4
STEMP N°27 - NOVEMBRE 2013 - 37 Fête du Livre 2014 Águas de Março LORSQUE VOUS DEVEZ, D'UNE ANNÉE À L'AUTRE, TRAITER UN MÊME SUJET, IMMANQUABLEMENT LE DOUTE VOUS ENVAHIT . DOIS-JE REPRENDRE LE PRÉCÉDENT DÉROULÉ ? DOIS-JE PARLER DES AUTEURS DÉJÀ RENCONTRÉS ? ET SURTOUT NE VAIS-JE PAS ENNUYER LES LECTEURS SI JE N'ARRIVE PAS À ME RENOUVELER ? LA FAMEUSE ANGOISSE DE LA PAGE BLANCHE N'EST PAS UN MYTHE; MAIS FORT HEUREUSEMENT POUR MOI, LA 29 E ÉDITION DE CETTE FÊTE DU LIVRE DE SAINT-ETIENNE FUT EXTRAORDINAIRE D'ÉMOTIONS ET DANS LES LIGNES QUI VONT SUIVRE JE VAIS ESSAYER DE VOUS FAIRE PARTAGER CETTE INTENSITÉ. Tout d'abord, il faut reconnaître qu'année après année, cet évènement redevient ce qu'un temps il avait oublié d'être, une grande fête populaire. La volonté que de plus en plus de quartiers puissent profiter de ces trois jours, n'est pas non plus étrangère à cette émulation. Ainsi en 2014, ce fut la place Dorian et la rue des Martyrs de Vingré, qui ont pu connaître les joies de la Fête du livre. Au passage, il faut insister sur le mot "fête". Dans beaucoup d'autres villes, vous trouverez un salon du livre, le choix de fête n'est pas anodin tant sur le plan symbolique que concret. De très nombreux auteurs et éditeurs me l'ont fait remarquer, à Saint-Etienne le livre est célébré comme un acteur culturel vivant et non pas comme une chose ennuyeuse et élitiste. D'ailleurs il suffit de voir ce que la commissaire au livre Isabelle Rabineau avait décidé de mettre à l'honneur cette année, en plus du cortège littéraire habituel. Il y en avait pour tous les goûts et toutes les passions ; que cela soit la gastronomie, le football, le théâtre, les héros du quotidien c'est-à-dire vous et moi, les tous petits et leurs "doudous", le numérique, la musique, les spectacles de rue, un bal, les sciences, le design, le design culinaire, le sport, l'industrie, la science-fiction, l'histoire, la sculpture, le tricot, les infirmières, la physique quantique, le polar, le journalisme, la poésie, le corps, les débats, la politique, l'art, Sagan, Elvis, la BD, la mémoire, les croyances, la compréhension, l'amour, l'humour... Je vais arrêter là cette longue litanie heureuse, car j'ai l'impression de réécrire Águas de Março. Vous savez cette chanson reprise entre autres par George Moustaki sous le titre Les eaux de Mars. Une longue suite de phrases et de mots légers et doux sur une musique gaie délicieusement contagieuse qui vous donne immanquable le sourire et une irrépressible envie de danser même dans la rue. Et après tout, cela ressemble à ce que nous avons vécu pendant trois jours. Photos Jacky MAZEIN et Anthony Milan 36 - NOVEMBRE 2014 - STEMP Sté N°34 Par Gilles Rossary Lenglet

Águas de Marçol'impression de réécrire Águas de Março. Vous savez cette chanson reprise entre autres par George Moustaki sous le titre Les eaux de Mars. Une longue suite de phrases

  • Upload
    others

  • View
    4

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Águas de Marçol'impression de réécrire Águas de Março. Vous savez cette chanson reprise entre autres par George Moustaki sous le titre Les eaux de Mars. Une longue suite de phrases

