15
Nyunda YA RUBANGO Creighton University & University of Nebraska at Omaha DES ÉGYPTIENS ET PHARAONS D'AFRIQUE CENTRALE L'analyse s'ouvre sur le récit de quelques événements relatifs au lien entre le Congo-Zaïre et l'Égypte. Premier événement. En 1954, paraît un article 1 sur un phénomène qui participera du centre de mon propos sur la parenté égyptienne des peuples congolais. L'événement, qu'est la découverte fortuite d'une statuette d'un dieu égyptien en Afrique centrale, ne mobilise pas, alors, à ma connaissance, outre mesure, l'attention des milieux belges (coloniaux et métropolitains), ni celle des milieux scientifiques européens (à part une poignée d'égyptologues et d'africanistes dont Capart, Speleers et Bequaert), encore moins celle des milieux congolais encore plongés dans les ténèbres de "l'empire du silence". Quarante ans plus tôt, "au cours de la guerre 14-18", l'on a trouvé au gré du pur hasard à Mulongo, au Katanga, au confluent de la Kalumegongo et du Lualaba, un "kiuma", un "morceau de fer" selon le terme des hommes de troupe qui l'ont déterré à plus d'un mètre de profondeur. L'objet curieux se révélera une statuette en bronze ou en cuivre d'Osiris. Des études et des fouilles archéologiques systématiques ne furent pas immédiatement effectuées pour éclairer ce fait de l'influence égyptienne en Afrique centrale (même si Cheik Anta Diop l'évoque dans son célèbre premier essai et ses travaux classiques ultérieurs 2 . 1 Grauwet, R., "Une statuette égyptienne au Katanga?", (Revue Coloniale Belge, nº 214, 1954, p. 622), (reproduit par Isidore Ndaywel è Nziem, Histoire générale du Congo, Bruxelles/Paris, Duculot/Agence de la Francophonie, 1998, p. 74-75). 2 Nations nègres et culture, Paris, Éditions Africaines/Présence Africaine, 1954; Antériorité des civilisations nègres; mythe ou vérité historique?, Paris, Présence Africaine, 1967; Civilisation ou barbarie, Paris, Présence Africaine, 1981, p. 402.

III-2 Nyunda Rubango

  • Upload
    orockjo

  • View
    226

  • Download
    3

Embed Size (px)

DESCRIPTION

even more stuff

Citation preview

  • Nyunda YA RUBANGO Creighton University & University of Nebraska at Omaha

    DES GYPTIENS ET PHARAONS D'AFRIQUE CENTRALE

    L'analyse s'ouvre sur le rcit de quelques vnements relatifs au lien entre le Congo-Zare et l'gypte. Premier vnement. En 1954, parat un article1 sur un phnomne qui participera du centre de mon propos sur la parent gyptienne des peuples congolais. L'vnement, qu'est la dcouverte fortuite d'une statuette d'un dieu gyptien en Afrique centrale, ne mobilise pas, alors, ma connaissance, outre mesure, l'attention des milieux belges (coloniaux et mtropolitains), ni celle des milieux scientifiques europens ( part une poigne d'gyptologues et d'africanistes dont Capart, Speleers et Bequaert), encore moins celle des milieux congolais encore plongs dans les tnbres de "l'empire du silence". Quarante ans plus tt, "au cours de la guerre 14-18", l'on a trouv au gr du pur hasard Mulongo, au Katanga, au confluent de la Kalumegongo et du Lualaba, un "kiuma", un "morceau de fer" selon le terme des hommes de troupe qui l'ont dterr plus d'un mtre de profondeur. L'objet curieux se rvlera une statuette en bronze ou en cuivre d'Osiris. Des tudes et des fouilles archologiques systmatiques ne furent pas immdiatement effectues pour clairer ce fait de l'influence gyptienne en Afrique centrale (mme si Cheik Anta Diop l'voque dans son clbre premier essai et ses travaux classiques ultrieurs2.

    1 Grauwet, R., "Une statuette gyptienne au Katanga?", (Revue Coloniale Belge, n 214, 1954, p. 622), (reproduit par Isidore Ndaywel Nziem, Histoire gnrale du Congo, Bruxelles/Paris, Duculot/Agence de la Francophonie, 1998, p. 74-75). 2 Nations ngres et culture, Paris, ditions Africaines/Prsence Africaine, 1954; Antriorit des civilisations ngres; mythe ou vrit historique?, Paris, Prsence Africaine, 1967; Civilisation ou barbarie, Paris, Prsence Africaine, 1981, p. 402.

