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Identification, violence, et homo-érotisme dans Orange Mécanique

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"Pourtant, la meilleure manière déterminer le potentiel d'un objet d'art, sa valeur esthétique, est bien de l'examiner pour ce qu'il est : une création autonome, qui n'a besoin pour vivre ni de son auteur, si de son réalisateur. Cette à cette esthétisation de la violence que nous allons nous intéresser. Puisque Alex est le personnage centraldu récit, il nous paraît important d'analyser sa place et son rôle dans celui-ci, ainsi que le rapport qu'il entretient avec le spectateur.Nous nous intéresserons ensuite à proprement parler à la fonction esthétique dans orange mécanique, sa cohabitation avec les fonctions érotiques et enfin pornographiques. Enfin, nous réfléchirons sur les particularismes de ces fonctions et la façon dontelles informent les identités sexuelles."

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Guenais BaptisteGUEB09058809

CIN 2112Identité, violence, et homoérotisme dans Orange Mécanique.

Travail remis à Marc VienneauLe 07/12/201

Université de Montréal

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Orange Mécanique. Soit une fable philosophique sous le scope du psychédélisme des

années 70. Adapté d’un roman éponyme d’Anthony Burgess, ce film de Stanley Kubrick, qu’il

réalise à la suite de 2001 l’Odyssée de l’espace, est entré au panthéon des films cultes depuis

plusieurs décennies déjà. Le film a marqué les esprits au moment de sa sortie, et continue de le

faire aujourd’hui, par la puissance qui se dégage de film à la fois moderne et baroque. Tourné en

Angleterre, Orange Mécanique avait été retiré de la distribution peu après sa sortie, par le

réalisateur lui-même. Ce n’est qu’après a mort en 1999 que le film pourra enfin voir le jour sur sa

terre d’origine.

Si le film a si souvent été l’objet de polémiques, c’est parce qu’il présente, sur fond de

science-fiction dans un futur désœuvré, une « esthétisation » de la violence, ce qui tend à la

rendre amusante. La majeure partie de ses défenseurs comme de ses détracteurs soutirent la

comparaison entre le film et le livre afin de déterminer la valeur de cet objet en tant qu’œuvre

d’art. En d’autres termes, les écarts du réalisateur par rapport au texte d’origine étaient-ils

légitimes ou motivés par le profit financier. Pourtant, la meilleure manière déterminer le potentiel

d’un objet d’art, sa valeur esthétique, est bien de l’examiner pour ce qu’il est : une création

autonome, qui n’a besoin pour vivre ni de son auteur, si de son réalisateur. Cette à cette

esthétisation de la violence que nous allons nous intéresser. Puisqu’Alex est le personnage central

du récit, il nous paraît important d’analyser sa place et son rôle dans celui-ci, ainsi que le rapport

qu’il entretient avec le spectateur. Nous nous intéresserons ensuite à proprement parler à la

fonction esthétique dans orange mécanique, sa cohabitation avec les fonctions érotiques et enfin

pornographiques. Enfin, nous réfléchirons sur les particularismes de ces fonctions et la façon dont

elles informent les identités sexuelles.

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Dès la première scène du film, Alex est placé en position de domination sociale et

narrative. La première scène du film s’ouvre sur les yeux bleus d’Alex, directement fixés sur

l’objectif de la caméra. Un travelling arrière nous fait découvrir le Korova Milk Bar, dont le

mobilier se trouve composé de mannequins blancs de femmes nues dans des positions

suggestives. Le son de sa voie se fait entendre en voix-off. Il nous parle directement, nous

interpelle, utilisant la figure du lecteur hypocrite de Baudelaire : « Ò mes frères », instaurant ainsi

une connivence avec le spectateur. Alex est toujours au centre de l’image. Son regard, rempli

d’ironie et de défi, contraste avec la sympathie de ses paroles. Les autres personnages de la scène

n’esquissent pas le moindre mouvement, difficilement discernables au milieu des « vrais »

mannequins. Assis dans le bar, ils semblent s’être dépourvus de leurs âmes, de leur mouvement

intérieur. Leur conscience s’est noyée dans le lait stupéfiant. Ce sont des coquilles vides, des

stéréotypes. Cette scène vient fixer directement notre attention sur le personnage d’Alex. L’image

est assumée par son regard, sa voix prend en charge le récit. Il est notre humble narrateur, à la

fois violent, grossier et vicieux, mais aussi intelligent, charmant, candide et audacieux. Après

cette première identification primaire, le lien que le spectateur tisse avec Alex va se resserrer.