STEMP N°27 - NOVEMBRE 2013 - 37

FêteduLivre2014

Águas de MarçoLORSQUE VOUS DEVEZ, D'UNE ANNÉE À L'AUTRE, TRAITER UN MÊME SUJET, IMMANQUABLEMENT

LE DOUTE VOUS ENVAHIT. DOIS-JE REPRENDRE LE PRÉCÉDENT DÉROULÉ ? DOIS-JE PARLER DES

AUTEURS DÉJÀ RENCONTRÉS ? ET SURTOUT NE VAIS-JE PAS ENNUYER LES LECTEURS SI JE

N'ARRIVE PAS À ME RENOUVELER ? LA FAMEUSE ANGOISSE DE LA PAGE BLANCHE N'EST PAS UN

MYTHE; MAIS FORT HEUREUSEMENT POUR MOI, LA 29E ÉDITION DE CETTE FÊTE DU LIVRE DE

SAINT-ETIENNE FUT EXTRAORDINAIRE D'ÉMOTIONS ET DANS LES LIGNES QUI VONT SUIVRE JE VAIS

ESSAYER DE VOUS FAIRE PARTAGER CETTE INTENSITÉ.

Tout d'abord, il faut reconnaître qu'année après année, cet évènement redevient ce qu'un temps il avait oubliéd'être, une grande fête populaire. La volonté que de plus en plus de quartiers puissent profiter de ces trois jours,n'est pas non plus étrangère à cette émulation. Ainsi en 2014, ce fut la place Dorian et la rue des Martyrs deVingré, qui ont pu connaître les joies de la Fête du livre. Au passage, il faut insister sur le mot "fête". Dans beaucoup d'autres villes, vous trouverez un salon du livre, le choix de fête n'est pas anodin tant sur le plansymbolique que concret. De très nombreux auteurs et éditeurs me l'ont fait remarquer, à Saint-Etienne le livreest célébré comme un acteur culturel vivant et non pas comme une chose ennuyeuse et élitiste. D'ailleurs ilsuffit de voir ce que la commissaire au livre Isabelle Rabineau avait décidé de mettre à l'honneur cette année, enplus du cortège littéraire habituel. Il y en avait pour tous les goûts et toutes les passions ; que cela soit lagastronomie, le football, le théâtre, les héros du quotidien c'est-à-dire vous et moi, les tous petits et leurs"doudous", le numérique, la musique, les spectacles de rue, un bal, les sciences, le design, le design culinaire,le sport, l'industrie, la science-fiction, l'histoire, la sculpture, le tricot, les infirmières, la physique quantique, lepolar, le journalisme, la poésie, le corps, les débats, la politique, l'art, Sagan, Elvis, la BD, la mémoire, lescroyances, la compréhension, l'amour, l'humour... Je vais arrêter là cette longue litanie heureuse, car j'ail'impression de réécrire Águas de Março. Vous savez cette chanson reprise entre autres par George Moustakisous le titre Les eaux de Mars. Une longue suite de phrases et de mots légers et doux sur une musique gaiedélicieusement contagieuse qui vous donne immanquable le sourire et une irrépressible envie de danser mêmedans la rue. Et après tout, cela ressemble à ce que nous avons vécu pendant trois jours.

Pho

tos

Jack

y M

AZE

IN e

t Ant

hony

Mila

n

36 - NOVEMBRE 2014 - STEMP Sté N°34

Par Gilles Rossary Lenglet

Page 2: Águas de Marçol'impression de réécrire Águas de Março. Vous savez cette chanson reprise entre autres par George Moustaki sous le titre Les eaux de Mars. Une longue suite de phrases

