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Tracés. Revue de Sciences humaines 19 (2010) Décrire la violence ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Boris Gobille Charles Tilly et la violence collective : moment critique et formation conceptuelle, 1968-1979 ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Boris Gobille, « Charles Tilly et la violence collective : moment critique et formation conceptuelle, 1968-1979 », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 19 | 2010, mis en ligne le 30 novembre 2012, consulté le 03 janvier 2014. URL : http://traces.revues.org/4917 ; DOI : 10.4000/traces.4917 Éditeur : ENS Éditions http://traces.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://traces.revues.org/4917 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. © ENS Éditions

Gobille. Charles Tilly Et La Violence Collective. Moment Critique Et Formation Conceptuelle, 1968-1979

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análisis de la contribución de Ch. Tilly al estudio de la violencia colectiva

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Tracés. Revue de Scienceshumaines19  (2010)Décrire la violence

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Boris Gobille

Charles Tilly et la violence collective :moment critique et formationconceptuelle, 1968-1979................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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Référence électroniqueBoris Gobille, « Charles Tilly et la violence collective : moment critique et formation conceptuelle, 1968-1979 »,Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 19 | 2010, mis en ligne le 30 novembre 2012, consulté le 03 janvier2014. URL : http://traces.revues.org/4917 ; DOI : 10.4000/traces.4917

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TRACÉS 19 2010/2 PAGES 173-182

Charles Tilly et la violence collective : moment critique et formation conceptuelle, 1968-1979

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On peut légitimement s’interroger sur l’enjeu que représente la traduction en 2010 d’un texte précoce de Charles Tilly publié il y a une quarantaine d’années¹ : l’auteur, décédé en 2008 à 79 ans, a eu en eff et l’occasion, depuis 1968, au travers d’une production scientifi que prolifi que, d’approfondir, de réorienter ou de systématiser les aspects travaillés dans « La violence col-lective dans une perspective européenne »². Il suffi rait en quelque sorte de se reporter à ses multiples ouvrages et articles, dont certains parmi les plus importants ont été introduits en France. Et pourtant, la traduction de ce texte de 1968-1969 présente un double intérêt. Elle oblige d’abord à évo-quer le contexte politique nord-américain particulièrement confl ictuel dans lequel il a été conçu, et à travers lui, amène à poser la question des rap-ports entre événements et savoir, et entre commande publique et produc-tion scientifi que : question qu’on ne pourra qu’esquisser ici mais dont on voudrait qu’elle suggère a minima des pistes pour une histoire sociale des idées scientifi ques et qu’elle interroge pour aujourd’hui les conditions dans lesquelles une expertise commandée par les urgences politiques de l’heure peut donner naissance à une connaissance scientifi que. Le second intérêt d’une telle traduction relève de la généalogie intellectuelle : sans verser dans le fétichisme ou la mythologie du « texte fondateur », elle montre en eff et au public français que le système conceptuel de Tilly s’est formé très tôt – même s’il a évolué par la suite – et qu’il a été porté par un cadre collectif animé notamment par Ted R. Gurr auquel il est pourtant souvent opposé

1 N.d.l.r. Ce texte constitue une introduction à la traduction du texte de Charles Tilly : « La violence collective dans une perspective européenne ». La traduction suit immédiatement cette présentation.

2 Mes remerciements vont à l’équipe de Tracés pour la relecture de ce texte, et à Olivier Fillieule pour m’avoir mentionné l’existence du texte de Michael Hanagan.

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dans la réception française des théories nord-américaines de l’action collec-tive. « La violence collective dans une perspective européenne », marqueur important de la construction de l’œuvre de Tilly, ne résume certes pas l’en-semble de ses apports ultérieurs. Titulaire d’un PhD en sociologie de l’Uni-versité de Harvard en 1958, spécialiste de l’action collective confrontative, Tilly a en eff et sans cesse travaillé au croisement de plusieurs disciplines, sociologie, histoire et science politique, varié les méthodes (statistiques, archives) et les thèmes (politique contestataire, révolutions, mouvements sociaux, formation historique de l’État), marié les approches – avec deux dominantes : la sociologie historique et le goût de la longue durée, d’une part, le comparatisme d’autre part. Il reste que cette diversité s’aperçoit déjà dans « La violence collective dans une perspective européenne », qui repré-sente du même coup une bonne entrée dans l’œuvre de Tilly et dans son analyse de la violence politique.

