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Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral DEPUSSAY Laura Mémoire de Séminaire Séminaire « Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel » Sous la direction de : Max SANIER (Soutenu le : 4 septembre 2012 ) Membres du jury : - Max SANIER - Philippe CORCUFF

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Université lumière Lyon 2Institut d'Études Politiques de Lyon

Théâtre politique, théâtre populairel'engagement des acteurs du champthéâtral

DEPUSSAY LauraMémoire de Séminaire

Séminaire « Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel »Sous la direction de : Max SANIER(Soutenu le : 4 septembre 2012 )

Membres du jury : - Max SANIER - Philippe CORCUFF

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Table des matièresIntroduction . . 4I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens » . . 12

A) Un anti-classicisme assez traditionnel . . 121) Trois auteurs du théâtre politique . . 122) Des théâtres anti-classique . . 15

B) Le refus du politique . . 201) La fin du théâtre révolutionnaire? . . 212) Une nouvelle forme de théâtre politique? . . 27

II Le théâtre sans les règles de l'art . . 33A) Les artistes et leur public . . 33

1) Le poids du champ artistique . . 332) Le refus de l'art pour l'art . . 40

B) L'éducation populaire, un théâtre qui casse le théâtre . . 431) L'exemple du Théâtre de l'Opprimé: . . 432) L'éducation populaire n'a pas disparu . . 43

Conclusion . . 47Bibliographie . . 48

Revues . . 48Ouvrages . . 48

Annexes . . 49Première annexe . . 49

Entretien Émilie TREYNET . . 49Seconde annexe . . 49

Entretien de Rui Frati et Vincent Vidal . . 49Troisième annexe . . 49

Projet pédagogique du théâtre des Allumés de la lanterne . . 49

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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral

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Introduction

Théâtre politique, théâtre populaire, quelques définitionsLe ou La politique?Le théâtre, entendu sous un sens large comme établissement, troupe et pièce, peut

être « politique ».L'expression « théâtre politique » regroupe différentes significations portant toutes des

valeurs différentes. Chaque définition est subjective. Cette polysémie est d'abord due à lavariété de sens du mot « politique ».

La politique, au féminin, renvoie en général aux affaires de l'État et à l'activité deshommes politiques. Le politique, lui, est plus souvent associé aux « affaires de la Cité »1 ouce qui provoque le débat entre les citoyens. C'est la seconde définition qui est la plus souventutilisée aujourd'hui au sein du champ théâtral, par opposition à la politique des politiciens.

D'après ces définitions du terme « politique », Bérénice Hamidi-Kim nous propose deuxdéfinitions de ce que peut être un « théâtre politique ».

Cette expression peut être vue comme un « pléonasme » si l'on affirme que toutepièce traite des affaires de la Cité et est par conséquent politique. D'un autre côté, onpeut considérer la politique et le théâtre comme deux choses totalement différentes,percevant ainsi l'expression comme un oxymore. Dans ce cas seules des pièces quiremettraient profondément en cause la société seraient politiques. Cette deuxième définitionest beaucoup plus restrictive et par conséquent minoritaire.

Un troisième sens peut être considéré. Si l'expression « théâtre politique » existe c'estqu'il existe aussi un théâtre qui n'est pas politique. Dans ce cas, en reprenant la définition dupolitique comme «ce qui provoque le débat »2, un « théâtre politique » correspondrait alorsà la démarche des acteurs du champ théâtral pour faire entrer l'art dans le champ politique.Le théâtre est par nature différent de la politique mais le « théâtre politique » lui peut avoirun rôle dans le fonctionnement de la société.

Le populairePour mieux comprendre cette distinction j'ai choisi de m'attacher plus précisément

au théâtre dit « populaire ». Ce terme est selon moi lié au « politique » car bien queles acteurs du champ théâtral se revendiquant du « populaire » ne se considèrent pasnécessairement comme politique, je crois que le « populaire » peut être une dimensiondu « théâtre politique ». Associer le politique au populaire n'est cependant pas juste unpléonasme. Le « populaire » oppose deux principales visions: une qui s'attacherait à« défendre les opprimés »3, les défavorisés et une autre qui désignerait un théâtre pourtous, sans distinction de classe. Aujourd'hui, il semblerait que ce soit le « théâtre citoyen »,pour tous, qui domine au sein du champ théâtral.

1 Bérénice Hamidi-Kim, thèse Les cités du « théâtre politique » en France de 1989 à 2007, Université Lyon 2- Lumière2 Frank Lepage Le travail de la culture dans la transformation sociale, rapport d'étape, 20013 Bérénice Hamidi-Kim, thèse Les cités du « théâtre politique » en France de 1989 à 2007, Université Lyon 2- Lumière

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Introduction

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Cependant comme pour le « théâtre politique » en général, un mélange des deuxdéfinitions est possible, offrant une troisième définition: l'idée d'un théâtre d'éducationpopulaire. Le théâtre serait alors un moyen et non pas une fin pour un projet plus global.

Un théâtre politique et populaire, la démarche d’éducation populaireL'éducation populaire est un mouvement qui a commencé à la fin du 19ème siècle,

il est ancien et pourtant très mouvant. Il me semble donc nécessaire de le définir afin decomprendre ce que pourrait être un théâtre d'éducation populaire.

Le mot « éducation » est à la fois le processus de construction et de développementd'une personne, l'intervention volontaire des adultes dans ce processus et le résultat decelui-ci. On pourrait parler d'action éducative populaire. L'adjectif « populaire » lui, peutdésigner à la fois le peuple tout entier, celui qui détient la souveraineté, le pouvoir maiségalement sa partie la plus déshéritée.

L'éducation populaire ne peut pourtant se réduire à l'explication de ses deux termes defaçon séparée. on pourrait définir l'Éducation populaire comme « l'éducation de tous, partous, pour tous. »4 Mais l'Éducation populaire, liée à la démocratie, a un rôle politique, celuide transformation de la société. C'est cet aspect qui je pense montre le mieux ce qu'est oudevrait être l'éducation populaire: une éducation politique pour une transformation sociale.

Cette éducation s'adresse en priorité à des populations défavorisées mais dans unobjectif plus global de changer la vision du monde de tout un peuple, c'est en cela qu'uneéducation peut être populaire.

Le théâtre pourrait être un moyen à cette démarche d'éducation populaire.Trois mouvements distinctsChacun des termes « théâtre politique » et « théâtre populaire » réunissent différents

sens que je résume en trois mouvements.Le premier serait un théâtre « militant » qui prône la défense des opprimés face au

système en place. Le théâtre doit mener à la lutte des classes.Le second serait un théâtre « citoyen » ou « de service public » qui veut reproduire

les codes de la démocratie au sein du théâtre. Il s'accompagne d'une volonté dedémocratisation du théâtre: pour le plus grand nombre, sans distinction de classes, un« théâtre pour tous ».

Enfin, un théâtre « d'éducation populaire », qui s’insère entre les deux premiers. Ils'adresse en priorité aux opprimés et les accompagne, surtout par la pratique, dans leuréducation politique pour une transformation de la société.

Je ne pensais au début de ma recherche ne pas évoquer l’éducation populaire car jela pensais trop éloignée de mon sujet. Je me suis pourtant rendue compte à travers lesentretiens que j’ai menés qu’il était impossible d’éviter ce sujet. En effet, si certains acteursy ont fait référence explicitement, d’autres ont dévoilé une démarche de théâtre politique etpopulaire qui s’en rapprochait sans même en avoir conscience.

Je crois que cette démarche d’accompagnement, par l’art par exemple, est a mi-cheminentre le travail sociologique de Pierre Bourdieu et celui des acteurs du théâtre politiqueactuel. J’ai choisi, pour travailler sur l’éducation populaire, de me baser sur la définition deFranck Lepage, qui me semble en complète cohérence avec les théories bourdieusiennes.Franck Lepage est aussi l’une des têtes pensantes de la nouvelle éducation populaire

4 Albert Restoin, Éducation populaire, enjeu démocratique – défis et perspectives, Paris, L'Harmattan, 2008

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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral

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depuis une dizaine d’années. Il est par exemple à l’origine d’un rapport d’étape ministériel5

qui a donné lieu ensuite à de nombreuses rencontres entre acteurs de l’éducation populaireafin de lui donner une nouvelle jeunesse.

Le théâtre étant un champ particulier, il a ses propres codes, c'est-à-dire qu'il possèdeses propres manières d'être « politique » ou « populaire ». J'en distingue trois différentes:par le choix du texte, par le choix de la mise en scène et enfin par la remise en cause descodes traditionnels en général.

Il existe donc une variété de manières pour le théâtre d'être politique et populaire.Cependant si certains théâtres revendiquent leur aspect « populaire » ils peuvent

apparaître moins politiques, plus « mous » et au contraire des théâtres qui se veulentplus radicaux peuvent perdre leur côté populaire et devenir plus élitistes, intellectuels. Sile politique et le populaire peuvent être liés au théâtre ce lien n'est pas naturel, bien aucontraire. Le théâtre est, dans notre société, un art dominant, savant, il est donc loin d'êtrepopulaire par nature. Il semble donc légitime de douter qu'un théâtre dit « politique » lui,le soit.

Dans quelle mesure un théâtre politique peut-il être populaire?Outils et méthodesLes trois définitions que j'ai choisies du théâtre « politique » et « populaire »

correspondent à trois auteurs qui utilisent tous les trois des techniques différentes. Les troisont différents rapports au monde politique, mais les trois se revendiquent populaires.

Cependant, si chacun correspond un peu plus à une définition, il ne s'agit pas nonplus de les caricaturer en tentant de les faire rentrer dans une case. C'est pourquoi je n'aipas voulu choisir une seule définition, toutes sont complexes et ne s'excluent pas les unespar rapport aux autres. Elles peuvent se compléter, varient selon les époques et selon lesmoyens mis en œuvre pour les réaliser. C’est pour le moment une très brève présentationdes auteurs que je ferai, elle sera plus développée dans la première partie.

Bertolt Brecht représente tout d’abord le théâtre révolutionnaire, marxiste. Pour lui lepopulaire s’apparente à la défense des ouvriers et le théâtre, tout en étant un art à partentière, est aussi un outil qui montre au public un monde à transformer.

Jean Vilar peut être considéré comme le créateur du théâtre de « service public ».Il est important de noter que je m’intéresserai à cet auteur principalement à travers

le Théâtre National Populaire (TNP) qu'il a dirigé de 1951 à 1963 en laissant de côtéle Festival d'Avignon. En effet j'ai fait le choix de m'attacher à des théâtres vus commedes établissements réunissant chacun une troupe, des pièces et parfois des cours, c'estpourquoi je ne m'attacherai que très peu au Festival d'Avignon dont l'organisation est trèsdifférente.

Le TNP selon Vilar avait pour vocation d'ouvrir le théâtre au plus grand monde, de créerun théâtre pour tous sans distinction de classe.

Enfin le théâtre d’éducation populaire sera en partie représenté par le Théâtre del’Opprimé d’Augusto Boal, bien que nous en verrons les limites dans la deuxième partie dece travail. Boal a radicalement transformé le théâtre et le théâtre militant en particulier. Sesthéâtre-forum, théâtre invisible ont, comme la démarche de l’éducation populaire, l’objectifd’accompagner (et non de montrer) les personnes vers une transformation de la société.

5 Franck Lepage, Le travail de la culture dans la transformation sociale, Une offre publique de réflexion du ministère de lajeunesse et des sports sur l'avenir de l'éducation populaire, Rapport d’étape, 1er Janvier 2001

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Introduction

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Ces trois auteurs ont théorisé ce que pouvait être un théâtre politique populaire.Cependant, c'est la pratique des acteurs du champ théâtral qui m’intéresse.

Il me semble nécessaire de noter que si en théorie Brecht, Vilar et Boal défendent troisvisions différentes mais équivalentes d'un théâtre populaire, la réalité est parfois différente .Il ne suffit pas de revendiquer le fait d'être « populaire » pour l'être réellement.

En effet, selon Pierre Bourdieu, s'il existe des inégalités économiques, il est surtout,dans le cas du théâtre, important de noter que le goût pour l'art n'est en rien naturel. L'amourde l'art est un construit social qui doit être intégré profondément par les personnes pour qu'ilait un sens. Ce n'est pas en emmenant des personnes issues de milieux défavorisés voirune pièce ou en leur proposant des prix et des horaires plus accessibles que ces personnesiront plus au théâtre. La barrière est avant tout culturelle. Bourdieu nous montre que, nonseulement, seules les classes les plus hautes héritent de ce goût pour l'art, de cette culture« savante », légitime aux yeux de la société mais il souligne aussi que cette inégalité faceà la culture ne cesse de se reproduire notamment grâce à l'École.

Le théâtre fait partie de cette culture « savante » en France encore aujourd'hui et sonaccès n'étant pas naturel il doit pour être accessible être l'objet d'une démarche politique.

Selon Bourdieu, la seule façon de cesser de reproduire les inégalités est de prendreconscience des mécanismes sociaux qui nous déterminent. Mais pour atteindre cette« réflexivité » sur soi- même il faut s'éduquer.

Aujourd'hui, le terme « politique » est très peu utilisé par les acteurs du champ artistiquecar il est jugé trop connoté à « la » politique, activité des politiciens et sont préférés les termesde théâtre « citoyen » ou théâtre « pour tous », par exemple. Mais l'absence de revendicationdu terme ne signifie pas nécessairement que le « théâtre politique » a disparu. Le théâtreétant un art élitiste, « savant » selon Bourdieu, ce n'est que par un travail volontaire qu'ilpeut se transformer.

Ma première hypothèse concernant les pratiques des acteurs du champ théâtralfrançais est qu’il n’existe pas une définition arrêtée du terme « théâtre politique » mais unevariété.

En effet, je suis partie de l’idée que la plupart des acteurs ne s’attachent pas à unethéorie, à une école d’autant plus à une époque où les grandes idéologies telles que lecommunisme sont plus que minoritaires.

Cependant j’ai du nuancer cette hypothèse car les définitions ont beau être différentes,les auteurs influencent encore aujourd'hui les acteurs du champ théâtral.

Mais encore une fois, il existe toujours une certaine distance entre la définition et lespratiques mises en œuvre.

Ma seconde hypothèse concerne un élément plus spécifique de l’art dramatique : lerapport entre public et comédien. Ce qui peut sembler être un détail est, je crois, assezreprésentatif de la volonté de transformer le théâtre et la société. En effet, le théâtre aune image très élitiste entre autres par la barrière qui se crée en les spectateurs et sesprofessionnels.

Mon hypothèse porte donc sur la capacité du théâtre politique à changer cette relationentre public et comédiens.

Il n’ y a aucun doute sur le fait que tous les acteurs interrogés donnent une grandeimportance à la relation avec leurs spectateurs , gage d’un théâtre populaire pour eux.

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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral

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Cependant, j’ai du encore une fois nuancer mon hypothèse car si certains théâtrestentent véritablement de révolutionner cette relation, ce changement reste bien souvent unidéal à cause d’un ethnocentrisme voire un racisme de classe de la part des acteurs bientrop présent pour pouvoir changer quoi que ce soit de manière profonde.

C’est à partir de cette hypothèse que j’ai pu mettre mon travail en lien avec celuisur l’éducation populaire, qui, bien que souvent inconsciemment (restant donc limitée), estprésente dans le discours des artistes.

Afin de vérifier ces hypothèses j’ai décidé de rencontrer des acteurs qui sont en liendirect avec le public et les œuvres. J’ai donc limité mes entretiens à des comédiens, metteursen scène et professeurs. C’est avant tout le regard des acteurs qui m’intéresse: leur visiondu politique et le rapport qu’ils estiment avoir avec leur public. Mon objectif n’est pas demontrer s’ils ont vraiment un public « populaire » de manière quantitative. c’est le pointde vue des comédiens et leur engagement qui m’intéressent avant tout. Chaque entretiena duré en quarante-cinq minutes et une heure trente. La plupart des personnes avec quij’ai parlé étaient très à l’aise et ont répondu à la plupart des questions sans que je lesinterroge. J’ai donc effectué des entretiens semi-directifs au sein de quatre théâtres. J’aiégalement fait une observation participative durant toute la saison 2011-2012 au sein del’une de ces structures, Les Allumés de la lanterne. Mes lectures m’ont permis d’analyserplus en profondeur le discours des artistes et le replacer à une échelle plus grande.

Afin de vérifier s’il existait en effet une variété de définitions du théâtre politique, j’aidemandé aux acteurs:

∙ comment ils définissaient le type de théâtre qu’ils faisaient∙ pourquoi avoir choisi de travailler (ou de créer) dans ce type de théâtre∙ leur définition du théâtre politique (ou du politique en général), du populaire et de la

culture∙ ce qui faisait qu’ils se différenciaient d’un théâtre plus classique

J’ai ajouté les questions sur les définitions plus générales (politique, populaire) après ledeuxième entretien. En effet, j’ai pu constaté que les acteurs parlaient de politique sansjamais prononcer le mot et encore moins le définir. J’ai d’ailleurs pu confirmé par lesentretiens ce que j’avais lu : les artistes contemporains refusent de parler de « la » politique,associée au monde partisan.

Pour l’hypothèse qui concerne la capacité des acteurs engagés à changer la relationavec le public je leur ai demandé:

∙ la raison pour laquelle ils organisaient des ateliers de pratique amateur, de théâtre-forum (Théâtre de l’Opprimé) ou en école/prisons/centres sociaux

∙ quelle relation ils avaient avec leur public∙ Pourquoi jouer dans d’autres endroits que des théâtres∙ s’ils destinaient leurs pièces à un public en particulier (si oui à qui)∙ s’ils avaient une idée du genre de public qui vient dans leur théâtre (pièces et ateliers)

Ma grille de questions n’a pas beaucoup évolué de ce côté car le « populaire » est beaucoupplus revendiqué que le « politique » et les langues se délient plus facilement.

J'ai donc choisi quatre théâtres qui se revendiquent politiques (chacun à leur manière),soit par le choix de leurs œuvres, par leurs mises en scène, leur volonté de s'ouvrir au plusgrand nombre ou par leurs formations aux pratiques artistiques.