FêteduLivre2014

Nous nous tûmes et l'écoutâmes : "(...) Je bosse beaucoup donc je suis un peufatigué." Il se frotte le visage comme poursortir d'un rêve :"(...) C'est très étonnantcette émotion (...) Venir ici me rappellecombien on a beaucoup travaillé de façonun peu délirante et de manière joyeuse, maisaussi avec de la douleur (...) Si je peux diretout ceci c'est en grande partie grâce à monépouse Sylvie qui m'a énormément ouvertaux autres et aussi à la légèreté des choses(...)" Il respire profondément et commenceun long monologue qui nous donnaitl'impression qu'il se livrait plus parsoulagement que par obligation: "(...) Je n'aipas de regret quand j'ai quitté cette ville carchacun a fait ce qu'il a pu (...) Je pense quej'aurais pu devenir fou avec ce métier. C'estaussi la marque de cette ville et celle du

Vendredi donna le La, lors d'unerencontre avec le chef trois foisétoilé, Pierre Gagnaire. Le Maire,

Gaël Perdriau, avait organisé une rencontredans son bureau avec les médias locaux.Dans une ambiance bon enfant, nous nousinstallâmes afin d'écouter, presquereligieusement le fils prodigue revenantdans sa ville après tant d'années. Je vous aidit que l'émotion était partout cette année,visiblement Pierre Gagnaire fut emporté parces vagues. Alors qu'il conversait trèsdécontracté avec le Maire et nous-mêmes,au détour d'un échange avec MartineGoubatian lui rappelant un rendez-vousculinaire partagé avec lui à Paris; cet hommede passion, dont le physique nous renvoieune force maîtrisée, mais le sourire, unefragilité presque enfantine ; cet hommeextraordinaire s'effondra en larmes. Et minute après minute les vagues quidéferlèrent en lui, le laissèrent sans voix niforce. Mais alors que nous pensions quenous allions en rester là, il reprit la parole.Le son sortant du fond de sa gorge étaittroublant de fragilité et à la fois nousassistions à la reprise en main du gouvernailGagnaire par un Pierre vibrant d'émotion.

nord de la France et j'en suis un pur produit :buté, buté, buté, le boulot, le boulot, leboulot (...) La cuisine était une thérapie àcette époque là c'est pour ça que tout celam'émeut (...)" Puis il se tourna vers le Mairequi était assis près de lui et sur un tonamical il continua: "(...) D'abord sachez queje vous trouve sympa, les gens qui meconnaissent savent que je ne sais pas fairede cinéma, vous êtes sympa, vous metouchez énormément. Vous aussi il faut quevous ayez le cœur dur, car faire de lapolitique ce n'est pas facile, il faut savoirencaisser des choses méchantes. Sachez queje suis votre frère, dans une histoirecommune de cette ville. Alors bien sûr, vouset moi, on le veut et on est heureux d'être là ;moi je suis heureux de ce que j'ai fait, maisil faut être solide et il faut être bien entouré(...)" Buvant son café, dont l'arôme semblaitle replonger dans ses souvenirs, il nousparle de son parcours de vie:"(...) C'étaitune belle époque, mais les époques sonttoujours extraordinaires car il y a lanostalgie (...) Quand on a 60 ans bienévidemment qu'on en n'a pas 30, alors onfait des bilans et en venant ici j'ai bien senti,par les petits mots que j'ai reçus que j'étaisencore dans l'esprit de certains ; alors ouic'est un peu un bilan ou en tous les cas unpetit marqueur sur une séquence. Et cetteséquence de vie à Saint-Etienne elle apresque duré 20 ans. Mais voilà la viecontinue, on bosse et on essaie de resterfidèle à des valeurs. Celles qu'on m'ainculquées au collège Valbenoîte, par mafamille et aussi par cette ville... l'honnêteté,

l'intégrité, bien faire son boulot après voilà,tout est dit... Et puis on fait comme on peuttous (...)" Finissant sa tasse, il nous lance unregard plein d'émotion et se retourne denouveau vers Gaël Perdriau :" (...) Votreperche tendue pour revenir, pourquoi pas,mais en même temps je ne veux pas que celafasse revanchard. D'ailleurs je n'ai pas cetesprit et les gens l'ont bien compris je n'aipas de haine contre cette ville et lesStéphanois, j'en ai peut-être voulu àcertaines personnes mais on a fait la paix,on s'est expliqué. Je crois beaucoup audialogue (...) J'ai démarré dans unentourage difficile, j'avais des parents trèsdurs et le milieu de la cuisine c'est unenvironnement très dur, compliqué, violent,brutal, avec des mots mal choisis et moi j'ai