  • Deuxime vnement. Au paroxysme de la campagne du nationalisme congolais connu sous le nom d'"Authenticit", dans un discours flamboyant prononc la tribune de l'ONU en date du 4 octobre 1973, Mobutu dclara la rupture des relations diplomatiques avec un trs vieil "ami", l'tat d'Isral, par solidarit envers un pays "frre", l'gypte. Le propos du "Guide clair" entra dans l'histoire et le parler de monsieur-tout-le-monde ("entre un frre et un ami le choix est clair"). Mobutu oprait ce choix en pleine "guerre froide" et "guerre du kipour", o le Congo et le vieil "ami" bnficiaient du mme appui amricain et le "frre" tait connu pour une longue tradition de complicit et d'hostilit anti-ngres et de diffrence idologique. En effet, dans la mmoire congolaise et africaine populaire, l'image de l'Arabe est associe la traite et l'invasion. Dans les annes de fin de colonialisme et d'indpendance, l'gypte de Nasser est classe dans la catgorie des pays qui prnent le nationalisme africain, la panafricanisme, le "neutralisme positif" tout en dissimulant mal ses affinits avec l'Est. Durant la crise d'indpendance congolaise, elle figure parmi les principales sources de soutien de Lumumba et de rgimes lumumbistes; elle servira de terre de refuge et d'oprations de prdilection aux dirigeants de rbellions mullistes. Il va sans dire que le stratge on ne peut plus habile qu'tait Mobutu mesurait judicieusement ses choix politiques et ses mots, mais au niveau de la rhtorique, les affinits avec le "frre" privilgi ici se situent sur le plan purement gographique (du continent africain) et historique (anciennes colonies, membres du "Tiers Monde"), et non racial. Dans le mme discours, l'homme politique africain criait vivement haro sur l'apartheid sud-africain. vnements plus ou moins rcents. une poque bien ultrieure de la Deuxime Rpublique et du tournant du sicle appartiennent les discours que je vais analyser et considrer comme typiquement rvlateurs de l'identit congolaise (et paracongolaise, rwandaise) qui se rclame de souche gyptienne. Discours scientifiques comme l'essai de l'anthropologue Tshimpaka Yanga et discours

  • littraires comme la posie de Kama Sywor Kamanda et, dans une moindre proportion, le roman d'Antoine Ruti.

    LA PARENT GYPTIENNE DES PEUPLES CONGOLAIS TABLIE PAR TSHIMPAKA

    Anthropologue bien initi aux tudes linguistiques et sociolinguistiques et fervent disciple de Cheik Anta Diop et Thophile Obenga, Tshimpaka Yanga a publi en 1989, l'dition Cactus de Lubumbashi, un essai (La parent gyptienne des peuples du Zare) qui mriterait d'tre vers au champ d'tudes gyptologiques habituellement entour de dcouvertes sensationnelles et de dbats passionns. Il dfend la thse fondamentale de l'unit culturelle des peuples du Congo-Zare, unit fonde sur une "souche lointaine" commune qu'est l'gypte noire pharaonique. Il s'applique relever les faits culturels et sociaux communs l'gypte antique et aux socits congolaises aussi bien traditionnelles que modernes. Dans le droit fil des matres sngalais et congolais, il considre la Nubie comme point de dpart des migrations de l'Afrique noire et situe dans la valle du Nil l'origine commune des socits, des cultures et des langues bantoues et soudanaises. Il corrobore la thse de cette filiation en considrant deux entits relativement loignes dans l'espace gographique national, savoir les "Bangala" de la "charnire Nord-Est" et les "Baluba" de la "liaison Sud-Est". Pour prvenir certaines critiques, notamment l'absence d'homologies ou analogies systmatiques, en excluant l'hypothse de pur hasard au niveau de correspondances culturelles et linguistiques, il utilise l'argument de Diop: pas plus que dans toutes les socits de l'Afrique noire, l'influence gyptienne n'a atteint systmatiquement tous les peuples du Congo-Zare. L'appellation "Bangala" est en ralit un glossonyme doubl d'ethnonyme complexe. Elle dsigne le vaste "groupe associ au lingala", langue de communication ou lingua franca dont l'auteur dtermine la "souche originelle partie du Soudan (Nubie)" (p. 84). Elle englobe de nombreuses ethnies habitant "au moins depuis la fin du