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Introduction

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Il y a deux petites structures associatives : Taxi Brousse (Quetigny, 21) et Les Allumésde la lanterne (Lyon 1er) et deux théâtres plus institutionnels : le TNP de Villeurbanneet le Théâtre de l'Opprimé à Paris. En choisissant ces deux-derniers, j’ai voulu vérifiersi les structures issues de la théorie de Vilar et de Boal restaient dans la continuité deleurs créateurs. Je pensais au début que le discours serait très différent entre les petitesassociations et les grands théâtres mais je n’ai finalement que peu exploité cet aspectdans ce mémoire. En effet, bien que j'ai discuté avec chaque personne de leur parcourspersonnel, tous se sont presque automatiquement présentés comme les porte-paroles deleur théâtre. C'est pourquoi j'ai finalement fait le choix de limiter mes entretiens à une oudeux personnes par structure.

Les Allumés de la lanterne, est le premier théâtre auquel je me suis intéressée, situédans le 1er arrondissement de Lyon.

C'est à la fois un centre de formation en musique (piano, guitare), en clown, en chant,théâtre et danse pour enfants et adultes. C'est aussi une salle de spectacle, qui présentesurtout des spectacles jeunes publics. L'équipe soutient aussi chaque année des jeunesartistes, élèves au centre de formation, à travers « une carte blanche » afin qu'ils montentleur propre spectacle.

C'est aussi une troupe qui compte quatre personnes.L'association fonctionne beaucoup grâce au bénévolat et les tâches ne sont pas encore

séparées de façon nette, cela au début par volonté (créer un lieu familial et chaleureux)mais aujourd'hui également par manque de moyens financiers.

C'est avec Émilie, la directrice, que je travaille le plus. Elle est mon professeur, mapatronne et je l'aide pour les ateliers théâtres.

Je prends des cours aux Allumés de la lanterne depuis quatre ans et j'ai rejoins l'équipeadministrative depuis septembre 2010 comme chargée de diffusion. J'aide également àanimer des ateliers de théâtres adultes débutants et avancés.

J'ai donc interrogé la directrice et co-fondatrice des Allumés de la lanterne: ÉmilieTREYNET.

Émilie TREYNET est issue de classe moyenne, de parents militants en MJC, pratiquantle théâtre. Elle affirme avoir été baignée dans le milieu de l'éducation populaire. Elle aétudié le théâtre au lycée, à la faculté pour finalement opter pour une formation formation« Jeunesse et Sports d'animatrice technicienne de l'Éducation Populaire ».

Taxi Brousse est le second théâtre.Cette compagnie a été créée en 2006, à Quetigny (périphérie dijonnaise).Taxi Brousse a d'abord été un centre de formation musicale (batukada, guitare) puis

s’est centré de plus en plus sur la création théâtrale. La compagnie est subventionnée parla ville, qui lui loue aussi le lieu et lui prête matériel et salles de spectacle.

La plupart des artistes de la troupe ont d'autres activités en dehors, comme auxAllumés. C'est une toute petite structure.

C'est surtout à cause de leurs deux dernières pièces que je me suis intéressée à cettecompagnie.

La première, Métallos et Dégraisseurs se dit inspirée de Bertolt Brecht et racontel'histoire d'une famille et plus généralement d'un village, de la fin du 19ème siècle jusqu'àaujourd'hui, à travers l'histoire de l'usine de tréfilerie qui a fait vivre la commune durant

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plus de six générations. Ce spectacle se veut être un témoignage des habitants contre lessuccessives délocalisations et plans sociaux. La pièce a été jouée dans le village d'abordpuis dans des usines, en Bretagne notamment, et au festival off d’Avignon en 2011. La piècecontinue à tourner.

La deuxième pièce, Les Entreprenants est une pièce plus noire qui parle de lasouffrance au travail. Cinq personnes qui ont été au chômage pendant longtemps suiventune « formation » pour redevenir « compétitifs » sur le marché du travail. La pièce met malà l'aise les spectateurs, selon les comédiens6.

Cette pièce ne traite plus seulement des ouvriers mais du travail en général : devoirarriver le premier, être compétitif, savoir se vendre,etc.

J'ai rencontré le directeur artistique et co-fondateur de Taxi Brousse, Alexis LouisLUCAS.

Alexis a commencé à travailler comme guitariste puis s'est spécialisé petit à petit dansle théâtre. Il est issu d’une famille de classe moyenne.

J’ai également interrogé l’une des comédiennes de Métallos et dégraisseurs et desEntreprenants , Lise HOLIN.

Lise est issue d’une famille ouvrière, militante communiste (syndicat et PCF) . Ellea commencé le théâtre à 15 ans puis a suivi un DEUST qu’elle présente comme « unpont entre la fac et le centre dramatique national ». Elle a ensuite été intermittente duspectacle pendant deux ans, puis régisseuse lumières et bibliothécaire. Il y a trois ans,elle est devenue intermittente « complète », grâce notamment à la pièce des Métallos. Ellepossède, à côté, sa propre compagnie principalement de théâtre et de contes pour enfants.Elle donne aussi des cours au théâtre universitaire de Dijon.

Les deux autres théâtres sont plus faciles à présenter puisqu'ils sont presque le refletdes théories de Jean Vilar et d'Augusto Boal: respectivement le TNP de Villeurbanne et leThéâtre de l'Opprimé de Paris.

J'ai choisi ces théâtres avant tout pour voir s'il existait une continuité entre le projetthéorique de leurs fondateurs et les pratiques actuelles.

Le TNP:Le TNP est loin, aujourd'hui, de remplir les objectifs imaginés par Jean Vilar, le public

du théâtre étant plus généralement issus des classes moyennes voire supérieures. Bienque je ne puisse pas vérifier ce postulat par des statistiques, c’est en tout cas l’image quel’établissement donne aujourd’hui auprès des acteurs du champ théâtral. Cependant, lescomédiens affirment toujours que le TNP est populaire et ouvert au plus grand nombre.

Mon entretien avec Clément MORINIERE, comédien de la troupe permanente du TNPconfirme cette vision.

Tout d'abord, malgré le fait qu'il ne soit ni directeur ni metteur en scène il a été unporte-parole de la compagnie et de Christian Schiaretti (directeur-metteur en scène) plusque fidèle.

Il dit être issu d'une famille populaire, « où il n'y avait pas de bibliothèque, on allait pasau théâtre, pas du tout » et a choisi le théâtre par lui-même. Il a commencé le théâtre auConservatoire supérieur de Nantes puis à l'ENSATT à Lyon. C'est à sa sortie que Christian

6 Alexis Louis Lucas et Lise Holin (entretiens)

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Introduction

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Schiaretti lui a proposé de travailler au TNP. Il faut noter que tous les comédiens de la troupedu TNP sont issus de l'ENSATT.

Le Théâtre de l'Opprimé:J'ai choisi ce théâtre car il a été crée par Augusto Boal lui-même en collaboration avec

le directeur actuel : Rui Frati. Ce dernier a également collaboré à la rédaction du livre deBoal « Jeux pour acteurs et non acteurs ». La troupe du théâtre est permanente commeau TNP et les comédiens alternent entre des ateliers de théâtre-forum en France et dansle monde (Afrique, Asie, Europe et Amérique latine) et des spectacles plus classiques àthème souvent politique.

J’ai interrogé le directeur et metteur en scène Rui Frati ainsi qu’un des comédiensprésent depuis une dizaine d’années dans la compagnie Vincent Vidal.

Rui FRATI est d’origine brésilienne et est arrivé en France dans les années 1970. Ila connu Augusto Boal, ami (par leur syndicat) de son père. Il a décidé de créer le théâtreparisien où je l’ai rencontré, croyant en l’importance d’avoir un lieu fixe. Il est très attachéaux valeurs du Théâtre de l’Opprimé et en est un des fondateurs.

Vincent VIDAL est arrivé au Théâtre de l’Opprimé au cours d’un stage en tantqu’étudiant. Il a étudié au conservatoire de Marseille puis a suivi une licence « d’étudesthéâtrales ». Il ne connaissait pas le Théâtre de l’Opprimé avant d’y arriver.

Les deux ont un discours très proche de celui de l’ouvrage d’Augusto Boal.J’ai mis en annexe deux entretiens (Les Allumés de la lanterne et le Théâtre de

l’Opprimé) qui me semblent représentatifs pour plusieurs raisons. D’abord car l’entretiend'Émilie Treynet des Allumés a été fait au début, elle parle donc assez peu de politique tandisque celui du Théâtre de l’Opprimé est le dernier. De plus, il y a une véritable différence entrele Théâtre de l’Opprimé et les trois autres structures, qui ressort très bien dans l’entretiende Rui Frati et Vincent Vidal. Enfin, travaillant aux Allumés de la lanterne, j’ai pu d’autantapprofondir mon analyse sur cet établissement.

A travers l'analyse de témoignages de comédiens, professeurs et metteurs en scènede théâtres qui revendiquent un aspect « politique » et « populaire », nous verrons si lesdéfinitions données par les trois auteurs choisis correspondent encore à une réalité au seindu champ théâtral. Nous nous intéresserons ensuite aux démarches concrètes mises enœuvre par ces acteurs afin de voir s'il existe aujourd'hui un « théâtre politique » qui puisseréellement être populaire et aider à la transformation de la société.

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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral

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I Du théâtre « politique » aux théâtres« citoyens »

Le militantisme affirmé de Brecht, Vilar et Boal s’est peu à peu mêlé aux nouvelles valeursdu XXIe siècle. La variété de définitions données à ce nouveau théâtre engagé cachentpourtant un certain attachement aux théories traditionnelles. Le théâtre contemporainengagé se fait souvent appelé « citoyen ». Cet adjectif cache pourtant bien souvent unmanque de clarté et des objectifs peu assumés. Il semble alors difficile pour ces théâtresd’avoir une action efficace en direction des classes populaires.

Le théâtre politique est-il mort ou un nouveau est-il en train de naître?

A) Un anti-classicisme assez traditionnel

1) Trois auteurs du théâtre politiqueLes trois auteurs que j'ai choisi ne représentent pas l'ensemble des théâtres dits« politiques » mais sont d'une certaine manière incontournables. Les trois défendent unevision particulière de ce qu'est la politique et surtout le « populaire ». Chacun à leurépoque, ils ont profondément marqué le champ théâtral français. Ils représentent égalementdifférentes vision de la « culture » et de ce que doit être le théâtre.

a ) Bertolt Brecht, (1898-1956)Brecht, dramaturge et théoricien marxiste, a révolutionné le théâtre politique avec sonthéâtre « épique ». Brecht s'oppose à l'idée de la « catharsis » définie par Aristote dans saPoétique. Selon ce dernier, l'œuvre permet au spectateur de se purifier de ses passions.Les acteurs jouent la colère, la jalousie, la révolte ou l'injustice. Le public se reconnaît eneux et peut donc se débarrasser de toutes ses mauvaises pensées par le fait même de lesobserver au théâtre. Les hommes n'ont alors plus besoin de se révolter. En quelque sorte,le théâtre achète la paix sociale grâce à cette purification. Pour Brecht, le but du théâtre esttout autre puisque il ne doit non pas calmer les passions mais au contraire faire prendreconscience de l'injustice et être l'étincelle qui mène à la révolution par la classe ouvrière.

Brecht ne conçoit pas que le spectateur puisse être un simple observateur. Si ce sontbien des comédiens professionnels qui jouent, ils ne doivent pourtant pas tromper le publicen lui permettant de s'assimiler à eux. Comme le dit Olivier Neveux dans Théâtres enlutte7 « l'intérêt du spectateur n'est plus mobilisé par le « dénouement » mais bien par ledéroulement de la représentation ». Ce n'est plus tant l'histoire et les émotions qu’ellesprocurent qui importent mais la construction même de l'œuvre qui doit pousser le public àfaire preuve d'esprit critique, à se questionner sur la société réelle.

7 Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd'hui, La Découverte, Paris, 2007

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I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »

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Pour cela, les comédiens doivent faire preuve de « distanciation » par rapport à leurspropres personnages, c'est-à-dire qu'ils doivent montrer qu'ils sont des acteurs en train dejouer un rôle. Ils prennent de la distance par rapport à l'histoire.

Cependant Olivier Neveux souligne que Brecht est bien souvent réduit à sestechniques8 : encarts, pancartes, chansons, « distanciation ». Le théâtre de Bertolt Brechtest avant tout marxiste et révolutionnaire. Ces nouvelles techniques avaient également pourobjectif de se distinguer des codes traditionnels de l'art dramatique perçus comme desinstruments du capitalisme selon l'auteur. Lutter contre un système en utilisant ses propresoutils serait un échec assuré.

Si le théâtre de Brecht est très épuré, il doit également provoquer une forme de plaisir.Le propos reste artistique dans le sens où il diffère d'une simple conférence. Mais cemélange entre plaisir et apprentissage fait aussi partie de la lutte contre le capitalisme:

On peut apprendre tout en s'amusant et le théâtre a pour but de donner ce plaisird'apprendre ou comme le dit Brecht : «Et pourtant, on peut étudier avec plaisir, il existeune étude gaie et combative. »9

L'auteur allemand est encore aujourd'hui incontournable. De nombreuses troupes serevendiquent du théâtre épique, comme la compagnie Taxi Brousse par exemple avec leurpièce Métallos et Dégraisseurs. La pièce qui raconte l'histoire d'une « dynastie » ouvrièreà travers l'histoire de leur usine. Cette « chronique sociale », selon les comédiens a pourbut à la fois de divertir, de montrer ce qu'est la vie ouvrière et être le porte-voix des ouvrierseux-même. Nous verrons plus amplement par la suite les limites que comporte cette pièce.La troupe parle d'un devoir de « mémoire » mais sans chercher à transformer le présent.Les techniques brechtiennes semblent avoir une vie plus longue que ses idéaux.

b) Jean Vilar (1912-1971)Vilar, lui, a une toute autre conception du théâtre politique. Tout d'abord, parce qu’il necherche pas à provoquer une révolution mais offrir un théâtre « pour tous ».

Il opte pour une définition du populaire qui veut réunir tout le peuple et non passeulement la classe ouvrière. Comme il le dit lui-même dans Théâtre, service public10, ilveut réunir « le petit boutiquier de Suresnes, le haut magistrat, l'ouvrier de Puteaux etl'agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé » autour des pièces,majoritairement classiques, qu'il propose au sein du Théâtre National Populaire entre 1951et 1963. Le but de Vilar était de proposer un autre théâtre que celui de « boulevard » , artbourgeois par excellence. Il s'inscrit dans la politique de Malraux de décentralisation de l'art.Cependant, il ne se contente pas de jouer en province, de croire au miracle de l'art. Il apar exemple instauré de nouveaux horaires fixes aux spectacles et proposait des buffetsafin de permettre aux travailleurs de pouvoir se déplacer après leur journée. Le TNP s'estégalement déplacé dans les usines. Aujourd'hui encore le TNP de Villeurbanne joue dansdes prisons, des entreprises, bien que cet aspect apparaisse plus secondaire désormais,comme je le verrai plus tard.

8 « les techniques (encarts, songs) auxquelles Brecht est régulièrement réduit ou que le terme de « distanciation » bien souventdédialectisé »

9 Sur une dramaturgie non aristotélicienne [1933-1941], Écrits sur le théâtre 1, Bertolt Brecht.10 Jean Vilar, Théâtre, service public, Gallimard, 1975, Paris

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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral

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Si le TNP est populaire il est aussi et surtout « national ». Pour Vilar, le théâtre doit êtreun service public comme « EDF-GDF », c'est-à-dire qu'il doit être un devoir de l'État pourl'ensemble des citoyens. Par populaire, il entend donc bien l'ensemble de la population, enessayant de dépasser les clivages sociaux. Il veut créer une union de citoyens responsablesdans une société qui est profondément divisée.

En cela il s'oppose radicalement à l'idée que se faisait Brecht d'un théâtre politique.Avec Vilar le but n'est pas la révolution mais l'accès au théâtre et aux œuvres classiquespour le plus grand nombre. c’est une lutte pour l’égalité.

Le politique n'est pas ici représenté par le thème des pièces, bien que leur adaptationà la société moderne soit une forme de politisation de ces classiques, mais plutôt par larelation que le TNP veut entretenir avec de nouveaux publics. Le théâtre n'est donc pas unoutil à la prise de conscience et au réveil des masses mais une fin, un art légitime qui doitpouvoir être accessible à tous.

En actualisant les pièces classiques comme Don Juan de Molière11, il leur donne un butsocial. Comme David Whitton l'affirme « son Dom Juan rappelle aux spectateurs qu'ils sontlibres eux aussi, et les invite à réfléchir sur les conséquences de leur propre liberté. ». Vilarpropose au spectateur une réflexion plus intérieure, plus personnelle qui se veut universellequand Brecht attendait de ses pièces qu'elles permettent une prise de conscience collectivespécifique à la classe ouvrière.

Le TNP de Vilar correspond donc bien aux objectifs de la politique culturelle de l'époquequi veut offrir aux classes populaires l'accès à une culture légitime, en représentant avanttout des pièces classiques. Il ne s'agit pas de développer une culture ouvrière ou populairemais d'ouvrir l'art des classes supérieures. Jean Vilar croyait que le théâtre était capable deréunir les gens au-delà de leurs classes.

Cependant, c'est la vision de Brecht qui va l'emporter après 1968, choisissant une « définition du « populaire » clivante, combative, de classe. »12

Ces deux auteurs, bien que incontournables offrent deux théories certes antagonistesmais relativement classiques. En effet, si Brecht s'attaque au théâtre classique entransformant les thèmes et la mise en scène et Vilar en l'adaptant à la société moderne, lesdeux refusent de remettre en cause la légitimité du théâtre professionnel et ses principauxcodes.

Ils transforment le théâtre tout en conservant sa structure, son fonctionnement. Ils lemodifient de l'intérieur sans remettre en cause ses fondements.

c) Augusto Boal (1931-2009)Boal a proposé une nouvelle définition du théâtre politique en déconstruisant les codes duthéâtre traditionnel: le Théâtre de l'Opprimé. Il propose différentes techniques telle que lethéâtre-forum ou le théâtre invisible. Les personnes qui montent sur scène n'ont jamais jouéet le but n'est d'ailleurs pas d'en faire des comédiens professionnels. Ce sont des « non-acteurs ».

11 David Whitton, La mise en scène en France depuis 1960: le cas Dom Juan, Cahiers de l'Association internationale desétudes françaises, 1994, N°46. pp. 243-257.