38 - NOVEMBRE 2013 - STEMP Sté N°27Laure Adler

STEMP N°34 - NOVEMBRE 2014 - 39

FêteduLivre2014

revenir soit des souvenirs douloureux soitun trouble factice qu'il ne voulait pasconnaître. Repu du banquet d'émois quevenait de nous servir ce connaisseur en metsuniques, je quittai la mairie pour me laissertransporter par la foule déjà très présente.En effet, le temps estival a été un grandacteur lors de cette 29e édition, poussant toutle monde à sortir pour venir découvrir cettefête. Mais une telle intensité d'émotions lorsde la rencontre avec Pierre Gagnaire, mepoussait à en ressentir de nouvelles aussifortes. Et tout comme lui, dans l'esprit desgens, qu'est-ce qui est lié passionnellementà Saint-Etienne si ce n'est l'ASSE ?

Je me rends donc au musée des Verts quise trouve au premier étage d'une aile dustade Geoffroy Guichard. Là se tient,

jusqu'au mois de Mars, une exposition "Foot& Littérature". Philippe Gastal, le directeurde ce musée, nous présente avec fougue la

longue relation intime qu'ont la littérature etle monde du football. Cette très intéressanteexposition, nous fait découvrir sous l'angledes Verts, mais pas seulement, l'ensembledes domaines d'écriture qui se sontintéressés au ballon rond ; allant dujournalisme au roman, des thèsesscientifiques à la poésie. Au détour de lavisite, je croise Marc Chassaubéné,l'Adjoint à la culture de la ville de Saint-Etienne, je lui demande de me parler decette Fête :" 2 grands axes importants danscette Fête du livre : le premier est laconvivialité, depuis quelques années cetteFête s'était éloignée des Stéphanois. C'estpeut-être normal, du fait de la vie d'ungrand évènement comme celui-ci et puis lefait que son organisation était confiée à unestructure privée avait sans doute joué (...).Nous avons essayé de réintroduire del'humain, de l'humanisme, de l'humanité, dela convivialité qui sont très caractéristiquesde Saint-Etienne, et cela passe parbeaucoup de rencontres. Bien sûr celles

compris très très vite que les mots étaientimportants. Qu'il fallait être attentif, avoirde l'analyse et de l'empathie pour les autreset pour moi c'est quelque chose de chevillé àce que je défends. Oui on avance, oui ontravaille, oui on a des ambitions, maisn'oublions pas ceux qui sont sur le côté,n'oublions pas ceux qui sont derrière, parceque ce sont eux qui vous poussent, ce sonteux qui vous aident ! (...)" Certainespersonnes présentes lui font remarquer quefinalement il est toujours le même : "(...) Et ouais j'ai pas changé, je suis le même, onne se refait pas ! Il y en a qui me lereprochent, qui me disent tu ne changerasjamais espèce de con, et non je ne changeraipas ! Par contre l'expérience nous permet dereconnaître les terrains où on n'est pas bon,ça je l'ai appris effectivement ; c'est pour çaque c'est important dans toutes les sociétéshumaines et les communautés, ce partage,cet échange. Ce partage entre la jeunesse, lafougue, l'enthousiasme, l'inconscience etpuis les gens plus âgés qui vont pondérer.Mais pas la vieillesse conne, la vieillessedébile, la vieillesse méchante au contrairecelle qui va pouvoir encourager, conseiller

