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BIBEBOOK DELPHINE DE GIRARDIN LES AVENTURES DE M. COLIN-TAMPON

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  • BIBEBOOK

    DELPHINE DE GIRARDIN

    LES AVENTURES DEM. COLIN-TAMPON

  • DELPHINE DE GIRARDIN

    LES AVENTURES DEM. COLIN-TAMPON

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1486-8

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : Librairie Hachette et Cie, 1896 Bibliothque lectronique duQubec

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • CHAPITRE I

    M. CT cinquante ans ; il tait propritaire dunejolie villa sur le territoire de Courbevoie, et, par-dessus lemar-ch, conseiller municipal.Il va sans dire que M. Colin-Tampon avait t jeune dans son temps. Sinous le prenons lge de seize ans, nous remarquons quil sappelaitalors Colin tout court, quil tudiait pendant le jour les mystres de lamercerie, rue Saint-Denis, lenseigne du Bouton-dOr, sous les auspicesde M. Tampon, patron peu endurant ; la nuit, il dormait poings fermsdans une soupente situe au sixime tage de la maison mme o habi-tait son patron. Comme il ntait point ambitieux, ses rves, quand parhasard il rvait, ne lui montraient point la jolie villa de Courbevoie ni leshonneurs municipaux ; oh, mon Dieu, non ! Il rvait quil y avait deux di-manches par semaine au lieu dun, ou bien que la morue napparaissaitquune fois par semaine, au lieu de cinq, sur la table du patron.

    Nallez pas conclure de l que le jeune Ernest Colin fut un paresseux

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre I

    ou un gourmand. Son patron le faisait travailler avec une svrit si im-placable, que le soir les jambes lui rentraient dans le corps . Il taitdonc bien excusable de soupirer aprs le jour du repos.Quant la morue,mon intention nest point den dire du mal. Cest un mets exquis pourceux qui laiment, et encore condition quils nen abusent pas. Ernest enabusait, et il en abusait bien malgr lui, car il avait une horreur instinctivepour ce mets, cher M. Tampon.

    Arriv lge de vingt-cinq ans, Ernest descendit de la soupente pourpouser la lle de son patron, lequel sen alla planter ses choux Charen-ton, tout en conservant un intrt dans les aaires du Bouton-dOr.

    Un peintre en btiments dressa son chelle le long de la devanture et,devant le mot Tampon, peignit le mot Colin, ce qui t Colin-Tampon. Maiscomme limage du Bouton-dOr, qui planait au-dessus du mot Tampon,ne se trouvait plus au milieu de linscription, le peintre, pour rtablir lasymtrie, ajouta, droite de Tampon, et C, ce qui t Colin-Tamponet C.Comme cette addition ne pouvait faire de tort personne, personne nerclama.

    Vers la quarantaine, M. Colin-Tampon eut un violent accs de goutte.Dans ses mditations solitaires, qui toujours roulaient sur la mercerie, illui vint une inspiration de gnie, et il inventa le bouton inamovible qui tsa fortune.

    Devenu riche, il se retira Courbevoie et fut bientt lu conseillermunicipal. Cependant la goutte le tracassait et lembonpoint commenait lenvahir.

    Il consulta ses amis, qui lui enseignrent des remdes de bonnesfemmes, et ne sen trouva pas soulag. Sur le conseil de son mdecin,il prit un port darmes, acheta un harnachement de chasseur et un chien.Puis, un jour, il apparut en grand quipage aux yeux blouis de sa femmeet de sa servante, er comme Artaban et beau comme Apollon Pythien.

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  • CHAPITRE II

    D , il descendit les marches du perron en faisantsonner les clous de ses souliers. Dj, grandes enjambes, ilse dirigeait vers la grille du jardin, lorsque MColin-Tamponprouva le besoin dajouter quelques conseils aux nombreuses recom-mandations quelle lui avait dj prodigues.

    Ernest ! scria-t-elle.Ernest t volte-face, et, voyant que sa femme accourait vers lui, il

    voulut galamment lui pargner les deux tiers du chemin. Il ne couraitpas, il volait, et les trois petites plumes qui ornaient son chapeau taientrejetes en arrire par la rapidit de sa course.

    En le voyant si jeune et si leste, MColin-Tampon sourit. Ernest ar-riva comme elle descendait la dernire marche du perron ; son mouve-ment fut si vif, que le tendre baiser destin la joue de MColin-Tamponretentit sur le bout de son nez.

    Ernest, dit-elle, tu seras prudent.

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre II

    Je te lai promis. Un malheur est sitt arriv. Je ne suis plus un enfant. Non ; mais tu es si jeune et si ptulant pour un homme de ton ge ! Ce fut au tour de M. Colin-Tampon de sourire ; il cambra les reins,

    tendit les jarrets et se disposait partir lorsque MColin-Tampon luidit :

    Je ne te souhaite pas bonne chance, parce que lon dit que cela portemalheur ; mais je suis bien sre que tu ne reviendras pas le carnier vide.

    On ne peut pas savoir, rpondit le chasseur avec une feinte modes-tie.

    Je suis si sre de la justesse de ton coup dil, que Jeannette nach-tera pas de rti pour le dner ; je compte sur toi. Vous entendez, Jeannette ?

    Oui, madame, jentends, rpondit Jeannette avec un srieux par-fait. Son matre tait si beau dans son costume de chasse quil ne pouvaitmanquer de faire de nombreuses victimes.

    Azor, en son me de chien, se disait : qui en ont-ils ? Est-ce quenous ne partirons pas aujourdhui ?

    Un tout petit oiseau, perch sur une branche quelques pas de l,chantait plein gosier ; si prs de Paris, les petits oiseaux eux-mmes de-viennent sceptiques et moqueurs comme des gamins de Paris. Celui-lsavait que lhabit ne fait pas le chasseur, et lapparence martiale de M.Colin-Tampon lgayait au lieu de lui inspirer de leroi. Si M. Colin-Tampon et t plus au courant des usages, des murs et des supersti-tions de lantiquit, il aurait tir un fcheux prsage du chant moqueurde ce petit oiseau.