Comme le fait remarquer Margaret DeRosia, Alex est à la fois le sujet du regard, mais aussi

l’objet de l’œil de la caméra et par glissement celui du spectateur. Alex est à la fois sujet et objet

du regard, donc. Il est significatif que sont œil droit soit paré d’un faux cil, un artifice féminin.

C’est ce double niveau de regard qui permet la fusion entre le regard (diégétique) du personnage,

et le regard du spectateur masculin. Ce n’est qu’après toute une série de contradictions visuelles

dans la première scène du film qu’Alex achèvera son autorité narrative

Alex et le spectateur ont comme trait commun ce regard en puissance, ce qui selon Freud,

permet « «(…) l’illusionnisme grandissant (le je du percepteur se dissout dans le il du

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protagoniste) qui mène à la perte totale de soi 1». Alex est un personnage foncièrement mauvais,

qui s’est affranchi des barrières morales que la société lui a dressées, dans une jouissance

assumée de la transgression des dites barrières. « Si nous observons l’interdit, si nous lui sommes

soumis, nous n’en avons plus conscience. Mais nous éprouvons au moment de la transgression,

l’angoisse sans laquelle l’interdit ne serait pas : c’est l’expérience du péché. L’expérience mène

à la transgression achevée, à la transgression réussie, qui maintenant l’interdit, le maintiens

pour en jouir. L’expérience intérieure de l’érotisme demande de celui qui la fait une sensibilité

non moins grande à l’angoisse fondant l’interdit, qu’au désir menant à l’enfreindre. C’est la

sensibilité, religieuse, qui lie toujours étroitement le désir et l’effroi, le plaisir intense et

l’angoisse 2» . Il faut remarquer le lien étroit du plaisir de la transgression avec l’expérience du

péché. Les codes moraux qu’Alex doit transgresser sont ceux de la bible. La société étant elle-

même amorale, la seule instance dans le film qui reste pour tenter de maintenir un semblant

d’éthique, c’est le prêtre. On peut ajouter les nombreuses références imagées associant Alex aux

différentes représentations iconographiques du démon (le serpent qu’il possède, il apparaît en

vampire). Le spectateur se trouve donc lui aussi invité à effectuer cette transgression, à

expérimenter cette jouissance, tout en refoulant plus ou moins le plaisir ainsi expérimenté par

l’esthétisation de la violence.

Il faut noter que la sexualité frénétique d’Alex est décrite comme son plus gros

« problème ». Son conseiller Mr. Deltoïd le lui signale en lui attrapant les bijoux de famille, alors

qu’ils sont tous deux allongés sur le lit. L’association est clairement faîte dans le film entre la tête

d’Alex (sa conscience) et son sexe, sa libido. Lorsqu’Alex descend après une partie de jambe en

l’air, il s’excuse de son retard dû à un « excès de réflexion ». Ses droogs lui font remarquer qu’il

1 FREUD, Sigmund, Essai de psychanalyse, p.198 (texte du recueil)2 BATAILLE, Georges, L’érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 1957. p. 45

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utilise trop sa « tête ». Il faut comprendre que, dans Orange mécanique, la fonction esthétique et

la fonction érotique, traduites par un plaisir à la fois intellectuel et physique, sont liées. La

fonction esthétique est, pour le dire grossièrement, la fonction dominante d’une œuvre d’art qui

nous procure une expérience d’où résultera un certain plaisir intellectuel, traduits à nos sens (les

« émotions »). La fonction érotique, par limitation, est décrite comme une métonymie. C’est une

partie de l’objet qui évoque le tout, par connotation, ouvrant le champ des possibles à

l’imagination, à la sensualité. «Le déséquilibre dans lequel l’être se met lui-même en question,

consciemment. En un sens, l’être se perd objectivement, mais alors le sujet s’identifie avec l’objet

qui se perd 3».

