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 BIBEBOOK  JEAN GI RA UDOUX LES CONT ES D’UN MATIN

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    JEAN GIRAUDOUX

    LES CONTES DUNMATIN

  • JEAN GIRAUDOUX

    LES CONTES DUNMATIN

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1489-9

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

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  • Premire partie

    Le cyclope

    1

  • Le Matin, 27 septembre 1908.

    L unime jour, Ulysse et ses compagnons saperurentque les vivres nissaient par manquer. Quelques matelots afri-cains staient mme attaqus aux fourrages, ce qui enlevait jus-qu la ressource suprme de tirer la courte paille. Par bonheur, le plusfavorable des vents poussa le navire sur une le o ils se repurent de co-quillages, quils arrosrent dune succulente eau de source. Ils fumaientdu varech la seule ombre quils aient pu trouver, celle dune caverne,quand un fracas eroyable les t tressaillir.

    Voil ma veine, dit lastucieux Ulysse ; pour une fois, depuis dix ans,que je fume ma pipe en repos, il me faut tomber sur une le volcanique.

    Le mdecin du vaisseau, Hydrophonte, le rassura. Astucieux Ulysse, dit-il, ce nest pas un volcan qui tousse, mais

    le Cyclope. Il serait aussi faux de conclure que cette le est inhabite,parce quelle est sans vgtation, que de croire dsert le cerveau du vieuxNestor, que nulle chevelure ne recouvre. Elle est la terre dune race degants, appels Cyclopes parce quils ont quarante pieds de haut, un ilunique au milieu du front, et se nourrissent de laitage, quand loccasionne leur amne point, comme aujourdhui, un quarteron de ces Grecs, dont

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  • Les contes dun matin Chapitre

    la chair, comme on le sait, est rpute.

    Il dit, et un troupeau de brebis gigantesque se prcipita dans la ca-verne, poussant devant lui un troupeau dombres plus terrible encore. Legant apparut dans lembrasure de la porte de rochers. Il ntait plus pos-sible de fuir. Lastucieux Ulysse savana et pronona des paroles ailes :

    Cyclope, dit-il, ce nest pas deux, ce nest pas quatre, ce nestpas six yeux qui suraient pour admirer Celui que tu plaas, avec tantd-propos, au milieu dun front qui paratrait peut-tre dgarni, puisquetes cheveux battent une savante retraite vers le derrire de ta tte. Tonil est le bouclier contre lequel se brisent les rayons, ches dApollon.Ton sourcil, pendant ton sommeil, est larc dbne que bande Astart,desse de la nuit ; les sources de cristal sont les monocles que tu en laissasngligemment tomber. Tu es un sujet denvie pour Thersite qui, mmedepuis quil est borgne, continue loucher, pour Junon, dont les yeuxsont bigles, et pour lAmour lui-mme qui, dans le dsir de te ressembler,sapposa sur lil droit un bandeau qui glissa aussi, le maladroit, sur lilgauche.

    Le Cyclope, att, sinclina, et les matelots, agitant leurs bras commeune trirme agite ses rames, scrirent :

    Hourra ! Hourra ! Hourra pour le Cyclope ! LAmour essaie de luiressembler. Mais autant vouloir manger le potage de Corinthe avec depetits btons. LAmour peut se cacher, ft-ce dans les bosquets de lauriers-roses.

    Le Cyclope cligna de son il et parla par borborygmes : tranger, tu as la langue bien pendue. Sil est permis avec toi de

    navoir quun il, il ne lest pas de navoir quune oreille !Alors les matelots claqurent desmains, et gesticulrent, se regardant,

    comme des gurants sur une scne dopra, quand le tnor arme quesa ance est plus blanche que lhermine.

    Ce nest pas du miel quil y a sur les lvres du Cyclope, comme surcelles du vieux Nestor, scrirent-ils ; ou alors, cest du miel o labeilleoublia son aiguillon. Il a de la repartie comme un diable !

    trangers, dit le Cyclope, jaime l-propos de vos discours. Je menvoudrais de vous cacher quun jour viendra o vousme servirez de pture.