    Mais M. Colin-Tampon ntait point au courant des usages, desmurs et des superstitions de lantiquit. Il y avait cela dexcellentesraisons. M. Colin-Tampon navait point fait dtudes classiques. Le peuquil savait, il lavait appris dans leMoniteur de la Mercerie, qui se soucie,comme dune guigne, de lantiquit et de ses superstitions.

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  • CHAPITRE III

    M. CT, cur plein dorgueil et de joie, neut pasplus tt fait claquer la grille derrire lui, quil prouva le be-soin de sauter, de danser, ou tout au moins de crier, pour seprouver lui-mme combien il tait heureux et er de sen aller traverschamps, loin des hommes et de la civilisation, courir les aventures sousle clair soleil et le ciel bleu.

    Pendant deux cents mtres nanmoins, il dut mettre un frein aux sen-timents tumultueux qui bouillonnaient dans son sein. Car, pour gagnerla pleine campagne, il lui fallait suivre entre deux murs une ruelle quirappelait la civilisation par ses cts les moins atteurs. Les murs taienttapisss daches de thtre et dannonces de marchands ; et l, parmides tessons de bouteilles casses, se dressaient des herbes malades et mal-saines, spanouissaient des toues dorties menaantes ; de vieux sou-liers se dcomposaient lentement, couverts dune mousse verdtre. Azorlait devant, impatient de quitter ces lieux peu champtres. Son matre le

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre III

    suivait dun pas acclr, attendant la n de la ruelle pour donner un librecours son enthousiasme. En attendant, il frappait le sol en cadence, ser-rait son fusil contre sa poitrine et se disait que lhomme, lhomme armdu fusil, tait bien rellement le roi de la cration. Il se sentait de taille aronter les animaux les plus terribles et leur faire mordre la poussire.

    Au bout de la ruelle commenait un sentier qui serpentait traverschamps. gauche, un champ de betteraves stalait dans toute sa pla-titude et sa monotonie ; droite slevait un maigre bosquet dacaciasrachitiques. M. Colin-Tampon dirigea ses pas vers le bosquet.

    Salut la nature ! scria linventeur du bouton inamovible ; et,pour saluer la nature, il ta son chapeau. Les papillons et les libellulesvoltigeaient autour de lui, contemplant dun il surpris ce mortel trangedont les rares cheveux se dressaient denthousiasme. Deux petits oiseauxse communiquaient leurs remarques ; une chenille velue stait laissechoir sur son bras, fascine par lclat de ses lunettes. Un limaon phi-losophe se demandait pourquoi les hommes adressaient de si pompeuxsaluts la nature, car il avait dj entendu un picier pousser la mme ex-clamation ; et par parenthse, cela navait rien de bien tonnant, puisquelpicier et le conseiller municipal avaient emprunt cette phrase toutefaite au feuilleton du mme journal, auquel ils taient abonns tous lesdeux.

    Au bruit des souliers ferrs, les grenouilles rentraient dans leurs ma-rcages. Azor, aol, prenait des poses de lvrier hraldique, tandis quedans le lointain deux lapins, rassurs par la tournure de notre hros, conti-nuaient, sans se dranger, une conversation commence.

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  • CHAPITRE IV

    T M. Colin-Tampon replace brusquement son chapeausur son crne pel en scriant : Pas possible ! Dabord il se lve sur la pointe des pieds, puis il se baisse, ensuiteil penche la tte droite, et enn il la penche gauche. Son il tincellederrire ses lunettes, et pour la seconde fois il scrie : Pas possible !

    Son cur bat, sa main tremble, et, craignant dtre la dupe dune illu-sion doptique, il tire de sa poche son foulard carreaux, essuie longue-ment ses lunettes, les remet sur son nez, regarde de nouveau et scrie :

    Cen est un ! Azor, mon bon chien, cen est un ! Un quoi ! sembledire Azor, qui a lev sur son matre ses deux grands yeux intelligents.

    M. Colin-Tampon comprend cette muette interrogation et rpond : Un livre.

    Au seul mot de livre, Azor agite sa queue et bondit sur place. M.Colin-Tampon est surpris et un peu indign que linstinct dAzor ne luidise pas o gt le livre.

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre IV

    M. Colin-Tampon a bien le droit de sindigner. Azor lui a cot trscher, et le marchand de chiens de la rue dAmsterdam le lui a garanti pourun chien de chasse, foi dhonnte homme. Il a nomm le pre et la mredAzor, et mme son grand-pre et sa grandmre. AussiM. Colin-Tampona donn 800 francs pour entrer en possession dAzor.

    Le livre gt l-bas, au bout de cette luzerne, au pied de cet arbre isol,ou plutt il ny gt pas, mais il danse. Et mme cest la plus singuliredanse que jamais ait danse un livre de mars au plus fort de sa folie. Ilbondit sur place, il se relve, bondit encore, semblable ces marionnettesqui se trmoussent au bout dun l.

    Un chasseur exerc se ft d de ces allures ; mais linventeur dubouton inamovible ntait pas un chasseur exerc. Ctait un de ces Pari-siens de la rue Saint-Denis qui nont jamais vu de livres que ceux quisont pendus, la tte en bas, ltalage des marchands de gibier, ou bienencore les livres savants qui tirent le pistolet et battent du tambour lafoire aux pains dpice.

    M. Colin-Tampon porte lentement la crosse de son fusil son pauleet vise sans se presser. Au moment de tirer, il regarde Azor. Azor se dit : Sur quoi, diable ! va-t-il tirer ? Et le matre dAzor, interprtant safaon le langage muet de son chien, se dit : Azor semble croire que nousne sommes pas bonne porte.

    pas de loup, il quitte le bosquet, surveillant du coin de lil sonlivre, qui danse toujours comme un possd. En chasseur prudent, lin-venteur du bouton inamovible se faule dabri en abri. mesure quilapproche, le livre saute plus haut, comme pour le narguer. Tout couple chasseur sarrte, paule, vise et fait feu.

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  • CHAPITRE V

    C tireurs novices, M. Colin-Tampon a ferm les yeuxen pressant la dtente ; mais il les rouvre aussitt et regarde detoutes ses lunettes.Le livre ne bondit plus ; il est mort ou mortellement bless. Le cur deM. Colin-Tampon est inond dune joie immense. Touch, scrie-t-il,et dire que cest mon premier coup de fusil !