Ainsi, l’érotisme procède dans la conscience de l’individu, d’un mécanisme semblable à

l’identification dans la psychanalyse Freudienne. Après une bonne nuit d’ultra-violence, Alex

rentre dans son immeuble miteux. Une fois dans sa chambre, il dispose son butin de la soirée sous

son lit et décide de se masturber, sur la 9ème symphonie de Beethoven. Au mur, un portrait du

compositeur. La caméra zoome sur ses yeux, avant de panoramiquer sur le serpent d’Alex, la tête

devant le sexe d’une femme les jambes grandes ouvertes sur une affiche au mur. En dessous,

des miniatures des Christ ensanglantés sont alignées. Le montage, en rythme avec la musique,

montre différentes parties des figurines successivement donnant l’impression que ces dernières

dansent. Suit un gros plan du visage d’Alex déformé par la jouissance. « It was gorgeousness and

gorgeosity made flesh »dit-il. Cette phrase illustre la trajectoire de restriction dans le passage de

concepts intellectuels (impliquant un plaisir sensoriel) à une forme physique, matérielle.

Beethoven nous contemple, et suit une série d’images violentes, d’explosions, de pendaisons,

bref d’images morbides. L’érotisme agit sur l’esprit humain en lui révélant, en quelque sorte, une

part du refoulé. Du morbide, du laid, naît une fascination, car autant qu’elles nous repoussent, ces

3 BATAILLE, Georges, Opp. Cit., p.36

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images nous attirent et font vibrer en nous la corde sensible. On pourrait paraphraser Nietzsche

en affirmant que l’art ne se contente pas du beau, il l’excède. À côté de l’art du beau il y a un art

du laid, « et les effets les plus puissants de l’art, briser les âmes, mouvoir les pierres, changer les

bêtes en hommes, c’est peut-être justement cet art-là qui les a surtout réussi 4».

Le plaisir libidineux d’Alex prend sa source dans le mécanisme de transgression que nous

avons cité. Le même mécanisme de confusion se fait également dans le monde diégétique. Les

œuvres d’art relèvent plus de la fonction pornographique, par leur sexualisation intense et

dénotée évoquant le plaisir ramené au sexe. On pense aux fresques murales taguées de pénis en

bas de l’immeuble d’Alex ou aux œuvres exposées dans la maison de la femme au chat. L’art, à

la solde des puissants, à perdu toute authenticité. Au niveau de la réception spectatorielle, les

trois fonctions semblent se lier, se délier, pour finalement se confondre dans le film. Dans l’esprit

d’Alex, l’impulsion, le Ca -associé à la fonction pornographique- se déverse librement sur le Moi

– associé aux fonctions esthétique/érotiques  - sans que le Sur-Moi entre en conflit avec ce

dernier, rendant ainsi « l’interaction entre la fonction esthétique et érotique en tant que recherche

du « Moi » impossible : cette quête mène finalement à l’abime du « Ca », c’est-à-dire au chaos et

à la perversité 5». Il s’agit maintenant d’étudier ces trois fonctions et d’en déconstruire le

mécanisme.

On n’aura pas encore abordé le film sous le thème des genres et leur signification. On à

déjà remarqué qu’Orange Mécanique présentait un monde vu par un regard masculin, pour

reprendre les concepts de Lura Mulvey. Lorsqu’Alex est « déshumanisé » par le traitement

Lodovico (il cesse d’être un homme, selon le prêtre), tout comme les personnages féminins ont

4 NIETZSCHE, Friedrich, Santé et maladie, l'art, Paris, Éditions L'Harmattan, 2002, p.2305 CHLVMSKY, Milan, Esthéticité, érotisme et pornographie (texte du recueil), p.202

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étés déshumanisé – en utilisant des perruques par exemples - on comprend que c’est sa libido,

dont l’accès lui ai refusé, qui lui procurait sa liberté, lui laissait la possibilité du choix. « La

libido n’existe que chez l’homme et non pas chez la femme ou chez l’adolescent ; dès lors, la

sexualité n’est qu’une affaire masculine car, transposé dans le langage, elle permet à la fonction