12 Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd'hui, Paris, 2007Découverte,Paris, 2007

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I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »

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Comme chez Brecht, le théâtre n'est qu'un outil à la révolution, à la prise de consciencedes opprimés de la domination qu'ils subissent.Cependant, la comparaison avec Brechts'arrête là car Boal considérait Brecht comme un auteur classique.

S'il existe une certaine prise de conscience dans le Théâtre de l'Opprimé, elle vientdes participants eux-même et non pas du discours de comédiens professionnels. Comme ill'explique dans son ouvrage : « Brecht disait que nous devons montrer aux spectateurs desimages d'un monde à transformer. A quoi sert de rabâcher que le monde est modifiable,si au théâtre la relation fondamentale (gens actifs – gens inactifs; sujets-objets; acteurs-spectateurs) est immuable? »13

La critique à Brecht est profonde puisque ce dernier pensait justement transformer lethéâtre en cessant d'utiliser des codes qu'il jugeait « capitalistes ». Le théâtre de Boal nousmontre que le choix du thème et de la mise en scène ne sont pas les seules manières depolitiser le théâtre.

Tout théâtre est politique selon l'auteur brésilien. Comme le montre Olivier Neveux « unthéâtre, a priori exempté de signification politique, participe à la reproduction des idéologiesdominantes. »14, il n' y a donc pas de théâtre qui ne défende pas de valeurs.

Je verrai de manière plus approfondie comment fonctionne le Théâtre de l'Oppriméaujourd'hui dans la seconde partie.

Il existe une véritable rupture entre Vilar et Brecht d'un côté et Boal de l'autre.Boal ne se limite donc pas, comme Vilar, à ouvrir le théâtre aux classes populaires ou

comme Brecht à enseigner la révolution car c'est le théâtre lui-même qu'il déconstruit avecson théâtre de l'opprimé.

Les trois auteurs que j'ai choisi montrent qu'il n'y a pas qu'un seul théâtre politique, dumoins en théorie. Si beaucoup de comédiens ou metteurs en scène se revendiquent decertains auteurs, de Brecht par exemple, il y a souvent une distance entre la théorie et lapratique. A l'inverse certains acteurs du champ théâtral politique revendiquent leur libertépar rapport aux diverses théories et mouvements artistiques. Il semblerait qu'avant d'êtrepolitique comme l'entendaient Brecht, Vilar ou Boal, le théâtre politique contemporain seveut d'abord anti-classique.

2) Des théâtres anti-classiqueLes acteurs que j'ai interrogés ont tous accepté de me rencontrer en tant que théâtre« politique et populaire ». Mais ce qui les réunit en premier lieu c'est leur volonté de sedistinguer du théâtre qu'ils jugent classique.

La plupart d'entre eux n'entendent pas le théâtre classique comme l'ensemble desœuvres traditionnelles ou anciennes.

Clément, du TNP, revendique même son goût pour ces pièces : « je dois être un peuclassique dans l'âme. Il n'y a pas beaucoup d'auteurs, de pièces contemporaines qui me.. ».Mais ce qu'il appelle classique, ce sont toutes les pièces qui ont marqué le paysage théâtraljusqu'au XXème siècle, ce n'est pas un style en particulier.

13 A. Boal, citation issue de Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd'hui,La Découverte, Paris, 2007

14 Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd'hui, La Découverte, Paris,2007, p 6

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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral

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Brecht, par exemple fait partie des pièces classiques selon lui alors que nous avonsvu précédemment que l'auteur a voulu en son temps révolutionner le théâtre : « quand onparle de Brecht, Tchekhov ça fait partie du corpus incontournable. ».

Le théâtre contre lequel luttent ces acteurs n'est donc pas le corpus traditionnel mais lechamp théâtral lui-même. Ils luttent contre des codes, des formes qu'ils jugent surannées.

C'est le milieu théâtral et les règles qui le structurent qu'ils veulent transformer.

a) Se libérer des règles du champ artistiqueTrois grandes caractéristiques sont ressorties des entretiens : la lutte contre l'élitisme,la revendication de jouer en dehors de lieux conventionnels et la croyance en unedémocratisation du théâtre.

Tous les acteurs, qu'ils viennent d'un théâtre subventionné comme le TNP, Taxi Brousseou le Théâtre de l'Opprimé ou d’un petit théâtre de quartier comme les Allumés de lalanterne, revendiquent ce détachement par rapport au champ théâtral.

La liberté par rapport aux règles et l'anti-classicisme semble être une des premièrescaractéristiques du théâtre politique contemporain. On peut questionner bien-sûr cetteindépendance en soulignant que tout mouvement artistique se construit par opposition aumouvement précédent et que la volonté de liberté par rapport au dogme est l'une descaractéristiques du champ artistique tel qu'il s'est construit au XIXe siècle.

Ils veulent conserver l'image de l'artiste libre de toute convention, de toute règle quipourrait enfermer leur créativité.

Cependant, il y a plus qu’un rejet des règles chez les acteurs que j'ai interrogéspuisqu'ils revendiquent tous leur caractère populaire, et c'est avant tout par cettecaractéristique qu'ils se jugent non-classiques.

Ils luttent d'abord contre l'élitisme chacun sur des plans différents mais tous contre uneidée du théâtre contemporain qui serait fermé au monde réel, imbus de lui-même.

Clément Morinière par exemple dénonce un théâtre qui ne serait pas accessible auxpersonnes qui n'ont pas de « références » en matière de culture.

En parlant de l’art contemporain de cette manière, il se place du côté des personnesqui n’ont pas acquis de culture « légitime » selon Pierre Bourdieu . Dans l’Amour de l’Art,Bourdieu explique que parmi les différentes réactions des publics des musées, les classesles plus populaires ressentiraient un sentiment d’infériorité face à des œuvres qu’ellesne comprennent pas, tandis que les classes moyennes auraient tendance à rejeter cettecomplexité.

Clément Morinière semble conscient que le goût pour l’art n’est pas naturel mais qu’ilnécessite une connaissance préalable de l’art, des « références » comme il le dit.

Pour lui, le TNP est populaire dans le sens où la mise en scène est basée sur la clarté :« Seulement cette complexité-là elle est rendue accessible pour des gens qui n'ont pas deréférences ou de connaissances particulières sur ce que peut être Ruy Blas de Victor Hugo,ou sur l'œuvre même de Victor Hugo. ».

Clément semble ici dénoncer le rapport trop souvent fait entre l’intelligence et laconnaissance de la culture savante. Pour lui, acquérir une culture « savante » peut être utiledans la vie quotidienne mais n’est pas une preuve d’intelligence, elle n’est que le résultatd’une éducation.

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I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »

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« Je vois au théâtre, des collègues qui avaient une culture beaucoup plus avancéeque la mienne parce qu'elle avait commencée beaucoup plus tôt par les parents. » Il estdonc conscient que la culture savante s’acquièrt avant tout par l’éducation et non pas parl’instruction scolaire.

Sur ce point, c’est l’acteur qui semble avoir la vision la plus claire et la plus réaliste del’élitisme. En effet, les remarques des autres acteurs sont beaucoup plus floues.

Émilie, des Allumés de la lanterne, évoque une image de l’artiste politique qui semblerelever d'une idée reçue:

Elle refuse l’art pour l’art et donne au théâtre un sens politique par nature. Elle parleici du théâtre dans sa globalité, de l’artiste en général et non pas d’un militant. Le théâtreest donc engagé auprès des habitants selon elle. De plus, elle rejette, comme Clément,un art complexe qui ne serait réservé qu’aux initiés. Elle parle de « réalité du monde » enprésupposant que son théâtre, lui, connaît cette réalité. Elle critique ici les hautes sphèresdu champ théâtral, les grands théâtres qui fonctionnent en réseau fermé. C’est avant toutune critique de professionnelle de théâtre, contrairement à Clément qui a exprimé le point devue d’un spectateur non initié aux « références » théâtrales et littéraires. On peut soulignerune différence notable entre les deux artistes, l’un, Clément, semble être issu d’une famillede classe populaire, tandis qu’Émilie vient d’une famille de classe moyenne, militante etdéjà attachée au théâtre.

Chacun porte le discours de sa classe sociale. Clément par exemple a un discours trèsprécis sur la volonté de clarté des œuvres mais Émilie, elle, a une connaissance plus grandedes théories de l’éducation populaire, une plus grande conscience aussi de la réalité dumilieu professionnel. Le fait qu’elle utilise un vocabulaire plus vague et des mots tels que« cité », « vrais gens », montre qu’elle connaît les tendances du théâtre politique actuel.Clément, lui, a une vision plus personnelle, plus individuelle de ce que devrait être un théâtrenon-élitiste.

A ces remarques s’ajoutent celle d’Alexis, de Taxi Brousse, qui se rapprochent plusde celles d'Émilie. En effet, il reprend l’idée d’être « au cœur de la cité » en revendiquantque sa troupe est auprès des gens, il sont des citoyens avant d’être des artistes. On peutvoir encore une fois ce refus de travailler en vase clos, dans un champ qui serait fermé surlui-même et réservé à des professionnels : « comme il était du village les portes se sontfacilement ouvertes puisque son père, sa sœur, certaines de ses sœurs, ses oncles, sestantes ont tous bossé à l'usine, lui il était vraiment du village ».

Ils veut montrer ici que sa troupe est légitime d’interroger ces gens. Il veut sous-entendre qu’eux ne sont pas des artistes bourgeois mais qu’au contraire ils viennent dumilieu ouvrier. Alexis parle ici d’un des comédiens de la troupe, pas de lui c’est-à-dire qu’ilrevendique leur légitimité à travers un des comédiens. La légitimité est ici inversée. C’est laclasse ouvrière qui est placée au sommet. Par ce renversement, Alexis veut signifier qu’ilest progressiste et militant. Cependant, cette nouvelle échelle montre surtout qu’il appartientà une classe supérieure car il idéalise une classe à laquelle il n’appartient pas.

Les trois acteurs luttent donc contre un théâtre qui selon eux serait réservé à une élitetant par la complexité des œuvres que par leur position sociale.

Jouer dans un lieu alternatif, sortir du théâtre est un autre aspect de la lutte contre leclassicisme.

Jouer dans un espace qui n’est pas un théâtre c’est-à-dire un lieu qui n’est pas destinéà l’art semble très important pour les acteurs que j’ai interrogés. Tous veulent se présenter

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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral

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comme des rebelles au sein du champ artistique, en montrant qu’ils ne sont pas attachésau confort matériel d’une véritable salle de spectacle. Ils sont mobiles, ils s’adaptent, c’estun autre aspect de la liberté vis à vis du dogme. Pourtant, ce choix d’espaces alternatifs n’apas vraiment d’objectif en soi. En effet, Vilar jouait dans des usines pour amener les théâtreà des gens qui ne pouvaient pas se déplacer et ainsi former des citoyens. Ici, c’est avanttout la fierté de montrer leur propre capacité à s’ouvrir qui est mise en avant.

Alexis dit par exemple: « on est pas forcément dans les théâtres conventionnels onpeut être aussi sollicités par des gens qui s'intéressent en dehors du secteur culturel à cettethématique.[...] on a joué dans une salle des fêtes complètement miteuse pleine à ras bord ».

Le fait de jouer dans un lieu non conventionnel est une preuve pour lui qu’ils jouentpour des personnes autres que des programmateurs de théâtre. Leur travail reste trèssymbolique car les usines dans lesquelles ils ont joué sont aujourd'hui désaffectées, c’est-à-dire qu’elles ne sont plus des lieux de travail. C’est donc un travail sur la mémoire qui estprivilégié plutôt qu’une volonté pratique d’attirer de nouveaux publics.

Émilie elle, montre ici que le théâtre doit être mobile pour atteindre des personnes quine vont pas forcément au théâtre. Cette fois, le fait de jouer dans d’autres lieux sembleappartenir à une véritable volonté de démocratisation de l’art dramatique:

Ici, les spectacles sont crées dans le but de pouvoir être représentés dans d’autreslieux que des salles de spectacle. En effet, les créations des Allumés de la lanternenécessitent très peu de décors et d’installations lumineuses. Cet aspect est d’ailleurs l’unedes principales revendications en matière de communication et de diffusion de l’association.Il faut tout de même nuancer ce discours, car c’est pour le moment surtout par manque definancement et de contacts que les Allumés jouent peu dans des théâtres.

Un autre aspect de la mobilité est celle des personnes elles-même. C’est une desdifférences qui séparent les petites structures telles que Taxi Brousse ou les Allumés dela lanterne d’un côté et le TNP ou le Théâtre de l’Opprimé de l’autre. Lise Holin, de TaxiBrousse, est fière de dire que les tâches sont réparties entre tous les membres de la troupe,il n’y a pas de hiérarchie entre eux:

« Chez nous il y a tout le monde qui fait tout, le montage, tout le monde a une tâcheà faire. Il y a pas de différence. »

Ainsi, elle se revendique d’un théâtre populaire et subversif en montrant que tous sontégaux et qu’ils ne sont encore une fois pas enfermés, ils sont libres.

Si l’absence de hiérarchie semble avoir du sens pour ces structures, elle semblecependant ne pas avoir d’impact pour Clément du TNP. Il insiste très peu sur ce point etaffirme même ne pas pouvoir me parler de la programmation puisqu’il n’y participe pas. Iln’a aucune gêne à l’affirmer et pour lui ni la taille de l’établissement ni son administrationne semblent avoir d’impact sur le fait qu’il soit populaire.

Ces différences nous montrent bien la difficulté à faire la part entre les véritablesconvictions politiques et les contraintes matérielles que les acteurs transforment en volonté.En effet, en écoutant leur discours il semblerait qu’ils aient tous toujours choisi et le lieu oùils allaient jouer, installer leur compagnie alors qu’en réalité ils sont peu à avoir le choix.

Par exemple, Taxi Brousse, étant subventionné par la ville de Quetigny, loue à lamunicipalité leurs locaux, Clément Morinière est employé permanent au TNP, il n’a doncpas non plus choisi son lieu de travail. Enfin les petites compagnies jouent aussi beaucoupdans des lieux non conventionnels car elles sont refusées dans les grands théâtres qui nereçoivent que des troupes de renom.

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I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »

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Il était important d’insister sur ce point mais cela ne signifie en rien que toutes leursconvictions sont issues de difficultés matérielles.

En effet, le troisième aspect de lutte contre le théâtre dominant est une profondecroyance en la démocratisation du théâtre.

Clément bien que prétendant venir d’une classe populaire a intégré de nouvellesvaleurs propres au champ artistique ou du moins à un champ de classe dominante :

« [il veut] amener aux populations locales une espèce de culture quand même. »Il n’a pas conscience de son jugement, il ne voit pas qu’il parle de ces « populations

locales » comme si elles étaient des indigènes dépourvus de toute culture. Cependant ilcroit aux vertus du théâtre et de la littérature pour tous. Il croit à l’importance de l’art pourla vie quotidienne et tente de le diffuser le plus possible.

Lise, elle, a plus conscience que les barrières sont autres qu’économiques, il existeune barrière sociale et culturelle. Cependant, elle croit également au théâtre populaire, à ladémocratisation bien qu'elle soit gênée par les politiques culturelles de diffusion de l’art.

Elle croit en la démocratisation, elle revendique un théâtre subversif, populaire maiselle est plus lucide sur l’échec des politiques actuelles. C’est la seule à dire cela car venantd’une famille « ouvrière et très communiste » elle a un discours qui se détache des autres.Elle a un regard plus critique vis à vis des politiques culturelles qu’Alexis par exemple, quifait pourtant partie de la même troupe.

C’est d’ailleurs une autre différence entre les petites compagnies et les grandes, lesdiscours sont plus variés au sein des premières. En effet, le TNP et le Théâtre de l’Oppriméont un discours plus uniforme du au poids de leur histoire, à la hiérarchisation de leurstructure mais aussi du au fait qu’ils ont chacun une troupe permanente c’est-à-dire que lesmême comédiens jouent ensemble à long terme.

Tous ces théâtres revendiquent donc une grande liberté vis à vis du champ théâtralou du moins des règles et élites de l’art contemporain ainsi que des mouvementsartistiques classiques. Cependant malgré cette apparence d’indépendance leurs définitionsdu politique et du populaire restent bien souvent dans la continuité de celles de Brecht,Vilaret Boal, mélangeant parfois les trois théories.

b) La difficulté à se détacher des auteurs traditionnelsIl est tout d’abord important de marquer une différence entre le TNP et le Théâtre del’Opprimé d’une part et Taxi Brousse et les Allumés de la lanterne d’autre part. En effet lesdeux premiers ont été conçus et construits par les auteurs Jean Vilar et Augusto Boal et lesthéâtres se revendiquent encore aujourd'hui de leurs théories sur le théâtre. Le TNP défendtoujours aujourd'hui un théâtre décentralisé et accessible au plus grand nombre.

Le TNP est donc immédiatement associé, pour les acteurs, à l’action de son créateur etbien que le théâtre semble changer, s’adapter à chaque directeur, l’objectif premier reste lerespect du populaire. A aucun moment le discours de Clément ne se dirige vers l’esthétiquepure, l’attention portée au public est elle, très présente.

De même que le TNP est attaché à la théorie de Jean Vilar, le Théâtre de l’Opprimé estl’application quasi directe du livre d’Augusto Boal. Cependant, le Théâtre qui est situé à Parisest comme son nom l’indique un vrai théâtre c’est-à-dire que si les ateliers de théâtre-forumou plus rarement de théâtre invisible se font à l’extérieur de l’établissement, la compagnieaime jouer régulièrement des pièces plus classiques (dans le sens où le thème est bien

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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral

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souvent politique mais la mise en scène est elle classique). Le fait d’alterner théâtre-forumet théâtre politique plus brechtien dirais-je semble avoir été au départ un parti-pris de RuiFrati, aujourd'hui revendiqué par le reste de l’équipe.

Taxi Brousse et les Allumés de la lanterne, deux petites compagnies locales, assezrécentes15 ne se sont pas construites sur des théories. Elles ne se définissent pas commedes théâtres politiques ou populaires par nature. Cependant, les directeurs de ces deuxassociations disent être attachés à certains auteurs sans que pour autant cela influe sur lereste des comédiens des compagnies.