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  • Les contes dun matin Chapitre

    Mais que cela ne nous empche point dtre amis. La cuisinire alertetuera les poules, mais elle est la bienvenue dans la basse-cour, et la gentaile, lenvi, piaille de joie sa vue.

    Alors lastucieux Ulysse et ses compagnons crirent : Il a raison. Piaillons lenvi ! Lenfant de Troyen qui armera que la

    cuisinire alerte nest pas la meilleure amie des poules, nous lui enfonce-rons dans sa bouche menteuse, coups de maillet, une norme betteravede Smyrne.

    Le Cyclope roula quelques rochers devant la porte et sassit. Et toi, dit-il, qui as la langue agile comme un python pendu par la

    queue, quel est ton nom ? Je mappelle Personne, rpondit Ulysse.Le Cyclope stendit sur le foin et but quelques tonneaux de vin o

    Hydrophonte avait jet, par prcaution, un puissant narcotique. Cest un nom amricain, t-il, mais peu me chaut. Dis-moi, mon

    vieux Personne, dis-le-moi entre trois yeux, as-tu jamais aim ? Cest selon, rpondit lastucieux Ulysse. Par aimer, reprit le Cyclope, jentends tre brl jusquaux moelles,

    crire son nom dans la mer avec des quartiers de montagne habilementdisposs, et, selon les circonstances, tre partag par lenvie de broyerlobjet aim soit sur son cur, soit sous un bon coup de massue.

    Voire, dit Ulysse, il y a dans lamour boire et manger. Lobjet aim, continua le Cyclope, est, dans loccurrence, la plus

    charmante petite nymphe qui ait foul notre mre la Terre de ses piedspolissons. Mais je ne puis indiquer mon dsir par des illades et, quandje fais des vers, il ny a que le premier qui rime.

    Pardon, demanda Ulysse, est-ce pour le bon motif ? Pour un meilleur encore, dit le Cyclope. Je suis bigame, et jpouse,

    si cest une condition, toute la famille. La mre est, ma foi Croustillante, soua Ulysse. Non, reprit le Cyclope, cest la sur qui est croustillante. Mais je

    lpouse aussi. Explique cela dans des vers que tu me feras.Alors les matelots ny tinrent plus, et crirent :

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  • Les contes dun matin Chapitre

    Hourra ! Hourra pour le Cyclope ! Il la connat dans les angles. Sonil est lastre autour duquel gravitent toutes les prunelles des nymphes.Que la sur croustillante prenne bien garde elle, quand elle ira baignerdans la mer ses petits pieds polis, semblables des osselets.

    Mais le Cyclope, tendu sur sa couche de foin, ronait dj. Les actifsmatelots soccuprent faire rougir la pointe de fer dun norme pieu.Les brebis, prvoyant un malheur, mettaient plaintivement la secondelettre de lalphabet.

    Attention, dit Ulysse, ayons lil, et le bon.Six vigoureux gaillards soulevrent la poutre et, au commandement

    de trois, lenfoncrent dans lil gigantesque, ferm comme une trappesur les caves du sommeil. Lil crissa, bouillit, rougit, dborda, commeune pole dans laquelle on fait sauter une anguille au vin. Le Cyclope semit sur son sant, sauta sur ses pieds, puis en lair, et se mit, hurlant, courir en rond. Les moutons, erays, galopaient devant lui.

    Le salaud sest rveill , se dit lastucieux Ulysse.Le bless poussait des cris auprs desquels les clats de voix de lac-

    teur national Andocide, linterprte de Sophocle, ne sont que des vagis-sements. Les Grecs, eux, aectaient ngligemment de se tenir cois.