  • 19me sicle, la contre situe sur les deux rives du fleuve Zare partir de sa confluence avec le fleuve Ubangi jusqu' la rivire Mongala": Baloi, Libinza, Babale, Balobo, Iboko, Jamba, Lobala, Likoka, Baloki, Babangi (p. 108-109), groupes "bantous" non sans lien avec les groupes "soudanais" proches (Ngbandi, Ngbaka, Azande, Akare et Ngala) rattachs eux-mmes au Soudan mrotique. Plus tendue est la notion de l'auteur de "Baluba" qui peuplent les deux Kasa et une partie du Katanga et du Maniema: Luba-Shankadi, Luba-Lubilanji, Bakwa Luntu, Bena Lulua, Basonge3, Bena Kanyoka, Bena Kalundwe, Bakahonde, Boyo, Kunda, Lumbu, Luba-Hemba. Tshimpaka appuie sa thse par une srie d'arguments linguistiques et ethnographiques. Il met l'avant-plan notamment les variations de dsignation de la "terre ancestrale des anciens gyptiens", Pout / Pount / Puth / Put, dont on rencontre des survivances ethnonymiques, patronymiques, voire toponymiques dans les espaces "bangala" "baluba" dsigns: Mputu dans les deux Kasa, au Katanga, au Bas-Congo; Mput au Katanga et au Bandundu; Poto l'quateur; Mputu encore au Katanga comme nom du chef-lieu d'une localit, etc.

    Il cite galement les noms qui rfrent la trinit gyptienne, tel celui de Khons qui dsigne la contre du Haut Nil (To-Khonsit signifie 'terre des Khons'), noms partir desquels Diop tablit une association entre le dieu thiopien Khons et l'appellation de l'arc-en-ciel en wolof, Khon. Selon l'gyptologue sngalais, qui se rfre lui-mme Pdrals (Tshimpaka, p. 122), le nom de Khons serait driv de la dsignation d'une divinit lunaire, Khonsu qui, dans la tradition gyptienne et par la suite thbaine, participait de la trinit Khonsu (fils)-Amon (poux)-

    3 Dans plusieurs de ses travaux, Kabamba Nkamany a Baleme [Victor Alhadeff], auteur d'origine songe lui-mme, rattache les racines de son groupe ethnique (situ au Kasa, au Katanga et au Maniema) l'gypte pharaonique. Il rend compte de plusieurs vagues de migrations et affinits culturelles. Expressif est le titre d'un de ses essais: Le Busongye, minorit pharaonique? (Kinshasa, dition Nkamanyland, 1996).

  • Mut(u) (pouse). Tshimpaka rapproche ces noms et ces conceptions religieuses des termes qui dsignent une branche des Baluba du Kasa, les Bena-Konshi/Bena-Konji (synonymes de Bakwa-Luntu) ainsi que le phnomne de l'arc-en-ciel en ciluba et en kisonge, mwanza-kongolo et le nom de Kongolo Mwamba (souverain musonge cofondateur de l'empire Baluba-Shankadi). Il largit l'ventail des analogies au point de noter, propos des Bena-Konshi, "un trait distinctif qui semble tre unique travers tout le territoire: leur teint brun-rougetre", rsidu d'une gnration de l'gypte pharaonique marque par le mtissage racial, le mlange d'lments ngres et aryens.

    Dans la dmonstration de Tshimpaka, le nom de Mut, lment fminin de la triade gyptienne, survit galement dans la langue et les coutumes matrimoniales des Baluba. Mutu qu'on trouve dans Mutu wa lubanza ("tte (?) de la parcelle / du foyer") pour dsigner la seconde pouse dans un mnage polygamique, ne signifierait pas 'tte' (sens qui chapperait mme aux Baluba d'aujourd'hui), mais serait driv de Mut (pouse d'Amon et mre de Khons dans la cosmogonie gyptienne). Le titre de la premire pouse, mwadi mukulu, exprime le rang et la fonction de cette dernire: elle merge au-dessus de toutes les co-pouses comme dpositaire de la tradition, "gardienne de certaines valeurs symboliques du mnage". Fort de l'tude de Budge, Tshimpaka rapproche encore Mwadi de Maat/Mat, la femme ou l'pouse "droite, vraie, relle, gniale, juste", "la cl de la raison pour la vie d'un homme", "la cl de la philosophie, thologique et mystique de l'gypte" (Tshimpaka, p. 126), "la justice ou la vrit", valeurs d'essence divine pour les anciens gyptiens et Platon, d'aprs Diop (1981:427).

