait juridiqu

ementervir de base à aucun pouvoir social. Mais j'aurais dû distinguer ici plus nettement lesjugements de valeurs et les jugements de réalité.

C'est ce que j'ai fait en revenant à ces idées sous forme de programme conscient d'actionpolitico-sociale dans ma Déclaration des Droits Sociaux, écrite à New-York en 1944 dans le butd'inspirer la constitution de la IV" République, hélas en vain ! Cependant, un commencement deréalisation de ce programme peut être observé dans la République Fédéraliste Populaire Yougoslave, durant les dernières années.

Comme j'avais soulevé, dans mes thèses sur le droit social, des questions non seulementsociologiques et doctrinales, mais également philosophiques en donnant les « faits normatifs »comme source de la validité du droit, j'ai dû, pour défendre mes positions, écrire un livre de philosophie du droit : L'Expérience Juridique et la Philosophie Pluraliste du Droit (1936).

Mais ma pensée était attirée vers d'autres sujets. Après ma soutenance de thèse et plusieurs années de professorat dans la classe de philosophie du collège Sévigné j'ai, comme suppléant, enseigné la sociologie à l'université de Bordeaux ; en 1935, je succédai à MauriceHalbwachs à l'université de Strasbourg. Afin de me concentrer sur la Sociologie Générale, jedécidai de me libérer d'un sujet qui me tenait à cur depuis longtemps : celui du rapport entresociologie de la vie morale et philosophie morale. C'est ainsi que je publiai en 1937 mon petitlivre Morale Théorique et Science des Murs, où je faisais appel à une collaboration confianteentre les deux disciplines, considérant que leur seuil commun était l'expérience morale à lafois collective et individuelle, expérience pleine de variations et de surprises. Cette expérience,disais-je, qu i est celle du dépassement des fins par les devoirs, des devoirs par les valeurs,des valeurs par la liberté créatrice transpersonnelle, est étudiée par la philosophie morale afin

de justifier ces données, tandis que la sociologie décrit les variations infinies de cette expérience, établit la typologie des conduites morales collectives, et intègre les unes et les autresdans les phénomènes sociaux totaux afin de les expliquer. En 1948, en préparant une secondeédition de mon livre, je me suis rendu compte du fait que j'avais, sans m'en apercevoir, lié lesort de la sociologie de la vie morale à une prise de position philosophique particulière : d'une

(2) Chemin faisant, j'attaquais les conceptions hégéliennes du Droit comme un surindividualisme hiérarchique en affirmantqu'il ne s'agissait chez Hegel qu e de s transformations philosophiques de s termes du droit romain imperium etdominium, l'Etat n'étant qu'un individu en grand projeté en dehors de la société. Quelle n'a pas pas ét é ma joiede retrouver la même critique de Hegel dans l'uvre posthume du jeune Marx : Critique de la philosophie de l'Etatde Hegel (1842-1843). Dans cet ouvrage, publié après la parution de ma thèse, Marx a écrit : « Le s Romains étaientles rationalistes, les Germains les mystiques de la propriété souveraine ». (Cf. vol. IV de la traduction Mol tor,p. 22). Je n'ai eu connaissance de ce s textes (publiés en 1932) qu'en 1946.

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MON ITINERAIRE INTELLECTUEL

part, j'avais supposé qu'on pouvait atteindre l'expérience morale immédiate ; j'avais admis,d'autre part, entre les genres de la moralité, une hiérarchie stable qu i accordait la prééminenceà la moralité de la liberté créatrice. Je me promis donc de revenir sur cette question...