    Cause toujours, pensait Ulysse, tu mintresses. Le Cyclope causa et tourna en rond six heures et six autres heures

    encore. Puis, comme les brebis, fatigues, staient laiss choir et hale-taient, il eut peur de les pitiner, et, accroupi au centre de la grotte, ilse contenta de rugir, lanant parfois ses mains, au hasard, droite ou gauche. Mais il ne pouvait attraper que des crabes, que les compagnonsdUlysse avaient pchs sur le rivage, et quils samusaient lui tendre aubout dune baguette. Bientt, les autres Cyclopes, attirs par les beugle-ments, sassemblrent devant la caverne.

    H ! Cyclope ! demandaient-ils, quest-ce qui tarrive ? Quas-tu ameuter ainsi les personnes ?Quel est le malotru qui ta fait du mal ?

    Qui voulez-vous que ce soit, hurlait-il. Cest Personne.Malgr sa douleur, il aectait de prononcer le mot avec laccent am-

    ricain, les voisins secouaient la tte en riant. Ce Cyclope ! faisaient-ils, en montrant du doigt la partie de leur

    front o les simples mortels nont pas dil, nous avons toujours dit quil

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  • Les contes dun matin Chapitre

    avait quelque chose l !Et ils regagnaient leurs clos en lutinant leurs compagnes. Par Zeus, pensait Ulysse, le colin-maillard menace de traner en lon-

    gueur. Javoue que je prfrerais un partenaire plus mutin, ne ft-ce queNausicaa. Voil dj le soir. Notre hte prend trop la lettre les devoirsde lhospitalit ; il devrait sortir, cest lheure du berger.

    Mais les brebis, dont la faim se rveillait, blrent, et le Cyclope fut

    mu de piti. Il se trana la porte de la caverne, carta quelques rochers,avec mille prcautions, et les laissa passer. Sous le ventre de chacune, lalaine touue, stait accroch un matelot, et tous se glissrent ainsi versla lumire du jour. Ulysse stait blotti sous le blier, qui venait la n, etson cur sarrta, car le Cyclope se consola quelques minutes caresserson favori.

    Cher blier, disait-il, cest toi et non un autre qui seras dsormaismon il vnrable. Ramne chaque soir ton troupeau comme un roi quipousse ses sujets devant lui, et tue de tes cornes, semblables celles deZeus, le loup, le chacal et le lynx que Pluton emporte !

    Il dit. La trirme appareillait dj, et les ranges de rames se le-vaient lentement et alternativement comme les pattes dune langouste quisveille. Le Cyclope, prvenu par le crissement des voiles et du gouver-nail, se prcipita sur le rivage et lana dans la direction du bruit des quar-tiers de montagne. Mais Zphyr emportait lembarcation vers le nord.Lastucieux Ulysse mit ses mains en cornet devant sa bouche, et commeon tait dj au large, il t venir dix hommes qui disposrent devant luileurs mains en porte-voix.

    Adieu, Cyclope, cria-t-il, et sans rancune. Apprends quil est pru-dent davoir un secondil, ne ft-ce que pour pleurer le premier, et crainsles Grecs, mme lorsquils napportent pas de cadeaux !

    Mme pour ceux qui voyaient, le navire avait disparu. Alors, le Cy-clope regagna sa demeure dun pas trbuchant. la porte de la caverne,les brebis quil navait pu traire la veille staient assembles et tranaientsur les galets leurs pis douloureux. Il les appela une par une, par leur nom,et sacquitta de son oce de berger. De grosses larmes sales tombaientdans le lait crmeux qui caillait aussitt, et il t ce jour-l le plus dlicieux

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  • Les contes dun matin Chapitre

    de ses fromages.J.-E. Manire.

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  • Deuxime partie

    Lhomme qui sest vendu

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  • Le Matin, 11 octobre 1908.

    S : C la Cour dAssises.Personnages : Ceux de la Cour dAssises.Le Prsident. Accus, votre nom.LAccus. Je me recommande lindulgence du jury. (Avec embarras.)Je mappelle du nom de lvque qui t condamner Jeanne dArc et la tbrler sur le bcher, lignoble canaille, vers 1428.