    Multipliant les recoupements, Tshimpaka rapproche Maat de

    son poux Toth, dieu de la justice, de la vrit et de la lune et matre du ciel et de la terre. Il conclut d'autres analogies frappantes: (mu)-tootu, driv du nom du dieu gyptien Toth, dsigne, en ciluba, l'toile.

    Tshimpaka s'inspire d'autres tudes qui mettent en relief le rle

    primordial de deux figures dans les rcits de cration. Il s'agit de noms de personnes communs dans la tradition luba, savoir Mwadi, Vnus

  • africaine et double de Tshama / Cyame, "dtentrice de l'initiation pour les humains", "deuxime Esprit Seigneur", "double nocturne de l'tre Suprme" et dont le rle consiste conseiller ce dernier. Il n'exclut pas l'hypothse de faire de Tshama une altration du nom de Cham, l'anctre des Noirs dans la tradition hbraque.

    D'aprs l'universitaire congolais, on trouverait des vestiges de la

    culture gyptienne mme dans les expressions d'tonnement propres aux lubaphones: Ka-ka-ka-ka-ka et Mamon. L'une et l'autre exclamation n'en voquent pas moins les ides respectives du Ka, source du pouvoir et d'ternit pharaoniques, "principe immortel qui rejoint la divinit au ciel aprs la mort" (Diop, 1981:392) et de la suprmatie du dieu crateur de l'univers, Amon-R.

    Comme derniers arguments, analyste trs attentif aux analogies

    de coutumes releves par Diop4, Tshimpaka aligne des arguments historiques et archologiques, notamment la dcouverte d'une statuette d'Osiris au Katanga, les migrations conscutives aux invasions successives de l'gypte pharaonique et postpharaonique et la croyance rpandue parmi les Baluba, partir des rcits mythiques, qu'ils constitueraient un peuple issu de groupes de chasseurs gars, venus de l'Est ou du Rwanda, chous dans cette partie de l'Afrique centrale (p. 132). L'auteur lie cette tradition les origines du cofondateur de l'empire luba du Katanga, Mbidi Kiluwe, chasseur rput galement originaire de la contre du "ct du soleil levant", hritier lointain du Pharaon Akhenaton, dmiurge et souverain lgendairement passionn de la chasse.

    Fruit d'une lecture fouille de travaux de Diop, d'Obenga et

    d'autres gyptologues, riche de donnes et d'arguments historiques, ethnographiques et linguistiques, cette uvre d'un anthropologue cherche dpasser la dimension d'un pur exercice acadmique. Entre 4 Voir notamment les "arguments ethnologiques" de Diop (1954:119-130): totmisme, circoncision, royaut, cosmogonie et organisation sociale. Voir aussi "quelques traits fondamentaux de la culture ngro-gyptienne" (matriarcat, totmisme et systme des castes) dcrits dans son essai postrieur (1967:69-96).

  • autres intrts, l'auteur y voit un arsenal de possibilits: poser, au tournant du sicle, la "problmatique d'une culture nationale au Zare" (chapitre IV); construire ou reconstruire une conscience historique nationale; rcrire une histoire nationale et continentale inscrite dans un continuum culturel, une histoire indemne des fragmentations, des altrations et des falsifications de savants europens qui mettent en relief l'pope occidentale, de l'exploration la conqute ou occupation du continent, en passant par la traite et l'esclavage; comprendre le pass d'un peuple et la profondeur de son unit spirituelle; interroger les facteurs de sa rgression et de son redressement, de son progrs; "purger", assainir et dynamiser, revigorer la politique de "recours l'authenticit"; saisir l'axe du parcours de l'exprience ngre (partie de l'gypte, elle atteint l'Amrique en passant par l'Afrique noire)

    LA MMOIRE GYPTIENNE CHANTE PAR KAMANDA La dmarche de Kama Sywor Kamanda entre dans le mme champ de qute, de filiation et de clbration gyptiennes, mais dans une orientation quelque peu diffrente. Pour commencer, son uvre est essentiellement littraire, mme si dans ses prfaces, interviews et dclarations il se livre un discours explicitement politique, idologique. Issu d'une famille prtendument royale gyptienne migre au Congo-Kinshasa une poque plus ou moins rcente la suite des conqutes napoloniennes et des guerres arabo-turques, sa conscience d'identit gyptienne est limite au niveau de sa personne et de sa famille nuclaire5. Il n'assume pas

    5 ses essayistes, Kamanda rvle en ces termes les origines de sa famille et la mission sublime hrite de son aeule:

    "J'ai connu mon aeule qui est morte cent cinq ans. C'est elle qui a conduit ma famille au Congo. Lorsqu'elle est morte, j'avais dj l'ge de comprendre les choses. Avant sa mort, elle m'a dit: 'Tu es Congolais de naissance, parce que tu es n ici. Mais tu es un descendant de la royaut gyptienne! Il t'appartient dsormais de transmettre la flamme ternelle de l'gypte comme nous te l'avons transmise.'"