et c'est ça qui est important plus que jamaisdans notre société. (..)" Il échange avec leMaire sur cette vision qu'ils partagent. Avantque se termine ce moment de partageunique, Pierre Gagnaire veut nous expliquerune chose importante sur lui:" (...) Très vitej'ai dépassé mon travail. Alors oui la cuisine ! Oui la cuisine ! Oui la cuisine !Mais pour moi ce n'était qu'un moyen, qu'unvecteur pour rendre ma vie acceptable etqu'un moyen de créer des choses avec unpeu de beauté, un peu de bonté. (...)"Touchés au plus haut point par ce momentde vérité, nous nous levâmes le cœur remplide gratitude. On lui rappelle qu'il va devoirrejoindre la fête du livre. Il se retourne alorsvers nous et avec son ton inimitable, il nouslance:"(...) Et vive les mots ! Car les mots,c'est ce qui permet de s'expliquer, detransmettre des émotions !" Reprenant sonsouffle il conclut par une phrase dite à mi-voix, prononcée presque juste pour lui-même : " Je suis content d'être là, voilà..."

Apeine le dernier son exprimé était-ilsorti de sa bouche qu'une caméra àl'objectif inquisiteur se positionna,

lui demandant pourquoi avait-il pleuré,pourquoi revenir après tant d'années etc.Après tout ce que venait de nous livrer cegrand homme, je ne comprenais pasl'insistance ainsi manifestée pour lui faire

avec les auteurs sur les stands mais aussicelles avec les bibliothécaires, lesmédiathécaires, les acteurs culturels,éducatifs, etc. Cela fait du coup unprogramme très dense avec des événementsqui se chevauchent mais finalement cela faitune fête très humaine. L'idée n'est pas qu'ily ait un programme prédéfini à l'avancemais que les Stéphanois puissent se baladerdans cette Fête et ainsi rencontrer desprofessionnels du livre qui ont envie departager avec eux des moments intenses.(...)Le second axe est l'avenir. Nous l'avonsprésenté aux professionnels du livre à Paris.L'ambition de la Fête est de répondre auxinquiétudes et interrogations sur l'avenirdes salons et fêtes du livre, et pluslargement sur l'avenir du livre en tant quetel. Cela passe entre autres par l'école d'artet de design avec l'initiative "design moi unsalon" pour imaginer les salons de demainet aussi un travail sur la relation au livre et

l'approche des nouvelles formes de lectures.(...) Par exemple, pour répondre à ces 2 grands axes, il y a une initiative pour lestout-petits qui se passe à l'amicaleChapelon. La convivialité et le rapportdirect avec des professionnels de l'éducationet du livre qui vont travailler ensemble etaccompagner les petits mais aussi lesparents et en même temps l'introduction dulivre numérique qui prépare ces jeunesgénérations à l'avenir (...)."

QUAND ON A 60 ANS BIEN ÉVIDEMMENTQU'ON EN N'A PAS 30, ALORS ON FAIT DESBILANS ET EN VENANT ICI J'AI BIENSENTI, PAR LES PETITS MOTS QUE J'AIREÇUS QUE J'ÉTAIS ENCORE DANSL'ESPRIT DE CERTAINS

“”

ET VIVE LES MOTS ! CAR LES MOTS, C'EST CE QUI PERMET DE S'EXPLIQUER,

DE TRANSMETTRE DES ÉMOTIONS “ ”

Page 3: Águas de Marçol'impression de réécrire Águas de Março. Vous savez cette chanson reprise entre autres par George Moustaki sous le titre Les eaux de Mars. Une longue suite de phrases