En 1938, je publiai mes Essais de Sociologie où j'exposais ma distinction entre Microsociologie,ociologie des Groupements et Typologie des Sociétés Globales et où j'affirmais l'immanence réciproque des consciences individuelles aux consciences collectives et des consciencescollectives au x consciences individuelles. C'est ce que je désignais d'un terme emprunté à Théo-dor Litt, mais pris dans un sens très différent du sien, la réciprocité de perspectives ». Malheureusement j'avais commis l'imprudence de ne développer en détail que la typologie microsociologiqueen particulier : Masse, Communauté, Communion), sans étudier avec la même ampleurla typologie des groupements et la typologie des sociétés globales. Ce qu i m 'a fait attribuerl'idée tout à fait fausse de la primauté de la microsociologie, alors qu'en réalité j'inclinais versla primauté des types des Sociétés globales, tout en insistant sur la dialectique des trois échelles. ans mes Eléments de Sociologie Juridique (1940), ma position à cet égard ressort avec plusde clarté et elle est plus concrétisée. En devenant de plus en plus sociologue et seulement

sociologue, jecherchai à détacher mon

exposéde toute

tendancedoctrinale et de toute

conceptionhilosophique, sans toujours y réussir d'ailleurs, tellement forte restait en moi une prise deposition idéal-réaliste, empruntée à Proudhon plutôt qu'à Fichte, et que je n'ai dépassée queplus tard.

Après l'armistice et la démobilisation de 1940, j'ai eu la possibilité de partir au x Etats-Unis,invité par la New School for Social Research de New York. Je débarquai dans, cette ville aumilieu d'octobre 1940, sachant à peine lire et ne sachant pas parler l'anglais. Mon enseignementconsacré à l'histoire de la sociologie française, fut donné en français pendant les deux premières années. J'ai participé, en 1941, à la fondation de l'Ecole Libre des Hautes Etudes à NewYork, sous le patronage du gouvernement de la France Libre. Le premier président de l'Ecole, leregretté Focillon, m'avait confié la direction de l'Institut Français de Sociologie auprès de cetteEcole. Des discussions ardentes eurent lieu dans cet Institut, auxquelles participèrent de nom

breux collègues français et américains. Le problème de la structure sociale de la IVe Républiqueet l'avenir de la France étaient, à cette époque troublée, au centre de nos discussions. J'ai formulé ma propre manière de voir dans ma Déclaration des Droits Sociaux (1944) que j'ai déjàmentionnée et qu i parut en France en 1946.

Impressionné par la sociologie juridique américaine dont je venais de faire la connaissance,j'ai retravaillé ma sociologie du droit dans un sens bien plus réaliste. De là est sorti mon livreSociology of Law (New York, 1942), réédité à Londres en 1947 et en 1953. Mais ma pensée, déjà,se tournait vers d'autres sujets : le problème du rapport entre théorie et recherches empiriquesen sociologie, le problème de la sociologie de la connaissance.

Il convient de noter que j'avais été frappé, d'abord par la disproportion entre l'ampleur de

l'effort descriptif et expérimental de la sociologie américaine et la pauvreté de ses résultatsscientifiquement utilisables ; ensuite, par le manque de culture des chercheurs américains, nedisposant d'aucun appareil conceptuel clarifié, incapables de distinguer l'important de l'accidentelt n'ayant pas la moindre idée des questions auxquelles ils devraient répondre ; enfin, par lefait qu'à travers le mécanisme technique de sondages, de calculs et de statistiques, le problème majeur de l'explication en sociologie était sacrifié à des descriptions (3) dépourvues d'intérêt et auxquelles on appliquait, post factum, n'importe quelle théorie sociologique. Les nouvelles théories américaines elles-mêmes me surprirent par leur manque de substance et deprofondeur (4). C'est le sentiment que la recherche empirique en sociologie est tombée au x

(3) Cf. à ce sujet la XXI* livraison, 1956, de s Cahiers internationaux de Sociologie, consacrée à c La Crise de l'Expli

cation en Sociologie ».(4) Cf . ma critique de certaines de ce s théories dans La vocation actuelle de la Sociologie, seconde édition 1957,

1,r vol., passim.