  • prioritairement ni exclusivement l'identit et le destin d'un groupe ethnique (genre "Baluba" ou "Bangala" de l'essai de Tshimpaka), mme s'il se dit solidaire de la cause de l'homme noir en gnral et particulirement de "mes frres [noirs] perscuts en gypte par les occupants arabes" et cur par "la colonisation mentale et religieuse de l'homme noir", "les dictatures, les mensonges, les crimes contre l'homme africain et la destruction de notre civilisation" (Cata & Nyalendo, 2003:99). L'importance de ses racines gyptiennes est directement disproportionnelle la contingence de son lieu de naissance (Luebo, au Kasa), de sa patrie fortuite d'adoption, le Congo, "un pays o nous tions des trangers" (ibid., p. 44), de sa terre d'exil (Belgique et Luxembourg) et de sa condition cosmopolite finale ("mon pays est devenu le monde, l o on m'accueille" (ibid., p. 50)). L'criture de cet artiste est polyvalente, mais c'est dans le conte et la posie que son gnie s'est manifest de la manire la plus prolifique6. On lui doit un seul roman, Lointaines sont les rives du destin (Paris, L'Harmattan, 1994). xil au Bnlux depuis 1977, cet auteur qui a dj fait l'objet d'une demi-douzaine d'ouvrages et obtenu une soixantaine de prix littraires7 est moins connu au Congo-Zare que dans l'espace francophone et dans le monde. "Chantre de la mmoire gyptienne", selon le mot juste de ses essayistes, Kamanda a consacr plus de 70 pomes pour clbrer la grandeur de sa patrie d'origine, l'gypte pharaonique et la Nubie, et dplorer le sort actuel de ses frres. Il cultive cette passion mme dans le conte o sa source d'inspiration ("les mythes et les traditions qui ont berc mon enfance" [Kamanda, 2004:7]) varie entre l'Afrique noire et le Congo traditionnels et modernes et l'gypte ancienne8.

    (dans Cata, Isabelle & Nyalendo, Franck, Kama Sywor Kamanda, chantre de la mmoire gyptienne, Luxembourg, ditions Paul Bauler, 2003, p. 37).

    6 Kamanda a dj publi cinq volumes de contes, dont le dernier (Contes, Paris, Eben'A, 2004), bien monumental (1639 pages), et onze recueils de pomes. 7 Ndaywel (1998:714) lui reconnat 59 prix dans son ouvrage dj voqu. 8 Le dernier mga-volume de Contes (225 entres) contient des dizaines d'entres consacres ce thme de prdilection, au regard des titres, de la nature des

  • Initi trs tt, l'ge de sept ans, par des "anciens" aux traditions et la sagesse ancestrales, Kamanda assume son identit gyptienne et pharaonique jusque dans son nom compos de Kaman(d)a, nom driv de Ka (me ternelle) et de Amana (variation de Amon) et incarnant "l'me ternelle du dieu Amon" (Cata & Nyalendo, 2003: 90). D'o les valeurs obsdantes de vrit et de justice qui hantent son criture et sa vie, son combat quotidien. Vou la cause du monde noir entier et protagoniste de la renaissance la fois gyptienne et bantoue, il s'affirme comme le fervent dfenseur de son peuple opprim sur la terre mme des Pharaons. Kamanda dnonce autant les conqutes europennes et arabes que l'alination mentale et religieuse issue de l'invasion du christianisme et de l'islam. Il fustige galement la politique vicieuse d'arabisation de mise dans l'gypte actuelle, la marginalisation de descendants noirs de Pharaons sur leur propre terre, leur sgrgation conomique et culturelle. D'o la complainte du pote-conteur: "L'gypte est le seul pays d'Afrique qui reste colonis au XXIe sicle" (ibid., p. 49). Kamanda dnonce encore les mensonges, les falsifications, les manipulations et le silence d'historiens, gyptologues et autres scientifiques occidentaux qui ont confisqu l'hritage culturel gyptien au profit de l'Europe et du Moyen-Orient, le "viol" du pass gyptien, le "pillage" d'antiquits gyptiennes en faveur des villes europennes et amricaines. Un autre fervent disciple de Cheik Anta Diop, Kamanda s'applique affirmer un certain nombre de vrits fondamentales, notamment la place primordiale de l'gypte pharaonique dans le rayonnement de l'Afrique noire ("Peut-on parler d'Afrique noire sans personnages et des sites voqus. Mme au pas d'une lecture htive, il y a lieu de noter, titre d'illustration non exhaustive, entre autres contes de coloration gyptienne et/ou nubienne, les rcits suivants: Aton et l'oiseau sacr (p. 29), Le pharaon et la barque solaire (p. 139), Amana et l'enfant-dieu (p. 224), L'esclave de Gao (p. 411), Le magicien et la belle Nubienne (p. 572), Nera, la princesse des rives du Nil (p. 765), Le pcheur du Nil (p. 936), Piankhy, le roi des Koush (p. 965), L'orfvre de Nubie (p. 1051), Le sage de Mro (p. 1207), Le malin serpentaire (p. 1218), Senns Min, le scribe des pharaons (p. 1465), Le gnie de la Valle des Rois (p. 1566), L'animateur des ombres (p. 1599).