FêteduLivre2014

je lui demande pourquoi ce choix :"(...) Leprojet est passionnant, car en racontant desvies particulières, singulières on voit enquoi cela raisonne en chacun d'entre nous,on rattache son expérience à une partie decelle de l'autre, on retisse du lien social. Ce que dit parfaitement le texte, c'est qu'ona complètement atomisé cela ; on a figé,mortifié une sorte de discours politique quivoudrait nous assigner, nous cantonner àune simple et unique catégorie sociale ; lesjeunes, les vieux, les cités, les bobos, etc. Or, chacun d'entre nous est beaucoup pluscomplexe que cela (...)". Me retournant versl'auteur, je lui demande si cela apportequelque chose à un homme tel que lui :" C'est quelque chose qui transformel'expérience, car un texte lu c'est un texte oùun accent est mis. Une lecture n'est pas unesimple restitution du texte c'est uneinterprétation du texte, c'est le souffle quidonne de l'importance à certains mots. Êtreconfronté à une lecture, c'est être confrontéà deux choses. D'abord au fait qu'il prendvie qu'il ne vous appartient plus et c'estdécouvrir qu'il y a une interprétation. C'estdonc émouvant et intéressant sur la formedu travail (...)" Puis vient la lecture du livrede Vincent Duluc. Cet homme pétillant, n'apu retenir des sourires enfantins pendanttoute la représentation :" (...) J'ai trouvé çatrès bien, très naturel, je l'ai appréciécomme si je ne l'avais pas écrit. C'est

Je laisse ce jeune élu passionné par cequ'il porte et décide de prendre à bras lecorps un des cœurs palpitants de cette

Fête. Pour cela je rejoins la Gayola qui, pourla deuxième année, fut installée sur la placeJean Jaurès. Ce théâtre provisoire, nouspermet de vivre les mots en scène et lemerveilleux spectacle de la mise en espacede livres par différentes troupes decomédiens, en présence de leurs auteurs. Jem'enivre donc de spectacles et de rencontresque je vais vous livrer un peuchaotiquement, mais toujours avecbeaucoup de tendresse pour ces auteurs etcomédiens. Un des axes pour cette fête est letravail extraordinaire de Pierre Rosanvallon

(Professeur au Collège de France, auteur etéditeur) autour de "Raconter la vie". Leprojet veut contribuer à rendre plus lisible lasociété d’aujourd’hui et aider les individusqui la composent à prendre la parole. Un deses textes est lu par Arnaud Meunier(Directeur de la Comédie de Saint-Etienne),

forcément émouvant d'entendre son textemis en scène, puis l'accordéon et les Beatlesétaient une excellente idée, cela marchaitbien avec la nostalgie mais aussi avec lecadre, le rythme de la lecture et tout lereste.(...) Quand on écrit un livre on le relit50 fois, à la fin on ne sait plus si ça va, dansquel sens le prendre et c'est l'accueil dupublic qui nous dit si notre livre est bon,mais là c'est encore un autre niveau, onreçoit l'écho de notre livre et il estinterprété, réinterprété et c'est particuliè-rement émouvant ; il vit, il bouge, c'estvraiment touchant (...)"

Je reviens alors dans le sillon du projet"Raconter sa vie" par la lecture enbinôme que François Bégaudeau avec

Arnaud Meunier, fait de son livre consacréaux infirmières. Comme un peu ivre aprèsune lecture très dynamique je l'interroge surses ressentis et projets à venir : "(...) J'aimelire, c'est un plaisir. C'est très rythmiqued'autant que là nous étions à deux avecquasiment une phrase chacun pour rendrecette impression de frénésie de la journéed'une infirmière. On y pense presque entermes de musique (...). Je vais écrire unlivre sur la vie des écrivains, rendre comptede ce que cela veut dire, de passer del'écriture à une émission littéraire sur LCPpuis le lendemain dans un village du sud-ouest où on mélange le livre et le gibier (...).

40 - NOVEMBRE 2013 - STEMP Sté N°27Laure Adler

STEMP N°34 - NOVEMBRE 2014 - 41

FêteduLivre2014

On est souvent hors de propos.Généralement le livre est le grand absent duchamp littéraire. (...) Je veux mettrel'écrivain dans le quotidien, montrer quecette vie est très simple voir souvent banale.J'ai considéré que les auteurs ne faisaientpas le boulot, ils se masquent dans unemythologie (...). Ce qui me motive c'estproduire du texte, écrire, c'est physique.J'aime ça, j'aime fabriquer des phrases,j'aime agencer des livres (...)."