1968, un contexte d’urgence politique

Mouvement pour les droits civiques, émeutes dans les ghettos entre 1964 et 1968, durcissement du mouvement noir, radicalisation des protestations étudiantes contre la guerre au Vietnam, férocité de la répression, assassinat de Martin Luther King le 4 avril 1968 à Memphis, multiplication consécu-tive des rébellions, jusqu’à Washington même, et enfi n assassinat du sénateur Robert F. Kennedy le 5 juin à Los Angeles : en 1968, la violence est inscrite au cœur de la vie politique et de la société américaine, au point que la com-motion est générale et que le président Lyndon Johnson décide la création, le 10 juin 1968, d’une Commission nationale sur les causes et la prévention de la violence. Offi ciellement mandatée pour aller aussi loin que le permet le savoir dans la recherche des causes de la violence et des moyens d’y remédier, la Commission mobilise, outre des juristes, des représentants politiques, des responsables d’entreprises, des militants, des leaders étudiants et religieux, et des experts en tous genres, plus de deux cents chercheurs et universitaires de disciplines aussi diverses que la sociologie, la psychologie, la psychiatrie, la science politique, l’histoire, le droit et la biologie. Organisés en équipes de recherche (« task forces », dit-on alors), ceux-ci produisent en un an une quin-zaine de rapports couvrant sur environ 6 000 pages une variété de phéno-mènes violents ou portant sur des événements survenus durant les activités de la Commission, comme les aff rontements entre militants noirs et police à Cleveland le 23 juillet 1968, les violences qui entourent la Convention

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démocrate à Chicago l’été 1968 et la prise de fonction de Richard Nixon en janvier 1969. C’est dans le cadre de l’équipe dédiée aux « perspectives histo-riques et comparées » de la violence que Charles Tilly conduit son analyse. Animée par Hugh D. Graham et Ted R. Gurr, la sous-commission rend ses travaux au printemps 1969, et ceux-ci font l’objet d’une publication dès le mois de juin par les presses du gouvernement fédéral, parution libre de droits pour en assurer la circulation publique la plus large. L’ouvrage, Vio-lence in America, rencontre un franc succès : il est immédiatement édité par trois maisons privées, se vend à 300 000 exemplaires (Graham et Gurr, 1979, p. 13), est épuisé dès le mois d’août, réédité ou réimprimé à plusieurs reprises tout au long des années 1970.

Inquiétude générale, demande sociale, commande publique : les condi-tions étaient-elles réunies pour qu’un savoir scientifi que sorte des travaux de la Commission ? De fait, le scepticisme règne. Les commissions prési-dentielles ont une histoire longue, prise dans les diverses instrumentalisa-tions politiques qui en sont faites et dans les rapports de force entre Prési-dence et Congrès, et malgré leur multiplication dans les années 1960, ou bien elles sont critiquées sur le plan scientifi que, ou bien elles restent sans suites politiques (Graham, 1985). On craint donc une simple opération de communication, et ce d’autant plus que le président Johnson a enterré, trois mois auparavant, les conclusions de la commission Kerner selon les-quelles la société américaine était en train de devenir un système d’apar-theid séparant, dans l’inégalité, les Blancs et les Noirs, du fait principale-ment du « racisme blanc ». Afi n d’éviter que la mésaventure d’une équipe politiquement « incontrôlable » se reproduise, Johnson s’eff orce de peser sur la composition de la nouvelle commission (Graham, 1980, p. 19-20) et en confi e la responsabilité à Milton S. Eisenhower, président émérite de l’Université Johns Hopkins et frère cadet de l’ancien président républicain Dwight D. Eisenhower. Pourtant, les scientifi ques sollicités par la task force animée par Graham et Gurr parviennent à travailler dans l’indépendance. D’une part, ils jouissent de positions académiques qui les obligent : pour ne citer qu’eux, Tilly est professeur de sociologie à l’Université de Toronto, fellow au Centre d’études avancées en sciences du comportement à Stan-ford durant l’année 1968-1969, et déjà auteur en 1964 d’un livre impor-tant sur la contre-révolution vendéenne de 1793 ; Gurr est alors professeur assistant de (science) politique à l’Université de Princeton, il a déjà maintes publications à son actif, et travaille à son Why Men Rebel, qui paraîtra en 1970 et qui sera primé par l’American Political Science Association. Qui plus est, leur autonomie scientifi que a semble-t-il été garantie après négociation