  • inclure l'gypte et la Nubie?"); la couleur noire d'anciens gyptiens, notamment de Pharaons comme Ramss II; le gnie ngro-africain la base de toutes les civilisations (mditerranennes, europennes, orientales, asiatiques et autres universelles), etc9, la conscration de la "science des anciens gyptiens" comme "me de l'africanisme"10, etc. Kamanda est conscient de sa condition douloureuse d'exil ("un sans famille, un sans terre et un sans nationalit", "dpossd de mon identit, de mon histoire et coup de mes racines ancestrales comme mes frres gyptiens et nubiens"). Il est tout aussi conscient du silence, de l'apathie, de l'indiffrence et de l'hostilit de la part de son peuple. Il joue dessein le rle de malheureux prophte congolais et africain. Toutefois, il trouve dans l'exil une meilleure atmosphre de cration artistique, plus d'opportunit d'exprimer sa voix de manire plus ou moins dmocratique ainsi qu'une rare possibilit de saisir la richesse profonde, suprieure des civilisations africaines et d'essaimer comme "citoyen du monde". S'il crit en franais, fait de la langue franaise le fer de lance de son combat littraire, il se montre encore critique, sceptique, tout le moins rserv, propos de l'idal de convivialit, de justice, de dmocratie et d'universalit de la Francophonie. Malgr le succs de sa carrire littraire, les multiples invitations qu'il reoit de par le monde et l'accueil enthousiaste de son uvre dans le monde francophone et non francophone11, il s'identifie comme "crivain de langue franaise" et non comme "crivain francophone"; au mieux, il se voit "crivain francophone" au futur potentiel et non au prsent immdiat. Sa parole devrait nous inviter la mditation, pour penser, de concert, en symphonie, un devenir plus splendide de notre organisation: 9 Dans ce sens, les "inventions" noires vont de la posie, du conte, de l'pope aux arts plastiques, la philosophie, la religion, la mdecine, aux sciences, etc. 10 "O donc est passe la fiert de l'Africain? Si la science des anciens gyptiens Ne nourrit pas de sa vigueur L'me de l'africanisme." (Kamanda, Chants de brumes, p. 151, cit par Cata & Nyalendo (2003:12-13). 11 "Les livres de Kama Kamanda sont traduits dans plus de 10 langues" (anglais, chinois, japonais, roumain, macdonien, etc.), notent Cata et Nyalendo.

  • "Je me considre comme un crivain de langue franaise, plutt que comme crivain francophone. Je serai francophone quand dans tout l'espace de la francophonie, il y aura une vritable justice entre les diffrents acteurs et un change galitaire des valeurs de civilisation et de culture. Je croirai en la francophonie quand un crivain de langue franaise sera jug pour sa crativit intrinsque indpendamment de sa couleur de peau et de son pays d'origine." (dans Cata & Nyalendo, 2003: 102-103).