Continuant mes rencontres autour decette collection, j'assiste à la lecturedu livre de Sébastien Balibar

(Directeur de recherche du CNRS aulaboratoire de physique statique de l'ÉcoleNormale Supérieure). L'émotion est

palpable sur son visage et dans ses gestes, ilme dit : "Je ne savais pas très bien à quoim'attendre. La première impression fut lasurprise, puis j'ai découvert ce que cescomédiens trouvaient de particulièrementsignificatif et leur approche du livre. (...) Ilsont trouvé sur l'aspect créatif du chercheurquelque chose qui rejoint leur rechercheartistique, cela m'a intrigué. (...) Et bien sûr,ce qui fut merveilleux c'est de me voir moireprésenté par quelqu'un d'autre et en pluspar une jeune femme, très belle d'ailleurs,alors que moi je suis une sorte de vieux typequi fait des expériences dans son coin. (...)Effectivement les mots nous échappent mais les revoir ainsi renaître est un déliceabsolu. Quelle chance j'ai de rencontrer desgens comme ici c'est formidable, c'estmerveilleux !" Délaissant les sciences jevais rejoindre une évocation d'Elvis que la

29e édition de la Fête du livre, Anne Berest :"C'est la première fois qu'une telleexpérience m'arrive. Quand on écrit desromans on n'est jamais là au moment où leslecteurs vous lisent. La lecture est une choseintime, solitaire, secrète ; et là, partagercela avec plein de gens dans une salle...C'est fou !!! C'est extrêmement agréable...Rien que le fait d'entendre les gens rire ouêtre dans l'émotion, ça vous remplit... Onentend les mots et les phrases d'une autrefaçon, c'est comme de la cuisine. Je suiscomme un cuisinier qui goûte sa recettefaite par un autre... Cela permet aussi devoir chez l'autre ce qui marche, ce qui nefonctionne pas, c'est très intéressant. J'ai ététrès honorée qu'on me demande d'être lamarraine. Moi, étant une jeune auteur, jetrouve que c'est généreux et audacieux etj'en remercie la ville de Saint-Etienne. Alors

c'est l'été depuis que je suis arrivée etvenant de Paris j'avoue être trèsagréablement surprise. Il y a chez leshabitants de la ville une manièred'accueillir qui est vraiment agréable, trèschaleureuse. Ce rapport humain est dingue,cela fait du bien. C'est ma première foiscomme marraine et on n'oublie pas sespremière fois. Je n'oublierai pas St-Etienne. "

CE TEXTE JE L'AI TELLEMENT LU À HAUTE VOIX AFIN DE FAIRE APPARAÎTRE DES SCORIES À MODIFIER,

QUE L'ENTENDRE LÀ, LU PAR D'AUTRES C'EST TRÈS TROUBLANTET À LA FOIS VALORISANT“

”brillante auteur Caroline de Mulder,arrivant juste pour cette Fête, vient cueillircomme un bouquet au parfum lourd etenvoûtant : "(...) Ce texte je l'ai tellement luà haute voix afin de faire apparaître desscories à modifier, que l'entendre là, lu pard'autres c'est très troublant et à la foisvalorisant. La mise en scène était bien, il yavait de vraies trouvailles. Le découpageétant différent de celui du livre cela permetd'appréhender d'une autre manière, celaprend un sens un peu décalé qui est toujoursintéressant. (...)" Je lui demande si cela peutinfluencer plus tard son écriture : "C'est unequestion difficile mais j'imagine que d'unemanière inconsciente il en reste quelquechose, qui nous nourrit quand après nousécrivons. C'est vraiment enrichissant. (...)"Pour terminer cette partie autour de laGayola j'interroge la marraine de cette

QUAND ON ÉCRIT DES ROMANS ONN'EST JAMAIS LÀ AU MOMENT OÙ LESLECTEURS VOUS LISENT. LA LECTURE ESTUNE CHOSE INTIME, SOLITAIRE, SECRÈTE ;ET LÀ, PARTAGER CELA AVEC PLEIN DEGENS DANS UNE SALLE... C'EST FOU !