érotique et pornographique d’évoluer dans le domaine de l’esthétique6 ». Il existe un parallèle

entre le traitement comico-satirique de la sexualité hétéro et la tension homo érotique entre les

protagonistes masculins. Ces deux types de violences sont bien distincts dans le film : la violence

faîtes aux femmes par les hommes, et la violence homosociale, des hommes entre eux. Les

femmes sont des personnages stéréotypés, qui n’ont pas vraiment le droit à la parole. Elles sont

aussi animées que les mannequins du Korova. C’est avant tout leur aspect extérieur qui prime,

leur corps. La scène d’orgie avec les deux jeunes filles qu’Alex rencontre chez le disquaire et

tournée en un plan fixe accéléré, est significative à cet égard. Ici, l’esthétisation de la scène donne

pour effet une sorte de « ballet mécanique ». Le potentiel érotique de la scène (un « ménage à

trois », comme disent les américains) est tourné à la parodie de scène sexuelle. Il y a quelque

chose de visible dans cette frénésie des corps, quelque chose d’un film des premiers temps. Ce

trait est accentué par la musique de Rossini, L’ouverture de William Tell. Dans les autres scènes

incluant la présence féminine, ces dernières sont toujours « l’objet ». Objets du regard, comme le

prouvent les mannequins dans des postures suggestives (et par là on leur supprime leur potentiel

de suggestion, d’érotisme) du Korova Milk Bar. On voit Dim, se servir un verre de lait à une des

mamelles d’un mannequin, qu’il nomme Lucie. Il lui raconte ses histoire, lui demande de lui

« pardonner ». C’est une relation à sens unique.

La domination de la masculinité est affirmée dans une autre scène, celle où Alex

assassine la femme au chat avec un Penis géant. Après un plan caméra à l’épaule (la caméra est

6 CHLVMSKY, Milan, p.204

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affectée par la violence), où tournant sur lui-même Alex esquive les attaques de la vieille Dame,

il finira par achever cette dernière à terre, figurant l’écrasante domination masculine sur les

femmes. Le montage lors de cette séquence est singulier, puisque lors de la mise à mort (même si

la mort effective de la vieille femme ne sera confirmée que plus tard) des images de bouche et de

vagin, dessinés, sont montées parallèlement, de façon kinétique, faisant une claire référence à la

pénétration (on utilise un trompe-l’œil). La femme-objet est un spectacle, spectacle qui ne peut se

jouer en dehors d’une quelconque représentation de la violence. Il est cependant clair que la

représentation de la féminité dans le film tient beaucoup plus de la fonction pornographique que

de la fonction érotique. La mise en scène de l’hétérosexualité est crue, et s’appuie sur la

dénotation, utilisant l’identification au regard masculin, et des illusions sexuelles. «  La

transformation de la fonction érotique en fonction pornographique s’opère par le biais d’un

langage (cinématographique) dominé par la masculinité qui a besoin de se justifier.7 »

Lors de leur sortie nocturne, Alex et ses droogs se retrouvent en dehors de la ville, devant

la maison d’un écrivain. On voit celui en train d’écrire, et lorsqu’on sonne à l’entrée, il (se)

demande qui cela peut-bien être. Suit un traveling latéral, nous présentant sa femme (qui n’est

jamais nommée dans le film) se levant pour aller répondre. Alex use d’un stratagème pour

pénétrer dans la maison. Les droogs s’emparent d’Alexander, et Alex entonne « Singing in the

rain », tout en frappant l’écrivain en cadence. Il continue sa « performance » en montant sur le

bureau, et en esquissant quelques pas de danse, puis, reviens vers la femme, lui découpe sa

combinaison de deux ronds à la poitrine. Le viol en tant que tel n’est pas montré, mais un jeu de

champ contre-champ s’établit entre le visage d’Alexander déformé par la douleur en contre

plongé, et le visage d’Alex lui annonçant ce qui va suivre « viddy well, brother », et l’obligeant à

regarder. La femme est traitée dans toute la séquence comme un objet sexuel. Mais la «  vraie »

7 CHLVMSKY, Milan, p.206

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violence est exercée en fonction de l’homme, c’est lui qui est violé, pénétré, dépossédé

métaphoriquement de sa masculinité. DeRossia remarque un parallèle à la structure œdipienne,

dans laquelle « le père est forcé de regarder le viol de la femme/mère par son fil  8». C’est par son

regard qu’il doit « subir » le viol, la scène s’arrêtant au moment où le viol doit commencer. Au-

delà de la dédramatisation de la séquence, l’utilisation de la chanson de Gene Kelly fait le lien

entre la masculinité, la subjectivité et la représentation de la violence (au sens théâtral), sa mise

en scène. À la performance scénique d’Alex lors de cette séquence, répondent d’autres scènes, se

déroulant également sur les planches d’un théâtre.