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10 GEORGES GURVITCH

Etats-Unis, durant les vingt-cinq dernières années, à un niveau nettement inférieur, non seulementà celui des deux recherches devenues classiques après la première guerre mondiale, Th e PolishPeasant in Europa and America (1918-1921), de Thomas et Znaniecki, et The Middletown, (1929)et The Middletown in Transition, de Lyndt, mais encore à celui des recherches de F. Le Play etde son école en France, c'est ce sentiment, dis-je qui m'a donné l'idée d'organiser un recueil surLa Sociologie au XXe siècle. Il parut en 1946 aux Etats-Unis et en 1947 en France, et bénéficia de

la collaboration de nombreux collègues américains. Mais, en dehors de son opposition justifiéeaux faux problèmes qui, au XIXe siècle, handicapèrent la sociologie, ce recueil n'a guère étéutile qu'en tant que source de références et de renseignements bibliographiques. Le moinssatisfait de tous ses lecteurs fut certainement son directeur, l'auteur de ces lignes-

Rentré en France en septembre 1945, j'ai pris l'initiative de l'organisation, en 1946, du Centred'Etudes Sociologiques dans le cadre du Centre National de la Recherche Scientifique, dansl'espoir que la jonction de la sociologie générale et de la recherche empirique en sociologie seferait plus facilement en France qu'aux Etats-Unis. Je comptais sur l'esprit plus systématique desFrançais, sur la formation philosophique plus précise de notre jeunesse... J'étais, hélas, trop optimiste. Si l'on excepte des discussions publiques intéressantes et trois Semaines Sociologiquespleines d'enseignement (Industrialisation et Technocratie, 1948, sous ma direction ; Villes et Camp

agnes,1952,

sousla direction de G. Friedmann ;

Sociologiede la Famille contemporaine, 1955,

sous la direction de M. Sorre), et en dehors de plusieurs enquêtes qui, achevées avec succès,donnèrent lieu à des publications de valeur, le Centre, tout en réunissant autour de lui unesérie d'équipes de travailleurs sérieux, n'a pas encore réussi cette jonction indispensable de lathéorie et de la recherche empirique, dont la sociologie a le plus grand besoin.

Personnellement, j'ai abandonné la direction du Centre en 1949, ma santé et mes obligationsne me permettant pas de cumuler cette lourde tâche avec mon enseignement à la Sorbonne et àl'Ecole Pratique des Hautes Etudes qu i m'accueillirent en 1948. Mais j'avais décidé de contribuerpar mes propres travaux à la jonction nécessaire entre théorie sociologique et recherche empirique. C'est dans ce but que j'ai fondé en 1946 Les Cahiers Internationaux de Sociologie. C'estdans ce but également que j'ai publié en 1950 mon livre, La Vocation actuelle de la Sociologie,dont une édition élargie, remaniée et divisée en deux volumes, est en train de paraître. Le pre

mier volume, La Sociologie Différentielle, paru en 1957, contient enfin un développement équivalentes types microsociologiques, groupaux et globaux.

Mon relativisme et mon réalisme en sociologie étant poussés à leur dernière limite, c'estl'hyper-empirisme dialectique (5) qu i désigne le mieux ma méthode sociologique. Les complémentarités, les implications mutuelles, les ambiguïtés, les polarisations et les réciprocités deperspectives entre les types microsociologiques, les types de groupements et de classes sociales,es types de sociétés globales ; entre les paliers en profondeur de la réalité sociale dont leshiérarchies varient avec chaque type de structure partielle ou globale ; entre les phénomènessociaux totaux, les éléments astructurels, les structures et les organisations ; entre sociologiegénérale et branches particulières de la sociologie ; entre sociologie, histoire et ethnologie,enfin, donnent une idée de cette méthode. Son but final est d'arriver à une explication en sociol

ogie, explication qui, lorsqu'elle devient causale, se lie à l'explication historique. Un des secretsde la jonction entre théorie et recherche empirique en sociologie, réside, à côté de l'expérimentationroprement dite et du renouvellement perpétuel des hypothèses de travail, dans les trèsprécieux matériaux que l'histoire fournit à la sociologie. D'ailleurs, l'histoire elle-même a besoinau départ, de la typologie sociologique et de son étude des structures (6). Ici se place ma nouvelle rencontre avec Marx, après de longues années de séparation...

(5) Cf. mon étude portant ce titre, dans la XV e livraison, 1953, des Cahiers internationaux de Sociologie.