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(Short Jr. et Wolfgang, 1969). Elle est enfi n assurée par le découplage entre le rapport fi nal de la Commission et les rapports des sous-commissions : ceux-ci sont publiés comme ensembles distincts et présentés comme ne refl étant pas nécessairement les vues propres de la Commission, qui n’a donc pas eu à les fi ltrer au préalable.

Pour autant, Violence in America n’est pas un ouvrage scientifi que au sens classique. Il relève moins d’une perspective théorique cohérente que d’un état des connaissances hétérogène : s’y côtoient des analyses à dominante psychologique centrées sur l’individu (schème de la frustration- agression par exemple) et des analyses sociologiques centrées sur les structures sociales et politiques, des approches à la jonction des deux, comme celle de Gurr sur la « privation relative », ou encore des approches socioéconomiques (la fameuse « courbe en J » de James C. Davies (1969), exposée une première fois en 1962) ; s’y côtoient aussi des thèmes variés : des matrices historiques et comparées de la violence en Europe et aux États-Unis à la violence protes-tataire de la classe ouvrière, des mouvements d’autodéfense aux agressions racistes, de la criminalité aux interactions entre guerre extérieure et confl ic-tualité domestique, en passant par l’examen de causalités de toute nature. Cette hétérogénéité est due à l’absence de champ académique constitué sur la question de la violence, à la rareté et à la dispersion des travaux existants, mais aussi aux œillères disciplinaires qui privent l’histoire, principalement monographique, de la conceptualisation des sciences sociales, et rivent ces dernières à l’étude des aspects institutionnels et pacifi ques de la vie poli-tique, dans la continuité de la théorie pluraliste. Face à ce défi cit, écrivent Graham et Gurr (1969), un dialogue théorique s’impose – le livre s’en veut l’instrument –, mais aussi et surtout une conversion du regard : la violence est inscrite dans l’histoire des États-Unis, elle est un phénomène « normal » de la vie politique dont elle constitue un baromètre, et elle est tributaire d’une étude au croisement de l’histoire et du comparatisme. Or ces dimen-sions, nouvelles, sont précisément au cœur du texte de Tilly, qui ouvre stra-tégiquement le livre.

« La violence collective dans une perspective européenne » : un texte matriciel

La place inaugurale du texte de Tilly tient au fait que son étude sociolo-gique et historique de la violence collective en Europe, déjà présentée lors de deux communications, l’une au Reed College en février 1968, l’autre à

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l’American Political Science Association en septembre 1968, est alors la plus étendue et systématique jamais réalisée (Graham et Gurr éd., 1969). Ce qui est remarquable, c’est qu’avant leur approfondissement ultérieur (Tilly, 1978, 1986), certains des principaux traits du système conceptuel de Tilly sont déjà bien esquissés : la défense d’une approche non pathologisante, la mise en évidence de trois âges de la violence, l’interprétation par la lutte pour le pouvoir et par la structuration sociale des groupes.