Par exemple, Alexis assure que la pièce Métallos et Dégraisseurs est inspirée de Brechtquand Lise affirme ne pas aimer cet auteur et ne fait aucune référence à lui en parlant dela même pièce. De la même façon Émilie aux Allumés fonde tout le projet pédagogique del’association sur l’éducation populaire mais elle est la seule des enseignants et de la troupeprofessionnelle à s’en réclamer.

Mais quelques valeurs restent tout de même communes à tous les membres de cesstructures. Le « théâtre pour tous » de Vilar et le fait de créer un lieu « chaleureux etconvivial »16 reste l’élément fondateur des Allumés de la lanterne. De même chez TaxiBrousse les techniques de Brecht telles que les pancartes explicatives sont les principauxéléments que mettent en valeur les comédiens de Métallos et Dégraisseurs comme gagede clarté et d’accessibilité.

Bien que toutes les compagnies prétendent être libres de toutes règles, le théâtrepolitique a été profondément marqué par Brecht et Vilar pour la majorité d’entre eux. Boalreste un auteur à part car sa théorie remet en cause les codes de l’art dramatique de manièrebien plus radicale que les deux autres. De plus, Augusto Boal a été connu plus tardivementen France.

Si la défense du populaire et de certaines techniques sont en conformité avec ceux desauteurs, qu'en-est-il du politique?

La pièce de Taxi Brousse Métallos et Dégraisseurs se dit inspirée de Brecht, l’objectifn’est pas vraiment d’attiser une flamme révolutionnaire chez les spectateurs mais derespecter un devoir de mémoire, semble-t-il beaucoup plus à la mode.

De façon générale, sans oublier les exceptions, les objectifs restent très individualisés,personnels. Aucun des théâtres que j’ai interrogé ne prétend vraiment changer la sociétépréférant des termes plus contemporains, tels que théâtre « citoyen » ou « de la cité ».

Ce début de XXIe siècle sonnerait-il la fin d’un âge d’or, la fin d’une époque où le théâtrepolitique était un outil de la révolution par opposition à l’art bourgeois?

B) Le refus du politiqueLe politique est, en général, perçu comme une activité de l'Homme citoyen. Tout théâtreserait politique selon cette définition. Pourtant, certains acteurs refusent ce mot tout enprétendant s'attaquer au « système » ou lutter contre un champ artistique classique. D'autresprétendent parler des « Affaires de la cité » sans pour autant mettre ces questions en

15 Taxi Brousse a été crée en 1996 et Les Allumés de la lanterne en 200716 Emilie Treynet, entretien 19 Mars 2012

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I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »

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débat. Aucune des définitions du politique données en introduction ne semblent a priori êtreacceptées par les artistes. Est-ce le refus d'un mot ou le refus d'un combat?

1) La fin du théâtre révolutionnaire?Les trois auteurs étudiés revendiquaient, avant leur art, d'être des théâtres politiques. Ilsont voulu transformer le théâtre et l'ordre établi.

a) La fin d'un âge d'or?On ne peut pas douter que Vilar, Brecht et dans une certaine mesure Boal ont marqué lethéâtre politique français du XXe siècle. Ils ont a leur manière changé les codes du théâtre.

Nous avons vu que Brecht est devenu incontournable au tournant des années 1950puis après 1968. Ce théâtre militant, de classe, est porté par des mouvements politiques,il représente une lutte contre le capitalisme. Avec la Guerre Froide et en France lapuissance des mouvements d’extrême gauche de 1968, la théorie de Brecht était à sonapogée. Le théâtre accompagne les mobilisations militantes. Dès 1969, André Benedetopropose un théâtre marxiste qui « s’échine à plonger le brechtisme dans Mai 68 »17 . Sila « distanciation » va être peu à peu abandonnée pour privilégier le point de vue descomédiens, le théâtre reste avant tout un outil de lutte.

De plus en plus, les troupes veulent se détacher de l’image avant-gardiste du théâtremilitant. Ce n’est pas le théâtre qui est à l’origine de la lutte sociale, il ne la provoque pasmais l’accompagne.

Tous ces théâtres bien que différents de ceux de Brecht s’inspirent de son œuvre pourla valoriser ou la contester.18

Si Vilar a été l’objet de nombreuses critiques, Olivier Neveux note que c’est grâce à luique nombre d’acteurs militants ont pu eux-même avoir accès au théâtre.

Il souligne que « l’importance du TNP dans la découverte du théâtre par nombre d’entreeux [les militants post-68] est par ailleurs évidente ».

Vilar a donc vraiment ouvert le théâtre à de nouveaux publics. Sa volonté d’un théâtrede service public n’est pas resté qu’une théorie.

Boal reste celui qui a le plus radicalement changé le théâtre politique et l’art dramatiquede manière générale. Son théâtre de l’Opprimé est de plus en plus utilisé par de nombreusestroupes en France. Il propose à la fois un théâtre pour tous puisqu’il est destiné à des « non-acteurs » et un théâtre militant. Il veut changer la société et donner aux opprimés les cléspour lutter contre les dominants quels qu’ils soient, tout cela grâce à une forme théâtraleinédite.

Les trois auteurs semblent donc parfaits, des révolutionnaires (chacun à leur manière)qui ont réussi dans leurs projets et qui ont transformé le théâtre si ce n’est la société

17 Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd'hui, La Découverte, Paris,2007, p98

18 « Dans l'immédiat après-guerre, l'expression « théâtre politique » semble principalement s'ordonner autour des propositionsbrechtiennes – que cela soit pour les adopter, les adapter ou les réfuter. » Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant enFrance des années 1960 à aujourd'hui, La Découverte, Paris, 2007, p15

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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral

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française. Pourtant, si l’on veut parler d’Age d’Or du théâtre politique, il ne faut pas en oublierla part de mythe et d’idéalisation.

Le but de ce travail n’est pas d’opposer les grands auteurs du théâtre vraiment politiqueet vraiment populaire au travail actuel de comédiens qui se trouveraient à l’âge de fer. Iln’y a pas d’âge d’or ou du moins chaque époque a le sien. Nous nous imaginons toujoursque les années précédentes étaient meilleures, pour le théâtre comme pour l’éducationpopulaire par exemple. Bien que le « politique » ou le « populaire » soient des mots passe-partout aujourd'hui, cela ne signifie pas qu’ils aient avant été parfaitement représentés. Ilest nécessaire, donc, de nuancer cette idée d’Age d’Or du théâtre politique.

Brecht est incontournable mais comme je l’ai dit plus haut, les comédiens se sontdétachés petit à petit de l’avant-gardisme. Brecht est issu d’une famille bourgeoise , ilpropose d’enseigner à la classe ouvrière comment faire la révolution. S’il était sincère, ilreste dans un théâtre d’avant-garde, un éclaireur pour la masse inculte que représententles ouvriers. En effet, il suffit de lire une de ses pièces pour voir qu’il reste très classiquedans sa manière d’écrire. Il ne s’agit pas non plus d’affirmer que pour être populaire il failleécrire des pièces dans un langage familier afin que tout le monde comprenne. Cependant,en voulant montrer aux ouvriers, Brecht fait preuve de racisme de classe, il estime que luidétient la vérité et infantilise ainsi les classes travailleuses.

Lise Holin montre cela dans son entretien.Lise montre que l’auteur allemand appartient à une autre époque qui selon elle est

loin d’être un âge d’or. La distanciation semble interdire l’humour et bloquer l’écrituredans un ton solennel et difficile d’accès. Brecht est un auteur que l’on étudie, un auteur« classique ». Clément Morinière affirmait la même chose mais lui défendait la cause desœuvres classiques. Brecht ne représente donc plus aujourd'hui la subversion et encoremoins la révolution. Il reste dans une vision classique du communisme, tel que Lénine dansQue Faire où c’est l’avant-garde éclairée qui va apporter la lumière aux masses afin qu’ilspuissent ensuite faire la révolution. Il n’y a pas d’auteur éternel, pas de personnalité quisache traverser les âges en restant intact. Si Bertolt Brecht a marqué le théâtre, il ne fautpas oublier qu’il appartenait à une certaine époque où les mouvements communistes étaienten plein essor. Si l’on joue ses pièces encore aujourd'hui c’est qu’elles sont sans cesseadaptées.

La question du populaire semble encore plus importante lorsque l’on parle de Jean Vilar.Le TNP a-t-il jamais été populaire? Il a permis d’ouvrir le théâtre à de nouveaux spectateurs,certes, mais à qui?

Dans la société des années 1950, le théâtre qui était avant réservé aux classes les plushautes s’est ouvert aux classes moyennes, aux étudiants de plus en plus nombreux.

Mais le théâtre n’est pas pour autant devenu une activité de loisir comme une autre.S’il a certes fait un grand bon il est comparable à celui de Mai 68, il correspond à unchangement de société plus général où la nouvelle génération revendique ses droits parrapport à une société jugée archaïque. La société évoluant on a aujourd'hui montré l’échecde la décentralisation des

pratiques culturelles car si elle permet en effet de réduire la barrière économique quiempêchait certains d’aller au théâtre, elle ne remet pas en question la barrière culturelle.

La politique culturelle de Malraux refusait toute idée de médiation entre les oeuvres d’artet le public pensant que si l’accès géographique était facilité alors tout le monde pourraitaller au théâtre ou au musée.

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I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »

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Cependant, comme le soulignait déjà Jean-Paul Sartre très peu de travailleurs allaientau TNP. Bien que ces nouveaux spectateurs ne pouvaient être désignés comme desbourgeois par leur capital économique, ils détenaient déjà un certain capital culturel.

On en revient encore à la question de la définition de « populaire ». Si Vilar a certesouvert l’art à de nouveaux spectateurs peut-on dire qu’il a été pour autant populaire, que cesoit au sens de « tout le peuple » ou celui plus restreint de la classe ouvrière?

Je ne veux pas répondre à cette question de manière définitive mais souligner que sil’on dit que le TNP d’aujourd’hui ne vaut pas celui de Vilar, celui-ci était déjà remis en causeà son époque et l’on voit que la décentralisation à laquelle il a participé n’a pas empêché lareproduction des inégalités en matière de pratiques culturelles.

La fin de l’Age d’Or est particulièrement présente dans l’imaginaire collectif lorsque l’onparle du TNP, comme le montre Émilie.

Émilie symbolise bien la vision que nous avons du TNP: un théâtre qui était populaireet qui échoue aujourd'hui.

Mais ce que je veux souligner ici c’est que la vision que nous avons de la bourgeoisiea changé depuis les années 1950. Ce que Vilar appelait populaire il y a soixante anscorrespond sûrement, en partie du moins, aux « bobos » qu'Émilie évoque.

Le TNP a-t-il vraiment changé de public depuis sa création?Je laisse la question en suspens mais il est certain en tout cas que le Théâtre de Jean

Vilar ne doit pas être idéalisé. S’il a certes participé à la décentralisation, le TNP n’a pasbrusquement sombré dans l’embourgeoisement à la seconde où Vilar en a abandonné ladirection.

Enfin, si Boal a été une véritable rupture dans la forme qu’il a donné à son théâtreen critiquant Brecht notamment, il ne faut lui non plus pas l’idéaliser. L’idée « d’opprimé »est plus vague, plus floue que celle de classe ouvrière car elle prétend réunir toutes lespersonnes qui subissent des discriminations. Comme Brecht cependant, il vient d’unefamille aisée et Rui Frati assure que s’il ne s’était pas retrouvé en exil sans troupe, il n’auraitpeut-être jamais créé ce théâtre. De plus, certaines de ses formes ont dès le début et encoreaujourd'hui été remises en cause, comme le « théâtre invisible ». Des comédiens provoquentun débat dans un lieu public sans jamais révéler qu’ils sont acteurs, les participants nesavent donc jamais qu’ils sont en train de jouer. Comment alors prendre conscience de sonoppression, comment changer la société?

Rui Frati apprécie peu cette forme.Olivier Neveux semble voir dans le théâtre de Boal l’exemple d’un théâtre radicalement

différent des autres, qui semblerait avoir échappé aux critiques, il le montre comme le dernierélément qui viendrait refermer un Age d’Or du militantisme artistique.

L’auteur de Théâtres en lutte représente d’ailleurs bien cette vision actuelle d’un théâtrevéritablement militant jusque dans les années 1970 qui a petit à petit sombré dans lepolitiquement correct.

Si, je vais en parler par la suite, sa vision du théâtre actuel est pertinente, il a tendanceà idéaliser le théâtre de la seconde moitié du XXe siècle. Il a un discours assez binaire,entre le théâtre du passé et celui du présent, le théâtre qui était inscrit dans une vraie lutteet celui qui est flou et consensuel. En voulant se présenter comme défenseur d’un théâtremilitant selon lui « déprécié ou ignoré » il veut « s’opposer à l’oubli [et] tenter d’ouvrir despistes pour le théâtre militant d’aujourd’hui » comme ci celui-ci avait perdu de sa richesse.

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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral

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Si mon analyse va dans son sens, il est nécessaire, je crois de ne pas élever les théoriesde Brecht, Vilar et Boal à une sorte d’Age d’Or perdu du théâtre politique.

Elles ont profondément marqué le champ artistique français mais elle doiventdésormais être adaptées à une société où le mot même de « politique » est devenu tabou.

b) Le refus du « politique », un symbole du XXIe siècle?Un théâtre politique qui ne dit pas son nom peut-il vraiment être politique?

Comme je l’ai dit en introduction la politique est souvent synonyme de politiciens, de viepolitique partisane et c’est cet aspect que rejettent la plupart des acteurs que j’ai interrogé.

Les acteurs ne distinguent pas les différents sens du politique et préfère parler dethéâtre « social »19 ou « citoyen », « de la cité »20. La politique semble automatiquementconnotée à l’exercice du gouvernement ou des partis politiques comme le dit Émilie:

« parce que la politique c'est sensé changer la face du monde, prendre des décisionspour ce qu'on veut demain ». La politique c’est l'État, c’est l’organisation politique en partisou syndicats. Elle ne perçoit pas la politique comme une mise en débat. Ce qui questionne,provoque la discussion n’est pas politique mais seulement des prémices à celle-ci. Lapolitique c’est ce qui change la société, c’est ce qui se fait à grande échelle, c’est ce quiest légitime. Il existe un théâtre politique, bien qu'Émilie ne prononce encore une fois pasle mot, mais ce sont des auteurs comme Ariane Mnouchkine, pas ce qu’elle même peutfaire à Lyon.

Elle ne considère donc pas ce qu’elle fait comme politique alors que, comme tous ceuxavec qui j’ai parlé, elle savait que je travaillais sur le théâtre politique.

C’est cette contradiction qui m’intéresse: accepter de parler en tant que théâtre politiqueet populaire mais refuser le premier de ces termes.

Le premier seulement car l’aspect populaire est beaucoup plus accepté par les acteurs.Mais au lieu d’être l’un des constituants du théâtre politique il en devient très souvent unsynonyme.

Il ne s’agit plus de se demander si un théâtre politique peut être vraiment populaire maissi ces théâtres qui se disent populaires sont politiques. Il est vrai qu’il n’est pas nécessairede parler de politique pour l’être, la forme ou le rapport aux spectateurs peuvent faire d’unspectacle une œuvre militante. Cependant, il y a toujours un propos qui doit être défenduet c’est ce discours que j’ai étudié afin de comprendre ce que ce refus du politique cachait.

Tout d’abord, le plus flagrant est la place donnée à l’individualisme. Le politique estsensé concerner toute la société, la chose publique. Un mouvement politique est unemanifestation collective comme le montrent les différents auteurs étudiés. Un théâtrepolitique dans ce cas devrait permettre aux citoyens, aux ouvriers, aux opprimés de changerl’ordre établi.

Pourtant, bien que le mot « citoyen » soit souvent prononcé par les acteurs, les objectifsont bien souvent une dimension personnelle. Il s’agit souvent de dépassement de soi,de confiance en soi parfois pour vivre en collectivité mais c’est aspect est en généralsecondaire. Le théâtre appartient certes à la cité, il est politique. Mais ce serait oublier lesecond aspect de cette définition du politique: « qui met en débat ». Bien que l'art n'ait pas

19 Lise Holin, entretien 12 Avril 201220 Emilie Treynet, Rui Frati

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I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »

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ici pour but une révolution, ce qui est politique doit discuter des choses de la cité. Il n' y arien de « citoyen » à une pratique qui est avant tout tournée sur l'individu.

Clément affirme que le théâtre aide les spectateurs à « mieux comprendre leurfonctionnement, le fonctionnement social, des choses très personnelles, d'épanouissementpersonnel ».

Il s’agit ici de « comprendre » et non pas de changer c’est-à-dire de s’insérer à la sociétéet non de la transformer.

Le politique n’est pas dans le questionnement sur le monde environnant. Le théâtreaide le spectateur à acquérir une culture légitime. Encore une fois, l’objectif n’est pas derenverser les dominants ou de briser la reproduction des inégalités mais de se fondre dansla société.

Émilie revendique un théâtre d’éducation populaire, un théâtre « citoyen ». Pourtant,sa lutte semble d’abord tournée contre le théâtre contemporain « d’art pour l’art ». Avantd’être un mouvement politique c’est un combat de professionnelle du spectacle. Il existebien une dimension collective mais qui semble ne pas s’assumer complètement. Émilie faitun théâtre qui n’est « pas juste de l'art pour l'art, mais parce que les outils de la danse, duthéâtre, du clown ou la chanson peuvent être utiles pour leur quotidien, pour son bien-être,pour travailler ensemble en entreprise. »

Encore une fois l’idée de changer l’ordre établi n’est pas présente. Cette formationsemble plus scolaire, il faut apprendre à être un bon citoyen, à faire preuve de civilité, àsavoir vivre en collectivité.

Même Rui Frati du Théâtre de l’Opprimé, basé sur un idéal de changement des rapportsde domination, parle du théâtre comme un « moyen d’expression » mais sans expliquerdans quel but. S’exprimer pour quoi?

L’idée de collectivité est présente chez certains des acteurs mais elle reste ensuspens, elle reste enfermée dans le champ artistique. Le théâtre accompagne rarementun mouvement politique concret.

Alexis et Lise de Taxi Brousse affirment jouer au sein d’usines, parfois en grève, ilssoutiennent leur mouvement, il existe donc bien une dimension collective. Le spectacleMétallos et Dégraisseurs a avant tout un rôle de mémoire, mais il prétend rallumer lesconsciences, raviver la colère de ces ouvriers. Cependant, même au sein d’une telle troupe,la peur du politique reste présente ainsi que l’idée que ce n’est pas le théâtre qui peutchanger les choses.