    Pour clbrer son triomphe, il donne une longue accolade la bou-teille clisse que sa prudente mnagre a remplie dun punch gnreux.Ensuite il brandit son arme et excute sur place une danse de son inven-tion.

    Azor cherche deviner pourquoi son matre danse la pyrrhique enplein champ ; il ne le devine pas, mais, comme un dle serviteur quilest, il se conforme la pense secrte de celui qui le loge et le nourrit.Il danse la pyrrhique sa manire, en aboyant du haut de sa tte et endcrivant de grands cercles autour du vainqueur.

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre V

    L-bas ! mon bon chien, lui dit son matre en dsignant du doigtlarbre au pied duquel le livre a t foudroy ; l-bas ! apporte, apporte.

    Plus lger quun chevreuil, Azor bondit et arrive en trois sauts au piedde larbre, il aire le livre plusieurs reprises, mais au lieu de le rapporter son bon matre, il revient, la tte basse, la queue entre les jambes.

    Quest-ce dire ? scrie M. Colin-Tampon dun ton irrit, le mar-chand de chiens se serait-il moqu de moi ?

    Azor proteste par une srie de petits cris inarticuls. Ce nest pas toi que jaccuse , lui dit M. Colin-Tampon. Azor conti-

    nue crier. Mais, reprend M. Colin-Tampon, puisque je te dis que ce nest pas

    toi que je men prends. Tu ne mas pas tromp, toi, mon pauvre ami ; tune tes pas vant de savoir ce que tu ne savais pas. Oh ! ces marchands dechiens !

    Tout en parlant ainsi, il arpente la luzerne, dont il froisse sans pitiles tiges dlicates sous la dure semelle de ses souliers ferrs.

    Dj il entrevoit le poil roux de son livre, qui gt immobile au piedde larbre. Sr dsormais davoir bien vis, il sarrte pour sponger lefront, et, tout en spongeant le front, il se dit en lui-mme : Jaimebien lami Sauvageot, qui prtendait que pour devenir un vrai chasseuril faut un long apprentissage ! Il mavait presque inspir des doutes, ceSauvageot, et javais prouv comme un mouvement deroi, quand machre femme mavait dit quelle comptait sur mon adresse pour le rti.Nous lavons maintenant, le rti. PuisquAzor ne sait pas rapporter, je leramasserai moi-mme.

    Il avance de quelques pas ; le livre lui semble gon comme un livrehydropique, mais quimporte ? cest probablement leet du coup de feu.

    Tout coup il recule en poussant un cri de terreur : le livre hydro-pique sest enlev comme un ballon et a disparu dans les branches delarbre.

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  • CHAPITRE VI

    M. CT bientt lexplication de cet trange ph-nomne.Aprs stre lev dun bond jusquaux premires branches delarbre, le livre retomba sur le sol avec un son mat.

    Alors seulement M. Colin-Tampon reconnut que son livre tait unevieille peau de livre, bourre de foin. Elle tait attache une celle quipassait par-dessus lune des branches. lautre bout, il y avait, ou pluttil y avait eu un gamin factieux qui faisait danser la peau de livre pourtenter la convoitise des chasseurs inexpriments.

    Au moment mme o la vieille peau de livre retombait sur le sol, M.Colin-Tampon entendit un rire moqueur, suivi dun bruit de sabots quisenfuyaient.

    Il aperut un gamin qui disparaissait derrire une clture, il vit la -celle et comprit tout.

    Attends-moi, polisson , scria alors le chasseur, dont la poitrine

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre VI

    tait gone dune lgitime indignation. Attends-moi un peu, que je te dise deux mots loreille ! rpta-

    t-il dune voix forte ; mais le gamin, qui sans doute ntait pas curieux desavoir ce que M. Colin-Tampon pouvait avoir lui dire, nattendit ni unpeu ni beaucoup, et continua arpenter la plaine.

    M. Colin-Tampon frissonna dhorreur lide quil aurait pu blesserde quelques grains de plomb lauteur de cette indigne comdie. Et alors,malgr son innocence, on laurait tran, lui, conseiller municipal, devantles tribunaux, et on laurait accus de ne pas savoir se servir dun fusil.

    Payer lamende net rien t, mais de quel front aurait-il abord d-sormais lami Sauvageot, aprs avoir donn raison tous ses pronostics ?

    Ayant fait un ferme propos de se der lavenir des livres empaills,M. Colin-Tampon, avant de reprendre le cours de ses exploits, donna uneseconde accolade la bouteille clisse.

    Aprs tout, se dit-il en sessuyant les lvres, ce nest pas ma faute siles apparences mont du, jai tir avec autant de courage que sil se ftagi dun vrai livre !

    Il sia Azor, et senfona dans la solitude.Au bout de deux cents pas, il sarrta court, essuya les verres de ses

    lunettes, et regarda devant lui, le cur tremblant dmotion.Oui ! ce quil voyait tait bien un oiseau, et mme un gros oiseau de

    lespce la plus bizarre. On et jur quil tait coi dun chapeau largesbords ! M. Colin-Tampon se souvint fort propos quil existe un oiseauqui se nomme le casoar casque ; celui-ci tait peut-tre le merle cha-peau. Pourquoi pas ? Il sapproche avec mille prcautions, sassure en fai-sant le tour de larbre, bonne distance, quil ny a point de gamin cachderrire, paule, vise, ferme les yeux et fait feu.

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  • CHAPITRE VII

    L rouvre les yeux et regardede toutes ses lunettes. Ses yeux deviennent tout ronds, commeles yeux dun homme surpris, et ses lunettes tremblent dmo-tion sur son nez.

    Au fait, je suis peut-tre bien hardi doser crire que les lunettes de M.Colin-Tampon tremblrent dmotion. La posie seule a le droit de prterla vie et le sentiment aux objets inanims. Je me reprends donc et je dis : Le nez de M. Colin-Tampon trembla dmotion, et les lunettes qui lechevauchaient suivirent le mouvement de leur monture. Me voil enrgle, et je continue.