La lecture rationaliste et politique que propose Tilly de la violence col-lective prend le contre-pied des approches qui en font une pathologie de l’ordre social, en particulier de la théorie américaine standard du chan-gement social pour laquelle elle serait une réponse provisoire à la désor-ganisation des structures sociales par l’industrialisation et l’urbanisation. Au contraire, selon Tilly, la violence collective est le produit de la lutte pour l’accès aux positions établies dans la structure du pouvoir ou pour leur défense, voire pour la transformation de la structure politique elle-même. La violence est inscrite au cœur du processus politique, se distribue socialement selon les positions qu’y occupent les groupes et selon les rela-tions qu’ils entretiennent entre eux, et ne saurait, à cet égard, être envisa-gée comme un attribut (de groupes sociaux particuliers : migrants, classe ouvrière, opprimés, démunis, comme le veut le sens commun), mais plu-tôt comme une interaction dont les groupes dominants et les autorités sont parties prenantes. Structurellement, la violence a d’autant plus de chance d’émerger quand la « communauté politique » (Tilly forgera plus tard son concept de polity) est fermée aux demandes des challengers, et quand ceux qui la contrôlent (insiders) sont aff aiblis ou vulnérables et que le rapport de force avec les outsiders s’équilibre. La façon dont le système politique dans son ensemble répartit et partage le pouvoir est donc déterminante. À court terme, affi rme Tilly, la responsabilité des autorités politiques est plus directe encore : l’existence et l’intensité de la violence collective dépendent très largement de la manière dont elles et leurs organisations spécialisées de répression font face à ce qui les défi e.

Le fait de la violence est donc structurel, mais ses formes varient histo-riquement. Tilly dégage à cet égard trois âges de la violence, « primitive », « réactive », « moderne ». Selon ce schéma, sur le détail duquel on ne revient pas ici tant il est explicite dans le texte, la violence collective se modifi e en fonction des transformations historiques de la vie politique et économique pacifi que : en l’occurrence, le passage de la violence « réactive » à la violence « proactive » est indissociable du développement de l’État national et du capitalisme, qui modifi e l’échelle des sites de confrontation, la structure et

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la distribution du pouvoir, la nature des intérêts pour lesquels on se bat, et la structuration des groupes. Ces dernières dimensions méritent d’être sou-lignées, Tilly cherchant en eff et à sociologiser l’explication de la violence par la prise en compte de deux paramètres : premièrement, la base orga-nisationnelle de la vie politique routinière et des groupes mobilisés, selon qu’elle est locale et communale, ou au contraire nationale, associationnelle et spécialisée (à la façon des partis et des syndicats) ; deuxièmement, les relations des groupes avec la société politiquement organisée, selon qu’ils en sont écartés, qu’ils y acquièrent des positions, ou maintiennent celles-ci et les institutionnalisent, ou encore luttent contre leur déclin. Autrement dit, une approche par la structuration sociale et politique qui anticipe non seulement son propre modèle de la catnet³, mais aussi la typologie proposée quelques années plus tard par Anthony Oberschall (1973), laquelle croise la structuration interne des groupes – communautaire, associative, ou inexis-tante – et la structuration de leurs liens avec la sphère du pouvoir – inté-gration ou segmentation – pour penser les déterminants sociaux, les proba-bilités diff érenciées, et les formes spécifi ques des mobilisations collectives. Ces paramètres évoluent certes au cours du temps et Tilly est bien conscient qu’il est hasardeux de vouloir lire dans l’histoire des prévisions de l’avenir. Il s’agit plutôt pour lui de tirer du recours à la comparaison et à l’histoire longue des enseignements généraux qui, au-delà des inépuisables variations contextuelles et historiques, mais tout en évitant les écueils des classifi ca-tions rigides ou des « lois », permettent de repérer des logiques structurantes pouvant servir à interroger le présent et à prospecter, encore une fois sans prétendre le prédire, l’avenir.

Science politique, histoire, sociologie : le triple profi l scientifi que de Tilly est déjà dessiné dans ce texte.

3 La catnet désigne la composition de la netness, ou réseau des sociabilités choisies (sociabilité asso-ciative ou amicale par exemple), et de la catness, ou réseau des identités catégorielles (renvoyant aux appartenances objectives non choisies, à l’image de la nationalité, du sexe, bien souvent de la catégorie socioprofessionnelle, etc.). La catnet d’un groupe, c’est-à-dire sa structuration interne et probablement la conscience qu’il a de lui-même, augmente ainsi à proportion que les sociabilités volontaires se superposent aux appartenances catégorielles et viennent les ren-forcer. Exemple classique, la force de mobilisation de la classe ouvrière en France, pendant des décennies, a tenu notamment au fait que le parti communiste français redoublait en quelque sorte les appartenances professionnelles du monde ouvrier par des appartenances et des socia-bilités vécues liées au tissu organisationnel dense qui gravitait dans son orbite (organisations de jeunesse, de femmes, associations sportives, culturelles ou de loisirs, fêtes locales, etc.) et qui contribuait à former et à reproduire un ethos ouvrier.