Alexis affirme :Le théâtre est un « écrin » c’est-à-dire qu’il est fermé, figé. Quand j’ai demandé à Lise

ce qu’ils faisaient contre le fait que les spectateurs étaient toujours les même, elle répond:« Je pense que c'est pas une compagnie qui peut remédier à ça, c'est très délicat. » A lamême question Alexis affirme: « c'est la difficulté récurrente à laquelle la ville trouve pasde solution et il y en a pas. »

Il existe donc bien un théâtre qui accompagne encore aujourd'hui les luttes politiquesmais il ne semble pas y prendre part, il reste un regard extérieur et non un acteur dece mouvement. Lise dit par exemple: « La semaine prochaine on va peut être aller surd'Arselor-Mital, là où il y a tous les mouvements de grève. On y va en tant que bénévoleson va donner le spectacle. Ça pour moi c'est génial, c'est mythique. »

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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral

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Elle est ravie mais c’est comme si elle-même allait assister au spectacle de la grève.Bien que venant d’une famille militante, elle ne semble pas penser que le théâtre puisseêtre une forme de lutte. Le théâtre peut s’adresser aux militants, avoir un discours militantmais n’est pas lui-même un militant. L’art dramatique reste avant tout un art, même s’il peutêtre un « outil » comme le disent Émilie Treynet et Rui Frati.

Les acteurs ont une conscience politique mais distingue leur travail artistique de leursopinions. Les deux sont rarement totalement mêlés.

Un autre aspect qui montre le pouvoir de l'école française est la dimension éducative.Bien que certains se revendiquent de l’éducation populaire, l’idée d’enseigner commeà l’école est très présente. Nous l’avons vu avec Clément Morinière, Taxi Broussele revendique également. Métallos et Dégraisseurs est aussi une sorte de théâtre-documentaire mais qui ne provoque pas un sentiment de rage, il apprend, il raconte.

Alexis ajoute : « il y a aussi une autre dimension c'est que tous les gens qui connaissentpas le milieu ouvrier le voient comme une espèce de découverte euh aussi comme il y ades gens qui nous disent , eh bien au contraire j'ai appris plein de choses. »

On ne perçoit pas clairement à quoi servent ces informations, ces connaissances.Ce flou représente le théâtre politique contemporain selon Olivier Neveux qui dit que« revendiquer de faire du « théâtre politique », « citoyen » ou autres équivaut dès lors,

souvent, à recouvrir son activité d'un voile certes gratifiant mais flou. Le théâtre politiquereste une abstraction s'il ne sait répondre à la question: « militant pour quoi? » »

Cette remarque correspond tout à fait aux acteurs des différentes troupes. Certainescompagnies comme les Allumés de la lanterne ou Taxi Brousse parlent de thèmes politiquesdans leurs pièces mais ce sont des thèmes assez généraux sur le « système » en généralou sur l’avenir de notre planète. Ces valeurs à la mode sont consensuelles et ne trouventpas beaucoup d’opposition. Contrairement à la révolution à laquelle rêvaient Brecht ou Boal,les acteurs du champ théâtral actuels ne semblent pas attachés à une lutte bien précise,concrète.

Alexis affirme que leur pièce Les Entreprenants, sur le monde du travail, est « uneattaque très forte du système » mais qu’il juge en même temps difficile d’accès et assezviolente.

De même Émilie, dans Exode décrit sa création comme sa première œuvre politique:« Le propos c'est où on va si on ne fait rien pour notre planète, si on continue à sur-

consommer, à pas se regarder. Donc là je me suis rendu compte, qu'il avait été reçu commeun spectacle politique là où moi, il y avait un propos mais j'avais essayé de faire quelquechose de beau. »

La protection de la planète est un thème général à la mode. Émilie affirme faire duthéâtre politique sans s’en rendre compte puisque avant de s’inscrire dans un mouvementpolitique c’est l’esthétique de la pièce qui l’intéresse. En voulant montrer qu’elle a undiscours politique quasi naturel du à son éducation, elle montre également que l’objectifpremier de ses œuvres n’est pas d’être politique mais d’être de l’art. Bien que se voulantsubversifs, les acteurs appartiennent bel et bien au champ théâtral et le revendiquent sansle vouloir.

Peut-on donc être politisé sans le vouloir?

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I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »

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Le théâtre engagé contemporain a peur du politique, il est individualiste et ne s’inscritplus dans les luttes mais se contente de les observer et de les figer. Il s'insère à la cité sansla transformer ou même la mettre en débat.

Cette image n’est pourtant qu’un aspect de ce théâtre du XXIe siècle.En effet, si les spectacles en eux-même ne sont pas attachés à une pratique militante,

certaines structures permettent à la pratique amateur de se développer, pour les enfantsnotamment, pratique qui paraît plus inscrite dans la vie quotidienne. Ce dernier aspect duthéâtre militant n’est pas du tout pris en compte par l’auteur de Théâtres en lutte.

Le terme « politique » est certes absent du discours des compagnies et les valeursqu’elles défendent,souvent à leur insu, sont plus que conformes à notre société.

Pourtant, ces nouveaux théâtres ont choisi un autre terme pour se désigner: théâtre« citoyen ». Ils revendiquent encore aujourd'hui leur attachement à des idéaux politiques.Ces derniers sont-ils vraiment nouveaux ou sont-ils un ersatz des idéaux du XXe siècle?

Tous les théâtres sont-ils « citoyens » de la même manière? Quels actes se cachentderrière les discours? S’agit-il vraiment d’une nouvelle théorie du théâtre politique quiviendrait remplacer celles de Brecht, Vilar et Boal?

Être « citoyen » avant d’être militant au sein d’un parti ou d’un syndicat est le nouveaumot d’ordre de ces théâtres contemporains.

2) Une nouvelle forme de théâtre politique?Le théâtre de la cité aurait donc remplacé le théâtre révolutionnaire. Nous allons voir quellessont les caractéristiques de cet art « citoyen ».

Pourtant, cette nouvelle définition a-t-elle de vraies répercussions dans le champsocial?

a) Un théâtre « citoyen »Deux dimensions ressortent de ce nouveau théâtre : former de futurs citoyens capablesd’agir dans leur société et l’idée de se mettre au service des gens.

La première dimension est surtout défendue par Les Allumés de la lanterne et d’unecertaine manière par le Théâtre de l’Opprimé. Nous parlerons plus amplement de ce dernierdans la seconde partie.

Émilie Treynet défend un projet d’éducation populaire à travers les ateliers de théâtreproposés aux adultes mais surtout aux enfants. En effet, l’idée de former des citoyensest bien plus présente lorsqu’elle parle des cours pour enfants. Si pour les adultes l’idéed’enseignement reste très scolaire et parfois avant-gardiste, pour les enfants le projetsemble plus alternatif.

Elle définit ces ateliers comme un moyen de défendre «des valeurs d'éducationpopulaire donc l'accessibilité de la culture et des moyens culturels pour tous.L'épanouissement personnel mais aussi le fait d'être citoyen à part entière. »

Si l’aspect individualiste est très présent, elle défend pourtant une dimension collective.Il est certain que l’idée d’intégration est également présente mais Emilie distingue tout

de même ce qui serait faire preuve de civilité et être citoyen. Bien qu’elle ne parle pas de

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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral

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« politique » de manière spontanée, le but des ateliers est avant tout de créer un groupecapable de s’auto-organiser au sein duquel chaque enfant puisse exprimer son opinion etparticiper à un débat. Émilie ne se contente pas de proposer un atelier démocratique, quidans ce cas resterait très scolaire, l’objectif n’étant pas de choisir des représentants ou voterla meilleure solution mais d’arriver à un consensus et créer un projet commun sans quel’animateur ne décide de rien.

Émilie explique sa démarche :Il ne s’agit donc pas d’enseigner comme à l’école mais bien d’accompagner l’enfant

dans son propre projet. c’est là que le théâtre devient politique dans sa volonté de proposerquelque chose d’autre, qui remet en cause l’apprentissage habituellement donné auxjeunes. Elle dit d’ailleurs que « si à l'école on apprend à discuter, débattre à pas forcémentêtre d'accord, faire des concessions, dans nos vies d'hommes et de femmes, de citoyens,citoyennes , ça devrait vachement mieux se passer. » On voit que le travail qu’elle fait avecles enfants est politiquement plus assumé car elle est consciente que l'École républicainea des problèmes.

Elle montre, sans le formuler clairement, que c’est par l’apprentissage non scolaire qu’ilest possible d’intégrer des connaissances. Elle affirme que c’est par ce type d’enseignementque l’enfant prendra plus tard pour naturel sa capacité à vivre en communauté.

Émilie propose ici la démarche inverse de dé-construction des mécanismes sociauxprônée par Pierre Bourdieu car elle ne s’adresse pas à des adultes. Elle veut créer unhabitus commun à tous les enfants et non pas s’adresser à des adultes qui ont déjà intégréles règles de leur champ social.

Si la pièce Exode traite de manière plus consensuelle la dégradation del’environnement, les créations destinées aux enfants semblent se rapprocher du projetbrechtien bien que beaucoup plus légèrement. L’objectif est, tout en divertissant les jeunesspectateurs, de s’adresser à eux comme à de futurs adultes. Les pièces parlent certes dethèmes assez généraux : amour, tolérance, découverte de l'Autre,etc. Cependant, ce n’estpas tant le sujet des œuvres qui en fait des objets politisés mais bien leur forme.

Émilie dit elle-même:C’est à travers l’observation tout au long de l’année que j’ai pu remarquer que les projets

à destination des enfants sont plus aboutis et plus assumés que ceux en direction desadultes. Émilie avoue même se sentir plus en confiance lorsqu’elle crée pour les jeunes.

Ce type de théâtre n’est pas politique par le thème ou la forme mais par la pratiquecomme chez Boal sauf que les Allumés se détachent de lui car ne révolutionnent pas lescodes du théâtre. C'est un théâtre militant mais par la pratique. C'est le but donné au théâtrequi change et ce comme chez Boal : le théâtre est un outil et à la fois une fin en soi. Onapprend les techniques du théâtre, la représentation (théâtre classique) mais la constructionde cette pièce est faite par les enfants eux-même. Ce n’est pas un texte d'auteur appris parcœur, ils ne sont pas dirigés strictement par un metteur en scène.

Donc Émilie n’est pas dans la stricte lignée d'un auteur, elle mélange les trois. Elle veutcréer un théâtre pour tous (Vilar). Certaines créations ont des thèmes politiques, afin defaire prendre conscience au public d’une certaine réalité (Brecht). La pièce Menteurs parexemple, critique la toute puissance de certains hommes politiques. Elle propose, enfin, desateliers de pratique théâtrale à des amateurs (Boal). Ces ateliers sont d'ailleurs très liésaux représentations de la troupe professionnelle qui fait partie intégrante de cette formation« d'éducation populaire », selon Émilie.

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I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »

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Ce théâtre n’est donc ni un nouveau théâtre politique mais ne reproduit pas non plusstrictement les théories passées.

Les Allumés de la lanterne est l’exemple le plus probant qu’un nouveau théâtre politiqueest peut-être né. Ce militantisme est peu théorisé, ce qui rappelle la revendication de libertédes structures par rapport au théâtre classique.

Le Théâtre de l'Opprimé à travers Rui Frati garde l’idée que le théâtre doit changer lasociété comme Brecht ou Boal mais ajoute lui aussi l’idée de citoyenneté.

S’il change le monde, le théâtre met « en question » c’est-à-dire qu’il provoque le débatet appartient à la cité, aux citoyens. Rui se défend d’ajouter des adjectifs au théâtre qui parnature est politique selon lui. Pourtant, il parle lui aussi de ce « théâtre citoyen » qui doitaccompagner les participants ou les spectateurs dans leur vie en collectivité.

Lise Holin elle parle de « théâtre social » qui doit se « mettre au service » des gens.C’est la même idée. Alexis a à peu près le même discours.

Ce travail avec les « égarés » s’adresse à des personnes dites « asociales ». Ce théâtrea une « vocation sociale » et veut montrer « comment l'action artistique peut amener desgens en difficulté à refaire du lien social, la question de la confiance en soi, se mettre enlumière sur une scène pour valoriser un peu des gens qui sont en échec ou qui sont enmanque de confiance ou qui sont en errance. » Le théâtre sert les citoyens dans leur vieen société, que ce soit par son travail de mémoire, l’accompagnement d’amateurs ou de« non-acteurs » comme chez Taxi Brousse ou le Théâtre de l’Opprimé.

Si le TNP reste plus dans une démarche d’enseignement scolaire individuelle à traversses pièces à « parti-pris », Clément veut lui aussi que le théâtre permette de comprendre« le fonctionnement social ».

Le théâtre politique contemporain développe un nouvel élément,celui de la pratiquethéâtrale par les non-professionnels. Boal et même Brecht avaient déjà théorisé l’utilité dela pratique artistique comme moyen de transformer la société.

Pourtant cet aspect semble beaucoup plus développé aujourd'hui.Mais peut-on vraiment parler d’un nouveau théâtre politique? Le fait qu’il soit très peu

théorisé, à une époque où l’éducation populaire et même le politique sont des mots utilisésà tord et à travers, ce théâtre semble souvent vague et stérile.

Comme le dit Olivier Neveux, « le théâtre sera-t-il le lieu où l'on montre les affaires dela cité, sa gestion (étatique)? Ou sera-t-il l'espace, l'expérience, parmi d'autres, de créationdu clivage, littéralement scène politique dans la rencontre conflictuelle entre l'ordre et unmouvement d'émancipation? »21.

Le problème est qu’en refusant d’assumer clairement leur rôle politique detransformation de la société, l’action de ces compagnies a tendance à rester limitée. Mettreen débat, questionner la société est certes un pas, mais pour aller où?

Nous avons vu que bien qu’ils ne se revendiquaient pas comme tels, les théâtres ontune certaine idée de leur rôle pour la société. Le manque de structure tend à repousser laquestion du « pour qui? Contre qui? » ils agissent ainsi. Former des citoyens n’a pas de finpolitique en soi si ce n’est pas pour transformer quelque chose. A quoi sert de questionnersi l’on ne sait pas avec qui on questionne et contre qui?

Ce théâtre citoyen peut-il vraiment être populaire?

21 Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd'hui, La Découverte, Paris, 2007,

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Théâtre politique, théâtre populaire l'engagement des acteurs du champ théâtral

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b) Des discours flous et une action limitée« Le théâtre politique, celui de la politique rare, oblige à reconsidérer le statut del'œuvre, sa fonction sociale, ses limites, à renoncer à la pérennité universelle etintemporelle de l'Art, à sa prétendue subversivité « ontologique ». » 22

Le théâtre politique est politique avant même d’être de l’art, comme Vilar l’a dit lui-mêmeen laissant la direction du TNP:

« je pense que sur le plan esthétique il y avait beaucoup de reproches à nous faire,que nous nous sommes fait nous aussi, mais je pense que sur le plan populaire alors là,nous avons accompli notre mission. »23.

Le politique est au premier plan, c’est le premier axe sur lequel doivent travailler lesstructures.

C’est cet aspect qui semble manquer aux théâtres contemporains. L’aspect politiqueest secondaire, il fait partie de la compagnie mais au même rang que l’esthétique.

Seul le théâtre de l’Opprimé divise clairement la partie consacrée au politique pur etcelle dédiée à l’art. Ils sont des comédiens avant tout affirme Rui Frati, c’est pour cela qu’ilsalternent entre le théâtre-forum et le théâtre « plus classique ». Cette volonté de jouer, dese représenter sur scène est cependant relativement nouvelle car Rui Frati explique qu’ila du lutter contre les autres membres de la structure dans les années 1980 pour pouvoirconstruire un théâtre.

Cet exemple montre que même au sein d’un théâtre qui assume son rôle politique,l’esthétique artistique reste un élément prioritaire du travail de comédien et de metteur enscène.

Au sein des autres établissements, politique et esthétique se mêlent sans que l’onsache vraiment lequel des deux est le plus important : sont-ils des théâtres qui se sententpolitisés ou des militants qui agissent à travers le théâtre?

C’est en général la première solution qui domine.A commencer par les Allumés de la lanterne où Émilie, directrice et co-fondatrice

de la structure est la seule parmi les enseignants et les comédiens à défendre le projetd’éducation populaire de l’association. Le projet ne s’est d’ailleurs formalisé que durant lasaison 2011/2012 lors de la préparation des documents nécessaires à des demandes desubvention. C’est la première fois qu’un projet pédagogique a été établi à l’écrit et imposéà tous. Si le reste de l’équipe accepte cette démarche, elle est très peu ressentie par lesélèves, même en théâtre (cours donné pourtant par Émilie). Des débats sont organisés àl’issu des spectacles, le travail de groupe est mis en place comme pour les ateliers enfantsdont j’ai parlé plus haut. Mais aucun adhérent ou presque n’a la sensation d’adhérer à uneassociation qui défend un projet politique. Pourquoi? Un élément de réponse se trouve sansdoute dans le fait que l’association, dans son ensemble, ne se perçoit pas comme unestructure militante. Si le politique est « naturel » pour Émilie, sans même qu’elle s’en rendecompte, ce projet reste pour le moment un engagement sur le papier.

La particularité de cette association tient à ce qu’elle crée un espace « chaleureux etconvivial » comme l’affirme sa directrice. Cet élément est en effet beaucoup plus présent et

22 Olivier NEVEUX, Théâtres en lutte, le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd'hui, La Découverte, Paris,

200723 Jean Vilar à propos de sa succession à la tête du TNP, ina.fr, Le théâtre - 05/05/1963 - 02min15s

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I Du théâtre « politique » aux théâtres « citoyens »

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ressenti par les élèves des différents cours. Le travail collectif n’est donc pas perçu commeun moyen de mobilisation militante mais comme une façon de passer un bon moment avecd’autres personnes.

Une autre contradiction est la volonté d’Emilie de proposer un art « pour tous »,« populaire » tout en sachant que la majorité des adhérents sont des étudiants et des jeunestravailleurs. On pourrait penser qu’elle a la même vision du « populaire » que Vilar, c’est-à-dire tout le peuple et non pas seulement les classes défavorisées. Cependant, à travers sonentretien, j’ai pu remarquer qu’elle se justifie de travailler dans le premier arrondissementde Lyon en affirmant qu’il n’y a pas que des gens appartenant aux classes supérieures.