“”

Page 4: Águas de Marçol'impression de réécrire Águas de Março. Vous savez cette chanson reprise entre autres par George Moustaki sous le titre Les eaux de Mars. Une longue suite de phrases

STEMP N°34 - NOVEMBRE 2014 - 43

FêteduLivre2014

lecture intégrale de son roman. (...) Voussavez, la lecture c'est difficile, c'est un peuingrat, on est entre deux mondes, deuxmoments du métier de comédien. On n'estpas dans l'apprentissage, on n'a pas letemps de digérer les choses, elles vont plusvite que nous et en même temps on est dansla fragilité de l'instant. Quand on joue authéâtre, on sait qu'on va recommencer lelendemain, on a toujours un but deperfection à atteindre.(...) Là pour la

Pour terminer, je veux vous parler d'unmoment extraordinaire d'émotion etde bonheur, quand un texte puissant

rencontre une comédienne magistrale. Ce fut le cas pour la lecture autour du livrede Lydie Salvayre faite par CatherineHiegel (de la Comédie française). A la sortiede ce moment magique je demande àl'auteur son ressenti : "Je ne suis jamaistranquille lors de la lecture de mes textescar je ne parviens pas à oublier que j'en suisl'auteur, je suis à l'affût de ce qui pourraitêtre imparfait. (...) Mais aujourd'hui j'avoueque Catherine Hiegel, je l'ai trouvéeformidable, que dans ses variations derythme elle était d'une justesse incroyable(...)" Je m'approche timidementimpressionné par le talent de madameHiegel, tout comme de son caractère bientrempé, pour l'interroger sur cette lecture :"Je trouve très fort et très rare, de la part demadame Salvayre, d'avoir traité un sujetaussi grave que la guerre de 36 (enEspagne) avec cette humanité, avec cethumour, avec cette tendresse et avec enmême temps cette extrême lucidité et ce sontces deux pendants là qui m'ont touchée à la

lecture, l'éphémère joue son plein rôle etc'est parfois casse gueule mais c'estenivrant aussi. J'ai eu peur, mais quand jevois l'émotion chez les gens, je me dis quej'ai eu raison d'avoir peur et de m'êtrelancée dans ce saut en élastique (…)."

Je laisse cette grande dame repartir pourParis et me dis que finalement, le parifou de cette Fête est réussi. Bien sûr

nous avons vécu d'innombrables rencontreset nous avons reçu de belles et fortesémotions, mais nous avons permis aussi àdes gens de la France entière et del'étranger, de venir partager ces magnifiquesmoments et lorsqu'ils repartent, de ne plusvoir notre ville comme avant. La Fête dulivre 2014 s'est terminée dans une apothéosede rencontres dans tellement de lieuxdifférents que chacun d'entre nous garde ensoi pour encore très longtemps une étincellede bonheur. Alors vivement l'annéeprochaine pour fêter les 30 ans de cetévènement unique en son genre.

Laure Adler

FêteduLivre2014

QUAND ON JOUE AU THÉÂTRE, ON SAIT QU'ON VA RECOMMENCER LE LENDEMAIN, ON A TOUJOURS UN BUTDE PERFECTION À ATTEINDRE.(...) LÀ POUR LA LECTURE, L'ÉPHÉMÈRE JOUE SON PLEIN RÔLE ET C'ESTPARFOIS CASSE GUEULE MAIS C'EST ENIVRANT AUSSI“ ”42 - NOVEMBRE 2014 - STEMP Sté N°34