    Le Prsident. Vous ntes pas ici devant un jury de baccalaurat.Taisez-vous. Votre nom ?

    LAccus. Eh bien ! puisque mon prsident insiste, je jure de dire lavrit, et toute la vrit. (Hsitant.) Je mappelle Port avec un t . Monprnom cest celui dun souverain qui, pour appartenir la nation quibrla Jeanne dArc, nen est pas moins

    Le Prsident, linterrompant. AccuLAccus, vivement. douard, mon prsident, je mappelle douard.Le Prsident. Vous avez tu, coups de couteau, le directeur des

    docks de Californie, non sans avoir eu vous-mme un bras cass dans la

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  • Les contes dun matin Chapitre

    bagarre. Quavez-vous dire ?LAccus, sec. La victime tait en tat de lgitime dfense.Le Prsident, svre. Si le badinage messied en quelque lieu, cest

    bien au front de lassassin qui va tre condamn mort. Je vous interdisjusquau verdict toute plaisanterie et toute allusion Jeanne dArc.

    LAccus. Alors, je jure de me taire, de taire la vrit, et rien que laLe Prsident. Je vous retire la parole, et je la donne au ministre

    public.Le Ministre public. Oh ! Permettez, monsieur le Prsident, ce nest

    pas la mme. Ma parole, moi, ce sont les veuves, les orphelins, le jury,tous ceux, en un mot, qui sont susceptibles ce soir de tomber sous le cou-teau ou le coup du pre Franois, qui me la donnent, et elle sera brve : ilne faut toucher quavec des gants ceux qui portent menottes. Cet individua tu, vous le tuerez ! Vous le guillotinerez, jusqu ce que mort sensuive !Notre socit sait tre juste quand il sagit dun va-nu-pieds.

    La Dfense, bondissant. Je crois quon insulte mon client. Cela, je nepeux le permettre.

    Le Ministre public, nergique. Je maintiens le mot : individu.La Dfense. Dailleurs, monsieur le Prsident, il ne sagit pas ici de

    mots. Jadmets parfaitement, et douard Port ne le contestera pas, quilest le plus sinistre des gredins. Mais il y a des circonstances attnuantes,mme pour les coupables ! Mon client na pas cherch fuir la responsa-bilit de son crime, le rendre en quelque sorte anonyme, en se mettant,pour le perptrer, en costume dAdam. Non, messieurs les jurs ! Il avaitdes sabots, il avait un pardessus qui, lui seul, pesait cinq kilos cinq cents,et voil, aux pices conviction, sa chemise et son gilet de laine. Vous di-minuerez donc au moins de sa peine la condamnation que lui aurait valuele fait de se promener sans vtements. Assassin ? Eh bien ! oui ; le plus si-nistre des assassins ? Eh bien ! soit ; mais, grce Dieu, pas satyre !

    LAccus, mu. Merci, mon avocat, merci. Si Jeanne dArc avait tdfendue par vous, il ny aurait pas tant dAnglais Paris !

    Le Prsident. Taisez-vous !LAccus. Je me tais, mais cest pour demander la parole. Mesdames,

    Messieurs. (Il tousse.) Je vous prie dexcuser lmotion insparable dundbut. Cest la premire fois que jai lhonneur de parler en public. Je

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  • Les contes dun matin Chapitre

    demande donc, si je ne trouve pas mes mots, la permission de minter-rompre. Dailleurs, malgr lautomne, lair est charg de cette chaleurlectrique qui fait les orateurs. Je tremble mais ce nest pas de froid, cestde peur.

    Mon histoire se rsume en un mot : je suis lhomme qui sest vendu.Je maperus, la veille du dernier des vingt-six termes que je navais

    pas pays, que ma poche tait vide. Je nen fus pas autrement surpris,car cela mtait dj arriv, et, toute ma vie, jai toujours eu cinq sous demoins que le Juif errant. Mais le Franais est n prvoyant. Je voulus pr-voir. Ayant lu dans un journal que certains magasins amricains avaientachet en toute proprit des hommes-sandwiches, jallai me proposer feu le directeur des docks de Californie. Il accepta et je me vendis pourmille francs.