« Déjà que le théâtre soit en presque-île, au cœur de la ville , au milieudes gens, certes qui sont plutôt privilégiés, qui ont plutôt des pratiquesartistiques et culturelles mais pas seulement. Il y a plein de populations qui secroisent. » (Émilie TREYNET)

On retrouve ici une définition du populaire qui représente les classes défavorisées.Émilie se justifie durant l’entretien en revendiquant l’aspect populaire et militant de sa

structure. Ces éléments lui tiennent à cœur mais elle reste une comédienne avant tout etl’aspect esthétique, le fait d’être « beau » reste toujours au premier plan. Cette ambivalenceentre discours et réalité semble nous entraîner dans une impasse. Un théâtre politique doit-ilvraiment abandonner toute idée de beauté? On accuse souvent l’art militant d’être un sous-art par son manque de souci esthétique. Est-ce vraiment un manque de beauté ou le choixd’un autre type d’esthétique qui n’est pas reconnu par le champ artistique?

L’association est aux prémices de ce qui pourrait être une démarche politique,d’éducation populaire mais son action est encore limitée par le manque de précision et decompromission de ses membres. La part donnée à l’art et celle donnée à la politique n’estencore claire. La structure est cependant à un tournant de sa vie, l’équipe professionnellese renouvelle, les valeurs défendues commencent peu à peu à se clarifier. Mais dans quelledirection?

Les Allumés représentent assez bien l’ensemble des structures et met en lumière lesdifférentes questions qui se posent aux théâtres contemporains.

Comment faire en sorte que le politique ne se limite pas au discours? Un théâtrepolitique peut-il aussi être un théâtre d’art, d’esthétique?

Le Théâtre de l’Opprimé allie les deux mais ce ne sont pas les même publics quiparticipent au théâtres-forums et qui voient les spectacles « classiques ». Est-ce une volontéde la structure qui ne souhaite pas mêler les deux ou cela montre-t-il une nouvelle limite àla lutte contre la reproduction des inégalités face à la culture?

La plupart des établissements affirment lutter contre le « système », veulent aider lesgens,etc. Cependant, ils se battent sans remettre en cause les mécanismes de ce systèmeet leurs combats restent bien souvent à la surface du problème.

Olivier Neveux affirme que « les proclamations de « résistance » si récurrentes cachentmal des combats sans adversaires. »

C’est ce qui semble en effet représenter de nombreuses structures actuellement. Lesétablissements restent dans une illusion de lutte. Ces batailles superficielles ne sont pasforcément un problème, le politique n’étant pas la priorité pour certains de ces théâtres.Mais elles le deviennent quand la structure se revendique comme militante.

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Le théâtre de l’Opprimé doit être mis à part car comme son action est le quasi-reflet dela théorie de Boal, son projet est bien plus clair et relève peu de l’initiative de ses acteursactuels.

Il existe donc plusieurs définitions du « théâtre politique » chez les acteurs du théâtrecontemporain. Certains défendent un projet d’éducation populaire, d’autres un théâtre« pour tous », un théâtre qui défend les opprimés mais tous se veulent « citoyens ». Ilsne se détachent jamais totalement des théories de Brecht, Vilar et Boal mais ont pris deslibertés par rapport à celles-ci. En voulant se différencier du théâtre « classique » et montrerleur liberté par rapport aux règles et aux mouvements artistiques contemporains, ils perdentsouvent en clarté. Y-a-t-il un champ du théâtre militant ou un agrégat de mouvementsparticuliers qui échapperaient à toute structure?

Le théâtre « citoyen » reste assez flou car structures font avant tout du théâtre. Ellesl’enseignent et leurs objectifs « citoyens » étant secondaires, leur action reste limitée. Il n’estpas si facile de s’assumer en tant que théâtre politique car il s’agit de trouver un accordentre deux éléments qui sont par nature différents. Seul Rui Frati affirme que le théâtre estpar nature politique. Pourtant, le théâtre-forum est souvent utilisé lui aussi comme un outilqui fait oublier ses objectifs révolutionnaires.

Le théâtre politique du XXIe siècle se différencie des anciens, il a ses propresparticularités notamment sur l’importance donnée à la pratique amateur qui a pris de plusen plus d’ampleur. Les actions socio-culturelles ont pris de l'importance après 1968. S’estdéveloppée alors l’idée que les inégalités face à la culture n’étaient pas seulement dueà une barrière économique, notamment grâce aux travaux de Pierre Bourdieu. Pourtant,l’éducation politique se transforme en assistance sociale, en occupation de loisirs etabandonne petit à petit ses projets militants de lutte par les pratiques culturelles. J’étudierail’éducation populaire plus en détail dans la seconde partie car son évolution correspondassez bien à celle du théâtre politique tel que nous l’avons vu dans cette première partie.

Mais l’obstacle le plus grand, commun à presque tous les acteurs du champ théâtralactuel, reste l’ethnocentrisme de classe.

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II Le théâtre sans les règles de l'art

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II Le théâtre sans les règles de l'art

Le théâtre politique actuel ne parvient pas à se détacher de son histoire. Les artistes quitentent de se libérer des règles du champ théâtral ne parviennent qu'à un discours flou etpeu efficace.

La principale raison est à n'en pas douter l'absence de réflexivité chez les acteurs.A travers le rapport qu'entretiennent les artistes avec leur public, nous verrons que leurdiscours est souvent rempli de préjugés. Il n'est cependant pas impossible de se défairede ses idées reçues.

A partir de l'exemple du Théâtre de l'Opprimé, je verrai que l'on peut faire du théâtre etde la politique sans mettre de côté ni l'un ni l'autre.

A) Les artistes et leur publicBien que progressistes, politisés tous les acteurs ont des aprioris sur les classes populaires.Ils restent avant tout des artistes et même s’ils se veulent subversifs il est difficile de sedéfaire des préjugés surtout quand ils n’en ont pas conscience.

Comment être politique, comment détruire les barrières entre professionnels etspectateurs si subsiste un racisme de classe chez ceux qui prétendent lutter contre l’imageélitiste du théâtre. Ils refusent tous de faire de l’art pour l’art, ils veulent que leur théâtre soitutile mais n’ont pas conscience des valeurs qu’ils véhiculent par leur discours.

Comment transformer la société si l’on utilise la même hiérarchie et les même règlesque celle-ci?

1) Le poids du champ artistiquePierre Bourdieu dans « Les règles de l’art »24 décrit la construction, au XIXe siècle du champartistique, c’est-à-dire un groupe social autonome ayant ses propres règles et hiérarchiesqui réunit non seulement les professionnels mais aussi les amateurs d’art, les galeristes,etc.Ce champ donne naissance à une nouvelle perception des œuvres et du statut de l’artiste.Avant, l’artiste était un artisan, il travaillait pour quelqu’un, il répondait à une commande.L'œuvre était utile. Avec la construction du champ artistique les artistes ont acquis unenouvelle légitimité et inventé le « regard pur ». Ce regard se porte exclusivement sur ce quiest « beau » par opposition au quotidien, au pratique. C’est ce qu’on appelle l’art pour l’art,l’art ne sert à rien d’autre qu’à être de l’art. Cette distinction a été théorisée par Kant quidifférenciait le goût des sens (goût pour la nourriture, divertissement, tenter par des chosesfaciles) et le goût de la réflexion (tout ce qui élève l’âme, le beau). Les professionnels del’art , les amateurs et les connaisseurs sont donc les seuls à avoir la légitimité pour jugerce qui est de l’art ou ce qui ne l’est pas.

24 Bourdieu, Pierre, Les règles de l’art, Genèse et structure du champ littéraire, Editions du Seuil, Paris, 1992

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a) Les « règles de l'art »Les acteurs rencontrés, nous l’avons vu, prétendent se détacher du champ artistique, ilsse veulent libres de toute règle. Pourtant, les entretiens ont montré que, sans le vouloir, ilsconservent les valeurs propres à leur champ.

Ils donnent toujours une grande importance à la légitimité des professionnels de l’artface aux incultes. La beauté est aussi très présente, elle est un des éléments fondateurs dela création artistique même chez des comédiens qui se veulent politisés. Enfin le « regardpur » de l’artiste face au quotidien est lui aussi présent sans que les acteurs en aientconscience.

Les acteurs veulent défendre les classes populaires et jouer « dans la cité » mais leursdiscours montrent qu’ils différencient leurs connaissances et leur jugement de ceux quin’appartiennent pas au champ artistique. Les artistes sont les seuls à détenir la vérité.

Ce jugement commence par l’importance donnée au monde professionnel par rapportaux amateurs.

Alexis de Taxi Brousse fait par exemple la différence entre «la batukada, l'orchestre,l'ensemble de percussions [qui sont] des ateliers pas vraiment de la formation » et « formation a l'état pur, [qui le] concerne dans la mesure où [il] fais de la formation où[il est] sollicité de temps en temps auprès d'organismes comme l'IRTESS ou l'Educationnationale ».

Il voit la formation d’un point de vue strictement professionnel, auprès de structureslégitimes, reconnues officiellement comme des établissements de formation. A l’inverse,les ateliers sont des lieux de jeux, de loisir et n’ont pas vocation à apporter un véritableenseignement.

Il y a pourtant une différence entre les compagnies car Les Allumés de la lanterne etle Théâtre de l’Opprimé qui sont avant tout des centres d’enseignement se battent pourla reconnaissance des pratiques amateurs. Mais même dans leur discours, la légitimitédes comédiens professionnels est mise en valeur. Au sein du Théâtre de l’Opprimé, lesseuls à faire du théâtre, de l’art ce sont les comédiens tandis que le théâtre-forum esttoujours présenté comme un « atelier », une « séance ». Il y a l'œuvre et le théâtre utiled’un autre côté.De même au sein des Allumés, si Émilie défend la pratique amateur aumême niveau que celle des professionnels, il en est pas de même pour toute la troupe. Alex,un autre comédien a été vexé lorsqu’un critique a écrit à propos d’un spectacle qu’on nevoyait pas la différence entre les comédiens amateurs et les professionnels.25 D’ailleurs àchaque représentation, les amateurs ont été présentés et la mention « avec la participationexceptionnelle d’Alex » a systématiquement été ajoutée.

Bourdieu affirme que le champ théâtral comprend aussi les amateurs d’art. Cependant,comme dans tout champ il existe une hiérarchie et les amateurs sont tout en bas decette échelle. La seule barrière économique (entre ceux qui gagnent leur vie grâce auxthéâtre et ceux qui le pratiquent comme loisir) ne suffit pas à expliquer cette différence. Lesprofessionnels ont une légitimité bien supérieure, ils sont des artistes complets.

Si la distinction entre professionnels et amateurs n’est pas unanime, celle entre artisteset étrangers au champ culturel est bien plus répandue.

25 « Qu'ils soient amateurs ou professionnels, on ne voit sincèrement pas la différence tant cette joyeuse troupe des Allumésde la Lanterne est homogène » à propos du spectacle « Menteurs! » Sleepless Bruno, le Petit Bulletin, 18 avril 2012

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Les artistes prennent souvent les personnes extérieures comme des personnesincultes, ils les infantilisent car ils n’ont pas leur connaissance du théâtre. Elles ne sont pascapables de rendre un jugement ou de donner une opinion digne d’être prise en compte.Cette distinction est presque toujours involontaire de la part des artistes.

Clément Morinière du TNP dit par exemple que lorsqu’il va animer un atelier dansune prison « c'est différent quand on va les voir parce qu'ils sont chez eux, ils ontl'impression de maîtriser, de savoir. ». Il se ravit ici, de leur succès à mettre en confianceles personnes, leur capacité à travailler avec des non-professionnels. Mais ces personnesn’ont que « l’impression » de connaître, car ce sont les comédiens qui « maîtrisent » envérité. Les prisonniers sont perçus comme des enfants à qui on laisse croire au Père Noëlalors que l’intention de Clément est toute contraire.

Il y a un autre type d’étrangers important à noter, ce sont ceux qui possèdent uneautre légitimité, les dominants dans d’autres champs, comme les professeurs par exemple.La séparation de la société en différents champs montre que l’on peut faire partie desdominants grâce à son capital économique et être tout en bas de l’échelle dans le champartistique par exemple. Émilie représente bien cette exclusion:

« je suis contente il y a une enseignante qui me dit « les enfants ont décidé quecertains voudraient être que accessoiristes, c'est eux qui ont décidé, ils avaientpas trop envie de jouer et donc on a défini à quel moment je sors, à quel momentje rentre.. », je lui dis« oui, tu as fait une conduite », « oui » ».

Émilie montre à l’enseignante qu’elle ne possède pas le vocabulaire technique du théâtre.Elle donne un cours à celle dont c’est le rôle en temps normal. A travers cette remarque,elle lui fait comprendre qu’elle détient la légitimité dans le domaine artistique et qu’elle estdonc en position dominante.

Les professionnels conservent donc cette marque du champ théâtral: ils montrent leurplace de dominants par rapport aux personnes qui n’appartiennent pas au milieu artistique.

Une autre caractéristique visible chez les acteurs que j’ai sollicités c’est l’importancedonnée à l’esthétique. Nous avons plus haut que la lutte entre beauté et politique limitaitsouvent l’action des structures. La priorité au beau est une des principales règles à respecterpour un artiste. Même politiques les pièces restent des œuvres d’art. Elles sont unereprésentation de la réalité sublimée, elles ne prétendent pas être la réalité. Alexis affirmeque « les personnages [sont] proches de la réalité mais pas réalistes. On est jamaisdans le réalisme» dans les « Entreprenants ». Contrairement à ce que Brecht préconisait,l’illusion du spectacle doit rester afin d’emmener le spectateur. Nous pouvons tout demême noter qu’une pièce qui ne permet pas au public de s’identifier un tant soit peu auxpersonnages prend le risque d’être difficilement accessible, et donc d’être réservé auxpersonnes possédant un capital culturel élevé. Elle provoquerait ainsi l’effet inverse de ceque Brecht voulait, lutter contre le théâtre bourgeois capitaliste.

Il est donc difficile de sortir du champ artistique. Quelle place donner à l’esthétique pourouvrir le théâtre aux classes populaires?

Taxi Brousse veut proposer une alternative avec Métallos et Dégraisseurs, accessibleau plus grand nombre mais cette fois, la pièce n’est plus considérée comme de l’art par lechamp théâtral, elle n’est plus légitime. La pièce a d’ailleurs du mal a être subventionnéeet représentée dans des théâtres. Lise souligne d’ailleurs que c’est du théâtre « social »,« populaire », il est moins artistique que Les Entreprenants. Elle est fière de faire du théâtrequi ne soit pas légitime mais elle conserve cette hiérarchie de façon inconsciente. Ce quin’est pas accessible est artistique.

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La beauté dans toute son abstraction est souvent rappelée par les comédiens. Ilsparlent tous du « beau » sans expliquer à quoi ils pensent. La beauté semble universelle,immuable et éternelle: « il y a aussi la notion de beau » (Lise), « c’était le choc de labeauté » (Émilie).

La beauté et la légitimité du professionnel amènent à la notion de « regard pur » parrapport à la trivialité du quotidien comme, le « goût des sens » de Kant.

Clément le dit très clairement: « je me suis mis à la littérature, j'ai commencé à voirle champ de l'esprit. ». Lise aussi montre que l’artiste est capable d’extraire la beauté deschoses banales: « on va chercher une autre énergie que l'énergie quotidienne ». Ils parlentd’ « énergie », de « l’esprit » de façon très abstraite. Ces phrases ne sont pas suiviesd’explications sur ce que peuvent être ces puissances. Le regard de l’artiste semble naturel.Son inspiration vient d’un autre monde que celui du quotidien. Cela questionne d’ailleurs surla capacité à faire du théâtre politique qui lui est par nature ancré dans le quotidien, dansune société, dans une époque donnée et qui à l’inverse de l’Art est mortel et très éphémère.

Alexis montre encore mieux cette puissance qu’a l’artiste à sublimer la réalité car il yajoute l’idée que l’artiste fait un cadeau au public en créant un spectacle. Comme Baudelairedans Une charogne, l’un des fondateurs du champ artistique en France selon Bourdieu,qui affirme que l’art sublime la nature. Une « charogne infâme » se transforme en beautégrâce à la poésie.

C’est en écrivant que le poète recrée la réalité et la rend artistique. La naturedécompose les corps, elle les tue alors que l’art leur donne une autre vie, bien plus belle.

Dans le discours d’Alexis les mots « fort », « puissant » reviennent très souvent. Il utiliseun vocabulaire de l’émotion, artistique. Les spectateurs sont « évidemment touchés » selonlui par leur pièce, car les ouvriers dont ils parlent dans Métallos et Dégraisseurs ont « lesentiment que leur histoire avait pas été vaine où quelque part elle est racontable, elle a étéécoutée retraduite sous la forme d'une pièce de théâtre et puis racontable. ».

En voulant montrer que sa troupe a porté de l’intérêt à des gens d’habitude oubliés, ilinsinue qu’ils leur ont fait un cadeau qu’ils ne peuvent qu’apprécier. Cependant, l’idée dechanger quelque chose à la situation actuelle n’apparaît pas dans la pièce ou dans sondiscours.

En parlant ainsi, il montre qu’il appartient au champ artistique. Il veut transgresser lesrègles et parler d’autre chose que de la beauté sacrée. Une histoire qui n'est pas légitimele devient grâce à l'art. La pièce est un « écrin » selon Alexis qui recueille les souvenirs desouvriers. c’est donc un bel objet qui immortalise une époque.

Bien qu’elle se veuille politique, la pièce reste avant tout une œuvre d’art qui prétenddépasser le temps, l’espace et les classes.