    LE RWANDA GYPTIEN SUGGR PAR RUTI J'ai cru opportun d'ajouter ces deux sources diffrentes d'identification gyptienne une troisime peu connue: un roman posthume d'Antoine Ruti, Le fils de Mikeno (Lubumbashi [?], ditions Impala, 1997). L'auteur (1942-1994), n au Rwanda et d'origine rwandaise, a accompli au Congo ses tudes universitaires et sa carrire (respectivement dans l'enseignement, le journalisme et l'administration scolaire d'une compagnie minire). L'histoire du "fils de Mikeno", Silimu, voque en partie son propre itinraire dont les sites d'exprience oscillent entre le Rwanda natal, le Burundi et le Congo et les priodes entre les annes de la colonisation belge, la crise des indpendances dans la rgion des Grands-Lacs et l'avnement du mobutisme au Congo. Sont voqus plus d'une figure et d'un vnement historiques: le "mwami kilomtrique" Mutara et sa mort soudaine et mystrieuse Usumbura, les mwami Kigeli IV et Musinga, le prince Rwagasore et son assassinat, Bulamatari, Kimbangu, Msiri, Patrice Lumumba et son assassinat suivi de reprsailles, les rbellions mullistes, l'authenticit de Mobutu, les conflits tutsi-hutu au Rwanda et au Burundi et leurs effets internes et extrieurs, etc. Dans cette uvre, mon attention spciale a t retenue par les passages qui rfrent l'ethnicit et surtout des lignes qui font cho aux

  • faits d'ingalit, d'altrit, de tension, de condescendance et de domination entre Tutsis et Hutus, Rwandais et Congolais, etc. Certains noncs sont quivoques et se prtent une varit de lectures dlibre, cautionnant ainsi la complexit et la richesse de l'uvre: assomption, dfense, caricature, critique, rejet d'une rhtorique ou d'une idologie ethniques communes; dilettantisme individuel d'un rudit d'excellente formation littraire, philologique et historique; tmoignage d'un enfant de la rgion des Grands-Lacs, qui connat bien et est attach l'ancien empire colonial belge; fiction mle de la volont de rendre compte de la mmoire et de la conscience collectives des peuples congolais et rwandais, etc. titre d'illustration, notons quatre pisodes significatifs. Commenons par celui o l'administrateur territorial Joseph Demal12 s'adresse au tutsi Darius Rugamba pour affirmer la supriorit et la noblesse tutsies fondes sur les racines gyptiennes, nilotiques de son groupe: "Vous tes un peuple suprieur et hautement civilis. Telle est la matire d'un chapitre dont j'ai commenc cette nuit la rdaction. Votre actuel retard est imputable aux invasions chrtiennes d'abord, musulmanes ensuite, qui vous ont refouls des confins de l'gypte vers ce ventre de l'Afrique. A Mrow, vous avez rivalis avec Rome et la Grce pendant que nous tions encore, Gaulois ou Germains, d'affreux Barbares. Arrivs ici, au bout d'un interminable exode, rien ne vous restait que ce je ne sais quoi d'minemment sublime que les grands peuples conservent aprs avoir tout perdu, et que j'appelle noblesse. Vous tes d'authentiques Blancs, que l'histoire et la gographie ont quelque peu ternis. La Belgique se fixe pour mission de vous amener retrouver votre splendeur." (p. 18-19). 12 Il s'agit ici d'une mtaphore quivoque susceptible d'tre perue comme la voix concordante ou discordante, ironique, satirique, critique de l'auteur Ruti, la voix de son groupe tutsi ou du groupe antagoniste hutu, la voix du colonisateur belge, la voix d'historiens et observateurs trangers, la voix d'gyptologues africains de l'cole de Diop, la voix lointaine d'un Tshimpaka, d'un Kamanda

  • Ailleurs, le fonctionnaire belge, jouant l'gyptologue et anthropologue avis, verse de l'eau au moulin de Tshimpaka et de Kamanda en associant au dieu gyptien Amon le nom de Imana, qui, dans la langue et la culture rwandaises et burundaises, dsigne aussi la divinit suprme. Il tient Eulade Mukama ce discours savant: "Un mot fondamental, naturellement inconnu chez vos voisins, est le nom de Dieu: Imana. Il vient de Kush, o le roi comme votre mwami, dtenait son pouvoir d'Amon, qui tait reprsent sous la forme d'un blier. Or cette bte, que vous levez avec beaucoup d'gards, qui marche en tte de vos troupeaux bovins, vous l'appelez galement "imana"! non que vous l'adoriez ni l'identifiiez au Crateur, mais comme sa figuration matrielle. Raison pour laquelle la viande de mouton est tabou." (p. 42-43). La supriorit rwandaise apparat mme sur le plan linguistique. Dmal, dans la peau de philologue comparatiste, s'ingnie encore convaincre son interlocuteur de la richesse de la langue de ce dernier en relevant une srie de correspondances lexicales et morphologiques entre le kinyarwanda et les langues indo-europennes: "() Ouvre ce carnet n'importe quelle page. (). Lettre A: - andara (italien andare, aller). Lettre B: bombi (latin ambo, anglais both, tous les deux), bwato (bateau, anglais boat). Lettre G: - gondola (gondeler). Lettre H: - hata (hter). Lettre K: - kuna (con, latin cunnus). Lettre T: - tata (tter). Lettre V: - va (latin vadere, certaines formes du franais aller); cf va aha n'i Roma (va d'ici Rome); dans la conjugaison trs irrgulire de ce verbe, l'un des radicaux n'est autre qu'un frre jumeau de l'anglais go; aha est rapprocher du latin hac. () Signalons au passage que, suivi de l'infinitif, votre "avoir" traduit exactement le franais et l'anglais: vous avez you have to, ufite ku ...! Encore une preuve de votre indo-europanit" (p. 67-68). "Chaque langue possde ses expressions propres et intraduisibles qu'on nomme idiotismes. Il en existe pourtant en latin que j'ai trouves chez