    Ne vous vendez jamais, Mesdames et Messieurs. Ma premire impres-sion fut telle que je demandai un jour de vacances et, triste, je men fusfaire un dernier tour sur les boulevards. Promne-toi ; tu promnes unautre. Il me semblait, en eet, que jtais deux ; nous prmes quelquespaires dabsinthes (gomme, a eace la prcdente) et, au retour, je mat-tardai aux becs de gaz pour voir mon ombre qui sallongeait sur le trot-toir perte de vue ; je la raccourcissais, llargissais, en tournant autourdu bec. Des agents voulurent men chasser, mais javais bien le droit demamuser avec mon ombre : je ne lavais pas vendue.

    Au bout de huit jours, dailleurs, a nallait plus. Feu le directeur mitla prtention de maecter au cirage des parquets, puis lascenseur. Jelui dis son fait : Patron, lui dis-je, il y a erreur : il fallait me regarderavant de macheter. Si javais voulu travailler, je ne me serais pas vendu,alinant ainsi mon capital.

    Il sagit de distinguer : je ne suis pas un ouvrier, un homme de peine ;je suis un homme de luxe. On ne fait pas travailler sa levrette. Mettez-moiun paletot vos initiales. Cest tout ce que je puis pour votre service. Le patron riait de toutes ses dents, cest--dire jaune ; et, dsormais, aulieu de me bourrer les ctes en mappelant : Eh bien ! ls desclave ! ou : Comment va, mon vieux vendu ? il soulevait son chapeau monapproche. Ctait ridicule.

    Par surcrot, il y eut lhistoire dAdle. Adle, vous lavez dj devin,

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  • Les contes dun matin Chapitre

    est une femme, mais son nom nexprime que bien faiblement sa capiteusebeaut. Je laimais, elle maimait. Elle tait mon bijou, et jtais sa joie.Nous tions ensemble comme les deux doigts de la main. Quand jtaisen pourparlers pour me cder, elle sut mexhorter comme savent le faireles perdes cratures. Jamais une femme, protestait-elle, nabandonneraun homme qui se sacrie de la sorte. Vois Joseph, vendu par ses frres.Des reines lui tendirent la main. Et ne te cde pas moins de mille francs.Tu es une occasion. Mais quand jeus endoss la veste de la servitude, cefut une autre paire de manches. Le huitime jour, messieurs les jurs, elleme servit souper une omelette brle. Le neuvime, elle avait disparuavec les neuf cents francs qui me restaient.

    Je dcidai donc, pour me redorer, de vendre mon corps lInstitutanatomique. La Science, dailleurs, cest mon fait. Jai fait le premier ra-dium quon ait expos, et jai ouvert les portires, trois ans de suite, auCongrs international des Socits savantes, des chics types qui viennent lAcadmie pour apprendre le franais. On me proposa cent cinquantefrancs, moyennant quoi jautorisais le docteur X, inventeur des rayonsZ, faire, aprs ma mort, des expriences sur la plante de mes pieds. Jene suis pas chatouilleux. Je signai.

    Mais, ds le lendemain, je reois une lettre anonyme de mon patron,o il mannonce quil ne supporte pas plus longtemps que je mamuse me vendre pour me payer sa tte. Je bondis dans son antichambre. Ilrefuse de me recevoir.

    Je bondis ainsi quinze jours de suite. En vain. Alors, messieurs les ju-rs, je devins irresponsable, et je me dcidai vider dans le sang notrequerelle. Jachetai chez un antiquaire de mes amis le couteau avec lequelJeanne dArc t passer Marat le got du bain ; jattendis jusqu cinqheures de laprs-midi, car je savais que le patron naimait pas tre d-rang pendant sa digestion ; le reste appartient au domaine de lhistoire.On a reconstitu devant vous la scne et la victime.