(6) Cf. mon étude « Continuité et discontinuité en sociologie et en histoire », parue dans les Annales, 1957, et monarticle, « La crise de l'explication en sociologie », dans les Cahiers internationaux de sociologie, livraison XXI, 1956.

Ce sujet est repris avec plus de précision dans mon cours, La multiplicitédes

temps sociaux, 1958(cours

ronéo-graphié, C.D.U.).

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MON ITINERAIRE INTELLECTUEL 11

Le même hyper-empirisme dialectique m'a guidé dans mes recherches sur les Déterminismesociaux et la Liberté Humaine (1955). J'ai essayé de montrer comment déterminismes etliberté peuvent s'interpénétrer et j'ai étudié sociologiquement les cheminements de la liberté àtravers les différents cadres sociaux. Le pluralisme des déterminismes sociaux toujours partielset leur unification relative (par des luttes et des efforts sans fin), dans le déterminisme sociologique, hangeant de formule avec chaque type de société globale, laissent une large place àl'intervention de la liberté humaine, individuelle et collective, dans la vie sociale. C'est dans lemême ouvrage que j'ai soulevé le problème de la multiplicité des temps sociaux, problème auquelje viens de consacrer mon cours public à la Sorbonne, durant cette année scolaire 1957-1958 (7).

Déjà, lors de mon séjour au x Etats-Unis, mon attention avait été captée par les problèmesque soulève la sociologie de la connaissance. Il m'était apparu depuis longtemps qu'on ne pou

vait traiter ni de la sociologie de la vie morale, ni de la sociologie du droit, d'une façon suffisammentelativiste et réaliste, sans commencer par la sociologie de la connaissance. La manièredont Scheler d'une part, et Lévy-Bruhl d'autre part, posent ce problème, m'a beaucoup attiré.L'étude du problème des symboles et des signes, comme moyens d'expression et de diffusion,

vint encore renforcer mon intérêt. Le problème de l'idéologie, qu i ne me paraissait pas suffisammentlarifié à partir de Marx et jusqu'au travaux de Mannheim, me poussait dans la même voie.En 1944-1945 j'ai donné à l'Université de Harvard un cours sur la sociologie de la connaissanceoù je soumettais à une critique serrée toutes les conceptions jusqu'alors formulées. Par la suite,j'ai souvent repris ce problème dans mes cours publics à la Sorbonne et dans mes exercices pratiques à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, ainsi que dans plusieurs de mes publications. Jesuis arrivé à la nécessité de distinguer entre des genres différents de connaissances (connaissanceerceptive du monde extérieur ; connaissance politique ; connaissance technique ; connaissance scientifique et connaissance philosophique) dont les corrélations fonctionnelles avecles cadres sociaux sont d'intensité différente et dont la hiérarchisation en système de connaissances varie en fonction des types de structures partielles et globales. En distinguant, au sein dechaque genre de connaissance, des formes de connaissance différemment accentuées en fonction

des structures sociales (forme mystique et forme rationnelle, forme intuitive et forme reflexive,forme conceptuelle et forme empirique, forme spéculative et forme positive, forme symbolique etforme adéquate, forme individuelle et forme collective), j'aboutissais à de multiples points derepère pour une étude empirique et concrète des problèmes de la sociologie de la connaissance.Celle-ci renoncerait dès lors à faire la moindre concurrence à l'épistémologie, (à laquelle ellene peut que poser de nouvelles questions, sans être compétente pour les résoudre), de mêmequ'elle cesserait de commencer par la fin et n'aborderait plus d'une façon aussi cavalière le problème extrêmement délicat de la mise en perspective sociologique des doctrines philosophiques,ui survivent aux structures sociales où elles sont nées, et peuvent resurgir à plusieurssiècles d'intervalle.

Arrivé à la rédaction de mon livre Introduction à la Sociologie de la Connaissance que je

suis en train d'écrire (8), j'ai été poussé à reprendre le problème des Classes Sociales cesmacrocosmes supra-fonctionnels de groupements problème que j'ai étudié dans un courspublic qu i a été ronéographié et doit également faire l'objet d'un livre.