L’art a d’abord pour but d’être beau et de sublimer le quotidien. Comme les acteursne se rendent pas compte qu’ils ne font que reproduire les valeurs de la culture légitime,ils n’ont pas conscience de leur ethnocentrisme. Le racisme de classe est d’autant plusproblématique pour des artistes qui se veulent politiques et surtout populaires.

b) Ethnocentrisme de classe« L’ethnocentrisme c’est une façon de considérer et donc de juger l’altérité à partir de notrepropre vision, de nos propres jugements personnels. Juger le monde extérieur à partir

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de son seul regard. »26 Lorsque les classes dominantes d’une société jugent les classesdominées depuis leur propre vision du monde, on parle d’ethnocentrisme de classe. Cejugement est en général inconscient et ne vient pas nécessairement des classes les plustraditionnelles mais très souvent des « journalistes, des artistes »27. Ceux-ci se veulentprogressistes mais véhiculent des préjugés parfois racistes envers les classes inférieures.L’ethnocentrisme de classe et le racisme qui en découle , naturalisent l’Autre, le pauvre icien l’occurrence, en lui attribuant des caractéristiques supposées innées.

Un autre versant de l’ethnocentrisme peut être l’idéalisation de ce peuple. Ellefonctionne comme le racisme puisqu’elle fige le peuple comme une et unique personne, quidevient non plus inculte et grossière mais courageuse, sincère, etc.

Les acteurs que j’ai rencontrés font presque tous preuve d’ethnocentrisme de classeet c’est je crois le principal obstacle à la construction d’un théâtre politique et populaire.Comment changer la société si l’on transporte avec soi les préjugés de celle-ci? Commentpeut-on prétendre soulever les classes défavorisées si l’on se prend pour une avant-gardeéclairée face à un peuple inculte? Le premier problème est que les comédiens avec qui j’aiparlé ne se considèrent pas du tout comme une avant-garde et pas même une élite, mais ilsreproduisent des schèmes de pensée construits socialement par les classes dominantes.

Le premier aspect de l’ethnocentrisme de classe chez les comédiens est l’idée que lesclasses populaires n’ont pas de culture. La culture pour la plupart se confond avec l’art.La culture c’est la culture savante, la culture légitime. Ils ne voient pas la culture commeBourdieu la définit: l’ensemble des pratiques d’une société, d’une civilisation.

La culture savante qui selon un point de vue anthropologique n’est qu’un aspect de laculture en générale, devient ici le tout. Encore une fois, le jugement des acteurs part d’un bonsentiment, ils veulent « amener aux populations locales une espèce de culture»28. Lorsqu’ilsparlent de culture, ils sous-entendent culture légitime: littérature, culture générale, théâtre.

Lise Holin affirme, à propos des Entreprenants :« Parce qu'il est parfois un peu compliqué. Faut suivre, c'est pas un trucchronologique, ça se passe dans un labyrinthe, il y a de la métaphore. Là pour lecoup il y a un besoin de culture générale pour comprendre certaines scènes jepense, qu'il n'y a pas dans les Métallos ».

Les Métallos étant moins artistique il est plus accessible selon elle. Cette remarque montred’ailleurs que la difficulté à faire la part entre esthétique et politique entraîne une sélectionsociale du public. Si les professionnels du théâtre affirment cela c’est parce que cettedistinction est totalement intégrée par les publics venant de classes plus défavorisées. Lisesouligne :

« Il y a des gens qui viennent voir les Métallos en disant « c'est pas du théâtre,c'est pour ça que je viens vous voir, c'est pas du théâtre ». dans l'imaginaire desgens le théâtre c'est un truc qu'on comprend pas, dans lequel on se fait chier,qu'à la rigueur il y a un bon fauteuil sur lequel tu peux t'endormir ».

Cette citation montre à quel point la domination symbolique est puissante. Les classespopulaires ont intégré que le théâtre ne leur était pas destiné comme une fatalité et qu’une

26 Max Sanier, cours de sociologie de la culture27 Max Sanier, cours de sociologie de la culture

28 Clément Morinière

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pièce qu’ils comprennent n’est par conséquent pas de l’art. Au lieu de vouloir changer cetteimage, Lise se réjouit de ne pas faire du théâtre.

Pourtant, la majorité des comédiens est d’accord sur le fait que la culture savante estnécessaire à la vie en société.

Clément Morinière par exemple a conscience que le goût pour culture savante n’est pasnaturelle, elle est la conséquence d’un apprentissage, d’une socialisation. Il prétend doncque les spectacles du TNP sont accessibles aux personnes qui n’ont pas ce capital culturel.

Il veut se placer contre l'élite du champ artistique qui croit que comme eux tout le mondea des références acquises et intégrées mais en défendant « le peuple » il semble quandmême faire preuve d'ethnocentrisme car les gens qui n'ont pas ces « références » semblentêtre condamnés à apprécier les sentiments, qui se différencient du regard pur de la réflexion.

D’ailleurs il ajoute : « bien-sûr quelqu'un qu'il y a ces références va savourer certaineschoses mais ce que je veux dire c'est qu'on essaye de ne jamais culpabiliser les gens quine les ont pas. C'est ce qui me semble important quand on prétend faire quelque chosede populaire. »

Il est différent d'autres artistes, il vient d'une classe populaire mais il est aussi un artiste.Il ne faut pas culpabiliser les gens de ne pas avoir des références légitimes mais il est toutde même préférable ou meilleur de les avoir afin de « savourer ». Il y a deux niveaux decompréhension des œuvres, une hiérarchie. Le meilleur est celui de l’esprit et de la réflexionet l’autre s’attache aux émotions, aux sentiments. C’est la civilisation contre la bestialité.

La conséquence de cette nécessité de culture savante est le devoir des artistesd’éduquer les pauvres. Le théâtre populaire serait donc l’art qui permet d’apporter la cultureaux classes défavorisées.

Émilie critique le TNP en affirmant que son public est majoritairement « bobo » et nonplus populaire, cependant la façon dont elle l’explique fait transparaître un certain racismede classe.

« C'est sûr que le public du TNP c'est pas celui qui a besoin d'entendre, besoin depouvoir avoir un théâtre accessible pour entendre un discours politique. »

Les classes populaires ont donc « besoin » d’apprendre. Il faut leur enseigner lapolitique.

Clément, du TNP, au contraire pense s’adresser à tous mais souligne qu’il y a ceuxqui connaissent vraiment les œuvres et ceux qui les appréhendent de manière scolaire ousuperficielle.

« L'intention, je dirais pas que c'est d'éduquer mais quand même il y a une vocation unpeu d'éduquer le public. Molière c'est censé être notre auteur national, mais on le connaîtassez peu finalement donc on réaffirme ça. »

Les artistes prêchent pour la nécessité de connaître les grandes œuvres et se font ledevoir de les enseigner. Cet enseignement est d’ailleurs un cadeau que les artistes font àleur public. Ce présent est universel et éternel. Il ne peut que réjouir ceux qui le reçoivent.

La plupart des artistes ne pensent pas une seconde que le public puisse ne pas êtreintéressé par le théâtre, c’est juste un manque de culture.

Alexis a un regard extérieur, un regard d’artiste. Il idéalise le monde ouvrier. Jouer dansune vraie usine, avec des vrais ouvriers, avoir lutté pour « obtenir » de rouvrir ce lieu sembleun honneur.

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Mais c’est un aussi un cadeau qu’il fait puisque ce personnes sont « évidemmenttouchées » par le spectacle. Alexis semble oublier que tout spectacle, encore plus lorsqu’ilest clairement politique, est un parti-pris c’est-à-dire une opinion qui n’est en rien le refletexact de la réalité, puisqu’il affirme:

« Pour moi c'est pour ça que c'est un spectacle qui est très fort. Il y a aussi une autredimension c'est que tous les gens qui connaissent pas le milieu ouvrier le voient comme uneespèce de découverte euh aussi comme il y a des gens qui nous disent , bah au contrairej'ai appris plein de choses. »

Il n’a pas conscience de porter un regard particulier sur les ouvriers. Si l'œuvre est faite àpartir de témoignages, l’écriture et la mise en scène ont bien été faite par des professionnelsdu théâtre. Mais Alexis prétend montrer la vérité, la vraie réalité et enseigne ce qu’est lavie ouvrière. Ce n’est pas la sincérité de la pièce que je remets en cause. Elle est engrande partie fondée sur des histoires vécues. Cependant, tous les ouvriers ne sont pas desmilitants communistes convaincus qui luttent contre le capitalisme face aux directeurs quidélocalisent. C’est une image idéalisée ou du moins des parties choisies de la vie ouvrièrequi sont représentées dans la pièce.

Quand le public n’est cependant pas réactif ou que certaines personnes ne vont jamaisau théâtre, la fatalité n’est pas remise en cause. Il y a une distinction faite entre les publics.Il y a les incultes de bonnes volontés et ceux pour qui on ne peut rien faire. C’est la visiondu « goût » que dénonçait Bourdieu. Bien que les artistes contemporains admettent qu’unapprentissage est nécessaire pour aimer l’art, le goût reste bien présent. Si l’amour pour lebeau est en partie une question de goût dans ce cas, ceux qui refusent d’aller au théâtresont irrécupérables puisqu’ils ne veulent pas. Il y a donc d’un côté les pauvres qui acceptentd’apprendre, qui acceptent qu’être cultivé est nécessaire et les autres pour qui on ne peutrien faire. Les artistes ne le présentent bien-sûr pas de manière aussi violente mais ilsacceptent la fatalité et avouent ne pas savoir quoi faire. Alexis est celui qui a le discours leplus clair lorsque je lui demande pourquoi, à Quetigny, ce sont toujours les même qui vontaux spectacles. Son discours devient alors très différent de celui qu'il porte lorsqu'il évoqueles ateliers avec les personnes « asociales ».

Les spectacles sont peu chers, la salle de spectacle est située dans un quartierpopulaire mais ce sont les classes moyennes et aisées qui vont au théâtre. C’est une sortede décentralisation comme celles de Malraux au plan national. Il n’ y a pas de remise encause du système en profondeur. Il existe bien une politique de médiation culturelle enfaveur des jeunes à Quetigny. Mais si l’on croit encore que « goût » pour l’art est naturelet a juste besoin d’être développé (et non crée) c’est se battre avec des armes en carton.De plus, la politique culturelle a tendance à différencier et à séparer les projets artistiquesclassiques et ceux destinés spécifiquement aux jeunes ou au classes défavorisées, eninsistant sur la nécessité de leur apporter une culture.

Lise Holin est la seule, avec Rui Frati, à se rendre compte de l'inefficacité de tellesactions.

Ne pas aller au théâtre n'est pas un manque de culture. Les classes populaires ontune autre culture comme Hoggart dans La culture du pauvre le soutient. Mais Lise montretout de même une certaine fatalité. Elle ne remet pas en cause des mécanismes sociaux,le système, « c'est pas dans leur culture », « c'est pas une vraie envie intérieure ». Donc lacause du rejet vient quand même des classes populaires.

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L’idée que les classes supérieures aient imposé petit à petit cette exclusion jusque dansles esprits des classes dominées n’est envisageable pour aucun des acteurs avec qui j’aidiscuté.

Il reste une exception à la règle. Rui Frati dénonce les oppressions au-delà même dela domination des classes supérieures sur les autres.

Il existe donc bien des « systèmes de pouvoir » selon Rui. Mais il a une vision plusmarxiste de la domination. Ce sont des « gens » qui « mettent en place » ces systèmes et ilssemblent le faire volontairement afin d’assurer leur pouvoir. Selon Bourdieu la dominationest avant tout symbolique c’est-à-dire qu’elle est violente, mais pas visible. Elle n’est pasperçue par les dominés mais pas non plus par les dominants et c’est la grande différenceavec la lecture marxiste. Les dominants n’exploitent pas que volontairement les pauvres.Le racisme et l’oppression ne sont pas le fait d’une manipulation ou d’un calcul conscient.

C’est cela qui fait toute la difficulté, pour un théâtre, d’être vraiment populaire etpolitique. Il faut d’abord lutter contre soi-même, contre ses propres préjugés avant depouvoir se battre contre la société.

2) Le refus de l'art pour l'artSi les comédiens et metteurs en scène interrogés ont tous une vision du monde plus oumoins ethnocentrique et fidèle aux règles du champ artistique, ils refusent tous de faire de« l’art pour l’art » et affirment faire un théâtre « utile ».

a) Le théâtre doit être « utile »Tous les acteurs des structures que j’ai rencontré se défendent de faire un art qui neserve qu’à être contemplé. Le théâtre sert à quelque chose. Bien que les objectifs soientpeu expliqués ou très individualistes, il existe bien une volonté politique. Le théâtre est« citoyen » c’est-à-dire qu’il est situé dans une société donnée, à une époque donnée pourun type de public défini. La pratique comme les spectacles doivent procurer quelque chose.Que ce soit une « catharsis » comme le dit Lise Holin ou le réveil d’un « doute » selon EmilieTreynet, le spectacle ne se termine pas lors du salut des comédiens. Bien que le politiquesoit rapporté aux « affaires de la cité » et que la mise en débat de ces questions soit souventsecondaire, les artistes pensent sincèrement que le théâtre peut servir à construire unesociété meilleure. Même si peu croient qu’une compagnie puisse changer quelque chose,cette volonté de transformation est bien présente presque malgré eux. Je ne crois pas queleur discours ne soit que pure communication.

La fierté des artistes du XIXe siècle était de montrer que l’art pouvait être autre chosequ’une commande pour un acheteur, il pouvait exister en soi et pour soi-même. L’artest une création esthétique, une œuvre de l’esprit. Le refus du politique n’est donc pasnouveau et il s’est officialisé dans les années 1960. Cette dépolitisation de la culture aété initiée par le ministère de Malraux dès 1959, ministère que l'on pourrait rebaptiserMinistère de la Création artistique. En effet, Franck Lepage explique dans un article duMonde Diplomatique29que « la coupure sera désormais établie entre culturel et socioculturel,entre « vraie » et « fausse » culture ». La première renvoie à la notion d'animation, de loisirset la seconde la « vraie » culture à celle de création artistique

29 Lepage, Frank, De l’éducation populaire à la domestication par la « culture », Le Monde diplomatique, Mai 2009

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II Le théâtre sans les règles de l'art

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Le véritable art ne peut pas être politique, il est beauté et contemplation. C'est à peuprès ce qu'affirme Jan Fabre, metteur en scène belge qui a fait scandale au moment duFestival d'Avignon 2005: « Quand je crée, je ne pense jamais au public »30. Il a d’autantplus choqué les festivaliers que le théâtre est l’art par excellence dont on voit mal commentil pourrait se passer de public. Ce mépris représente assez bien un art où la création d’unseul homme pour lui-même est mise au centre.

Aujourd'hui, c’est contre ce mouvement qui tend à se détacher du public et à serenfermer sur un cercle de connaisseurs que les acteurs prétendent lutter. Je ne croisd’ailleurs pas qu’ils soient isolés, bien au contraire. Il semblerait qu'il y ait un nouvel intérêtdes acteurs pour un art utile.

J’ai noté précédemment que la beauté restait un élément essentiel de la création chezles acteurs rencontrés, élément qui limitait bien souvent la dimension politique. Pourtant,selon Émilie par exemple, la beauté peut être utile. C’est une nouvelle esthétique qu’elle meten avant. La beauté n’est pas ce don sacré tombé du ciel que l’on admire dans un silenceémerveillé. Elle met en valeur les comédiens, elle leur donne confiance. « Se sentir beau »n’a, ici, rien de narcissique. Émilie veut que chaque spectacle « soit un moment où chaqueenfant se sente beau et mis en valeur et fort avec les autres. Et que ça soit un moment àpart, un peu exceptionnel, un moment hors du quotidien, extra-ordinaire. ». La beauté estun outil au changement. Une transformation certes, intérieure, personnelle mais qui a pourobjectif final de former des citoyens capables de débattre. En les mettant en valeur, Émilieveut montrer à chaque enfant qu’il est capable de créer quelque chose avec un groupe etl’assumer devant un public. L’esthétique est donc mise au service du politique, bien quecelui-ci ne soit pas revendiqué. Les acteurs ont trop souvent tendance à croire que seul unspectacle à thème revendicatif est politique.

Le théâtre politique peut être militant ou citoyen, mais à chaque fois l’idée de transformerl’ordre établi est revendiqué. L’objectif n’est pas toujours la révolution, certains sont plusréformistes comme Vilar, mais la volonté de changement est bien là.

Cette idée est présente chez les acteurs contemporain également. Aucun ne prétendfaire de l’art pour l’art. La colère de Clément Morinière contre un théâtre contemporain« obscur » est grande. Lise Holin, elle, assume désormais de faire du théâtre « populaire »comme étant un art à part entière : « Pour plein de gens ben non c'est un manque d'ambition.Mais je me rends compte que non ce n'est pas un manque d'ambition c'est juste une autreéchelle. » Il faut tout de même nuancer cette remarque car elle parle ici de Métallos etDégraisseurs qui n’est qu’une partie de son travail31.

Cette volonté de faire un théâtre « citoyen », « social », « politique » peut donc êtrerésumée par l’idée de faire un théâtre utile. Mais il faut bien avouer que limiter le « politique »à l’utilité sans définir concrètement pour quoi, risque encore une fois de réduire l’actionde ces théâtres. L’absence de reconnaissance d’un système qui reproduit les inégalitésempêche les acteurs de lutter avec de vraies armes.

Et qu’en est-il du populaire? Qu’il s’adresse à tous ou à ceux qui ont le moins, un théâtredit « citoyen » devrait tenter de changer l’image élitiste de l’art et l’inscrire dans le champpolitique.

30 Jean-Louis FABIANI, L'Éducation populaire et le théâtre-le public d'Avignon en action, PUG, 200831 Lise Holin donne aussi des cours au théâtre universitaire de Dijon et possède sa propre compagnie de théâtre et contes

pour enfants. Elle ne juge pas non plus Les Entreprenants comme un spectacle populaire.

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b) La nécessité d'un rapport avec le publicChanger le rapport que les comédiens ont avec le public peut être un élément de cettetransformation sociale. Détruire la barrière entre professionnels et étrangers au champartistique serait une première étape pour rompre avec la reproduction des inégalités.Cependant, si l’ethnocentrisme des acteurs limite l’action politique , il limite aussi l’ouverturevers un public populaire et par conséquent les chances de créer un art qui puisse luttercontre la reproduction des inégalités face à la culture.

La revendication d’un rapport particulier avec le public est très forte chez tous lesacteurs. De manière générale, les discussions avec les spectateurs se multiplient, lesrencontres sont un passage obligé à chaque fin de représentation. Mais peut-on dire quetous les théâtres sont politiques et populaires parce qu’ils organisent des rencontres avecle public?