La scène de la rencontre avec Billy Boy commence sur un plan d’un gang (néo-nazi ?)

s’apprêtant à violer une jeune femme, dans une danse morbide fluctuant au son de « La pie

voleuse » de Rossini. Du contre-champ, Alex et ses droogs sortent des ombres et provoquent le

gang rival. « Comme to get some in the yarbles. If you have any yarbles », dit Alex,

« féminisant » son adversaire pour le provoquer. La femme(-spectacle) s’enfuit sans demander

son reste, alors que les deux gangs s’adonnent à un balai d’ultra-violence sadomasochiste, dans

lequel ils semblent prendre un plaisir supérieur à celui de l’acte (hétéro)sexuel. Pour preuve, les

cris poussés par Alex alors qu’il frappe de son bâton un de ses adversaires. Or cet art, sur le mode

morbide, n’est-il pas le plus pertinent pour exprimer l’érotisme, par le pouvoir de suggestion des

corps en mouvement ? Selon Margaret DeRosia, le film démontre une « certaine angoisse de la

remise en question des principes de la masculinité9 ». En effet, la représentation des rapports

sexuels dans le film suggère que les rapports hétérosexuels, et la part de violence qui leur sont

associés ne sont qu’un « prélude », un « substitut à des relations plus signifiantes entre les

hommes. Le film nie la possibilité de représenter l’homoérotisme – et le sujet masculin – en

8 DEROSIA Margaret, An erotics of violence, dans «Stanley Kubrick ; A clockwork Orange», edité par MCDOUGAL Stuart Y., Cambridge University Press, 2003, p . 709 Idem, p. 64

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dehors de la violence 10». La rivalité entre hommes génère un fort érotisme sous-jacent qui peut

seulement être suggéré au travers de la référence féminine. Les fortes références à l’iconographie

homo--érotique, comme les gladiateurs romains, en témoignent. L’homosexualité est le grand

«interdit » du film. Sujet rarement évoqué : on demande à Alex s’il est gay, au milieu d’autres

maladies, lorsqu’il rentre en prison, on évoque plus tard ce qu’il y a enduré, mais rien n’est

jamais explicitement montré. Alors que le prêtre fait sa prêche, un des détenus fait de l’œil à

Alex, sous le regard outré du sergent, qui pourtant ne peut pas intervenir, car il ne peut pas briser

le tabou.

Les deux scènes, avant et après le meurtre de la femme aux chats dépeignent les méthodes

dictatoriales d’Alex, ainsi que la rébellion de ses droogies. Alex est souvent associé par Kubrick

au personnage de Richard III. Seuls, ses acolytes n’osent pas l’affronter. Sur fond de fresque

homoérotique (des sexes sont dessinés sur les figures peintes aux murs), Alex (s’) assoit

littéralement (sur Dim) sa domination sur ses collègues, alors qu’ils lui annoncent qu’ils veulent

modifier la hiérarchie de la bande. Alors que c’est Georgie qui lui parle, il s’en prend à Dim,

visiblement le plus faible (en tout cas mentalement) s’asseyant sur ses genoux, face contre face.

Dans la séquence suivante, alors qu’ils marchent tous les quatre sur les bords de la Tamise, et que

la 9ème symphonie se fait entendre, Alex, au ralentit, va corriger les impertinents. Il les jettera dans

l’eau et d’une lame secrète cachée dans sa canne, taillera le poignet de Dim, suggérant

métaphoriquement la castration (et donc la soumission) de ce dernier. Suivant une idée de ses

acolytes, en allant « visiter » une ferme boiologique, il tue une vieille dame. Lorsque Alex sortira

de la maison, l’attaque de Dim qui lui casse une bouteille sur la tête, toujours au ralentit – en

opposition à l’accéléré de l’orgie- symbolisera une sorte d’éjaculation, de reprise du pouvoir, une

récupération de sa virilité. Avec un peu d’ironie. Cette première « éjaculation faciale » reçue par

10 DEROSIA Margaret, Opp. Cit., p.68

10

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Alex, retournement de sa position de mâle dominant (définie par son aptitude au regard), est la

première d’une série, continuant avec le crachat du conseiller Deltoïd alors qu’Alex est interrogé

par la police, puis lors de son séjour en prison et dans l’institut Ludovico. Si Alex, jusqu’à

présent était sujet du regard avant tout, c’est progressivement qu’il va glisser (mais pas

entièrement) vers la fonction d’objet, et le spectateur avec lui.