    Le plomb a fait balle, le chapeau aux larges bords tournoie dans les-pace ; le merle dcapit reste perch sur sa branche, comme sil avait en-core son chapeau sur la tte et sa tte sur ses paules. Peut-tre une vio-lente contraction nerveuse rive-t-elle les pattes de linfortun la branchede larbre ?

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre VII

    Quand la contraction nerveuse cessera, le gibier ne peut manquer detomber. Cest lavis dAzor, qui a franchi dun bond la clture du champ,et qui attend, le nez en lair, la chute du merle chapeau.

    Emport par son ardeur cyngtique, et aussi par sa curiosit, M.Colin-Tampon franchit la clture son tour et se prcipite du ct delarbre.

    mesure quil sen approche, ses traits expriment toutes les nuancesdu dsappointement. Vu de prs, le merle nest pas un merle, cest unamas informe de chions et de brins de paille grossirement enroulsautour dun bton transversal. En un mot, le merle chapeau nest autrechose quun pouvantail destin erayer les moineaux et les carterdu cerisier lpoque o les cerises rougissent.

    M. Colin-Tampon regarde longuement Azor, et Azor regarde longue-ment M. Colin-Tampon. Les yeux dAzor sont souriants, comme si Azorse rendait compte de la mystication et en prenait son parti. Les yeux deM. Colin-Tampon ne sourient pas, ils expriment une violente indignation.

    Ne sachant quel parti prendre, il approche de ses lvres la bouteilleclisse.

    Alors la facult de rchir lui revient. Lui, conseiller municipal, il estsur le champ dautrui, aprs en avoir franchi la clture, comme un ga-min qui va voler des pommes ; lui, conseiller municipal, il a dtrior lachose dautrui, le bien dautrui. Priv de son chapeau, qui tait son plusbel ornement, lpouvantail ne peut plus pouvanter personne. Sentanttoute ltendue de sa faute, le coupable jette un regard furtif autour de lui,sattendant voir apparatre le propritaire du cerisier ou le garde cham-ptre. Il sie Azor, enjambe la clture et se prcipite travers champs,press de sloigner du thtre de son forfait. Tout en arpentant les gu-rets grandes enjambes, il fait des vux pour que le premier gibier quilrencontrera soit un vrai gibier, bien vivant et non pas empaill.

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  • CHAPITRE VIII

    A , linnocence de son me, linventeur du bouton in-amovible a-t-il form ce vu tmraire, que ses souhaits sontaccomplis.Les anciens lont dit avec juste raison, les dieux ne sont jamais plus cruelsenvers nous, pauvres mortels ignorants et aveugles, que quand ils accom-plissent nos vux la lettre !

    Il aperoit cinquante pas de lui un ours norme qui, le nez au vent,semble guetter une proie. Ah ! malheureux Colin-Tampon ! Tu te repensmaintenant de ton imprudence, et tu donnerais tout ce que tu possdesau monde pour que cet ours ft une vieille peau dours, rembourre defoin, de paille ou de nimporte quoi !

    Oh ! oui, tu donnerais tout ce que tu possdes en or, en argent, envaleurs ; tu donnerais la gloire davoir invent le bouton inamovible ; tudonnerais mme ton titre glorieux de conseiller municipal. Mais laveugledestin ne te laisse pas le choix.

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre VIII

    Dans cette peau dours il y a un ours bien vivant, un ours qui trottine,un ours qui remue la tte ; juste ciel ! un ours qui regarde de son ct.

    Lhomme arm dun fusil est le roi de la cration ! Ctait bon dire quand il ny avait point dours lhorizon. Pour lemoment, le roi de lacration tremble comme la feuille, ses yeux demeurent xes et immobilescomme ceux dune statue, ses cheveux se hrissent sous le dme de sonchapeau, une sueur froide inonde son gilet de anelle, et, comme pourse conformer sa triste pense, les trois petites plumes qui ornent sonchapeau se mettent pendre dans lattitude du dcouragement. Le roi dela cration a la bouche amre et la gorge sche, mais il nose pas porter ses lvres la bouteille clisse. Lennemi qui lobserve pourrait soenserdu moindre geste et simaginer que le roi de la cration le brave et leprovoque.

    Le roi de la cration na que deux partis prendre : marcher droit lennemi et le foudroyer, ou bien battre prudemment en retraite.

    Marcher lennemi, il ny faut pas songer ; depuis quand foudroie-t-on les ours avec le menu plomb destin aux livres et aux perdrix ? Fairefeu sur lui ! Dieu nous en prserve, ce serait exciter sa colre sans para-lyser ses mouvements.

    Volontiers le roi de la cration et battu en retraite. Mais, pour battreen retraite, il faut pouvoir mettre un pied devant lautre, et la terreur pa-ralyse tous ses membres.

    Si Azor comprenait mieux son devoir, si Azor avait conserv un sou-venir reconnaissant de toutes les bonts que le roi de la cration a euespour lui, Azor pousserait droit lennemi, et, pendant quil attirerait sonattention, le roi de la cration pourrait prendre le large. Mais Azor de-meure en arrt, regardant avec unmlange de curiosit et dapprhensioncette grosse bte dont il ignore le nom. Il arrte, cest tout ce quon peutdemander au chien darrt le mieux dress ; que le roi de la cration fassefeu ; on verra aprs !

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  • CHAPITRE IX

    L serait peut-tre rest dansla mme pose jusquau jugement dernier, si lennemi net dessin, comme on dit, un mouvement oensif .Linstinct de la conservation, si puissant chez tous les tres vivants, chezle roi de la cration comme chez tous les autres, t que linventeur dubouton inamovible dessina un mouvement de retraite reculons.

    Lours, ayant fait dix pas en avant, sarrta ; le roi de la cration sar-rta aussi, aprs avoir fait dix pas en arrire.

    Lours se remit en marche, le roi de la cration sloigna, toujours reculons, et sarrta quand lennemi sarrta. En termes militaires, celasappelle, je crois, se retirer en bon ordre .