Si le fait de parler avec les comédiens peut en effet réduire la barrière qui les séparedu monde réel, leur donner un nouveau visage, je ne crois pas qu’on puisse pour autant enfaire un élément de lutte, pour plusieurs raisons.

D’abord car les discussions se résument souvent à féliciter les comédiens, ce qui neles fait pas descendre de leur piédestal. Ce n’est pas la rencontre qui fait le politique maisce qui s’y dit et l’objectif qu’on lui donne.

Émilie Treynet explique par exemple :Il s’agit donc de répondre à des questions mais cet aspect participe surtout du côté

« chaleureux » du théâtre.Rompre la barrière avec le public mais avec quel public?Ce sont très souvent les même personnes qui osent parler aux comédiens, comme ce

sont toujours les même qui vont voir les spectacles. Clément Morinière essaie de parler auxgens afin de leur donner envie d’aller voir d’autres pièces, de les faire lire sans pour autantespérer changer leur quotidien. Ces rencontres sont donc devenues une nouvelle traditionmais bien limitée lorsqu’il s’agit de bouleverser le rapport entre artistes et citoyens.

Presque toutes les compagnies sortent de leurs murs pour rencontrer un nouveaupublic de manière moins formelle. Jouer dans des lieux non conventionnels est uneopposition au théâtre classique mais pour certains c’est aussi l’occasion de s’ouvrir à denouveaux spectateurs. Si Clément Morinière parle des ateliers du TNP en prison sansgrande passion, Émilie Treynet, elle, donne une grande importance à ces sorties.

Pourtant la plupart gardent une image assez classique des rencontres avec le publicet encore ethnocentrique.

Clément Morinière affirme : « on sort de notre maison théâtre et on va dans leur maisonassociative, dans leur prison, dans leur collège. Et on leur amène un peu de théâtre. »

La culture légitime permettrait naturellement l’épanouissement, c’est un cadeau.Le rapport avec le public est certes très important, tous les structures prétendent établir

un lien particulier avec leurs spectateurs que ce soit par des ateliers, des discussions oumême sur scène. Alexis Louis Lucas insiste sur le fait que les spectateurs sont très souventpris à partie dans leurs pièces, afin qu’il ne soit pas qu’un simple observateur. Mais dansLes Entreprenants par exemple les adresses sont souvent faites pour mettre mal à l’aisele public.

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II Le théâtre sans les règles de l'art

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Les acteurs, dans leur majorité conservent donc un rapport assez traditionnel avec lepublic et se placent plutôt dans la lignée de Brecht ou de Vilar. Emilie défend un théâtreassez proche de celui du premier directeur du TNP.

B) L'éducation populaire, un théâtre qui casse lethéâtre

1) L'exemple du Théâtre de l'Opprimé:

a) « Un spectateur est toujours moins qu'un homme »Le théâtre de l’Opprimé est un théâtre à part. Il se place volontairement en marge des autresstructures d’abord par sa définition du théâtre. Le théâtre est essentiellement politique.Selon Boal, c’est l’aristocratie qui a petit à petit créé des barrières entre des spectateurssoumis et des acteurs-oppresseurs. Toutes les actions humaines sont politiques donc lethéâtre l’est aussi. c’est ce que soutient encore aujourd'hui Rui Frati, directeur du Théâtrede l’Opprimé à Paris.

b) Mais une tendance à intégrer l'oppriméRui Frati dit par exemple: « ce que je trouve extraordinaire dans le mot culture, lacommunication aujourd'hui est extrêmement rapide entre tous les coins de la terre, lespeuples, entre les ethnies. On est contaminé dans le bon sens du terme, par ce qui vientde l'autre, ses mœurs, traditions qui nous permet de rapidement intégrer ».

Son discours ressemble parfois à celui d’un homme politique, il maîtrise tous ses mots.Il a tellement intégré les valeurs défendues par Boal qu’il est difficile de faire la différenceentre ce qui est réel et ce qui appartient à la communication officielle de la compagnie.

2) L'éducation populaire n'a pas disparu

a) Éducation populaire et théâtre : un art de l'accompagnementSi Condorcet est le père de l'Éducation populaire, la notion ne se développe véritablementqu'au cours du XIXe siècle, en France, période d'industrialisation et de mondialisation. Lapopulation ouvrière des villes grossie par l'exode rural va prendre forme dans un Mouvementouvrier. L'enseignement mutuel, crée par les ouvriers eux-même, répond à une volontéde sauvegarder les savoirs-faire, contre le pouvoir grandissant des machines. Le peuplerevendique cette parole ouvrière et la fin de sa soumission.

L'arrivée du Front populaire en 1936 va donner un nouvel élan à l'Éducation populaire.Celle-ci s'institutionnalise. Elle se dirige cette fois vers la jeunesse et occupe un nouveautemps, celui des loisirs et du temps libre. Ce renouveau se fait à côté du mouvement ouvrieret a pour but de former le peuple, de démocratiser la culture. L'idée d'enseignement mutuels'efface devant l'éducation des masses et des jeunes en particuliers.

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Cette éducation de la jeunesse va devenir un enjeu politique considérable sousla Seconde Guerre Mondiale. C'est au sein de la Résistance qu'une nouvelle idée del'Éducation populaire va naître. L'instruction scolaire n'est plus suffisante car la preuve estque l'on peut être très instruit et choisir le nazisme. Si l'instruction ne suffit pas à choisirla démocratie c'est qu'il manque quelque chose de l'ordre de l'éducation politique, ce queCondorcet avait déjà dit.

La création, en 1959, du grand ministère de la Culture, dirigé par Malraux sépare laquestion des arts et celle de la politique. L'idée d'une éducation politique par la cultures'efface de fait par la séparation entre les notions de culture et d'éducation. La Culturedevient alors synonyme de Création, d'Art. Le champ artistique est fermé sur lui-même etse suffit à lui-même. Malraux pensait d'ailleurs que tout intermédiaire entre la Culture (avecmajuscule et au singulier) et population était inutile. Il suffit de démocratiser, c'est-à-diredélocaliser des musées et des théâtres pour que tout le monde y ait accès. C’est à cettedécentralisation que Vilar a participé dans les années 1960 et à laquelle croient encorecertains artistes.

Cette distinction entre culture et politique va mener à une transformation de l'Éducationpopulaire en moyen de « réparation sociale ». L' Éducation populaire se consacre alorsprincipalement au temps libre, extra-scolaire, pour devenir petit à petit « l'animation socio-culturelle ».

Pourtant, l'éducation populaire n'est pas une simple « action culturelle », mais a pourbut d’accompagner les classes défavorisées (mais pas exclusivement) dans leur lutte contrela domination symbolique qui existe dans notre société.

C'est pourquoi j’ai choisi une définition de l'Éducation populaire comme moyen à la« transformation sociale et politique »32.

Pour expliquer ce que pourrait être le rôle du théâtre dans une démarched’éducation populaire, il est nécessaire de marquer une différence en démocratisationculturelle et démocratie culturelle. La démocratisation veut faciliter l'accès à des valeursjugées universelles (art, citoyenneté...), elle veut éduquer les masses à la culture« savante ».Cependant les gens ne sont pas des récipients dans lesquels on peur verser dela Culture. L'éducation suppose une motivation de celui à qui elle s'adresse et celle-ci n'estpas naturelle. L'existence d'intermédiaires est donc nécessaire. La démocratie culturelle,elle, est une démocratie où, grâce à l'éducation populaire, chacun pourrait se former ettrouver les moyens de s'émanciper par lui-même en dépassant les rapports de domination.L'éducation populaire reconnaît les différences existant entre les personnes sans chercher àles nier, contrairement à l'École. Il ne s'agit pas de démocratiser la culture, ou du moins passeulement, mais de permettre à chacun d'exploiter ses propres savoirs et de les développer,comme le faisaient les ouvriers il y a plus d'un siècle. C'est un apprentissage collectif, mutuel,une mise en commun des connaissances. C’est en cela que la théorie de Boal appartientà une démarche d’éducation populaire. Il ne s’agit pas d’ouvrir le théâtre au plus grandnombre, mais de l’utiliser pour des fins politiques et sociales. L’art n’est plus une fin en soi.Si Émilie défend un projet d’éducation populaire, elle s’inspire aussi beaucoup du projet deVilar de démocratiser la culture.

Pour différencier l'École de l'Éducation populaire et en quelque sorte culture légitimeet culture, il faut séparer instruction scolaire et éducation politique. Si l'École républicainejusqu'au lycée a pour but de former des citoyens, la reproduction des inégalités montrequ'elle a échoué, au moins en partie.

32 Franck Lepage, Le travail de la culture dans la transformation sociale, rapport d'étape, 2001

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II Le théâtre sans les règles de l'art

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L'Éducation populaire pourrait prétendre à une éducation par la culture (dans lesens que lui donne Bourdieu), c'est-à-dire par le débat d'idées, par l'apprentissage de ladémocratie, des idéologies, de façon ludique et responsable. C’est ici que le théâtre entreen jeu. Ludique, car il ne s'agit pas d'enseigner mais d'accompagner. Comme en conduiteaccompagnée, le jeune conducteur tient le volant et son tuteur ne fait que le conseiller surles risques et les techniques à adopter, il est là pour éviter un accident mais ne mâche pas letravail de son apprenti. L'apprentissage ne se fait donc pas comme à l'école où il faut suivrece que dit le maître, mais par le jeu et à travers des domaines divers. Responsable, car enagissant seuls ou en groupe les enfants ou jeunes apprennent à construire et soutenir unprojet par et pour eux-même. Il ne s'agit pas ici de supprimer l'École ou prétendre qu'elle aéchoué sur tout, au contraire, l'Éducation populaire ne peut exister qu'en complémentaritéavec l'école. L'instruction et l'éducation politique (au sens de mise en débat des conflits) secroisent et se mêlent.

L’éducation populaire comme le théâtre politique ont eu une évolution assez similaire.La dépolitisation de l’art et la distinction entre la vraie culture qui est sacrée et immuable etla fausse qui se compromet dans le temporel et l’éphémère sont liés. Il est difficile pour lamajorité des acteurs que j’ai interrogés d’assumer un rôle politique de l’art ou à l’inverse deconsidérer un travail politique comme artistique. Le Théâtre de l’Opprimé a trouvé sa placeen refusant avec le théâtre-forum, entre autres techniques, de démocratiser la culture etmême d’enseigner le théâtre. L’art dramatique est réduit à sa simple technique : s’exprimeren dehors de la vie quotidienne, sur une scène.

Pourtant, tous les théâtres, même le Théâtre de l'Opprimé doivent avoir des objectifsclairs. Veulent-ils agir pour l'émancipation ou pour l'intégration?

Est-il possible que le « politique » ne soit plus jamais synonyme de révolution oude transformation sociale? j’ai dit en introduction que cette définition du politique étaitminoritaire. Pourtant, les acteurs que j’ai rencontrés refusaient tous de se contenter del’ordre établi. Pour être clairs et en accord avec leur discours, ils doivent décider s'ils veulentœuvrer pour une révolution ou une pacification de la société.

Toujours est-il qu'aujourd'hui, le théâtre politique l’est surtout dans le discours et il n’estsouvent populaire que dans la tête des comédiens. Les deux sont d’ailleurs liés. Ceux quisont sensibles à ce discours politique sont avant-tout les classes dominantes. S’il n’est passuivi d’actions concrètes il reste de la pure communication.

Emilie Treynet par exemple a prononcé le mot « éducation populaire » pour la premièrefois officiellement lorsqu’elle a présenté le projet pédagogique destiné au dossier dedemande de subventions. C’est la seule et unique fois que l’expression est apparue dansson discours (dit ou écrit).

Nous avons vu que ne pas s’affirmer comme « politique » réduit l’action concrète carles acteurs refusent de sortir du champ théâtral et d’envahir le champ politique. Il en va demême pour l'éducation populaire. Ils refusent les règles de l’art classique mais restent desartistes à part entière. A l’inverse les membres du Théâtre de l’Opprimé sont fiers d’affirmerleur différence par rapport à tous ces acteurs qu’ils jugent « normaux » en affirmant leurdualité. Ils sont des artistes politiques, bien que la question du « pour quoi » reste entière.

b) Des valeurs présentes mais inconscientesA ma grande surprise, les valeurs d’éducation populaire n’ont pas disparu du champartistique. Une démarche que je pensais oubliée ou utilisée à tord et à travers a conservé son

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importance. Mais, comme pour le politique, elle n’est pas revendiquée par les acteurs. Chezcertains, elle est même totalement inconsciente. Le Théâtre de l’Opprimé contemporainrentre cette fois dans le même cadre que les autres établissements. Rui Frati acceptelargement que le théâtre soit politique mais s’enferme dans la théorie de Boal, sans parfoisen changer une ligne, lorsqu’il s’agit d’expliquer les objectifs d’un tel théâtre. Peut-être nese revendique-t-il pas du mouvement d’éducation populaire mais la théorie de Boal enest pourtant un exemple flagrant. Je crois que ce manque d’affirmation peut être une descauses de l’évolution du théâtre vers une « intégration » des classes populaires comme l’adéfini Franck Lepage. L’institutionalisation, la légitimation comportent le risque de supprimertoute subversivité. Mais, sans pour autant théoriser leur discours comme l’ont fait les troisauteurs étudiés, définir plus clairement leurs objectifs pourrait aider les théâtres à agir.Les mots ne font pas tout, certes, mais je crois d’après ces entretiens, que le refus des’assumer comme théâtre politique (de quelque manière que ce soit) nuit à l’action et dece fait à toute transformation sociale. Il y a une peur de certains mots. Est-ce une marquede notre nouveau siècle? Peut-être. Mais il serait trop facile d’expliquer ces comportementspar un fatalisme. Il est facile de dire que notre société s’est individualisée mais les actionscollectives n’ont pas pour autant disparu. Pourquoi cette peur du politique? Je n’ai pas deréponse claire à cette question.

Cependant, malgré cette peur ni le politique ni l’éducation populaire n’ont disparu dudiscours des artistes engagés.

La seule à parler d’éducation populaire est Émilie Treynet, des Allumés de la lanterne.Pourtant comme je l’ai dit plus haut, ce projet n’est devenu officiel que très récemmentet semble peu toucher les autres membres de l’association. Comment développer unedémarche, au-delà du discours, si tous les membres n’y participent pas? Il est nécessairepour cela de placer des priorités. Le théâtre est-il avant tout un centre d’enseignementartistique ou centre d’éducation politique grâce à l’art? L’ethnocentrisme de classe assezprégnant chez Émilie limite aussi l’action dite « populaire ». Encore une fois il s’agit dedéfinir: le théâtre situé rue lanterne a-t-il pour objectif d’attirer un public plus populaire ouest-ce par les actions au sein des écoles, MJC et centres sociaux que l’association doits’ouvrir à des participants de toutes classes sociales? Cette question est la représentationconcrète d’une autre question: l’objectif est-il la démocratisation culturelle ou la démocratieculturelle? c’est un choix que doit faire l’association pour pouvoir se développer.

Clément Morinière, lui, ne semble pas connaître l’idée même d’éducation populaire.Il est très mal à l’aise lorsqu’il parle d’éducation. Il a peur qu’on le prenne pour une éliteéclairée, ce contre quoi il lutte.

« Ne pas faire du théâtre populiste. C'est-à-dire ne pas faire des spectacles faciles, nepas prendre les gens pour des imbéciles (...) L'intention, je dirais pas que c'est d'éduquermais quand même il y a une vocation un peu d'éduquer le public [aux œuvres classiques] »

Il refuse le mot « éduquer » qu’il ne perçoit que comme l’enseignement scolaire quiserait alors très infantilisant lorsqu’il s’agit d’un théâtre principalement destiné à des adultes.c’est plus par gêne que par ethnocentrisme de classe qu’il prétend « éduquer le public ». Ilne sait pas comment exprimer son idée, ce qui montre qu’il ne connaît pas les démarchesd’éducation populaire. Le TNP d’ailleurs a part tradition fait le choix de la démocratisationculturelle. Pourtant, en utilisant le mot « éduquer », Clément montre qu’il veut faire plus quede rendre accessible les œuvres « savantes » aux classes populaires.

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Conclusion

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Conclusion

Avoir peur des mots, quelle drôle d'idée. Les mots comme politique, populaire, éducation semélangent pour créer de nouveaux sens, de nouveaux horizons. Pourtant, ils ont tendanceà s'emmêler, à se brouiller. Attention à ce qu'ils ne s'effacent pas. Tout est question devocabulaire, mais pas seulement, car derrière ces mots, il y a des actes. A vouloir fuir lesidées, on fuit ses idéaux et ses combats. Un théâtre qui ne serait plus du théâtre. Pourquoipas si l'on décide d'en faire autre chose. C'est le même fonctionnement avec le ou lapolitique. Du théâtre politique, de la politique en théâtre, de l'art populaire, le peuple qui semet à faire de l'art et de la politique. On peut tout mélanger à condition de savoir pourquoiet pour quoi.

33

Accepter qu'il existe des rapports de domination symbolique au sein du champ artistique etplus généralement dans notre société serait une première étape pour des artistes qui croientque leur seules contraintes sont leur budget annuel et leurs demandes de subventions.C'est un point à ne certes pas sous-estimer mais qui n'est souvent que la partie émergéede l'iceberg.

Les artistes doivent d'abord descendre de leur piédestal et prendre conscience que lethéâtre ne vaut pas mieux que la couture ou que le football. C'est un choix historique qui l'aplacé dans les hauteurs de la hiérarchie culturelle de notre société.

La pratique du théâtre, ramenée à son sens le plus simple c'est-à-dire à une pratiqueculturelle peut participer à une démarche d'éducation politique. C'est en se détachant desrègles de son champ que l'art pourra envahir le champ social et devenir alors « populaire ».

Les artistes sont-ils prêts à renoncer à l' « amour de l'Art » pour changer leur société?

33 Frank LEPAGE, Inculture(s),

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Bibliographie

Revues

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Ouvrages

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Annexes

DEPUSSAY Laura - 2012 49

Annexes

A consulter sur place au centre de documentation de l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon.

Première annexe

Entretien Émilie TREYNET

Seconde annexe

Entretien de Rui Frati et Vincent Vidal

Troisième annexe

Projet pédagogique du théâtre des Allumés de la lanterne