Comme le remarque le ministre, sa future figure paternelle (et hypocrite) de substitution,

Alex est entreprenant, agressif, extraverti, jeune, audacieux, et surtout vicieux. Pour DeRosia, ces

attributs sont « synonymes non seulement de la construction que fait le film de la masculinité,

mais reflètent également des constructions cinématographiques de la masculinité en tant

qu’espace psychique qui forme le monde11. » Le traitement Ludovico va le dépouiller de sa

masculinité, en utilisant des drogues et des images de violence pour associer ces dernières à un

sentiment de dégout. Il s’agit moins de le priver de cet inconscient que de construire un « Sur-

Moi » dans la conscience d’Alex. Alex, maintenu dans une camisole de force, les yeux gardés

ouvert par des pinces, et lorsque le sérum commence à faire effet, les nausées et la douleur

arrivent. Par l’utilisation de la 9ème symphonie sur ces mêmes images, force est de constater que le

film critique l’assignation de valeurs arbitraires à certaines formes de violences plutôt qu’à

d’autres (Le film est sorti au début des années 70, peu après la fin du code Hayes, mais cela

s’applique encore au début du 21ème siècle). La violence exercée par les médecins, observant leur

patient depuis l’arrière de la salle. Alex regarde un film, et nous le regardons regarder ce(s)

film(s). Nous regardons également les docteurs qui regardent Alex, grâce à une grande

profondeur de champ dans l’image. La violence du regard, nous paraît bien plus insupportable

que dans la première partie du film (une des doctoresses est même associée aux nazis par le

11 DEROSIA Margaret, Opp. Cit., p.74

11

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montage). Car elle est vécue par Alex, du côté de la souffrance, ce qui gâche en quelque sorte

notre plaisir esthétique. Il ne s’agit plus de la violence comme exutoire lorsqu’elle se fait au

niveau institutionnel. Alex est à la fois actif et passif, sujet de sa perception, et objet du regard

des médecins et du spectateur, ce qui peut nous déstabiliser en entravant l’identification primaire.

Alors que le personnage craque et supplie les médecins d’arrêter, ces derniers lui répondent par

une série de contradictions. « Vous devez tenter votre chance mon garçon », « le choix vous

appartint entièrement » puis « Vous devez vous en remettre à nous, et en être reconnaissant ».

Toujours en suivant l’analyse de l’auteur de « l’érotique de la violence », on comprend que ces

affirmations établissent un parallèle avec l’identification spectatorielle. «  Le cinéma encourage

l’illusion de la participation, […] de l’action […], mais encore, paradoxalement, l’absolue

immobilité et la passivité. 12»

Une autre scène du film explore le lien entre le spectacle de la violence et l’identification

du spectateur au personnage principal. À la fin de son traitement, Alex donne une représentation

devant une foule de médecins, de policiers, d’homme d’états, venus juger ses progrès. Il est

rabaissé à lécher les chaussures d’un homme sans pouvoir se défendre. L’assistance est aux

anges, ébahie par ce prodige (le visage satisfait et ébahit du gardien de prison). L’homme salue.

Encore une fois, Alex est à la foi objectivé par le regard, il est « soupesé », « tâté » par la foule de

spécialistes autour de lui. Le fait qu’il ne soit plus sujet, a fait perdre de son potentiel érotique

aux rencontres homosociales. N’étant plus en mesure de répliquer, Alex est destiné à subir.

S’avance ensuite vers-lui une jeune femme à demi-nue. Les pulsions ressortent, mais encore une

fois, il est incapable du moindre mouvement. Alex est représenté en plongée, et elle en contre

plongée, marquant ainsi la domination du corps féminin sur le personnage. Il est devenu moins

humain que ces mannequins du Korova Milk Bar. La femme est toujours l’objet du regard (les