La méthode que j'ai employée pour l'étude des problèmes de la sociologie de la connaissance 'a conduit à reprendre mes recherches dans le domaine de la sociologie de la vie morale.Dans un cours public donné à la Sorbonne en 1956-1957, en développant en détail un sujet quej'avais déjà abordé en 1948, j'ai tracé les grandes lignes de mon Introduction à la Sociologie de la

(7) J'y montre que les temps sociaux s'unifient et s 'interpénétrent dans des hiérarchies variables selon les structuresdes sociétés globales et de leurs types.

(8) J'indique, en attendant, mes publications sur ce sujet : Initiation il la sociologie de la connaissance, 1947 (cours

ronéographié) ; « Sociologie de la connaissance » dans L'année sociologique 1940-1948, 1949 ; < Structures socialeset systèmes de connaissance » dans la Semaine sur la structure. Centre de Synthèse, 1957 ; enfin, « Le problèmede la sociologie de la connaissance », série d'articles à paraître dans La Revue philosophique (1958-1959).

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Vie Morale. Tous les genres de la vie morale que j'ai été amené à distinguer (moralité traditionnelle,oralité finaliste, moralité des vertus, moralité des jugements après coup, moralité imperative, moralité des images symboliques idéales, moralité d'aspiration et moralité de création),se sont révélés engagés dans des rapports plus intenses avec la réalité sociale que ne le sontles genres de la connaissance. Par suite, la sociologie de la vie morale peut établir des corrélationsonctionnelles entre cadres sociaux et genres de moralité sur une échelle bien plus large

que ne le permet la sociologie de la connaissance ; de plus, les éléments microsociologiques etles groupes non structurés peuvent, ici également, servir de cadres sociaux. Mais c'est évidemmentn confrontant la vie morale avec les classes sociales et surtout avec les types de structures globales, en constatant la variation des systèmes hiérarchisés des genres de la vie morale,ainsi que, dans leur sein, le changement des accentuations des formes de moralité (rationnelleou mystique, intuitive ou reflexive, rigoriste ou des « dons naturels », se rétrécissant ou s'élargis-sant, fortement suivie ou défaillante, collective ou individuelle), qu'on arrive aux résultats lesplus concrets et les plus complets. Ici encore, cette sociologie de la vie morale, en faisantappel aux recherches empiriques, n'entre pas en concurrence avec la philosophie morale, maislui pose de nouveaux problèmes (9)

Je viens d'exposer aussi objectivement que possible les voies qu i m'ont conduit à mes

principaux travaux et jusqu'aux plus récents. Pour terminer, qu'il me soit permis d'indiquer quele sort a voulu que j'aille souvent, dans ma réflexion et dans mon effort, « contre le courant ».Le rythme de ma pensée a presque toujours été en décalage avec celui qui était à la mode. Jesuis donc un « exclu de la horde », par vocation pour ainsi dire. Pour la plupart, les sociologuesfrançais et américains d'aujourd'hui me considèrent comme un « philosophe » qu i s'est trompéde porte ; et les « philosophes » me regardent comme un « traître » qu i a depuis longtempschangé de camp.

Cependant, cette situation, parfois pénible, d'isolé, ne me paraît que très naturelle : maprise de position implique la nécessité d'une collaboration intime, non seulement entre théorie etrecherche empirique, mais encore entre sociologie et philosophie, les deux renonçant à leur dogmatisme et à leur impérialisme. En se surveillant réciproquement et en se critiquant mutuellement,lles peuvent et doivent, tout en gardant leur autonomie complète, se poser entre ellesdes questions de fond auxquelles seul leur vis-à-vis inquiétant est capable de répondre... Cen'est que lorsque cette manière de voir que j'ai tenu à préciser dans mon article Sociologieet Philosophie, écrit pour L'Encyclopédie Française, vol. XIX, 1957 sera acceptée, que je gardel'espoir de cesser d'être banni par les deux clans.

Faculté des Lettres et Sciences HumainesSorbonne

(9) Cf. mes c Réflexions sur la sociologie de la vie morale » dans Cahiers internationaux de sociologie, vol. 24, 1958.