    Telle est, messieurs les jurs, lodysse de lhomme qui sest vendu.Cest vous, maintenant, quil appartient. (Gracieux.) Ceci nest pas unemenace. Je voudrais simplement faire une ultime remarque : si vous mecondamnez mort, il ne manquera pas denvieux pour vous prtendresoudoys par lInstitut anatomique.

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  • Les contes dun matin Chapitre

    Jean Cordelier.

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  • Troisime partie

    Le banc

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  • Le Matin, 25 octobre 1908.

    P R, ses gots ne lavaient pas pouss vers uneautre carrire, et fait un fonctionnaire modle, car il avait lesdeux qualits essentielles qui caractrisent ladministration quelEurope nous envie, et celle que nous ne lui envions pas, le souci de sa di-gnit et lhorreur du changement. Il entendait ne pas bouger du banc quilavait choisi, voil bientt dix ans, lextrmit du pont des Arts, pour yexercer sa profession daveugle-n. (Il tait, en eet, venu au monde lesyeux colls et navait vu le jour qu partir du troisime.) Son sige taitpour lui ce qutait, pour ses voisins de lInstitut, leur fauteuil. Il lasti-quait toutes les semaines et, une fois lan, il le passait au ripolin. Le jouro la peinture schait, il se tenait simplement debout, et se contentait deretourner sa pancarte sur laquelle on pouvait lire : Prenez garde lapeinture. Nnesse Langoury, le cul-de-jatte, qui changeait darrondis-sement comme de chemise, quelquefois mme tous les mois, ne parvintpas lentraner au Palais-Royal.

    Nnesse, lui rpondit le sage, il test permis, toi, davoir lhumeurvoyageuse. Tu ne sais pas ce que cest que de se fatiguer les jambes ; tu nesais mme pas ce que cest que de les laisser reposer, mme lorsquelles

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  • Les contes dun matin Chapitre

    ne sont pas fatigues. Partout o tu vas, cest le trottoir roulant, tu peuxredescendre de Montmartre sans mme te servir de tes fers repasser.Dailleurs, je naime pas demander laumne des gens que je ne connaispas. Et puis, le client naime pas le changement. Il prre salue, N-nesse, cest le directeur de la Grande Acadmie, il prre donner sescinq centimes un habitu, le st-il pochard, qu un autre, qui lest peut-tre aussi. Le client naime pas tre roul ; au moins, avec le premier, ilsait ce qui en retourne, et a le atte, au fond, de le savoir. Ninsiste pas,Nnesse, je suis mon banc, jy reste.

    Nnesse sloignait, demi convaincu, avec son air de perptuel en-lis, quand une vieille femme sassit sur le bout libre du banc. Elle avaitune belle coie blanche, des sabots neufs et un chu de luxe quelle croisaavant de croiser dnitivement ses mains. Au bout dun quart dheure,comme elle ne pipait pas, Polyte dcida de lui adresser la parole. Lafemme, cest bavard, mais a veut de lencouragement.

    Un bon banc, hein ? Cest rembourr avec les noyaux de pche lais-ss pour compte par les chemins de fer.

    Elle le regarda, mais ne rpondit pas. Polyte nen fut pas vex. Lafemme, cest mant. Et a a raison ! Il y a tant de sacripants qui ont nide bien faire.

    Cest du bois comme on nen fait plus, ajouta-t-il plus cordialementencore, en appliquant une tape vigoureuse sur le dossier.

    La bonne femme sursauta, le xa dun air furieux, mais ne bronchapoint. Celui qui lui avait coup le l avait vol ses vingt sous. Polyte nin-sista plus ; la vue dun client attitr, qui se rendait

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  • Table des matires

    I Le cyclope 1

    II Lhomme qui sest vendu 8

    III Le banc 14

    17

  • Une dition

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.

    I Le cyclopeII L'homme qui s'est venduIII Le banc