12 DEROSIA Margaret, Opp. Cit., p.75

12

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plans de réactions – du gardien – le montrent assez bien). Alors que « l’acte » précédent avait

pour bande sonore une musique assez enlevée et joviale, lorsque la femme entre sur scène, le

thème d’Orange mécanique ressurgit (comme dans la scène ou Alex rencontre ses anciens droogs

devenus policiers) accentuant ce sentiment de supériorité. La femme salue devant le public qui

applaudit. Elle était consentante, et a même pris un certain plaisir dans ce jeu. Alex ne peut rien

sur la scène de la vie, contre ses acteurs. Dans une société qui nourrit la violence en son sein,

empêcher tout comportement jugé nocif ne peut conduire qu’à la perte de l’individu(alité). Alex

est privé des sensations procurés par les fonctions esthétiques (il ne supporte plus Beethoven)

érotique et pornographiques. « Le traitement Ludovico démontre le lien entre le spectatoriat

cinématographique et la violence, exposant un processus d’identification hautement genrifié. La

subjectivité masculine, sa vision et son expérience, servent les conditions implicites à

l’exploration de l’autoréflexivité cinématographique 13».

Alors qu’il vient d’être battu par ses anciens acolytes, Alex se perd et retrouve la même

maison que dans la première séquence « Home ». Il sonne, Alexander dans son fauteuil se

demande qui cela peut bien être. Un travelling latéral nous montre que sa femme a été remplacée

par Julian, un culturiste efféminé dans des habits trop petits pour lui. La femme n’est dès lors plus

nécessaire pour permettre le désir homosexuel de s’exprimer. Mrs Alexander n’avait pour autre

rôle que de signifier, par glissement de sens, le viol de son mari. « Elle était tout pour moi » dit

ce dernier, signifiant par là qu’elle s’occupait de la maison pour le laisser écrire. Il fait d’elle une

« victime des temps modernes », au même titre qu’Alex. La séquence o ù Alexander et ses amis

droguent Alex pour leur faire avouer son point faible (la 9ème de Beethoven), représente une

invasion de l’intimité, répondant à l’invasion de droogs de la première séquence. Le travelling

arrière, montrant Alexander, au milieu de ses collègues indifférents, subjugué par le plaisir

13 DEROSIA Margaret, Opp. Cit., p.78

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d’entendre les cris d’Alex est significatif. Les rôles se sont inversés, depuis le travelling arrière

du premier plan au Korova Milk Bar. C’est maintenant l’ancienne victime qui prend plaisir à la

combinaison de la musique classique et de la violence sadomasochiste, affirmant sa masculinité

(paradoxalement, il se déplace en fauteuil roulant). « Chaque travelling représente le plaisir

solitaire et érotique de l’ultraviolence, commis par les hommes contre les hommes14 ». Pourtant,

quelques plans auparavant, alors qu’Alex chante de nouveau « Singing in the rain » les images de

son visage tuméfié sont là pour nous rappeler sa souffrance passée. Alors qu’il se méfie, Alex se

laisse tout de même séduire par Alexander, ce qui le mènera à sa perte. C’est du point de vue

d’Alex que l’on suit sa tentative de suicide, son saut salvateur étant filmé en caméra subjective.

Alex ne récupèrera complètement son autorité narrative et sa position dominante

masculine que dans le dernier plan, après avoir accepté la proposition du ministre de se donner en

spectacle devant la caméra. Privé de son esprit, soumis au regard d’autrui, cette autorité s’était

effacée, elle était restée en attente. « I was cured, all right » sont ses derniers mots. Alex est de

retour, de nouveau instrumentalisé par le ministre, mais cette fois il participe aux conditions du

contrat. Il est toujours restreint physiquement comme mentalement, mais en bonne voie de

rétablissement. Le ballet des journalistes autour de lui, l’écoute de la neuvième symphonie

réouvre un champ qui avait été restreint lors du traitement. Alors qu’il nous annonce qu’il est

guérit, on voit un plan de l’espace intérieur (que nous n’avions pas vu depuis le traitement

Lodovico), ou Alex se trouve en train d’avoir un rapport avec une jeune fille au milieu d’une

foule de gens, le tout filmé au ralentit.

Pour terminer cette analyse, on résumera notre propos : Nous avons d’abord examiné la

façon dont l’identification du spectateur à Alex s’effectuait dans les premiers instants du film.