    Mais nabusons pas des termes. Si le roi de la cration faisait face lennemi, cest quil avait une peur horrible que lennemi ne lui sautt surle dos dans le cas o il le perdrait de vue un seul instant ; sil reculait pascompts au lieu de fuir toutes jambes, cest quil craignait quun mouve-

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre IX

    ment trop brusque ne ft considr par lennemi comme une invitation le poursuivre. M. Colin-Tampon avait entendu dire par sa nourrice que lesloups ne se jettent sur les voyageurs que quand les voyageurs font minede se sauver. Il pensait que ce qui tait vrai pour les loups tait peut-trevrai pour les ours aussi, et il agissait en consquence.

    Un spectateur plus dsintress dans la question et plus matre delui-mme que ne ltait M. Colin-Tampon, aurait peut-tre remarqu queles regards de lours taient xs sur un objet plac derrire M. Colin-Tampon, et non pas sur le conseiller municipal lui-mme. Ses haltes suc-cessives tmoignaient, en ralit, que son me dours tait en proie lh-sitation.

    Il souriait par moments, en voyant que le chasseur et le chien, au lieude lui barrer le passage et de lempcher datteindre lobjet de sa convoi-tise, reculaient peu peu et semblaient ainsi linviter sapprocher sansfaire tant de crmonies.

    M. Colin-Tampon, lui, se gurait que Martin avait soif de sang hu-main, tandis que Martin guignait tout le temps les pommes vermeillesdun pommier vers lequel M. Colin-Tampon battait en retraite sans levoir, puisquil lui tournait le dos.

    Quand le chasseur et le chien furent au pied de larbre,Martin sarrta,se mit sur son sant, passa plusieurs reprises sa patte gauche sur sonestomac, renia avec violence et ouvrit une gueule dmesure do sortitun rugissement de joie.

    Quels crochets ! messeigneurs, quels crochets !M. Colin-Tampon pensa que sa dernire heure tait venue ; ses forces

    labandonnrent subitement et il tomba en arrire ; il avait lch son armeinutile, et il avait fait voler ses lunettes dans lespace, par la violence ducoup quil avait appliqu sur son chapeau, prs de choir. Azor, aol,tomba la renverse comme son matre.

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  • CHAPITRE X

    D ni de ses jours, Martin navait vu un conseiller faire la ca-briole et montrer au ciel les semelles de ses bottes. Il faut croirequil avait le sens du comique, car il se mit rire ou du moins ilt une grimace qui ressemblait un sourire. Ses lvres staient retrous-ses, il montrait toutes ses dents, et il clignait ses yeux clairs dun air deconnaisseur.

    Un seul point le tenait embarrass : que signiait, dans la panto-mime des hommes, cette remarquable culbute ? tait-ce une manire eux de dire aux ours quils taient les bienvenus croquer les pommesvermeilles ? tait-ce au contraire une dfense formelle de faire un pas deplus vers larbre qui portait de pareils trsors ? Martin se gratta le molletgauche et resta, jusqu plus ample information, dans la position quil oc-cupait. Le poil de son front descendit sur ses yeux clignotants : signe deperplexit, et sa langue pendit dun demi-pied : signe de convoitise.

    Linventeur du bouton inamovible tait demeur quelques instants

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre X

    tout tourdi de sa chute. Ses ides ottaient vaguement sous la vote deson crne, et, comme il la dit depuis, il ne savait plus o il en tait .Le pauvre Azor, le voyant inanim, oublia la prsence de lours et vintcaresser doucement son matre.

    Sentant unmuseau froid qui frlait sa joue et les poils dune bte veluequi lui caressaient loreille, linventeur du bouton inamovible poussa uncri terrible et, dun seul bond, se trouva sur ses deux jambes.

    Lours, pouvant, demeura tout interdit, et mme il poussa un gro-gnement de terreur, que M. Colin-Tampon prit pour un cri de rage.

    Avec une agilit surprenante, le chasseur grimpa dans le pommier.Azor, qui ne savait pas grimper dans les pommiers, chercha son salutdans la fuite et se mit arpenter les gurets, aussi ahuri et aussi rapidedans sa course que si on lui avait attach une casserole la queue.

    Lours le regarda fuir avec ddain et se dirigea du ct du pommier.Quelques pommes pourries taient tombes dans lherbe ; il ne t point ledgot, et les dvora pour semettre en apptit.Quand il ne resta plus uneseule pomme terre, il sassit tranquillement, et, levant la tte vers lin-venteur du bouton inamovible, ouvrit la gueule toute grande. Linventeurdu bouton inamovible comprit cette muette requte, et, sans se demander qui appartenait le pommier, il t pleuvoir les pommes dans la gueule deMartin.

    Les pommes pleuvaient donc, dru comme grle, et Martin les englou-tissait avec une facilit qui donnait la chair de poule au conseiller munici-pal. Alors il se dit : Quand il les aura toutes manges (car, au train dontil y va, elles y passeront toutes), faudra-t-il donc que je suive le mmechemin ? Cette eroyable pense lui faisait courir des frissons dans ledos, et ses cheveux se dressaient dhorreur.

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  • CHAPITRE XI

    P du prochain, linventeur du bouton inamo-vible les lanait toute vole dans la gueule bante de Martin :lune nattendait pas lautre. Mais comme la main lui tremblait,et quil tait dans une violente agitation nerveuse, le fournisseur de Mar-tin manquait souvent le but, et Martin recevait les pommes tantt surlil, tantt sur le nez. Au commencement, il se contentait de cligner lilou de froncer le nez ; mais, quand sa premire faim fut assouvie, il se mon-tra plus dicile, et le jeu lui dplut.

    Trouvant quon le servait mal, il prit la rsolution de se servir lui-mme. Ce ntait pas dj si mal raisonn pour un pais plantigrade.Dailleurs il pensait, comme les coliers, que les fruits sont bien plus sa-voureux quand on les croque sur larbre. Allons, houp ! se dit-il poursencourager se lever. L-dessus il se mit dabord quatre pattes, reni-a pour chasser une mouche importune, et se dcida se dresser sur sespattes de derrire. Azor, qui le regardait de loin, la queue entre les jambes,

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre XI

    trembla de tout son corps quand il vit Martin se redresser lourdement etse diriger vers le tronc du pommier.

    Il sassit tristement et regarda la terre, honteux sans doute de sentirsi dvelopp en lui linstinct de la conservation.