  • vous: conducere mulierem et kurongora omugore, c'est--dire, mot mot, "conduire la femme", cela signifie, dans l'une et l'autre langue, pouser!" (p. 73). la fin du rcit, intriorisant sa propre tragdie, le protagoniste Silimu compare la dcadence de son peuple (tutsi) qu'il glorifie une dernire fois la chute d'autres grands peuples de l'histoire universelle: gyptiens, Grecs, etc.: "() Les peuples naissent, croissent et meurent. Les Tutsi, dont l'toile rayonna haut dans le ciel d'Afrique, des Pyramides Monomopata, leur dchance est consomme. () Face leurs travailleurs noirs, du ct d'Aketi ou de Paulis, les planteurs grecs , avec la fatuit d'incultes endimanchs, nonnent sur Pythagore, Diogne ou Znon d'le des anecdotes pleines de centrepteries. Aujourd'hui, les Tutsi, idem. Leur histoire est derrire eux." (p. 233).

    CONVERGENCES, DIVERGENCES ET POINTS D'INTERROGATION

    Le corpus des trois auteurs considrs prsentent des convergences et des divergences. Notamment le souci d'identifier sa personne et/ou son peuple ou d'autres peuples l'gypte pharaonique, la Nubie et la valle du Nil, comme modles culturels et humains souverains, comme source de la civilisation universelle, de l'unit culturelle de l'Afrique noire et fondement de ses propres racines suprieures et de la supriorit culturelle de son groupe. Mais l o, dans un cas (Tshimpaka), l'individu tente un effort pour s'effacer ou effacer son noyau ethnique nuclaire pour appuyer sa thse en largissant l'espace gographique et dmographique de son tude, dans un autre cas (Kamanda), l'ego prime (sa personne, sa famille nuclaire, son clan en dpit de la solidarit dclare envers l'homme noir et africain en gnral et "mes frres [noirs] perscuts en gypte par les occupants arabes"); dans un autre encore (Ruti), on lit une attitude ambigu, oscillant entre l'apparente critique et l'affirmation ou

  • clbration tacite de la parent gyptienne, pharaonique du peuple rwandais, particulirement tutsi. Des projets au dpart ou essentiellement scientifiques ou littraires aboutissent une profession de foi politique et idologique. Le discours gyptologique sert ainsi de prtexte ou de support d'une rhtorique d'affirmation d'identit ethnique, nationale et raciale. On postule le rayonnement culturel universel du monde noir fond sur la civilisation pharaonique (Tshimpaka) et la mission de "transmettre la flamme ternelle de l'gypte" (Kamanda). Dans tous les cas, il s'agit de discours ou de (re)constructions "intellectuels" de la part d'universitaires et d'artistes (crivains) munis d'un niveau d'ducation suprieur. Une question demeure sans rponse concernant la conscience populaire de cette parent gyptienne; elle mrite, par consquent, une analyse approfondie, indpendamment des tmoignages personnels relatifs l'histoire de certaines familles et clans spcifiques (Kamanda) et de la prise en compte d'lments de la tradition orale, de rcits mythiques (Tshimpaka): comment le Congolais ou le Rwandais moyen, commun, "monsieur-tout-le-monde" surtout non instruit, ft-il, dans un cas, du groupe "Baluba" ou "Bangala", et, dans l'autre, du groupe "tutsi", comment assume-t-il, vit-il, noce-t-il son "gyptianit", sa "pharaonit", sa "nubianit", sa "nilotude", hier et aujourd'hui? Quels sont les effets d'une pareille prise de conscience?