14 DEROSIA Margaret, Opp. Cit., p.80

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Nous avons remarqué que par une sorte de résurgence du complexe d’Œdipe en philosophie, le

regard du spectateur s’identifiait au seul sujet du film, au seul personnage possédant la capacité

de regarder. De cette confusion des regards naissaient, selon nous, l’identification à un

personnage dont le code moral et les comportements sont difficilement acceptable. On a

remarqué ensuite comment les fonctions esthétiques et érotiques se déployaient au long du film,

en s’associant, se liant, dans une trajectoire de restriction. Finalement, la fonction pornographique

entre elle aussi dans l’équation. La fonction esthétique est définie par Alex et dans le monde

diégétique comme une constante. Nous avons ensuite identifié cette fonction pornographique aux

rapports hétérosexuels, qui jouant sur la dénotation (aucun attributs du corps féminin n’est caché)

et la stylisation outrancière de façon à distancier le spectateur en le forçant à prendre du recul.

Les femmes sont des mannequins, vides de substances, servant de prélude à des relations plus

sérieuses entre les hommes, figurés dans la fonction érotique. Ces relations sont teintées d’homo-

érotisme, mais ne peuvent être suggérée que par un certain détour, le sadomasochisme. Elles sont

laissées en suspens, comme un texte sous-jacent qui de temps en temps tente de refaire surface

sans pour autant y parvenir. Ces hommes prennent du plaisir à faire le mal, à se faire mal (mâle).

La virilité écrasante d’Alex (malgré son apparente candeur d’adolescent) sa volonté castratrice,

entrainera sa perte momentanée, puisque ses droogies exaspérés se débarrasseront de lui lorsque

l’occasion se présentera, retournant l’humiliation qu’il leur avait fait subir. Le monde d’Orange

mécanique est entièrement dominé par le regard masculin, ce regard inquisiteur qui fait ce qu’il

veut de son objet. L’esthétisation de la violence (qu’elle soit érotique ou pornographique) va

cesser lors du traitement d’Alex, posant ainsi un problème à l’identification spectatorielle qui se

perd dans ce changement de distance. Alex devient, progressivement, un objet du regard des

protagonistes, alors que jusqu’à présent il n’était que l’objet de notre regard. Difficile donc de ne

pas voir la violence qui est exercée sur lui comme une injustice. L’identification devient

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ambiguë. Dépossédé de son regard actif, Alex conserve un regard passif, dans lequel il est

« enfermé » par son surmoi. L’accès à son « moi » lui est refusé, et il perd son identité. La phase

du traitement Ludovico montre le processus d’identification relevant de la masculinité et de sa

construction subjective. Alex, privé des fonctions esthétiques, érotiques et pornographiques, est

devenu un automate, une « orange mécanique ». Il n’est plus un homme. Qu’on nous comprenne,

l’identification spectatorielle ne cesse pas, mais elle s’amenuise, s’efface, laisse place au doute.

Le personnage tentera finalement de se donner la mort (bien qu’il y soit poussé) devant le

désarroi de ne pouvoir prendre plaisir à la vie comme il le faisait autrefois. « Si l’esthétique est à

la fois projet et résultante notionnelle de l’œuvre d’art, l’érotisme, lui, informe un désir-plaisir

dont il anticipe la fin – la mort – dans la mesure même où il doit en retarder, en organiser le plus

possible l’accomplissement.15 » La scène finale (dont certains plans sont filmés en caméra

subjective) atteste du retour d’Alex dans sa position dominante initiale, même si certains termes

ont changés. La distinction morale du film entre une éthique de l’individu et une éthique

institutionnelle, et les dangers lorsque la dernière veut s’imposer à la première, marche d’autant

plus qu’Alex est dans la transgression à outrance de ces codes moraux établis. La société qui

inflige la violence à l’individu, aussi mauvais soit-il, ne peut-aboutir qu’à la déshumanisation de

celui-ci.

15 ZEFFARA, Michel, Érotique/Esthétique, (texte du recueil), p.117.

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BIBLIOHRAPHIE :

- SIMON, Michel, Kubrick, Paris, Calman Lévi, 1980

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- SISKEL Gene, Kubrick’s creative concern, dans « Stanley Kubrick ; Interviews» édité par PHILLIPS Gene D., Jackson, University Press of Mississippi, 2001, pp.116-125

- BATAILLE, Georges, L’érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 1957.

- N IETZSCHE, Friedrich, Santé et maladie, l'art, Paris, Éditions L'Harmattan, 2002

- CHLVMSKY, Milan, Esthéticité, érotisme et pornographie (texte du recueil)

- ZEFFARA, Michel, Érotique/Esthétique, (texte du recueil), p.117.

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