    Linventeur du bouton inamovible, qui le regardait de prs, de tropprs, hlas ! sentit que ses rares cheveux se dressaient sur son crne pel,et il comprit que sa n tait proche. Alors il maudit pour la seconde foislaudace tmraire qui lavait lanc dans le vaste monde la poursuite dugibier plume et du gibier poil.

    Que naurait-il pas donn pour tre tranquillement assis sous sa ton-nelle ou au coin de son feu, les pieds dans ses pantoues, lisant leMoniteurde Courbevoie ou le Petit Journal, ou bien faisant une partie de loto ou debsigue avec ses voisins de campagne ? Il se ft content moins ; il au-rait consenti, condition davoir la vie sauve, retourner au Bouton-dOret servir la pratique. Il se ft mme trouv trop heureux de redevenirle simple apprenti qui couchait dans un galetas et mangeait de la moruecinq fois par semaine.

    Car, aprs tout, mieux vaut tre un pauvre apprenti bien vivant etbien portant, quun riche conseiller municipal mort et enterr. Que dis-je, enterr ? Englouti serait le mot propre, et englouti la suite de huitou dix quarterons de pommes ! Quelle spulture pour un inventeur c-lbre, pour un conseiller municipal, pour un homme riche qui stait faitconstruire un tombeau de famille ! Il recommanda son me Dieu ; en-suite, les larmes aux yeux, il donna une dernire pense sa chre Anasta-sie, qui mourrait de chagrin en apprenant son funeste destin. Sil ne pensapas ses enfants, cest tout simplement parce quil navait pas denfants.

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  • CHAPITRE XII

    D de lours grinaient sur lcorce de larbre, et sapuissante haleine chauait les mollets du chasseur en dtresse.Pouss par linstinct de la conservation, linventeur du boutoninamovible excuta une laborieuse srie dexercices gymnastiques, dontle rsultat fut un changement de front. Dsormais il faisait face lennemi,et il tournait le dos lextrmit de la branche.

    Lours saisit le tronc du pommier entre ses bras puissants et se mit grimper prestement. mesure quil grimpait, le chasseur reculait verslextrmit de la branche.

    Lours, qui ntait pas une bte, comprit que son nouvel ami faisaitfausse route, et que, sil persvrait dans cette mauvaise voie, la branchecasserait et lami se romprait les os. En vain il lui prodiguait les signes, lesclins dil ; lautre, qui se mprenait sur ses intentions, battait toujoursen retraite. Ce qui devait arriver arriva.

    La branche cassa, et pour la seconde fois lchine deM. Colin-Tampon

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre XII

    entra en collision violente avec le sol durci et raboteux. Tout coup unnouvel acteur parut sur la scne. Lours sembla dsagrablement surpris ;M. Colin-Tampon comprit quil tait sauv.

    Le nouveau venu tait un grand drle eront, vtu dun costume exo-tique en lambeaux, porteur dune moustache de Palicare et dune longuechevelure emmle qui bouait tous les vents, sous une mchante ca-lotte rouge. Le grand drle dguenill tait un montreur dours qui cou-rait depuis deux heures aprs sa bte. Elle stait chappe pendant quilbuvait de leau-de-vie dans un cabaret.

    Le devoir du conseiller municipal et t de demander au grand drlesi ses papiers taient en rgle. Vous me croirez si vous voulez, mais il nysongea mme pas.

    Martin, pas mchant ! dit le grand drle dun air conciliant. Cest possible, rpondit le chasseur en se frottant les reins ; dans

    tous les cas, il est singulirement indiscret. Vous, mal aux reins ! reprit le grand drle dun air dintrt. Nen parlons plus , dit M. Colin-Tampon, qui tait trop heureux

    davoir la vie sauve pour montrer le moindre ressentiment. Et comme ilfaisait mine de sloigner :

    Lui faire excuses aumonsieur, reprit le grand drle ; lui faire le beau ;lui danser pour le monsieur.

    Martin coutait avec intrt, laissant pendre une de ses pattes, sa cha-nette et sa tte dbonnaire. Il remuait les oreilles, il faisait les yeux doux M. Colin-Tampon, il mettait de petits reniements persuasifs, commepour donner entendre quil tait tout prt danser et prsenter sesexcuses au monsieur qui avait mal dans le dos.

    Lui faire le beau, rpta le grand drle ; lui danser pour le monsieur. Je nai pas besoin dexcuses, dit le conseiller municipal ; seulement

    ne le laissez plus chapper. Et il sloigna grands pas.

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  • CHAPITRE XIII

    T pas, linventeur du bouton inamovible tournait furti-vement la tte pour voir si Martin ne se serait pas remis sestrousses. Vous savez, un ours qui sest chapp une premirefois peut fort bien schapper une seconde : cela sest vu.

    Pendant que M. Colin-Tampon dtalait, le grand drle et son oursparlementaient : Joli Martin descendre tout vite ! dit le grand drledun ton doucereux.

    Humph ! rpondit joli Martin sans se dranger. Traduisez : Ilfaudra voir !

    Tout vite ! tout vite ! rpta le grand drle, qui commenait perdrepatience.

    Humph ! rpta Martin sur un ton dirent. Puis, allongeant lecou, il sourit dun sourire narquois. Traduisez : Est-ce que je te drange,moi, quand tu entres dans les cabarets pour boire de leau-de-vie ?

    Le grand drle saisit deux mains son bton par un bout, et, avec

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre XIII

    lautre bout, caressa rudement lpine dorsale de Martin, depuis les ver-tbres cervicales jusquaux vertbres caudales.

    Et M. Colin-Tampon dtalait toujours.LorsquAzor, aprs avoir fait un long circuit, rejoignit son matre en

    bondissant de joie, sonmatre lui t froide mine. Capon ! lui dit-il avecun sourire amer. Puis rchissant que, si Azor stait montr capon, lematre dAzor navait pas t dune vaillance hroque, il se radoucit etcaressa son chien dle.

    Martin cependant, que la rude caresse de grand drle avait froissdans sa dignit et dans sa chair, laissa chapper un vritable rugissementdours mcontent et indign.

    Lanimal ! scria M. Colin-Tampon en tournant la tte pour regar-der derrire lui. Notez bien quen disant lanimal, cest de lhomme quilparlait, et non pas de la bte.