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Un moment analytique à longue portée

La conversion du regard sur la violence que Tilly propose dans « La vio-lence collective dans une perspective européenne » contient donc, esquissés ou formalisés, nombre de concepts et d’objets sur lesquels il reviendra par la suite, pour les nuancer ou pour les développer, que ce soit seul ou avec Doug McAdam et Sidney Tarrow (Tilly, McAdam et Tarrow, 1998, 2001 ; Tilly et Tarrow, 2008), et ce à travers des monographies, des synthèses théo-riques ou des ouvrages récapitulatifs (Tilly, 1986, 1993, 2003). Ne cessant d’approfondir sa réfl exion et ses recherches, Tilly se montrera parfois cri-tique à l’égard de certains des schèmes avancés en 1969. En 1979, dans un « retour réfl exif sur les années 1970 » ajouté à la fi n de son texte de 1969 pour la réédition chez Sage de Violence in America, en 1989 pour la troisième édi-tion, et surtout dans son ouvrage de 1986, il critique par exemple sa typolo-gie des trois âges de la violence, à laquelle il reproche notamment d’être trop fi gée et de prendre insuffi samment en compte les interactions entre protes-tataires et autorités. Il lui préférera à partir de 1986 la notion de « répertoires d’action collective », qui lui permet d’introduire un facteur culturel dans un modèle à dominante structurelle, et de mettre au jour l’évolution histo-rique d’un répertoire « communal » et « patronné », dominant du milieu du xviie siècle au milieu du xixe, à un répertoire « national » et « autonome » qui nous est aujourd’hui familier et dont les moyens d’action principaux sont la grève, la manifestation et la pétition. De même, il s’intéressera aux registres des interactions confl ictuelles et à leurs transformations sur le temps long, d’un registre « compétitif » prévalant jusqu’au xviie siècle, à un registre « réactif » cédant lui-même la place au registre « proactif », centré sur la revendication de droits nouveaux, qui domine encore aujourd’hui4.

Traduire ce texte, en restituer le contexte, c’est donc revenir sur certaines des conditions initiales qui ont présidé à l’élaboration d’un système concep-tuel en perpétuelle évolution, mais c’est aussi, au-delà, revenir sur la nais-sance d’un champ scientifi que spécialisé consacré à l’étude de la violence et de l’action collectives. La commission Eisenhower n’en est évidemment pas la seule origine, mais elle en a accéléré la constitution, par la conjugaison d’une sollicitation politique et d’une mobilisation académique. Le rapport Graham-Gurr – tout particulièrement le texte de Tilly – en est même un

4 Sur la notion de « répertoire » et celle de « registre », on pourra se reporter à Neveu (2005, p. 19-22 et p. 59-60). Pour une analyse fi ne de l’évolution conceptuelle de Tilly, voir Hanagan (2010).