    Lanimal ! reprit-il dune voix tremblante deroi et dindignation, ilva mettre cet ours en fureur ; et alors, il nen sera plus le matre, et alorsViens vite, Azor, sauvons-nous, mon ami, pendant quil en est temps en-core.

    EtM. Colin-Tampon, homme obse, homme riche et considr, conseillermunicipal, inventeur du bouton inamovible, dtala comme dtale un po-lisson quand le garde champtre la surpris dans le champ dautrui, sur lepommier dautrui, en train de voler les pommes dautrui.

    M. Colin-Tampon dtalait avec une imptuosit si aveugle, quau d-tour dune haie il tomba presque dans les bras du facteur rural, qui faisaitsa tourne. Le facteur rural sexcusa poliment davoir t presque ren-vers par M. Colin-Tampon, et M. Colin-Tampon, rassur lide quil yavait un facteur rural entre lours et lui, modra son allure.

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  • CHAPITRE XIV

    M. C un remords dhonnte homme. Au lieu delaisser le facteur rural courir au danger, peut-tre la mort, ilaurait d lavertir !Pouss par les reproches de sa conscience, il revint sur ses pas jusquautournant du chemin. L, abrit derrire une clture en planches, il pro-mena ses regards sur toute ltendue de la plaine.

    Le facteur rural avait disparu dans un chemin creux qui lloignait delours. La conscience deM. Colin-Tampon cessa de lui faire des reproches,et M. Colin-Tampon poussa un soupir de soulagement.

    Dautre part, le grand drle et son ours avaient fait la paix, et sen al-laient tranquillement, lun suivant lautre, par une avenue qui les loignaittous les deux de M. Colin-Tampon et dAzor. M. Colin-Tampon poussa unsecond soupir de soulagement, plus profond que le premier.

    Azor, mon camarade, dit-il, nous pouvons nous vanter de lavoirchapp belle !

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre XIV

    Azor eut leronterie de se prcipiter en aboyant, dans la directionpar o lours oprait sa retraite.

    Pas de fanfaronnades ! lui dit son matre, nous savons ce que noussavons ; soyons modestes.

    Ayant alors dbouch sa bouteille clisse, il la porta ses lvres et luidonna une longue, longue accolade.

    De blme quil avait t jusque-l, il redevint frais, rose et souriant.Quand il se retourna, il aperut, avec un sentiment de vive allgresse,

    deux gendarmes qui venaient vers lui. Il tait bien dcidment sauv !Les gendarmes, voyant un homme bien vtu et dapparence honnte,

    auraient pass leur chemin sans lui rien dire, si linventeur du boutoninamovible ne se fut empress de leur souhaiter le bonjour et de leur d-clarer que le temps tait beau pour la saison.

    Cet empressement parut suspect aux deux magistrats arms .Le brigadier lui demanda sil avait fait bonne chasse. Au souvenir de

    ses msaventures, le chasseur rougit et balbutia. Vous avez sans doute un port darmes ? reprit le brigadier.M. Colin-Tampon porta vivement la main sa poche de ct. Il se

    souvint tout coup quil avait oubli son port darmes dans la poche desa redingote.

    Le brigadier dressa procs-verbal. Le conseiller municipal songea avechorreur quil lui faudrait comparatre en justice, et soudain une goutte desueur froide perla lextrmit de chacun de ses cheveux.

    Azor, croyant que les gendarmes lui reprochaient sa lchet, baissaittristement le nez et serrait sa queue entre ses jambes.

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  • CHAPITRE XV

    A 3 de la rue Gantelet, entre un marchand de vin et unpicier, il y a une boutique de marchand de gibier, bien connuedes chasseurs malheureux. Quand ces messieurs ont t mal-adroits, ou que rellement ils nont pas vu la queue dune perdrix ou dunlivre, cest l quils viennent arrondir leur carnassire pour chapper auxquolibets et aux compliments ironiques des gamins ; car les gamins sontpartout les mmes, Courbevoie comme ailleurs.

    MGrosmajor, la matresse de ltablissement, tait toujours bien as-sortie en gibier ; car elle avait une clientle assure : chacun sait que lamaladresse du chasseur de la banlieue est passe en proverbe. De plus,MGrosmajor tait la discrtion mme : ce qui nest pas trs surprenant,vu que son intrt bien entendu exigeait quelle ft discrte.

    Elle avait un talent particulier pour mettre leur aise les chasseursnovices qui entraient pour la premire fois dans son tablissement ; dungeste bienveillant et dun sourire maternel, elle leur pargnait la honte de

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre XV

    mentir ou lembarras de donner des explications.Cest vers sa demeure hospitalire que linventeur du bouton inamo-

    vible dirigea ses pas. Il navait nulle intention dattraper les neurs ouden faire accroire sa femme. Dieu merci ! il tait la franchise en per-sonne, et dailleurs il avait couru dassez grosses aventures pour pouvoirrentrer, sans rougir, le carnier vide. Seulement, sa femme avait comptsur lui pour le rti, et il rapporterait un rti.

    Salut, madame, dit-il MGrosmajor. Bien le bonjour, monsieur, lui rpondit MGrosmajor avec un sou-

    rire avenant. Mon Dieu ! madame, reprit linventeur du bouton inamovible, je

    vous avoue franchement que je viens ici pour remplir mon carnier. Le gibier est rare, rpondit MGrosmajor avec un sourire discret ;

    les braconniers tuent tout. Il nest pas surprenant Mon Dieu, madame, reprit M. le conseiller municipal en savan-

    ant de trois pas et en posant familirement son coude sur le comptoir,le fait est que je nai rien vu ; et parler franchement, quand mme jau-rais vu quelque chose, je ne suis pas bien sr que je ne serais pas revenubredouille quand mme. Jaurais besoin dun livre.

    tienne ! dit MGrosmajor son garon, un beau livre pour Mon-sieur.

    tienne dcrocha un beau livre, le montra Monsieur, qui le trouva son got. Pendant queMonsieur changeait quelques propos aables avecla patronne, tienne, qui tait dhumeur factieuse, glissa dans le carnierdu chasseur un norme homard tout cuit en place du livre. Monsieur,dailleurs, ntait pas vol, car le homard et le livre taient tout juste dumme prix.