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pivot ( Grimshaw, 1971b). En 1969, les contributeurs de Violence in America regrettent la rareté des travaux existants ; dix ans plus tard, les ouvrages impor-tants se sont multipliés (Gurr, 1970 ; Davies, 1971 ; Tilly, 1978), de même que, dès le début des années 1970, les synthèses et les recensions critiques, tout ceci contribuant à dessiner les contours d’un champ naissant (Short et Wolfgang, 1970 ; Calhoun, 1970 ; Graham, 1980) bientôt peuplé de plus de 2 400 réfé-rences (Zimmermann, 1983). En 1979, dans son « retour réfl exif sur les années 1970 », Tilly se félicite, optimiste, de la victoire assez générale de l’hypothèse rationaliste sur les approches pathologisantes, tout en soulignant que ses dif-férenciations internes se sont du même coup accentuées, de l’utilitarisme pur et dur de la rational action theory à l’attention portée à la structuration sociale des mobilisations et au système politique en passant par les segments de la « théorie de la mobilisation des ressources » centrés sur les enjeux spécifi que-ment organisationnels. Qui plus est, avec la saturation éditoriale de l’off re sur la violence et avec l’apaisement relatif des tensions sociales et politiques au fi l des années 1970, le centre d’intérêt s’est déplacé de l’action confrontative à l’action collective en général, dans le sillage de l’analyse proposée par Tilly en 1969 et selon laquelle la violence collective est un sous-produit de processus sociaux et politiques non intrinsèquement violents, à commencer par l’action collective en faveur de droits nouveaux ou menacés. C’est donc à partir d’une interrogation sur la violence que la sociologie de l’action collective devient véritablement aux États-Unis un domaine de connaissance à part entière.

De ce point de vue, la diff érenciation de ce champ va transformer en paradigmes concurrents les divergences d’analyse qui existaient déjà en 1969 mais que le moment critique faisait encore cohabiter. Dans un bilan réalisé en 1980, Harry Eckstein (1980) propose de classer les travaux sur la violence collective, et plus généralement sur l’action collective, en deux grands cou-rants. Les théories de la « contingence » (ainsi du modèle de la frustration relative de Gurr) reposeraient sur le postulat d’une disposition des indivi-dus ou des groupes à la compétition politique pacifi que, et sur l’idée que la violence surgit de façon contingente lorsque cette disposition est contra-riée par des causes particulières, « aberrantes » ; le recours à la violence est donc plus aff ectif que rationnel, et dénote une pathologie de l’ordre social, sachant cependant que des facteurs rationnels tels que l’équilibre des forces politiques peuvent entrer en ligne de compte, mais à la marge. Les théories de l’« inhérence » (Tilly et les approches en termes de « mobilisation des res-sources ») estiment quant à elles qu’en politique la disposition fondamen-tale des individus ou des groupes consiste à maximiser leur infl uence et leur pouvoir ; le choix de la compétition politique violente est dès lors une

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question tactique et rationnelle, et il survient lorsque les canaux institution-nels et pacifi ques d’expression des revendications sont bloqués, pour autant que ce choix laisse présager des chances raisonnables de succès, l’équilibre des forces et sa perception étant ici déterminants ; si des facteurs contin-gents interviennent, c’est, à leur tour, à la marge. À peine plus de dix ans après avoir participé ensemble à Violence in America, les approches de Gurr et Tilly ont engendré des paradigmes que l’on ne cessera plus d’opposer, notamment dans leur réception française.

Quant aux eff ets proprement politiques des travaux de la commission Eisenhower, ils sont, comme attendu, très limités (Grimshaw, 1971a). La tension entre démarche scientifi que (exploration des « causes ») et démarche prescriptive (« prévention »), la recherche du consensus, la crainte de réédi-ter le scandale politique de la commission Kerner, les équilibres internes entre les responsables de la Commission, ont fi nalement engendré des pro-positions banales et minimales sans commune mesure avec la radiographie très large des racines de la violence menée par les chercheurs. Au point de générer un débat sur l’utilité de ce genre de commission, les sceptiques met-tant en cause la logique de l’expertise et l’effi cacité même de la publicisation du savoir (ibid.), d’autres, plus optimistes, estimant que ce type de commis-sion permet au moins d’établir des faits et de les porter à la connaissance des citoyens et des autorités (Campbell, 1970). Avec le recul, on peut créditer Violence in America, non seulement d’avoir, comme l’ont alors souligné des journalistes, malmené le mythe ethnocentrique d’une Amérique favorisée entre toutes, en soulignant combien son histoire avait été celle d’une pré-férence pour la violence dans le règlement des confl its, mais aussi d’avoir contribué à faire de la violence et de l’action collective un objet central des sciences sociales et politiques – objet dont la France ne s’emparera vérita-blement qu’un quart de siècle plus tard.

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