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  • CHAPITRE XVI

    L , dans linnocence de sonme, regagnait dun pas un peu alourdi sa jolie villa, heureuxdavoir chapp une mort areuse et er davoir raconterune vritable aventure.

    Il nit par sapercevoir que les gens sarrtaient sur son passage et leregardaient dun air surpris. Cet homme modeste ft quelque peu troublde produire tant deet.

    Fameux gibier ! dit un fantassin un de ses frres darmes, qui re-gardait le homard, les yeux dilats, et les doigts emptrs dans ses gantsblancs, qui le gnaient aux jointures.

    La bte nest pas laide ! rpondit modestement linventeur du bou-ton inamovible.

    Un cuirassier de la garnison de Versailles, qui tait venu voir ses pa-rents Courbevoie, en compagnie de quelques autres cuirassiers, cria : droite, alignement !

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre XVI

    Tous les cuirassiers se mirent en ligne, et portrent vivement la main la visire de leur casque.

    Pourquoi me saluent-ils comme a ? se demanda M. Colin-Tampon. Il ne pouvait pas se douter que ctait cause du homard.

    Quelques canotiers dAsnires, gars dans les parages de Courbevoie,se mirent en haie pour voir dler le chien, le chasseur et le homard.

    Eh bien, nimporte, dit un de ces messieurs ses compagnons deplaisir, on ne dira pas que ce bourgeois-l cherche attraper son monde !

    Oh non, oh non ! rpondit le chur des acolytes, qui avaient sur-abondamment djeun.

    Ces messieurs se prirent par la main et excutrent une ronde autourde M. Colin-Tampon.

    M. Colin-Tampon sourit, car il se souvenait davoir t jeune en sontemps. Ce sourire dsarma les danseurs, qui cessrent de lentourer deleur cercle magique et senfoncrent dans une ruelle latrale en beuglantun refrain la mode.

    M. Colin-Tampon sut gr cette aimable jeunesse davoir reconnuquil ntait point un imposteur et davoir rendu justice la droiture deses intentions. Seulement il se creusait vainement la tte pour savoir ceque son livre avait de particulier, et quels signes on pouvait devinerque ce ntait point un livre de parade et dostentation.

    Enn il arriva au coin de la rue des Lilas, en vue de sa coquette villa,o il savait quon lattendait avec impatience. Il t un bout de toilette,cambra les reins, tendit les jarrets et savana au pas acclr.

    Quand la grille de fer grina sur ses gonds, MColin-Tampon apparutsur la terrasse, suivie de sa dle Jeannette. MColin-Tampon descenditles marches du perron en agitant son mouchoir. Linventeur du boutoninamovible leva de toute la longueur de son bras son chapeau dmearrondi, dont les plumes frmissaient gentiment au soue de la brise.

    Il tait si beau, si anim, si triomphant, que MColin-Tampon ne luidemanda mme pas sil avait fait bonne chasse : elle tait trop sre de lui !

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  • CHAPITRE XVII

    Pauvre ami ! scria MColin-Tampon, voyez donc, il est tout ennage ; et, avec le blanc mouchoir qui lui avait servi faire des signauxde bienvenue, elle pongeait doucement la sueur qui perlait sur le frontet sur le crne de son poux.

    Quon est donc bien chez soi ! scria linventeur du bouton in-amovible, en se laissant aller voluptueusement dans un grand fauteuil dejardin. Ses reins endoloris sappuyaient avec dlices contre le dossier, etil cartait les jambes comme un homme qui se met tout fait son aise.

    Je boirais bien quelque chose ! reprit-il en clignant lil droit.MColin-Tampon lui laissa entre les mains le tissu de batiste pour

    quil pt se tamponner la tte en attendant son retour, et, plus prompteque lclair, disparut dans lintrieur de la maison.

    Elle reparut bientt, tenant dune main un verre bien large et bienprofond, et de lautre une bouteille dont les ancs, caresss par le soleil,avaient des reets aussi riches que la pourpre dun vitrail de cathdrale.

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre XVII

    Aprs avoir accroch le fusil de Monsieur en lieu sr, aprs avoir d-pos sous le nez dAzor une pte apptissante, Jeannette, qui songeait son dner, sen alla du ct de la carnassire de monsieur.

    Madame ! scria-t-elle en tirant le homard, madame, voyez donc ceque Monsieur a tu !

    Madame poussa une exclamation de surprise, et Monsieur, entre deuxgorges de bordeaux, tourna ngligemment la tte.

    Quand il aperut le homard, il eut un accs de fou rire qui faillitltrangler. Sa femme lui ayant donn quelques tapes dans le dos, il re-prit ses sens. Sa premire parole fut celle-ci : Eh bien, cest complet !Voil donc pourquoi linfanterie tombait en extase ! pourquoi la cavalerieme faisait le salut militaire ! pourquoi les joyeux canotiers dansaient uneronde autour de moi ! Complet ! complet !

    Alors il raconta ses aventures, sans rien omettre et sans rien ajouter,ce qui prouve bien quil ntait quun chasseur pour rire.

    Oh ! le brave homme, qui ne craignit pas de parler de la peau de livre,du merle chapeau, des gendarmes et de MGrosmajor. Sa femme trem-bla de la tte aux pieds, quand il lui raconta la terrible aventure de lours.Mais il la rassura, en lui disant quil avait eu aaire un ours trs civilis.

    Avec tout cela, dit Jeannette dun air pensif, je ne puis pourtant pasmettre cette bte-l la broche !

    Reportez-la chez MGrosmajor, lui dit sa matresse, et prenez unlivre la place.

    Ma chre, reprit M. Colin-Tampon, les aventures mont terrible-ment creus lestomac. Le homard nest pas de trop ; quon y ajoute unlivre. Festin complet ; on nchappe pas tous les jours la dent et lagrie dun ours. Quon est donc bien chez soi !

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  • Table des matires

    I 1II 3III 5IV 7V 9VI 11VII 13VIII 15IX 17X 19

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  • Les aventures de M. Colin-Tampon Chapitre XVII

    XI 21XII 23XIII 25XIV 27XV 29XVI 31XVII 33

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  • Une dition

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.